Du Luxe
1752
Traduit de l'Anglais par Melle de La Chaux
In
Mélanges d’économie politique, Volume I
Par Eugène Daire et G. de Molinari
Paris
Chez Guillaumin et Cie libraires,
Rue Richelieu, n°14.
1847
Texte numérisé par Philippe Folliot,
Professeur de philosophie au lycée Ango de Dieppe.
2009.
Du luxe
Le luxe est un mot qu'on
peut employer également en bonne et en mauvaise part, et il est difficile de définir
exactement ce qu'on entend par cette expression. On donne en général le nom de
luxe à toutes les recherches qui peuvent flatter agréablement les sens, et ces
recherches ont des degrés qui les rendent innocentes ou condamnables, selon le
siècle, le pays ou la condition des personnes : les limites entre le vice et la
vertu sont aussi difficiles à assigner en matière de luxe qu'en tout autre
sujet de morale. Il faut être échauffé par l'enthousiasme pour donner la
qualification de vice à un léger raffinement dans les plaisirs des sens, ou à
la délicatesse dans le boire, le manger et les vêtements. J'ai entendu parler
d'un religieux qui, pouvant jouir d'une très belle vue sans sortir de sa
cellule, se fit une loi de n'y jamais tourner les yeux pour se priver d'un
plaisir qu'il estimait trop sensuel. Le plaisir de boire du vin de Champagne et
de Bourgogne, préférablement à de la bière, est aussi innocent que celui d'une
belle vue. Il est vice lorsqu'il ne peut être satisfait qu'aux dépens de la
bienfaisance et de la charité, et il devient folie et déraison lorsqu'il entraîne
la ruine de la fortune et réduit à la mendicité; mais les recherches et les
délicatesses dans les besoins et les plaisirs de la vie sont innocentes en
elles-mêmes, et ont été regardées comme telles par la plupart des moralistes de
tous les siècles, lorsqu'on peut les avoir en se conservant les moyens d'élever
et d'établir sa famille, de servir ses amis, et de faire dans les occasions des
actes de charité et de générosité. Un homme entièrement occupé du luxe de la
table, sans aucun goût pour les plaisirs inséparables de l'ambition, de l'étude
ou de la conversation, et qui y borne toute sa dépense, sans égard pour sa
famille et ses amis, n'a qu'une grossière stupidité, incompatible avec la
vigueur de l'âme et de l'esprit, et il découvre un cœur incapable d'humanité et
de bienfaisance ; mais celui dont la fortune est suffisante pour allier ses
devoirs à la délicatesse de la table, et (23) qui ne s'y livre que lorsque les
affaires, l'étude et la société lui en donnent le loisir, ne peut mériter aucune
espèce de blâme ou de reproche.
Puisque le luxe peut
être considéré sous deux faces différentes, il n'est pas étonnant qu'il ait
donné lieu à des opinions outrées et déraisonnables. Les uns, conduits par des
principes dissolus, louent le luxe le plus déréglé, et le soutiennent
avantageux à la société ; tandis que d'autres, d'une morale sévère, blâment le
luxe le plus innocent, et le représentent, comme la source de toute espèce de
corruption, et l'origine des désordres et des factions propres à troubler le
gouvernement. Nous tâcherons de rapprocher ces deux extrémités en prouvant, 1°
que les siècles de luxe et de délicatesse sont les plus heureux et les plus
vertueux ; 2° que le luxe cesse d'être utile à la société lorsqu'il n'est pas
modéré, et que, lorsqu'il est porté trop loin, il devient pernicieux à la
société politique, quoique, peut-être, il y ait des vices qui lui soient encore
nuisibles.
Pour prouver la première
proposition, il suffit de considérer les effets du luxe, tant dans la vie privée
que dans la vie publique. On convient communément que le bonheur de la vie
consiste dans l'action, le plaisir et le repos ; leur union est nécessaire en
différentes proportions, suivant la diversité des caractères, et tout homme qui
en est entièrement privé ne peut être estimé heureux. Le repos ne paraît pas
par lui-même pouvoir contribuer beaucoup à notre satisfaction; mais, semblable
au sommeil, il est nécessaire à la faiblesse humaine incapable de soutenir une
continuité non interrompue de plaisirs et d'affaires. Cette ardeur, qui tire l’homme
de lui-même, et qui constitue principalement la jouissance, épuise son esprit
et exige des intervalles de repos ; et ce même repos, agréable pour un moment,
engendre, s'il est prolongé, une langueur et un engourdissement incompatibles
avec le bonheur. Il faut avouer que l'éducation, la coutume et l'exemple ont
une grande influence pour déterminer les désirs des hommes, et qu'ils
contribuent beaucoup à leur bonheur, lorsque, dès les premières années de la
vie, ils leur inspirent du goût pour les plaisirs et pour les affaires. Dans
les siècles où l'on voit fleurir les arts et l'industrie, les hommes sont
continuellement occupés, et l'occupation elle-même n'est pas moins leur
récompense que les plaisirs que leur procure le produit de leur travail.
L'esprit acquiert par l’occupation une nouvelle vigueur; il augmente son
pouvoir et ses facultés, et l'homme se trouve en état, par son assiduité au
travail, de satisfaire à la fois ses vrais besoins, et de prévenir les désirs
déshonnêtes que le loisir et l'oisiveté n'engendrent que trop souvent ; on ne
peut bannir les arts de la société, sans priver les hommes de l'occupation et
du plaisir. Le repos prend alors leur place, mais il cesse d'être agréable, parce
qu'il ne le peut être que lorsqu'il succède au travail, et qu'il rétablit
l'esprit épuisé par trop de fatigue et d'application. L'industrie et le
raffinement dans les arts mécaniques produisent un autre avantage, (24) en ce
que les arts libéraux font les mêmes progrès ; et il est impossible que les uns
puissent être portés à quelque degré de perfection, sans que les autres ne s'en
ressentent. Les siècles renommés par les grands philosophes, les habiles
politiques, les guerriers fameux, et les poètes célèbres, abondent
ordinairement en habiles fabricants et en constructeurs de vaisseaux. Il n'est
pas vraisemblable que, chez une nation où l'astronomie est inconnue et la
morale entièrement négligée, les manufactures y soient portées à leur point de
perfection, et qu'il s'y fabrique des étoffes agréablement dessinées. Le génie du
siècle se répand sur tous les arts, et l'esprit des hommes une fois sorti de sa
léthargie, et mis, pour ainsi dire, en fermentation, embrasse tous les objets
et perfectionne toute espèce d'arts et de sciences. Les hommes sortent alors de
cette ignorance profonde où la nature les a fait naître, et sont des êtres
vraiment raisonnables, c'est-à-dire qu'ils ont la capacité d'agir, de penser et
de jouir des plaisirs des sens, en même temps que de ceux de l'esprit.
Les hommes deviennent
plus sociables entre eux, à mesure que les arts se perfectionnent; ils ne
peuvent plus supporter la solitude et la vie retirée, réservée aux nations
barbares et ignorantes, lorsque leur esprit est enrichi de connaissances, et
qu'ils sont en état de se les communiquer réciproquement; ils s'empressent
alors d'aller habiter les villes, soit pour acquérir de nouvelles
connaissances, soit pour faire part aux autres de celles qu'ils ont déjà
acquises. Ils se plaisent à se faire remarquer par leur esprit et leurs
connaissances, à briller dans la conversation par leurs talents, ou à être
distingués dans la société par leurs habillements et leurs équipages. Les sages
sont attirés dans les villes par la curiosité ; la vanité y entraîne les sots ;
mais le plaisir y conduit les uns et les autres. Il se forme partout des
sociétés particulières, où les deux sexes vivent ensemble avec bienséance et
politesse; les hommes, si différents entre eux par leurs humeurs et leurs
caractères, sont bientôt forcés de les contraindre pour se plaire réciproquement,
et il est impossible que, devenus déjà meilleurs par le progrès des
connaissances et des arts libéraux, ils ne sentent croître en eux-mêmes, par
l'habitude de converser ensemble et de contribuer à leurs plaisirs réciproques,
ce fonds d'humanité et de bienfaisance que la nature a gravé dans leur cœur.
Les connaissances, l'industrie et l'humanité sont donc liées ensemble par une
chaîne indissoluble, et la raison s'unit avec l'expérience pour nous démontrer
qu'elles sont l'apanage des siècles renommés par le luxe et la délicatesse.
Tous ces avantages sont tellement supérieurs aux inconvénients qui en peuvent
résulter, qu'il serait superflu d'en faire la comparaison. Plus les hommes
recherchent la délicatesse dans leurs plaisirs, moins ils se laissent aller aux
excès répréhensibles; parce que ces excès sont le tombeau des vrais plaisirs.
On peut assurer avec vérité qu'il y a bien plus de grossière gloutonnerie (25) dans
les repas des Tartares, dont les festins consistent en viande de cheval, que
dans les repas délicats des courtisans de l'Europe. Si l'amour illégitime et
l'infidélité dans le mariage sont plus fréquents dans les siècles de luxe,
l'ivrognerie, vice plus honteux et plus nuisible au corps et à l'esprit, s'y
montre bien plus rarement. Je ne prendrai pas seulement Ovide et Pétrone pour
juges de cette proposition, mais je m'en rapporterai à Sénèque ou à Caton. Nous
savons que César ayant été obligé, dans le temps de la conspiration de Catilina,
de remettre entre les mains de Caton un écrit qui ne laissait aucun doute de
son intrigue galante avec Servilie, propre sœur de
Caton, ce philosophe austère le lui jeta avec indignation, et l'appela dans
l'aigreur de sa colère, ivrogne,
expression qui lui paraissait plus injurieuse que celle dont il aurait eu plus
de raison de se servir.
Les avantages résultants
de l'industrie et du progrès des connaissances, ne sont pas seulement réservés
pour la vie particulière et privée. Ils répandent leur favorable influence sur
le public, parce que la grandeur et la puissance des États sont toujours dans
la proportion du bonheur et de l'occupation des sujets. La société profite de
l'accroissement des consommations de toutes les espèces de denrées et de
marchandises qui contribuent aux plaisirs et aux commodités de la vie ; et, en
même temps que cet accroissement des consommations multiplie les plaisirs
innocents des citoyens, il est réellement un fonds de travail toujours
subsistant parmi le peuple, et propre à être employé au service public dans les
temps de nécessité. Chez toutes les nations, au contraire, où l'étroit
nécessaire suffit, et dont les sujets sont sans désir pour les superfluités,
les hommes vivent dans l'oisiveté, ne prennent aucune part aux plaisirs de la
vie, et sont inutiles au public, qui ne peut tirer aucun secours, pour
l'entretien de ses flottes et de ses armées, de sujets paresseux et indolents.
Toutes les puissances de
l'Europe possèdent aujourd'hui le même territoire qu'elles possédaient il y a
deux cents ans, ou du moins la différence dans l'étendue de leurs possessions
est très peu considérable, de ce qu'elle était au commencement du seizième
siècle. Tous ces États ont cependant acquis une force et une puissance dont ils
paraissaient pour lors fort éloignés. Ce changement singulier ne peut être
attribué qu'au grand progrès des arts et de l'industrie.
L'armée conduite en
Italie par Charles VIII n'était que de 20,000 hommes; la France en fut
cependant si épuisée, qu'au rapport de Guichardin elle fut pendant quelques
années incapable de renouveler un semblable effort. Louis XIV a entretenu sur
pied, pendant tout le temps qu'a duré la guerre pour la succession d'Espagne,
plus de 400,000 hommes [1], quoique, depuis la
mort du cardinal Mazarin jusqu'à la sienne, (26) il eût soutenu la guerre à
différentes reprises durant près de trente ans. Les connaissances en tout
genre, inséparables des siècles fameux par les arts et le luxe, n'excitent pas
seulement l’industrie, mais elles fournissent aux gouvernements les moyens de
la rendre encore plus utile aux sujets. Les lois politiques, qui maintiennent
l'ordre, la police et la subordination dans la société, ne peuvent être portées
à leur degré de perfection que lorsque la raison humaine a fait des progrès
marqués par son application aux arts les plus ordinaires, tels que ceux du commerce
et des manufactures. Peut-on espérer trouver de bonnes lois chez les peuples
qui ignorent l'usage des instruments que nos ouvriers les plus grossiers savent
employer, pour la fabrique des étoffes les plus communes? Les siècles
d'ignorance ont d'ailleurs toujours été ceux de la superstition, dont l'effet
est de détourner le gouvernement de son véritable objet, et de faire perdre de
vue aux hommes leur bonheur et leurs intérêts.
Lorsque le goût des
connaissances est répandu dans une nation, ceux qui sont à la tête du
gouvernement sont doux et modérés, parce que les leçons d'humanité ont été les
premières qu'ils aient reçues, et qu'ils ont appris de bonne heure combien elle
était préférable à la sévérité et à la rigueur, dont l'effet naturel est de
porter les sujets à la révolte, et de les détourner pour toujours de la
soumission, en leur faisant perdre toute espérance de pardon. Ces sentiments
d'humanité paraissent avec plus d'éclat, à mesure que les mœurs des hommes
s'adoucissent et que leurs connaissances s'étendent; et c'est le principal
caractère qui distingue les siècles policés des temps d'ignorance et de
barbarie. Les factions et les haines de parti y sont toujours moins durables,
les révolutions moins sanglantes, l'autorité moins sévère, et les séditions
moins fréquentes. Les guerres étrangères deviennent même moins cruelles, et les
guerriers, dont le cœur s'endurcit sur le champ de bataille contre la
compassion et la crainte, autant par honneur que par intérêt, cessent d'être
ennemis après le combat, et deviennent des hommes après avoir été des bêtes
féroces.
Il n'est pas à craindre
que les hommes, en perdant de leur férocité, perdent également de leur courage,
ou deviennent moins intrépides et moins valeureux dans la défense de leur
patrie et de leur liberté; les arts n'affaiblissent ni le corps ni l'esprit ;
l'industrie, au contraire, leur compagne inséparable, ajoute de nouvelles
forces au corps ; et, si l'aménité et la douceur des mœurs ôtent à l'ardeur
guerrière son extérieur de rudesse et de férocité, l'honneur, principe plus
fort, plus durable et plus docile, acquiert une nouvelle vigueur par cette
élévation de génie que donnent les connaissances et les talents : on doit
convenir aussi que la valeur n'est durable et utile, que lorsqu'elle est
accompagnée de la science et de la discipline militaires, qu'on trouve rarement
chez les peuples barbares. Les anciens historiens ont observé que Datames fut (27) le
seul barbare renommé pour son habileté dans l’art militaire, et Pyrrhus, étonné des évolutions et de la
discipline des armées romaines, ne put s'empêcher de dire à ses courtisans que
les Romains, qu'il désignait par l'expression de Barbares, ne l’étaient plus lorsqu'ils faisaient la guerre. De
toutes les nations de l'antiquité, le peuple romain a été le seul où la
discipline militaire ait été en vigueur avant qu'il fût policé; et il est
singulier que les Italiens soient, de tous les peuples modernes de l'Europe,
celui qu'on regarde communément comme le moins propre aux entreprises
guerrières, et le moins ambitieux de la réputation militaire. Ceux qui
attribuent ce caractère efféminé des Italiens à leur luxe, à leur délicatesse
et à leur goût pour les arts, n'ont pas réfléchi sans doute que la bravoure des
Français et des Anglais était aussi incontestable que leur activité dans le
commerce et leur passion pour le luxe. Les historiens d'Italie nous donnent une
raison plus satisfaisante du changement arrivé dans le caractère des habitants
de cette partie de l'Europe; ils observent que tous les souverains de l'Italie
étaient en guerre les uns contre les autres, dans le même temps où
l'aristocratie vénitienne était toujours en garde contre ses propres sujets, où
la démocratie florentine s'appliquait uniquement au commerce, où Rome était
gouvernée par des prêtres, et Naples par des femmes. Les généraux n'avaient
alors sous leurs drapeaux que des soldats de fortune qui, n'étant excités par
aucun intérêt particulier, ne faisaient les uns contre les autres que des
simulacres de guerre, semblaient s'attaquer et se défendre mutuellement pendant
des journées entières, et retournaient, après cette apparence de combats,
passer la nuit dans leur camp, laissant à peine quelques morts et quelques
blessés sur le champ de bataille.
Les moralistes sévères
se sont servis des événements de l'ancienne Rome, pour justifier leurs
déclamations contre le luxe et la délicatesse dans les plaisirs. Tant que cette
république joignit à la pauvreté et à la rusticité des mœurs la vertu et
l'Amour de la patrie, elle parvint au plus grand degré de puissance et de
liberté; mais ses conquêtes dans l'Asie ayant introduit le luxe chez les
Romains, les mœurs se corrompirent aussitôt, et on vit naître les séditions et
les guerres civiles, qui furent suivies de la perte entière de la liberté. Tous
les auteurs classiques que nous étudions dans notre enfance nous parlent de cet
événement, et attribuent la ruine de l'État aux arts et aux richesses apportées
de l'Orient. Salluste était tellement persuadé de cette opinion, que le goût de
la peinture paraissait à ses yeux un aussi grand vice que la débauche et
l'ivrognerie. Cette façon de penser était si générale dans les derniers temps
de la république, que cet auteur ne tarit pas sur les louanges qu'il donne à
l'ancienne Rome et à l'austère vertu de ses premiers citoyens, quoiqu'il fût
lui-même un exemple éclatant du luxe et de la corruption moderne. L'Écrivain le
plus élégant parle avec mépris de l'éloquence des Grecs, et se permet sur cette
matière des (28) digressions et des déclamations déplacées, qui sont en même
temps des modèles de goût et de correction. Il serait aisé de prouver que ces
auteurs se sont trompés sur les causes des désordres arrivés dans la république
romaine, et qu'ils ont attribué au luxe et aux arts ce qui ne procédait que de
la mauvaise constitution du gouvernement et de la trop grande étendue des
conquêtes. Le luxe et la délicatesse dans les plaisirs n'entraînent pas
nécessairement après eux la corruption et la vénalité ; ce qu'on appelle
plaisir, délicatesse et raffinement est relatif à l'état des personnes, et les
hommes ne les recherchent et ne les désirent que par comparaison ou
relativement à leur propre expérience. L'artisan est aussi avide d'argent pour
le dépenser en eau-de-vie et en nourriture grossière, que le courtisan pour se
procurer du vin de Champagne et les mets les plus délicats. Les hommes de tous
les siècles et de tous les temps n'estiment les richesses que parce qu'elles
peuvent multiplier les plaisirs auxquels ils sont accoutumés. L'honneur et la
vertu peuvent seuls restreindre et régler l'amour de l'argent ; et si ces
qualités précieuses et estimables n'existent pas également dans tous les
siècles, elles doivent être plus communes dans ceux qui sont renommés par le
luxe et les connaissances.
La Pologne est l'État de
l'Europe où il y a le plus de corruption et de vénalité; les arts mécaniques et
libéraux, ainsi que ceux de la guerre et de la paix, paraissent cependant y
avoir fait moins de progrès que partout ailleurs. Les nobles de cette partie de
l'Europe ne semblent avoir conservé leur couronne élective, que pour la vendre
sous l'apparence de formalités régulières, à celui qui la met à plus haut prix
; et cette nation ne paraît pas connaître d'autre espèce de commerce.
Il s'en faut beaucoup
que l'Angleterre ait perdu de sa liberté depuis l'introduction du luxe et des
arts; elle en a au contraire étendu les droits. Si la corruption paraît
prévaloir depuis quelques années, on doit l'attribuer principalement à
l'établissement solide de la liberté, dont l'heureux effet est d'empêcher nos
princes de gouverner sans parlement, et de les mettre hors d'état d'intimider
ces mêmes parlements par le fantôme de leur prérogative. D'ailleurs, la
corruption ou la vénalité reprochée au peuple anglais existe bien plus parmi
les électeurs que parmi les représentants, et ne peut par conséquent être
raisonnablement attribuée aux délicatesses et aux raffinements du luxe.
Les
arts et le luxe, considérés dans leur véritable point de vue, doivent paraître
favorables à la liberté ; et s'ils ne suffisent pas seuls pour affranchir les
peuples de la servitude, ils contribuent du moins à la conservation de la
liberté, et les mettent à l'abri du malheur de la perdre. En effet, lorsqu'on
observe avec attention les nations grossières et sans police, où les arts sont
inconnus, on y voit la culture de la terre être l'unique travail et la seule
industrie du peuple. Les (29) habitants n'y sont partagés qu'en deux classes, l’une
composée des propriétaires des terres, et l'autre de leurs vassaux ou fermiers.
Ces derniers, ne possédant aucunes richesses, naissent nécessairement dans la
dépendance, et sont élevés dans l'esclavage et dans la soumission ; l'ignorance
entière et absolue de toute espèce d'arts, dans laquelle est plongée la nation,
les empêche même d'en être considérés par leur habileté dans l'agriculture. Les
premiers, c'est-à-dire les propriétaires des terres, s'érigent naturellement,
dans ces pays barbares, en petits tyrans, et sont forcés, pour le maintien de
l'ordre et de la tranquillité publique, de se choisir parmi eux un souverain
absolu et indépendant. Peut-être que, semblables aux anciens barons goths, ils
voudront conserver leur indépendance mutuelle ; mais il s'élèvera bientôt entre
eux des disputes et des animosités, qui répandront dans la nation un trouble et
une confusion plus insupportables, peut-être, que le gouvernement le plus
despotique. Dans les pays, au contraire, où le luxe anime le commerce et
l'industrie, les paysans s'enrichissent par la culture de la terre, et cessent
d'être esclaves. On voit paraître en même temps des marchands et des
négociants, qui forment une classe mitoyenne et nouvelle dans la société, et
qui devenus, par les profits de leur commerce, propriétaires de quelques portions
de terre, acquièrent de la considération et de l'autorité parmi leurs
concitoyens, et deviennent, par la succession des temps, la base la plus solide
et la plus durable de la liberté publique. Cette classe de citoyens, mitoyenne
entre les grands propriétaires et les cultivateurs, ne se soumet pas à
l'esclavage, comme le pauvre paysan, que l'indigence et le peu d'élévation
d'esprit y entraînent ; et, se sentant d'ailleurs trop faible pour pouvoir
exercer sur les cultivateurs la même autorité que les barons, elle n'a aucun
intérêt à se soumettre à la tyrannie de leur souverain ; cette classe ne désire
que le maintien et la conservation des lois qui assurent la propriété, et la
mettent à l'abri de la tyrannie, soit monarchique, soit aristocratique. La Chambre
des communes est le plus solide appui de notre gouvernement populaire ; et tout
le monde convient qu'elle n'a acquis son crédit et son pouvoir, que par
l'accroissement du commerce qui a fait passer une grande partie de la propriété
des terres entre les mains des communes. Il y a donc une contradiction
manifeste dans les déclamations contre le luxe et la perfection des arts, et
c'est une erreur évidente que de les représenter comme le poison destructeur de
la liberté et de l'amour de la patrie.
Les
hommes sont portés naturellement à critiquer leurs contemporains, à blâmer les
mœurs et les usages du temps présent, et à exalter les vertus réelles ou
prétendues de leurs ancêtres. Les écrits des siècles éclairés et policés étant
les seuls qui passent à la postérité, il n'est pas étonnant que nous trouvions
dans les auteurs les plus (30) estimés un grand nombre d'arrêts sévères
prononcés, non seulement contre le luxe, mais même contre les sciences : le
respect qu'on nous inspire pour ces auteurs éclairés, joint à l'inclination
naturelle à tous les hommes de censurer leurs concitoyens, nous fait adopter
leurs sentiments; il serait cependant facile de détruire cette erreur, et de
rendre un jugement impartial, en faisant la comparaison de quelques peuples contemporains,
dont on mettrait les mœurs en opposition. On ne peut, en effet, s'empêcher de
reconnaître que la trahison et la cruauté, les plus détestables de tous les
vices, semblent être particulièrement affectés aux nations sans police et sans
luxe. Les Grecs et les Romains, les plus civilisés de tous les peuples de
l'antiquité, en faisaient le reproche à toutes les nations barbares dont ils
étaient environnés; ils ne pouvaient ignorer cependant que leurs ancêtres, dont
ils se plaisaient à vanter les vertus, étaient barbares avant d'avoir été
civilisés; qu'ils avaient par conséquent été assujettis aux mêmes vices, et
aussi inférieurs à leurs descendants par les sentiments d'honneur et
d'humanité, que par leurs connaissances dans les sciences et dans les arts. On
fera tels éloges qu'on voudra des anciens Francs et des anciens Saxons, je
croirai toujours ma fortune et ma vie moins en sûreté entre les mains d'un
Maure et d'un Tartare, qu'entre celles d'un Anglais ou d'un Français, élevés
l'un et l'autre dans leur patrie, c'est-à-dire, chez les peuples les plus
policés du monde connu.
Il
me reste maintenant à expliquer la seconde proposition que j'ai avancée au
commencement de cet Essai, c'est-à-dire que le luxe cesse d'être avantageux au
public, lorsqu'il n'est plus modéré, et que dans ce cas, quoiqu'il ne soit pas
la qualité la plus nuisible à la société, il y apporte cependant un mal réel.
Ce
qu'on ajoute aux simples nécessités de la vie, les recherches et les
délicatesses qu'on apporte dans les plaisirs permis, sont un luxe ; mais ce
luxe, innocent en lui-même, est cependant dangereux, et peut même être regardé
comme un vice, lorsqu'il absorbe toute la dépense d'un citoyen et le met hors
d'état de remplir les devoirs que sa fortune et son état exigent de lui.
Supposons qu'un père de famille, vivant dans les bornes de sa condition, au
lieu d'employer tout son revenu à des dépenses de faste et de plaisir, le
partage avec ses enfants, auxquels il donne une excellente éducation, avec ses
amis qu'il aide dans leurs besoins, et avec les pauvres qu'il secourt dans
leurs nécessités, il n'en résultera certainement aucun préjudice pour la
société, il s'y fera au contraire la même consommation. La portion de travail
qui n'aurait été utile qu'aux plaisirs d'un seul homme, sera employée au
soulagement de cent malheureux. La même somme d'argent, dépensée pour forcer la
nature et faire manger à un homme sensuel des fruits parvenus à leur maturité
avant la saison qui leur est propre, peut faire (31) subsister une famille entière
durant six mois de l'année, Ceux qui soutiennent que le peuple serait oisif et
sans travail, si un luxe vicieux et outré
ne lui fournissait de l'occupation, peuvent avancer également que le luxe est
un remède contre la paresse, l'amour-propre, le peu d'humanité, la dureté de
cœur, et autres semblables défauts qui paraissent malheureusement attachés et
inséparables de la nature humaine. On peut en ce cas comparer le luxe à ces
poisons dont la médecine fait usage, et qui deviennent remèdes entre ses mains.
Mais, pour me servir de la même comparaison, la vertu est dans tous les cas
préférable à ce qui n'a même que l'apparence du vice, par la même raison que
les aliments sains auront toujours la préférence sur les poisons, quelque
corrigés et adoucis qu'on puisse les supposer.
Personne
ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il est dans la puissance de Dieu de rendre
le peuple de la Grande-Bretagne plus heureux, soit par une réforme entière des
mœurs et du caractère des hommes, soit en leur prescrivant des lois, dont il ne
leur serait pas possible de s'écarter. Comme la terre peut toujours nourrir
plus d'habitants qu'elle n'en contient, ceux que nous imaginons dans cette
république utopienne, ne seraient assujettis qu'aux infirmités du corps, qui ne
font pas la moitié des misères humaines. Pour les autres maux dont les hommes
sont affligés, ils ont leur source dans nos vices, ou dans ceux des autres, et
même plusieurs de nos maladies n'ont pas d'autre origine. Les hommes seraient
heureux, et à l'abri de tous les maux, si les vices pouvaient être bannis de
dessus la terre et en disparaître pour toujours. Je dis tous les vices, car on
ne pourrait en garder quelques-uns, sans rendre la condition humaine plus
malheureuse qu'elle ne l'était auparavant; en bannissant le luxe vicieux, et en
laissant parmi les hommes la paresse et une indifférence générale pour le bien
de la société, l'industrie diminuera dans l'État, et on ne doit pas s'attendre
que la charité et la générosité le dédommagent de cette perte. Contentons-nous
d'assurer que deux vices opposés peuvent être moins nuisibles dans un État,
lorsqu'ils y sont réunis, que ne le serait l’un des deux s'il y était seul ;
mais ne soutenons jamais qu'un vice peut être
avantageux par lui-même. Un auteur qui avance, dans un endroit de son ouvrage [2], que les politiques ont
inventé les distinctions morales pour l'intérêt public, et qui soutient, dans
un autre, que le vice est avantageux au public, se contredit évidemment; en
effet, dans quelque (32) système de morale que ce puisse être, il y a au moins
une contradiction dans les termes, lorsqu'on soutient qu'un vice peut en
général être avantageux à la société. Ce raisonnement m'a paru nécessaire pour
éclaircir une question philosophique sur laquelle on a beaucoup disputé en
Angleterre. Je l'appelle question philosophique, et non pas politique; car,
quelle que puisse être la conséquence du changement que le souverain
législateur est le maître d'opérer dans le genre humain, en gratifiant les
hommes de toutes les vertus, et les délivrant de toute espèce de vices, le
magistrat, qui ne s'occupe que des choses possibles, ne peut prendre aucun
parti dans cette question. Il ne dépend pas de lui de mettre la vertu à la
place du vice, mais il ne lui est pas impossible de guérir un vice par un autre
; et dans ce cas il doit préférer celui qui est le moins nuisible à la société.
Le luxe excessif est la source de beaucoup de maux, mais il est en général
préférable à la paresse et à l'oisiveté qui vraisemblablement prendraient sa
place, et dont les conséquences sont plus préjudiciables aux particuliers et au
public. Chez les nations où la paresse et l'oisiveté sont les vices dominants,
les mœurs sont basses et grossières dans toutes les classes du peuple; les
hommes n'ont ni plaisirs ni société entre eux; et, si le souverain a besoin du
service de ses sujets, le travail de l'État ne pouvant fournir de subsistance
qu'à la classe des laboureurs, il se trouve hors d'état de récompenser ceux qui
sont employés pour le public.
Fin du
fichier
[1]
L'inscription de la place
Vendôme dit 440,000.
[2]
Fable des Abeilles. — The fable of the bees ; or Private vices public benefits, du docteur Bernard de Mandeville.
Cet ouvrage qui parut en 1723, est la reproduction, avec des notes et des
commentaires fort étendus, d'un petit poème anglais intitulé : Grumbling Hive, or Knaves turned Honest,
et publié en 1714. En 1732, Mandeville donna une
nouvelle édition de son ouvrage, laquelle comprend un Essai sur la charité et
les écoles de charité, et des Recherches sur l’économie sociale, Londres, 2 v.
in-8. E. D.