Essai sur la jalousie commerciale
1758
Traduit de l'Anglais par Melle de La Chaux
In
Mélanges d’économie politique, Volume I
Par Eugène Daire et G. de Molinari
Paris
Chez Guillaumin et Cie libraires,
Rue Richelieu, n°14.
1847
Texte numérisé par Philippe Folliot,
Professeur de philosophie au lycée Ango de Dieppe.
2009.
Essai sur la jalousie commerciale [1]
(99) Après avoir montré le
ridicule d'une première espèce de jalousie à laquelle sont en proie les nations
commerçantes [2], il ne saurait être
hors de propos de parler d'une seconde, dont les motifs ne sont pas moins
déraisonnables. Rien n'est plus commun, de la part des peuples qui ont fait
quelques progrès dans le commerce, que de s'alarmer des progrès analogues qui
s'opèrent chez leurs voisins; de considérer comme ennemis, en quelque façon,
tous les États où la production se développe, et de poser en principe que la
fortune de ces États ne s'améliore qu'à leurs dépens. Mais, contrairement à
cette doctrine étroite et malveillante, je ne craindrai pas de soutenir que
l'accroissement de la richesse et du commerce, chez une nation quelconque, bien
loin de pouvoir blesser l'intérêt des autres, contribue, la plupart du temps, à
l'extension de leur propre opulence ; et qu'aucun État ne réussirait à faire
faire de grands pas à son industrie et à son commerce, si l'ignorance, la
paresse et la barbarie régnaient chez les peuples qui l'environnent.
Il est manifeste que
l'industrie par laquelle un peuple pourvoit à la satisfaction de ses besoins
domestiques ne saurait éprouver aucun dommage de la plus grande prospérité des
pays voisins; et comme cette branche du travail national est la plus importante
de toutes dans un royaume d'une certaine étendue, cette considération suffirait
seule pour calmer toutes nos inquiétudes à ce sujet. Mais je vais plus loin, et
je ferai observer qu'il est impossible, quand la liberté préside aux rapports
commerciaux, que l'industrie intérieure de chaque nation ne se développe pas
par suite de leurs progrès réciproques. Comparez la situation actuelle de la
Grande-Bretagne à ce qu'elle était il y a deux siècles. L'imperfection de tous
les procédés relatifs à l'agriculture ou à la fabrication était extrême. Tous
les progrès que nous avons faits depuis (100) cette époque ne tiennent qu'à
l'imitation des étrangers; et nous devons, par conséquent, beaucoup plus nous
féliciter, que nous plaindre, des succès qu'ils ont pu obtenir avant nous dans
les arts et les inventions utiles. Mais nos rapports avec eux se maintiennent
encore à notre grand avantage ; car nous adoptons journellement, dans toutes
nos manufactures, les découvertes et les perfectionnements de nos voisins. Une
marchandise est-elle importée, d'abord à notre grand regret, parce que nous
nous imaginons qu'elle nous enlève notre numéraire : plus tard, l'art de
fabriquer ce produit se naturalise avec un profit évident pour nous-mêmes.
Cependant, nous continuons de voir avec peine que nos voisins demeurent en
possession d'un art, d'une branche d'industrie ou d'une invention quelconque.
Nous ne nous rappelons pas que, s'ils ne nous avaient donné les premières
leçons, nous serions encore des barbares en ce moment; et que, s'ils ne
continuaient notre éducation par leurs exemples, les arts, frappés de langueur,
perdraient bientôt cette émulation active qui contribue si puissamment à leur
progrès.
Le développement du
travail intérieur forme la base du commerce étranger. Lorsqu'un grand nombre de
produits se confectionnent et apparaissent sur le marché national, il s'en
rencontre toujours quelques-uns qui peuvent être exportés avec avantage. Mais,
si nos voisins n'ont ni industrie ni agriculture, ils ne peuvent les acheter,
parce qu'ils n'ont aucun autre produit à donner en échange. A cet égard, les
États sont dans la même position que les particuliers. Un individu ne deviendra
pas facilement industrieux , si tous ses concitoyens
restent oisifs. Les richesses des divers membres d'une société contribuent à
accroître la mienne, quelle que soit la profession à laquelle je me livre. Ces
divers membres consomment les produits de mon travail, et me fournissent, à
leur tour, les produits du leur.
Un État ne doit
appréhender, en aucune manière, que ses voisins fassent, dans les arts utiles,
des progrès assez considérables pour n'avoir plus de produits à lui demander.
La nature, en donnant aux diverses nations un génie, un climat, et un sol qui
ne sont pas les mêmes, a garanti la perpétuité de leurs échanges et de leur
commerce réciproques, aussi longtemps qu'elles demeureront industrieuses et
civilisées. Et plus l'industrie fait de progrès dans
un État, plus cet État fera de demandes au travail de ses voisins. Il est
naturel que les habitants d'un pays, à mesure que la richesse et les lumières
s'y propagent, recherchent les ouvrages les mieux confectionnés ; et , comme ils ont eux-mêmes une grande quantité de
marchandises à donner en retour, ils reçoivent d'immenses importations de tous
les pays étrangers. Ainsi donc, pendant que l'industrie étrangère est fortement
encouragée par ces demandes, l'industrie nationale ne retire pas moins
d'avantages du débouché offert à la vente de ses propres produits.
Mais qu'arriverait-il
dans le cas où un État sert de marché principal (101) à certains objets de
manufacture, comme l'Angleterre, par exemple, pour les articles de laine ? La
concurrence de nos voisins ne serait-elle pas pour nous l'occasion d'un
préjudice sous ce rapport? A cela il faut répondre que, lorsqu'un pays jouit
d'un pareil avantage, il résulte toujours de circonstances particulières tenant
à la nature des choses, et que si, malgré ces circonstances, il se laisse
déposséder de la branche de fabrication dans laquelle il excellait, ses
manufacturiers ne doivent s'en prendre qu'à leur apathie ou à la mauvaise
conduite de leurs opérations, et non aux progrès de l'industrie étrangère. On
doit considérer encore que, par le développement même de l'industrie des
nations voisines, la consommation de toutes les espèces de marchandises doit
suivre une marche ascendante, et que, malgré la concurrence de la fabrication
étrangère sur notre propre marché, la demande de nos produits doit se soutenir,
ou même s'accroître. Et, si cette demande venait à se restreindre, les
conséquences qui en résulteraient devraient-elles donc être regardées comme
funestes ! Pour que le génie de l'industrie se maintienne, on peut
facilement s'engager dans d'autres voies ; et rien n'empêche que les fabricants
d'étoffes de laine, par exemple, ne s'occupent à fabriquer des tissus de lin ou
de soie, à travailler le fer ou à créer tout autre produit qui leur paraîtra
susceptible d'écoulement. On ne doit pas craindre de voir s'épuiser la série
des objets sur lesquels peut s'exercer l'industrie humaine, ou que nos
fabricants, s'ils savent se maintenir au niveau de nos voisins, courent le
risque de manquer d'emploi. L'émulation est, au contraire, ce qu'il y a de plus
propre à entretenir la vie industrielle au sein de toutes les nations rivales.
D'ailleurs, un peuple est toujours plus heureux quand il possède une grande
variété d'industries, que si une branche importante de travail, mais unique,
occupait tous les citoyens. La situation de ce peuple est moins précaire, et
beaucoup moins susceptible d'être affectée des révolutions ou des fluctuations
diverses que chaque branche particulière de commerce sera toujours exposée à
subir.
Le seul État commerçant
qui doive redouter les progrès et l'industrie de ses voisins est la Hollande,
qui, ne possédant point un territoire considérable ni une grande abondance de
denrées naturelles, ne peut être florissante qu'en servant de courtier, de
facteur ou de commissionnaire aux autres États. Un tel peuple doit
naturellement redouter que les États voisins, dès qu'ils arriveront à connaître
leurs intérêts et à s'en occuper, ne prennent en main eux-mêmes la direction de
leurs affaires, et ne privent leurs courtiers des profits que ceux-ci
retiraient de leurs services.
Mais, quoique cette
conséquence soit naturellement à craindre, il se passera un très long temps
avant qu'elle ait lieu ; par de l'habileté et de la prudence, on peut
l'éloigner pendant plusieurs générations, si l'on ne peut l'éviter entièrement.
L'avantage de capitaux supérieurs et de (102) relalions
plus multipliées est tel qu'on n'en triomphe pas facilement; et, comme toutes
les transactions s'accroissent en proportion du progrès de l'industrie dans les
États voisins, un peuple même dont le commerce repose sur cette base fragile peut
d'abord tirer des profits considérables de la situation florissante de ses
voisins. Les Hollandais ayant engagé tous leurs revenus, ont cessé de jouer sur
la scène politique le même rôle qu'autrefois ; mais leur commerce est
assurément égal à ce qu'il était au milieu du dernier siècle, à l'époque où ils
étaient comptés parmi les grandes puissances de l'Europe.
Si une politique étroite
et malveillante devait triompher parmi nous, nous réduirions toutes les nations
voisines à l'état de paresse et d'ignorance qui règne au Maroc et sur la côte
de Barbarie. Mais quelles seraient les conséquences d'un pareil changement? Ces
nations cesseraient de nous apporter leurs produits; elles ne nous
demanderaient plus les nôtres; notre industrie domestique languirait faute
d'excitation, d'exemples et d'enseignements; et nous ne tarderions pas à tomber
nous-mêmes dans l'état d'abjection auquel nous les aurions réduites. J'oserai
donc déclarer que, non seulement comme homme, mais encore comme sujet anglais,
je fais des vœux pour voir fleurir le commerce de l'
Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie et de la France elle-même. Je suis
certain, du moins, que la Grande-Bretagne et tous les pays que je viens de
citer verraient s'accroître leur prospérité réciproque, si les souverains et
les ministres qui les gouvernant adoptaient de concert des vues plus
bienveillantes et plus libérées.
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