Essai sur le crédit public
1752
Traduit de l'Anglais par Melle de La Chaux
In
Mélanges d’économie politique, Volume I
Par Eugène Daire et G. de Molinari
Paris
Chez Guillaumin et Cie libraires,
Rue Richelieu, n°14.
1847
Texte numérisé par Philippe Folliot,
Professeur de philosophie au lycée Ango de Dieppe.
2009.
Essai sur le crédit public
(71) Les peuples de
l'antiquité, plus sages et plus prudents que les modernes, profitaient des
temps de paix et de tranquillité pour former le trésor public, et le remplir
des sommes dont ils prévoyaient avoir besoin un jour, soit pour attaquer leurs
ennemis, soit pour se défendre contre leurs invasions; ils ne connaissaient pas
la ressource des impôts extraordinaires, et n'avaient pas même l’idée des
emprunts publics, dont les nations de l'Europe font un usage si fréquent.
L'histoire ancienne fait mention des sommes immenses amassées par les
Athéniens, les Ptolémées et les autres successeurs d'Alexandre; et les
Lacédémoniens eux-mêmes, ce peuple si renommé par sa pauvreté et sa frugalité,
possédait, au rapport de Platon [1], un trésor public où
l'Etat pouvait prendre des sommes considérables dans les temps de nécessité et
de calamité. Arrien [2] et Plutarque [3] font le détail des
richesses immenses dont Alexandre devint possesseur par la conquête de Suze et d'Ecbatane, et dont une partie avait été mise en
réserve dès le temps de Cyrus. Il faut ignorer entièrement l'histoire grecque,
pour n'avoir pas entendu parler des trésors de Philippe et de Persée, rois de
Macédoine ; et l'Histoire Sainte nous instruit également de ceux d'Ezéchias et
de quelques autres rois des Juifs. Les anciennes républiques des Gaules
possédaient aussi un trésor public [4], et le peuple romain
avait des officiers préposés à sa conservation. Enfin, les empereurs les plus
sages, tels qu'Auguste, Tibère, Vespasien, Sévère, etc., mirent en réserve des
sommes considérables pour s'en servir dans le besoin, et dans le cas de quelque
circonstance imprévue. Les peuples modernes, au contraire, s'accordent tous à
engager les revenus publics ; ils ne doutent pas que leur postérité ne jouisse
d'une paix (72) inaltérable, qu'elle ne soit assez heureuse et assez riche pour
acquitter les dettes contractées par la génération précédente ; et, comme ils ont
devant les yeux l'exemple que leurs pères leur ont transmis, ils ont une
confiance égale dans leurs descendants, qui, plutôt par nécessité que par choix,
sont forcés à leur tour de se reposer également sur la foi d'une nouvelle
génération. Quoique quelques nations aient été assez heureuses et assez
économes pour acquitter durant la paix les dettes contractées pendant la
guerre, il n'en serait pas moins déraisonnable de préférer l'usage des peuples
modernes à celui de l'antiquité. Les anciens étaient sans contredit plus
prudents.
Les écrivains qui ont
voulu justifier les peuples modernes, prétendent qu'on ne doit pas appliquer à l'administration
politique des maximes d'économie, dont la vérité n'est incontestable que par
rapport à la conduite que doivent tenir les particuliers dans la régie de leurs
affaires ; et que les richesses d'un citoyen, quelque grandes qu'on les suppose,
ne peuvent jamais être mises en comparaison avec celles des États. Je soutiens,
au contraire, que cette différence n'est pas assez grande pour qu'on puisse
adopter des maximes si opposées dans leur administration. Si les richesses des
États sont incomparablement plus grandes, leurs dépenses nécessaires y sont
proportionnées, leurs ressources, quelque nombreuses quelles puissent être, ont
des bornes ; et comme la durée de leur existence ne peut être comparée à celle
d'un particulier, et même d'une famille, ceux qui sont à la tête du
gouvernement ne doivent adopter que des principes grands, durables, nobles et
propres à maintenir la puissance publique durant une longue suite de siècles.
Les hommes sont forcés quelquefois par l'enchaînement d'événements singuliers,
et par une espèce de fatalité, à s'abandonner à la fortune et au hasard; mais
tout homme qui, dès les premières années de sa vie, s'est conduit sans prudence
et sans réflexion, et qui n'a eu que le hasard pour guide de ses actions, ne
peut s'en prendre qu'à lui-même de ses malheurs, et n'en peut accuser que sa
propre imprudence. Je conviens que les trésors publics peuvent être quelquefois
nuisibles aux États, parce qu'ils donnent aux souverains et à leurs ministres
des facilités pour entreprendre des expéditions imprudentes et qu'ils peuvent
leur faire négliger la discipline militaire, par trop de confiance dans leurs
richesses; mais les dangers résultant de l'aliénation des revenus publics, sont
encore plus certains et plus inévitables. La pauvreté, l'impuissance et
l'assujettissement à des puissances étrangères en seront la conséquence
nécessaire et infaillible.
La guerre est
accompagnée chez les modernes de tous les genres de destruction, perte d'hommes,
augmentation d'impôts, diminution de commerce, dissipation d'argent, pillage
sur terre et sur mer. Dans l'antiquité, au contraire, comme les dépenses
militaires étaient prises sur le trésor public, la guerre rendait les espèces
d'or et d'argent plus (73) communes. L'industrie en était encouragée, et
l'augmentation des richesses circulantes était une espèce de dédommagement des
malheurs qui en sont la suite inévitable. Des gens d'esprit ont cependant
soutenu de nos jours que les dettes publiques, en ne les considérant qu'en
elles-mêmes, et indépendamment de la nécessité qui les avait fait contracter, étaient
avantageuses aux États, et que, même en temps de paix, la création des rentes
et des impôts pour les acquitter, était le moyen le plus sûr d'augmenter le
commerce et les richesses des nations. Des principes aussi déraisonnables et
aussi absurdes ne devaient être mis que dans la classe des éloges de la folie
et de la fièvre, ainsi que des panégyriques de Busiris et de Néron, ou autres
jeux d'esprit composés par des auteurs qui ont voulu amuser leurs
contemporains; mais, contre toute vraisemblance, ils ont été adoptés et
soutenus par un de nos plus grands ministres, et par un parti tout entier. Les
écrits publiés pour soutenir un paradoxe, qui n'était pas même spécieux, ne
pouvaient sans doute régler la conduite d'un homme aussi sensé que my lord Orford ; mais ils ont
servi du moins à lui conserver des partisans et à jeter de l'incertitude dans
l'esprit de la nation.
Je vais mettre sous les
yeux du lecteur les différents effets des dettes publiques, tant par rapport à
l'administration intérieure d'un État, que par rapport aux affaires étrangères,
et leur influence sur le commerce, l'industrie, la guerre et les négociations.
Les écrivains politiques
parlent fréquemment de la circulation, et cette expression a été adoptée par
les auteurs français [5]: ce mot est selon eux la pierre de touche de toute
administration politique, et ils le regardent comme une explication claire et
le point décisif de tous leurs raisonnements. J'avoue que je n'ai pu jusqu'à
présent découvrir la signification de cette expression en matière d'impôts et
d'emprunts publics, quoique je n'aie cessé de la chercher depuis que j'ai
commencé à réfléchir. Je ne puis concevoir, en effet, l'avantage que peut
procurer à une nation le passage continuel de l'argent d'une main dans une
autre ; et il m'est impossible de comparer la circulation des denrées et des
marchandises avec celle des billets de l'échiquier et des actions de la compagnie
des Indes. L'industrie est sans doute animée lorsque le négociant enlève les
marchandises du manufacturier aussitôt qu'elles sont fabriquées ; lorsque le détailleur s'en fournit sur-le-champ chez le négociant, et
lorsque le consommateur les achète promptement du détaillant; ces différents achats
réciproques, prompts et multipliés, encouragent le manufacturier, le négociant
et le détailleur, à acheter et à fabriquer une plus grandis
quantité de marchandises, et à en perfectionner la qualité. Je sens qu'une
circulation de cette espèce ne peut être arrêtée sans danger ; (74) que dès
qu'elle cesse, toutes les mains industrieuses de l'État sont engourdies et ne
produisent plus ce qui est utile aux citoyens ; mais la galerie du Change ne fournit aucune espèce de productions et ne
donne lieu qu'à la consommation du café, des plumes, de l'encre et du papier. Le
Change, et tous ceux qui le fréquentent, pourraient être ensevelis sous les
eaux de la mer, sans qu'on s'aperçût d'aucune perte et d'aucune diminution dans
le commerce, ni dans la production de quelque espèce de marchandises ou de
denrées que ce puisse être.
Quoique le mot circulation n'ait jamais été expliqué
par ceux qui insistent le plus sur les avantages qui en résultent, il faut convenir
cependant que les dettes nationales présentent une apparence d'utilité. Le mal
est dans ce monde toujours accompagné de quelque bien ; et c'est ce que je me
propose d'expliquer, pour qu'on puisse en juger d'une manière sûre et certaine.
Les effets publics sont
devenus parmi nous une espèce de monnaie et sont reçus dans les paiements à un
prix courant, comme l'or et l'argent. Les dépenses nécessaires pour toute
entreprise utile et avantageuse, n'empêchent pas qu'il ne se trouve assez de bras
pour y travailler, et tout négociant riche peut se livrer au commerce le plus
étendu, parce qu'il a des fonds suffisants pour faire face aux engagements
qu'il est obligé de contracter. Les billets de banque, les actions des Indes,
et tous les autres papiers publics, dispensent les négociants de conserver en
nature et dans leurs coffres de grosses sommes d'argent ; ces effets leur en
tiennent lieu, parce qu'un quart d'heure leur suffit pour les vendre et en recevoir
la valeur en argent comptant, ou pour les engager à un banquier. D'ailleurs ces
effets, qui donnent au propriétaire un revenu annuel, ne sont pas infructueux
au négociant, tant qu'ils restent dans son portefeuille ; en un mot, nos dettes
nationales fournissent aux commerçants une espèce de monnaie qui se multiplie
continuellement entre leurs mains, et leur donne un gain certain, indépendant
de celui de leur commerce.
Il se trouve en
Angleterre, ainsi que dans tous les États commerçants, et débiteurs de rentes
et d'effets portant intérêt, une classe d'hommes dont la fortune est partagée
en fonds de commerce et en rentes. Ces citoyens, moitié commerçants et moitié
rentiers, ne font qu'un commerce peu étendu, et se contentent de profits
médiocres, parce que le commerce n'est pas leur seule et principale ressource,
et qu'ils en ont une plus assurée, pour eux et leur famille, dans les revenus
publics. Si l'État n'était pas débiteur d'effets portant intérêt, les riches
négociants ne pourraient réaliser et mettre leur fortune à l'abri de tout
danger, qu'en achetant des terres, et les terres ne peuvent jamais leur être
aussi avantageuses que les fonds publics. En effet, toute propriété de terres
exige des soins et des voyages, et partage le temps et l'attention d'un négociant.
Il lui est impossible, dans le cas d'une spéculation avantageuse, ou d'un
malheur (75) imprévu, de convertir des fonds de terre en argent, avec la même
facilité que les papiers portant intérêt, dont l'État est débiteur.
D'ailleurs, la possession des terres change bientôt le citoyen en campagnard, tant
par les plaisirs simples et tranquilles qu'elle lui procure, que par l'autorité
qu'elle lui donne sur les cultivateurs. Il y a donc tout lieu de penser que les
États débiteurs de fonds publics renfermeront toujours plus de riches
négociants que les autres, et que les pères de famille, enrichis par le
commerce, y seront moins exposés au désir de quitter cette profession. Il faut
avouer, en effet, que le commerce peut dans ce cas devenir plus florissant, par
la diminution des profits, la promptitude de la circulation, et l'encouragement
de l'industrie [6].
Je viens d'exposer tous
les avantages que les dettes publiques peuvent procurer au commerce et à une
nation; mais si on les compare aux inconvénients qui en sont inséparables dans
l'administration intérieure de l'État, il n'y aura plus de comparaison entre le
bien et le mal qui en résultent.
1° Il est certain que les
sommes immenses, levées dans les provinces pour payer les arrérages des rentes
nationales, attirent dans la capitale une grande affluence d'habitants et de
richesses ; et je ne doute pas que les grands avantages des négociants de
Londres, sur ceux des autres parties du royaume, n'y contribuent beaucoup. Il
est peut-être de l'intérêt public que la ville de Londres perde quelques-uns
des avantages qui ont contribué à un agrandissement, qui paraît s'accroître
tous les jours, et dont on peut craindre les conséquences. La ville de Londres
est à la vérité si heureusement située, que son excessive grandeur a moins d'inconvénient
qu'il n'en pourrait résulter d'une plus petite capitale dans un plus grand
royaume; je conviens aussi qu'il y a plus de différence entre la valeur des
denrées et des nécessités de la vie, achetées à Paris on en Languedoc, qu'il
n'y en a entre leur prix à Londres et dans le Yorkshire, et que la proportion
est mieux observée. Je ne puis cependant m'empêcher de soutenir que la tête n'a pas de proportion avec le corps.
2° Les fonds publics
sont une sorte de papier de crédit, et ont par conséquent
tous les inconvénients de cette espèce de monnaie; ils écartent l'or et
l'argent des principales branches du commerce, bornent les espèces à la
circulation commune, et augmentent la valeur de la main-d'œuvre et des denrées.
3° Les impôts établis
pour payer les arrérages des dettes nationales (76) découragent l'industrie,
augmentent le prix de la main-d'œuvre, et réduisent les pauvres à la mendicité.
4° Comme les étrangers
font partie des créanciers de l'État, ils nous rendent en quelque façon leurs
tributaires ; et il pourrait arriver des circonstances où ils nous enlèveraient
notre peuple et notre industrie.
5° La plus grande partie
des fonds publics sont entre les mains de citoyens oisifs, qui ne vivent que de
leur revenu ; ils deviennent par conséquent la récompense de la paresse et de
l'oisiveté.
Tout lecteur dépourvu de
préjugés conviendra sans doute, à la vue du tableau que je viens de lui
présenter, que les dettes nationales font un préjudice réel au commerce et à
l'industrie ; mais ce préjudice est encore bien inférieur à celui qu'en ressent
l'État, considéré comme corps politique, et existant dans la société des
nations, avec lesquelles il doit traiter, tant en guerre qu'en paix. Le mal
est, sous ce point de vue, pur et sans mélange de bien ; aucun avantage ne peut
dédommager des inconvénients, et ce mal est de sa nature le plus important de
tous.
Il n'est pas douteux
que, dans tout État débiteur de sommes considérables et empruntées à intérêt,
ce sont les sujets eux-mêmes qui en sont les principaux créanciers, et que le
surplus de la nation renferme les débiteurs. Il est également vrai que la
partie débitrice s'acquitte envers la partie créancière, en se privant
annuellement d'une portion de son revenu, qui passe entre les mains des
rentiers. De ces deux propositions, évidentes par elles-mêmes, on en conclut
communément que les dettes d'un État ne peuvent jamais contribuer à sa
faiblesse dans l'ordre politique ; que tout leur effet est de transporter
l'argent de la main droite dans la main gauche; ce qui n'augmente et ne diminue
la richesse de personne. Ces raisonnements et ces spécieuses comparaisons ne
peuvent être adoptées que par ceux qui jugent sans réflexions et sans
principes. Je pourrais leur soutenir, en employant le même raisonnement et la
même comparaison, qu'un souverain peut exiger de ses sujets les impôts les plus
excessifs, sans crainte de les ruiner, et que l'État sera toujours également
riche et puissant. Cette proposition serait absurde et extravagante, parce
qu'il est nécessaire, dans toute société, de garder des proportions entre la
partie industrieuse et la partie oisive; mais cette proportion si essentielle à
la conservation du corps politique ne subsistera plus, lorsque tous les impôts
existant actuellement, se trouvant aliénés et hypothéqués aux créanciers de
l'État, le Gouvernement sera obligé alors pour la défense commune d'en établir
de nouveaux, ou d'augmenter les anciens; et la masse en sera si considérable et
si excessive, qu'elle entraînera la ruine et la destruction de la nation.
Tous les peuples ont des
impôts, dont la perception est facile et est analogue aux mœurs et aux usages
des habitants, et ils sont levés communément sur les denrées dont la
consommation est la plus ordinaire ; les droits d'excise établis sur le malt et
sur la bière produisent au (77) Gouvernement d'Angleterre un revenu
considérable, parce que l'opération de brassage est difficile, et ne peut être
secrète, et que la consommation de la bière n'est pas d'une nécessité assez
absolue pour que le petit peuple soit vexé par l'augmentation de sa valeur. Si
les créanciers de l’État absorbaient le produit entier de ces droits, et s'ils
étaient uniquement affectés au paiement des dettes nationales, il serait
indispensable d'établir une nouvelle imposition ; mais il est aisé de prévoir
les difficultés que le peuple y opposerait; les rigueurs qu'on serait obligé de
mettre en usage pour le contraindre au paiement, et le désespoir auquel il serait
réduit.
Tout le monde convient
que les droits établis sur les propriétés sont d'un recouvrement difficile, et
qu'ils sont levés avec moins d'égalité et de proportion, que ceux qui sont
imposés sur les consommations. Ce serait donc un grand malheur pour la nation,
si, après avoir porté ces derniers au plus haut degré où ils puissent monter,
on était obligé d'avoir recours aux impôts dont l'établissement et la
perception aggravent encore la charge des contribuables. Dans cette
supposition, les propriétaires des terres ne seraient plus que les intendants et
les fermiers du public. Et il serait fort à craindre que dans ce cas ils ne
missent en usage tous les tours d'adresse que ces sortes de gens savent
employer pour tromper leurs maîtres, et que la société ne fût remplie de
trouble et de confusion. Est-il possible d'assurer encore à la vue de tous ces
maux qu'une nation peut, sans inconvénients, ne mettre aucunes bornes à ses
dettes, et que l'Angleterre conserverait toute sa force et toute sa puissance
politique, dans le cas même où elle ajouterait, aux différentes espèces
d'impositions déjà établies, une nouvelle taxe de 12 à 15 schellings par livre
sur tous les revenus des terres? Ce ne serait plus le simple transport de
l'argent d'une main dans une autre ; tous les états seraient confondus, la ruine
et la désolation seraient générales, et la nation entière serait bouleversée.
Les théologiens
reprochent aux hommes leur indifférence sur l'observation de préceptes dont ils
connaissent cependant toute l'importance et toute la nécessité. Les politiques
sont dans le même cas que les théologiens par rapport aux dettes publiques. Les
propriétaires des rentes n'ignorent pas que les ministres actuels ou leurs
successeurs n'auront jamais un système d'économie assez sévère et assez suivi
pour amortir la plus grande partie de nos dettes ; et que les affaires de
l'Europe ne leur donneront jamais le temps de pouvoir exécuter leur projet [7]. Cette (78) indifférence
sur un événement qui intéresse notre fortune, serait moins extraordinaire, si
nous étions tous bons chrétiens, entièrement résignés aux ordres de la
Providence, et détachés des biens de ce monde : les rentiers le prévoient, et y
paraissent résignés; mais ce sentiment, qui a l'apparence du plus grand
désintéressement, n'est fondé que sur une longue habitude de jouir du moment présent , et sur l'espérance qu'il n'y aura que la postérité
de malheureuse. Ils ont prévu, dès le premier emprunt, que les dettes publiques
seraient portées au point où elles sont présentement, et ils ne peuvent se
dissimuler quelle en sera la conséquence. Il faut, en effet, ou que la nation
détruise le crédit public, ou que le crédit public détruise la nation. Il est
impossible que l'un de ces deux événements n'arrive, et on en sera convaincu
toutes les fois qu'on réfléchira attentivement aux dettes énormes que
l'Angleterre a contractées, et au peu de précautions qui ont été prises pour
les éteindre.
Le plan proposé il y a
trente ans par M. Hutcheson, citoyen très estimable, pour amortir toutes nos
dettes, fut approuvé par quelques personnes de bon sens ; mais fut trouvé par
le plus grand nombre impraticable dans l'exécution. M. Hutcheson [8] prétendait que le
public n'était pas débiteur de la dette nationale, que chaque particulier en
devait une part proportionnelle, et qu'il la payait réellement au moyen des
impôts auxquels il était assujetti ; en sorte que la somme payée par chaque
citoyen dans la contribution des charges publiques, ne pouvait être regardée
que comme sa part proportionnelle dans les intérêts dus aux créanciers, et dans
les frais de recouvrement. Il concluait de ce raisonnement qu'il était possible
de rembourser toutes les dettes de l'État par une contribution équitable, et
proportionnée à la valeur de toutes les propriétés, et de libérer en même
temps, par un remboursement général, les fonds de terre et les revenus publics.
L'auteur de ce projet ne faisait pas attention que les ouvriers et les pauvres,
hors d'état d'acquitter en un seul paiement la part dont ils sont débiteurs
dans les dettes publiques, en paient cependant la plus grande partie par leur
consommation ; d'ailleurs, les commerçants et les propriétaires d'argent ont
toutes sortes de facilités pour déguiser ou cacher le véritable état de leur
fortune, et les propriétaires des biens-fonds, soit en terres, soit en maisons,
étant obligés de payer pour tout le reste de la nation, s'élèveraient avec la
plus grande force contre une injustice et une oppression dont il n'y a jamais
eu d'exemple. On n'a pas tenté de mettre ce projet à exécution, mais il est
très vraisemblable que, lorsque les dettes nationales seront parvenues à leur
dernier période, (79) que leur masse sera devenue destructive de toute espèce
d'industrie, les faiseurs de projets se feront alors écouter, que le
Gouvernement effrayé adoptera alors leurs visions chimériques, et que, comme le
crédit public commencera pour lors à chanceler, le moindre mouvement sera
suffisant pour le détruire, ainsi qu'il est arrivé en France en 1720. Je crois
en ce cas pouvoir comparer sa chute à la mort du malade qui périt par l'effet
même du remède que lui donne le médecin [9].
Il est plus
vraisemblable que les guerres, les défaites, les malheurs, les calamités
publiques et peut-être même les conquêtes et les victoires, seront la cause
nécessaire de la chute du crédit public, et forceront les souverains et les
administrateurs des États à manquer à la foi nationale. J'avoue que, lorsque je
vois les rois et les États se combattre et se disputer au milieu de leurs
dettes et de leurs engagements, j'imagine voir une partie de quilles dans la boutique d'un marchand
de porcelaine ; est-il possible d'espérer que les souverains épargneront une
espèce de propriété, si onéreuse à eux-mêmes et au public, lorsqu'ils ont si
peu d'égards pour la vie et les fonds de terre de leurs sujets, dont l'utilité
est si grande pour eux et pour le public? Il viendra un moment où la guerre forçant
à de nouveaux emprunts, personne ne voudra prêter à l'État un argent dont le
remboursement lui paraîtra trop incertain, mais dont l'avance peut être
indispensable pour faire la campagne. Si dans le même temps la nation est
menacée d'une invasion, ou si le nombre des mécontents est assez grand pour lui
faire appréhender une révolte dans l'intérieur du royaume, le Gouvernement se
trouvera alors dans l'impuissance totale de payer les troupes, de faire les
provisions de vivres et de fourrages, de réparer les vaisseaux et même de
contracter des alliances avec les étrangers. Le souverain et ses ministres ne
peuvent balancer en pareil cas. La conservation de soi-même est un droit que
les particuliers ne peuvent perdre ; à plus forte raison les sociétés, et nos
ministres seraient plus imprudents que ceux qui les premiers ont prêté à l'État
; ils le seraient même encore plus que ceux qui ont continué de placer leur argent
dans les fonds publics, si, ayant le pouvoir de préserver la nation (80) du
plus grand danger, ils négligeaient d'en faire usage. Les impôts engagés aux
créanciers publics cesseront alors d'être employés à leur destination; ils
seront mis au rang des revenus ordinaires de l'État, et suffiront à la défense
commune. L'argent destiné au paiement de la demi-année
des rentes sera porté dans la caisse de l'échiquier : la nécessité commande, la
crainte presse, la raison exhorte, la pitié seule parie en ce cas en faveur des
rentiers ; mais leurs plaintes et leurs représentations ne seront pas écoutées.
Il serait contre le bien général de leur remettre l'argent qui leur était
réservé. On l'emploiera sur-le-champ au service courant, en protestant
cependant, de la manière la plus solennelle, que, le besoin passé, il sera
aussitôt rendu à sa première destination. Ces promesses et ces protestations
seront inutiles et superflues, la machine du crédit public, déjà chancelante,
ne pourra se soutenir contre une secousse aussi violente; elle tombera tout
entière et écrasera sous ses ruines un millier de citoyens. Je nomme cet
événement la mort naturelle du crédit public : il me paraît y tendre aussi
certainement que tout corps animal tend à sa destruction et à sa dissolution [10].
Quelque tristes que
soient ces deux événements, on peut en prévoir un troisième encore plus
malheureux. Dans les deux premiers, mille citoyens sont sacrifiés pour en
sauver un million ; mais nous pouvons (81) craindre de voir le contraire, et
qu'un million ne soit sacrifié au bonheur momentané de mille citoyens [11].
Il sera toujours
difficile et dangereux à un ministre, dans un gouvernement tel que le nôtre,
d'ouvrir l'avis désespéré d'une banqueroute volontaire. La chambre des Pairs
n'est à la vérité composée que de propriétaires de terres, et le plus grand
nombre des membres de la chambre des Communes est dans le même cas. Les uns et
les autres sont par conséquent peu intéressés dans les fonds publics, mais
leurs liaisons avec les possesseurs de cette sorte de biens seront toujours
assez grandes pour les rendre plus attachés à la foi nationale, que la
prudence, la politique et même l'exacte justice ne l'exigeraient. Nos ennemis
étrangers, ou plutôt notre ennemi, car un seul est redoutable pour nous,
sachant qu'un parti désespéré serait le seul remède à nos maux, aura la
politique de nous cacher le danger, et de ne le découvrir que lorsqu'il sera
entièrement inévitable. Nos aïeux, nos pères et nous-mêmes avons toujours
pensé, avec raison, que nous seuls pouvions conserver l'équilibre de la balance
du pouvoir en Europe ; mais nos enfants, fatigués par la résistance, et retenus
par les obstacles, resteront spectateurs de l'oppression et de la conquête de
leurs voisins, jusqu'à ce qu'enfin vaincus par leurs créanciers, bien plutôt
que par les armes de leurs ennemis, et dans la crainte de devenir esclaves de
leurs concitoyens, ils appelleront un peuple étranger à leur secours, et
s'abandonneront à la discrétion d'un vainqueur moins redoutable pour eux que
leurs créanciers. Ce malheur, s'il arrive jamais, sera la mort violente de notre crédit public.
Il est impossible de décider
dans quel temps notre crédit public sera détruit, ni des trois causes que je
viens de décrire celle qui en occasionnera la ruine. Elles sont également
vraisemblables, et le moment n'en est peut-être pas fort éloigné; mais la
raison les prévoit aussi clairement que le permet l'obscurité de l'avenir. Les
anciens prétendaient que l'enthousiasme et une espèce de folie divine, s'il est
permis de s'exprimer ainsi, étaient nécessaires pour être prophète; il est
certain cependant que, pour prédire les événements futurs que je viens
d'exposer, (82) il suffit d'être dans son bon sens, et libre de la folie et de l’illusion
populaire. [12]
Fin du fichier
[1] Alcib. I.
[2] Lib. III.
[3] In vita Alex. Il fait monter ces trésors à
80,000 talents, ou environ 15 millions sterJing.
Quinte-Curce, liv. V, Ch. 2, dit qu'Alexandre trouva à Suze
plus de 50,000 talents.
[4]
Strabon, Liv. IV.
[5]
Voy. les
différents écrits publiés en France par MM. Law, Melon et Dutot.
[6]
J’observerai à ce sujet, sans
interrompre le fil du discours, que la multiplicité de nos dettes publiques
contribue à baisser l'intérêt de l'argent, dont le Gouvernement doit diminuer
le taux à mesure que le nombre des préteurs devient plus grand. Ce raisonnement
est contraire à la première apparence et à l'opinion commune, mais il est fondé
sur l'influence des profits du commerce sur le prit de l'intérêt. (Note de l’Auteur.)
[7]
Dans les temps de paix et de
tranquillité, les seuls où il soit possible d'amortir les dettes par des
remboursements, les rentiers ne consentent pas à recevoir des fractions de capitaux
dont ils sont embarrassés de faire emploi, et les propriétaires des terres
s'opposent à la continuation des impots nécessaires
pour les remboursements. Le Ministre voudra-t-il suivre un plan désagréable à
tout le monde, qui n'aura l'approbation que d'une postérité qu'il ne verra
jamais, et d'un très petit nombre de contemporains raisonnables, hors d'état de
lui procurer le suffrage du plus petit bourg du royaume ? Il n'est pas (78) vraisemblable
que nous ayons jamais un ministre si mauvais politique ; Il ne s'en est pas
encore trouvé jusqu'à présent, et leur habileté a été jusque là. ( Note de l'Auteur.)
[8] Hutcheson (Archibald) a publié, en 1721 : A Collection of treatises relating to the national
Debts and Funds ; to wich is added a collection of treatises relating to the
South Sea stock and scheme, etc., London, 1 v. in-f°. (E. D.)
[9]
Quelques États voisins
mettent en usage un expédient singulier pour diminuer le fardeau des dettes
publiques ; les Français ont coutume, à limitation de ce qui se pratiquait
autrefois à Rome, d'augmenter la valeur de la monnaie, et le gouvernement s'en est
rendu l'usage si familier, que cette opération ne fait aucun tort au crédit
public. Tout édit, portant augmentation de la monnaie, est cependant une
diminution forcée des dettes publiques et, sous un autre nom, une véritable
banqueroute. Les Hollandais diminuent l'intérêt des rentes, sans avoir le
consentement de leurs créanciers, ou, ce qui est la même chose, ils taxent
arbitrairement les fonds de terre et toutes les espèces de propriété. Si nous
pouvions adopter l'une de ces deux méthodes, nous ne courrions pas le risque
d'être écrases par nos dettes nationales. Et il n'est pas impossible qu'on en
fasse quelque essai lorsque les dettes seront encore augmentées et les temps
devenus plus difficiles; mais le peuple anglais raisonne trop bien sur ce qui
le touche, pour n'en pas sentir la conséquence, Et un essai si dangereux ferait
tomber tout à coup le crédit public. (Note de l'auteur.)
[10]
Il
est si facile de séduire le commun des hommes, que, malgré la grande secousse que
recevrait le crédit public en Angleterre par une banqueroute volontaire, il y a
cependant toute apparence qu'il reparaîtrait quelques années après aussi
florissant qu'auparavant. Les emprunts publics faits en France durant la
dernière guerre, ont été à un intérêt plus bas que ceux du règne de Louis XIV,
et à aussi bon marché que ceux qu'on a faits en Angleterre, proportion gardée
du taux de l'intérêt établi dans les deux royaumes. Quoique l'expérience du
passé ait communément plus de pouvoir sur la conduite des hommes, que ce qu'ils
prévoient même avec une espèce de certitude, cependant les promesses, les
protestations, les apparences séduisantes, et la jouissance du moment présent,
ont une influence si puissante, que peu de gens ont la force d'y résister ; les
hommes de tous les siècles ont été trompés et le seront par les mêmes amorces ;
les mêmes tours d'adresse se répètent sans cesse et les séduisent toujours également.
L'affectation de la plus grande popularité et du plus pur patriotisme est la
route qui conduit à la puissance et à la tyrannie ; la flatterie précède la trahison , et le clergé même n'est peut-être occupé que de
son intérêt particulier, lorsqu'il ne paraît agir que pour la gloire de Dieu.
La crainte de ne pas voir revivre le crédit est une chimère inutile à combattre
; un homme prudent en effet prêtera plutôt au public immédiatement après la
banqueroute, que dans le moment présent. De même qu'on préfère de prêter son argent
à un fripon opulent, qu'on ne peut même contraindre à payer, plutôt qu'à un honnête
homme ruiné ; par la raison que le premier, voulant mettre ordre à ses
affaires, trouve son intérêt a se libérer, lorsqu'il est en état de le faire,
ce qui n'est pas au pouvoir du dernier. Le raisonnement de Tacite, vrai dans
tous les temps, s'applique très bien à la matière présente : Sed vulgus ad magnitudinem beneficiorum aderat, stultissimus quisque pecuniis mercabatur. Apud sapientes cassa habebantur quœ neque dari neque accipi salva
republica poterant.
Le public est un débiteur
que personne ne peut obliger de payer. Il n'est retenu, vis-à-vis de ses
créanciers, que par l'intérêt de conserver son crédit. Cet intérêt peut être
aisément contre-balancé par des dettes énormes et des
conjonctures extraordinaires et difficiles; en supposant même que le crédit fût
perdu pour toujours. D'ailleurs, il est des cas où la nécessité présente force
les États à prendre des partis entièrement contraires à leurs intérêts. (Note
de l’Auteur.)
[11]
Quelques personnes instruites
assurent que le nombre des créanciers publics, tant naturels qu'étrangers, ne
monte qu'à 17,000 : leurs revenus les mettent en état de tenir un rang
considérable dans le monde; mais dans le cas d'une banqueroute publique, ils détiendraient
dans l'instant les citoyens les plus pauvres et les plus malheureux. La fortune
et l'autorité de la noblesse et des propriétaires des terres ont des fondements
plus solides; et le combat serait bien inégal si nous en venions jamais à cette
fâcheuse extrémité. On serait porté à prévoir cet événement pour un temps assez
prochain, tel qu'un demi-siècle, si nos pères n'avaient pas déjà été de mauvais
prophètes en cette matière, et si le crédit public ne s'était pas soutenu bien
au-delà de ce qu'on pouvait raisonnablement espérer. Quand les astrologues de
France prédisaient chaque année la mort d'Henri IV, ce prince avait coutume de
dire que ces coquins auraient à la fin raison. Nous
devons donc être assez prudents pour ne pas assigner de date précise à cet événement,
et nous contenter d'être assurés qu'il arrivera. (Note de l’Auteur.)
[12]
Réflexions du Traducteur. — Les Réflexions de M. Hume sur la
différence de la conduite des peuples anciens, d'avec celle des modernes, ne me
paraissent pas prouver que les uns aient été plus
sages et plus prudents que les autres. Tout est relatif aux temps et aux
circonstances ; ce qui est prudence dans un siècle, peut être témérité dans un
autre. Les peuples de l'antiquité, dépourvus la plupart de commerce et
d'industrie, ne possédaient que des richesses réelles, et n'avaient de revenus
que les produits de la terre. Tous les citoyens des villes, ainsi que les
habitants de la campagne, devenaient soldats et prenaient les armes pour la
défense commune. Sans remonter même aux Grecs et aux Romains, nous savons que
Charles VII est le premier de nos rois qui ait eu une milice réglée, soudoyée
et toujours subsistante; que, jusqu'à son règne, les communes étaient obligées
de faire le service militaire ; que tous les seigneurs des fiefs y étaient
pareillement assujettis, et que le ban et l'arrière-ban, convoqués dans la
guerre de 1688, ont été les derniers vestiges de l'ancien usage du royaume. Les
peuples et les princes faisant la guerre avec des troupes rassemblées dans les
temps de besoins, et assujetties au service militaire sans recevoir de paie,
n'étaient pas exposés aux dépenses énormes que les guerres modernes entraînent
maintenant après elles. Les soldats conduits par les seigneurs des fiefs, ou
fournis par les communes, se dédommageaient du défaut de solde par le pillage
des terres devenues le théâtre de la guerre ; par le butin fait sur les
ennemis, et par la rançon des prisonniers. Les princes rassemblaient donc sans
grands frais sous leurs drapeaux un grand nombre de leurs sujets, attirés par
l'espoir du pillage. L'artillerie et les munitions de toute espèce, nécessaires
pour les guerres présentes, tant de terre que de mer, coûtent des sommes
immenses dont les anciens souverains n'avaient pas même l'idée. Les fonds
indispensables aujourd'hui pour faire une seule campagne, excèdent chez toutes
les grandes puissances de l'Europe le revenu annuel des Etats et des souverains;
et il y aurait impossibilité de prolonger la guerre plus d'une année, si les
peuples étaient forcés de payer des impôts proportionnés a
la dépense.
Nous ignorons quels étaient les trésors
amassés par quelques souverains de l'antiquité, et mis en réserve pour le cas
de la guerre; pourrait-on appeler aujourd'hui un trésor, ce qui ne suffirait
pas pour payer les frais d'une seule campagne ? Or, il est certain que les rois
ruineraient leurs sujets, et leur causeraient des maux irréparables, s'ils
amassaient, et mettaient à part les sommes nécessaires pour la première année
de la guerre.
La France a dépensé dans chacune des
campagnes de la dernière gnerre plus de 200 millions
au delà des revenus ordinaires de son souverain ; cependant la totalité des impôts
levés depuis 1756, jusqu'en 1763, n'a pas excédé chaque année de plus de 40
millions ceux qui ont été levés en 1765. Sans le secours des emprunts, le roi
aurait été forcé d'imposer chaque année, pendant tout le cours de la guerre,
plus de 160 millions an delà de ce que les peuples ont payé. L'impuissance
totale d'y satisfaire les aurait fait succomber sous le fardeau, et ils
auraient été réduits à ne pouvoir se donner les nécessites de la vie; toute espèce
de commerce et d'industrie serait tombée tout à coup, et les ennemis profitant
de l'épuisement du royaume, et n'étant pas chargés d'impositions accablantes,
parce qu'ils se seraient servis de la ressource des emprunts, n'auraient
éprouvé aucune résistance à l'exécution de leurs projets.
Il est donc démontré que les grands Etats
de l'Europe ne se peuvent faire la guerre qu'en continuant l'usage pratiqué
universellement d'ouvrir des emprunts publics pour subvenir à sa dépense ; les
forces des Etats sont à cet égard dans une balance et un équilibre réciproques.
Leurs ressources paraissent également épuisées par les dettes immenses
contractées depuis un siècle, et la ruine du crédit public prévue et annoncée
par M. Hume pour l'Angleterre, deviendra, si elle arrive jamais, contagieuse
pour les autres Etats, et un mal général dans l'Europe. Il paraît cependant
impossible que l'Angleterre fasse jamais une banqueroute totale, et qu'il
arrive un moment où toutes les dettes publiques soient annulées. Un pareil
événement ne pourrait arriver que par l'invasion subite d'un ennemi étranger,
qui se rendrait maître de l’île, et y établirait un nouvel empire ; l'usurpateur
serait ou un prince étranger qui voudrait ajouter de nouveaux Etats à ceux
qu'il posséderait déjà, et dans ce cas les autres princes de l'Europe y
apporteraient des obstacles insurmontables ; ou bien l'usurpateur serait un
sujet rebelle qui ne (83) pourrait se maintenir dans son usurpation qu'en se
soumettant aux lois du pays, en augmentant la richesse de l'Etat, et en prenant
des mesures propres à soutenir le commerce et l'industrie de ses sujets. Comme
la banqueroute totale en serait la destruction, durant un assez long espace de
temps, il serait bien éloigné d'embrasser un pareil parti. C'est donc une
crainte chimérique que celle d'une banqueroute totale. Aucun prince ni aucune
république n'en ont donné jusqu'à présent l'exemple, et il me parait impossible
qu'elle arrive jamais dans aucun Etat de l'Europe.
Si la crainte d'une banqueroute totale me
paraÏt mal fondée, et si les peuples sont en effet à
l'abri de ce malheur, j’avoue que les Etats débiteurs seront toujours exposés à
éprouver dans certaines circonstances un grand discrédit, et que la méfiance
générale des peuples et des créanciers mettra les souverains et les
administrateurs des républiques dans l'impuissance de contracter de nouvelles
dettes : Ils seront même forcés à manquer à une partie de leurs engagements, à
suspendre une partie des paiements, ou à prendre d'autres mesures également
contraires à la foi publique ; mais les approches du discrédit, annoncé
toujours par l'impuissance de nouveaux emprunts, obligeront les Etats à faire
la paix, et à se procurer la tranquillité extérieure par des traités avec les
puissances étrangères. La guerre une fois terminée, les ministres mettront en usage
les moyens propres à rétablir le crédit ébranlé, et à ramener la confiance ;
or, on ne peut y parvenir que par le retranchement d'une partie des arrérages,
l'établissement d'une caisse de remboursement et la continuation d'une partie
des impôts établis durant la guerre. Le retranchement d'une partie des
arrérages, et la diminution des impôts doivent être combinés de façon que les
revenus de l’Etat soient assea forts pour payer exactement
les arrérages conservés et pour former tous les ans les fonds de la caisse des remboursements.
L'exactitude dans le paiement des arrérages suffit seule en temps de paix pour
soutenir le crédit public, lorsqu'il n'a pas été ébranlé; mais les remboursements,
joints au paiement exact des arrérages conservés, le rétabliraient même entièrement,
dans l'espace de très peu d'années, au cas même qu'il eût été anéanti ; la
masse des remboursements s'accroissent tous les ans de la partie des arrérages
des rentes éteintes, fera monter le crédit public au plus haut point où il ait
jamais été, et attirera au gouvernement une confiance générale. Les rentiers
affligés de la diminution d'une partie de leurs revenus se plaindront sans
doute de la mauvaise foi du gouvernement; les peuples assujettis à des impots dont ils étaient persuadés que la paix les
délivrerait, ne s'y soumettront de leur coté qu'avec peine. Mais les profits du
commerce, les progrès de l'industrie, fruits de la paix, feront entrer sans
cesse de nouvelles richesses dans l'Etat; les impôts ne seront pas assez forts
pour priver les peuples de la campagne de l'aisance nécessaire pour la bonne
culture, et l'industrie faisant tous les jours de nouveaux progrès, les
propriétaires des terres augmenteront leurs revenus. Les rentiers et les possesseurs
d'argent, tous citoyens des villes, seront même bientôt embarrassés de leur
argent; ils auront annuellement des sommes considérables à placer, tant à cause
des remboursements de leurs capitaux qu'ils seront obligés de recevoir, que par
les nouvelles richesses que leur procurera le commerce ; ils aimeront mieux
acheter des effets publics que de conserver dans leurs coffres un argent oisif,
et ils feront revivre un crédit auquel la secousse précédente paraîtra n'avoir
donné que plus de solidité.
La prolongation d'une partie des impots établis durant la guerre, est sans doute dure et fâcheuse
pour les peuples, et principalement pour les propriétaires des terres; mais le
mal ne peut être comparé à celui qui résulterait d'une banqueroute, capable
d'engourdir pendant une longue suite d'années l'industrie de la nation, qui
arrêterait tout le commerce, et qui s'opposerait à la vente répétée de toutes
les marchandises et de toutes les denrées, qui est la seule et véritable
circulation. De deux maux inéviubles, le moindre doit
être préféré, et la prolongation des impôts est sans contredit le moins destructeur
et le plus supportable.
Les possesseurs d'argent et d'effets
publics seront aussi affligés de la réduction des arrérages, que les propriétaires
des terres le peuvent être de la prolongation des impôts ; mais lorsqu'ils
réfléchiront qu'ils étaient menacés de la perte totale de leur fortune, et que
le précipice commençait déjà à s'ouvrir sous leurs pieds, ils s'estimeront
heureux d'être échappés à un danger si pressant, et d'avoir conservé la plus
grande partie de leurs revenus.
Les plaintes et les murmures des différente ordres de citoyens ne seront donc que momentanés;
les propriétaires des terres cesseront de se plaindre de la continuation des impôts,
lorsqu'ils verront accroître le prix de leurs baux. Le nombre des préteurs (84) devenant tous les jours
supérieur à celui des emprunteurs, les
rentiers seront forcés de verser leurs fonds dans le commerce, ou de les
employer à des défrichements et à des améliorations de terres. On travaillera
de part et d'autre insensiblement à l’acroissement des
richesses de l'Etat, et à l'augmentation du crédit public. Les plaintes des
rentiers seraient alors d'autant moins fondées, qu’ils auraient joui durant
longtemps d'un revenu plus considérable, et d'une perception bien plus facile
que celle des propriétaires des terres. Ils ne doivent donc jamais oublier que
leur revenu a toujours été exempt des impositions ; que les malheurs et les
besoins de l'Etat ont au contraire contribué à l'accroissement de leur fortune,
et que le crédit public a été le fondement de leurs richesses; ils ne peuvent
par conséquent, sans injustice, se plaindre d'une opération qui empêche de
tarir la source d'où elles sont dérivées.
M. Hume convient que les emprunts publics
ont toujours été accompagnés de quelques avantages, dans tous les États qui en
ont fait usage ; et il ne les attribue qu'à la condition de toutes les choses
humaines, où le mal ne se trouve jamais sans être accompagné de quelque bien ;
mais, par la même raison, on pourrait dire que, le bien absolu n'existant pas
sur la terre, on ne doit pas s'étonner si les emprunts publics sont accompagnés
de quelques inconvénients ; il est certain que les États qui jouissent d'un
grand crédit, et où les emprunts ont été multipliés, tont
ceux où le commerce est le plus florissant, l'industrie plus active, et les
espèces d'or et d'argent plus communes. La France, l'Angleterre, la Hollande en
sont des preuves sans réplique. Peut-on faire quelque comparaison, à cet égard,
entre ces trois États et les républiques des Suisses, où le crédit public est inconnu,
et qui sont les peuples de l'Europe où le commerce et l'industrie ont fait le moins
de progrès? La plupart de ces républiques où les moeurs n'ont pas changé depuis
cent ans, n'exigent aucune contribution de leurs sujets ; le gouvernement n'est
ni débiteur, ni créancier, mais les préposés à l'administration engagent leurs
compatriotes à prendre parti dans le service des Etats voisins, et à soulager
leur pays du soin de leur subsistance.
Les dettes publiques n'ont donc pas été
jusqu'à présent la cause de la ruine des États, elles n'ont pas même été un
obstacle à l'accroissement du commerce et de l'industrie ; elles ont à la
vérité donné naissance à l’établissement de quelques impôts, mais leur masse a
été mesurée avec la force des peuples, et ils ne se sont accrus que dans la
proportion de leurs richesses. La charge ne s'en est même fait sentir qu'aux
habitants des villes, et aux propriétaires des terres, et la classe
industrieuse du peuple en a été exempte. Le retranchement d'une partie des
arrérages est le seul mal véritable que puisse causer la multiplicité des
emprunts ; mais ce retranchement ne se faisant que successivement, et, pour
ainsi dire, insensiblement, dans un temps de paix et de tranquillité, ne peut
apporter aucun trouble dans l'État, y causer de grands dérangements dans les
fortunes particulières, ni même détruire pour toujours ce même crédit public.
Ce qui s'est passé en France dans les
premières années du règne du roi, prouve évidemment que le crédit public est
plus solide que ne le pense M. Hume. A la mort de Louis XIV, le royaume était
dans la situation la plus triste, les provinces épuisées, les revenus publics
consommés par anticipation, les impôts ordinaires insuffisants pour les charges.
Plusieurs projets furent présentés à M. le Régent pour la libération de l'État;
celui de la réduction et du retranchement d'une grande partie des arrérages
était du nombre. Le prince, dans l'espérance qu'un changement dans la forme de
l'administration des finances soutiendrait le crédit, et fournirait des
ressources pour satisfaire aux engagements, ne voulut faire aucune réduction,
et approuva le fameux projet de M. Law, dont le résultat a été le renversement
total de la fortune d'un grand nombre de familles, et une réduction de plus de
moitié dans les arrérages de toutes les dettes de l'État. Cette opération
forcée anéantit le crédit public durant plusieurs années, mais lorsque le Visa eut assuré toutes les fortunes
particulières, il parut sortir de sa cendre, et devint successivement, et en
peu d'années, plus grand et plus étendu qu'il ne l'avait jamais été pendant
tout le règne de Louis XIV. Le retranchement de la moitié de tous les arrérages
des rentes paraissait à la mort du roi une opération violente et impraticable ;
elle l'était en effet, et le royaume n'a pu la supporter, que parce que les
événements du système l'ont, pour ainsi dire, amenée insensiblement ; mais un
retranchement peu considérable dans les arrérages des rentes, joint à la
prolongation de quelques impôts , est plus conforme aux besoins des différentes
classes de citoyens, et n'entraîne pas les fâcheuses conséquences dont nos
pères ont été témoins.
Le retranchement d'une partie des
arrérages, et la prolongation de quelques impôts, (85) ne sont pas encore des
moyens suffisants pour rétablir en peu de temps le crédit public, et lui donner
toute l'étendue dont il est susceptible. Il faut de plus un fonds destiné à l'amortissement
d'une partie des dettes; que ce fonds soit toujours subsistant, et que l'emploi
n'en puisse jamais être détourné à aucune autre destination. Ce fonds, augmenté
tous les ans des intérêts des sommes remboursées, aura l'avantage non seulement
de diminuer la masse des dettes, mais encore de répandre dans le public des
sommes considérables, d'accroître le nombre des préteurs, et par conséquent de faire baisser l'intérêt de l'argent,
opération la plus utile au progrès du commerce, et la plus propre à soutenir le
crédit public. S'il était possible d'employer ce fonds d'amortissement au remboursement
des sommes principales dues aux étrangers, par préférence au remboursement de
celles qui sont dues aux nationaux, l'opération en serait encore plus avantageuse,
attendu que les sommes payées annuellement aux étrangers, pour les intérêts dont
ils sont créanciers, sont bien plus onéreuses à l'État que celles qu'on paie
aux nationaux. En effet, les créanciers régnicoles ne
donnent lieu à aucune exportation d'espèces, la quantité en reste toujours la
même dans l'intérieur du royaume, et se trouve toujours également employée dans
la circulation; mais les étrangers, créanciers de l'État, doivent toucher leurs
arrérages dans le lieu de leur domicile ; et quoique le paiement leur en soit
fait en lettres de change, et qu'il n'occasionne peut-être aucune exportation
réelle d'espèces, dans les temps ou le commerce de la France est avantageux, il
empêche nécessairement les étrangers de solder les dettes de leur commerce en
espèces, et il prive le royaume de la quantité de métaux dont son commerce lui
aurait fait faire l'acquisition. Les nationaux verraient sans peine le fonds
d'amortissement employé au remboursement des étrangers, chaque créancier public
désirant la libération générale, et non pas son remboursement particulier. Les
étrangers de leur côté s'empresseraient de prêter, dans le cas de nouveaux
besoins, à un débiteur dont la fidélité à remplir ses engagements serait aussi
sacrée ; et ne pouvant trouver dans leur pays qu'un intérêt très bas de leur
argent, ils l'offriraient au roi à un taux supérieur à celui de leur nation,
mais inférieur au taux légal de la France, et procureraient au roi les moyens
de faire une conversion volontaire, dont l'effet serait le même que celui d'une
réduction forcée, mais ne serait pas accompagné de ces mouvements violents, et
de ces coups d'autorité qu'exige souvent la nécessité des circonstances.
La circulation résultante
de la quantité des effets publics n'est pas un mot vide de sens, comme le
prétend M. Hume. La circulation des marchandises et des denrées est sans
contredit la seule qui soit utile à un État, et il n'est pas moins certain que
cette circulation consiste dans leur prompt débit, et dans leur vente répétée
entre les différentes classes de l'État. Les contrats, les billets, les
actions, et les autres effets provenant des emprunts publics, peuvent, ainsi
que l'observe M. Hume, être facilement convertis par ceux qui les possèdent, en
espèces d'or et d'argent; et cette facilité qu'ont les négociants de se
procurer d'un moment à l'autre des sommes d'argent considérables, anime le
commerce et l'industrie ; l'un et l'autre ne peuvent faire des progrès que
lorsque les marchandises et les denrées ont un débit prompt et multiplié, et
lorsque les cultivateurs, les fabricants, les négociants et les détaillants ne
les gardent pas longtemps entre leurs mains. Puisque les effets publics donnent
lieu à un plus grand commerce, et qu'ils animent l'industrie, il en résulte
nécessairement qu'ils augmentent la circulation , et un
mot, en l'appliquant à ces sortes d'effets, s'entend aussi facilement, que la
circulation des espèces d'or et d'argent, dont le mouvement est la vie des
États commerçants.