Essai sur les impôts
1752
Traduit de l'Anglais par Melle de La Chaux
In
Mélanges d’économie politique, Volume I
Par Eugène Daire et G. de Molinari
Paris
Chez Guillaumin et Cie libraires,
Rue Richelieu, n°14.
1847
Texte numérisé par Philippe Folliot,
Professeur de philosophie au lycée Ango de Dieppe.
2009.
Essai sur les impôts
Les personnes qu'on
désigne en Angleterre sous le nom de Gens
d'affaires et de moyens, et qu'on appelle Financiers en France, établissent pour maxime : Que les nouveaux impôts, bien loin de ruiner
les peuples, sont une source de richesses pour eux ; et que chaque augmentation
du fardeau public augmente, dans la même proportion, l’industrie de la nation.
Cette maxime,
susceptible par elle-même des plus grands abus, est d'autant plus dangereuse,
qu'on ne peut s'empêcher d'en reconnaître en grande partie la vérité, et de
convenir qu'en la restreignant dans des bornes raisonnables, elle est fondée
sur la raison et sur l'expérience.
Il semble, à la première
vue, que les impôts établis sur les denrées dont le peuple fait usage, nécessitent
les pauvres à diminuer leur dépense, ou à augmenter le prix de leurs journées
et de leur travail; mais l'expérience apprend que les ouvriers, forcés, par
l'augmentation des impôts, à devenir plus laborieux et plus industrieux, sont en
état de les payer, sans exiger une plus forte rétribution pour le prix de leur
travail. Il est même certain que, lorsque les impôts sont modérés, qu'on les
établit successivement et sans affecter les nécessités de la vie, ils
contribuent souvent à exciter l'industrie d’une nation, et à lui procurer des
richesses que sa situation, le climat et la nature du sol semblaient lui
refuser. On peut observer, en effet, que les peuples les plus commerçants ont
été dans tous les temps renfermés dans un territoire de peu d'étendue, et
qu'ils n'ont pu devenir riches et puissants, qu'en surmontant les différents
obstacles que la nature leur opposait. Tyr, Athènes, Carthage, Rhodes, Gênes,
Venise, la Hollande sont des exemples frappants de la
vérité de cette observation. L'histoire ancienne ne fait aucune mention de
peuples commerçants et industrieux, établis dans des pays aussi fertiles et
d'une aussi grande étendue que la Flandre, l'Angleterre et la Hollande. La
situation des Flamands et (63) des Anglais sur les bords de la mer, ainsi que
la nécessité où ils se sont trouvés d'aller chercher dans des régions éloignées
ce que le climat leur refusait, ont sans doute forcé ces nations modernes à se
livrer au commerce. Le Français, peuple également spirituel et entreprenant, ne
s'y est appliqué que longtemps après, et par une espèce de réflexion sur les
grandes richesses que la navigation et l'industrie avaient attirées chez ses
voisins.
Les pays dont Cicéron [1] fait mention,
comme étant les plus commerçants de son temps, sont Alexandrie, Colchos, Tyr, Sidon, Andros, Chypre, la Pamphylie, la
Lycie, Rhodes, Chios, Bizance,
Lesbos, Smyrne, Milet, Coos. Tous ces pays, à
l'exception d'Alexandrie, n'étaient que de petites îles, ou des cantons
renfermés dans des limites très étroites, et cette ville était redevable de
tout son commerce à l'avantage de sa situation.
Puisque l'industrie et
le commerce sont florissants dans les pays où les peuples sont obligés de se
procurer des ressources contre les intempéries du climat et la stérilité de la
terre, il y a tout lieu de croire que, dans les cantons plus favorisés par la
nature, les impôts et les charges publiques peuvent produire le même effet. Le
chevalier Guillaume Temple [2] n'attribue l'industrie
des Hollandais, qu'à la nécessité résultante des désavantages de leur pays, et
il en fait une comparaison frappante avec l'Irlande. Dans ce pays, dit-il, l’étendue
et la fertilité du sol, et le petit nombre d'habitants rendent toutes les
nécessités de la vie à si bon marché, que deux jours de travail suffisent à un
homme, pour lui faire gagner de quoi se nourrir tout le reste de la semaine ;
et c'est la véritable cause de la nonchalance et de la paresse dont sont accusés,
avec raison, les habitants de ce royaume. Les hommes, ajoute cet écrivain, sont naturellement portés à préférer le
repos au travail, et ne se livrent à ce dernier, que lorsqu'ils y sont
contraints. Le travail est cependant nécessaire à leur santé et à leur bonheur,
ils ne peuvent même le quitter lorsque la nécessité leur en a fait contracter
l'habitude. Le passage du travail journalier au repos leur est peut-être
même plus difficile à supporter, que celui du repos habituel au travail.
L'auteur confirme cette maxime par rénumération des
lieux où le commerce a été plus florissant, dans les temps anciens et modernes
; et il observe que les peuples commerçants ont été resserrés, dans tous les
temps, dans un espace de terrain dont le sol et le climat forçaient les
habitants à se livrer à l'industrie.
On peut également
remarquer que dans les années de disette, c'est-à-dire dans le temps où les
grains ont une valeur au-dessus de l'année commune (car je ne parle pas des
temps malheureux de famine), les pauvres (64) sont plus laborieux, plus
occupés, et se procurent avec plus de facilité les nécessités de la vie, que
dans les années de grande abondance, où ils s'abandonnent à l'oisiveté et à la
débauche. Beaucoup de fabricants m'ont assuré que, dans l’année 1740, lorsque
le pain et toutes les nécessités de la vie étaient d'une valeur considérable,
non seulement leurs ouvriers subsistèrent aisément, mais qu'ils gagnèrent assez
pour payer les dettes qu'ils avaient contractées dans les années précédentes,
où toutes les denrées étaient beaucoup moins chères. [3]
Je ne prétends pas être
l'apologiste de toutes les taxes et de tous les impôts; je conviens, au
contraire, que, semblables à l'extrême nécessité, ils détruisent l'industrie et
réduisent le peuple au désespoir, lorsqu'ils sont exorbitants; j'avoue même
qu'avant que de produire ces funestes effets, ils augmentent la valeur de
toutes les denrées et de toutes les marchandises, ainsi que le prix de la
main-d'œuvre. Le législateur prudent, et animé du désir de faire le bien de son
peuple, ne doit jamais perdre de vue le degré où l'accroissement des impôts
cesse d'être avantageux à l'industrie de la nation, et lui devient
préjudiciable; mais comme il n'est que trop ordinaire de s'en écarter, il est
fort à craindre que les impôts ne se multiplient à un tel point dans tous les
États de l'Europe, qu'ils n'y anéantissent à la fin toute espèce d'industrie;
l'excès sera la seule cause de ce malheur, s'il arrive jamais, et il n'en sera
pas moins vrai que les impôts modérés, et répartis avec égalité, peuvent contribuer
au progrès de l'industrie.
Le choix des impôts ne
peut jamais être indifférent; il est au contraire de la plus grande conséquence
pour le bonheur et la puissance d'une nation; ceux qui se lèvent sur les
marchandises de luxe sont préférables à tous les autres, et lorsqu'ils sont
insuffisants, on doit y assujettir les marchandises et les denrées de
nécessité. Le peuple, quoique forcé de se soumettre à ces impositions, ne les
paie que volontairement, parce qu'il est le maître d'en acheter une moindre
quantité; il a d'ailleurs, dans cette forme d'imposition, l'avantage de les
acquitter insensiblement et par parties ; il s'en aperçoit même à peine au bout
de quelque temps, parce qu'il confond l'impôt avec le prix de la marchandise et
de la denrée, dont la valeur est composée en partie du droit payé sur la
consommation. Ces sortes d'impôts ne seraient accompagnés
d'aucun inconvénient, si la levée en pouvait être faite sans frais, ou du moins
avec aussi peu de dépense que pour ceux établis sur les propriétés. Ces derniers,
quoique levés avec très peu de frais, sont plus onéreux au peuple, et moins
avantageux au prince que les premiers, et les États ne sont obligés d'y avoir
recours que pour suppléer au défaut des autres, dont il est très intéressant
d'éviter l'excès.
(65) Les impôts
arbitraires sont, de tous, les plus préjudiciables à une nation ; leur
répartition ne peut jamais être égale et proportionnée aux facultés des
contribuables, et devient une espèce de punition de l'industrie; le peuple
cherche à les éviter, en cachant ses richesses, et en vivant dans la pauvreté;
ils sont plus à charge par leur inévitable inégalité que par leur poids, et il
est surprenant de les voir établis chez des peuples policés.
Les impôts personnels
sont par leur nature dangereux, dans la supposition même que la répartition en
pût être égale et proportionnée, par la facilité qu'ont les souverains
d'ajouter peu à peu à la première somme, et de la rendre avec le temps
excessive et insupportable. Les droits imposés sur la consommation des denrées
et des marchandises, ne peuvent jamais être exposés au même danger, parce que
la consommation diminue, à mesure que l'impôt s'accroît au-dessus de la proportion
raisonnable, et que le revenu du prince diminue, par la raison qu'il a trop
augmenté les droits sur la consommation, dont le principal avantage consiste en
ce qu'ils ne peuvent jamais devenir excessifs et ruineux pour une nation.
Le changement introduit
par Constantin dans les finances, fut une des principales causes de la chute de
l'empire romain. Ce prince établit une capitation générale pour tenir lieu des
dîmes, des douanes, et des excises, qui formaient précédemment le revenu de
l'empire. Les peuples de toutes les provinces furent si excessivement opprimés
par les exactions des receveurs publics, qu'ils allèrent au-devant des armées
victorieuses des nations barbares, et se mirent sous la protection de conquérants
qui, ayant peu de nécessités et encore moins d'industrie, offraient aux vaincus
un gouvernement préférable à la tyrannie raffinée des Romains.
On croit communément que
les impôts, de quelque nature qu'ils puissent être et sous quelque forme qu'ils
soient levés, retombent toujours sur le propriétaire de la terre, qui en est le
seul et véritable débiteur, et que tous les autres contribuables ne font
qu'avancer les sommes dont ils sont remboursés par ces propriétaires. Il est
heureux que cette opinion prévale en Angleterre, où les propriétaires sont en
même temps législateurs ; elle peut contribuer à les empêcher de perdre de vue
les intérêts du commerce et de l'industrie; mais j'avoue que ce principe, avancé
par un célèbre écrivain, me paraît si contraire à la raison, qu'une autorité
d'aussi grand poids était nécessaire pour le faire adopter. En effet, les
hommes sont continuellement occupés du soin de se délivrer des charges communes
à tous, pour les rejeter sur les autres; mais comme ce désir et cette volonté
sont dans tous les cœurs, et que chacun se tient, pour ainsi dire, sur la
défensive, il n'est pas vraisemblable que dans cette espèce de combat les uns
l'emportent entièrement sur les autres, et que le propriétaire soit la victime
de la partie industrieuse (66) de la nation. On remarque, en effet, si on y
fait attention, que dans la société les commerçants et les propriétaires des
terres font des efforts mutuels les uns contre les autres. Les premiers ne
travaillent que pour jouir de la récompense de leurs peines, en acquérant un
bien solide, c'est-à-dire pour placer en fonds de terre les profits de leur
commerce, ce qu'ils ne peuvent obtenir qu'en dépossédant les anciens
propriétaires. Ceux-ci cherchent à s'en garantir, et ils y parviennent en ne
dépensant que leurs revenus, et en évitant de contracter des engagements et des
dettes, qu'ils ne pourraient acquitter que par la vente de leurs terres. Ils
ont la même habileté par rapport aux impôts : ils cherchent également à s'en
garantir, ou du moins à ne les pas supporter seuls, et à en partager le fardeau
avec les commerçants [4].
Je ne puis finir cet
essai sans faire remarquer au lecteur que les lois politiques, toujours
rédigées dans la vue de remédier à un abus particulier, ou de rendre plus inviolable
une règle de police, sont ordinairement suivis d'effets entièrement opposés aux
principes qui les ont fait établir. Il en est de même en matière d'impositions.
Personne n'ignore que le grand seigneur jouit, dans toute l'étendue de ses
vastes États, d'un pouvoir absolu et sans bornes sur la vie et les biens de ses
sujets ; et ces mêmes sujets, servilement soumis à l'autorité despotique de
leur souverain, regardent comme une loi fondamentale de leur gouvernement, qu'ils
ne peuvent être assujettis à de nouveaux impôts, et que le prince doit se
contenter de ceux qui ont été en usage de tout temps dans son empire. Les Turcs
ont résisté à leurs souverains toutes les fois qu'ils ont tenté d'enfreindre
cette loi, dictée par un peuple qui cesse d'être esclave dans cette seule
circonstance ; et plusieurs sultans ont éprouvé en différentes occasions les
tristes effets de leur avarice. On s'imaginerait qu'un peuple, nourri et élevé
dans cette opinion et dans ce préjugé, devrait être celui de l'univers le plus
à l'abri de l'oppression; il est cependant certain qu'il en est tout autrement;
le sultan, qui n'a aucun moyen régulier d'accroître ses revenus, permet aux
bâchas et aux gouverneurs qu'il envoie dans les provinces, d'y opprimer et d'y
vexer les peuples. Il ne les rappelle que lorsqu'ils se sont enrichis des
dépouilles de ses sujets. Alors, sous l'apparence de les punir de leurs
injustices et de leurs déprédations, il les condamne à mort, pour s'enrichir
lui-même par la confiscation de leurs richesses. Si le sultan pouvait, à l'exemple
des princes de l'Europe, lever de nouveaux impôts, dans les cas où les besoins
de l'État l'exigent, l'intérêt du souverain serait inséparable de celui des
sujets, et il ne leur demanderait que des impôts (67) modérés; il sentirait
alors que les impositions excessives sont également préjudiciables an prince et
à l'État. Les peuples de cet empire reconnaîtraient bientôt aussi qu'il leur
serait plus avantageux de fournir à leur souverain un secours de dix millions
levés par imposition générale, que de lui laisser prendre un million d'une
manière aussi inégale et aussi arbitraire [5].
Fin du fichier
[1] Epist. ad Attic, lib. ix, Ep. 11.
[2]
Account of Netherlands, ch. 6.
[3]
Voyez à cet égard la fin du Discours premier.
[4]
Les négociants, dont l'objet
est de faire fortune, ne sont pas occupés du désir d'être propriétaires de tels
ou tels fonds de terre; mais ils n'amassent des richesses que dans le projet de
réaliser leur argent, et de se procurer des propriétés. Ils ne peuvent les acheter
qu'en dépouillant l'ancien propriétaire. (Note de l’Auteur.)
[5] Réflexions du Traducteur. — On ne peut s'empêcher de reconnaître la
justesse des observations de M. Hume. Les impôts, quelque multipliés qu'ils
aient été en Europe depuis un siècle, n'ont mis aucune entrave à l'industrie,
qui s'est accrue, au contraire, au grand avantage du commerce général. L'or et
l'argent du Nouveau-Monde y ont contribué sans doute,
en répandant plus d'espèces dans la circulation, et en mettant les
contribuables plus en état de satisfaire aux impositions demandées par les
souverains. Dans tous les temps les peuples se sont élevés contre les impôts,
et ne se sont soumis qu'avec peine, soit dans les monarcbies,
soit dans les républiques, aux taxes nouvelles qui leur étaient imposées. On ne
peut douter cependant que les souverains et les administrateurs des Etats ne se
portent qu'à la dernière extrémité à la levée de nouveaux impôts. L'or et l'argent
levés sur les contribuables ne restent pas en dépôt entre les mains des
trésoriers, et dans le système présent de l'Europe, les nouveaux impôts, bien
loin d'augmenter les richesses des souverains et des Etats, ne sont pas même
suffisants pour acquitter les dettes contractées dans les temps de nécessité.
En effet, toutes les taxes imposées en France depuis cent ans ont pour origine
les dettes dont nos rois se sont rendus successivement débiteurs, pour soutenir
les guerres dont l'Europe a été agitée; et toutes les fois qu'on a augmenté les
impôts ou établi de nouvelles taxes, le gouvernement y a joint des retranchements
dans les dépenses et des réformes dans l'administration. Louis XV, beaucoup plus
riche que son prédécesseur, serait hors d'état de dépenser en bâtiments, en
fêtes et en somptuosités, les mêmes sommes que Louis XIV y a employées dans les
années brillantes de sa vie. Tout l'argent que les nouveaux impôts font entrer
dans ses coffres, en ressort aussitôt pour payer les capitaux et les intérêts
des sommes prêtées à l'Etat depuis 1688; et on peut dire avec vérité que c'est
moins le roi qui lève les nouveaux impôts sur ses peuples, que la partie
créancière de ses sujets, dont les avances ne peuvent être remboursées que par
la classe industrieuse et les propriétaires des terres.
Lorsqu'il s'agit d'établir un nouvel
impôt, ou de lever une nouvelle taxe, le roi est dans la triste nécessité ou de
manquer aux engagements les plus légitimes, ou d'augmenter les charges de tous
ses sujets ; dans cette affligeante alternative, la partie créancière obtient
la préférence avec d'autant plus de raison, qu'elle a fait les avances à la
décharge de la classe industrieuse, et à celle des propriétaires des terres,
auxquelles on aurait demandé dans les temps de nécessité, par la voie des
impôts, les mêmes sommes que les rentiers ont prêtées au souverain; d'ailleurs,
il ne peut y avoir aucune comparaison entre la perte résultante d'une cessation
de paiement qui ruine des familles entières, et une augmentation d'impôts déjà
établis, et qui se répartissent en grande partie sur les créanciers de l'État,
dont les propriétés et les objets de consommation ne sont pas exempts. Non seulement
la justice réclame en faveur des créanciers de l'Etat, dans la triste nécessité
de ne les pas payer, ou de mettre de nouveaux impôts ; mais on doit observer
que le produit de ces mêmes impôts ne reste pas entre les mains du prince pour
y être resserré. Il est au contraire répandu sur-le-champ et employé à
rembourser des capitaux, ou à payer des arrérages de rentes. La dépense
journalière de ceux qui reçoivent du prince les sommes qui leur sont dues, les
fait aussitôt reverser entre les mains des propriétaires des terres et des
ouvriers, et je crois qu'on peut soutenir avec raison que les dettes de l'Etat
contribuent très sensiblement à l'activité de la circulation de l'argent, dont
l'effet est de vivifier tous les canaux où il passe. S'il était possible de
supposer que les dettes du royaume pussent être remboursées toutes à la fois,
et que les créanciers de l’État fussent payés dans le même moment de 2
milliards 500 millions qui leur sont dus, et qu'ils ont prêtés au roi en
différents temps, il est certain que le royaume ne serait ni plus riche, ni plus
pauvre qu'il l'était dans l'instant précédent ; mais la circulation serait
totalement arrêtée, les provinces n'auraient plus de débouchés de leurs denrées
et de leurs marchandises, (68) les vins de Champagne et de Bourgogne
resteraient dans les celliers des vignerons, les fabricants d'étoffes
cesseraient de travailler, l'argent disparaîtrait des provinces, et la capitale
elle-même en serait privée pour longtemps; le roi et son peuple seraient
pauvres durant plusieurs années, les provinces et la capitale hors d'état de
payer la moitié des impositions qui y sont levées dans l'état présent, et une
pauvreté générale se répandrait dans tous les ordres des citoyens. Une chaîne
invisible, et formée par le Créateur, lie ensemble toutes les parties d'un
État, et les fait correspondre mutuellement ; une seule ne peut souffrir, sans
que les autres ne s'en ressentent ; elles se tiennent réciproquement et ont des
dépendances mutuelles invisibles, mais démontrées par l'expérience.
Ce serait donc une calamité générale dans
la France, si d'un moment à l'autre elle se trouvait libérée de ce fardeau
immense de dettes sous lequel elle paraît gémir, et qui est la source fatale
des impôts. Cette calamité cependant ne serait que passagère et momentanée.
Semblable à la grêle, elle ravagerait la campagne et les villes ; mais après un
espace de quelques années, la circulation reviendrait, et ranimerait les
différentes classes des citoyens; le mal ne se ferait sentir que dans
l'intervalle, qui paraîtrait également long et affligeant ; les peuples
regretteraient plus d'une fois le spectacle envié des créanciers de l'Etat,
dont les dépenses soutiennent la circulation et contribuent à l'aisance générale.
On peut remarquer, en effet, que les
impôts, quelque multipliés qu'ils soient, n'ont pas empêché l'accroissement du
luxe et de la dépense dans tous les ordres de l'État ; l'un et l'autre sont
portés, au contraire, à un point dont nos pères n'avaient pas même l'idée. Les
propriétaires des terres sont moins riches, mais leurs fermiers sont mieux
habillés qu'autrefois, et les artisans des villes et de la campagne ont plus
d'aisance que n'en avaient leurs pères; les négociants et les fabricants font
des fortunes moins rapides et moins considérables, que ceux du règne de Louis
XIII et de Louis XIV; mais leur nombre est quadruple de ce qu'il était il y a
cent ans. Les offices de judicature sont diminués de valeur, et les magistrats
d'aujourd'hui seraient hors d'Etat d'acquérir des charges sans revenu, au même
prix que les acquéraient leurs ancêtres, qui y employaient la moitié de leur
patrimoine ; mais au lieu des mules dont se servaient leurs pères pour aller au
Palais, ils y sont conduits dans des voitures commodes et brillantes; les diamants
sont la parure ordinaire de leurs femmes, et les meubles les plus somptueux ornent
leurs habitations, tant à la ville qu'à la campagne; tout se ressent de
l'aisance et des richesses de la nation ; les impôts, bien loin de les avoir
altérées, semblent les avoir accrues, par la raison que les sommes qu'ils
fournissent au prince ne restent pas dans ses coffres, mais lui servent à payer
ses créanciers, qui les reversent à leur tour dans tous les ordres du peuple,
au grand avantage de la circulation.
Ces réflexions paraissent prouver qu'il
est de toute vérité qne les impôts en eux-mêmes, tant
qu'ils ne sont pas arbitraires, et que l'augmentation en est successive, ne peuvent
être la ruine d'un État : les peuples ne sont écrasés que par la forme de leur perception,
et non par leur masse. C'est le sentiment de M. Hume, et la France en est une
preuve bien convaincante. En effet, malgré la grande augmentation des
impositions levées depuis quatre-vingts ans, la nation a fait dans le même
espace de temps des progrès surprenants dans le commerce, et les peuples se
procurent plus facilement aujourd'hui les nécessités et les commodités de la
vie. Ce qu'on doit attribuer, 1° au changement de valeur de la monnaie ; 2° à
la forme des impôts nouvellement établis.
Les changements survenus dans la valeur
des monnaies ont diminué les anciens impôts, dans une proportion relative à
l'augmentation des espèces. La richesse ne consiste pas dans la quantité plus
ou moins grande des livres numéraires, dont les paiements sont composés, mais
dans le poids et la quantité d'or et d'argent, qui constituent
les paiements. Depuis 1680 jusqu'en 1690, le marc d'argent fin monnayé n'a valu
que 28 livres 13 sols 8 deniers ; il est en 1765 de la valeur de 54 liv. 6 sols
6 den. 6/11; par conséquent un paiement de 300,000
liv. ne pouvait se faire en 1680 qu'avec 523 marcs d'argent, et il n'en faut
plus que 276 pour payer la même somme en 1765. Si le recouvrement
total des impositions payées en 1765 était le même qu'en 1680, et si le
gouvernement n'avait pas établi depuis cette époque de nouveaux droits, le roi
serait certainement bien moins riche présentement qu'il ne l’était pour lors ;
mais quelques impositions ont été augmentées en livres numéraires, et on en a
établi plusieurs qui n'existaient pas il y a 80 ans. Le détail succinct que je
me propose de mettre sous les yeux du lecteur, en lui présentant le tableau des
impositions les plus importantes, lui prouvera que le haussement des monnaies a
été avantageux au peuple et que la classe des sujets qui méritent le plus de (69)
faveur, c'est-à-dire, les habitants de la campagne, les cultivateurs et les
ouvriers, sont traités à tous égards bien plus favorablement qu'ils ne l’étaient
il y a près d'un siècle.
1° On voit , dans les Recherches et Considérations sur les
finances, tome III, page 280, que la taille imposée dans les pays
d'élection en 1683, montait à 35 millions, le marc d'argent fin valant alors,
comme on vient de l'observer, 28 livres 13 sols 8 deniers. Le montant de la
taille imposée dans les mêmes pays d'élection, en 1765, est de 46 millions ; et
elle aurait dû être portée à 66,177,000 liv. si la
proportion de la valeur des monnaies avait été conservée, ce qui forme en
faveur des habitants taillables du royaume une diminution réelle de plus de 20
millions.
Il est vrai qu'en 1683, la capitation
n'était pas encore établie, et que les taillables paient la plus grande partie
de cette imposition ; mais il faut observer que le recouvrement entier de la
capitation, imposée en 1765 sur tous les pays d'élection, est de 26 millions, dont
il y en a au moins 8 payés par les villes exemptes de tailles, les nobles, les
privilégiés, les secrétaires du roi, les officiers de sa maison, les trésoriers
de France, les magistrats, etc., toutes personnes que leur naissance ou leurs
emplois exemptent de taille. Il résulte évidemment de ce calcul que, malgré
l'établissement de la capitation, les taillables, c'est-à-dire, les habitants
de la campagne, paient réellement en 1765 moins de tailles que leurs
prédécesseurs n'en payaient en 1683.
2° Les droits levés sur le sel ont été de
tout temps regardés comme une imposition extrêmement onéreuse, principalement
aux habitants de la campagne. Mais ce changement dans la valeur des monnaies a
procuré à cet égard un soulagement encore plus sensible que par rapport à la
taille. En effet, l'Ordonnance de 1680 fixe la valeur du minot de sel vendu
dans le grenier de Paris, à 41 liv. Le marc d'argent fin valant alors 28 liv.
13 sols, la même mesure de sel ne se vend en 1765, malgré toutes les
augmentations de droits, de sols pour livre, etc., que 57 liv. 16 sols, au lieu
de 77 liv. 14 sols que le peuple serait obligé de la payer, si sa valeur avait
été augmentée dans la proportion de celle des monnaies; et cette différence opère
en faveur du contribuable une diminution réelle d'un quart sur l'imposition. Le
prix du sel est également fixé par l'Ordonnance de 1680, dans tous les
greniers, soit de vente volontaire, soit d'imposition forcée, compris dans
l'étendue des grandes gabelles ; la différence du prix entre les greniers est
très peu considérable, et les augmentations successives qui ont eu lieu depuis
1680, ont été les mêmes dans tous les greniers des grandes gabelles, d'où il
résulte que toute cette partie du royaume paie effectivement en 1765, par
rapport à cette nature d'imposition, un quart moins qu'en 1680, ce qui est
d'autant plus heureux, que cette imposition est forcée dans un grand nombre de
greniers, et que la répartition ne s'en fait pas toujours avec l'exactitude et
la proportion qui seraient à désirer. Le peuple, dont l'imposition est à cet
égard diminuée d'un quart, a été en état d'augmenter sa consommation de sel. En
effet, les personnes instruites de la distribution qui s'en fait dans les greniers,
n'ignorent pas qu'elle est accrue de plus d'un tiers depuis 1680, ce qui a
réparé avec avantage le tort que le roi s'était fait à lui-même en haussant la
valeur des monnaies. Le prince reçoit présentement, au moyen de l'accroissement
de la consommation, plus de marcs d'or et d'argent qu'en 1680, et chaque
contribuable lui en fournit une plus petite quantité, pour avoir la même mesure
qui lui était vendue, en 1680, un quart plus cher qu'il ne l'achète aujourd'hui.
3° Les droits de détail sur le vin et sur
les autres besoins qui forment la principale partie de la ferme des aides,
tombent entièrement sur le petit peuple, que la médiocrité de ses facultés met
hors d'état de faire des provisions, et qui est forcé par sa pauvreté même, de payer
plus que les riches, parce qu'il est obligé d'aller chercher sa boisson chex les détaillants. Les droits de détail, dans les
villages et autres lieux non sujets aux droits d'entrée, ont été fixés par
l'Ordonnance de 1680, dans la généralité de Paris; à 6 l. 15 s. par muid de vin
vendu à Pot, ce qui revenait pour
lors dans la proportion actuelle de la monnaie à 12 l. 15 s.; cependant, malgré
les différentes augmentations de droits, les sols pour livre, etc., ce même
muid de vin ne paie en 1765 que 9 l. 1 s. 6 d., ce qui fait une diminution
réelle d'un peu plus du tiers ; il est arrivé par rapport à cette imposition ce
qu'on vient d'observer sur les gabelles ; la consommation du peuple a été plus
grande à proportion de la diminution du droit, et toutes les nouvelles
plantations de vignes le prouvent incontestablement. La perte que le roi peut
avoir éprouvée sur les droits de détail par le haussement des monnaies, n'a pas
été seulement réparée par l'accroissement de la consommation, mais son revenu a
été considérablement augmenté par les (70) nouveaux droits tapotés sur le fin
et sur le pied-fourché à leur entrée dans Paris et dans les
principales villes du royaume En effet, par la même Ordonnance de 1680, un muid
de vin entrant par eau dans la ville de Paris a été assujetti à payer 18 liv.
pour tous les droits d'entrée, ce qui retenait à 34 liv. 2 sous de la monnaie
actuelle ; on est obligé en 1765 de payer 51 liv. 19 s. pour rentrée de ce même
muid de vin, et par conséquent plus de moitié en sus de ce qu'il en coûtait en
1680. Il en est de même par rapport au pied-fourché; tous les droits d'entrée sur un bœuf entrant
dans la ville de Paris, ont été fixés par l'Ordonnance de 1680 à 3 liv. 4 s.,
ce qui revenait pour lors à 6 liv. 1 s. de la monnaie actuelle; ce même boeuf
paie en 1765 15 liv. 8s., ce qui fait une augmentation du double et d'une
moitié en sus; mais cette augmentation considérable, qu'ont produite les entrées
de Paris dans les revenus du roi, ne fait aucun préjudice aux habitants de la
campagne ; ils ont au contraire été soulagés par une diminution réelle sur les
sommes qu'ils payaient en tailles et en droits d'aides et de gabelles ; et il
me paraît démontré que l'augmentation de la valeur des monnaies a été
avantageuse au petit peuple du royaume, dont les charges ont été réellement
diminuées depuis 1680.
Le revenu du roi est cependant
considérablement augmenté depuis cette époque ; il y a été forcé pour subvenir à
la défense de son royaume, et pour s'acquitter des arrérages de rentes que les
circonstances l'ont forcé de créer. La vente exclusive du tabac, les nouveaux
droits d'entrée sur les objets de consommation des villes et principalement de
Paris, l'imposition des deux vingtièmes, forment principalement l'augmentation
des revenus du roi; Mais, 1° les vingtièmes ne tombent en aucune façon sur le
peuple ; ils ne sont payés que par les propriétaires ; la perception n'en est
pas arbitraire, on ne paie qu'à proportion de son revenu, et la partie
industrieuse du peuple, les cultivateurs, les ouvriers n'en ressentent pas le
fardeau. 2° Le tabac n'est pas une denrée de nécessité, et la consommation en
est absolument volontaire; le petit peuple et les habitants de la campagne
consomment en général peu de tabac ; ce sont les personnes riches et aisées, et
principalement les habitants des villes qui en font usage, et s'il était
possible de distinguer, dans les bureaux où s'en fait la distribution, la
quantité qui s'en consomme dans les villes, de celle qui est enlevée par les
seuls habitants de la campagne, on aurait la preuve que ceux des villes
achètent plus des trois quarts de la totalité du tabac que vendent les fermiers
généraux.
Les
droits d'entrée dans les villes, et principalement à Paris, ont été
indispensablement nécessaires pour en rendre le séjour plus dispendieux, et
pour retenir les cultivateurs à la campagne; ce sont d'ailleurs les habitants
aisés de toutes conditions qui remplissent les villes ; il est juste que
ce soit principalement sur eux que retombent les
charges de l'État; le gouvernement ne pouvait donc adopter de forme plus
équitable que celle qu'il a choisie pour établir les nouvelles impositions que
les circonstances ont exigées depuis 1680. Le petit peuple, les habitants de la
campagne n'y sont pas assujettis ; ils ont au contraire profité du haussement
de la valeur des monnaies, et malgré l'augmentation de la masse des impôts et
l'accroissement des revenus du roi, ils sont réellement moins chargés
d'impositions qu'ils ne l'étaient en 1680; les propriétaires, les personnes
riches, sont les seuls qui supportent le poids des nouveaux impôts, et il en
résulte une nouvelle source de circulation, qui donne, à la partie industrieuse
et laborieuse de la nation, de nouvelles facilités pour subsister et se
procurer les nécessités et les commodités de la vie.