Enquête sur l'entendement
humain
Traduction de Philippe Folliot (2002)
Professeur de Philosophie au Lycée Jehan Ango de Dieppe
du texte
David Hume :
Enquiry Concerning Human Understanding
in
David Hume
Enquiries Concerning
Human Understanding and Concerning the Principles of Morals, David Hume
(ed. par L. A.
Selby-Bigge et Peter Nidditch 1777)
Et tenant compte des variantes contenues dans
David Hume :
Philosophical Works, ed. par T. H. Green and T. H. Grose (Longmans, Green,
1874-1875)
Publié primitivement sous le titre :
Philosophical Essays Concerning
Human Understanding (Londres, A. Millar, 1748)
Titre modifié par Hume dans l'édition de 1758
Téléchargeable en doc, rtf, ou pdf sur les Classiques
des sciences sociales de J.M. Tremblay : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/classiques/Hume_david/enquete_entendement_humain/enquete_entendement_hum.html
Section 1 : Des différentes sortes de philosophies
Section 2 : De l'origine des idées
Section 3 : De l'association des idées
Section 4 : Doutes sceptiques touchant les opérations de l'entendement
Section 5 : Solutions sceptiques de ces doutes
Section 7 : De l'idée de connexion nécessaire
Section 8 : De la liberté et de la nécessité
Section 9 : De la raison des animaux
Section 11 : D'une providence particulière et d'un état futur
Section 12 : De la philosophie académique ou sceptique
Avertissement (1)
La plupart des principes et des raisonnements contenus dans ce volume furent publiés en un ouvrage de trois volumes, intitulé Traité de la Nature Humaine, un ouvrage que l'auteur avait projeté avant de quitter le collège, et qu'il écrivit et publia peu après. Le livre ne rencontrant pas de succès, l'auteur prit conscience de l'erreur qui avait été la sienne d'aller trop tôt à la presse, et il refondit l'ensemble dans les pièces suivantes (2), où sont corrigées, il l'espère, quelques négligences dans son ancien raisonnement, et plus encore dans l'expression. Pourtant, plusieurs écrivains, qui ont honoré de leurs réponses la philosophie de l'auteur, ont pris soin de diriger toutes leurs batteries contre cet ouvrage de jeunesse, que l'auteur n'a jamais reconnu, et ils ont affecté de triompher en des avantages qu'ils ont, s'imaginent-ils, obtenus contre moi; un pratique très contraire à toutes les règles de l'impartialité et de la loyauté, et un exemple manifeste de ces artifices polémiques qu'un zèle sectaire se pense autorisé à employer. Dorénavant, l'auteur désire que les pièces suivantes (3) soient seules considérées comme contenant ses opinions et ses principes philosophiques.
SECTION I
Des différentes sortes de
philosophies
La philosophie morale, ou science de la nature humaine, peut être traitée de deux façons différentes. Chacune a son mérite particulier et peut contribuer au divertissement, à l'instruction, et à la réforme de l'humanité. L'une considère l'homme avant comme tout comme né pour l'action, et comme influencé dans ses estimations par le goût et le sentiment; poursuivant un objet et évitant un autre, selon la valeur que ces objets semblent posséder, et selon le jour sous lequel ils se présentent. Comme la vertu, parmi les objets, est reconnue pour être la plus précieuse, les philosophes de cette sorte la dépeignent sous les plus aimables couleurs, empruntant tous les secours de la poésie et de l'éloquence, et traitant leur sujet d'une façon facile et claire, et la plus susceptible de contenter l'imagination et de gagner le coeur. Ils choisissent dans la vie de tous les jours ce qu'ils peuvent observer de plus frappant. Mettant les caractères opposés dans un contraste approprié, et, nous attirant dans les sentiers de la vertu par la perspective de la gloire et du bonheur, ils dirigent nos pas dans ces sentiers par les préceptes les plus sains et les exemples les plus illustres. Ils nous font sentir la différence entre le vice et la vertu. Ils provoquent et règlent nos sentiments; et s'ils peuvent orienter nos coeurs vers l'amour de la probité et le véritable honneur, ils pensent avoir atteint pleinement la fin de tous leurs efforts.
Les philosophes de l'autre sorte considèrent l'homme plus comme un être raisonnable que comme un être actif et cherchent plutôt à former son entendement que de cultiver ses moeurs. Ils regardent la nature humaine comme un sujet de spéculation, la considèrent avec rigueur et minutie, de façon à y trouver ces principes qui règlent notre entendement, provoquent nos sentiments, et nous font approuver ou blâmer telle chose particulière, telle action ou tel comportement. A ce sujet, ils reprochent à tous ceux qui ont écrit, que la philosophie n'ait pas encore fixé, dépassant toute controverse, le fondement de la morale, du raisonnement et de la critique artistique, et qu'elle parle toujours de vérité et de fausseté, de vice et de vertu, de beauté et de laideur, sans être capable de déterminer l'origine de ces distinctions. Tandis qu'ils tentent cette tâche ardue, ces philosophes ne se laissent détourner par aucune difficulté; mais passant des cas particuliers aux principes généraux, ils poussent encore leurs recherches à des principes plus généraux et ils ne connaissent aucun repos, aucune satisfaction, tant qu'ils n'atteignent pas ces principes premiers qui doivent, en chaque science, mettre un terme à la curiosité humaine. Alors que leurs spéculations semblent abstraites, et même inintelligibles, aux lecteurs ordinaires, ils visent l'approbation des savants et des sages; et ils s'estiment suffisamment dédommagés du labeur de leur vie entière, s'ils peuvent découvrir quelques vérités cachées qui puissent contribuer à l'instruction de la postérité.
Il est certain que la plupart des hommes préféreront toujours la philosophie facile et claire à la philosophie rigoureuse et abstruse et que nombreux sont ceux qui la conseilleront, pas seulement parce qu'elle est plus agréable, mais parce qu'elle est plus utile que l'autre. Elle s'engage dans la vie courante, forme le coeur et les affections, et, mettant en branle les principes qui font agir les hommes, elle réforme leur conduite et les rapproche du modèle de perfection qu'elle dépeint. Au contraire, la philosophie abstruse, étant fondée sur une tournure d'esprit qui ne peut entrer jusqu'aux occupations et actions des hommes, s'évanouit quand le philosophe quitte l'ombre et se montre en pleine lumière. Ses principes ne peuvent pas non plus facilement garder quelque influence sur notre conduite et notre comportement. Les sentiments de notre coeur, l'agitation de nos passions, la véhémence de nos affections, dissipent toutes les conclusions de cette philosophie, et réduisent le philosophe profond à n'être qu'un homme du commun.
Il faut aussi avouer que la plus durable, ainsi que la plus juste renommée a été acquise par la philosophie facile, et que les raisonneurs abstraits semblent jusqu'ici avoir seulement joui d'une réputation momentanée, due au caprice ou à l'ignorance de leur propre époque, réputation qu'ils n'ont pas été capables de maintenir auprès d'une postérité jugeant avec plus d'équité. Il est facile à un philosophe profond de commettre une erreur dans ses raisonnements subtils, et une erreur est le nécessaire parent d'une autre erreur, et alors il la tire jusqu'à ses conséquences sans être détourné d'adopter une conclusion d'apparence inhabituelle ou qui contredit l'opinion populaire. Mais un philosophe qui se propose seulement de représenter le sens commun de l'humanité, sous les plus belles et les plus engageantes couleurs, s'il tombe par accident dans l'erreur, ne va pas plus loin; mais faisant de nouveau appel au sens commun et aux sentiments naturels de l'esprit, il revient dans le droit chemin et il se garantit des dangereuses illusions. La renommée de CICERON fleurit à présent, alors que celle d'ARISTOTE est en plein déclin. LA BRUYERE traverse les mers et maintient encore sa réputation, mais la gloire de MALEBRANCHE est confinée à sa seule nation et à sa seule époque. Et ADDISON, peut-être, sera lu avec plaisir, quand LOCKE sera entièrement oublié.(4)
Le pur philosophe est un personnage qui, le plus souvent, n'est pas considéré comme une relation mondaine possible, car on suppose qu'il ne contribue en rien au profit et au plaisir de la société, vivant à l'écart de toute communication avec l'humanité, entièrement absorbé par des principes et des notions également éloignés de la compréhension des hommes. D'autre part, le pur ignorant est encore plus méprisé, et rien n'est, pense-t-on, un signe plus sûr d'un esprit sans noblesse, à cette époque et dans cette nation où fleurissent les sciences, que d'être entièrement dépourvu de goût pour ces nobles divertissements. Le type d'homme le plus parfait, suppose-t-on, se trouve entre ces extrêmes. Ce type d'homme conserve une égale aptitude et un goût égal pour les livres, la société des hommes et les affaires, gardant dans la conversation ce discernement et cette délicatesse que procure la culture des lettres, et, dans les affaires, cette probité et cette rigueur qui sont les résultats naturels d'une juste philosophie. Afin de diffuser et de cultiver ce type de caractère aussi accompli, rien ne peut être plus utile que des écrits d'une manière et d'un style faciles, qui ne s'écartent pas trop de la vie, qui n'exigent pas une profonde application ou un isolement pour être compris, et qui renvoient celui qui étudie au milieu des hommes, plein de nobles sentiments et de sages préceptes applicables aux circonstances de la vie humaine. Par de tels écrits, la vertu devient aimable, la science agréable, la compagnie des hommes instructive et la retraite divertissante.
L'homme est un être raisonnable, et comme tel, il reçoit de la science de quoi le nourrir et l'alimenter en propre. Mais les bornes de l'entendement humain sont si étroites qu'on ne peut espérer que peu de satisfaction dans ce domaine, aussi bien pour l'étendue des certitudes que pour le nombre des connaissances acquises. L'homme n'est pas moins sociable que raisonnable. Mais il n'a pas toujours la possibilité de jouir d'une compagnie agréable et amusante ou de garder le goût requis pour cette compagnie. L'homme est aussi un être actif, et à cause de cette disposition, et par les diverses nécessités de la vie humaine, il est astreint aux affaires et au travail. Mais l'esprit exige quelque détente et ne peut pas toujours supporter sa propre tendance à se préoccuper et à agir. Il semble donc que la nature ait indiqué un genre de vie mixte comme la plus appropriée à l'espèce humaine, et ait secrètement averti les hommes de ne permettre à aucune de ces tendances de les tirer par trop à elles, et ainsi de les rendre incapables d'autres occupations et divertissements. Abandonnez-vous à votre passion pour la science, dit la nature, mais faites que votre science soit humaine et qu'elle puisse avoir un rapport direct avec l'action et la société. La pensée abstruse et les profondes recherches, je les interdis, et je les punirai avec sévérité, par la mélancolie pensive qu'elles font naître, par l'incertitude sans fin dans laquelle elles vous emprisonnent, et par l'accueil froid que rencontreront vos prétendues découvertes dès qu'elles seront divulguées. Soyez philosophe, mais au sein de votre philosophie, restez un homme.
Si la plupart des hommes se contentaient de préférer la philosophie facile à la philosophie abstraite et profonde, sans jeter de blâme et de mépris sur cette dernière, il conviendrait peut-être de se conformer à cette opinion générale, et de permettre à chaque homme, sans opposition, de trouver bons son propre goût et son propre sentiment. Mais la chose va souvent plus loin, jusqu'au refus total de tous les raisonnements profonds, bref de ce que l'on appelle couramment la métaphysique. Nous allons maintenant envisager ce qui pourrait être plaidé en sa faveur.
Nous pouvons commencer par observer qu'un avantage considérable résultant de la philosophie rigoureuse et abstraite est son utilité pour la philosophie facile et humaine qui, sans elle, ne peut jamais atteindre un degré suffisant d'exactitude dans ses opinions, ses préceptes ou ses raisonnements. La littérature cultivée n'est faite que de représentations de la vie humaine dans ses diverses attitudes et situations, et elle nous inspire différents sentiments, de louange ou de blâme, d'admiration ou de moquerie, selon les qualités de l'objet qu'elle nous montre. Est nécessairement plus qualifié pour réussir dans cette entreprise l'auteur qui, outre un goût délicat et une vive compréhension, possède une connaissance rigoureuse de l'organisation interne, des opérations de l'entendement, du jeu des passions, et des diverses sortes de sentiments qui différencient le vice de la vertu. Quelque pénible que puisse paraître cette recherche, cette enquête intérieure, elle devient, dans une certaine mesure, indispensable à ceux qui voudraient décrire avec succès les apparences visibles et extérieures de la vie et des coutumes. L'anatomiste présente à notre regard les objets les plus hideux et les plus désagréables, mais sa science est utile au peintre, même pour dessiner une VENUS ou une HELENE. Alors que ce peintre emploie toutes les plus riches couleurs de son art, et donne à ses représentations les airs les plus gracieux et les plus attrayants, il doit de plus porter son attention à la structure interne du corps humain, à la position des muscles, à l'organisation osseuse, à la fonction et à la forme de chaque partie ou de chaque organe. La rigueur est, dans tous les cas, profitable à la beauté, à la justesse du raisonnement et à la délicatesse du sentiment. Il serait vain de porter aux nues l'une en dénigrant l'autre.
En outre, nous pouvons observer dans toutes les professions et dans tous les arts, même ceux qui se rapportent le plus à la vie ou à l'action, que l'esprit d'exactitude, quel que soit le degré auquel on le possède, les porte tous plus près de leur perfection, et les rend plus propres à servir les intérêts de la société. Et bien qu'un philosophe puisse vivre à l'écart des affaires, l'esprit de la philosophie, s'il est cultivé avec soin par plusieurs, doit, par degrés, se répandre à travers toute la société, et donner une même exactitude à tous les arts et tous les métiers. L'homme politique deviendra plus prévoyant et plus subtil dans la division et l'équilibre du pouvoir; l'homme de loi raisonnera avec plus de méthode et avec des principes plus fins; et le général mettra plus de régularité dans sa discipline et plus de circonspection dans ses plans et dans ses opérations. La stabilité des gouvernements modernes, supérieure à celle des anciens, et la rigueur de la philosophie moderne se sont perfectionnées, et probablement se perfectionneront encore, selon une commune marche graduelle.
Quand bien même on ne pourrait recueillir comme avantage de ces études, que le contentement d'une simple curiosité, il ne faut cependant pas le dédaigner car c'est là un accès à ces quelques rares plaisirs sûrs et inoffensifs qui sont donnés à l'espèce humaine. Le chemin le plus doux et le plus innocent que nous puissions emprunter dans la vie nous conduit à travers les avenues de la science et de l'étude; et quiconque a la capacité d'écarter les obstacles ou d'ouvrir un nouvel horizon, il faut, jusqu'à preuve du contraire, le tenir pour un bienfaiteur de l'humanité. Et bien que ces recherches puissent paraître pénibles et fatigantes, il en est de certains esprits comme de certains corps qui, d'une santé vigoureuse et florissante, exigent de sévères exercices tout en en tirant du plaisir, exercice qui passe aux yeux de la plupart des hommes pour un fardeau et un dur labeur. L'obscurité est en effet pénible à l'esprit humain comme aux yeux, mais faire naître la lumière de l'obscurité, quelle que soit la tâche entreprise, cela ne peut être que délicieux et réjouissant.
Mais cette obscurité, dans la philosophie profonde et abstraite, objecte-t-on, est non seulement pénible et fatigante, mais est encore une source inévitable d'incertitudes et d'erreurs. Là est l'objection la plus juste et la plus plausible contre une partie considérable de la métaphysique. Elle n'est pas, selon cette objection, une véritable science, mais provient soit des efforts stériles de la vanité humaine qui voudrait aller jusqu'à saisir des sujets absolument inaccessibles à l'entendement, soit de la ruse des superstitions populaires qui, incapables de se défendre sur un terrain loyal, dressent des taillis inextricables pour couvrir et protéger leur faiblesse. Chassés du terrain découvert, ces bandits s'enfuient dans la forêt, et se tiennent prêts à s'introduire par effraction dans toute avenue de l'esprit non gardée, pour l'accabler de craintes et de préjugés religieux. Le plus vigoureux combattant, s'il relâche sa garde un moment, est écrasé. Et beaucoup, par lâcheté et par folie, ouvrent les portes aux ennemis, et les reçoivent de bon gré, avec respect et soumission, comme leurs souverains de droit.
Mais est-ce une raison suffisante pour que les philosophes renoncent à de telles recherches et laissent la superstition tranquille, maîtresse de son repère? N'est-ce pas l'occasion de tirer une conclusion opposée, et de prendre conscience de la nécessité de porter la guerre au sein des plus secrets refuges de l'ennemi? C'est en vain que nous espérons que l'homme, par des fréquentes déceptions, abandonne enfin des sciences si vaines , et découvre le domaine propre de la raison humaine. Car, outre que de nombreuses personnes trouvent un intérêt trop évident à revenir sur de tels sujets, outre cela, dis-je, le motif du désespoir aveugle ne peut jamais raisonnablement avoir sa place dans les sciences, et même si nos précédents essais ne se sont pas révélés des réussites, il y a encore lieu d'espérer que le travail, la chance ou la sagesse croissante des générations successives pourront aller jusqu'à faire des découvertes inconnues des âges précédents. Tout esprit audacieux s'élancera toujours vers cette difficile victoire et se trouvera stimulé, plutôt que découragé par les échecs de ses prédécesseurs, tant qu'il espérera que la gloire d'achever une si difficile entreprise lui est réservée à lui seul. La seule méthode pour libérer dès maintenant la connaissance de ces questions abstruses est d'enquêter sérieusement sur la nature d'entendement humain et de montrer, par une exacte analyse de ses pouvoirs et de sa capacité, qu'il n'est en aucune façon apte à traiter des sujets si abstrus et tellement hors de sa portée. Nous devons nous plier à cette corvée afin de vivre ensuite l'esprit tranquille et nous devons cultiver avec soin la vraie métaphysique pour détruire la métaphysique fausse et illégitime. L'indolence, qui offre à certains une sauvegarde contre cette philosophie trompeuse, est, chez d'autres, surpassée par la curiosité; et le désespoir, qui prévaut à certains moments, peut par la suite laisser place aux espoirs et aux attentes les plus optimistes. Le raisonnement rigoureux et juste est le seul remède universel convenant à toutes les personnes et à tous les caractères, et est seul capable de renverser la philosophie abstruse et le jargon métaphysique qui, mêlés à la superstition populaire, rendent en quelque sorte cette philosophie impénétrable aux raisonneurs négligents et lui donnent l'apparence de la science et de la sagesse.
En plus de l'avantage qu'il y a à rejeter, après enquête en ce sens, la part du savoir la plus incertaine et la plus désagréable, de nombreux avantages positifs résultent de cet examen rigoureux des pouvoirs et des facultés de la nature humaine. Il est remarquable de constater que les opérations de l'esprit, bien qu'elles nous soient le plus intimement présentes, semblent enveloppées d'obscurité dès qu'elles deviennent un objet de réflexion; et l'oeil ne trouve pas aisément ces bornes et ces frontières qui les séparent et les différencient. Ces objets sont trop subtils pour rester longtemps dans la même apparence et dans le même état, et ils doivent être saisis en un instant, grâce à une clairvoyance de haut niveau, aptitude naturelle perfectionnée par l'habitude et la réflexion. Cela devient donc une part considérable de la science que de simplement connaître les différentes opérations de l'esprit, de les séparer les unes des autres, de les classer dans la rubrique qui leur convient, et de corriger tout cet apparent désordre dans lequel elles se trouvent enveloppées quand on en fait l'objet de la réflexion et de l'enquête. Ce travail de mise en ordre et de différenciation, qui n'a pas de mérite quand il est accompli sur les corps extérieurs, les objets de nos sens, prend de la valeur quand il est dirigé vers les opérations de l'esprit, en proportion de la difficulté et de l'effort rencontrés dans l'accomplissement de cette tâche. Et si nous ne pouvons pas aller plus loin que cette géographie mentale, cette délimitation des différentes parties et des différents pouvoirs de l'esprit, c'est du moins une satisfaction d'aller aussi loin; et plus cette science paraîtra évidente (et elle ne l'est en aucune façon), plus on devra juger méprisables ceux qui l'ignorent, s'ils ont la prétention d'étudier et de faire de la philosophie.
On ne peut, à ce sujet, continuer à soupçonner cette science d'être incertaine et chimérique, à moins d'admettre un scepticisme tel qu'il détruirait entièrement toute spéculation, et même toute action. Il est indubitable que l'esprit est doué d'un certain nombre de pouvoirs et de facultés, que ces pouvoirs sont distincts les uns des autres, que ce qui se révèle réellement distinct à la perception immédiate peut être distingué par la réflexion. Par conséquent, il est indubitable qu'il y a une vérité et une fausseté pour toutes les propositions sur ce sujet, et une vérité et une fausseté qui ne se trouvent pas au-delà de la portée de l'entendement humain. Il y a de nombreuses distinctions évidentes de ce type, comme celles de la volonté et de l'entendement, de l'imagination et des passions, qui tombent sous la compréhension de tout être humain; et les plus subtiles et les plus philosophiques distinctions ne sont pas moins réelles et certaines, bien qu'il soit plus difficile de les comprendre. Quelques exemples de succès dans ces enquêtes, en particulier des exemples récents, peuvent donner une juste notion de la certitude et de la solidité de cette branche du savoir. Allons-nous reconnaître la valeur du travail d'un philosophe qui offre un système exact des planètes et qui règle la position et l'ordre de ces corps lointains, et en même temps affecter de ne pas voir ceux qui, avec tant de succès, dessinent les parties de l'esprit, donc ce qui nous touche le plus intimement.(5)
Mais ne sommes-nous pas en droit d'espérer que la philosophie, cultivée avec soin, et encouragée par l'attention du public, puisse porter ses recherches encore plus loin, et découvrir, du moins à quelque degré, les mobiles et les principes secrets qui mettent en mouvement les opérations de l'esprit humain. Les astronomes se sont longtemps contentés, à partir des phénomènes, d'établir les véritables mouvements, l'ordre et la grandeur des corps célestes, jusqu'à ce qu'un philosophe, enfin, parût qui, par le plus heureux des raisonnements, a de plus déterminé les lois et les forces qui gouvernent et dirigent les révolutions des planètes. On a accompli de telles choses pour d'autres parties de la nature. Il n'y a pas de raison de désespérer d'un égal succès dans nos enquêtes sur les pouvoirs et l'organisation de l'esprit si elles sont menées avec autant de compétence et de circonspection. Il est probable qu'une opération et un principe de l'esprit dépendent d'autres opérations et principes qui, eux-mêmes, trouvent leur solution dans un principe plus général et plus universel. Jusqu'où est-il possible de mener ces recherches, il nous est difficile de le déterminer exactement, avant, et même après les avoir tentées. Certes, des tentatives de cette sorte sont faites chaque jour, même par ceux qui philosophent avec le plus de négligence. Rien n'est plus indispensable que de s'engager dans cette entreprise avec une attention et un soin minutieux, afin que, si elle se situe dans les bornes de l'entendement humain, elle puisse au moins être achevée avec bonheur et que, si ce n'est pas le cas, elle puisse être abandonnée avec confiance et sécurité. Cet abandon n'est certainement pas souhaitable et il ne faut pas faire ce choix à la légère car, dans cette hypothèse, de combien devons-nous diminuer la beauté et la valeur de cette sorte de philosophie. Les moralistes ont eu jusqu'ici l'habitude, quand ils considéraient le très grand nombre et la diversité de ces actions qui provoquent notre approbation ou notre aversion, de chercher un principe commun dont cette variété de sentiments pouvait dépendre. Et bien qu'ils aient parfois exagéré, à cause de leur passion pour cette recherche d'un principe général, il faut pourtant avouer qu'ils sont excusables de compter trouver des principes généraux auxquels les vices et les vertus seraient réductibles. Les spécialistes de l'esthétique, les logiciens et même les écrivains politiques ont fait la même tentative, sans que ce fût un total échec; et il se peut même qu'avec plus de temps, une plus grande rigueur, et avec une plus ardente assiduité, ils mènent ces sciences encore plus près de leur perfection. Le rejet définitif de toutes les prétentions de ce type peut être jugé, c'est certain, plus léger, plus précipité et plus dogmatique que la philosophie la plus péremptoire et la plus impudente qui ait jamais tenté d'imposer d'une manière brutale ses commandements et ses principes au genre humain.
Mais qu'importe que ces raisonnements sur la nature humaine puissent paraître abstraits et de compréhension difficile? Cela ne nous autorise pas à présumer de leur fausseté. Au contraire, il semble impossible que ce qui a jusqu'ici échappé à tant de philosophes profonds et sages puisse être clair et très facile. Quelques peines que ces efforts puissent nous coûter, nous pouvons nous estimer récompensés, non en profit mais en plaisir, si, de cette façon, nous pouvons ajouter quelque chose à la réserve de nos connaissances sur des sujets d'une importance telle que je ne saurais dire.
Mais, comme après tout, le caractère abstrait de ces spéculations n'est pas une recommandation mais plutôt un désavantage, et comme cette difficulté peut peut-être être surmontée avec du soin et de l'art, et par le sacrifice des détails superflus, nous avons, dans l'enquête qui suit, tenté de jeter quelque lumière sur ces sujets dont l'incertitude a jusqu'ici rebuté les sages et l'obscurité rebuté les ignorants. Heureux si nous pouvons abaisser les frontières entre les différentes sortes de philosophies en réconciliant la profondeur d'enquête avec la clarté, et la vérité avec la nouveauté! Et encore plus heureux si, raisonnant de cette manière facile, nous pouvons miner les fondements d'une philosophie abstruse qui semble jusqu'ici avoir seulement servi de refuge à la superstition et de couverture à l'absurdité et à l'erreur.
SECTION 2
De l'origine des idées
Chacun accordera facilement qu'il y a une différence considérable entre les perceptions de l'esprit, quand on ressent la douleur d'une chaleur excessive ou le plaisir d'une chaleur modérée, et quand, ensuite, on rappelle à sa mémoire cette sensation, ou quand on l'anticipe par son imagination. Ces facultés, mémoire et imagination, peuvent imiter ou copier les perceptions des sens, mais elles ne peuvent jamais entièrement atteindre la force et la vivacité du sentiment primitif. Le plus que nous en puissions dire, même quand elles opèrent avec la plus grande force, c'est qu'elles représentent leur objet d'une manière si vivante que nous pouvons presque dire que nous le sentons ou le voyons; mais, sauf si l'esprit est dérangé par la maladie ou la folie, ces facultés ne peuvent jamais atteindre un degré de vivacité susceptible de rendre ces perceptions entièrement indiscernables. Toutes les couleurs de la poésie, pourtant splendides, ne peuvent jamais peindre les objets naturels d'une manière telle qu'elles fassent prendre la description pour le paysage réel. La pensée la plus vivante est encore inférieure à la sensation la plus faible.
Nous pouvons observer qu'une distinction semblable se retrouve dans les autres perceptions de l'esprit. Dans un accès de colère, on est poussé à un comportement différent de celui que l'on a quand on pense seulement à cette émotion. Si vous me dites que quelqu'un est amoureux, je comprends facilement ce que vous voulez dire et j'imagine très bien dans quel état est cette personne; mais jamais je ne pourrai confondre ce que j'imagine avec les troubles et les dérangements occasionnés par cette passion. Quand nous réfléchissons à nos affections et sentiments passés, notre pensée est un miroir fidèle et elle copie ses objets avec vérité; mais les couleurs qu'elle emploie sont faibles et ternes, en comparaison de celles dont les perceptions primitives étaient revêtues. On n'a pas besoin d'un discernement subtil ou d'un esprit métaphysique pour repérer la différence entre ces perceptions.
Par conséquent, nous pouvons ici diviser toutes les perceptions de l'esprit en deux classes ou espèces, qui seront distinguées par les différents degrés de force et de vivacité. Les perceptions les moins fortes, les moins vives sont communément appelées PENSEES ou IDEES. Celles de l'autre classe n'a pas de nom dans notre langue, ni dans la plupart des autres langues, et je suppose que ce défaut s'explique par l'inutilité, sinon à des fins philosophiques, de placer ces perceptions sous une appellation ou un terme général. Usons donc de quelque liberté et appelons-les IMPRESSIONS, en employant ce mot dans un sens quelque peu différent du sens habituel. Par les terme IMPRESSIONS, donc, j'entends toutes nos plus vives perceptions, quand nous entendons, voyons, sentons, aimons, haïssons, désirons ou voulons. Et les impressions sont distinguées des idées, qui sont les perceptions les moins vives dont nous sommes conscients quand nous réfléchissons à l'une des sensations où à l'un des mouvements dont nous venons de parler.
Rien, à première vue, ne peut sembler plus affranchi de toute limite que la pensée humaine, qui non seulement échappe à toute autorité et à tout pouvoir humains, mais encore n'est pas prisonnière des bornes de la nature et de la réalité. Construire des monstres et unir des formes et des apparences normalement sans rapports ne coûte pas à l'imagination plus de peine que de concevoir les objets les plus naturels et les plus familiers. Et alors que le corps est resserré à une seule planète sur laquelle il se traîne avec peine et difficulté, la pensée peut en un instant nous transporter vers les régions les plus éloignées de l'univers, ou même au-delà de l'univers, dans le chaos illimité, où l'on suppose que la nature se trouve en totale confusion. Ce qui n'a jamais été vu ou entendu est pourtant concevable, et il n'y a rien qui dépasse le pouvoir de la pensée, sinon ce qui implique une contradiction absolue.
Mais, bien que notre pensée semble posséder une liberté illimitée, nous trouverons, en l'examinant de plus près, qu'elle est en réalité resserrée en de très étroites limites, et que tout le pouvoir de création de l'esprit se ramène à rien de plus que la faculté de mêler, transposer, accroître ou diminuer les matériaux que nous offrent les sens et l'expérience. Quand nous pensons à une montagne d'or, nous ne faisons qu'unir deux idées compatibles, celle d'or et celle de montagne, qui nous sont déjà connues. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux parce que nous pouvons concevoir la vertu d'après notre propre expérience interne, et nous pouvons l'unir à l'aspect et à la forme d'un cheval, qui nous est un animal familier. En un mot, tous les matériaux de la pensée viennent ou du sens interne ou des sens externes. Leur mélange et leur composition seuls tirent leur origine de l'esprit et de la volonté; ou, pour m'exprimer dans un langage philosophique, toutes nos idées ou plus faibles perceptions sont des copies des impressions ou plus vives perceptions.
Pour le prouver, les deux arguments suivants seront, je l'espère, suffisants. Premièrement, quand nous analysons nos pensées ou idées, quelque composées ou sublimes qu'elles soient, nous trouverons toujours qu'elles se décomposent en idées simples du genre de celles qui ont été les copies de sensations ou de sentiments. Même les idées qui, au premier regard, semblent les plus éloignées de cette origine, se révèlent, après un examen minutieux plus serré, venir de la même source. L'idée de Dieu, entendu comme un Etre infiniment intelligent, infiniment sage et infiniment bon, provient d'une réflexion sur les opérations de notre propre esprit, en accroissant sans limites ces qualités de bonté et de sagesse. Nous pouvons poursuivre cette enquête aussi loin qu'il nous plaira, nous trouverons toujours que chaque idée examinée est la copie d'une impression semblable. Ceux qui prétendraient que cette affirmation n'est ni universellement vraie ni sans exception, n'ont qu'une seule méthode, et une méthode aisée, pour la réfuter : produire l'idée qui, selon leur opinion, n'est pas dérivée de cette source. Il nous incombera ensuite, si nous voulons maintenir notre doctrine, de produire l'impression ou perception vive qui lui correspond.
Deuxièmement, s'il arrive, par le défaut d'un organe, qu'un homme soit fermé à une espèce de sensations, nous trouverons toujours qu'il est fermé de même façon aux idées correspondantes. Un aveugle ne peut former aucune idée des couleurs, un sourd aucune idée des sons. Restituez à l'un et à l'autre le sens qui leur manque. En ouvrant cette portée d'entrée à leurs sensations, vous ouvrez aussi la porte aux idées, et ils ne trouveront aucun difficulté à concevoir ces objets. Le cas est le même si l'objet susceptible d'exciter une sensation n'a jamais été présenté à l'organe. Un LAPON ou un NEGRE n'a aucune idée du goût du vin. Bien qu'il y ait peu ou qu'il n'y ait pas d'exemples d'un semblable déficit, par lequel un homme n'a jamais vécu un sentiment ou une passion appartenant à son espèce, ou en est totalement incapable, nous pouvons faire la même observation, quoiqu'à un degré moindre. Un homme de manières douces ne peut se former l'idée d'un désir d'une vengeance et d'une cruauté acharnées, pas plus qu'un coeur égoïste ne conçoit facilement les sommets de l'amitié et de la générosité. On admet volontiers que d'autres êtres peuvent posséder de nombreux sens dont nous ne pouvons avoir aucune idée, parce que les idées de ses sens n'ont jamais été introduites en nous par la seule façon dont une idée peut avoir accès à l'esprit, à savoir, dans les faits, par la sensation et le sentiment.
Il
y a cependant un phénomène qui contredit notre thèse et qui peut prouver qu'il
n'est pas absolument impossible aux idées de naître indépendamment de leurs
impressions correspondantes. On conviendra aisément que les diverses idées
distinctes de couleurs, qui entrent par la vue, et celles des sons, qui
transitent par l'ouïe, sont réellement différentes les unes des autres, bien
qu'en même temps elles se ressemblent. Si c'est vrai des différentes couleurs,
ce n'est pas moins vrai des différentes nuances de couleurs, et chaque nuance
produit une idée distincte, indépendante des autres. Car, si on le nie, il est
possible, par une gradation continue des nuances, d'amener une couleur jusqu'à
celle qui en est la plus éloignée. Et si vous n'admettez pas que les nuances
intermédiaires sont différentes, vous ne pouvez pas, sans absurdité, nier
l'identité des extrêmes. Supposons donc un homme qui ait joui de la vue pendant
trente ans et qui soit devenu parfaitement familier de couleurs de toutes
sortes, sauf d'une nuance particulière de bleu, par exemple, qu'il n'a pas eu
l'occasion de rencontrer. Plaçons devant lui toutes les diverses nuances de
cette couleur, à l'exception de cette nuance inconnue, dans une gradation
descendante de la plus foncée à la plus claire. Il est évident qu'il percevra
un vide là où la nuance de couleur doit se trouver, et il sera sensible au fait
qu'il se trouve une plus grande distance entre les deux couleurs contiguës
qu'entre les autres couleurs. Je pose cette question : cette personne, par sa
seule imagination, sera-t-elle capable de suppléer à ce manque, et de produire
par elle-même l'idée de cette nuance particulière, bien qu'elle ne lui soit
jamais parvenue par ses yeux? Je crois que peu nombreux sont ceux qui penseront
qu'il ne le peut pas. Et cela peut servir de preuve que les idées simples ne
sont pas toujours, dans tous les cas, dérivées des impressions correspondantes.
Cependant ce cas est si rare qu'il est à peine digne de retenir notre
attention, et il ne mérite pas, par lui seul, que nous modifiions notre maxime
générale.
Voici donc une proposition qui, non seulement, semble, en elle-même, simple et intelligible, mais qui, si elle est utilisée correctement, pourrait rendre tous les débats également intelligibles, et permettre de bannir tout ce jargon qui a pris pendant tant de temps possession des raisonnements métaphysiques et les a discrédités. Toutes les idées, spécialement les idées abstraites, sont par nature vagues et obscures : l'esprit n'a que peu de prises sur elles. Elles sont telles que l'on peut les confondre avec d'autres idées ressemblantes. Quand nous avons souvent employé un terme, sans lui donner cependant un sens distinct, nous sommes enclins à penser qu'une idée déterminée lui est attachée. Au contraire, toutes les impressions, c'est-à-dire toutes les sensations, aussi bien des sens externes que du sens interne, sont fortes et vives. Les limites qui les séparent sont plus exactement déterminées. En ce qui les concerne, il n'est pas aisé de se tromper ou de se méprendre. Quand nous nourrissons le soupçon qu'un terme philosophique soit employé sans sens ou sans idée (comme c'est trop fréquent), nous devons rechercher de quelle impression cette prétendue idée dérive, et s'il est impossible d'en assigner une, notre soupçon sera par là confirmé. En menant les idées sous un jour aussi clair, nous pouvons raisonnablement espérer écarter tous les débats qui peuvent naître au sujet de leur nature et de leur réalité.(6)
SECTION 3
De l'association des idées
Il est évident qu'il y a un principe de connexion entre les différentes pensées ou idées de l'esprit et que, dans leur façon d'apparaître à la mémoire et à l'imagination, ces pensées s'introduisent les unes les autres avec un certain degré de méthode et de régularité. Dans nos pensées et nos conversations les plus sérieuses, on peut le remarquer à un point tel que toute pensée particulière qui rompt le cours régulier et l'enchaînement des idées est immédiatement remarquée et rejetée. Et même dans nos rêveries les plus folles et les plus délirantes, et pour mieux dire dans tous nos rêves, nous trouverons, à y réfléchir, que l'imagination ne court pas entièrement à l'aventure, mais qu'il y a toujours une connexion qui se maintient entre les différentes idées qui se succèdent. Si l'on transcrivait la conversation la plus décousue et la plus libre, on observerait que quelque chose, par des transitions, en fait un ensemble suivi. Et là où ce principe de liaison fait défaut, la personne qui a rompu le fil du discours pourrait encore vous informer qu'elle a secrètement déroulé dans son esprit une suite de pensées qui l'a peu à peu écarté du sujet de la conversation. Dans les différentes langues, même quand on ne peut suspecter la moindre liaison, la moindre communication, on trouve entre les mots qui expriment les idées les plus complexes une correspondance étroite : preuve que les idées simples comprises dans les idées complexes sont liées entre elles par quelque principe universel qui a eu une égale influence sur tous les hommes.
Bien que cette connexion des différentes idées soit trop évidente pour échapper à l'observation, je ne trouve pas de philosophe qui ait tenté d'énumérer ou de classer tous les principes d'association, sujet qui, pourtant, mérite notre curiosité. Il est selon moi visible qu'il y a seulement trois principes de connexion entre les idées, à savoir la relation de ressemblance, la relation de contiguïté dans le temps et dans l'espace et la relation de cause à effet.
Que ces principes servent à relier les idées, on ne le mettra pas en doute, je crois. Un tableau conduit naturellement nos pensées à l'original (7). Le fait de parler d'une pièce dans un logement amène naturellement à se renseigner ou à s'entretenir des autres pièces (8); et si nous pensons à une blessure, nous pouvons à peine nous empêcher de réfléchir à la douleur qu'elle entraîne (9). Mais que cette énumération soit complète et qu'il n'y ait pas d'autres principes d'association que ceux-là, il est difficile de le prouver pour satisfaire le lecteur ou même pour nous satisfaire nous-mêmes. Tout ce que nous pouvons faire en de pareils cas, c'est de passer en revue divers exemples et d'examiner avec soin le principe qui relie les différentes pensées les unes aux autres, de ne jamais nous arrêter, sinon quand nous aurons rendu le principe aussi général que possible (10). Plus d'exemples nous examinerons, et plus de soin nous emploierons, et plus nous serons assurés que l'énumération faite sur l'ensemble sera complète et entière.(11)
Au lieu d'entrer dans un détail de ce genre, qui nous mènerait à de nombreuses subtilités inutiles, nous allons considérer les effets de cette connexion sur les passions et l'imagination, où nous pouvons ouvrir un champ de spéculation plus divertissant et peut-être plus instructif.
Comme l'homme est un être raisonnable et qu'il est continuellement à la poursuite du bonheur qu'il espère trouver dans la satisfaction de quelque passion ou affection, il agit, parle ou pense rarement sans dessein et sans intention. Il a toujours quelque chose en vue; et si impropres que soient parfois les moyens qu'il choisit pour atteindre son but, il ne le perd jamais de vue, pas plus qu'il n'abandonne ses pensées et ses réflexions quand il espère en tirer quelque satisfaction.
Dans toutes les compositions de talent, on exige de l'auteur qu'il ait un plan ou un objectif; et bien qu'il puisse être entraîné hors de son plan par l'impétuosité de la pensée, comme dans une ode, ou qu'il le délaisse négligemment, comme dans un épître ou un essai, il faut que se révèle quelque but ou intention, dans la première mise en ordre des idées ou du moins dans la composition définitive.. Une oeuvre sans dessein ressemblerait davantage aux délires d'un fou qu'aux sobres efforts du génie et de la culture.
Comme cette règle ne tolère pas d'exception, il s'ensuit que, dans les compositions narratives, les événements et les actions que l'écrivain relate doivent être mis en connexion par quelque lien ou attache. Ils doivent être mis entre rapport entre eux dans l'imagination et former une sorte d'unité qui puisse les mettre dans un seul plan ou une seule perspective, et qui puisse être l'objectif ou le but de l'auteur dans ce qu'il entreprend dès le début.
Ce principe de connexion entre les différents événements qui forment le sujet d'un poème ou d'une histoire peut être très différent, suivant les différentes intentions du poète ou de l'historien. OVIDE a formé son plan sur le principe de connexion par la ressemblance. Toutes les transformations fabuleuses réalisées par le pouvoir miraculeux des dieux tombent dans le registre de son oeuvre. Cette seule circonstance, dans un événement quelconque, suffit seule à les faire entrer dans son intention, son plan primitif.
Un annaliste ou historien qui entreprendrait d'écrire l'histoire de l'Europe durant un siècle quelconque serait influencé par la relation de contiguïté dans l'espace et le temps. Tous les événements qui arrivent dans cette portion de temps et d'espace sont compris dans son dessein, bien qu'à d'autres égards ils soient différents et sans connexion. Ils ont, par ce lien de contiguïté spatiale et temporelle, une espèce d'unité malgré leur diversité.
Mais l'espèce de connexion entre les différents événements la plus habituelle dans les compositions narratives est celle de cause à effet, quand l'historien suit la série des actions selon leur ordre naturel, qu'il remonte jusqu'aux sources secrètes et jusqu'aux principes, et qu'il dessine les conséquences les plus lointaines de ces actions. Il choisit pour son sujet une certaine portion de la grande chaîne des événements qui compose l'histoire de l'humanité. Il essaie d'atteindre dans son récit chaque maillon de cette chaîne. Parfois, une ignorance inévitable rend ses efforts stériles; parfois, grâce à des hypothèses, il supplée à ce qui manque dans la connaissance; et toujours il s'aperçoit que plus la chaîne présentée à ses lecteurs est ininterrompue, plus son oeuvre est parfaite. Il voit que la connaissance des causes est non seulement la plus satisfaisante, cette relation ou connexion étant plus forte que toutes les autres, mais aussi la plus instructive, puisque c'est par cette connaissance seule que nous sommes capables de contrôler les événements et de gouverner le futur.
Nous pouvons donc de cette façon avoir quelque idée de cette unité d'action, dont les critiques, après Aristote, ont tant parlé, peut-être de façon infructueuse, en tant qu'ils ne dirigeaient pas leur goût ou leur sentiment par l'exactitude de la philosophie. Il semble que dans toutes les oeuvres, aussi bien dans le genre épique que dans le genre tragique, il faille une certaine unité : en aucune occasion, nous ne pouvons permettre à nos pensées de courir à l'aventure, si nous voulons produire un travail qui donne à l'humanité un divertissement durable. Il semble aussi que même un biographe, qui écrirait la vie d'Achille, mettrait en connexion les événements en montrant leur dépendance et leurs relations, autant qu'un poète qui ferait de la colère de ce héros le sujet de sa narration (12). Ce n'est pas seulement dans une portion limitée de la vie d'un homme que les actions dépendent les unes des autres, mais aussi pendant la durée entière de son existence, du berceau à la tombe. Il est impossible d'ôter un maillon, même minuscule, de la chaîne continue, sans affecter la série totale des événements qui suivent. L'unité d'action, qu'on peut trouver en biographie et en histoire, diffère de celle de la poésie épique, la connexion entre les événements est plus étroite et plus sensible. La narration n'est pas menée sur une aussi grande durée, et les personnages arrivent vite à quelque étape frappante qui satisfasse la curiosité du lecteur. Cette méthode utilisée par le poète épique dépend de la situation particulière de l'imagination et des passions que l'on attend dans ce type d'oeuvres. L'imagination, aussi bien celle de l'auteur que celle du lecteur, est plus stimulée et les passions plus enflammées qu'en histoire ou en biographie, ou dans toute espèce de récit qui se borne à la stricte vérité et à la stricte réalité. Considérons l'effet de ces deux circonstances, une imagination stimulée et des passions enflammées, qui appartiennent à la poésie, spécialement au genre épique plus qu'à toute autre sorte de composition, et regardons pour quelle raison elles exigent dans ce type de récit où l'imagination est libre une unité stricte et étroite.
En premier lieu, toute poésie, étant une sorte de peinture, nous rapproche des objets plus qu'aucune autre sorte de narration, jette sur eux une lumière plus forte, et dessine plus distinctement les menues circonstances qui, bien qu'elles semblent superflues à l'histoire, animent puissamment les images et satisfont l'imagination. S'il n'est pas nécessaire, comme dans l'Iliade, de nous informer à chaque fois que le héros boucle ses souliers et attache ses jarretières, il serait peut-être nécessaire d'entrer davantage dans les détails dans l'Henriade, où les événements se précipitent avec une telle rapidité que nous avons à peine le loisir de prendre connaissance de la scène et de l'action. Si donc un poète avait à comprendre dans son sujet une longue période ou une longue série d'événements, et avait à remonter de la mort d'Hector à ses causes lointaines, l'enlèvement d'Hélène et le jugement de Pâris, il devrait étirer démesurément son poème pour remplir ce vaste canevas de tableaux et d'images convenables. L'imagination du lecteur, enflammée par une telle série de descriptions poétiques, et ses passions agitées par une continuelle communauté de sentiments avec les personnages, faibliraient nécessairement bien avant le terme de la narration et sombreraient dans la lassitude et l'écoeurement par la violence répétée des mêmes mouvements.
En second lieu, qu'un poète épique ne doive pas remonter trop loin dans les causes sera encore plus manifeste si nous considérons une autre raison, tirée d'une propriété encore plus remarquable et singulière des passions. Dans une composition correcte, il est évident que toutes les affections excitées par les différents événements décrits et représentés s'ajoutent mutuellement de la force et que, pendant que les héros sont tous engagés dans une même scène, et que chaque action est en forte connexion avec la totalité du récit, l'intérêt est continuellement éveillé, et les passions connaissent une transition aisée d'un objet à un autre. La forte connexion des événements, en facilitant le passage de la pensée ou de l'imagination de l'un à l'autre, facilite aussi le passage de la passion d'un objet à l'autre, et maintient l'affection toujours dans la même voie et la même direction. Notre sympathie et notre intérêt pour Eve préparent le chemin pour une même sympathie à l'égard d'Adam. L'affection est conservée presque entière dans le passage d'Eve à Adam, et l'esprit saisit immédiatement le nouvel objet, Adam, en relation forte avec ce qui avait, dans un première temps, éveillé notre attention. Mais si le poète avait à faire une totale digression hors de son sujet et à introduire un nouveau personnage en aucune façon lié aux autres personnages, l'imagination sentirait une rupture dans la transition, entrerait froidement dans la nouvelle scène, et devrait rallumer lentement l'intérêt, par degrés. Pour revenir au sujet central du poème, elle aurait, en quelque sorte, à entrer en une terre inconnue, et elle devrait exciter une nouvelle fois son intérêt pour restaurer la complicité avec les principaux personnages. Le même inconvénient résulte à un moindre degré de ce que le poète suit les événements sur une trop longue durée et relie des actions qui, sans être séparées les unes des autres, n'ont pas une connexion aussi forte qu'il est exigé pour faciliter la transition des passions. De là provient l'artifice de la narration indirecte employé dans l'Odyssée et dans l'Enéide, où le héros entre en scène alors qu'il est sur le point d'atteindre son but, et où on nous montre après, comme en perspective, les causes et les événements les plus lointains. De cette façon, la curiosité du lecteur est excitée, les événements se suivent avec rapidité et dans une étroite connexion, et l'intérêt se maintient éveillé et s'accroît continuellement, grâce à cette relation étroite, du début à la fin de la narration.
La même règle est valable en poésie dramatique. Il n'est jamais permis, dans une composition régulière, d'introduire un personnage sans connexion ou en faible connexion avec les principaux personnages de l'oeuvre. L'intérêt du spectateur ne doit pas être diverti par des scènes disjointes et séparées du reste. Cela brise le cours des passions, et empêche cette communication des diverses émotions, par laquelle une scène ajoute de la force à une autre scène, et fait passer la pitié et la terreur qu'elle inspire dans la scène qui suit, jusqu'à ce que l'ensemble produise cette rapidité de mouvement qui est particulière au théâtre. Combien cela doit éteindre la chaleur de l'affection d'être soudain diverti par une nouvelle action et de nouveaux personnages en aucune façon reliés aux précédents; de trouver une rupture, un vide si sensible dans le cours des passions, par suite de rupture dans la connexion des idées et, au lieu de porter les mêmes sentiments d'une scène à la suivante, d'être obligé à tout moment d'éveiller un nouvel intérêt et de se sentir concerné par un nouvelle scène d'action?
Mais bien que cette règle de l'unité d'action soit commune à la poésie dramatique et à la poésie épique, nous pouvons toutefois observer une différence, qui peut, peut-être, mériter notre attention. Dans ces deux sortes de compositions, il faut que l'action soit une et simple pour conserver entiers l'intérêt et les sentiments. Mais, dans la poésie épique et narrative, la règle est aussi établie sur un autre fondement, la nécessité qui incombe à chaque auteur de former un plan, un projet, avant d'entrer dans le discours, la narration, et de comprendre son sujet sous une orientation générale ou une vue unifiée qui puisse être l'objet constant de son attention. Comme l'auteur est totalement oublié dans les compositions dramatiques et que le spectateur est supposé lui-même réellement présent aux actions représentées, les pièces de théâtre ne sont pas concernées par cette raison. On peut y introduire tout dialogue ou toute conversation qui, sans invraisemblance, aurait pu avoir lieu dans cette portion de l'espace représentée. De là vient que dans toutes nos comédies anglaises, même celles de CONGREVE, l'unité d'action n'est jamais strictement observée. Le poète juge suffisant que ses personnages soient tant bien que mal reliés les uns aux autres par le sang ou parce qu'ils vivent dans la même famille, et il les place ensuite dans des scènes particulières où ils manifestent leurs humeurs et leurs caractères, sans faire avancer davantage l'action principale. Les doubles intrigues de Térence s'autorisent la même chose, mais à un moindre degré. Et bien que cette façon de faire ne soit pas orthodoxe, elle n'est pas totalement inadaptée à la nature de la comédie, où les mouvements et les passions ne s'élèvent pas si haut que dans la tragédie, et où, en même temps, la fantaisie et la façon de jouer pallient, dans une certaine mesure, de telles libertés. Dans un poème narratif, le sujet de départ, le projet d'écriture borne l'auteur à un seul sujet, et toute digression serait, première vue, rejetée comme absurde et monstrueuse. Ni BOCCACE, ni LA FONTAINE, ni aucun auteur de ce type, bien que la plaisanterie ait été leur principal objet, ne s'y est jamais laissé aller.
Pour revenir à la comparaison de l'histoire et de la poésie épique, nous pouvons conclure des raisonnements précédents que, comme une certaine unité est nécessaire dans tous les écrits, cette unité ne peut pas plus faire défaut à l'histoire qu'à tout autre type d'écrit; que, en histoire, la connexion entre les divers événements, qui les réunit en un seul corps, est la relation de cause à effet, la même qui intervient en poésie épique; et que, dans cette dernière composition, il est nécessaire que cette connexion soit plus étroite et plus sensible, en raison de la vive imagination et des fortes passions qui doivent être atteintes par le poète dans sa narration. La guerre du PELOPONNESE est un sujet qui convient à l'histoire, le siège d'ATHENES à un poème épique, et la mort d'ALCIBIADE à une tragédie.
Donc, comme la différence entre l'histoire et la poésie épique est seulement dans les degrés de connexion qui lient entre eux les différents événements qui forment leur sujet, il sera difficile, voire impossible, de déterminer exactement avec des mots les frontières qui les séparent l'une de l'autre. C'est une affaire de goût plus que de raisonnement; et peut-être cette unité peut-elle souvent être découverte dans un sujet où, à première vue, et si l'on se fie à des considérations théoriques, nous nous attendrions le moins à la trouver.
Il est évident qu'HOMERE, au cours de son récit, va au-delà de ce qu'il avait d'abord entrepris pour son sujet, et que la colère d'ACHILLE, qui causa la mort d'HECTOR, n'est pas la même que celle qui apporta tant de maux aux GRECS. Mais la forte connexion entre ces deux mouvements, le passage rapide de l'un à l'autre, le contraste entre les effets de concorde et de discorde entre les princes, et la curiosité normale que nous avons de voir ACHILLE en action après un si long repos, toutes ces causes entretiennent l'intérêt du lecteur et produisent une unité suffisante dans le sujet.
On peut objecter à MILTON qu'il a fait remonter ses causes trop loin, et que la révolte des anges entraîne la chute de l'homme par une succession très longue d'événements très fortuits. Sans compter que la création du monde, dont il fait le récit assez longuement, n'est pas plus la cause de cette catastrophe que la bataille de PHARSALE, ou de tout autre événement qui se soit jamais produit. Mais si nous considérons en revanche que tous ces événements, la révolte des anges, la création du monde, et la chute de l'homme, se ressemblent en ce qu'ils sont miraculeux et hors du cours habituel de la nature, qu'on les suppose contigus dans le temps et que, détachés de tous les autres événements, et étant les seuls faits originels éclairés par la révélation, ils frappent immédiatement le regard et s'évoquent naturellement les uns les autres dans la pensée et l'imagination; si nous considérons toutes ces circonstances, dis-je, nous trouverons que les différents moments de l'action ont une unité suffisante pour faire qu'elles soient comprises en une seule fable, en un seul récit. A quoi nous pouvons ajouter que la révolte des anges et la chute de l'homme sont des événements symétriques qui conduisent le lecteur à la même morale d'obéissance à notre créateur.
J'ai jeté sur le papier ces remarques à bâtons rompus pour éveiller la curiosité des philosophes et pour au moins faire naître le soupçon, au plus l'entière conviction, qu'il y a beaucoup à dire sur ce sujet, et que de nombreuses opérations de l'esprit humain dépendent de la connexion ou association des idées, connexion que nous avons ici expliquée. En particulier, la sympathie entre l'imagination et les passions paraîtra peut-être remarquable, quand nous voyons que ces affections, éveillées par un objet, passent aisément à un autre qui lui est lié, mais se transmettent avec difficulté, ou pas du tout, entre des objets différents qui n'ont aucune sorte de connexion entre eux. En introduisant dans une composition des actions et des personnages étrangers les uns aux autres, un auteur sans bon sens laisse se perdre cette communication entre les émotions qui peut seule intéresser le coeur et susciter les passions à la hauteur convenable et au bon moment. L'explication entière de ce principe et de toute ses conséquences nous conduirait à des raisonnements trop profonds et trop abondants pour cet essai. Il est suffisant, en ce qui nous concerne pour l'instant, d'avoir établi cette conclusion : les trois principes de connexion de toutes les idées sont la ressemblance, la contiguïté et la causalité.
SECTION 4
Doutes sceptiques sur les
opérations de l'entendement
Première partie :
Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement être répartis en deux genres, à savoir les Relations d'Idées et les Choses de Fait. Du premier genre sont les sciences de la Géométrie, de l'Algèbre et de l'Arithmétique et, en un mot, toute affirmation intuitivement ou démonstrativement certaine. "Le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés" est une proposition qui énonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est égal à la moitié de trente" énonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont découvertes par la seule activité de l'esprit, indépendamment de tout ce qui existe dans l'univers. Quand bien même il n'y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de la même façon. L'évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu'elle soit, n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait est malgré tout possible, car il n'implique jamais contradiction et il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même netteté que s'il correspondait à la réalité. "Le soleil ne se lèvera pas demain" n'est pas une proposition moins intelligible et qui implique plus contradiction que l'affirmation "il se lèvera". Nous essayerions donc en vain de démontrer sa fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait jamais être distinctement conçue par l'esprit.
C'est donc peut-être un sujet digne de curiosité que de rechercher quelle est la nature de cette évidence qui nous assure d'une existence réelle ou d'une chose de fait, au-delà du témoignage présent des sens et de ce qu'a enregistré la mémoire. Cette partie de la philosophie a été visiblement peu cultivée par les anciens et par les modernes. Aussi nos doutes et nos erreurs, dans la poursuite d'une recherche aussi importante, peuvent être d'autant plus excusables que nous marchons dans un difficile chemin, sans guide et sans direction. Ces doutes et ces erreurs peuvent même se montrer utiles, en éveillant la curiosité, et en détruisant la confiance et la sécurité implicites, qui sont le fléau de tout raisonnement et de toute recherche libre. La découverte des défauts de la philosophie habituelle, si tant est qu'il y en ait, ne conduira pas, je pense, au découragement, mais nous incitera plutôt, comme c'est souvent le cas, à tenter quelque chose de plus complet et de plus satisfaisant que ce qui a été proposé jusqu'à maintenant au public.
Tous les raisonnements sur les choses de fait semblent être fondés sur la relation de cause à effet. C'est par cette relation seule que nous pouvons aller au-delà du témoignage de notre mémoire et de nos sens. Si vous aviez à demander à quelqu'un pourquoi il croit à l'existence d'une chose de fait qui ne lui est pas directement présente, par exemple pourquoi il croit que son ami est à la campagne, ou en FRANCE, il vous donnerait une raison; et cette raison serait un autre fait, comme une lettre qu'il aurait reçue de lui, ou la connaissance de ce que cet ami avait projeté et arrêté. Un homme qui trouverait une montre ou quelque autre machine sur une île déserte estimerait qu'il y a déjà eu des hommes sur cette île. Tous nos raisonnements sur les faits sont de même nature, et il y est constamment supposé qu'il y a une connexion entre le fait présent et celui qui en est inféré. Si rien ne liait ces faits entre eux, l'inférence serait tout à fait incertaine. L'audition d'une voix articulée et d'un discours sensé dans le noir nous assure de la présence de quelqu'un. Pourquoi? Parce que ces sons sont les effets de la façon dont l'homme est fait, de sa structure, et qu'ils sont en étroite connexion avec cette structure. Si nous analysons tous les autres raisonnements de cette nature, nous trouverons qu'ils sont fondés sur la relation de cause à effet, et que cette relation est proche ou éloignée, directe ou collatérale. La chaleur et la lumière sont des effets collatéraux du feu, et l'un des effets peut être inféré de l'autre.
Si nous voulons donc mener à bien l'étude de la nature de cette évidence qui nous donne des certitudes sur les faits, nous devons rechercher comment nous parvenons à la connaissance de la cause et de l'effet.
Je me risquerai à affirmer, comme une proposition générale qui n'admet pas d'exception, que la connaissance de cette relation n'est atteinte en aucun cas par des raisonnements a priori, mais provient entièrement de l'expérience, quand nous trouvons des objets particuliers en conjonction constante l'un avec l'autre. Présentons un objet à un homme dont la raison naturelle et les facultés sont aussi fortes que possible. Si cet objet est nouveau pour lui, il ne sera pas capable, avec l'examen le plus rigoureux de ses qualités sensibles, de découvrir l'une de ses causes ou l'un de ses effets. ADAM, même en supposant qu'il disposât dès le début de facultés rationnelles tout à fait parfaites, n'aurait pas pu inférer de la fluidité et de la transparence de l'eau qu'elle l'asphyxierait, ni de la lumière et de la chaleur du feu qu'il le consumerait. Un objet ne nous révèle jamais, par les qualités qui apparaissent aux sens, les causes qui l'ont produit et les effets qui en naîtront, et notre raison, sans l'aide de l'expérience, ne peut jamais tirer une inférence sur une existence réelle et une chose de fait.
La proposition "les causes et les effets sont découvertes non par la raison mais par l'expérience" sera facilement admise pour des objets qui, nous nous en souvenons, nous étaient avant totalement inconnus. Nous sommes en effet conscients que nous étions réduits à une totale incapacité de prédire leurs effets. Présentez deux morceaux de marbre poli à un homme n'ayant aucune teinture de philosophie naturelle. Il ne découvrira jamais que ces deux morceaux adhèrent l'un à l'autre de manière telle qu'il faut une grande force pour les séparer en suivant une ligne perpendiculaire alors qu'ils n'offrent qu'une faible résistance à une pression latérale. Des phénomènes tels qu'ils ne possèdent que peu d'analogies avec le cours habituel de la nature ne sont connus, nous l'avouons entièrement, que par l'expérience, et aucun homme n'imagine que l'explosion de la poudre à canon et l'attraction de l'aimant aient jamais pu être découverts par des arguments a priori. De la même manière, quand on suppose qu'un effet dépend d'un mécanisme complexe ou d'une organisation secrète des parties, nous ne faisons aucune difficulté à attribuer toute notre connaissance à l'expérience. Qui soutiendra qu'il peut donner la raison dernière qui explique pourquoi le pain ou le lait convient à l'alimentation de l'homme, non à celle du lion et du tigre?
Mais cette vérité, à première vue, peut sembler ne pas avoir la même évidence pour les événements qui nous sont devenus familiers depuis la naissance, événements qui entretiennent une analogie étroite avec le cours entier de la nature et qui, suppose-t-on, dépendent des qualités sensibles de l'objet, sans dépendre de la structure secrète des parties. Nous avons tendance à penser que nous pourrions découvrir ces effets par la seule opération de notre raison, sans l'expérience. Nous nous figurons que, si nous avions été mis soudainement dans ce monde, nous pourrions d'emblée inférer qu'une boule de billard communique du mouvement à une autre par un choc, et que nous n'aurions pas besoin d'attendre l'événement pour nous prononcer sur lui avec certitude. Tel est l'empire de l'habitude que, là où elle est la plus forte, elle ne dissimule pas seulement notre ignorance naturelle mais aussi se cache elle-même, et semble ne jouer aucun rôle, tout bonnement parce qu'elle est constatée au plus haut degré.
Mais pour nous convaincre que toutes les lois de la nature, et toutes les opérations des corps, sans exception, sont connues uniquement par l'expérience, les réflexions qui suivent peuvent peut-être suffire. Si un objet nous est présenté, et si nous devons nous prononcer sur les effets qui en résultent, sans consulter les observations passées, de quelle manière, je vous prie, l'esprit devra-t-il procéder pour mener à bien cette opération? Il devra inventer ou imaginer un événement qu'il considérera comme l'effet de l'objet, et il est manifeste que cette invention sera entièrement arbitraire. Il est impossible que l'esprit découvre jamais, même par la recherche et l'examen les plus rigoureux, l'effet de la cause supposée; car l'effet est totalement différent de la cause, et il ne peut jamais par conséquent, être découvert en elle. Le mouvement de la seconde boule de billard est totalement différent du mouvement de la première boule, et il n'y a rien dans l'un qui suggère la plus petite explication sur l'autre. Une pierre ou une pièce de monnaie laissée en l'air sans support tombe immédiatement. Mais à considérer le problème a priori, y a-t-il quelque chose que nous découvrons dans cette situation qui puisse faire naître l'idée d'un mouvement vers le haut plutôt que l'idée d'un mouvement vers le bas, ou l'idée de tout autre mouvement, dans la pierre ou le métal?
Et de même que la première imagination ou invention d'un effet particulier, dans les phénomènes naturels, est arbitraire si nous ne consultons pas l'expérience, de même nous devons considérer comme arbitraire le supposé lien, la supposée connexion qui relie la cause et l'effet et qui rend impossible qu'un autre effet puisse résulter de l'action de cette cause. Quand je vois, par exemple, une boule de billard qui se meut en ligne droite vers une autre boule, même en supposant que le mouvement de la seconde boule me vienne à l'esprit par accident, comme le résultat de leur contact ou impulsion, ne puis-je pas concevoir que cent événements différents pourraient aussi bien suivre de cette cause? Ces deux boules ne peuvent-elles pas demeurer dans un repos absolu? La première boule ne peut-elle pas revenir en ligne droite ou rebondir dans une autre direction, selon un trajet différent? Ces hypothèses sont cohérentes et concevables. Pourquoi alors donner la préférence à l'une, qui n'est pas plus cohérente et concevable que les autres? Tous nos raisonnements a priori ne seront jamais capables de nous indiquer le fondement de cette préférence.
En un mot, tout effet est ainsi un événement distinct de sa cause. Il ne peut donc être découvert dans la cause, et il est entièrement arbitraire de l'inventer ou de le concevoir dès l'abord. Et même après que l'effet nous a été suggéré, sa conjonction avec la cause doit apparaître également arbitraire; car il y a toujours de nombreux autres effets qui doivent paraître à la raison tout aussi cohérents et naturels. C'est donc en vain que nous prétendrions déterminer un seul événement, ou inférer une cause ou un effet, sans le secours de l'observation et de l'expérience.
Par suite, nous pouvons découvrir la raison pour laquelle aucun philosophe, du moins raisonnable et modeste, n'a jamais eu la prétention d'assigner la cause dernière d'un phénomène naturel, ou de montrer distinctement l'action de ce pouvoir qui produit un seul effet dans l'univers. On avoue que le but ultime des efforts de la raison humaine est de réduire les principes qui produisent les phénomènes naturels à une plus grande simplicité et de ramener les nombreux effets particuliers à un petit nombre de causes générales au moyen de raisonnements fondés sur l'analogie, l'expérience et l'observation. Mais les causes de ces causes générales, nous tenterions en vain de les découvrir et nous ne serons jamais capables d'une certitude sur ce sujet par une explication déterminée. Ces ressorts et ces principes derniers ne s'ouvriront jamais à la curiosité et à la recherche humaine. L'élasticité, la gravité, la cohésion des parties, la communication du mouvement par les chocs, ce sont les seuls principes et cause ultimes que nous puissions jamais découvrir dans la nature; et nous pouvons nous estimer suffisamment heureux si, par des recherches et des raisonnements rigoureux, nous pouvons remonter des phénomènes particuliers aux principes généraux, ou du moins nous en approcher. Dans cette sorte de philosophie qui traite des phénomènes naturels, la plus parfaite philosophie recule seulement un peu plus notre ignorance, pendant que, dans l'espèce qu'on appelle morale ou métaphysique, la plus parfaite sert uniquement à découvrir des portion plus larges de cette ignorance. Ainsi, l'observation de l'aveuglement humain et de la faiblesse de l'homme est le résultat de toute la philosophie, et nous la rencontrons à chaque détour, malgré nos tentatives pour l'éluder ou l'éviter.
La géométrie, quand elle est utilisée en philosophie naturelle, n'est jamais capable de remédier à ce défaut et, avec l'exactitude de ses raisonnements, pour laquelle elle est avec justice tant célébrée, elle n'est jamais capable de nous mener à la connaissance des causes dernières. Toutes les branches des mathématiques appliquées partent de l'hypothèse que certaines lois sont établies par la nature dans ses opérations, et des raisonnements abstraits sont employés, soit pour assister l'expérience dans la découverte de ces lois, soit pour déterminer leur influence dans des cas particuliers où cette influence dépend d'un degré précis de distance et de quantité. Ainsi, c'est une loi du mouvement, découverte par expérience, que le moment ou la force d'un corps en mouvement est en raison composée ou en proportion [du produit] de la masse et de la vitesse et que par conséquent une petite force peut écarter le plus grand obstacle ou soulever le plus grands poids si, par quelque artifice ou mécanisme, nous pouvons accroître la vitesse de cette force et la rendre supérieure à la force antagoniste. La géométrie nous aide dans l'application de cette loi, en nous fournissant les dimensions exactes des parties et des figures qui peuvent entrer dans toutes les espèces de machines. Cependant, la découverte de la loi elle-même est due à la seule expérience, et tous les raisonnements abstraits du monde ne sauraient nous faire faire un pas vers la connaissance de cette loi. Quand nous raisonnons a priori et que nous considérons un objet, ou une cause, tel qu'il apparaît à l'esprit indépendamment de toute observation, il ne saurait jamais nous suggérer l'idée d'un objet tel que son effet; encore moins nous montrer la connexion inséparable et inviolable entre cette cause et cet effet. Il faudrait être très perspicace pour découvrir par raisonnement que le cristal est l'effet de la chaleur et que la glace est l'effet du froid sans avoir été antérieurement familiarisé avec l'opération de ces qualités.
Deuxième partie :
Mais en ce qui concerne la question proposée en premier lieu, nous ne sommes pas encore suffisamment satisfaits. Chaque solution donne encore naissance à une nouvelle question aussi difficile et nous mène de plus en plus loin dans la recherche. Quand on nous demande : "quelle est la nature de tous nos raisonnements sur les choses de fait?", la réponse qui convient semble être qu'ils sont fondés sur la relation de cause à effet. Si l'on demande de plus : "quel est le fondement de tous nos raisonnements et de toutes nos conclusions sur cette relation?", on peut répondre par un seul mot : l'EXPERIENCE. Mais si, atteint d'une humeur à tout éplucher, nous demandons : "quel est le fondement de toutes nos conclusions tirées de l'expérience?", ceci implique une nouvelle question qui exige une explication et une solution plus difficiles. Les philosophes qui se donnent des airs de sagesse supérieure et de suffisance ont la tâche difficile quand ils rencontrent des personnes aux dispositions inquisitrices, qui les délogent de tous les coins dans lesquels ils se réfugient et qui savent qu'elles vont les entraîner finalement dans quelque dangereux embarras. Le meilleur moyen de prévenir cet embarras est d'être modeste dans toutes nos prétentions, et même de mettre en lumière nous-mêmes la difficulté avant que l'on ne nous la présente comme objection. De cette façon, il se peut que nous fassions de notre ignorance même une sorte de mérite.
Je me contenterai, dans cette section, d'une tâche facile, et je prétendrai donner seulement une réponse négative à la question proposée ici. Je dis donc que, même après que nous avons eu l'expérience des opérations de la cause et de l'effet, nos conclusions tirées de cette expérience ne sont pas fondées sur le raisonnement, ou sur quelque autre opération de l'entendement. Cette réponse, nous devons tenter de l'expliquer et de la défendre.
Il faut à l'évidence admettre que la nature nous a tenus à grande distance de tous ses secrets et nous a laissé seulement la possibilité de connaître un petit nombre de qualités des objets, tout en nous cachant ces pouvoirs et ces principes dont l'action de ces objets dépend entièrement. Nos sens nous informent de la couleur, du poids et de la consistance du pain; mais ni les sens ni la raison ne peuvent jamais nous informer de ces qualités qui le rendent propre à l'alimentation et à l'entretien du corps humain. La vue ou le toucher communique une idée du mouvement réel des corps; mais de cette force merveilleuse, de ce pouvoir qui porterait un corps en mouvement dans un changement de lieu sans fin et que les corps ne perdent jamais qu'en les communiquant aux autres, de ce pouvoir, nous ne pouvons pas en former la plus lointaine conception. Mais en dépit de notre ignorance des pouvoirs (13) et des principes naturels, nous présumons toujours, quand nous voyons les mêmes qualités sensibles, qu'elles ont les mêmes pouvoirs secrets, et nous nous attendons à ce que des effets semblables à ceux dont nous avons eu l'expérience résultent de ces qualités. Si l'on nous présente un corps de même couleur et de même consistance que le pain, que nous avons précédemment mangé, nous n'hésiterons pas à répéter l'expérience, et à prévoir avec certitude la même alimentation et le même soutien [pour le corps]. Il y a là une opération de l'esprit, de la pensée, dont j'aimerais volontiers connaître le fondement. Il est admis de tous côtés qu'il n'y a pas de connexion connue entre les qualités sensibles et les pouvoirs secrets, et donc que l'esprit n'est pas conduit à former une telle conclusion sur leur conjonction constante et régulière par ce qu'il connaît de leur nature. L'expérience passée, nous l'admettons, ne donne qu'une information directe et précise sur les objets précis et sur la période précise de temps qui tombent sous sa connaissance. Mais pourquoi cette expérience s'étendrait-elle au futur et aux autres objets qui, autant que nous le sachions, peuvent n'être semblables qu'en apparence. Telle est la question principale sur laquelle je voudrais insister. Le pain, que j'ai précédemment mangé, m'a nourri; ce qui signifie qu'un corps de telles qualités sensibles était, à ce moment, doué de tels pouvoirs secrets. Mais s'ensuit-il qu'un autre pain doive aussi me nourrir à un autre moment et que les mêmes qualités sensibles doivent être toujours accompagnées des mêmes pouvoirs secrets? La conséquence ne semble en aucune façon nécessaire. Il faut du moins reconnaître que l'esprit peut tirer de là une conséquence, c'est que nous avons fait un pas, et que nous devons expliquer une opération de l'esprit et une inférence. Ces deux propositions sont loin d'être les mêmes : j'ai trouvé que tel objet a toujours été accompagné de tel effet, et : je prévois que tels autres objets, qui sont en apparence semblables, seront accompagnés d'effets semblables. J'admettrai, si vous voulez, que la première proposition peut être à bon droit inférée de l'autre. Je sais qu'en fait elle en est toujours inférée. Mais si vous insistez et que vous dites que l'inférence est faite par une chaîne de raisonnements, je désire que vous produisiez ce raisonnement. La connaissance entre ces propositions n'est pas intuitive. Un moyen terme est nécessaire pour permettre à l'esprit de tirer une telle inférence, si en effet elle se tire par raisonnement et argumentation. Ce qu'est ce moyen terme, je dois l'avouer, passe ma compréhension, et c'est à ceux qui affirment qu'il existe et qu'il est à l'origine de toutes nos conclusions touchant les choses de fait qu'il incombe de le présenter.
Cet argument négatif doit certainement, au cours du temps, devenir tout à fait convaincant si beaucoup de philosophes pénétrants et capables en viennent à tourner leurs recherches de ce côté, et que personne ne soit apte à découvrir une proposition capable d'assurer la connexion ou quelque chose d'intermédiaire qui serve d'appui à l'entendement dans ses conclusions. Mais comme la question est tout de même nouvelle, il se peut que les lecteurs ne se fient pas à leur propre pénétration [d'esprit] au point de conclure que, si un argument échappe à notre recherche, il n'existe effectivement pas. Pour cette raison, il est nécessaire de se risquer à une tâche plus difficile, en énumérant toutes les branches de la connaissance humaine, et de tenter de montrer qu'aucune d'elle ne peut fournir un tel argument.
Tous les raisonnements peuvent être divisés en deux genres, à savoir les raisonnements démonstratifs, c'est-à-dire les raisonnements sur les relations d'idées, et les raisonnements moraux, c'est-à-dire les raisonnements sur les choses de fait et d'existence. Qu'il n'y ait pas d'arguments démonstratifs dans ce dernier type de raisonnement semble évident, car il n'implique pas contradiction que le cours de la nature puisse changer, et qu'un objet apparemment semblable à ceux dont vous avez eu l'expérience puisse être suivi d'effets différents ou contraires. Ne puis-je pas clairement et distinctement concevoir qu'un corps, tombant des nuages et ressemblant à bien d'autres égards à la neige, ait pourtant le goût du sel et soit comme du feu au toucher? Y a-t-il une proposition plus intelligible que celle qui affirme que les arbres fleuriront en DECEMBRE et JANVIER et perdront leurs feuilles en MAI et JUIN? Or, tout ce qui est intelligible et peut être distinctement conçu n'implique pas contradiction, et l'on ne peut jamais en prouver la fausseté par un argument démonstratif ou un raisonnement abstrait a priori.
Si donc nous sommes engagés par des arguments à mettre notre confiance dans l'expérience passée, et à en faire le fondement de référence pour notre jugement futur, ces arguments ne seront que probables, sur le modèle de ceux qui touchent aux choses de fait et d'existence effective, selon la division ci-dessus mentionnée. Mais il semble nécessaire qu'il n'y ait pas d'arguments de ce genre, si l'on admet comme solide et satisfaisante notre explication de cette espèce de raisonnement. Nous avons dit que tous nos arguments sur les choses existantes sont fondés sur la relation de cause à effet, que notre connaissance de cette relation est entièrement dérivée de l'expérience, et que toutes nos conclusions expérimentales procèdent de la supposition que le futur sera conforme au passé. Tenter, par suite, de prouver cette dernière supposition par des arguments probables, des arguments tirés de choses existantes, c'est nécessairement, à l'évidence, tourner en rond et prendre pour admis ce qui est justement le point en question.
En réalité, tous les arguments tirés de l'expérience se fondent sur la similitude que nous découvrons entre des objets naturels, similitude qui nous induit à attendre des effets semblables à ceux que nous avons vu s'ensuivre de tels objets. Et bien que personne, sinon un niais ou un fou, ne prétende contester l'autorité de l'expérience, ou rejeter ce grand guide de la vie humaine, il peut être permis à un philosophe, ma foi, d'avoir du moins assez de curiosité pour faire l'examen du principe de la nature humaine qui donne cette puissante autorité à l'expérience et qui nous fait tirer avantage de cette similitude que la nature a mise entre les différents objets. De causes qui paraissent semblables, nous attendons des effets semblables. C'est là la somme de toutes nos conclusions expérimentales. Il semble maintenant évident que si cette conclusion était élaborée par la raison, elle serait aussi parfaite dès le début, à partir d'un seul cas, qu'après la plus longue expérience qui soit. Mais il en est tout autrement. Rien de si semblables que des oeufs. Pourtant, personne, en se reposant sur cette apparente similitude, n'attend d'oeufs différents le même goût et la même saveur. Ce n'est qu'après un nombre important d'expériences uniformes, quel que soit le domaine concerné, que nous acquérons une ferme confiance et une garantie en ce qui concerne un événement particulier. Voyons! Où est cette opération du raisonnement qui, à partir d'un seul cas, tire une conclusion si différente de celle que l'on infère d'une centaine de cas qui ne diffèrent en rien de ce cas unique? Cette question, je le suppose, je la propose autant dans l'intention d'informer que dans celle de mettre en relief des difficultés. Je ne peux pas trouver, je ne peux pas imaginer un tel raisonnement, mais je garde l'esprit toujours ouvert à l'instruction, au cas où quelqu'un daignerait me la donner.
Dira-t-on que, à partir d'un certain nombre d'expériences uniformes, nous inférons une connexion entre les qualités sensibles et les pouvoirs secrets? Je dois confesser que c'est apparemment la même difficulté exprimée en termes différents. La question est récurrente : sur quelle voie d'argumentation cette inférence est-elle fondée? Où est le moyen terme, où sont les idées intermédiaires qui joignent des propositions si éloignées? On admet que la couleur, la consistance et les autres qualités sensibles du pain, par elles-mêmes, ne paraissent pas avoir une connexion avec les pouvoirs secrets qui nourrissent et entretiennent le corps; car autrement nous pourrions inférer ces pouvoirs secrets de la première apparition de ces qualités sensibles sans l'aide de l'expérience, contrairement au sentiment de tous les philosophes et contrairement à l'évidence des faits. C'est là notre état naturel d'ignorance des pouvoirs et de l'influence de tous les objets. Comment y est-il remédié par l'expérience? Elle nous montre seulement un certain nombre d'effets uniformes, résultant de certains objets, et elle nous enseigne que ces objets particuliers, en ce moment particulier, étaient doués de tels pouvoirs et de telles forces. Quand un nouvel objet, doué de qualités semblables, est produit, nous attendons des pouvoirs et des forces semblables, et espérons un effet semblable. D'un corps de même couleur et de même consistance que le pain, nous attendons la même nourriture et le même entretien pour le corps; mais c'est assurément là un pas, un progrès de l'esprit, qui demande à être expliqué. Quand quelqu'un dit : "j'ai trouvé, dans tous les cas passés, telles qualités sensibles jointes avec tels pouvoirs secrets" et dit "des qualités sensibles semblables seront toujours jointes à des pouvoirs secrets semblables", il n'est pas coupable de tautologie, et ces propositions ne sont sous aucun rapport semblables. Vous dites que l'une des propositions est inférée de l'autre; mais vous devez avouer que l'inférence n'est ni intuitive ni démonstrative. De quelle nature est-elle donc? C'est une pétition de principe que de dire qu'elle est expérimentale. Car toutes les inférences tirées de l'expérience supposent, à titre de principe, que le futur ressemblera au passé, et que des pouvoirs semblables seront joints à des qualités sensibles semblables. S'il y a quelque soupçon que le cours de la nature puisse changer, et que le passé ne puisse servir de règle pour le futur, toutes les expériences deviennent inutiles et elles ne peuvent faire naître aucune inférence ou conclusion. Il est donc impossible que des arguments tirés de l'expérience puissent prouver cette ressemblance du passé et du futur, car tous ces arguments reposent sur la supposition de cette ressemblance. Que l'on admette que le cours des choses ait été jusqu'alors aussi régulier qu'il est possible, cela seul, sans quelque nouvel argument ou quelque nouvelle inférence, ne prouve pas que, dans le futur, ce cours conservera sa régularité. En vain prétendez-vous avoir appris la nature des corps de l'expérience passée. Leur nature secrète, et par suite tous leurs effets et influences, peut changer sans que changent leurs qualités sensibles. Cela arrive parfois, et pour certains objets : pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver toujours et pour tous les objets? Quelle logique, quel processus ou quel argument vous garantit contre cette supposition? Ma pratique, dites-vous, réfute mes doutes. Mais vous ne comprenez pas le sens de ma question. En tant qu'être d'action, je suis entièrement satisfait sur ce point, mais en tant que philosophe, qui a sa part de curiosité, je ne dirai pas de scepticisme, je veux connaître le fondement de cette inférence. Nulle lecture, nulle enquête, n'a encore été capable d'écarter la difficulté que je rencontre, ou de me donner satisfaction dans un sujet d'une telle importance. Puis-je mieux faire que de proposer la difficulté au public, bien que, peut-être, je n'ai que de faibles espoirs d'obtenir une solution. Nous serons du moins, par ce moyen, conscients de notre ignorance, si nous n'augmentons pas notre savoir.
Je dois avouer qu'est coupable d'une impardonnable arrogance celui qui conclut, parce qu'un argument a échappé à sa propre investigation, qu'il n'existe pas en réalité. Je dois aussi avouer que, même si les savants, depuis plusieurs siècles, s'étaient employés sans succès à des recherches sur un sujet, il serait peut-être encore téméraire de conclure positivement que le sujet, par conséquent, dépasse nécessairement toute compréhension humaine. Alors même que nous examinons toutes les sources de notre connaissance et finissons par reconnaître qu'elles sont incapables de traiter un tel sujet, il peut encore rester le soupçon que l'énumération ne soit pas complète, ou que l'examen ne soit pas précis. Mais, à l'égard du présent sujet, il y a quelques considérations qui semblent écarter toute accusation d'arrogance ou tout soupçon d'erreur.
Il est certain que les paysans les plus ignorants et les plus stupides - voire les enfants, voire même les bêtes brutes - font des progrès par l'expérience, et apprennent les qualités des objets naturels en observant les effets qui en résultent. Quand un enfant a éprouvé la sensation de douleur en touchant la flamme d'une chandelle, il aura soin de ne plus approcher sa main d'une chandelle, et attendra un effet semblable d'une cause semblable dans ses qualités sensibles et son apparence. Si donc vous soutenez que l'enfant est amené à cette conclusion par un processus d'argumentation ou de ratiocination, je peux à bon droit exiger que vous produisiez cet argument, et vous n'avez aucun prétexte pour refuser une demande aussi équitable. Vous ne pouvez pas dire que l'argument est abstrus et qu'il peut éventuellement échapper à votre recherche, puisque vous reconnaissez qu'il va de soi pour la capacité d'un simple enfant. Si donc vous hésitez un moment ou si, après réflexion, vous produisez un argument embrouillé ou profond, vous abandonnez d'une certaine manière la question et confessez que ce n'est pas le raisonnement qui nous engage à supposer que le passé ressemble à ce que sera le futur et à attendre des effets semblables de causes qui, en apparence, sont semblables. C'est la proposition que j'avais l'intention de faire valoir dans la présente section. Si j'ai raison, je ne prétends pas avoir fait une découverte grandiose; si j'ai tort, je dois reconnaître que je suis vraiment un écolier très attardé, puisque je ne parviens pas à découvrir maintenant un argument qui, semble-t-il, m'était parfaitement familier avant que je ne sorte de mon berceau.
SECTION 5
Solutions sceptiques de ces
doutes
Première partie :
La passion de la philosophie, comme celle de la religion, semble sujette à cet inconvénient que, bien qu'elle vise la correction de nos moeurs, et l'extirpation de nos vices, il se peut qu'elle ne serve, par une utilisation imprudente, qu'à encourager une inclination prédominante, et à pousser l'esprit, avec une résolution plus déterminée, du côté qui l'attire déjà trop, à cause des prédispositions et des penchants de son tempérament naturel. Il est certain qu'en aspirant à la fermeté magnanime du sage philosophe et en nous efforçant d'emprisonner nos plaisirs dans notre propre esprit, nous pouvons, en définitive, faire de notre philosophie, comme EPICTETE et les autres stoïciens, un simple système plus raffiné d'égoïsme, et nous convaincre par raisonnement d'abandonner toute vertu et tout plaisir social. Pendant que nous étudions avec attention la vanité de la vie humaine et que nous tournons nos pensées vers la vacuité et la nature fugitive des richesses et des honneurs, nous sommes peut-être, tout ce temps, en train de flatter notre indolence naturelle qui, par haine de l'empressement du monde et de l'esclavage des affaires, cherche un semblant de raison pour s'accorder une indulgence entière et absolue. Il y a cependant une sorte de philosophie qui semble peu sujette à cet inconvénient, et cela, parce qu'aucune passion désordonnée de l'esprit ne peut lui permettre de s'implanter et parce qu'elle ne peut se mêler à aucune affection ou penchant naturel : c'est la philosophie ACADEMIQUE ou SCEPTIQUE. Les académiques parlent toujours de doute et de suspension de jugement, de danger à décider hâtivement, d'emprisonnement dans d'étroites limites des recherches de l'entendement, et de renoncement à toutes les spéculations qui ne restent pas dans les limites de la vie et de la pratique courantes. Rien ne peut donc être plus contraire qu'une telle philosophie à la molle indolence de l'esprit, à son impétueuse arrogance, à ses orgueilleuses prétentions et à sa superstitieuse crédulité. Toute passion est mortifiée par elle, sauf l'amour de la vérité, et cette passion n'est jamais, et ne peut jamais être, portée à un trop haut degré. Il est donc surprenant que cette philosophie qui, dans presque tous les cas, est nécessairement inoffensive et innocente, soit le sujet de calomnies et de reproches injustifiés. Mais peut-être la circonstance même qui la rend aussi innocente est-elle ce qui l'expose avant tout à la haine et au ressentiment publics. Ne flattant aucune passion déréglée, elle gagne peu de partisans; s'opposant à tant de vices et de folies, elle se fait de nombreux ennemis qui la stigmatisent comme libertine, profane et irréligieuse.
Nous n'avons pas à craindre que cette philosophie, en tentant de limiter nos recherches à la vie courante, sape jamais les raisonnements de la vie courante et porte ses doutes jusqu'à détruire toute action, aussi bien que toute spéculation. La nature maintiendra toujours ses droits et prévaudra finalement sur tout raisonnement abstrait, quel qu'il soit. Quand bien même nous conclurions, par exemple, comme dans la section précédente, que, dans tous les raisonnements tirés de l'expérience, il y a un pas fait par l'esprit qui n'est soutenu par aucun argument ni aucune opération de l'entendement, il n'y a pas de danger que ces raisonnements, dont dépend presque toute la connaissance, soient jamais affectés par une telle découverte. Si l'esprit n'est pas engagé par un argument à faire ce pas, il faut qu'il soit induit par quelque autre principe d'un poids égal et d'une autorité égale, et ce principe conservera son influence aussi longtemps que la nature humaine demeurera la même. Ce qu'est ce principe vaut bien la peine d'une recherche.
Supposez que quelqu'un, fût-il doué de facultés de raison et de réflexion les plus fortes, soit soudain amené dans ce monde; il observerait certainement immédiatement une succession continuelle d'objets, un événement suivant un autre événement; mais il ne serait pas capable d'aller plus loin et de découvrir autre chose. D'abord, il ne serait pas capable, par un raisonnement, de parvenir à l'idée de cause et d'effet, car les pouvoirs particuliers, par lesquels toutes les opérations naturelles sont accomplies, n'apparaissent jamais aux sens. Il n'est pas raisonnable de conclure, simplement parce qu'un événement, dans un cas, en a précédé un autre, que, par conséquent, l'un est la cause, l'autre l'effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. Il peut ne pas y avoir de raison d'inférer l'existence de l'un de l'apparition de l'autre. En un mot, une telle personne, sans plus d'expérience, ne pourra jamais faire de conjectures ou de raisonnement concernant une chose de fait, ou être assurée de quelque chose au-delà ce de ce qui est immédiatement présent à sa mémoire ou à ses sens.
Supposez encore que cet homme ait acquis plus d'expérience et qu'il ait vécu assez longtemps dans le monde pour avoir observé que des objets familiers ou des événements sont constamment joints ensemble. Quelle est la conséquence de cette expérience? Il infère immédiatement l'existence de l'un des objets de l'apparition de l'autre. Pourtant, par toute son expérience, il n'a acquis aucune idée ou connaissance du pouvoir secret par lequel l'un des objets est produit par l'autre; et ce n'est par aucun processus de raisonnement qu'il est engagé à tirer cette inférence. Mais pourtant il se trouve déterminé à la tirer; et, serait-il convaincu que son entendement n'a pas de part dans cette opération, il continuerait pourtant le même cours de pensée. Il y a un autre principe qui le détermine à former une telle conclusion.
Ce principe est L'ACCOUTUMANCE, L'HABITUDE. Car chaque fois que la répétition d'un acte particulier ou d'une opération particulière produit un penchant à renouveler le même acte ou la même opération, sans que l'on soit mu par aucun raisonnement ou opération de l'entendement, nous disons toujours que ce penchant est l'effet de l'accoutumance. En employant ce mot, nous ne prétendons pas avoir donné la raison ultime d'un tel penchant. Nous indiquons seulement un principe de la nature humaine qui est universellement reconnu et qui est bien connu par ses effets. Nous ne pouvons peut-être pas pousser nos recherches plus loin et prétendre donner la cause de cette cause, mais nous devons nous en contenter comme de l'ultime principe que nous puissions assigner à toutes nos conclusions venant de l'expérience. Nous sommes suffisamment satisfaits d'aller si loin, sans nous plaindre de l'étroitesse de nos facultés parce qu'elles ne peuvent nous porter plus loin. Et il est certain que nous avançons ici une proposition au moins très intelligible, sinon vraie, quand nous affirmons que, après la conjonction constante de deux objets - chaleur et flamme, par exemple, ou poids et solidité - nous sommes déterminés par l'accoutumance seule à attendre l'un de l'apparition de l'autre. Cette hypothèse semble même la seule qui explique la difficulté suivante : pourquoi tirons-nous de mille cas une inférence que nous ne sommes pas capables de tirer d'un seul cas qui n'est, à aucun égard, différent de ces mille cas? La raison est incapable d'une telle variation. Les conclusions qu'elle tire de la considération d'un cercle sont les mêmes que celles qu'elle tirerait en examinant tous les cercles de l'univers. Personne, n'ayant vu qu'un seul corps se mouvoir après avoir été poussé par un autre, ne pourrait inférer que tout autre corps se mouvra après une même impulsion. Toutes les inférences tirées de l'expérience sont donc des effets de l'accoutumance, non du raisonnement.(14)
L'accoutumance est donc le grand guide de la vie humaine. C'est ce principe seul qui nous rend l'expérience utile, et nous fait attendre, dans le futur, une suite d'événements semblables à ceux qui ont paru dans le passé. Sans l'influence de l'accoutumance, nous serions totalement ignorants de toute chose de fait au-delà de ce qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. Nous ne saurions jamais ajuster les moyens aux fins, ou employer nos pouvoirs naturels pour la production d'un effet. Ce serait sur-le-champ la fin de toute action, aussi bien que de la majeure partie de la spéculation.
Mais il peut être bon ici de remarquer que, bien que nos conclusions tirées de l'expérience nous portent au-delà de la mémoire et des sens et nous assurent des choses de fait qui sont arrivées dans les endroits les plus éloignés et aux époques les plus reculées, pourtant quelque fait doit toujours être présent aux sens ou à la mémoire, à partir duquel nous pouvons commencer à procéder pour tirer ces conclusions. Un homme qui trouverait dans une contrée déserte les vestiges de somptueux édifices conclurait que cette contrée a été jadis cultivée par des habitants civilisés, mais s'il ne rencontrait rien de semblable, il ne pourrait jamais tirer une telle inférence. Nous apprenons les événements d'autrefois par l'histoire; mais alors, il nous faut examiner les livres qui contiennent cet enseignement et de là porter nos inférences d'un témoignage à l'autre, jusqu'à ce que nous arrivions aux témoins oculaires et à ceux qui ont assisté à ces lointains événements. En un mot, si nous ne procédions pas de quelque fait présent à la mémoire ou aux sens, nos raisonnements seraient simplement hypothétiques. Quelle que soit la façon dont les liens particuliers soient connectés les uns aux autres, la chaîne entière d'inférences n'aurait rien qui la soutiendrait, et nous ne pourrions jamais, par son moyen, arriver à la connaissance d'une existence réelle. Si je vous demande pourquoi vous croyez à une chose de fait particulière que vous rapportez, vous devez me donner une raison; et cette raison sera quelque autre fait qui est en connexion avec le premier fait. Mais comme vous ne pouvez procéder de cette manière in infinitum, vous serez à la fin obligé de terminer par quelque fait qui sera présent à votre mémoire ou à vos sens, ou vous devrez admettre que votre croyance n'a aucun fondement.
Quelle est la conclusion de tout ce discours? Elle est simple, quoique, il faut l'avouer, assez éloignée des théories courantes de la philosophie. Toute croyance portant sur une chose de fait ou une existence réelle est simplement dérivée de quelque objet présent à la mémoire ou aux sens, et d'une conjonction par l'accoutumance entre cet objet et un autre objet. Ou en d'autres termes : ayant trouvé, en de nombreux cas que deux sortes quelconques d'objets - flamme et chaleur, neige et froid - ont toujours été joints ensemble, si la flamme ou la neige se présente de nouveau aux sens, l'esprit est porté par l'accoutumance à attendre la chaleur ou le froid, et à croire qu'une telle qualité existe, et se découvrira si l'on s'approche davantage. La croyance résulte nécessairement de ce que l'esprit est placé en de telles circonstances. C'est une opération de l'âme, quand nous sommes dans une telle situation, aussi inévitable que de ressentir la passion de l'amour, quand nous recevons des bienfaits, ou de la haine, quand nous sommes confrontés à ce qui nous fait mal. Toutes ces opérations sont une espèce d'instincts naturels qu'aucun raisonnement ou opération de la pensée ou de l'entendement n'est capable de produire ni d'empêcher.
A ce point, nous pourrions très légitimement arrêter nos recherches philosophiques. Dans la plupart des questions, nous ne pouvons jamais faire un pas plus loin; et dans toutes les questions, nous devons terminer enfin à cet endroit, après des enquêtes aussi actives et sagaces qu'il se peut. Toutefois, notre curiosité sera pardonnable, peut-être recommandable, si elle nous porte à des recherches encore plus éloignées, et nous fait examiner plus précisément la nature de cette croyance, et la conjonction par accoutumance dont elle est dérivée. De cette façon, nous pourrons rencontrer quelques explications et analogies qui procureront du moins une satisfaction à ceux qui aiment les sciences abstraites et qui sont capables de se divertir avec des spéculations qui, quelle que soit leur précision, peuvent encore conserver un degré de doute et d'incertitude. Quant aux lecteurs d'un goût différent, la partie restante de cette section n'est pas faite pour eux, et les enquêtes suivantes peuvent être bien comprises, même s'ils n'en tiennent pas compte.
Deuxième partie
Rien n'est plus libre que l'imagination de l'homme; et bien qu'elle ne puisse aller au-delà de cette réserve originelle d'idées fournies par les sens externes et le sens interne, elle a un pouvoir illimité de mêler, de composer, de séparer et de diviser ces idées dans toutes les variétés de la fiction et de la vision. Elle peut feindre une suite d'événements, avec toute l'apparence de la réalité, leur attribuer un temps et un lieu particuliers, les concevoir comme existants, et se les dépeindre avec toutes les circonstances qui appartiennent à un fait historique auquel elle croit avec la plus grande certitude. En quoi consiste donc la différence entre une telle fiction et la croyance? Elle ne se trouve pas simplement dans une idée particulière, qui serait ajoutée à une conception de façon telle qu'elle commanderait notre assentiment, idée qui ferait défaut à toute fiction connue. Car, comme l'esprit a autorité sur toutes ses idées, il pourrait volontairement ajouter cette idée particulière à n'importe quelle fiction et, par conséquent, il pourrait croire tout ce qui lui plaît; contrairement à ce que nous trouvons par expérience quotidienne. Nous pouvons, dans notre représentation, unir la tête d'un homme et le corps d'un cheval, mais il n'est pas en notre pouvoir de croire qu'un tel animal ait jamais existé dans la réalité.
Il s'ensuit donc que la différence entre la fiction et la croyance se trouve dans quelque sentiment, dans quelque sensation qui s'ajoute à la dernière, non à la première, qui ne dépend pas de la volonté, et qui ne peut être commandé à plaisir. Il faut que ce sentiment, comme tous les autres, soit mis en mouvement par la nature, et il faut qu'il naisse de la situation particulière dans laquelle l'esprit est placé en chaque conjoncture particulière. Toutes les fois qu'un objet se présente à la mémoire ou aux sens, il porte immédiatement l'imagination, par la force de l'accoutumance, à concevoir l'objet qui est habituellement en connexion avec lui; et cette représentation s'accompagne d'une sensation, d'un sentiment différent des vagues rêveries de la fantaisie. En cela consiste toute la nature de la croyance. Car comme il n'y a pas de chose de fait à laquelle nous croyons assez fermement pour ne pas concevoir le contraire, il n'y aurait pas de différence entre la représentation à laquelle nous donnons notre assentiment, et celle qui est rejetée s'il n'y avait pas quelque sentiment qui les distingue l'une de l'autre. Si je vois une boule de billard se mouvoir vers une autre boule, sur une table lisse, je peux facilement concevoir qu'elle va s'arrêter lors du contact. Cette représentation n'implique pas contradiction, mais elle se sent d'une façon très différente de celle par laquelle je me représente l'impulsion et la communication du mouvement d'une boule à l'autre.
Si nous avions à tenter une définition de ce sentiment, nous trouverions peut-être que c'est une tâche très difficile, sinon impossible; de la même manière que si nous essayions de définir la sensation de froid ou la passion de la colère pour une créature qui n'aurait jamais eu l'expérience de ces sentiments. CROYANCE est le véritable et propre nom de cette sensation, et personne n'est jamais embarrassé pour connaître le sens de ce terme, car tout le monde est à tout moment conscient du sentiment que ce terme représente. Pourtant, il n'est peut-être pas déplacé de tenter une description de ce sentiment, dans l'espoir d'arriver peut-être, par ce moyen, à quelques analogies qui pourraient nous mettre en mesure de l'expliquer plus parfaitement. Je dis donc que la croyance est une conception d'un objet plus vive, plus vivante, plus forte, plus vigoureuse, plus solide que celle que l'imagination seule soit jamais capable d'atteindre. Cette variété de termes, qui peut sembler si peu philosophique, est seulement destinée à traduire cet acte de l'esprit qui nous rend les réalités, ou ce que nous prenons pour telles, plus présentes, qui leur donne plus de poids dans l'esprit et une influence plus grande sur les passions et l'imagination. Pourvu que nous soyons d'accord sur la chose, il est inutile de discuter sur les termes. L'imagination est souveraine sur toutes ses idées et peut les joindre, les mêler, les varier de toutes les façons possibles. Elle peut concevoir des objets fictifs avec toutes les circonstances de lieu et de temps. Elle peut les placer, pour ainsi dire, devant nos yeux dans leurs couleurs véritables, exactement comme ils pourraient avoir exister. Mais comme il est impossible que cette faculté d'imagination puisse jamais, par elle-même, parvenir à la croyance, il est évident que la croyance ne consiste pas en une nature particulière, un ordre particulier d'idées, mais dans une manière de les concevoir, et dans leur sensation (feeling) à l'esprit. J'avoue qu'il est impossible de parfaitement expliquer cette sensation ou manière de concevoir. Nous pouvons faire usage de mots pour exprimer quelque chose d'approchant, mais son véritable et propre nom, comme nous l'avons observé auparavant, est croyance, qui est un terme que tout le monde comprend suffisamment dans la vie courante. Et, en philosophie, nous ne pouvons aller plus loin que d'affirmer que la croyance est quelque chose senti par l'esprit, qui distingue les idées du jugement des fictions de l'imagination. Elle leur donne plus de poids et d'influence, les fait paraître d'une plus grande importance, les impose à l'esprit et en fait le principe qui gouverne nos actions. J'entends à présent, par exemple, la voix d'une personne que je connais et le son semble venir de la pièce voisine. Cette impression de mes sens conduit ma pensée à la personne ainsi que vers les objets qui lui sont proches. Je me les dépeins comme existant à présent avec les mêmes qualités et relations que je sais qu'ils possédaient antérieurement. Ces idées accaparent plus fermement mon esprit que les idées d'un château enchanté. Elles sont différentes à la sensation et, pour toutes sortes de choses, ont une influence beaucoup plus grande, que ce soit pour donner du plaisir ou de la peine, de la joie ou de la tristesse.
Prenons donc cette doctrine dans toute son étendue et admettons que le sentiment de la croyance n'est rien qu'une conception plus intense et plus solide que celle qui accompagne les fictions de l'imagination, et que cette manière de concevoir naît d'une conjonction par accoutumance de l'objet avec quelque chose de présent à la mémoire et aux sens. Je crois qu'il ne sera pas difficile, d'après ces suppositions, de trouver d'autres opérations de l'esprit, analogues à celle-ci, et de remonter de ces phénomènes à des principes encore plus généraux.
Nous avons déjà observé que la nature a établi des connexions entre les idées particulières et qu'une idée ne se présente pas plutôt à nos pensées qu'elle introduit sa corrélative, et porte notre attention vers elle, par un mouvement doux et insensible. Ces principes de connexion ou d'association, nous les avons réduits à trois, à savoir : la ressemblance, la contiguïté et la causalité, qui sont les seuls liens qui lient nos pensées entre elles, qui produisent cette suite régulière de la réflexion ou du discours qui, à un plus ou moins grand degré, se retrouve dans toute l'humanité. Mais alors survient une question dont va dépendre la solution de la difficulté présente. Arrive-t-il, dans toutes ces relations, que, quand l'un des objets se présente aux sens ou à la mémoire, l'esprit ne soit pas seulement porté à la conception de la corrélative, mais parvienne à une conception plus solide et plus forte de cet objet que celle qu'il aurait été capable d'atteindre autrement? Il semble que ce soit le cas avec cette croyance qui naît de la relation de cause à effet. Et si le cas est le même avec les autres relations ou principes d'association, on peut établir là une loi générale, qui intervient dans toutes les opérations de l'esprit.
Nous pouvons donc observer, à titre de première expérimentation pour notre présent dessein que, à l'apparition du portrait d'un ami absent, l'idée que nous avons de cet ami est évidemment stimulée par la ressemblance, et que toute passion provoquée par cette idée, que ce soit la joie ou la tristesse, acquiert une nouvelle force et une nouvelle vigueur. Une relation et une impression présente concourent toutes deux à produire cet effet. Quand le portrait ne ressemble pas à l'ami, mieux, quand il ne prétendait pas le représenter, il ne peut jamais aller jusqu'à conduire notre pensée vers lui. Et si ce portrait est absent, tout comme l'ami, bien que l'esprit puisse passer de la pensée de l'un à la pensée de l'autre, il sent que son idée est plus affaiblie que stimulée par cette transition. Nous prenons plaisir à voir le portrait d'un ami, quand il est placé devant nous, mais quand ce portrait n'est plus là, nous choisissons de le voir directement, plutôt que de considérer son reflet dans une image, aussi distante qu'obscure.
Les cérémonies de la religion CATHOLIQUE ROMAINE peuvent être considérées comme des exemples de même nature. Les dévots de cette superstition, habituellement, allèguent comme excuse à leurs simagrées, dont on leur fait le reproche, qu'ils ressentent le bon effet de ces mouvements externes, de ces attitudes et de ces actions qui simulent leur dévotion et raniment leur ferveur qui, autrement, s'altéreraient si elles étaient dirigées entièrement vers des objets lointains et immatériels. Nous projetons les objets de notre foi, disent-ils, dans des symboles et des images, et nous nous les rendons plus présents par la présence directe de ces symboles et de ces images, qu'il ne serait possible de le faire par la seule vue intellectuelle et par la seule contemplation. Les objets sensibles ont toujours une plus grande influence que tout autre objet sur la fantaisie, et cette influence, ils la communiquent à ces idées auxquelles ils sont liés et auxquelles ils ressemblent. J'inférerai seulement de ces pratiques et de ce raisonnement que l'effet de la ressemblance sur la stimulation des idées est chose très courante, et que, comme dans chaque cas, il faut que concourent une ressemblance et une impression présente, nous avons une abondante provision d'expérimentations pour prouver la réalité du principe précédent.
Nous pouvons ajouter de la force à ces expérimentations par d'autres d'un genre différent, en considérant les effets de la contiguïté, aussi bien que ceux de la ressemblance. Il est certain que la distance diminue la force de toutes les idées, et que, à l'approche d'un objet, encore qu'il ne se découvre pas à nos sens, il opère sur l'esprit une influence qui imite une impression directe. La pensée d'un objet transporte aisément l'esprit à ce qui est contigu mais c'est seulement la présence effective d'un objet qui le transporte avec une vivacité plus grande. Quand je suis à quelques milles de chez moi, tout ce qui s'y rapporte me touche de plus près que si j'en suis éloigné de deux cents lieues, encore que, même à cette distance, le fait de réfléchir à quelque chose dans le voisinage de mes amis et de ma famille produit naturellement leur idée. Mais, comme dans ce dernier cas, les deux objets de l'esprit sont des idées, malgré la transition facile de l'une à l'autre, cette transition seule n'est pas capable de donner une vivacité plus grande à l'une de ces idées, parce que manque un impression directe.(15)
Personne ne peut douter que la causalité ait la même influence que les deux autres relations de ressemblance et de contiguïté. Les gens superstitieux sont friands des reliques des saints et des personnages sacrés pour la même raison qu'ils recherchent des symboles et des images, afin de stimuler leur dévotion, et de se donner une conception plus intime et plus forte de ces vies exemplaires qu'ils désirent imiter. Or il est évident que l'une des meilleurs reliques qu'un dévot puisse se procurer serait l'ouvrage fait de la main d'un saint; et si ses habits et ses affaires peuvent jamais être considérés sous ce jour, c'est qu'ils ont été autrefois à sa disposition, qu'ils ont été remués et touchés par lui, ce qui fait qu'à cet égard, ils peuvent être considérés comme des effets imparfaits; ils sont en connexion avec lui par une chaîne de conséquences plus courte que celles par lesquelles nous apprenons la réalité de son existence.
Supposez que le fils d'un ami mort ou absent depuis longtemps se présente à nous. Il est évident que cet objet ferait renaître son idée corrélative et rappellerait à nos pensées toutes les intimités et familiarités passées sous des couleurs plus vives que celles sous lesquelles elles nous seraient autrement apparues. C'est un autre phénomène, qui semble prouver le principe mentionné plus haut.
Nous pouvons observer que, dans ces phénomènes, la croyance à l'objet corrélatif est toujours présupposée. Sinon la relation ne pourrait pas avoir d'effet. L'influence du portrait suppose que nous croyons que notre ami a existé autrefois. La contiguïté par rapport à notre maison ne peut jamais exciter nos idées de la maison que si nous croyons qu'elle existe réellement. Or, j'affirme que cette croyance, quand elle va au-delà de la mémoire et des sens, est de nature semblable, et naît de causes semblables à la transition de pensée et la vivacité de conception ici expliquées. Quand je jette un morceau de bois sec dans un feu, mon esprit est immédiatement porté à concevoir qu'il augmente la flamme, non qu'il l'éteint. Cette transition de la pensée de la cause à l'effet ne vient pas de la raison. Elle tire entièrement son origine de l'accoutumance et de l'expérience. Et comme elle part d'abord d'un objet présent aux sens, elle rend l'idée, la conception de la flamme, plus forte et plus vivante qu'aucune rêverie vague et flottante de l'imagination. Cette idée naît immédiatement. La pensée se meut instantanément vers elle et lui communique toute cette force de conception qui provient de l'impression présente aux sens. Quand une épée est mise au niveau de ma poitrine, l'idée de blessure et de douleur ne me frappe-t-elle pas plus fortement que quand un verre de vin m'est présenté, même si, par accident, cette idée survenait après l'apparition de ce dernier objet? Mais qu'y a-t-il en toute cette affaire qui produit une si forte conception, si ce n'est un objet présent et une transition par accoutumance, à l'idée d'un autre objet, que nous avons été accoutumés à joindre au premier? C'est là toute l'opération de l'esprit, dans toutes nos conclusions concernant les choses de fait et d'existence, et c'est une satisfaction de trouver quelques analogies par lesquelles elle peut être expliquée. La transition d'un objet présent à l'idée qui s'y rattache, dans tous les cas, donne vraiment plus de force et de solidité à cette idée.
Il y a donc ici une sorte d'harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées; et bien que les pouvoirs et les forces par lesquels ce cours est gouverné nous soient totalement inconnus, pourtant nos pensées et nos conceptions ont toujours marché, trouvons-nous, au même train que les autres ouvrages de la nature. L'accoutumance est le principe par lequel cette correspondance a été effectuée, correspondance si nécessaire à la survie de notre espèce, à la régulation de notre conduite, dans toutes les circonstances et dans tous les événements de la vie humaine. Si la présence d'un objet n'avait pas excité instantanément l'idée de ces objets qui lui sont habituellement conjoints, toute notre connaissance aurait dû se limiter à la sphère étroite de notre mémoire et de nos sens; et nous n'aurions jamais pu adapter les moyens aux fins, ou utiliser nos pouvoirs naturels, soit pour réaliser le bien, soit pour éviter le mal. Ceux qui font leurs délices de la découverte et de la contemplation des causes finales ont ici amplement matière à émerveillement et à admiration.
J'ajouterai, à titre de confirmation supplémentaire de la précédente théorie que, comme cette opération de l'esprit, par laquelle nous inférons les mêmes effets des mêmes causes, et vice versa, est si essentielle à la survie des créatures humaines, il n'est pas possible qu'elle ait pu être confiée aux déductions fallacieuses de notre raison, qui est lente dans ses opérations, qui n'apparaît à aucun degré durant les premières années de l'enfance et, au mieux est, à tout âge et en toute période de la vie humaine, sujette à erreur et à méprise. Il est plus conforme à la sagesse ordinaire de la nature d'assurer un acte de l'esprit aussi nécessaire par quelque instinct ou tendance mécanique qui puisse être infaillible dans ses opérations, qui puisse se révéler dès la première apparition de la vie et de la pensée, et qui puisse être indépendant des laborieuses déductions de l'entendement. Comme la nature nous a appris l'usage de nos membres sans nous donner la connaissance des muscles et des nerfs par lesquels ils sont mus, de même elle a implanté en nous un instinct qui porte la pensée en avant, dans un cours qui correspond à celui qu'elle a établi entre les objets extérieurs, bien que nous soyons ignorants de ces pouvoirs et de ces forces dont dépend totalement ce cours régulier et cette succession des objets.
SECTION 6
De la probabilité (16)
Bien qu'il n'y ait pas dans le monde une chose telle que le hasard, notre ignorance de la cause véritable d'un événement quelconque a la même influence sur l'entendement, et engendre une même sorte de croyance ou d'opinion.
Il y a certainement une probabilité qui naît d'une supériorité de chances d'un côté, et suivant que cette supériorité augmente, et surpasse les chances opposées, la probabilité reçoit une augmentation proportionnelle et engendre un degré plus élevé encore de croyance ou d'assentiment du côté où nous découvrons la supériorité. Si un dé était marqué d'un même signe ou d'un même nombre de points sur quatre faces et d'un autre signe ou d'un autre nombre de points sur les deux faces restantes il serait plus probable que le premier signe sorte plutôt que le second, bien que, si le dé avait un millier de faces marquées de la même manière, et seulement une face différente, la probabilité serait plus élevée, et notre croyance, notre attente de l'événement plus ferme et plus assurée. Cette opération de la pensée, du raisonnement, peut sembler triviale et évidente, mais à ceux qui la considèrent de plus près, elle peut peut-être offrir matière à curieuse spéculation.
Il semble évident que, quand l'esprit envisage par anticipation l'événement qui peut résulter du jet d'un tel dé, il considère le tirage de chaque face particulière comme également probable; et c'est la vraie nature du hasard que de rendre tous les événements particuliers, qui y sont compris, entièrement égaux. Mais trouvant un plus grand nombre de faces qui concourent à un événement plutôt qu'à un autre, l'esprit est porté plus fréquemment à cet événement, et le rencontre plus souvent en passant en revue les différentes possibilités, les différentes chances dont le résultat final dépend. Ce concours de plusieurs vues [de l'esprit] en direction d'un événement particulier engendre immédiatement, par un inexplicable arrangement de la nature, le sentiment de la croyance, et donne à cet événement l'avantage sur son antagoniste, qui est soutenu par un nombre inférieur de vues [de l'esprit] et qui revient moins fréquemment à l'esprit. Si nous admettons que la croyance n'est rien d'autre qu'une conception plus ferme et plus forte d'un objet que celles dont se servent les simples fictions de l'imagination, cette opération peut peut-être, dans une certaine mesure, s'expliquer. Le concours de plusieurs vues [de l'esprit] ou aperçus imprime l'idée plus fortement dans l'imagination, lui donne une force et une vigueur supérieures, rend son influence plus sensible sur les passions et les affections, et, en un mot, engendre cette confiance, cette sécurité qui constitue la nature de la croyance et de l'opinion.
Le cas est le même avec la probabilité des causes qu'avec celle du hasard. Il y a des causes qui sont entièrement uniformes et constantes dans la production d'un effet particulier, et on n'a jamais trouvé d'exception ou d'irrégularité dans leur opération. Le feu a toujours brûlé, l'eau a toujours asphyxié toutes les créatures humaines. La production du mouvement par impulsion et gravité est une loi universelle qui n'a, jusqu'ici, admis aucune exception. Mais il y a d'autres causes qui se sont montrées plus irrégulières et incertaines. La rhubarbe ne s'est pas toujours révélée être une purge, l'opium ne s'est pas toujours révélé être un somnifère à tous ceux qui ont pris ces remèdes. Il est vrai que, quand une cause manque de produire son effet habituel, les philosophes n'imputent pas ce manque à une irrégularité dans la nature, mais ils supposent que ces causes secrètes, dans la structure particulière des parties, ont empêché l'opération. Nos raisonnements, pourtant, et nos conclusions sur l'événement, sont les mêmes que si ce principe n'intervenait pas. Etant déterminés par l'accoutumance à transférer le passé au futur dans toutes nos inférences, si le passé a été entièrement régulier et uniforme, nous attendons l'événement avec la plus grande assurance, et ne laissons aucune place à la supposition contraire. Mais quand des effets différents se sont trouvés suivre de causes en apparence exactement semblables, tous ces différents effets se présentent nécessairement à l'esprit quand nous transférons le passé au futur, et entrent en considération quand nous déterminons la probabilité de l'événement. Bien que nous donnions la préférence à l'effet le plus habituel, et que nous croyions qu'il se révélera dans les faits, nous ne devons pas négliger les autres effets; mais nous devons assigner à chacun d'eux un poids particulier et une autorité particulière, proportionnellement à la plus ou moins grande fréquence que nous avons observée. Il est plus probable, dans presque tous les pays d'EUROPE, qu'il gèlera quelquefois en JANVIER qu'il ne l'est que le temps demeurera clément durant tout ce mois, bien que cette probabilité varie selon les différents climats et approche de la certitude dans les royaumes situés plus au Nord. Ainsi donc, il semble évident que, quand nous transférons le passé au futur, afin de déterminer l'effet qui résultera de quelque cause, nous transférons tous les différents événements dans la même proportion où ils sont apparus dans le passé, et nous concevons que l'un s'est produit une centaine de fois, par exemple un autre dix fois, et un autre une seule fois. Comme un grand nombre de vues [de l'esprit] s'accordent dans le sens d'un seul événement, elles le fortifient et l'affermissent dans l'imagination, elles engendrent ce sentiment que nous appelons croyance, et donnent à son objet la préférence sur l'événement contraire qui n'est pas soutenu par un nombre égal d'expériences et qui ne réapparaît pas aussi fréquemment à la pensée quand nous transférons le passé au futur. Qu'on essaie d'expliquer cette opération de l'esprit en s'appuyant sur l'un quelconque des systèmes de philosophie reçus, et l'on sera sensible à la difficulté. Pour ma part, j'estimerai en avoir fait assez, si les indications présentes excitent la curiosité des philosophes, et leur permettent de se rendre compte à quel point les théories courantes sont imparfaites pour traiter des sujets aussi curieux et aussi sublimes.
SECTION 7
De l'idée de connexion nécessaire
Première partie
Le grand avantage des sciences mathématiques sur les sciences morales, consiste en ceci, que les idées des premières, étant sensibles, sont toujours claires et déterminées, que la plus petite distinction entre elles est immédiatement perceptible, et que les mêmes termes expriment toujours les mêmes idées, sans ambiguïté ni variation. Un ovale n'est jamais pris par erreur pour un cercle, ni une hyperbole pour une ellipse. L'isocèle et le scalène se distinguent par des frontières plus précises que le vice et la vertu, le vrai et le faux. Si quelque terme est défini en géométrie, l'esprit substitue de lui-même aisément, dans toutes les occasions, la définition au terme défini; et même quand on n'emploie aucune définition, l'objet lui-même peut être présenté aux sens, et de cette façon fermement et clairement saisi. Mais les sentiments plus subtils de l'esprit, les opérations de l'entendement, les différentes agitations des passions, quoiqu'en eux-mêmes réellement distincts, nous échappent aisément quand nous les examinons par réflexion. De même, il n'est pas en notre pouvoir de rappeler l'objet original aussi souvent que nous avons l'occasion de le contempler. L'ambiguïté, de cette façon, s'introduit par degrés dans nos raisonnements : des objets semblables sont facilement pris pour un même objet; et la conclusion finit par être très éloignée des prémisses.
On peut cependant affirmer avec sûreté que, si nous considérons ces sciences sous un jour approprié, leurs avantages et leurs désavantages se compensent à peu près les uns les autres, et les réduisent les unes et les autres à un état d'égalité. Si l'esprit, avec une plus grande facilité, conserve les idées de la géométrie claires et déterminées, il doit poursuivre une chaîne de raisonnement plus longue et plus compliquée, et comparer les idées beaucoup plus éloignées les unes des autres, afin d'atteindre les vérités plus abstruses de cette science. Et si les idées morales, à moins d'une attention extrême, sont susceptibles de tomber dans l'obscurité et la confusion, les inférences sont toujours plus courtes dans ce type d'étude, et les degrés intermédiaires qui conduisent à la conclusion sont moins nombreux que dans les sciences qui traitent de la quantité et du nombre. En réalité, il n'y a quasiment pas, chez Euclide, de proposition assez simple pour ne pas être composée de plus de parties qu'on n'en trouve dans les raisonnements moraux qui ne se jettent pas dans des chimères et des sujets vains. Quand nous remontons de quelques pas vers les principes de l'esprit humain, nous pouvons être très grandement satisfaits de notre progrès, considérant comme la nature a tôt fait de mettre une barrière à toutes nos recherches sur les causes et de nous réduire à reconnaître notre ignorance. Le principal obstacle au progrès des sciences morales ou métaphysiques est donc l'obscurité des idées et l'ambiguïté des termes. La principale difficulté, en mathématiques, est la longueur des inférences et l'étendue de pensée requises pour former une conclusion. Et peut-être notre progrès en philosophie naturelle est-il principalement retardé par le manque d'expériences et de phénomènes appropriés, qui sont souvent découverts par hasard, et qui ne peuvent pas toujours être trouvés quand ce serait requis, même par l'enquête la plus diligente et la plus prudente. Comme la philosophie morale semble avoir connu jusqu'ici moins de progrès que la géométrie et la physique, nous pouvons conclure que, s'il y a quelque différence à cet égard entre ces sciences, les difficultés qui bloquent le progrès de la première requièrent une capacité et un soin supérieurs pour être surmontées.
Il
n'y a pas d'idées, parmi celles qui interviennent en métaphysique, plus
obscures et plus incertaines que celles de pouvoir,
de force, d'énergie et de connexion
nécessaire, dont il nous est nécessaire, à tout moment, de traiter dans nos
études. Nous tenterons donc, dans cette section, de fixer, si c'est possible,
le sens précis de ces termes, et par là de chasser une partie de cette
obscurité dont on se plaint tant dans cette sorte de philosophie.
C'est, semble-t-il, une proposition qui ne souffrira pas grande contestation, que toutes nos idées ne sont rien d'autre que les copies de nos impressions, ou, en d'autres termes, qu'il nous est impossible de penser à quelque chose que nous n'avons pas auparavant senti, que ce soit par les sens externes ou par le sens interne. J'ai tenté (17) d'expliquer et de prouver cette proposition et j'ai exprimé mon espoir que l'on puisse, par une application convenable de cette proposition, parvenir à une clarté et une précision, dans les raisonnements philosophiques, plus grandes que celles que l'on a jusqu'ici été capable d'atteindre. Les idées complexes peuvent peut-être être bien connues par définition, ce qui n'est rien d'autre qu'une énumération des parties ou idées simples qui les composent. Mais quand nous avons poussé les définitions jusqu'aux plus simples idées et que nous trouvons encore plus d'ambiguïté et d'obscurité, quelle ressource possédons-nous alors? Par quelle invention pouvons-nous jeter de la lumière sur ces idées et les rendre totalement précises et déterminées à notre vue intellectuelle? Produisez les impressions ou sentiments originaux dont les idées sont copiées. Ces impressions sont toutes fortes et sensibles. Elles ne tolèrent aucune ambiguïté. Non seulement elles sont placées elles-mêmes en pleine lumière, mais elles peuvent jeter de la lumière sur leurs idées correspondantes, qui se trouvent dans l'obscurité. Et de cette façon, nous pouvons peut-être obtenir un nouveau microscope ou une nouvelle sorte d'optique, par lequel, dans les sciences morales, les idées les plus petites et les plus simples puissent être agrandies jusqu'à ce qu'elles tombent sous notre appréhension, et soient connues aussi bien que les idées les plus grosses et les plus sensibles qui puissent être l'objet de notre recherche.
Donc, pour avoir une pleine connaissance de l'idée de pouvoir ou de connexion nécessaire, examinons son impression; et pour trouver l'impression avec une plus grande certitude, cherchons-la dans toutes les sources d'où il est possible qu'elle dérive.
Quand nous regardons autour de nous les objets extérieurs et que nous considérons l'opération des causes, nous ne sommes jamais capables, dans un cas singulier, de découvrir un pouvoir ou une connexion nécessaire, une qualité qui lie l'effet à la cause, et fasse de l'un la conséquence infaillible de l'autre. Nous trouvons seulement que l'un, dans les faits, suit réellement l'autre. L'impulsion des l'une des boules de billard est accompagnée du mouvement de la seconde boule. C'est tout ce qui apparaît aux sens externes. L'esprit ne sent aucun sentiment, aucune impression interne venant de la succession des objets. Par conséquent, rien, en un cas singulier, particulier, ne peut suggérer l'idée de pouvoir ou de connexion nécessaire.
A partir de la première apparition d'un objet, nous ne pouvons jamais conjecturer quel effet en résultera. Mais si le pouvoir ou l'énergie d'une cause pouvait être découvert par l'esprit, nous pourrions prévoir l'effet, même sans expérience, et nous pourrions, dès le début, nous prononcer avec certitude sur cet effet, par la seule force de la pensée et du raisonnement.
En réalité, il n'y a aucune partie de la matière qui puisse jamais, par ses qualités sensibles, découvrir un pouvoir, une énergie, et qui nous donne une raison d'imaginer qu'elle pourrait produire quelque chose, ou être suivie d'un autre objet, que nous pourrions nommer son effet. La solidité, l'étendue, le mouvement : ces qualités sont toutes complètes en elles-mêmes et n'indiquent aucun autre événement qui puisse en résulter. Les spectacles de l'univers sont continuellement changeants, et un objet en suit un autre en une succession ininterrompue, mais le pouvoir ou force qui meut la machine entière nous est totalement dissimulé et ne se découvre jamais dans l'une des qualités sensibles d'un corps. Nous savons qu'en fait la chaleur accompagne constamment la flamme; mais quelle est la connexion entre elles? Notre espace mental n'est pas assez étendu pour le conjecturer ou l'imaginer. Il est donc impossible que l'idée de pouvoir puisse être dérivée de la contemplation des corps, dans des cas singuliers de leur opération, parce qu'aucun corps ne découvre jamais un pouvoir qui puisse être l'original de cette idée.(18)
Donc, puisque les objets externes, tels qu'ils apparaissent aux sens, ne nous donnent aucune idée de pouvoir ou de connexion nécessaire, par leur opération dans des cas particuliers, voyons si cette idée ne dérive pas de la réflexion sur les opérations de notre propre esprit, et si elle n'est pas la copie d'une impression interne. On peut dire que nous sommes à tout moment conscients de notre pouvoir interne, puisque nous sentons que, par le simple commandement de notre volonté, nous pouvons mouvoir les organes de notre corps, ou diriger les facultés de notre esprit. Un acte de volition produit un mouvement dans nos membres, ou fait naître une nouvelle idée dans notre imagination. Cette influence de la volonté, nous la connaissons par la conscience. De là, nous acquérons l'idée de pouvoir ou d'énergie, et nous sommes certains que nous-mêmes et tous les autres êtres intelligents possèdent ce pouvoir. Cette idée est donc une idée de réflexion puisqu'elle naît d'une réflexion sur les opérations de notre propre esprit, et sur le commandement qui est exercé par la volonté, à la fois sur les organes du corps et sur les facultés de l'âme.
Nous allons procéder à l'examen de ce que je prétends; et d'abord ce qui concerne l'influence des volitions sur les organes du corps. Cette influence, nous pouvons l'observer, est un fait qui, comme tous les autres événements naturels, ne peut être connu que par expérience, et qui ne peut jamais être prévu à partir d'une énergie ou d'un pouvoir apparent dans la cause, qui la connecterait à l'effet, et ferait de l'un la conséquence infaillible de l'autre. Le mouvement de notre corps s'ensuit du commandement de notre volonté. De cela, nous sommes à chaque moment conscients. Mais les moyens par lesquels cela se produit, l'énergie par laquelle la volonté accomplit une opération si extraordinaire, nous sommes si loin d'en être immédiatement conscients que cela échappera nécessairement à jamais à notre recherche la plus diligente.
Car premièrement, y a-t-il dans toute la nature un principe plus mystérieux que l'union de l'âme et du corps, union par laquelle une substance supposée spirituelle acquiert une telle influence sur une substance matérielle, que la pensée la plus raffinée est capable de mouvoir la matière la plus grossière? Si nous avions le pouvoir, par un désir secret, de déplacer les montagnes ou de diriger les planètes dans leur orbite, ce pouvoir considérable ne serait pas plus extraordinaire, ni plus au-delà de notre compréhension. Mais si, par la conscience, nous percevions un pouvoir ou une énergie dans la volonté, nous devrions connaître ce pouvoir; nous devrions connaître sa connexion avec l'effet; nous devrions connaître l'union secrète de l'âme et du corps et la nature de ces deux substances, union par laquelle l'une est capable d'agir sur l'autre en de si nombreux cas.
Deuxièmement, nous ne sommes pas capables de mouvoir tous les organes de notre corps avec la même autorité, quoique nous ne puissions assigner d'autre raison que l'expérience, pour une différence si remarquable entre l'un et l'autre. Pourquoi la volonté a-t-elle une influence sur la langue et les doigts, non sur le coeur et le foie? Cette question ne nous embarrasserait jamais si nous avions conscience d'un pouvoir dans le premier cas, non dans le second. Nous percevrions alors, indépendamment de l'expérience, pourquoi l'autorité de la volonté sur les organes du corps est circonscrite dans des limites si spéciales. Ayant dans ce cas pleinement connaissance de ce pouvoir, de cette force, par laquelle la volonté agit, nous saurions aussi pourquoi son influence s'étend précisément jusqu'à de telles limites, et non plus loin.
Un homme, soudainement frappé de paralysie à la jambe ou au bras, ou qui a récemment perdu ces membres, essaie fréquemment, d'abord, de les mouvoir et de les employer dans leurs fonctions habituelles. Dans ce cas, il est aussi conscient du pouvoir de commander à de tels membres qu'un homme en parfaite santé est conscient du pouvoir de mouvoir tout membre qui demeure dans sa condition et son état naturels. Mais la conscience ne trompe jamais. Par conséquent, que ce soit dans l'un ou l'autre des cas, jamais nous ne sommes conscients d'un quelconque pouvoir. Nous apprenons l'influence de notre volonté par l'expérience seule. Et l'expérience nous apprend seulement comment un événement suit constamment un autre, sans nous instruire de la connexion secrète qui les lie l'un à l'autre et les rend inséparables.
Troisièmement, nous apprenons de l'anatomie que l'objet immédiat du pouvoir, dans le mouvement volontaire, n'est pas le membre même qui est mu, mais certain muscles, certains nerfs, certains esprits animaux, et, peut-être quelque chose d'encore plus petit et plus inconnu, par lesquels le mouvement se propage successivement, avant qu'il n'atteigne le membre même dont le mouvement est l'objet immédiat de la volition. Peut-il avoir une preuve plus certaine que le pouvoir par lequel cette opération entière s'accomplit, loin d'être directement et pleinement connu par un sentiment intérieur ou par la conscience, est, au dernier degré, mystérieux et inintelligible. Voici que l'esprit veut un certain événement. Immédiatement, un autre événement, qui nous est inconnu, et totalement différent de celui que nous avons prévu, se produit. Cet événement en produit un autre, également inconnu; jusqu'à ce qu'enfin, par une longue succession, l'événement désiré soit produit. Mais si le pouvoir originel était senti, il devrait être connu. S'il était connu, son effet aussi devrait être connu, puisque tout pouvoir est relatif à son effet; et vice versa, si l'effet n'est pas connu, le pouvoir ne peut pas être connu ou senti. Comment, en vérité, pouvons-nous être conscients d'un pouvoir de mouvoir nos membres, quand nous n'avons pas un tel pouvoir; mais seulement celui de mouvoir certains esprits animaux qui, bien qu'ils produisent finalement le mouvement de nos membres, opère pourtant d'une manière telle qu'elle passe totalement notre compréhension.
Nous pouvons donc conclure de toute cela, sans témérité, je l'espère, quoiqu'avec assurance, que notre idée de pouvoir n'est pas la copie d'un sentiment ou de la conscience d'un pouvoir à l'intérieur de nous-mêmes, quand nous donnons naissance à un mouvement animal ou que nous recourons à nos membres pour leur usage et fonctions propres. Que leur mouvement suive le commandement de la volonté, c'est une chose d'expérience courante, comme d'autres événements naturels. Mais le pouvoir ou l'énergie qui produit cet effet est, comme pour les autres événements naturels, inconnu et inconcevable (19). Affirmerons-nous alors que nous sommes conscients d'un pouvoir ou énergie dans nos propres esprits quand, par un acte ou commandement de notre volonté, nous faisons naître une nouvelle idée, que nous arrêtons l'esprit à sa contemplation, la tournons de tous côtés, et enfin l'écartons pour quelque autre idée, alors que nous pensons que nous l'avons examinée avec une exactitude suffisante? Je crois que les mêmes arguments prouveront que même ce commandement de la volonté nous ne donne par un véritable idée de pouvoir ou d'énergie.
Premièrement, il faut admettre que, quand nous connaissons un pouvoir, nous connaissons cette circonstance même, dans la cause, par laquelle cette cause est capable de produire l'effet. Car on suppose que ce sont des termes synonymes. Nous devons donc connaître à la fois la cause et l'effet, et la relation entre eux. Mais prétendons-nous connaître la nature de l'âme humaine et la nature d'une idée, ou de l'aptitude de l'une à produire l'autre? C'est une véritable création : une production de quelque chose à partir de rien; ce qui implique un pouvoir si grand, qu'il peut sembler, à première vue, hors de portée d'un être non infini. Du moins, il faut convenir qu'un tel pouvoir n'est ni senti, ni connu, ni même concevable par l'esprit. Nous sentons seulement l'événement, à savoir l'existence d'une idée, résultant du commandement de la volonté; mais la manière dont cette opération est accomplie, le pouvoir par lequel elle est produite, cela est entièrement au-delà de notre compréhension.
Deuxièmement, le commandement de l'esprit sur lui-même est limité, aussi bien que son commandement sur le corps; et ces limites ne sont pas connues par la raison, ni par un savoir portant sur la nature de la cause et de l'effet, mais seulement par l'expérience et l'observation, comme dans tous les autres événements naturels et dans l'opération des objets extérieurs. Notre autorité sur nos sentiments et nos passions est beaucoup plus faible que l'autorité sur nos idées, et même cette dernière est circonscrite dans de très étroites limites. Prétendra-t-on assigner la raison ultime de ces limites ou montrer pourquoi le pouvoir est déficient dans un cas, pas dans l'autre?
Troisièmement, cette maîtrise de soi est très différente à des moments différents. Un homme en bonne santé en possède plus qu'un homme languissant de maladie. Nous sommes davantage maîtres de nos pensées le matin que le soir; à jeun qu'après un repas copieux. Pouvons-nous donner une raison de ces variations, autre que l'expérience? Où est donc le pouvoir dont nous prétendons être conscients? N'y a-t-il pas ici, soit dans une substance matérielle, soit dans une substance spirituelle, soit dans les deux, quelque secret mécanisme ou structure des parties, dont dépend l'effet, mécanisme qui, nous étant entièrement inconnu, fait du pouvoir ou énergie de la volonté quelque chose d'inconnu et d'incompréhensible?
La volition est assurément un acte de l'esprit dont nous avons suffisamment connaissance. Réfléchissez-y. Considérez-la sous toutes les faces. Trouvez-vous quelque chose en elle comme un pouvoir créateur, par lequel une idée naîtrait à partir de rien, pouvoir qui, avec de sorte de FIAT, imiterait, si l'on me permet de parler ainsi, la toute-puissance de son Créateur, qui appela à l'existence tous les différents spectacles de la nature? Loin d'être conscients de cette énergie dans la volonté, il nous faut une certaine expérience, comme celle que nous possédons, pour nous convaincre que des effets si extraordinaires puissent jamais vraiment résulter d'un simple acte de volition.
La plupart des hommes ne rencontrent aucune difficulté pour rendre compte des opérations de la nature les plus courantes et les plus familières, comme la chute des corps graves, la naissance des plantes, la génération des animaux, ou la nutrition des corps par les aliments. Seulement, ils supposent que, dans tous ces cas, ils perçoivent la force même ou énergie même de la cause, par laquelle elle est connectée à son effet, et ils supposent qu'elle est à jamais infaillible dans son opération. Ils acquièrent, par une longue habitude, une tournure d'esprit telle qu'à l'apparition de la cause, ils attendent immédiatement avec assurance l'événement qui suit habituellement, et ils conçoivent difficilement qu'il soit possible qu'un autre événement puisse en résulter. C'est seulement quand ils découvrent des phénomènes extraordinaires, comme les tremblements de terre, les pestes, et les prodiges de toute sorte, qu'ils se trouvent bien embarrassés pour leur assigner une cause propre, et pour expliquer la manière dont l'effet est produit par cette cause. Dans de telles difficultés, les hommes ont coutume d'avoir recours à des principes intelligents invisibles (20) comme cause immédiate de l'événement qui les surprend, événement, pensent-ils, dont on ne peut rendre compte par les pouvoirs communs de la nature. Mais des philosophes, qui poussent leur examen un peu plus loin, perçoivent immédiatement que même dans les événements les plus familiers, l'énergie de la cause est aussi inintelligible que dans les événements inhabituels, et que nous apprenons seulement par l'expérience la fréquente CONJONCTION d'objets, sans être jamais capables d'avoir l'intelligence de quelque chose comme une CONNEXION entre ces objets. Dans ce cas, de nombreux philosophes se pensent obligés par la raison d'avoir recours, en toutes les occasions, au même principe, auquel le vulgaire ne fait jamais appel, sinon pour les cas qui semblent miraculeux et surnaturels. Ils reconnaissent que l'esprit et l'intelligence sont non seulement la cause ultime et originelle de toutes choses, mais aussi la cause unique et immédiate de tous les événements qui se produisent dans la nature. Ils prétendent que ces objets qui sont couramment appelés causes ne sont rien d'autre que des occasions, et que le principe véritable et direct de chaque effet n'est pas un pouvoir ou une force dans la nature, mais une volition de l'Etre Suprême qui veut que tels objets particuliers soient à jamais joints les uns aux autres. Au lieu de dire qu'une boule de billard en meut une autre par une force qui provient [indirectement] de l'auteur de la nature, ils disent que c'est la Divinité elle-même qui, par une volition particulière, meut la seconde boule, en étant déterminée dans cette opération par l'impulsion de la première boule, en conséquence de ces lois générales qu'elle a instituées pour elle-même dans le gouvernement de l'univers. Mais des philosophes, avançant davantage dans leurs recherches, découvrent que, tout comme nous ignorons totalement le pouvoir dont dépend l'opération naturelle des corps, nous sommes non moins ignorants de ce pouvoir dont dépend l'opération de l'esprit sur le corps, ou du corps sur l'esprit, et que nous ne sommes pas capables, soit par nos sens, soit par la conscience, d'assigner le principe ultime, en un cas comme en l'autre. La même ignorance les réduit donc à la même conclusion. Ils affirment que la Divinité est la cause immédiate de l'union de l'âme et du corps, et que ce ne sont pas les organes des sens qui, étant stimulés par les objets extérieurs, produisent des sensations dans l'esprit, mais que c'est une volition particulière du Créateur tout-puissant, qui produit telle sensation, en conséquence de tel mouvement dans l'organe. De la même manière, ce n'est pas une énergie dans la volonté qui produit le mouvement local dans nos membres. C'est Dieu lui-même qui se plaît à seconder notre volonté, en elle-même impuissante, et à commander ce mouvement que nous attribuons de façon erronée à notre pouvoir personnel, à notre propre efficace. Des philosophes ne s'arrêtent pas à cette conclusion. Quelquefois, ils étendent la même inférence à l'esprit lui-même, dans ses opérations internes. Notre vision mentale, notre conception des idées n'est rien d'autre qu'une révélation qui nous est faite par notre Créateur. Quand nous tournons volontairement nos pensées vers un objet, et que nous faisons naître son image dans la fantaisie, ce n'est pas notre volonté, qui crée cette idée; c'est le Créateur universel qui la découvre à l'esprit et qui nous la rend présente.
Ainsi, selon ces philosophes, toute chose est pleine de Dieu. Non contents de ce principe selon lequel rien n'existe sinon par la volonté de Dieu, selon lequel rien ne possède un pouvoir sinon par une concession divine, ils volent à la nature et à tous les êtres créés tout pouvoir, de façon à rendre plus sensible et plus immédiate leur dépendance à l'égard de la Divinité. Ils ne se rendent pas compte que, par cette théorie, ils diminuent, au lieu de la magnifier, la grandeur de ces attributs qu'ils affectent tant de célébrer. Cela indique certainement plus de pouvoir dans la Divinité de déléguer un certain degré de ce pouvoir aux créatures inférieures que de produire toute chose par sa propre volition immédiate. Cela indique plus de sagesse d'arranger d'abord la structure du monde avec une prévoyance si parfaite que, d'elle-même, cette structure puisse servir tous les desseins de la providence, que si le grand Créateur était obligé à tout moment d'ajuster les parties du monde et d'animer par son souffle tous les rouages de cette prodigieuse machine.
Mais si nous voulions une réfutation plus philosophique de cette théorie, les deux réflexions suivantes pourraient peut-être suffire.
Premièrement, il me semble que cette théorie de l'énergie et de l'opération universelles de l'Etre Suprême est trop audacieuse pour emporter jamais la conviction d'un homme suffisamment au fait de la faiblesse de la raison humaine et des limites étroites dans lesquelles elle est confinée dans toutes ses opérations. Si logique que soit jamais la chaîne des arguments qui y conduit, il doit naître un fort soupçon, sinon une assurance absolue, qu'elle nous a emmenés tout à fait au-delà de la portée de nos facultés, quand elle mène à des conclusions si extraordinaires et si éloignées de la vie et de l'expérience courantes. Nous sommes arrivés au pays des fées, bien avant que nous ayons atteint les derniers échelons de notre théorie; et là, nous n'avons pas de raison de nous fier aux méthodes courantes d'argumentation, ou de penser que nos analogies et probabilités habituelles aient quelque autorité. Notre ligne est trop courte pour sonder de si profonds abysses. Et au cas où nous nous flatterions d'avoir été guidés, à chaque pas que nous faisions, par une sorte de vraisemblance et d'expérience, nous pouvons être assurés que cette expérience fantaisiste n'a aucune autorité quand nous l'appliquons de cette façon à des sujets qui se trouvent hors de la sphère de l'expérience. Mais nous aurons l'occasion de toucher un mot de cela par la suite.(21)
Deuxièmement, je ne peux apercevoir
aucune force dans les arguments sur lesquels cette théorie est fondée. Nous
ignorons, il est vrai, la manière dont les corps agissent les uns sur les autres.
Leur force ou énergie est entièrement incompréhensible. Mais ne sommes-nous pas
également ignorants de la manière, ou force, par laquelle un esprit, même
l'esprit suprême, agit sur lui-même ou sur les corps? D'où, je vous prie, en
acquérons-nous l'idée? Nous n'avons aucun sentiment ou conscience de ce pouvoir
en nous-mêmes. Nous n'avons pas d'autre idée de l'Etre Suprême que ce que nous
apprenons par réflexion sur nos propres facultés. Si donc notre ignorance était
une bonne raison pour rejeter quelque chose, nous serions conduits à ce
principe de la négation de toute énergie, dans l'Etre Suprême aussi bien que
dans la plus grossière matière. Nous comprenons assurément aussi peu les
opérations de l'un que celles de l'autre. Est-il plus difficile de concevoir
que le mouvement puisse naître de l'impulsion que de concevoir qu'il puisse
naître de la volition? Tout ce que nous connaissons, c'est notre profonde
ignorance ans les deux cas.(22)
Deuxième partie
Mais pour nous hâter vers une conclusion de cet argument, qui a déjà trop largement traîné en longueur, [disons que] nous avons en vain cherché une idée de pouvoir ou de connexion nécessaire dans toutes les sources d'où il est supposé être dérivé. Il apparaît que, dans des cas particuliers d'opération des corps, nous ne pouvons jamais, par l'examen le plus poussé, découvrir quelque chose d'autre qu'un événement suivant un autre événement, et nous ne sommes pas capables de saisir une force, un pouvoir par lequel la cause opère, ou une connexion entre cette cause et son supposé effet. La même difficulté survient quand nous considérons les opérations de l'esprit sur le corps, quand nous observons le mouvement du corps qui suit la volition de l'esprit, mais ne sommes pas capables d'observer ou de concevoir le lien qui unit l'un à l'autre le mouvement et la volition, ou l'énergie par laquelle l'esprit produit cet effet. L'autorité de la volonté sur ses propres facultés et idées n'est pas plus compréhensible d'un iota.; si bien que, en somme, il n'apparaît pas, dans toute la nature, un seul cas de connexion que nous puissions concevoir. Tous les événements semblent entièrement détachés et séparés. Un événement en suit un autre, mais nous ne pouvons jamais observer quelque lien entre eux. Ils semblent en conjonction, mais jamais en connexion. Et, comme nous ne pouvons pas avoir d'idée de quelque chose qui n'apparaît jamais à nos sens externes ou notre sentiment interne, la conclusion nécessaire semble être que nous n'avons pas du tout d'idée de connexion ou de pouvoir et que ces mots sont absolument sans aucun sens, quand ils sont employés, soit dans les raisonnements philosophiques, soit dans la vie courante.
Mais il reste encore une méthode pour éviter cette conclusion, et une source que nous n'avons pas encore examinée. Quand un objet naturel ou un événement naturel se présente, il nous est impossible, par quelque sagacité ou pénétration, de découvrir, ou même de conjecturer, sans l'expérience, quel événement en résultera, ou de porter notre prévision au-delà de l'objet immédiatement présent à la mémoire et aux sens. Même après un seul cas ou une seule expérience où nous avons observé un événement particulier suivre un autre événement, nous n'avons pas le droit de former une règle générale ou de prévoir ce qui arrivera dans des cas semblables; cela étant à bon droit estimé une témérité impardonnable que de juger du cours entier de la nature à partir d'une seule expérience, même si elle est exacte et certaine. Mais quand une espèce particulière d'événement a toujours, dans tous les cas, était jointe à une autre, nous ne faisons dès lors plus de scrupules à prédire l'un des événements sur l'apparition de l'autre, et à employer ce raisonnement qui peut seul nous assurer des choses de fait et d'existence. Nous appelons alors l'un la Cause; l'autre l'Effet. Nous supposons qu'il y a une connexion entre eux, un pouvoir dans l'un, par lequel il produit infailliblement l'autre, et qui opère avec la plus grande certitude et la plus forte nécessité.
Il apparaît donc que cette idée de connexion nécessaire entre des événements naît d'un certain nombre de cas semblables qui se produisent et de la constante conjonction de ces événements. Cette idée ne peut jamais être suggérée par l'un quelconque de ces cas, étudié sous tous les éclairages et dans toutes les positions possibles. Mais il n'y a rien dans une pluralité de cas qui diffère de tout cas singulier qu'on suppose exactement semblable; sauf seulement qu'après une répétition de cas semblables, l'esprit est porté par l'habitude, à l'apparition d'un événement, à attendre sa conséquence habituelle, et à croire qu'elle se manifestera. Cette connexion, donc, que nous sentons dans l'esprit, cette transition habituelle de l'imagination d'un objet à sa conséquence habituelle, est le sentiment, l'impression d'où nous formons l'idée de pouvoir ou de connexion nécessaire. Il n'y a rien de plus en cette affaire. Considérez le sujet de tous les côtés. Vous ne trouverez jamais une autre origine à cette idée. C'est la seule différence entre un cas unique, à partir duquel nous ne pouvons jamais recevoir l'idée de connexion, et une pluralité de cas semblables, par laquelle cette idée est suggérée. La première fois qu'un homme vit la communication du mouvement par impulsion, comme par le choc des boules de billard, il ne put déclarer que l'un des événements était en connexion; mais il déclara qu'il était en conjonction avec l'autre. Après avoir observé plusieurs cas de cette nature, il déclara alors que les événements étaient en connexion. Quel changement s'est-il produit qui a pu donner naissance à cette nouvelle idée de connexion? Rien, mais maintenant il sent que ces événements sont en connexion dans son imagination, et il peut aisément prédire l'existence de l'un de l'apparition de l'autre. Par conséquent, quand nous disons qu'un objet est en connexion avec un autre, nous voulons seulement dire qu'ils ont acquis une connexion dans notre pensée et qu'ils donnent naissance à cette inférence par laquelle l'un devient la preuve de l'existence de l'autre : une conclusion quelque peu extraordinaire, mais qui semble fondée sur une évidence suffisante. Son évidence ne sera pas affaiblie par une défiance générale à l'égard de l'entendement ou par la suspicion sceptique envers toute conclusion nouvelle et extraordinaire. Il n'existe pas de conclusions qui puissent être plus agréables au scepticisme que celles qui font découvrir la faiblesse et les limites étroites de la raison et des capacités humaines.
Et
quel exemple plus convaincant peut-on produire de l'ignorance surprenante et de
la faiblesse de l'entendement que le présent exemple? Car assurément, s'il y a
une relation entre les objets qu'il nous importe de connaître parfaitement,
c'est [bien] celle de cause à effet. Sur elle sont fondés tous nos
raisonnements sur les choses de fait et d'existence. C'est au moyen de cette
relation que nous atteignons quelque assurance sur les objets qui sont éloignés
du témoignage présent de la mémoire et des sens. La seule utilité immédiate de
toutes les sciences est de nous apprendre comment contrôler et diriger les
futurs événements par leurs causes. Nos pensées et nos recherches, donc,
s'occupent à tout moment de cette relation. Pourtant si imparfaites sont les
idées que nous formons à son sujet, qu'il est impossible de donner une
définition exacte de la cause, sinon celle qui est tirée de quelque chose qui
lui est extérieur et étranger. Des objets semblables sont toujours joints à des
objets semblables. De cela, nous avons l'expérience. Conformément à cette
expérience, donc, nous pouvons définir une cause ainsi : c'est un objet suivi d'un autre objet et tel que les objets semblables
au premier sont suivis d'objets semblables au second. Ou en d'autres termes
: tel que, si le premier objet n'avait
pas été, le second n'aurait jamais existé. L'apparition d'une cause conduit
toujours l'esprit, par une transition habituelle, à l'idée de l'effet. De cela,
nous avons aussi l'expérience. Nous pouvons donc, conformément à cette expérience,
former une autre définition de la cause et l'appeler : un objet suivi d'un autre objet, et dont l'apparition conduit toujours
la pensée à cet autre objet. Mai bien que ces définitions soient toutes
deux tirées de circonstances étrangères à la cause, nous ne pouvons pas
remédier à cet inconvénient ou parvenir à une définition plus parfaite, qui
puisse montrer, dans la cause, cette circonstance qui lui donne une connexion
avec son effet. Nous n'avons pas d'idée de cette connexion, ni même quelque
notion éloignée de ce que nous désirons savoir, quand nous tentons de la
concevoir. Nous disons, par exemple, que la vibration de cette corde est la
cause d'un son particulier. Mais que voulons-nous dire par cette affirmation?
Nous voulons dire ou que cette vibration
est suivie de ce son, et que toutes les vibrations semblables ont été suivies
de sons semblables, ou que cette
vibration est suivie par ce son, et que, à l'apparition de l'une, l'esprit
anticipe les sens et forme immédiatement une idée de l'autre. Nous pouvons
considérer la relation de cause à effet sous l'un ou l'autre de ces jours; mais
au-delà de cela, nous n'avons aucune idée de cette relation.(23)
Récapitulons donc les raisonnements de cette section : toute idée est la copie d'une impression ou d'un sentiment précédent; et où nous ne pouvons trouver aucune impression, nous pouvons être certains qu'il n'y a pas d'idée. Dans tous les cas singuliers de l'opération des corps et des esprits, il n'y rien qui produise une impression, ni par conséquent qui suggère une idée de pouvoir ou de connexion nécessaire. Mais quand de nombreux cas uniformes apparaissent, et que le même objet est toujours suivi du même événement, nous commençons alors à concevoir la notion de cause et de connexion. Nous sentons alors un nouveau sentiment, une nouvelle impression, à savoir une connexion habituelle dans la pensée, dans l'imagination entre un objet et sa conséquence habituelle. Car comme cette idée naît d'une pluralité de cas semblables, et non d'un cas singulier, elle doit naître de cette circonstance par où la pluralité de cas diffère de tout cas individuel. Mais cette connexion habituelle ou transition de l'imagination est la seule circonstance par où ils diffèrent. Sur tous les autres points, ils sont semblables. Le premier cas que nous avons vu de mouvement communiqué par le choc de deux boules de billard (pour revenir à cet exemple évident) est exactement semblable à n'importe quel cas qui peut se présenter à vous, excepté seulement que nous ne pouvions pas, d'abord, inférer un événement d'un autre événement, alors que nous sommes à présent capables de le faire, après un temps si long d'expérience uniforme. Je ne sais pas si le lecteur saisira aisément ce raisonnement. Je craindrais, si je multipliais les mots à son sujet, si je le plaçais dans une grande diversité d'éclairages, de le rendre encore plus obscur et embrouillé. Dans tous les raisonnements abstraits, il y a un point de vue qui, si nous avons le bonheur de l'atteindre, nous permettra de mieux illustrer le sujet que toute l'éloquence et tout le flot de paroles du monde. Ce point de vue, nous devons tenter de l'atteindre, et nous réservons les fleurs de la rhétorique à des sujets qui s'y prêtent mieux.
SECTION 8
De la liberté et de la
nécessité
Première partie
On pourrait raisonnablement s'attendre, sur des questions qui ont été discutées et disputées avec grande ardeur depuis la première origine de la science, de la philosophie, à ce que le sens de tous les termes ait été au moins l'objet d'un accord entre les parties; et que nos recherches, en deux mille ans, aient pu passer des mots au sujet véritable et réel de la controverse. Ne semble-t-il pas en effet facile de donner des définitions exactes des termes employés quand nous raisonnons, et de faire de ces définitions, et non du seul son des mots, l'objet de nos recherches et de nos interrogations futures? Mais si nous considérons la chose de plus près, nous serons enclins à tirer une conclusion tout à fait opposée. Le simple fait qu'une controverse soit restée à l'état de controverse, et qu'elle n'ait pas reçu de solution, nous permet de présumer qu'il y a quelque ambiguïté dans l'expression et que les adversaires attachent des idées différentes aux termes employés dans la controverse. Car, comme les facultés de l'esprit sont supposées être naturellement les mêmes en tout individu (sinon rien ne serait plus stérile que de raisonner ou de débattre ensemble), il serait impossible, si les hommes attachaient les mêmes idées aux termes qu'ils emploient, qu'ils pussent si longtemps former des opinions différentes sur le même sujet; spécialement quand ils se communiquent leurs opinions, et que chaque parti se tourne de tout côté à la recherche d'arguments qui puissent lui donner la victoire sur ses adversaires. Il est vrai que si les hommes tentent de discuter de questions qui dépassent les bornes du pouvoir de l'esprit humain, comme celles concernant l'origine des mondes, l'organisation du système intellectuel ou du domaine des esprits, ils peuvent battre l'air longtemps de leurs débats stériles, et ne jamais parvenir à une conclusion déterminée. Mais si la question concerne quelque sujet de vie courante ou d'expérience, rien, peut-on penser, ne pourrait maintenir le débat si longtemps indécis, sinon quelques expressions ambiguës qui tiennent les adversaires encore à distance et font obstacle à leur rapprochement.
Tel a été le cas de la question longuement débattue de la liberté et de la nécessité; et à un degré si remarquable que, si je ne me trompe fort, nous trouverons que tous les hommes, aussi bien savants qu'ignorants, ont toujours eu la même opinion sur ce sujet, et que quelques définitions intelligibles auraient immédiatement mis fin à toute la controverse. Je reconnais que le débat a été l'objet de tant de discussions de tous côtés et a conduit les philosophes dans un tel labyrinthe de sophismes obscurs, qu'il n'est pas étonnant qu'un lecteur sensé se permette sans retenue d'aller jusqu'à faire la sourde oreille quand on lui propose une telle question, de laquelle il n'attend ni instruction ni divertissement. Mais il se peut que la façon que je propose de présenter le problème serve à renouveler son attention; comme elle apporte quelque chose de plus neuf, elle permet du moins quelque solution de la controverse, et ne jettera pas beaucoup de trouble dans le calme de son esprit par des raisonnements embrouillés et obscurs.
J'espère donc montrer que tous les hommes se sont toujours accordés à la fois sur la doctrine de la nécessité et sur celle de la liberté, selon le sens raisonnable qui peut être attribué à ces termes, et que l'entière controverse, jusqu'ici, n'a fait que tourner autour d'une question de mots. Nous commencerons par étudier la doctrine de la nécessité.
Il est universellement reconnu que la matière, dans toutes ses opérations, est mue par une force nécessaire, et que tout effet naturel est si précisément déterminé par l'énergie de sa cause que nul autre effet, dans telles circonstances particulières, n'aurait pu en résulter. Le degré et la direction de tout mouvement sont ordonnés par les lois de la nature avec une telle exactitude qu'une créature vivante peut aussi bien naître du choc de deux corps qu'un mouvement d'un autre degré ou d'une autre direction que ce qui est effectivement produit par lui. Si nous voulons donc nous faire une idée juste et précise de la nécessité, nous devons considérer d'où naît cette idée quand nous l'appliquons à l'opération des corps.
Il semble évident que, si tous les spectacles de la nature changeait continuellement, d'une manière telle que l'on ne pût trouver deux événements qui supportassent quelque ressemblance, mais que tout objet soit entièrement nouveau, sans aucune ressemblance avec tout ce qui a été vu avant, nous ne serions jamais arrivés à la moindre idée de nécessité ou de connexion entre ces objets. Dans cette hypothèse, nous pourrions dire qu'un objet ou événement en a suivi un autre, non que l'un a été produit par l'autre, et la relation de cause à effet devrait être entièrement inconnue à l'humanité. Ce serait dès lors la fin de l'inférence et du raisonnement sur les opérations de la nature. La mémoire et les sens resteraient les seuls canaux par lesquels la connaissance d'une existence réelle aurait la possibilité d'accéder à l'esprit. Par conséquent, notre idée de nécessité et de causalité naît entièrement de l'uniformité observable dans les opérations de la nature, où des objets semblables sont constamment joints entre eux, et l'esprit est déterminé par la coutume à inférer l'un de l'apparition de l'autre. Ces deux circonstances forment le tout de la nécessité que nous attribuons à la matière. En dehors de la constante conjonction d'objets semblables et de l'inférence de l'un à l'autre, qui en est la conséquence, nous n'avons aucune notion d'une quelconque nécessité ou connexion.
S'il apparaît donc que toute l'humanité a toujours admis, sans aucun doute ni hésitation, que ces deux circonstances prennent place dans les actions volontaires des hommes, et dans les opérations de l'esprit, il s'ensuivra nécessairement que tous les hommes se toujours accordés sur la doctrine de la nécessité et que, jusqu'ici, ils n'ont débattu que parce qu'ils ne se sont pas mutuellement compris.
Quant à la première circonstance, la conjonction constante et régulière d'événements semblables, nous avons le moyen de nous satisfaire avec les considérations suivantes : il est universellement reconnu qu'il y a une grande uniformité entre les actions des hommes, dans toutes les nations et à toutes les époques, et que la nature humaine demeure toujours la même dans ses principes et ses opérations. Les mêmes motifs produisent toujours les mêmes actions, les mêmes événements s'ensuivent des mêmes causes. L'ambition, l'avarice, l'égoïsme, la vanité, l'amitié, la générosité, l'esprit public : ces passions, mêlées à des degrés divers, et distribuées dans toute la société, ont été, depuis le commencement du monde, et sont toujours, la source de toutes les actions et entreprises qui aient jamais été observées en l'humanité. Voulez-vous connaître les sentiments, les inclinations et le mode de vie des GRECS et des ROMAINS? Etudiez bien le tempérament et les actions des FRANCAIS et des ANGLAIS. Vous ne pouvez pas vous tromper beaucoup en transférant aux premiers la plupart des observations que vous avez faites avec les derniers. L'humanité est si bien la même, à toutes les époques, en tous lieux, que l'histoire ne nous apprend rien de nouveau ou d'étrange sur ce point. Sa fonction essentielle est seulement de découvrir les principes constants et universels de la nature humaine, en nous montrant les hommes dans toutes les variétés de circonstances et de situations et de nous fournir en matériaux à partir desquels nous pouvons organiser nos observations et connaître les ressorts réguliers de l'action et du comportement humains. Les témoignages sur les guerres, les intrigues, les factions et les révolutions sont autant de collections d'expériences par lesquelles le philosophe politique et le philosophe de la philosophie morale fixe les principes de sa science tout comme un physicien ou un philosophe de la philosophie naturelle connaît la nature des plantes, des minéraux et des autres objets extérieurs, par des expériences qu'il forme à leur sujet. La terre, l'eau et les autres éléments examinés par ARISTOTE et HIPPOCRATE ne sont pas plus semblables à ceux qui à présent tombent sous notre observation, que les hommes décrits par POLYBE et TACITE ne le sont à ceux qui gouvernent maintenant le monde.
Si un voyageur, de retour d'une contrée lointaine, nous rapportait le récit d'hommes totalement différents de ceux que nous avons jamais connus; des hommes entièrement dépourvus d'avarice, d'ambition ou d'esprit de vengeance, qui ne connaissent d'autre plaisir que l'amitié, la générosité et l'esprit public, nous détecterions immédiatement la fausseté [du propos] et nous prouverions à cet homme qu'il est un menteur, avec la même certitude que s'il avait rempli son récit d'histoires de centaures et de dragons, de miracles et de prodiges. Et si nous voulions discréditer un faux en histoire, nous ne pourrions pas faire un usage d'un argument plus convaincant, que de prouver que les actions imputées à une personne sont directement contraires au cours de la nature et qu'aucun motif humain, en de telles circonstances, n'aurait jamais amené cette personne à une telle conduite. La véracité de QUINTE-CURCE est autant à suspecter quand il décrit le courage surnaturel d'ALEXANDRE, qui le pressait d'attaquer seul des multitudes, que quand il décrit sa force et son activité surnaturelles par lesquelles il était capable de leur résister. C'est ainsi que sans difficulté, universellement, nous reconnaissons une uniformité aussi bien dans les motifs humains que dans les opération des corps.
De là également le bénéfice de cette expérience acquise par une longue vie et par la variété des occupations et des fréquentations, afin de nous instruire des principes de la nature humaine, et de régler aussi bien notre conduite future que notre spéculation. Au moyen de ce guide, nous nous élevons jusqu'à l'interprétation des inclinations et des motifs humains, à partir de leurs actions, de leurs expressions, et même de leurs gestes, et nous redescendons à l'interprétation de leurs actions à partir de notre connaissance de leurs motifs et de leurs inclinations. Les observations générales amassées au cours de l'expérience nous donnent la clef de la nature humaine et nous apprennent à mettre de l'ordre dans la complexité. Les prétextes et les apparences ne nous abusent plus. Les déclarations publiques passent pour les couleurs spécieuses d'une cause. Et bien que la vertu et l'honneur soient reconnus pour leur poids et leur autorité propres, on n'attend jamais ce parfaitement désintéressement, si souvent simulé, chez les foules et les partis; rarement chez leurs meneurs, et même quasiment pas chez les particuliers, quels que soient leur rang et leur position. Mais s'il n'y avait pas d'uniformité dans les actions humaines, et si toute expérience de ce genre que nous puissions former s'avérait irrégulière, anomale (24), il serait impossible de collecter des observations générales sur l'humanité; et aucune expérience, si fidèle que soit son assimilation par la réflexion, ne pourrait jamais servir à aucun dessein. Pourquoi le vieil agriculteur est-il plus habile dans son métier que le jeune débutant, sinon parce qu'il y a une certaine uniformité dans l'opération du soleil, de la pluie et de la terre, sur la production des végétaux, et que l'expérience apprend au vieux praticien les règles par lesquelles cette opération est gouvernée et dirigée.
Pourtant, il ne faut pas attendre de cette uniformité, sans tenir compte de la diversité des caractères, des préjugés et des opinions, qu'elle soit portée à un point tel que tous les hommes, dans les mêmes circonstances, agissent toujours de la même manière. Une telle uniformité sur tous les points ne se trouve en aucune partie de la nature. Au contraire, à partir de l'observation de la variété de conduite des différents hommes, nous sommes capables de former une grande variété de maximes, qui supposent encore un [certain] degré d'uniformité et de régularité.
Les manières des hommes sont-elles différentes à différentes époques et dans les différents pays? Nous apprenons par là la grande force de la coutume et de l'éducation qui façonnent l'esprit humain dès l'enfance et le structurent en un caractère fixe et établi. Le comportement et la conduite de l'un des sexes sont-ils très dissemblables de ceux de l'autre? C'est de là que nous connaissons les différents caractères que la nature a imposés aux sexes et qu'elle conserve avec constance et régularité. Les actions d'une même personne sont-elles très différentes aux différentes périodes de sa vie, de l'enfance à la vieillesse? C'est l'occasion de faire de nombreuses observations sur le changement graduel de nos sentiments et de nos inclinations et sur les différentes maximes qui prévalent aux différents âges des créatures humaines. Même le caractère, qui est particulier à chaque individu, a une uniformité dans son influence; sinon notre connaissance des personnes et nos observations de leur conduite ne pourraient jamais nous apprendre leurs dispositions, et nous à diriger notre comportement à leur égard.
J'accorde qu'il est possible de trouver des actions qui ne semblent pas avoir de connexion régulière avec des motifs connus, et qui sont des exceptions à toutes les mesures de conduite qui aient jamais été établies pour le gouvernement des hommes. Mais si nous voulons savoir quel jugement on doit former d'actions si irrégulières et si extraordinaires, nous pouvons considérer les sentiments communément éprouvés à l'égard de ces événements irréguliers qui apparaissent dans le cours de la nature et dans les opérations des objets extérieurs. Toutes les causes ne sont pas jointes à leurs effets avec la même irrégularité. Un artisan, qui manipule de la matière morte, peut manquer son but, tout aussi bien qu'un homme politique, qui dirige la conduite d'agents sensibles et intelligents.
Les gens du commun, qui prennent les choses selon leur première apparence, attribuent l'incertitude des événements à l'incertitude dans les causes qui, souvent, ne parviennent pas à exercer leur influence habituelle, bien qu'elles ne rencontrent aucun empêchement dans leur opération. Mais des philosophes, observant que dans presque toutes les parties de la nature, il y a une grande variété de ressorts et de principes qui sont cachés en raison de leur petitesse et de leur éloignement, trouvent qu'il est au moins possible que la contrariété des événements puisse procéder, non de quelque contingence dans la cause, mais de l'opération secrète des causes contraires. Cette possibilité se convertit en certitude par une observation plus poussée, quand ils remarquent que, sur un examen précis, une contrariété d'effets trahit toujours une contrariété de causes, et procède de leur mutuelle opposition. Un paysan ne peut pas donner de meilleure raison à l'arrêt d'une horloge ou d'une montre que de dire qu'elle ne marche pas bien d'habitude; mais un artisan perçoit aisément que la même force dans le ressort ou le balancier a toujours la même influence sur les rouages, mais qu'elle échoue à produire son effet habituel peut-être en raison d'un grain de poussière qui met fin à l'ensemble du mouvement. De l'observation de plusieurs cas allant dans le même sens, les philosophes forment cette maxime : la connexion entre les causes et les effets est également nécessaire, et l'incertitude apparente dans certains cas provient de l'opposition secrète de causes contraires.
Ainsi, par exemple, dans le corps humain, quand les symptômes habituels de santé ou de maladie déçoivent notre attente, quand les remèdes n'opèrent plus avec leurs pouvoirs accoutumés, quand des événements irréguliers s'ensuivent d'une cause particulière, le philosophe et le médecin ne sont pas surpris de la chose et ils ne sont jamais tentés de nier la nécessité et l'uniformité de ces principes par lesquels l'économie animale est conduite. Ils savent que le corps humain est une machine extrêmement compliquée, que de nombreux secrets se cachent en lui qui sont tout à fait au-delà de notre compréhension, ils savent qu'il est normal qu'il nous apparaisse souvent irrégulier dans ses opérations, et que, par conséquent, les événements irréguliers qui se découvrent extérieurement, ne peuvent pas être la preuve que les lois de la nature ne sont pas observées avec la plus grande régularité dans ses opérations et son gouvernement internes.
Le philosophe, s'il est conséquent, doit appliquer le même raisonnement aux actions et volitions des agents intelligents. Les résolutions des hommes les plus irrégulières et les plus inattendues peuvent fréquemment être expliquées par ceux qui connaissent toutes les circonstances particulières de leur caractère et de leur situation. Une personne de disposition obligeante donne une réponse avec irritation; mais elle a mal aux dents ou n'a pas dîné. Un type stupide révèle un entrain peu commun dans ses façons; mais il lui est arrivé soudainement une bonne fortune. Ou même, quand une action, comme cela arrive parfois, ne peut être expliquée dans sa particularité, que ce soit par la personne elle-même ou par d'autres, en général, nous savons que les caractères des hommes sont, à un certain degré, inconstants et irréguliers. C'est, d'une certaine façon, le caractère constant de la nature humaine, quoiqu'il soit applicable d'une façon plus particulière à certaines personnes qui n'ont pas de règle fixe pour leur conduite mais qui agissent par une suite permanente de caprices et d'inconstances. Les principes et motifs intérieurs peuvent opérer d'une manière uniforme, malgré ces apparentes irrégularités; comme le vent, la pluie, les nuages, et autres variations du temps qui sont supposés être gouvernés par des principes réguliers, quoiqu'on ne puisse pas facilement les découvrir par la sagacité et la recherche humaines.
Ainsi, il devient visible que la conjonction entre les motifs et les actions volontaires est aussi uniforme et régulière que celle [que l'on trouve] entre la cause et l'effet en n'importe quelle partie de la nature; mais aussi que cette conjonction régulière a été universellement reconnue parmi les hommes, et n'a jamais été un sujet de dispute, que ce soit en philosophie ou dans la vie courante. A présent, comme c'est de l'expérience passée que nous tirons toutes les inférences pour le futur, et comme nous concluons que les objets qui ont toujours été joints seront toujours joints entre eux, il peut sembler superflu de prouver que cette uniformité empirique dans les actions humaines est une source d'où nous tirons les inférences sur elles. Mais afin de placer l'argument sous une plus grande variété de jours, nous insisterons aussi, quoique brièvement, sur cette dernière question.
La mutuelle dépendance des hommes est si grande dans nos sociétés qu'il est rare qu'une action humaine soit entièrement complète en elle-même, ou soit réalisée sans qu'elle ait quelque rapport avec les actions des autres qui sont nécessaires pour répondre pleinement à l'intention de l'agent. Le pauvre artisan, qui travaille seul, attend au moins la protection du magistrat qui lui assure la jouissance des fruits de son travail. Il s'attend aussi à ce que, quand il porte ses biens au marché, et les offre à un prix raisonnable, il trouve des acheteurs, et puisse, avec l'argent gagné, engager les autres à lui fournir les produits dont il a besoin pour sa subsistance. A mesure que les hommes étendent leurs échanges et rendent leurs rapports avec les autres plus compliqués, ils font entrer dans leur plan de vie une plus grande variété d'actions volontaires, dont ils espèrent qu'elles coopèrent avec leurs motif personnels, [quoique faites] à partir des mobiles propres aux autres. Dans toutes ces conclusions, ils prennent leurs mesures à partir de l'expérience passée, comme dans le raisonnement sur les objets extérieurs, et ils croient fermement que les hommes, aussi bien que tous les éléments, doivent continuer, dans leurs opérations, à être les mêmes qu'ils les ont toujours trouvés. Un industriel compte sur le travail de ses employés pour l'exécution d'un travail, autant que sur le matériel qu'il emploie, et il serait également surpris si son attente était déçue. Bref, cette inférence et ce raisonnement expérimentaux sur les actions des autres entrent tant dans la vie humaine que nul homme, pendant la veille, n'est jamais un moment sans les employer. N'avons-nous donc pas raison d'affirmer que tous les hommes ont toujours été d'accord sur la doctrine de la nécessité selon la définition et l'explication précédentes.
Jamais les philosophes n'ont conçu une opinion différente de celle du peuple sur ce point. Car, sans compter que presque toutes les actions de leur vie supposent cette opinion, il y a même peu de parties du savoir où elle ne soit pas essentielle. Que deviendrait l'histoire si nous n'avions pas confiance en la véracité de l'historien selon l'expérience que nous avons eue de l'humanité? Comment la politique pourrait-elle une science, si les lois et les formes de gouvernement n'avaient pas une influence uniforme sur la société? Où serait le fondement de la morale, si des caractères particuliers n'avaient pas un pouvoir certain et déterminé de produire des sentiments particuliers, et si ces sentiments n'exerçaient pas une opération constante sur les actions? Et quelle prétention pourrions-nous avoir d'employer notre critique à l'égard d'un poète ou d'un auteur cultivé, si nous ne pouvions pas juger que la conduite et les sentiments de ses personnages sont naturels ou non, pour de tels caractères, et en telles circonstances. Il semble donc presque impossible de s'engager, soit dans une science, soit dans n'importe quel type d'action, sans reconnaître la doctrine de la nécessité, et cette inférence [qui va] des motifs aux actions volontaires, et du caractère à la conduite.
Et, en vérité, quand nous voyons avec quel bonheur l'évidence naturelle et l'évidence morale se lient l'une à l'autre, et ne forment qu'une seule chaîne d'argumentation, nous n'aurons plus de scrupules à admettre qu'elle sont de même nature et dérivent des mêmes principes. Un prisonnier, qui n'a ni argent ni influence, découvre l'impossibilité de son évasion, aussi bien quand il considère l'entêtement de son geôlier que quand ils considère les murs et les barreaux dont il est entouré; et dans ses tentatives pour [recouvrer] sa liberté, il préfère s'attaquer à la pierre et au fer des uns plutôt qu'à l'inflexible nature de l'autre. Le même prisonnier, quand il est conduit à l'échafaud, prévoit la mort aussi certainement d'après la constance et la fidélité de ses gardiens que de l'opération de la hache et de la roue. Son esprit parcourt une certaine suite d'idées : le refus des soldats de consentir à son évasion, l'action du bourreau, la séparation de la tête et du corps, le saignement, les mouvements convulsifs et la mort. Il y a là un enchaînement de causes naturelles et d'actions volontaires, mais l'esprit ne sent aucune différence entre elles en passant d'un chaînon à l'autre. Il n'est pas moins certain de l'événement futur que s'il était en connexion avec les objets présents à la mémoire et aux sens, par une suite de causes cimentées ensemble par ce qu'il nous plaît d'appeler une nécessité physique. La même union empirique a le même effet sur l'esprit, que les objets unis soient des motifs, des volitions et des actions ou qu'ils soient des figures et des mouvements. Nous pouvons changer le nom des choses, mais leur nature et leur opération sur l'entendement ne changent jamais.
Si un homme que je connais pour être honnête et opulent, et avec qui j'entretiens des relations de vive amitié, vient chez moi, où je suis entouré de mes domestiques, je suis assuré qu'il ne va pas me poignarder avant son départ pour me dérober mon encrier d'argent; et je n'imagine pas plus cet événement que l'effondrement de la maison qui est neuve, solidement construite, avec de solides fondations. - Mais il peut avoir été saisi d'une soudaine folie inconnue. - Ainsi, un tremblement de terre peut soudainement survenir, secouer ma maison et la faire tomber sur mes épaules. Je changerai donc les hypothèses. Je dirai que je sais avec certitude qu'il ne va pas mettre sa main dans le feu et la tenir ainsi jusqu'à ce qu'elle se consume; et cet événement, je pense pouvoir le prédire avec la même assurance que celle que j'ai que, s'il se jette de la fenêtre et ne rencontre aucun obstacle, il ne demeurera pas un instant suspendu en l'air. Aucun soupçon d'une folie inconnue ne peut donner la possibilité au premier événement, qui est si contraire à tous les principes de la nature humaine. Un homme qui, à midi, laisse sa bourse pleine d'or à Charing-Cross, peut aussi bien s'attendre à ce qu'elle s'envole au loin comme une plume, qu'à la retrouver intacte une heure après. Plus de la moitié des raisonnements humains contiennent des inférences de nature semblable, accompagnées d'un degré plus ou moins élevé de certitude proportionné à notre expérience de la conduite habituelle de l'humanité dans de telles situations particulières.(25)
Je me suis souvent demandé quelle pouvait être la raison pour laquelle tous les hommes, bien qu'ils aient toujours, sans hésitation, reconnu la doctrine de la nécessité dans toute leur pratique et dans tous leurs raisonnements, ont pourtant révélé une telle répugnance à la reconnaître en paroles, et ont plutôt montré, à toutes les époques, une propension à professer l'opinion contraire. Je pense que la chose peut s'expliquer de la façon suivante. Si nous examinons les opérations des corps, et la production des effets par leurs causes, nous trouverons que toutes nos facultés ne peuvent jamais porter plus loin dans notre connaissance de cette relation que d'observer simplement que des objets particuliers sont constamment joints entre eux et que l'esprit est porté, par une transition coutumière, de l'apparition de l'un à la croyance en l'autre. Mais bien que cette conclusion sur l'ignorance humaine soit le résultat du strict examen de ce sujet, les hommes nourrissent toujours une forte propension à croire qu'ils pénètrent plus loin dans les pouvoirs de la nature et qu'ils perçoivent quelque chose comme une connexion nécessaire entre la cause et l'effet. De plus, quand ils tournent leurs réflexions vers les opérations de leur propre esprit, et ne sentent pas une telle connexion du motif et de l'action, ils sont de là enclins à supposer qu'il y a une différence entre les effets qui résultent de la force matérielle et ceux qui naissent de la pensée et de l'intelligence. Mais étant une fois convaincus que nous ne connaissons rien de plus, quelle que soit la sorte de causalité, que la simple conjonction constante d'objets, et l'inférence de l'esprit d'un objet à l'autre, qui en est la conséquence, et trouvant que ces deux circonstances se trouvent, on le reconnaît universellement, dans les actions volontaires, nous pouvons être plus aisément poussés à reconnaître que la même nécessité est commune à toutes les causes. Et bien que ce raisonnement puisse contredire les systèmes de nombreux philosophes, en attribuant la nécessité aux déterminations de la volonté, nous trouvons, à la réflexion, qu'ils ne différent qu'en paroles [de ce raisonnement], non dans leur vrai sentiment. La nécessité, selon le sens ici donné au mot, n'a jamais été et ne peut jamais être, je pense, rejetée par aucun philosophe. Certains peuvent peut-être prétendre que l'esprit peut percevoir en plus, dans les opérations de la matière, une connexion entre la cause et l'effet, et que cette connexion ne se trouve pas dans les actions volontaires des êtres intelligents. Maintenant, qu'il en soit ainsi ou non, cela ne pourra apparaître qu'à l'examen; et il incombe à ces philosophes de justifier leur assertion en définissant ou en décrivant cette nécessité et en nous la montrant dans les opérations des causes matérielles.
Il semblerait, en vérité, que l'on commence par le mauvais bout de la question de la liberté et de la nécessité quand, d'emblée, on examine les facultés de l'âme, l'influence de l'entendement, et les opérations de la volonté. Que l'on discute d'abord d'une question plus simple, à savoir [celle qui porte sur] les opérations du corps et de la matière brute sans intelligence, et que l'on essaie [de voir] si l'on peut ici former quelque idée de causalité et de nécessité autre que celles d'une constante conjonction d'objets et de l'inférence consécutive de l'esprit de l'un des objets à l'autre. Si ces circonstances forment en réalité le tout de cette nécessité que nous concevons dans la matière, et si l'on reconnaît universellement qu'elles interviennent aussi dans les opérations de l'esprit, la dispute est terminé, du moins doit être reconnue comme n'étant plus que purement verbale. Mais aussi longtemps que nous supposerons de façon inconsidérée que nous avons une idée supplémentaire de nécessité et de causalité dans les opérations des objets extérieurs, et qu'en même temps, nous ne trouverons pas cette idée dans les actions volontaires de l'esprit, il n'y aura pas de possibilité de mener la question à une solution finale en continuant à partir d'une hypothèse aussi fausse. La seule méthode pour nous détromper est de remonter plus haut, d'examiner l'étendue étroite de la science quand elle est appliquée aux causes matérielles, et de nous convaincre nous-mêmes que tout ce que nous connaissons de ces causes, c'est la conjonction constante et l'inférence mentionnées ci-dessus. Nous pouvons peut-être trouver que c'est avec difficulté que nous sommes amenés à fixer de telles limites étroites à l'entendement humain, mais ensuite, nous ne pouvons pas trouver de difficultés quand nous en venons à appliquer cette doctrine aux actions de la volonté; car, comme il est évident que ces actions ont une conjonction régulière avec des motifs, des circonstances et des caractères, et comme nous tirons toujours des inférences des unes aux autres, nous sommes nécessairement obligés de reconnaître en paroles cette nécessité dont nous avons déjà fait l'aveu dans toutes les délibérations de notre vie et à chaque moment de notre conduite et de notre comportement.(26)
Mais pour poursuivre ce projet de réconciliation qui concerne la question de la liberté et de la nécessité (la question la plus controversée de la métaphysique, science [elle-même] la plus controversée), il ne sera pas besoin de beaucoup de paroles pour prouver que les hommes se sont toujours accordés aussi bien sur la doctrine de la liberté que sur la doctrine de la nécessité, et que toute la dispute, sous ce rapport aussi, a été jusqu'ici purement verbale. Car que veut-on dire par liberté, quand on applique le mot aux actions volontaires? Nous ne pouvons certainement pas vouloir dire que les actions ont si peu de connexion avec les motifs, les inclinations et les circonstances que les unes ne s'ensuivent pas des autres avec un certain degré d'uniformité et que les uns n'offrent pas d'inférences par lesquelles nous pouvons conclure l'existence des autres; car ce sont des choses de fait évidentes et reconnues. Par liberté, alors, nous ne pouvons vouloir dire que : un pouvoir d'agir ou de ne pas agir selon les déterminations de la volonté. Ce qui veut dire que si nous choisissons de demeurer en repos, nous le pouvons, et que si nous choisissons de bouger, nous le pouvons aussi. Or, cette liberté hypothétique appartient, on le reconnaît universellement, à tous ceux qui ne sont ni prisonniers ni dans les chaînes. Ce n'est donc pas ici un sujet de dispute.
Quelle que soit la définition que nous puissions donner de la liberté, nous devons soigneusement observer deux circonstances requises; premièrement, que notre définition soit en accord avec les choses de fait évidentes; deuxièmement, quelle soit en accord avec elle-même. Si nous observons ces circonstances, et rendons notre définition intelligible, je suis persuadé que tous les hommes n'auront qu'une seule opinion à ce sujet.
Il est universellement reconnu que rien n'existe sans cause, et que le hasard, à bien y regarder, est un mot purement négatif et qui ne signifie aucun pouvoir réel qui existe quelque part dans la nature. Mais on prétend que certaines causes sont nécessaires et d'autres non. C'est là qu'est donc l'avantage des définitions. Que l'on définisse une cause, sans comprendre comme une partie de la définition une connexion nécessaire avec son effet, et que l'on indique distinctement l'origine de l'idée exprimée par la définition, et je renonce sans difficulté à toute la controverse. Mais si l'explication précédente du sujet est acceptée, nécessairement on ne peut absolument plus rien faire. Si des objets n'avaient pas entre eux une conjonction régulière, nous n'aurions jamais conçu aucune idée de cause et d'effet, et cette conjonction régulière produit cette inférence de l'entendement qui est la seule connexion dont nous puissions avoir quelque compréhension. Quiconque tente une définition de la cause excluant ces circonstances sera obligé ou d'employer des termes intelligibles ou tels qu'ils seront synonymes de celui qu'ils s'efforcent de définir (27). Et si la définition mentionnée plus haut est admise, la liberté, quand on l'oppose à la nécessité, non à la contrainte, est la même chose que le hasard qui - reconnaît-on universellement - n'a pas d'existence.
Deuxième partie
Il n'y a pas de méthode de raisonnement plus commune, et pourtant il n'y en a pas de plus blâmable, que d'essayer, dans les débats philosophiques, de réfuter une hypothèse en prétextant que ses conséquences sont dangereuses pour la religion et la moralité. Quand une opinion conduit à des absurdités, elle est certainement fausse, mais il n'est pas certain qu'une opinion soit fausse parce qu'elle a des conséquences dangereuses. Il faut donc s'abstenir de tels arguments car ils ne servent en rien à la découverte de la vérité, mais ne servent qu'à vous faire jouer le personnage d'un adversaire odieux. Je fais cette observation en général, sans prétendre en tirer avantage. Je me soumets franchement à un examen de ce genre et j'oserai affirmer que les deux doctrines de la nécessité et de la liberté, telles qu'elles ont été ci-dessus expliquées, sont non seulement compatibles avec la moralité, mais sont [même] absolument essentielles pour la soutenir.
La nécessité peut être définie de deux façons, conformément aux deux définitions de la cause dont elle constitue une partie essentielle. Elle consiste soit dans la conjonction constante d'objets semblables, soit dans l'inférence de l'entendement d'un objet à un autre. Or, la nécessité, dans ces deux sens (qui, en vérité, n'en forment au fond qu'un seul), a été attribuée (on l'a reconnu, quoique tacitement, dans les écoles, à la chaire, et dans la vie courante) à la volonté de l'homme; et personne n'a jamais prétendu nier que nous pouvons tirer des inférences sur les actions humaines, et que ces inférences sont fondées sur l'union empirique d'actions semblables, avec des motifs semblables, avec des inclinations et des circonstances semblables. Le seul point sur lequel il peut y avoir désaccord est peut-être le refus de donner la nom de nécessité à cette propriété des actions humaines. Mais tant que le sens est compris, le mot, je l'espère, ne peut pas nuire. Ou va-t-on maintenir qu'il est possible de découvrir quelque chose de plus dans les opérations de la matière? Mais, il faut le reconnaître, cela ne peut avoir aucune conséquence sur la moralité ou la religion, quelles que soient ces conséquences sur la philosophie naturelle et la métaphysique. Nous pouvons ici nous tromper en affirmant qu'il n'y a pas d'idée d'une autre nécessité, ou connexion, dans les actions des corps mais, assurément, nous n'attribuons rien aux actions de l'esprit que ce que chacun fait et doit convenir sans problème. Nous ne changeons aucune circonstance au système orthodoxe reçu sur la volonté, nous n'apportons des changements qu'en ce qui concerne les objets et les causes matérielles. Par conséquent, rien ne peut être plus innocent, au moins, que cette doctrine.
Toutes les lois étant fondées sur les récompenses et les punitions, on accepte comme principe fondamental que ces motifs ont une influence régulière et uniforme sur l'esprit et que tous deux, ils produisent les bonnes actions et empêchent les mauvaises. Nous pouvons donner à cette influence le nom qu'il nous plaît, mais comme elle est ordinairement jointe à l'action, on peut la considérer comme une cause, et la regarder comme un exemple de cette nécessité que nous voudrions établir ici.
Le seul objet propre de la haine ou de la vengeance est une personne, une créature douée de pensée et de conscience, et quand des actions criminelles ou nuisibles excitent cette passion, c'est seulement par leur relation à la personne, ou leur connexion à cette personne. Les actions elles-mêmes, par leur nature même, sont temporaires et périssables, et si elles ne proviennent pas d'une cause dans le caractère et la disposition de la personne qui les a réalisées, ces actions ne peuvent ni rejaillir sur son honneur, si elles sont bonnes, ni le couvrir d'infamie, si elles sont mauvaises. Les actions en elles-mêmes peuvent être blâmables, elles peuvent être contraires aux règles de la moralité et de la religion, mais la personne n'en est pas responsable; et comme elles ne proviennent pas de quelque chose en elle de durable et de constant, ni ne laissent quelque chose de cette nature derrière elles, il est impossible que cette personne puisse, à cause d'elles, devenir l'objet d'une punition ou d'une vengeance. Selon ce principe, donc, qui nie la nécessité et par conséquent les causes, un homme est aussi pur et innocent après avoir commis le plus horrible crime qu'au premier moment de sa naissance; et son caractère n'est concerné en rien par ses actions puisqu'elles n'en sont pas dérivées, et la malignité des unes ne peut pas être utilisée comme une preuve de la dépravation de l'autre.
Les hommes ne sont pas blâmés pour des actions faites dans l'ignorance ou par accident, quelles qu'en soient les conséquences. Pourquoi, sinon parce que les principes de ces actions sont passagers et se bornent à eux-mêmes, isolés? Les hommes sont moins blâmés pour des actions qu'ils accomplissent précipitamment et sans préméditation que pour celles qui proviennent d'une délibération. Pour quelle raison, sinon parce qu'un tempérament précipité, quoiqu'il soit une cause constante, un principe constant dans l'esprit, agit seulement par intervalles et ne corrompt pas le caractère entier? De même, le repentir efface tous les crimes, s'il s'accompagne d'une réforme de la vie et des moeurs. Comment cela peut-il s'expliquer sinon en affirmant que les actions ne rendent une personne criminelle que si elles sont les preuves de principes criminels dans l'esprit; et quand, par une altération de ces principes, elles cessent d'être des preuves fidèles, elles cessent de la même manière d'être criminelles? Mais, sinon pour la doctrine de la nécessité, elles ne seraient jamais des preuves fidèles, et par conséquent ne seraient jamais criminelles.
Il sera également facile de prouver, et par les mêmes arguments, que la liberté, selon la définition ci-dessus mentionnée, sur laquelle tous les hommes s'accordent, est aussi essentielle à la moralité, et les actions humaines où cette liberté fait défaut ne sont pas susceptibles de qualités morales et ne peuvent être les objets, ni de l'approbation, ni de l'aversion. Car comme les actions ne sont les objets de notre sentiment moral qu'autant qu'elles sont les indications du caractère intérieur, des passions et des affections, il est impossible qu'elles puissent donner naissance aux louanges ou au blâme si elles ne proviennent pas de ces principes, mais dérivent entièrement d'une violence extérieure.
Je ne prétends pas avoir évité ou écarté toutes les objections à cette théorie de la nécessité et de la liberté. Je peux prévoir d'autres objections dérivées de questions qui n'ont pas été traitées ici. On peut dire, par exemple, que, si les actions volontaires son sujettes aux mêmes lois de la nécessité que les opérations de la matière, il y a une chaîne continue de causes nécessaires, préordonnées et prédéterminées, s'étendant de la cause originelle à toutes les volitions particulières de toutes les créatures humaines. Aucune contingence, nulle part dans l'univers, aucune indifférence, aucune liberté. Pendant que nous agissons, nous sommes en même temps agis. L'auteur de toutes nos volitions est le Créateur du monde qui, au début, initia le mouvement dans cette immense machine et plaça tous les êtres dans cette position particulière d'où doivent résulter, par une inévitable nécessité, tous les événement ultérieurs. Les actions humaines, par conséquent, ou ne peuvent avoir aucune indignité morale, en tant que provenant d'une si bonne cause, ou, si elles ont une indignité, elles doivent impliquer notre Créateur dans la même culpabilité, puisqu'il est reconnu comme étant leur cause première et leur auteur. Car, de même qu'un homme, qui met le feu à une mine, est responsable de toutes les conséquences, que le cordon employé soit court ou long, de même, partout où une chaîne continue de causes nécessaires est fixée, cet Etre, qu'il soit fini ou infini, qui produit la première, est de la même manière l'auteur de tout le reste, et il doit supporter le blâme ou prendre l'éloge qui en relèvent. Nos idées claires et inaltérables de la moralité établissent cette règle sur des raisons indiscutables, quand nous examinons les conséquences d'une action humaine, et ces raisons doivent encore avoir une plus grande force quand elles sont appliquées aux volitions et aux intentions d'un Etre infini, sage et puissant. Pour une créature aussi limitée que l'homme, on peut plaider l'ignorance ou l'impuissance, mais ces imperfections n'ont aucune place en notre Créateur. Il a prévu, il a ordonné, il a projeté toutes ces actions que nous jugeons avec tant de légèreté criminelles. Et nous devons conclure en disant que, ou ces actions ne sont pas criminelles, ou c'est la Divinité, non l'homme, qui en est responsable. Mais comme n'importe laquelle de ces deux propositions est absurde et impie, il s'ensuit que la doctrine dont elles sont déduites ne peut pas être vraie, étant sujette aux mêmes objections. Une conséquence absurde, si elle est nécessaire, prouve que la doctrine initiale est absurde, de la même manière que des actions criminelles rendent la cause initiale criminelle, si la connexion entre elles est nécessaire et inévitable.
Cette objection se compose de deux parties que nous examinerons séparément. Premièrement, si l'on peut remonter des actions humaines jusqu'à la Divinité par une chaîne nécessaire, ces actions ne peuvent jamais être criminelles, en raison de l'infinie perfection de cet Etre dont elles sont dérivées, de cet Etre qui ne peut rien projeter d'autre que ce qui est entièrement bon et digne d'éloges. Deuxièmement, si ces actions sont criminelles, il nous faut revenir sur l'attribut de perfection que l'on attribue à la Divinité, et nous sommes dans l'obligation d'avouer qu'elle est l'auteur ultime des fautes et de la bassesse morale de toutes les créatures.
La réponse à la première objection est évidente et convaincante. Il y a de nombreux philosophes qui, après un examen précis de tous les phénomènes de la nature, concluent que le Tout, considéré comme un système, est, à chaque moment de son existence, ordonné avec parfaite bienveillance, et que le plus grand bonheur possible, à la fin, résultera de tous ces êtres créés, sans aucun mélange de misère ou de mal positifs et absolus. Tout mal physique, disent-ils, constitue une partie essentielle de ce système bienveillant, et ne pourrait pas être supprimé, même par la Divinité elle-même, considérée comme un agent sage, sans introduire un plus grand mal, ou sans exclure un plus grand bien. De cette théorie, des philosophes, et parmi eux les anciens Stoïciens, tiraient matière à consolation sous toutes les afflictions, enseignant à leurs élèves que ces maux dont ils souffraient étaient en réalité bons pour l'univers, et que, pour une vision élargie qui engloberait le système entier de la nature, tout événement devient un objet de joie et de jubilation. Mais bien que cet argument pût tromper et qu'il fût sublime, il se révéla vite faible et inefficace dans la pratique. Plutôt que d'apaiser un homme torturé par les douleurs de la goutte, vous l'irriteriez en lui prêchant la rectitude de ces lois générales qui produisent les humeurs malignes de son corps, qui les conduisent par des canaux appropriés jusqu'aux tendons et aux nerfs, où elles provoquent des tourments si aigus. Ces visions élargies peuvent, un moment, plaire à l'imagination d'un spéculatif qui se trouve dans le bien-être et la sécurité, mais elles ne peuvent pas demeurer avec constance dans son esprit, même s'il n'est pas inquiété par les émotions de la douleur ou de la passion, et encore moins peuvent-elles résister quand elles sont attaquées par des adversaires si puissants. Les affections envisagent leur objet de façon plus étroite et plus naturelle et, par une organisation plus adaptée à l'infirmité des esprits humains, ne font attention qu'aux êtres qui se trouvent autour de nous, et ne sont mises en branle que par des événements tels qu'ils paraissent bons ou mauvais à l'organisme individuel.
Le cas est le même pour le mal moral que pour le mal physique. On ne peut pas raisonnablement supposer que ces considérations lointaines, qui se révèlent d'une aussi faible efficacité à l'égard de l'un, auront une influence plus puissante à l'égard de l'autre. L'esprit de l'homme est ainsi fait par la nature que, à l'apparition de certains caractères, de certaines dispositions et de certaines actions, il éprouve immédiatement le sentiment d'approbation ou de blâme, et il n'existe pas d'émotions plus essentielles pour sa structure et sa constitution. Les caractères qui gagnent notre approbation sont surtout ceux qui contribuent à la paix et à la sécurité de la société humaine, tout comme les caractères qui provoquent le blâme sont surtout ceux qui inclinent au dommage et au désordre publics. De là, on peut raisonnablement présumer que les sentiments moraux naissent, soit médiatement, soit immédiatement, d'une réflexion sur ces intérêts opposés. Qu'importe que des méditations philosophiques établissent une opinion ou une conjecture différente : que tout va bien à l'égard du TOUT, et que les qualités qui troublent la société sont somme toute, aussi profitables et aussi conformes à l'intention première de la nature que celles qui favorisent plus directement son bonheur et sa prospérité? Est-ce que des spéculations aussi lointaines et aussi incertaines sont capables de contrebalancer les sentiments qui naissent de la vision naturelle et immédiate des objets? Un homme, à qui l'on a dérobé une somme considérable, trouve-t-il que la contrariété provoquée par cette perte est en quelque façon diminuée par des réflexions sublimes? Alors, pourquoi son ressentiment moral contre le crime serait-il supposé incompatible avec elles? Pourquoi la reconnaissance d'une réelle distinction entre le vice et la vertu ne serait-elle pas compatible avec tous les systèmes spéculatifs de philosophie, aussi bien que celle d'une réelle distinction entre la beauté et la laideur personnelles? Ces deux distinctions se fondent sur les sentiments naturels de l'esprit humain, et ces sentiments n'ont pas à être réglementés ou modifiés par une quelconque théorie ou spéculation philosophique.
La seconde objection ne permet pas une réponse aussi facile et aussi satisfaisante. Il n'est pas possible d'expliquer distinctement comment la Divinité peut être la cause médiate de toutes les actions des hommes, sans être l'auteur du péché et de la bassesse morale. Ce sont des mystères que la raison naturelle, sans secours, est quasiment incapable d'aborder; et quelque système qu'elle embrasse, elle se trouve nécessairement empêtrée dans des difficultés inextricables, et dans des contradictions, à chaque pas qu'elle fait dans de tels sujets. Réconcilier l'indifférence et la contingence des actions humaines avec la prescience divine, ou affirmer le décret absolu de Dieu tout en l'affranchissant d'être l'auteur du péché, tout cela, jusqu'alors, s'est révélé dépasser tout le pouvoir de la philosophie. Quelle joie si, de là, cette dernière prend conscience de sa témérité quand elle fourre son nez dans ces sublimes mystères, et si, quittant un théâtre plein de tant d'obscurités et de perplexité, elle retourne, avec la modestie qui convient, à sa vraie, à sa propre province, l'examen de la vie courante, province où elle trouvera suffisamment de difficultés pour employer ses recherches, sans se lancer dans un océan infini de doute, d'incertitude et de contradictions!
SECTION 9
De la raison des animaux
Tous nos raisonnements sur les choses de fait sont fondés sur une espèce d'ANALOGIE qui nous conduit à attendre d'une cause les mêmes événements que ceux que nous avons vu résulter de causes semblables. Quand les causes sont entièrement semblables, l'analogie est parfaite, et l'inférence que l'on en tire est considérée comme certaine et décisive : personne ne nourrit le doute, en voyant une pièce de métal, qu'elle aura un poids et de la cohésion entre ses parties, comme dans les autres cas qui soient jamais tombés sous l'observation. Mais quand les objets n'ont pas une similitude aussi exacte, l'analogie est moins parfaite et l'inférence est moins décisive, quoiqu'elle ait encore quelque force, en proportion du degré de similitude et de ressemblance. Les observations anatomiques faites sur un seul animal sont, par une espèce de raisonnement, étendues à tous les animaux; et il est certain que, quand on a clairement prouvé, par exemple, que la circulation sanguine a lieu chez une seule créature, telle une grenouille ou un poisson, cette preuve constitue une forte présomption pour que cette circulation ait lieu chez tous les animaux. Ces observations analogiques peuvent être portées plus loin, même dans cette science dont nous traitons actuellement, et une théorie par laquelle nous expliquons les opérations de l'entendement, ou l'origine et la connexion des passions en l'homme, acquerra une autorité supplémentaire si nous trouvons que la même théorie est requise pour expliquer le même phénomène chez tous les autres animaux. Nous pouvons en faire l'essai à l'égard de l'hypothèse par laquelle, dans la section précédente, nous avons essayé d'expliquer les raisonnements expérimentaux. Espérons que ce nouveau point de vue servira à confirmer nos précédentes observations.
Premièrement, il semble évident que les animaux, aussi bien que les hommes, apprennent de nombreuses choses par l'expérience, et infèrent que les mêmes événements s'ensuivront toujours des mêmes causes. C'est par ce principe qu'ils s'initient aux propriétés les plus évidentes des objets extérieurs, et par degrés, à partir de leur naissance, amassent une connaissance du feu, de l'eau, de la terre, des pierres, des hauteurs, des profondeurs, etc., et des effets qui résultent de leur opération. C'est là que l'ignorance et l'inexpérience des jeunes se distinguent clairement de l'habileté et de la sagacité des vieux qui ont appris, par une longue observation, à éviter ce qui leur a nui, et à poursuivre ce qui leur a donné du bien-être et du plaisir. Un cheval accoutumé au champ sait quelle est la bonne hauteur à laquelle il peut sauter, et il ne tentera jamais ce qui dépasse sa force et ses capacités. Un vieux lévrier confiera la partie la plus fatigante de la chasse aux jeunes chiens et se placera de façon à croiser le lièvre dans les chemins de rabat; et les conjectures qu'il forme en cette occasion ne sont fondées sur rien d'autre que sur son observation et son expérience.
C'est encore plus évident des effets de la discipline et de l'éducation sur les animaux qui, si on leur applique à bon escient des récompenses et des punitions, peuvent apprendre une suite d'actions, et des plus contraires à leur instinct et à leurs penchants naturels. N'est-ce pas l'expérience qui fait qu'un chien craint la douleur quand vous le menacez ou que vous levez le fouet pour le battre? N'est-ce pas encore l'expérience qui le fait répondre à son nom et inférer, à partir de tel son arbitraire, que vous le désignez plutôt que ses compagnons, et que vous voulez l'appeler quand vous prononcez son nom d'une certaine manière, avec un certain ton ou un certain accent?
Dans tous ces cas, nous pouvons observer que l'animal infère un fait au-delà de ce qui frappe immédiatement ses sens, et que cette inférence est entièrement fondée sur l'expérience passée, la créature attendant de l'objet présent les mêmes conséquences que celles qu'elle a toujours vu résulter d'objets semblables.
Deuxièmement, il est impossible que l'inférence de l'animal puisse être fondée sur une opération d'argumentation ou de raisonnement, par laquelle il conclurait que des événements semblables doivent s'ensuivre d'objets semblables, et que le cours de la nature restera toujours régulier dans ses opérations. Car s'il y a en réalité des arguments de cette nature, ils se trouvent certainement trop abstrus pour l'observation d'entendements si imparfaits, puisqu'il se peut bien qu'il faille employer le soin et l'attention extrêmes d'un génie philosophique pour les découvrir et les étudier. Les animaux ne sont pas guidés dans ces inférences par le raisonnement; ni les enfants; ni la plupart des hommes dans leurs actions et leurs conclusions ordinaires; ni les philosophes eux-mêmes qui, dans toutes les parties actives de la vie, sont en somme semblables au vulgaire et sont gouvernés par les mêmes maximes. La nature a dû prévoir quelque autre principe d'une application et d'un usage plus faciles et plus généraux. Une opération d'une conséquence aussi immense dans la vie, que celle d'inférer des effets à partir des causes n'a pas pu être confiée à l'opération incertaine du raisonnement et de l'argumentation. Serait-ce douteux en ce qui concerne les hommes que, pour les créatures animales, cela ne souffre aucun doute; et la conclusion étant fermement établie pour l'une de ces créatures, nous avons une forte présomption, à partir des règles de l'analogie, qu'il soit nécessaire de l'admettre universellement, sans exception ni réserve. C'est l'accoutumance seule qui engage les animaux, à partir de tous les objets qui frappent leurs sens, à inférer les conséquences habituelles, et qui porte leur imagination, à partir de l'apparition des uns, à concevoir les autres, de cette manière particulière que nous appelons la croyance. Il n'y a pas d'autre explication à donner de cette opération dans toutes les classes d'êtres sensibles, aussi bien supérieures qu'inférieures, tombant sous notre attention et notre observation.(28)
Mais bien que les animaux acquièrent une grande partie de leur connaissance à partir de l'observation, il y en a aussi une grande part qui vient du don originel de la nature, connaissances naturelles qui dépassent la quantité d'aptitudes à leur disposition dans les occasions ordinaires, et qu'ils améliorent peu, ou pas du tout, [même] par la plus longue pratique et la plus longue expérience. C'est ce que nous appelons les INSTINCTS, instincts que nous admirons volontiers comme quelque chose de très extraordinaire, et que les exposés de l'entendement ne sont pas capables d'expliquer. Mais notre émerveillement cesse ou diminue quand nous considérons que le raisonnement expérimental lui-même, que nous possédons en commun avec les animaux, et dont la conduire entière de la vie dépend, n'est rien d'autre qu'une espèce d'instinct ou de pouvoir mécanique qui agit en nous à notre insu, et qui, dans ses principales opérations, n'est pas dirigé par des relations et des comparaisons d'idées, telles que celles qui sont les objets de nos facultés intellectuelles. Bien que l'instinct soit différent, c'est pourtant encore un instinct qui apprend à l'homme à éviter le feu, tout comme l'instinct apprend à l'oiseau, avec une telle exactitude, l'art de la couvaison, l'organisation et l'ordre des soins à apporter aux petits.
SECTION 10
Des miracles
Première partie
Il y a, dans les écrits du Dr TILLOTSON, un argument contre la présence réelle, qui est aussi concis, aussi élégant, et aussi fort qu'aucun argument que l'on puisse concevoir contre une doctrine si peu digne d'une réfutation sérieuse. Il est reconnu de tous côtés, dit ce savant prélat, que l'autorité, soit des Saintes Ecritures, soit de la Tradition, est essentiellement fondée sur le témoignage des apôtres, qui furent témoins de ces miracles de notre Sauveur, par lesquels il prouva sa mission divine. Pour nous donc, l'évidence de la religion chrétienne est moindre que l'évidence de la vérité de nos sens, parce que, même chez les premiers auteurs de notre religion, elle n'était pas plus grande; et il est évident qu'elle doit diminuer en passant d'eux à leurs disciples; et personne ne peut faire reposer sa confiance sur leur témoignage autant que sur l'objet immédiat de nos sens. Car une évidence plus faible ne peut jamais détruire une évidence plus forte; et ainsi, même si la doctrine de la présence réelle n'avait jamais été aussi clairement révélée que dans les Saintes Ecritures, il serait directement contraire aux règles du juste raisonnement que de lui donner notre assentiment. Elle contredit les sens, bien que les Saintes Ecritures et la Tradition, sur lesquelles on la suppose édifiée, ne portent pas une évidence aussi grande que celle des sens, quand on les considère simplement comme des évidences externes et quand elles ne sont pas mises en notre coeur par l'opération directe du Saint-Esprit.
Rien n'est plus commode qu'un argument décisif qui doit enfin faire taire la bigoterie et la superstition les plus arrogantes, et nous libérer de leur prosélytisme impertinent. Je me flatte d'avoir découvert un argument de semblable nature qui, s'il est juste, mettra , auprès des sages et des savants, en échec de façon durable les illusions superstitieuses et qui, par conséquent, sera utile longtemps, tant qu'il y aura un monde. Car, aussi longtemps, je présume, on trouvera des récits de miracles et de prodiges dans toute histoire, sacrée ou profane.
Bien
que l'expérience soit notre seul guide dans les raisonnements sur les choses de
fait, il faut reconnaître que ce guide n'est pas entièrement infaillible, mais
qu'il peut, dans certains cas, nous induire en erreur Celui qui, sous notre
climat, attendrait un temps meilleur en JUIN qu'en DECEMBRE raisonnerait
justement, et conformément à l'expérience; mais il est certain qu'il peut
arriver qu'il se trompe sur l'événement. Cependant, nous pouvons observer que,
dans un tel cas, il n'aurait aucune raison de se plaindre de l'expérience, car
elle nous informe d'ordinaire au préalable de l'incertitude, par cette
contrariété des événements que nous pouvons découvrir par une diligente
observation. Tous les effets ne s'ensuivent pas de leurs causes supposées avec
une certitude égale. Certains événements, dans
tous les pays et à toutes les époques, ont été toujours joints ensemble;
d'autres se sont révélés plus variables, et parfois ont déçu nos attentes, si
bien que, dans nos raisonnements sur les choses de fait, il y a tous les degrés
imaginables d'assurance, de la plus haute certitude à la plus basse espèce
d'évidence morale.
Un homme sage, donc, proportionne sa croyance à l'évidence. Dans des conclusions du type de celles qui se fondent sur un expérience infaillible, il s'attend à l'événement avec le dernier degré d'assurance, et considère son expérience passée comme une preuve complète de l'existence future de cet événement. Pour d'autres cas, il procède avec plus de prudence : il soupèse les expériences opposée; il considère quel côté est soutenu par le plus grand nombre d'expériences. Il penche de ce côté sans doute et sans hésitation, et quand enfin il arrête son jugement, l'évidence n'excède pas ce que nous appelons proprement la probabilité. Ainsi, toute probabilité suppose une opposition d'expériences et d'observations, où l'un des côtés se révèle peser plus que l'autre et où il produit un degré d'évidence proportionné à la supériorité. Une centaine de cas d'un côté et cinquante de l'autre offrent une attente douteuse de l'événement, cependant qu'une centaine d'expériences uniformes avec seulement une expérience contradictoire font raisonnablement naître un degré d'assurance joliment fort. Dans tous les cas, il faut mettre en balance les expériences opposées, quand elles sont opposées, et déduire le petit nombre du plus grand, afin de connaître la force exacte de l'évidence la plus forte.
Pour appliquer ces principes à un cas particulier, nous pouvons observer qu'il n'existe pas d'espèce de raisonnement plus courant, plus utile et même plus nécessaire à la vie humaine que celui qui vient du témoignage humain, et des rapports des témoins et des spectateurs. Peut-être pourra-t-on nier que cette espèce de raisonnement se fonde sur la relation de cause à effet. Je ne discuterai pas sur un mot. Il sera suffisant d'observer que notre assurance en un argument de cette sorte ne dérive d'aucun autre principe que notre observation de la véracité du témoignage humain, et de la conformité habituelle des faits aux rapports des témoins. Comme c'est une maxime générale qu'il n'existe pas d'objets ayant entre eux une connexion que l'on puisse découvrir, et que toutes les inférences que nous pouvons tirer de l'un à l'autre sont fondées uniquement sur notre expérience de leur conjonction constante et régulière, il est évident que nous n'avons pas à faire d'exception à cette maxime en faveur du témoignage humain, dont la connexion avec un événement semble, en elle-même, aussi peu nécessaire qu'une autre. Si la mémoire n'était pas tenace à un certain degré, si les hommes n'avaient pas communément une inclination à la vérité et un principe de probité, s'ils n'étaient pas sensibles à la honte quand on s'aperçoit qu'ils mentent, si on ne se rendait pas compte que ce sont là des qualités inhérentes à la nature humaine, nous ne mettrions jamais notre confiance dans le témoignage humain. Un homme en délire, ou connu pour être faux et scélérat, n'a aucune sorte d'autorité auprès de nous.
Et comme l'évidence, tirée des attestations et du témoignage humain, est fondée sur l'expérience passée, elle varie avec l'expérience, et est considérée soit comme une preuve soit comme une probabilité, selon que la conjonction entre un genre de récit et un genre d'objet s'est révélée constante ou variable. Il y a un certain nombre de circonstances à prendre en considération dans tous les jugements de ce type, et le critère ultime pour décider de toutes les disputes qui peuvent naître à leur sujet est toujours l'expérience et l'observation. Quand cette expérience n'est pas entièrement uniforme d'un côté, elle est suivie d'une inévitable contrariété dans nos jugements et de la même opposition et destruction réciproque que dans toute autre sorte d'évidence. Nous hésitons fréquemment sur les récits des autres. Nous mettons en balance les circonstances opposées qui causent un doute ou une incertitude, et quand nous découvrons une supériorité d'un côté, nous penchons vers lui, mais pourtant avec une diminution d'assurance, en proportion de la force du côté opposé.
Cette contrariété d'évidence, dans le cas présent, peut venir de plusieurs causes différentes : de l'opposition des témoignages contraires, du caractère ou du nombre des témoins, de leur manière de délivrer leur témoignage, ou de l'union de toutes ces circonstances. Nous nourrissons un soupçon sur un fait quand les témoins se contredisent, quand ils sont par trop peu, quand ils sont d'un caractère douteux, quand ils ont un intérêt dans ce qu'ils affirment, quand ils délivrent leur témoignage avec hésitation, ou au contraire quand leurs affirmations sont trop violentes. Il y a beaucoup d'autres raisons du même genre qui peuvent diminuer ou détruire la force d'un argument tiré du témoignage humain.
Supposez par exemple, que le fait que le témoignage tente d'établir participe de l'extraordinaire et du merveilleux. Dans ce cas, l'évidence résultant du témoignage reçoit une diminution plus ou moins grande, en proportion du caractère plus ou moins inhabituel du fait. La raison pour laquelle nous accordons du crédit aux témoins et aux historiens n'est pas tirée d'une connexion que nous percevons a priori entre le témoignage et la réalité, mais vient de ce que nous sommes accoutumés à trouver une conformité entre eux. Mais quand le fait attesté est tel qu'il est rarement tombé sous notre observation, il y a alors un combat entre deux expériences opposées. L'une détruit l'autre dans les limites de sa force, et l'expérience supérieure ne peut agir sur l'esprit que par la force qui demeure. C'est absolument le même principe d'expérience qui nous donne un certain degré d'assurance par rapport à l'attestation des témoins et qui nous donne aussi, dans ce cas, un autre degré d'assurance contre le fait qu'ils tentent d'établir, de laquelle contradiction provient nécessairement un contrepoids et une destruction réciproque de croyance et d'autorité.
Je ne croirais pas ne telle histoire, même si elle m'était racontée par CATON : c'était un dicton proverbial à Rome, même du vivant de ce philosophe patriote (29). On admettait que le caractère incroyable d'un fait pouvait invalider une autorité aussi grande.
Le prince INDIEN, qui refusait de croire les premières relations sur les effets du gel, raisonnait correctement, et il fallait naturellement de très forts témoignages pour gagner son assentiment à des faits qui provenaient d'un état de la nature dont il n'avait pas connaissance et qui soutenait si peu d'analogie avec ces événements dont il avait une expérience constante et uniforme. Bien que ces faits ne fussent pas contraires à son expérience, ils n'y étaient pas conformes.(30)
Mais pour accroître la probabilité contraire à celle de l'attestation des témoins, supposons que le fait qu'ils affirment, au lieu d'être seulement merveilleux, soit réellement miraculeux; et supposons aussi que le témoignage, considéré à part et en lui-même, s'élève au niveau d'une preuve entière. Dans ce cas, c'est preuve contre preuve, et la plus forte doit prévaloir, mais cependant avec une diminution de sa force, proportionnellement à la force de la preuve contraire.
Un
miracle est une violation des lois de la nature, et comme une expérience ferme
et inaltérable a établi ces lois, la preuve que l'on oppose à un miracle, de
par la nature même du fait, est aussi entière que tous les arguments empiriques
qu'il est possible d'imaginer. Pourquoi est-il plus probable que tous les
hommes doivent mourir, que du plomb ne puisse pas rester suspendu dans les
airs, que le feu consume le bois et qu'il soit éteint par l'eau, sinon parce
que ces événements se révèlent en accord avec les lois de la nature et qu'il
faut une violation des lois de la nature, ou en d'autres mots un miracle, pour
les empêcher? Pour que quelque chose soit considéré comme un miracle, il faut
qu'il n'arrive jamais dans le cours habituel de la nature. Ce n'est pas un
miracle qu'un homme, apparemment en bonne santé, meure soudainement, parce que
ce genre de mort, bien que plus inhabituelle que d'autres, a pourtant été vu
arriver fréquemment. Mais c'est un miracle qu'un homme mort revienne à la vie,
parce que cet événement n'a jamais été observé, à aucune époque, dans aucun
pays. Il faut donc qu'il y ait une expérience uniforme contre tout événement
miraculeux, autrement, l'événement ne mérite pas cette appellation de miracle.
Et comme une expérience uniforme équivaut à une preuve, il y a dans ce cas une preuve directe et entière, venant de la
nature des faits, contre l'existence d'un quelconque miracle. Une telle preuve
ne peut être détruite et le miracle rendu croyable, sinon par une preuve
contraire qui lui soit supérieure.(31)
La conséquence évidente (et c'est une maxime générale qui mérite notre attention) est : "Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir; et même dans ce cas, il y a une destruction réciproque des arguments, et c'est seulement l'argument supérieur qui nous donne une assurance adaptée à ce degré de force qui demeure, déduction faite de la force de l'argument inférieur." Quand quelqu'un me dit qu'il a vu un mort revenu à la vie, je considère immédiatement en moi-même s'il est plus probable que cette personne me trompe ou soit trompée, ou que le fait qu'elle relate ait réellement eu lieu. Je soupèse les deux miracles, et selon la supériorité que je découvre, je rends ma décision et rejette toujours le plus grand miracle. Si la fausseté de son témoignage était plus miraculeuse que l'événement qu'elle relate, alors, et alors seulement, cette personne pourrait prétendre commander ma croyance et mon opinion.
Deuxième partie
Dans le raisonnement précédent, nous avons supposé que le témoignage sur lequel le miracle est fondé a la possibilité d'atteindre le niveau d'une preuve entière, et que la fausseté de ce témoignage serait un réel prodige; mais il est facile de montrer que nous avons été de beaucoup trop généreux dans notre concession, et qu'il n'y a jamais eu un événement miraculeux établi avec ne évidence si entière.
Car, premièrement, on ne peut pas trouver, dans toute l'histoire, un miracle attesté par un nombre suffisant d'hommes d'un bon sens, d'une éducation et d'un savoir suffisamment au-dessus de toute question pour nous mettre à l'abri de toute illusion de leur part, d'une intégrité si indubitable pour les placer au-delà de tout soupçon d'une intention de tromper les autres, d'un crédit et d'une réputation aux yeux de l'humanité tels qu'ils aient beaucoup à perdre au cas où leur mensonge serait repéré, et, en même temps, affirmant des faits qui se sont réalisés d'une manière si publique, et dans une partie du monde assez célèbre, que la découverte en soit rendue inévitable ; lesquelles circonstances sont toutes nécessaires pour nous assurer pleinement du témoignage des hommes.
Deuxièmement, nous pouvons observer, dans la nature humaine, un principe qui, s'il est examiné rigoureusement, se trouvera diminuer extrêmement l'assurance que nous pourrions avoir à l'égard de n'importe quelle sorte de prodige tiré du témoignage humain. La maxime, par laquelle nous nous conduisons couramment dans nos raisonnements, est que les objets dont nous n'avons pas l'expérience ressemblent à ceux dont nous avons l'expérience, que ce que nous avons trouvé le plus habituel est toujours le plus probable, et que, quand il y a une opposition d'arguments, nous devons donner la préférence à ceux qui sont fondés sur le plus grand nombre d'observations passées. Mais, bien qu'en procédant en suivant cette règle, nous rejetons volontiers les faits inhabituels et incroyables à un degré ordinaire, pourtant, en allant plus loin, l'esprit n'observe pas toujours la même règle : quand quelque chose de totalement absurde et miraculeux est affirmé, l'esprit l'admet d'autant plus volontiers, en raison de cette même circonstance qui devrait en détruire toute l'autorité. La passion de la surprise et de l'émerveillement, qui naît de ces miracles, étant une émotion agréable, elle donne une tendance sensible à la croyance en ces événements dont elle dérive; et cela va si loin que même ceux qui ne peuvent jouir directement de ce plaisir et qui ne peuvent [donc] croire à ces événements miraculeux dont ils sont informés aiment pourtant prendre part à la satisfaction de seconde main, par la bande, et mettent leur orgueil et leur délectation à exciter l'admiration d'autrui.
Avec quelle avidité sont reçus les récits sur les miracles des voyageurs, leurs descriptions de monstres marins et terrestres, leurs relations d'aventures merveilleuses, d'hommes étranges et de moeurs sauvages! Mais si l'esprit religieux se joint à l'amour du merveilleux, c'en est fini du sens commun, et le témoignage humain, dans ce cas, perd toute prétention d'autorité. Un homme pris de religion peut être un enthousiaste et peut s'imaginer qu'il voit ce qui n'a pas de réalité, il peut savoir que son récit est faux, et néanmoins persévérer, avec les meilleures intentions du monde, afin de promouvoir une cause aussi sainte. Et même quand cette hallucination n'a pas lieu, la vanité, excitée par une aussi forte tentation, opère sur lui plus puissamment que sur le reste de l'humanité dans d'autres circonstances, et l'intérêt personnel agit avec une force égale. Ceux qui l'écoutent peuvent ne pas avoir, et le plus couramment n'ont pas assez de jugement pour éplucher son témoignage. Ce qu'ils ont de jugement, ils y renoncent par principe dans ces sujets sublimes et mystérieux; ou, même s'ils avaient la volonté de l'employer, la passion et une imagination échauffée troublent la régularité de ses opérations. Leur crédulité accroît son audace, et son audace domine leur crédulité.
L'éloquence, quand elle est au plus haut, laisse peu de place à la raison et à la réflexion; mais, s'adressant entièrement à la fantaisie et aux affections, elle captive les auditeurs complaisants et subjugue leur entendement. Heureusement, ce niveau est rarement atteint. Mais ce qu'un CICERON ou un DEMOSTHENE pouvait tout juste accomplir sur un auditoire romain ou athénien, tout capucin, tout maître ambulant ou sédentaire peut le réaliser sur la plupart des hommes, et à un haut degré, en touchant des passions si grossières et vulgaires.
Les nombreux cas de faux miracles, de prophéties, et d'événements surnaturels qui ont été découverts par un témoignage contraire ou qui se sont découverts eux-mêmes par leur absurdité, prouvent assez la forte tendance de l'humanité à l'extraordinaire et au merveilleux, et doivent raisonnablement éveiller un soupçon à l'encontre de toutes les relations de ce genre. C'est notre façon naturelle de penser, même à l'égard des événements les plus courants et les plus croyables. Par exemple, il n'est pas de genre de rapport qui naisse plus facilement et qui s'étende plus rapidement, spécialement dans les campagnes et dans les villes de province, que ceux qui concernent les mariages; à un point tel que deux jeunes personnes d'égale condition ne sont pas vues deux fois ensemble que tout le voisinage, immédiatement, les unit. Le plaisir de raconter une nouvelle aussi intéressante, de la propager, et d'être le premier qui la rapporte, contribue à la répandre. Et c'est si bien connu qu'aucun homme de bon sens ne prête attention à ces rapports, jusqu'à ce qu'il les trouve confirmés par des témoignages plus importants. Les mêmes passions, et d'autres encore plus fortes, n'inclinent-elles pas la plupart des hommes à croire et rapporter, avec la plus grande véhémence et la plus grande assurance, les miracles religieux?
Troisièmement, ce qui constitue une forte présomption contre les relations surnaturelles et miraculeuses, c'est que l'on observe qu'elles abondent principalement dans les nations ignorantes et barbares, ou si jamais un peuple civilisé les a acceptées, on s'apercevra que ce peuple les a reçues d'ancêtres ignorants ou barbares qui les leur ont transmises avec cette sanction et cette autorité inviolables qui accompagnent toujours les opinions reçues. Quand nous lisons attentivement les premières histoires de toutes les nations, nous pouvons nous imaginer transportés dans quelque nouveau monde, où l'entière organisation de la nature est disloquée, et où chaque élément réalise ses opérations d'une façon différente de celle qui est la sienne à présent. Les batailles, les révolutions, la peste, la famine et la mort ne sont jamais les effets de ces causes naturelles dont nous avons l'expérience. Les prodiges, les présages, les oracles, les châtiments divins éclipsent le peu d'événements naturels qui y sont mêlés. Mais comme les premiers se raréfient à chaque page, au fur et à mesure que nous nous rapprochons des époques éclairées, nous apprenons rapidement qu'il n'y a là rien de mystérieux ou de surnaturel, mais que tout provient de la tendance habituelle de l'humanité au merveilleux, et quoique cette inclination puisse, par intervalles, être mise en échec par le bon sens et le savoir, elle ne peut jamais être complètement extirpée de la nature humaine.
Il est étrange qu'un lecteur judicieux soit enclin à dire, en lisant ces histoires merveilleuses, que de tels événements prodigieux n'arrivent jamais de nos jours. Mais il n'y a rien d'étrange, au moins, à ce que les hommes mentent à toutes les époques. Vous devez avoir certainement vu suffisamment d'exemples de cette fragilité humaine. Vous avez vous-mêmes entendu lancer de tels récits merveilleux qui, étant traités avec mépris par les gens sages et judicieux, ont été finalement abandonnés même par le vulgaire. Soyez assurés que ces mensonges célèbres, qui se sont répandus et ont fleuri à un niveau si monstrueux, naquirent de commencements semblables; mais, étant semés dans un terrain propice, ils ont finalement poussé en prodiges presque égaux à ceux qu'ils relataient.
Il y avait une sage politique chez ce faux prophète ALEXANDRE qui, quoiqu'aujourd'hui oublié, fut autrefois si fameux, de placer le premier théâtre de ses impostures en PAPHLAGONIE, où, comme LUCIEN nous le rapporte, le peuple était extrêmement ignorant et stupide, et prêt à gober même la plus grossière tromperie. Les gens éloignés, qui sont assez faibles pour penser que la chose est après tout digne d'enquête, n'ont pas de meilleure opportunité de recevoir une meilleure information. Les histoires arrivent amplifiées par cent circonstances. Les idiots font tout ce qu'ils peuvent pour propager l'imposture, tandis que les sages et les lettrés se contentent de s'en moquer, sans s'informer des faits particuliers qui permettraient de la réfuter nettement. Et c'est ainsi que l'imposteur ci-dessus mentionné put parvenir, partant des PAPHLAGONIENS ignorants, à enrôler des partisans, même parmi les philosophes GRECS, et, à ROME, parmi les hommes éminents par le rang et la distinction. Mieux, il réussit à attirer l'attention du sage empereur MARC-AURELE, jusqu'à faire en sorte que ce dernier se fie à ses prophéties trompeuses pour le succès d'une expédition militaire.
Il y a de si grands avantages à lancer une imposture chez un peuple ignorant que, même si la tromperie est trop grossière pour s'imposer à la plupart des hommes (ce qui, quoique rarement, est parfois le cas), elle a beaucoup plus de chances de réussir dans des régions lointaines, que si son premier théâtre s'était trouvé dans une cité célèbre pour ses arts et son savoir. Les plus ignorants et les plus barbares de ces barbares portent le récit à l'étranger. Aucun des indigènes n'a suffisamment de relations ou suffisamment de crédit et d'autorité pour contredire et abattre la tromperie. L'inclination des hommes au merveilleux a une pleine occasion de se déployer. Et c'est ainsi qu'une histoire totalement éventée à l'endroit d'où elle est partie, passera pour certaine à un millier de miles de distance. Mais ALEXANDRE eût-il fixé sa résidence à ATHENES que les philosophes de ce célèbre centre du savoir eussent immédiatement diffusé à travers l'empire ROMAIN entier leur avis sur la question qui, soutenu par une si grande autorité, et développé par toute la force de la raison et de l'éloquence, aurait entièrement ouvert les yeux de l'humanité. C'est vrai : LUCIEN, passant par hasard par la PAPHLAGONIE, eut l'occasion d'accomplir ce bon office mais, quoique ce soit souhaitable, il n'arrive pas toujours que tout ALEXANDRE rencontre un LUCIEN, prêt à découvrir et mettre à nu ses impostures.(32)
Je peux ajouter une quatrième raison, qui diminue l'autorité des prodiges, c'est qu'il n'existe pas de témoignage en leur faveur, même ceux qui ne se sont pas expressément révélés faux, qui n'ait été contredit par un nombre infini d'autres témoignages; si bien que non seulement le miracle détruit le crédit du témoignage, mais encore le témoignage se détruit de lui-même. Pour mieux faire comprendre ceci, considérons qu'en matière de religion, tout ce qui est différent est contraire, et qu'il est impossible que les religions de l'ancienne ROME, de la TURQUIE, du SIAM, et de la CHINE soient toutes établies sur un fondement solide. Donc, tout miracle qui prétend avoir été l'oeuvre de l'une de ces religions (et toutes abondent en miracles), comme il a pour fonction d'établir le système particulier auquel il est rattaché, a ainsi la même force, quoique plus indirectement, pour ruiner tout autre système. En détruisant le système rival, il détruit également le crédit de ces miracles sur lesquels ce système était établi; si bien que tous les prodiges des différentes religions doivent être considérés comme des faits contraires, et les évidences de ces prodiges, qu'elles soient faibles ou fortes, comme opposées l'une l'autre. Selon cette méthode de raisonnement, quand nous croyons à quelque miracle de MAHOMET ou de ses successeurs, nous avons pour garantie le témoignage d'une poignée d'ARABES barbares; et d'autre part, nous devons considérer l'autorité de TITE-LIVE, de PLUTARQUE, de TACITE, et, en bref de tous les auteurs et témoins, GRECS, CHINOIS et CATHOLIQUES ROMAINS, qui ont relaté quelque miracle dans leur religion particulière. Je dis que nous avons à considérer leur témoignage sous le même jour que s'ils avaient mentionné ce miracle mahométan, et l'avaient contredit en termes exprès, avec la même certitude qu'ils avaient pour le miracle relaté. Cet argument peut paraître trop subtil et trop raffiné, mais n'est pas en réalité différent du raisonnement d'un juge qui suppose que le crédit de deux témoins, qui soutiennent que quelqu'un a commis un crime, est détruit par le témoignage de deux autres, qui affirment qu'il était à deux cent lieues de distance, l'instant même où le crime est dit avoir été commis.
L'un des miracles les mieux attestés dans l'histoire profane est celui que TACITE rapporte de VESPASIEN, qui guérit un aveugle à Alexandrie au moyen de sa salive et un boiteux en touchant simplement son pied, pour obéir à une vision du dieu SERAPIS, qui leur avait enjoint d'avoir recours à l'empereur pour ces guérisons miraculeuses. On peut en voir l'histoire chez ce subtil historien (33), où chaque circonstance semble ajouter du poids au témoignage, et pourrait être développée largement à notre époque, avec toute la force de l'argumentation et de l'éloquence, si quelqu'un se mêlait de renforcer l'évidence de cette superstition discréditée et idolâtre. La gravité, la solidité, l'âge et la probité d'un si grand empereur qui, tout au long de sa vie, conversa d'une façon familière avec ses amis et ses courtisans, et qui n'affecta jamais ces airs invraisemblables de divinité que se donnaient ALEXANDRE et DEMETRIUS. L'historien, un écrivain contemporain, connu pour sa franchise et sa véracité, et, en outre, le plus grand et le plus pénétrant génie, peut-être, de toute l'antiquité; et si affranchi de toute tendance à la crédulité qu'il tombe sous l'imputation contraire d'athéisme et d'impiété. Les personnes sur l'autorité de qui il relate le miracle, d'un caractère notoire de discernement et de véracité, comme nous pouvons bien le présumer, témoins du fait, et confirmant leur témoignage, après que la famille FLAVIENNE était dépouillée de l'empire et qu'elle ne pouvait plus donner de récompense pour le prix d'un mensonge. Utrumque, qui interfuere, nunc quoque memorant, postquam nullum mendacio pretium (34). A cela, si nous ajoutons la nature publique de ces faits, tels qu'ils sont relatés, il apparaîtra qu'aucune évidence ne peut bien être supposée plus forte pour une fausseté si grossière et si palpable.
Il y a aussi une histoire mémorable relatée par le cardinal de RETZ, et qui mérite que nous la considérions. Quand ce politicien intrigant se sauva en ESPAGNE pour éviter la persécution de ses ennemis, il passa par SARAGOSSE, capitale de l'ARAGON où on lui montra, dans la cathédrale, un homme qui, ayant servi sept ans comme portier, connu de tout le monde dans la ville, avait toujours accompli ses dévotions dans cette église. On avait vu, pendant tout ce temps, qu'il lui manquait une jambe; mais il recouvra ce membre en frottant le moignon d'huile sainte, et le cardinal nous assure qu'il l'a vu avec ses deux jambes. Ce miracle fut confirmé par tous les chanoines de l'église, et on appela toute la société de la ville pour confirmer le fait. Le cardinal s'aperçut que cette société, en raison de sa dévotion zélée, croyait profondément au miracle. Ici, le narrateur était contemporain du supposé prodige, d'un caractère incrédule et libertin, et en même temps d'un grand génie. Le miracle était d'une nature si singulière qu'on ne pouvait quasiment pas le contrefaire, les témoins étaient très nombreux et tous, d'une certaine façon, spectateurs du fait pour lequel ils donnaient leur témoignage. Et ce qui ajoute une grande force au témoignage et qui peut redoubler notre surprise en cette occasion, c'est que le cardinal lui-même, qui relate l'histoire, ne semble lui donner aucun crédit et, par conséquent, ne peut pas être suspecté de complicité dans cette pieuse fraude. Il considéra légitimement qu'il n'était pas indispensable, afin de rejeter un fait de cette nature, d'être capable de réfuter avec précision le témoignage et d'en repérer la fausseté, à travers toutes les circonstances de coquinerie et de crédulité qui l'avaient produit. Il savait que couramment, c'est chose tout à fait impossible, à une distance aussi petite, dans le temps et dans l'espace, et que c'était extrêmement difficile, même si l'on est directement présent, en raison de la bigoterie, de l'ignorance, de la ruse et de la malice d'une grande partie de l'humanité. Il conclua donc, en usant correctement de sa raison, qu'un tel témoignage portait la fausseté sur son visage même, et qu'un miracle, soutenu par un témoignage humain, était plus proprement un sujet de dérision que d'argumentation.
Il n'y a certainement jamais eu autant de miracles attribués à une personne que ceux qu'on a dit s'être récemment accomplis en France sur la tombe de l'abbé PARIS, le fameux JANSENISTE, dont la sainteté a trompé si longtemps les gens. Guérir les maladies, redonner l'ouïe aux sourds et la vue aux aveugles, c'étaient, disait-on partout, les effets habituels de ce saint tombeau. Mais, ce qui est plus extraordinaire, c'est que beaucoup de ces miracles ont été sur le fait prouvés à l'endroit même, devant des juges d'une intégrité indiscutable, attestés par des témoins de crédit et de distinction, à une époque savante, et sur le plus éminent théâtre existant aujourd'hui dans le monde. Et ce n'est pas tout. Un compte-rendu de ces miracles fut publié et diffusé partout, et les jésuites, quoique formant une compagnie savante soutenue par le magistrat civil, et ennemis résolus de ces opinions en faveur desquelles les miracles étaient dit avoir été accomplis, ne furent jamais capables des les repérer et de les réfuter (35). Où trouverons-nous un tel nombre de circonstances concourant à corroborer un fait? Qu'avons-nous à opposer à une telle nuée de témoignages, sinon l'absolue impossibilité de la nature miraculeuse des événements relatés? Et cette impossibilité, à coup sûr, sera, aux yeux de tous les gens raisonnables, considérée comme une réfutation suffisante.
Est-ce légitime, parce que le témoignage humain a, dans certains cas, une force et une autorité extrêmes, par exemple quand il relate la bataille de PHILIPPES ou de PHARSALE, d'en tirer comme conséquence que toutes les sortes de témoignages doivent donc avoir une force et une autorité égales? Supposez que les factions de CESAR et de POMPEE aient chacune revendiqué la victoire de ces batailles, et que les historiens de chaque parti aient de la même façon attribué la victoire à leur propre camp, comment l'humanité serait-elle capable, à cette distance, de se déterminer entre eux? La contrariété est aussi forte entre les miracles relatés par HERODOTE ou PLUTARQUE et ceux transmis par MARIANA, BEDE ou je ne sais quel moine historien.
Les sages prêtent une foi très académique à tous les rapports qui favorisent la passion du rapporteur, qu'il magnifie son pays, sa famille, ou lui-même, ou, de quelque autre façon qui s'accorde avec ses inclinations et ses tendances naturelles. Mais quelle grande tentation que d'apparaître comme un prophète, un émissaire ou un ambassadeur des cieux! Qui n'affronterait pas de nombreux dangers et de nombreuses difficultés pour aller jusqu'à un rôle aussi sublime? Et si, à l'aide de la vanité et d'une imagination échauffée on s'est, en premier lieu, converti et engagé sérieusement dans l'illusion, qui se fera scrupule à employer de pieuses fraudes pour soutenir une cause aussi sainte et aussi méritoire?
La plus petite étincelle peut ici se muer, par embrasement, en la plus grande flamme, parce que les matériaux sont toujours prêts à cela. L'avidum genus auricularum (36), la populace curieuse reçoit avidement, sans vérification, tout ce qui contente la superstition et encourage l'émerveillement.
Combien d'histoires de cette nature, à toutes les époques, ont été découvertes et discréditées dans leur enfance? Combien davantage ont été célèbres pendant un temps, puis sont tombées dans l'abandon et l'oubli? Donc, quand de tels rapports se répandent, la solution du phénomène est évidente, et nous jugeons conformément à l'expérience et l'observation régulières, et nous l'expliquons par les principes connus et naturels de crédulité et d'illusion. Admettrons-nous, plutôt que d'avoir recours à une solution aussi naturelle, une violation miraculeuse des lois les mieux établies de la nature?
Je n'ai pas besoin de mentionner la difficulté de découvrir une fausseté dans une histoire privée ou publique, à l'endroit où elle est dite être arrivée; bien plus quand le théâtre d'action est éloigné d'une certaine distance, si petite soit-elle. Même une cour de justice, avec toute l'autorité, toute la rigueur et le discernement qu'elle peut employer, se trouve souvent embarrassée pour distinguer le vrai du faux dans les plus récentes actions. Mais la question ne parvient jamais à une issue, si l'on se fie à la méthode courante de disputes, de débats et de rumeurs passagères, spécialement quand les passions des hommes s'en sont mêlées de part et d'autre.
Dans l'enfance des nouvelles religions, les sages et les savants estiment couramment la question trop insignifiante pour mériter leur attention ou leur regard, et quand, ensuite, ils seraient prêts à découvrir la fraude afin de détromper la multitude abusée, il est trop tard, et les rapports et les témoignages qui auraient pu éclaircir la question ont péri et ne peuvent plus être récupérés.
Il ne reste plus de moyens de découvrir la vérité, sinon ceux qui doivent être tirés du témoignage de ceux-mêmes qui rapportent les faits, et ces moyens, quoique toujours suffisants pour les personnes judicieuses et connaisseuses, sont souvent trop fins pour tomber sous la compréhension du vulgaire.
En somme, donc, il apparaît qu'aucun témoignage, d'aucune sorte de miracle, n'a jamais atteint le niveau d'une probabilité, encore moins celui d'une preuve, et que, en supposant qu'il atteigne le niveau d'une preuve, il serait contredit par une autre preuve, tirée de la nature même des faits qu'il tenterait d'établir. C'est l'expérience seule qui donne autorité au témoignage humain, et c'est la même expérience qui nous assure des lois de la nature. Par conséquent, quand ces deux sortes d'expériences sont contraires, nous n'avons qu'à soustraire l'une de l'autre et embrasser une opinion, d'un côté ou de l'autre, avec cette assurance qui provient du reste de la soustraction. Mais, selon le principe expliqué ici, cette soustraction, au regard de toutes les religions populaires, atteint le niveau d'une totale annihilation; et donc, nous pouvons l'établir comme cette maxime : aucun témoignage humain ne peut avoir la force suffisante pour prouver un miracle et en faire le fondement légitime d'un système religieux.
Je prie qu'on remarque les restrictions faites ici, quand je dis qu'un miracle ne peut jamais être prouvé, de façon à être le fondement d'un système religieux. D'ailleurs, je reconnais qu'il est possible qu'il y ait des miracles ou violations du cours ordinaire de la nature, d'une sorte telle que ces miracles admettent une preuve tirée du témoignage humain, quoiqu'il soit peut-être impossible d'en trouver de pareils dans tous les écrits historiques. Ainsi, supposez que tous les auteurs, en toutes les langues, s'accordent pour dire que, à partir du 1er JANVIER 1600, il y a eu une obscurité totale sur la terre entière pendant huit jours. Supposez que la tradition de cet événement extraordinaire soit encore forte et vivante chez les gens, que tous les voyageurs, qui reviennent de pays étrangers, nous rapportent des récits de la même tradition, sans la moindre variation ou contradiction. Il est évident que nos philosophes, au lieu de douter du fait, devraient le recevoir pour certain et devraient chercher les causes d'où il pourrait provenir. La ruine, la corruption, la dissolution de la nature est un événement rendu probable par tant de nombreuses analogies qu'un phénomène qui semble avoir tendance à aller vers cette catastrophe rentre dans le cadre du témoignage humain, si ce témoignage est très étendu et très uniforme.
Mais supposez que tous les historiens qui traitent de l'ANGLETERRE s'accordent pour dire que, le 1er JANVIER 1660, la reine ELISABETH mourut, qu'elle fut vue après et avant sa mort par ses médecins et toute la cour, comme il est d'usage avec des personnes de son rang, que son successeur fut reconnu et proclamé par le Parlement, et que, après avoir être en terre un mois, elle réapparut, reprit possession de son trône et gouverna l'ANGLETERRE pendant trois ans : je dois avouer que je serais surpris du concours de tant de circonstances singulières, mais je n'aurais pas la moindre inclination à croire un événement si miraculeux. Je ne douterais pas de sa prétendue mort, et des ces autres circonstances publiques qui s'en sont suivies, j'affirmerais seulement que cette mort était prétendue, et qu'elle n'a pas été, et ne pouvait pas être réelle. Vous m'objecteriez en vain la difficulté, et la presque impossibilité de tromper le monde dans une affaire d'une telle conséquence. La sagesse et le solide jugement de cette reine célèbre, avec le peu d'avantages - ou l'absence d'avantages - qu'elle pouvait recueillir d'un artifice si médiocre, tout cela pourrait m'étonner, mais je répliquerais encore que la friponnerie et la folie des hommes sont des phénomènes si courants que je croirais plutôt que les événements les plus extraordinaires naissent de leur concours, que d'admettre une violation si éclatante des lois de la nature.
Mais ce miracle serait-il attribué à un nouveau système religieux (les hommes, à toutes les époques, ont été énormément abusés par des histoires ridicules de ce genre) que cette circonstance même serait une preuve entière d'une fraude, et serait suffisante, pour tous les hommes de bon sens, non seulement pour leur faire rejeter le fait, mais même le rejeter sans plus d'examen. Bien que l'Etre, auquel le miracle est attribué, soit, dans ce cas, Tout-puissant, ce miracle ne devient pas, par cette explication, plus probable d'un iota, puisqu'il nous est impossible de connaître les attributs ou les actions d'un pareil Etre, autrement que par l'expérience que nous avons de ses productions dans le cours ordinaire de la nature. Ce qui nous ramène encore à l'observation passée et nous oblige à comparer les cas de la violation de la vérité dans le témoignage des hommes, avec les cas de violation des lois de la nature par des miracles, afin de juger lequel d'entre eux est le plus vraisemblable et le plus probable. Comme les violations de la vérité sont plus courantes dans les témoignages sur les miracles religieux que dans celui sur une autre chose de fait, cela doit beaucoup diminuer l'autorité du premier témoignage, et nous faire former une résolution générale : ne jamais lui prêter aucune attention, quel que soit le prétexte spécieux dont il puisse se couvrir.
Lord BACON semble avoir embrassé les mêmes principes de raisonnement : "Nous devons, dit-il, faire une collection, ou une histoire particulière, de tous les monstres et de toutes les naissances ou productions prodigieuses et, un mot, de tout ce qui est nouveau, rare, et extraordinaire dans la nature; mais ce doit être fait avec l'examen le plus sévère, de crainte de nous écarter de la vérité. Par dessus tout, chaque relation qui dépend en quelque degré de la religion, comme les prodiges de TITE-LIVE, doit être considérée comme suspecte; et non moins suspect est tout ce qu'on trouve chez les écrivains de magie et d'alchimie naturelle, ou chez des auteurs semblables qui semblent avoir un appétit incorrigible pour la fausseté et les fables."(37)
Je suis d'autant plus content de cette méthode de raisonnement ici donnée que je pense qu'elle peut servir à confondre ces dangereux amis ou ennemis déguisés de la Religion Chrétienne, qui ont entrepris de la défendre par les principes de la raison humaine. Notre très sainte religion est fondée sur la foi, non sur la raison, et c'est une méthode sûre de l'exposer au danger que de la soumettre à une épreuve qu'elle n'est en aucun façon en état de supporter. Pour rendre ceci plus évident, examinons ces miracles relatés dans les Ecritures, et pour ne pas nous perdre dans un champ trop large, limitons-nous à ceux que nous trouvons dans le Pentateuque, que nous examinerons selon les principes de ces prétendus chrétiens, non comme la parole ou le témoignage de Dieu lui-même, mais comme la production d'un écrivain ou historien purement humain. Ici donc, nous avons d'abord à considérer un livre qui nous est présenté par un peuple barbare et ignorant, livre écrit à une époque où ils étaient encore plus barbares, et selon toute probabilité longtemps après les faits qu'il relate, corroboré par un aucun témoignage allant dans le même sens, et ressemblant à ces récits fabuleux que chaque nation donne de son origine. En lisant ce livre, nous le trouvons plein de prodiges et de miracles. Il rend compte d'un état du monde et de la nature humaine entièrement différent de l'état présent : de notre chute de cet état, de la durée de vie étendue jusqu'à presque mille ans, de la destruction du monde par un déluge, du choix arbitraire d'un peuple favorisé des cieux, - et ce peuple, ce sont les compatriotes de l'auteur - de la délivrance de l'esclavage par les prodiges les plus étonnants que l'on puisse imaginer. Je désire que l'on porte la main à son coeur et que l'on déclare, après une sérieuse réflexion si l'on pense que la fausseté d'un tel livre, soutenu par un pareil témoignage, n'est pas plus extraordinaire et miraculeuse que tous les miracles dont il a fait le récit; ce qui, pourtant, est nécessaire pour le faire recevoir, selon les mesures de probabilité établies ci-dessus.
Ce que nous avons dit des miracles peut être appliqué, sans changement, aux prophéties et, en vérité, toutes les prophéties sont des réels miracles, et comme telles seulement, peuvent être admises comme les preuves d'une révélation. Si elles n'excédaient pas les capacités de la nature humaine à prédire des événements futurs, il serait absurde d'employer une prophétie pour arguer d'une mission divine ou d'une autorité divine venant des cieux. Si bien qu'en somme, nous pouvons conclure que la Religion Chrétienne, non seulement a été à ses débuts accompagnée de miracles, mais même à ce jour, ne peut être l'objet d'une croyance sans un miracle. La seule raison est insuffisante pour nous convaincre de sa véracité; et quiconque est mu par la foi pour lui donner son assentiment est conscient d'un miracle permanent dans sa propre personne, miracle qui renverse tous les principes de son entendement, et lui donne une détermination à croire ce qui est le plus contraire à l'habitude et à l'expérience.
SECTION 11
D'une providence particulière
et d'un état futur (38)
J'étais dernièrement engagé dans une conversation avec un ami qui aime les paradoxes sceptiques, conversation dans laquelle de nombreux principes avancés, que je ne pouvais en aucun façon approuver, me semblèrent pourtant curieux et en relation avec la chaîne de raisonnements suivie tout au long de cette enquête. Je vais les copier ici de mémoire aussi exactement que possible, afin de les soumettre au jugement du lecteur.
Notre conversation commença en admirant la singulière bonne fortune de la philosophie qui, comme elle demande une entière liberté par-dessus tout autre privilège, et qu'elle fleurit principalement de cette libre opposition des opinions et de l'argumentation, est née à une époque et dans un pays de liberté et de tolérance, et elle n'a jamais été gênée, même dans ses plus extravagants principes, par des credo, des concessions ou des lois pénales. Car, excepté le bannissement de PROTAGORAS, et la mort de SOCRATE (ce dernier événement tenant en partie à d'autres motifs), on n'a quasiment pas l'occasion de rencontrer dans l'histoire, ensuite, de cas de cette jalousie bigote dont l'époque actuelle est si infectée. EPICURE vécut à ATHENES jusqu'à un âge avancé, dans la paix et dans la tranquillité. Des EPICURIENS (39) furent même admis à recevoir la fonction sacerdotale et à officier à l'autel, dans les rites les plus sacrés de la religion établie. Et l'encouragement (40) public, par des pensions et des traitements, était offert de façon égale, par le plus sage de tous les empereurs ROMAINS, aux professeurs de toutes les sectes de philosophie. Combien était nécessaire une telle sorte de traitement pour la philosophie dans sa prime jeunesse, il sera facile de le concevoir si nous réfléchissons au fait que, même à présent, alors qu'on peut la supposer plus solide et plus robuste, elle supporte avec beaucoup de difficultés l'inclémence des saisons et ces vents stridents de la calomnie et de la persécution qui soufflent sur elle.
Vous admirez, dit mon ami, comme la singulière bonne fortune de la philosophie, ce qui semble résulter du cours naturel des choses, et être inévitable à toute époque et en toute nation. Cette bigoterie obstinée, dont vous vous plaignez parce qu'elle serait fatale à la philosophie, est en vérité son rejeton qui, après s'être allié à la superstition, se sépare tout à fait de l'intérêt de son parent, et devient son ennemi et son persécuteur les plus acharnés. Les dogmes spéculatifs de la religion, l'occasion actuelle de si furieuses disputes, ne pouvaient pas être conçus et admis au matin du monde, quand l'humanité, totalement ignorante, se forma une idée de la religion plus conforme à sa faible compréhension, et composa ses doctrines sacrées, composées de contes davantage faits pour être objets d'une croyance traditionnelle que pour être objets d'argumentation et de débats. Quand donc fut passée la première alarme, qui provenait des nouveaux paradoxes et des nouveaux principes des philosophes, ces professeurs semblent avoir ensuite vécu pendant l'antiquité en grande harmonie avec la superstition établie, et avoir fait un partage équitable de l'humanité avec elle : la première revendiqua tous les savants et les sages, la dernière posséda le vulgaire inorant.
Il semble donc, dis-je, que vous laissiez la politique entièrement hors de la question et que vous ne supposiez jamais qu'un sage magistrat puisse être légitimement jaloux de certaines doctrines de philosophie, telles que celle d'EPICURE qui, niant l'existence divine, et par conséquent une providence et un état futur, semble dénouer dans une grande mesure les liens de la moralité, et peut être jugée, pour cette raison, pernicieuse pour la paix de la société civile.
Je sais, répliqua-t-il, qu'en fait, ces persécutions n'ont jamais, à aucune époque, procédé de la calme raison ou de l'expérience, mais qu'elle proviennent entièrement de la passion et du préjugé. Mais, en allant plus loin, si EPICURE avait été accusé devant le peuple par l'un quelconque des sycophantes, ou dénonciateurs de cette époque, il aurait pu facilement défendre sa cause et prouver que ses principes de philosophie étaient aussi salutaires que ceux de ses adversaires, qui s'efforçaient avec tant de zèle de l'exposer à la haine et à la jalousie publique.
Je souhaite, dis-je, que vous essayiez votre éloquence sur un sujet si extraordinaire, et que vous fassiez un discours pour EPICURE, qui pourrait satisfaire, non la populace d'ATHENES (si vous accordez que cette cité ancienne et policée ait contenu de la populace), mais la partie la plus philosophique de son auditoire, celle qu'on peut supposer capable de comprendre ses arguments.
Dans de telles conditions, la chose, répliqua-t-il, ne sera pas difficile et, s'il vous plaît, je supposerai que je suis moi-même EPICURE, et je vous ferai tenir le rôle du peuple ATHENIEN, et je prononcerai une harangue telle qu'elle emplira l'urne de fèves blanches et ne laissera pas une seule noire satisfaire la malice de mes adversaires.
Très bien : continuez, je vous prie, d'après ces suppositions.
Je viens ici, ô vous ATHENIENS, pour justifier dans cette assemblée ce que je soutiens dans mon école, et je me trouve attaqué par des adversaires furieux, au lieu de raisonner avec des enquêteurs calmes et sans passion. Vos délibérations qui, en droit, devraient être dirigées vers des questions de bien public ou qui portent sur l'intérêt de la communauté, sont détournées vers des recherches de philosophie spéculative, et ces enquêtes magnifiques, mais peut-être stériles, prennent la place de vos occupations plus familières, mais plus utiles. Mais, autant qu'il est en mon pouvoir, j'empêcherai cet abus. Nous ne débattrons pas ici de l'origine du gouvernement des mondes; nous rechercherons seulement jusqu'à quel point ces questions concernent l'intérêt public. Et, si je peux vous persuader qu'elles sont entièrement indifférentes à la paix de la société et à la sécurité du gouvernement, j'espère que vous nous renverrez aussi vite dans nos classes, pour y examiner à loisir la question la plus sublime et, en même temps, la plus spéculative de toute la philosophie.
Les philosophes religieux, qui ne sont pas satisfaits de la tradition de vos aïeux et de la doctrine de vos prêtres (à laquelle j'acquiesce volontiers), se livrent à une curiosité inconsidérée, en essayant, autant qu'ils le peuvent, d'établir la religion sur les principes de la raison et, par là, ils excitent, au lieu de les satisfaire, les doutes qui naissent naturellement d'une enquête diligente et précise. Ils peignent sous les plus magnifiques couleurs l'ordre, la beauté et le sage arrangement de l'univers, et demandent si un tel glorieux déploiement d'intelligence pourrait procéder du concours fortuit des atomes, et si le hasard pourrait produire ce que le plus grand génie n'admire jamais assez. Je n'examinerai pas la justesse de cet argument. J'admettrai qu'il est aussi solide que mes adversaires et mes accusateurs peuvent le désirer. Il sera suffisant de prouver, à partir de ce raisonnement même, que la question est entièrement spéculative et que, quand, dans mes recherches philosophiques, je nie une providence et un état futur, je ne mine pas les fondements de la société, mais avance des principes dont eux-mêmes, selon leurs propres doctrines, doivent admettre la solidité et le caractère satisfaisant, s'ils raisonnent de façon conséquente.
Vous donc, qui êtes mes accusateurs, avez reconnu que le principal ou le seul argument en faveur d'une existence divine (que je n'ai jamais mise en doute) est tiré de l'ordre de la nature, nature où il se montre tant de signes d'intelligence et de dessein que vous trouvez extravagant de lui assigner pour cause, ou le hasard, ou une force matérielle matérielle aveugle et non dirigée. Vous admettez que c'est un argument tiré des effets aux causes. De l'ordre de l'ouvrage, vous inférez qu'il y a eu projet et prévision de la part de l'ouvrier. Si vous ne pouvez pas parvenir à ce point, vous admettez que votre conclusion échoue, et vous ne prétendez pas établir la conclusion sur une plus grande latitude que ne l'autoriseront les phénomènes de la nature. Ce sont là vos concessions. Je désire que vous en notiez les conséquences.
Quand nous inférons une cause particulière d'un effet, nous devons proportionner l'une à l'autre, et nous n'avons pas le droit d'attribuer à la cause d'autres qualités que celles qui sont exactement suffisantes pour produire l'effet. Un corps de dix onces soulevé sur un plateau peut servir de preuve que le poids qui le contrebalance excède dix onces, mais ne peut jamais nous donner une raison d'affirmer qu'il excède cent onces. Si la cause assignée à un effet n'est pas suffisante pour produire cet effet, nous devons, ou rejeter cette cause, ou lui ajouter des qualités telles qu'elles lui donneront une juste proportion à l'effet. Si nous lui attribuons des qualités supplémentaires, ou que nous affirmons qu'elle est capable de produire d'autres effets, nous ne faisons qu'un usage abusif des conjectures, et nous supposons l'existence de qualités et d'énergies sans raison ni autorité.
La même règle vaut autant pour la matière brute inconsciente que pour un être raisonnable et intelligent. Si la cause est connue seulement par l'effet, nous ne devons jamais lui attribuer des qualités au-delà de celles qui sont précisément requises pour produire l'effet. Nous ne pouvons par aucune règle de raisonnement légitime repartir de la cause et en inférer d'autres effets, au-delà de ceux par lesquels elle nous est seule connue. Personne, en regardant simplement les tableaux de ZEUXIS, ne pourrait savoir qu'il fut aussi un sculpteur et un architecte, et qu'il fut un artiste non moins habile dans la pierre et le marbre que dans les couleurs. Le talent et le goût qui se révèlent dans l'oeuvre particulière qui se trouve devant nous, nous pouvons conclure sans nous tromper que l'artiste les possédait. La cause doit être proportionnée à l'effet, et si nous la proportionnons exactement et précisément, nous ne trouverons jamais des qualités qui nous indiquent quelque chose de plus, ou qui nous offrent une inférence sur d'autres desseins et d'autres réalisations. De pareilles qualités doivent se trouver passablement au-delà de ce qui est simplement requis pour produire l'effet que nous examinons.
En admettant donc que les dieux soient les auteurs de l'existence et de l'ordre de l'univers, il s'ensuit qu'ils possèdent le degré de puissance, d'intelligence et de bienveillance qui apparaît dans leur ouvrage, mais rien de plus ne peut être prouvé, sinon en appelant à l'aide l'exagération et la flatterie pour suppléer aux défauts de l'argumentation et du raisonnement. Dans la limite où des traces d'attributs se révèlent à présent, dans cette limite seulement, nous pouvons conclure que ces attributs existent. Supposer des attributs supplémentaires est faire une pure hypothèse. Encore plus si nous supposons que, dans des régions éloignées de l'espace, en des temps éloignés, il y eut, ou il y aura, un plus magnifique déploiement d'attributs, et un plan d'administration plus adapté à de pareilles vertus imaginaires. Il ne nous sera jamais donné de nous élever de l'univers, l'effet, vers JUPITER, la cause, et de redescendre ensuite, pour inférer de nouveaux effets de cette cause, comme si les effets présents seuls n'étaient pas entièrement dignes des glorieux attributs que nous conférons à cette divinité. La connaissance de la cause étant dérivée seulement de l'effet, la cause et l'effet doivent être exactement ajustés l'un à l'autre, et l'un deux ne peut jamais se rapporter à quelque chose de plus, ou être le fondement de quelque nouvelle inférence et de quelque nouvelle conclusion.
Vous trouvez certains phénomènes dans la nature. Vous cherchez une cause ou un auteur. Vous imaginez que vous l'avez trouvé. Ensuite, vous devenez si amoureux de ce qu'a enfanté votre cerveau que vous imaginez qu'il est impossible que cet auteur ne produise pas nécessairement quelque chose de plus grand et de plus parfait que le présent spectacle des choses, qui est si plein de mal et de désordre. Vous oubliez que cette intelligence et cette bienveillance suprêmes sont entièrement imaginaires, ou, du moins, sans fondement rationnel, et que vous n'avez aucune raison valable de leur attribuer des qualités, sinon celles que vous leur voyez avoir mises en oeuvre et déployées dans leurs productions. Que vos dieux, donc, ô philosophes, s'accordent avec l'apparence présente de la nature, et ne vous permettez pas d'altérer ces apparences par des suppositions arbitraires, afin de les mettre en conformité avec les attributs que vous conférez si naïvement à vos divinités.
Quand des prêtres et des poètes, soutenus par votre autorité, ô ATHENIENS, parlent d'un âge d'or et d'argent qui précéda l'état présent de vice et de misère, je les écoute avec attention et respect, mais quand des philosophes, qui prétendent ne pas se soucier de l'autorité mais cultiver la raison, tiennent le même discours, je ne fais pas preuve à leur égard, je le reconnais, de la même soumission obséquieuse et de la même pieuse déférence. Je pose la question : qui les a transportés dans les régions célestes? Qui les admis au conseil des dieux? Qui leur a ouvert le livre du destin pour qu'ils affirment ainsi, témérairement, que leurs divinités ont exécuté, ou exécuteront, un dessein qui dépasse ce qui leur est effectivement apparu. S'ils me disent qu'ils se sont élevés par échelons, par l'ascension graduelle de la raison, et en tirant des inférences des effets aux causes, je soutiens encore qu'ils ont réalisé l'ascension de la raison à l'aide des ailes de l'imagination; autrement, ils ne pourraient pas changer ainsi leur sorte d'inférence, et arguer des causes aux effets, en présumant qu'une production plus parfaite que le présent monde serait conforme à des êtres aussi parfaits que les dieux, et en oubliant qu'ils n'ont aucune raison d'attribuer à ces êtres célestes d'autre perfection ou attribut que ceux que nous pouvons trouver dans le monde présent.
De là, tout ce zèle stérile pour expliquer le mal visible dans la nature, et pour sauver l'honneur des dieux, alors qu'il nous faut reconnaître la réalité de ce mal et de ce désordre dont le monde est si plein. La résistance et le caractère ingrat de la matière, nous dit-on, l'observation des lois générales, ou quelque pareille raison, ce sont là les causes qui ont réglementé la puissance et la bienveillance de JUPITER et l'ont obligé à créer si imparfaites et si malheureuses l'humanité et toutes les créatures sensibles. Ces attributs sont alors, semble-t-il, pris d'avance pour accordés dans leur plus grande latitude. Et, sur cette supposition, je reconnais que de telles conjectures peuvent peut-être être admises comme des solutions plausibles des phénomènes du mal, mais je pose encore une question : pourquoi prendre ces attributs pour accordés? Pourquoi attribuer à la cause des qualités autres que celles qui se manifestent effectivement dans l'effet? Pourquoi torturer votre cerveau pour justifier le cours de la nature sur des suppositions qui, pour autant que vous le sachiez, peuvent être entièrement imaginaires, et dont on ne trouve aucune trace dans le cours de la nature?
Par conséquent, l'hypothèse religieuse ne doit être considérée que comme une méthode particulière d'expliquer les phénomènes visibles de l'univers, car aucun homme qui raisonne correctement ne peut se permettre d'en inférer un seul fait, d'altérer ou d'ajouter quelque chose aux phénomènes sur un seul point. Si vous pensez que les apparences des choses prouvent de telles causes, il vous est possible de tirer une inférence sur l'existence de ces causes. Dans des sujets pareillement compliqués et sublimes, il faut laisser à chacun la liberté de conjecturer et d'argumenter. Mais il faut en rester là. Si vous revenez en arrière, et si, en arguant à partir des causes inférées, vous concluez qu'un autre effet a existé, ou existera, dans le cours des choses de la nature, qui puisse servir à déployer pleinement des attributs particuliers, je dois vous prévenir que vous vous êtes départis de la méthode de raisonnement attachée au présent sujet, et que vous avez certainement ajouté quelque chose aux attributs de la cause au-delà de ce qui se manifeste dans l'effet; autrement, vous ne pourriez, en un sens et une justesse tolérables, ajouter quelque chose à l'effet, afin de le rendre plus digne de la cause.
Où est donc l'odieux de cette doctrine que j'enseigne dans mon école, ou plutôt dont je fais l'examen dans mon jardin? Que trouvez-vous dans toute cette question qui concerne le moins du monde la sécurité de la bonne morale ou la paix et l'ordre de la société?
Je nie une providence, dites-vous, et un suprême gouvernement du monde, qui dirige le cours des événements, qui, dans toutes leurs entreprises, punit les vicieux par l'infamie et le désappointement et récompense les vertueux par l'honneur et le succès. Mais assurément, je ne nie pas le cours des événements lui-même, qui est ouvert à la recherche et à l'examen de tout un chacun. Je reconnais que, dans l'ordre présent des choses, la vertu est accompagnée de plus de paix de l'esprit que le vice, et qu'elle rencontre un accueil plus favorable du monde. Je suis conscient que, selon l'expérience passée de l'humanité, l'amitié est la principale joie de la vie humaine, et la modération la seule source de la tranquillité et du bonheur. Je ne balance jamais entre une existence vertueuse et une existence vicieuse, mais j'ai conscience que, pour un esprit bien disposé, tous les avantages sont du côté de la première. Et que pouvez-vous dire de plus, en admettant toutes vos suppositions et tous vos raisonnements? Vous me dites, il est vrai, que cette disposition des choses procède de l'intelligence et du dessein, mais d'où qu'elle procède, la disposition elle-même, dont dépend notre bonheur ou notre misère, et par conséquent notre conduite et notre manière d'agir dans la vie, est toujours la même. Il m'est toujours permis, aussi bien qu'à vous, de régler mon comportement à partir de l'expérience des événements passés. Et si vous affirmez qu'en admettant une providence divine et une justice distributive dans l'univers, je dois m'attendre à une récompense plus particulière du bien et à une punition plus particulière du mal, au-delà du cours ordinaire des événements, je trouve ici le même sophisme que j'ai tenté précédemment de mettre en lumière. Vous persistez à imaginer que, si nous accordons cette existence divine, pour laquelle vous combattez avec zèle, vous pouvez avec assurance en inférer des conséquences et ajouter quelque chose à l'ordre de la nature tel que nous en avons eu l'expérience, en arguant à partir des attributs que vous donnez à vos dieux. Vous ne semblez pas vous souvenir que tous nos raisonnements sur ce sujet peuvent uniquement être tirés des effets aux causes, et que tout argument déduit des causes aux effets doit nécessairement être un grossier sophisme, puisqu'il vous est impossible de connaître quelque chose de la cause, sinon ce que vous avez auparavant, non pas inféré, mais découvert entièrement dans l'effet.
Mais que doit penser un philosophe de ces vains raisonneurs qui, au lieu de regarder le spectacle présent des choses comme unique objet de leur méditation, renversent le cours entier de la nature, au point de faire de la vie un simple passage vers quelque chose d'autre, un portique qui conduit à un édifice plus grand et largement différent, un prologue qui ne sert que d'introduction à la pièce, et lui donne plus de grâce et de convenance? D'où pensez-vous que ces philosophes tirent-ils leur idée des dieux? Assurément de leur propre vanité et de leur propre imagination. Car s'ils la tiraient des phénomènes présents, elle n'indiquerait jamais rien de plus, mais devrait être exactement ajustée à ces phénomènes. Qu'il soit possible que la divinité soit dotée d'attributs que nous n'avons jamais vu s'exercer; qu'elle puisse être gouvernée par des principes d'action dont nous ne pouvons découvrir s'ils sont mis en pratique; tout cela peut être volontiers admis, mais c'est toujours une simple possibilité, et une hypothèse. Nous ne pouvons jamais avoir de raison d'inférer des attributs ou des principes d'action en cette divinité que dans la mesure où nous savons qu'ils ont été exercés et mis en pratique.
Y a-t-il des marques d'une justice distributive dans le monde? Si vous répondez affirmativement, je conclus que, puisque la justice s'exerce ici, elle est mise en pratique. Si vous répondez négativement, je conclus que n'avez alors aucune raison d'attribuer la justice, au sens que nous donnons à ce mot, aux dieux. Si vous tenez une position intermédiaire entre l'affirmation et la négation, en disant que la justice des dieux, à présent, s'exerce en partie, mais pas dans sa pleine extension, je réponds que nous n'avez aucune raison de lui donner une extension particulière, sinon dans la mesure où vous la voyez, à présent, s'exercer.
Ainsi, ô ATHENIENS, je finis rapidement le débat avec mes adversaires. Le cours de la nature s'offre à ma méditation, ainsi qu'à la leur. Le train des événements, tel que nous en avons l'expérience, est un grand critère, par lequel nous réglons tous notre conduite. On ne peut rien invoquer d'autre sur le champ de bataille ou au sénat. Rien d'autre ne doit être entendu à l'école ou au cabinet de travail. En vain notre entendement borné voudrait-il franchir ces limites, qui sont trop étroites pour notre naïve imagination. Quand nous arguons à partir du cours de la nature, et inférons une cause intelligente particulière qui donne d'abord et conserve encore l'ordre à l'univers, nous embrassons un principe qui est à la fois incertain et inutile. Il est incertain, parce que le sujet se trouve entièrement au-delà de la portée de l'expérience humaine. Il est inutile parce que, notre connaissance de cette cause étant entièrement dérivée du cours de la nature, nous ne pouvons jamais, selon les règles du juste raisonnement, revenir de la cause par une nouvelle inférence, ou faire des additions au cours courant de la nature dont nous avons l'expérience, et établir de nouveaux principes de conduite et de comportement.
J'observe (dis-je, trouvant qu'il avait fini sa harangue) que vous ne négligez pas l'artifice des démagogues de jadis, et, comme il vous a plu de me faire tenir le rôle du peuple, vous vous insinuez en ma faveur en embrassant ces principes pour lesquels, vous le savez, j'ai toujours exprimé un attachement particulier. Mais, vous permettant de faire de l'expérience (comme en vérité je pense que vous le devez) le seul critère de notre jugement sur cette question, et sur toutes les autres questions de fait, je ne doute pas que, mais à partir de la même expérience à laquelle vous en appelez, il soit possible de réfuter ce raisonnement que vous avez mis dans la bouche d'EPICURE. Si vous voyiez un édifice à moitié construit, entouré de tas de briques, de pierre et de mortier, et de tous les outils de maçonnerie, ne pourriez-vous pas inférer de l'effet que c'est un ouvrage intentionnel, fruit d'une invention? Et ne pourriez-vous pas repartir encore de la cause inférée, pour inférer de nouvelles additions à l'effet, et conclure que l'édifice sera bientôt fini, et qu'il recevra tous les embellissements que l'art pourra lui apporter? Si vous voyiez au bord de la mer l'empreinte d'un pied humain, vous concluriez qu'un homme est passé par là, et aussi qu'il a laissé les traces de l'autre pied, quoiqu'elles soient effacées par le roulement des sables et l'inondation des eaux. Pourquoi refusez-vous alors d'admettre la même méthode de raisonnement en ce qui concerne l'ordre de la nature? Ne considérez le monde et la vie présente que comme un édifice imparfait, dont vous pouvez inférer une intelligence supérieure, et arguant de cette intelligence supérieure, qui ne peut rien laisser d'imparfait, pourquoi ne pouvez-vous pas inférer un schéma, un plan plus fini, qui recevra son achèvement en quelque point éloigné de l'espace et du temps? Ces méthodes de raisonnement ne sont-elles pas exactement semblables? Et sous quel prétexte pouvez-vous embrasser l'une tout en rejetant l'autre?
L'infinie différence des sujets, répliqua-t-il, est un fondement suffisant pour cette différence dans mes conclusions. Dans les ouvrages de l'invention et de l'art humains, il est permis de progresser de l'effet à la cause, et de repartir de la cause pour former de nouvelles inférences sur l'effet, et d'examiner les altérations qu'il a probablement subies, ou qu'il peut encore subir. Mais quel est le fondement de cette méthode de raisonnement? Manifestement ceci : l'homme est un être que nous connaissons par expérience, dont les mobiles et les desseins nous sont connus, et dont les projets et les inclinations ont une certaine connexion et une certaine cohérence, selon les lois que la nature a établies pour le gouvernement d'une telle créature. Quand donc nous trouvons qu'un ouvrage procède du talent et de l'industrie de l'homme, comme par ailleurs nous connaissons la nature de l'animal, nous pouvons tirer cent inférences sur ce qu'on peut attendre de lui, et ces inférences seront toutes fondées sur l'expérience et l'observation. Mais connaîtrions-nous l'homme par le seul ouvrage, par la seule production que nous examinons, il nous serait impossible de raisonner de cette manière, parce que notre connaissance de toutes les qualités, que nous lui attribuons, étant dans ce cas dérivée de la production, il est impossible qu'elles puissent indiquer quelque chose de plus, ou être le fondement de quelque nouvelle inférence. L'empreinte d'un pied dans le sable peut uniquement prouver, quand on la considère seule, qu'il y avait quelque forme qui y était adaptée, par laquelle elle a été produite, mais l'empreinte d'un pied humain prouve également, d'après nos autres expériences, qu'il y avait probablement un autre pied qui a laissé aussi sa trace, même si elle a été effacée par le temps ou d'autres accidents. Ici, nous montons de l'effet à la cause, et redescendons à partir de la cause, inférons des altérations dans l'effet, mais ce n'est pas la continuation de la même chaîne simple de raisonnement. Nous englobons dans ce cas une centaine d'autres expériences et observations sur la forme et les membres habituels de cette espèce d'animal; autrement, cette méthode d'argumentation doit être considérée comme fallacieuse et sophistique.
Le
cas n'est pas le même quand nous raisonnons à partir des ouvrages de la nature.
La Divinité ne nous est connue que par ses productions et est un être unique
dans l'univers, qui n'est pas compris sous quelque espèce ou quelque genre,
dont les attributs et qualités dont nous avons l'expérience nous permettent,
par analogie, d'inférer quelque attribut ou quelque qualité en lui. Comme
l'univers montre de la sagesse et de la bonté, nous inférons de la sagesse et
de la bonté. Comme il montre un degré particulier de ces perfections, nous
inférons un degré particulier de ces perfections, adapté précisément à l'effet
que nous examinons. Mais des attributs supplémentaires ou des degrés
supplémentaires des mêmes attributs, nous ne pouvons jamais être autorisés à
les inférer ou à les supposer par aucune règle de juste raisonnement. Or, sans
quelque autorisation de faire de telles suppositions, il nous est impossible
d'arguer de la cause, ou d'inférer quelque altération dans l'effet, au-delà de
ce qui est directement tombé sous notre observation. Un bien plus grand produit
par cet Etre doit prouver un plus grand degré de bonté. Une plus impartiale
distribution des récompenses et des punitions doit procéder d'une plus grande
considération de la justice et de l'équité. Toute addition supposée aux
ouvrages de la nature fait une addition à l'Auteur de la nature et, par
conséquent, comme elle n'est absolument pas soutenue par une raison ou un
argument, elle ne peut jamais être admise autrement que comme une pure
conjecture, une pure hypothèse.(41)
La grande source de notre méprise sur ce sujet (et la liberté débridée de conjecture, pour laquelle nous montrons trop d'indulgence), c'est que tacitement, nous nous considérons comme étant à la place de l'Etre Suprême et nous concluons qu'il observerait, en chaque occasion, la même conduite que nous-mêmes, dans sa situation, aurions embrassée comme raisonnable et digne d'élection. Mais, outre que le cours ordinaire de la nature peut nous convaincre que presque toute chose est réglée selon des principes et des maximes très différents des nôtres, outre cela, dis-je, il doit évidemment apparaître contraire à toutes les règles de l'analogie de raisonner à partir des intentions et des projets des hommes pour décider de celles d'un Etre si différent et si supérieur. Dans la nature, il y a, et nous en faisons l'expérience, une certaine cohérence des desseins et des inclinations, de telle sorte que, quand, à partir d'un fait, nous avons découvert l'intention d'un homme, il peut souvent être raisonnable, à partir de l'expérience, d'en inférer un autre, et de tirer une longue chaîne de conclusions sur sa conduite passée et à venir. Mais cette méthode de raisonnement n'a pas lieu d'être en ce qui concerne un Etre si éloigné et si incompréhensible, qui montre beaucoup moins d'analogie avec un autre être de l'univers que le soleil avec une bougie en cire, et qui se découvre seulement par quelques vagues traces, quelques vagues esquisses, au-delà desquelles nous n'avons aucune autorité pour lui conférer quelque attribut ou quelque perfection. Ce que nous imaginons être une perfection supérieure peut être un défaut. Ou, serait-ce une perfection à un tel point, l'attribuer à l'Etre Suprême quand elle ne semble pas s'être effectivement exercée à plein dans ses oeuvres sent davantage la flatterie et le panégyrique que le juste raisonnement et la saine philosophie. Par conséquent, toute la philosophie du monde, et toute la religion, qui n'est rien d'autre qu'une sorte de philosophie, ne pourront jamais nous porter au-delà du cours habituel de l'expérience et nous donner des instruments de mesure de la conduite et du comportement différents de ceux qui nous sont fournis par les réflexions sur la vie courante. Aucun fait nouveau ne peut être inféré de l'hypothèse religieuse, aucun événement prévu ou prédit, aucune récompense ou aucune punition espérée ou redoutée, au-delà de ce qui est déjà connu par la pratique et l'observation; si bien que mon apologie d'EPICURE pourrait encore paraître solide et satisfaisante, et que les intérêts politiques de la société n'ont aucune connexion avec les débats philosophiques sur la métaphysique et la religion.
Il y a encore une circonstance, repris-je, que vous semblez avoir négligé. Même si j'admettais vos prémisses, je devrais nier votre conclusion. Vous concluez que la doctrine et les raisonnements religieux ne peuvent avoir aucune influence sur la vie, parce qu'ils ne doivent pas en avoir, ne considérant jamais que les hommes ne raisonnent pas comme vous, mais tirent de nombreuses conséquences de la croyance en une Existence divine, et qu'ils supposent que la Divinité infligera des punitions pour le vice et octroiera des récompenses pour la vertu, au-delà de ce qui apparaît dans le cours ordinaire de la nature. Si leur raisonnement est juste ou non, ce n'est pas la question. Son influence sur leur vie doit toujours être la même. Et ceux qui tentent de les désabuser de pareils préjugés peuvent, pour autant que je sache, être de bons raisonneurs, mais je ne peux admettre qu'ils soient de bons citoyens et de bons politiques, puisqu'ils libèrent les hommes d'une entrave à leurs passions et rendent les infractions aux lois de la société, en un sens, plus aisées et plus sûres.
Après tout, je peux peut-être accepter votre conclusion générale en faveur de la liberté, quoique sur des prémisses différentes de celles sur lesquelles vous tentez de la fonder. Je crois que l'Etat doit tolérer tous les principes de philosophie, et il n'existe pas d'exemple qu'un gouvernement ait souffert d'une pareille indulgence dans ses intérêts politiques. Il n'y a pas de fanatisme parmi les philosophes, leurs doctrines ne séduisent pas le peuple, et nulle entrave ne peut être mise à leurs raisonnements, qui ne soit nécessairement de dangereuse conséquence pour les sciences et même pour l'Etat, car c'est là préparer le terrain à la persécution et à l'oppression, sur des points qui intéressent et concernent la plupart des hommes.
Mais il me vient à l'esprit (continuai-je), au sujet de votre principal argument, une difficulté que je vous proposerai juste sans insister, de crainte qu'elle ne nous conduise à des raisonnements d'une nature trop subtile et trop délicate. En un mot, je doute fort qu'il soit possible pour une cause d'être connue seulement par son effet (comme vous l'avez supposé tout au long de votre argumentation) ou qu'elle soit d'une nature si particulière et si singulière pour qu'elle ne connaisse aucune égalité, aucune similitude avec quelque autre cause, quelque autre objet qui ne soit jamais tombé sous notre observation. C'est seulement quand deux espèces d'objets se sont trouvées jointes constamment que nous pouvons inférer l'une de l'autre, et si un effet se présentait, qui fût entièrement singulier, et qui ne pût être compris sous une espèce connue, je ne crois pas que nous pussions former aucune conjecture ou inférence sur sa cause. Si l'expérience, l'observation et l'analogie sont, en vérité, les seuls guides que nous puissions raisonnablement suivre dans les inférences de cette nature, l'effet et la cause, tous deux, doivent avoir une similitude, une ressemblance avec les autres effets et causes que nous connaissons et qui se sont trouvés en connexion dans de nouveaux cas. Je laisse à votre propre réflexion le soin de poursuivre les conséquences de ce principe. J'observerai juste que, comme les adversaires d'EPICURE supposent toujours que l'univers, un effet tout à fait singulier et sans pareil, est la preuve d'une Divinité, une cause non moins singulière et sans pareille, vos raisonnements sur cette supposition semblent finalement mériter notre attention. Il y a, je l'avoue, quelque difficulté: comment pouvons-nous jamais retourner de la cause à l'effet, et en raisonnant à partir de nos idées de la première, inférer une altération ou une addition dans le deuxième?
SECTION 12
De la philosophie académique
ou sceptique
Première partie
Parmi les raisonnements philosophiques, les plus nombreux sont ceux qui prouvent l'existence d'une Divinité et qui réfutent les sophismes des Athées; et pourtant les philosophes les plus religieux débattent encore pour savoir si un homme peut être aveugle au point d'être un athée spéculatif. Comment concilierons-nous ces contradictions? Les chevaliers errants, qui battaient la campagne pour débarrasser la terre des dragons et des géants, n'entretenaient jamais le moindre doute sur l'existence de ces monstres.
Le Sceptique est un autre ennemi de la religion, qui provoque naturellement l'indignation de tous les théologiens et de tous les graves philosophes, quoiqu'il soit certain que personne n'a jamais rencontré une créature aussi absurde, ou conversé avec un homme n'ayant ni opinion ni principe sur aucun sujet, qu'il porte sur l'action ou sur la spéculation. Et jusqu'où est-il possible de pousser ces principes philosophiques de doute et d'incertitude?
Il existe une sorte de scepticisme antérieur à toute étude et philosophie, que DESCARTES et d'autres philosophes inculquent comme un moyen souverain de se préserver de l'erreur et du jugement précipité. Est recommandé un doute universel, non seulement sur toutes nos opinions et principes antérieurs, mais aussi sur nos facultés mêmes, et nous devons nous assurer de la véracité de ces facultés par une chaîne de raisonnement déduite d'un principe premier qui ne puisse être fallacieux ou trompeur. Mais il n'existe pas un tel principe premier, qui ait une prérogative sur les autres, qui sont évidents par eux-mêmes et convaincants; ou, s'il existait, pourrions-nous avancer d'un pas au-delà, sinon par l'emploi de ces facultés mêmes dont nous sommes supposés déjà nous défier? Le doute CARTESIEN, donc, s'il était jamais possible à une créature humaine d'y atteindre (ce qui, manifestement, n'est pas le cas), serait entièrement incurable, et aucun raisonnement ne pourrait jamais nous amener à un état d'assurance et de conviction sur aucun sujet.
Quoi qu'il en soit, il faut avouer que cette sorte de scepticisme, quand elle est plus modérée, peut être comprise en un sens très raisonnable, et qu'elle est une préparation nécessaire à l'étude de la philosophie, en garantissant une impartialité appropriée à nos jugements, et en sevrant notre esprit de tous ces préjugés dont nous pouvons nous être imprégnés par l'éducation et les opinions irréfléchies. Commencer par des principes clairs et évidents par eux-mêmes, avancer d'un pas prudent et assuré, revoir fréquemment nos conclusions et examiner précisément toutes leurs conséquences, quoique de cette façon nous ne puissions faire qu'un progrès lent et peu étendu dans nos systèmes, c'est la seule méthode pour pouvoir jamais espérer parvenir à la vérité et atteindre à une stabilité et une certitude appropriées dans nos déterminations.
Il y a une autre sorte de scepticisme, qui résulte de la science et de la recherche, quand les hommes sont supposés avoir découvert, soit que leurs facultés mentales les trompent absolument, soit qu'elles sont incapables d'atteindre à une détermination fixe, dans ces curieux sujets pour lesquels elles sont couramment employés. Les sens eux-mêmes sont entraînés dans le débat par une certaine sorte de philosophes, et les maximes de la vie courante sont soumises au même doute que les plus profonds principes de la métaphysique et de la théologie. Comme ces doctrines (si peut les appeler des doctrines) se rencontrent chez quelques philosophes, et leur réfutation chez des philosophes différents, elles excitent notre curiosité, et nous font enquêter sur les arguments sur lesquels elles peuvent être fondées.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les lieux communs employés par les sceptiques à toutes les époques contre l'évidence des sens, comme ceux qu'on tire de l'imperfection et du caractère trompeur de nos organes dans de nombreuses occasions, de l'apparence brisée d'une rame dans l'eau, des aspects différents des objets selon les différentes distances où ils se trouvent, des images doubles qui naissent de la pression exercée sur un oeil, et de beaucoup d'autres apparences semblables. Ces arguments sceptiques, en vérité, ne servent qu'à prouver qu'il ne faut pas se fier aveuglément aux seuls sens, mais qu'il faut corriger leur évidence par la raison et par des considérations tirées de la nature du milieu, de la distance de l'objet, et de la disposition de l'organe, afin d'en faire, à l'intérieur de leur sphère, le critère approprié de vérité et de fausseté. Il y a d'autres arguments plus profonds contre les sens qui n'admettent pas une solution aussi aisée.
Il semble évident que les hommes sont portés par un instinct ou préjugé naturel à avoir foi en leurs sens, et que, sans aucun raisonnement, ou même presqu'avant l'utilisation de la raison, nous supposons un univers extérieur qui ne dépend pas de notre perception mais qui existerait même si nous et toutes les créatures sensibles étions absents ou annihilés. Même les créatures animales sont gouvernées par une opinion semblable, et conservent cette croyance aux objets extérieurs dans toutes leurs pensées, tous leurs desseins et toutes leurs actions.
Il semble aussi évident que, quand les hommes suivent cet aveugle et puissant instinct de la nature, ils supposent toujours que les images mêmes présentées par les sens sont les objets extérieurs, et ils ne nourrissent aucun soupçon que les unes ne soient autre chose que les représentations des autres. Cette table même, que nous voyons blanche et que nous sentons dure, existe, croit-on, indépendamment de notre perception, et est, croit-on, quelque chose d'extérieur à notre esprit qui la perçoit. Notre présence ne lui confère pas l'existence, notre absence ne l'annihile pas. Elle conserve son existence uniforme et entière, indépendamment de la situation des êtres intelligents qui la perçoivent et la contemplent.
Mais cette opinion universelle et primitive de tous les hommes est bientôt détruite par la simple philosophie, qui nous apprend que rien ne peut être présent à l'esprit, sinon une image, une perception, et que les sens sont seulement des entrées par lesquelles les images sont transmises, sans qu'elles soient capables de produire un rapport immédiat entre l'esprit et l'objet. La table, que nous voyons, semble diminuer quand nous nous éloignons d'elle, mais la table réelle, qui existe indépendamment de nous, ne subit aucun changement. Ce n'était donc rien d'autre que son image qui était présent à l'esprit. C'est là ce que nous dicte à l'évidence la raison; et aucun homme, réfléchissant, n'a jamais douté que les existences que nous considérons, quand nous disons "cette maison" et "cet arbre", ne sont rien d'autre que des perceptions dans l'esprit, et des copies ou représentations fugitives d'autres existences qui demeurent uniformes et indépendantes.
En allant aussi loin, nous nous trouvons dans la nécessité de contredire les instincts primitifs de la nature, de nous départir d'eux, et d'embrasser un nouveau système sur l'évidence de nos sens. Mais ici, la philosophie se trouve extrêmement embarrassée quand elle veut justifier ce nouveau système, et parer aux arguties et objections des sceptiques. Elle ne peut plus plaider le caractère infaillible et irrésistible de l'instinct naturel, car ce dernier nous conduisait à un système tout à fait différent, qui est reconnu faillible et même erroné. Justifier ce prétendu système philosophique par une chaîne d'arguments clairs et évidents, ou même par une apparence d'argumentation, cela excède le pouvoir de toute capacité humaine.
Par quel argument peut-on prouver que les perceptions de l'esprit sont nécessairement causées par les objets extérieurs, entièrement différents d'elles, bien qu'ils leur ressemblent (si c'est possible), que ces perceptions ne pourraient pas naître de l'énergie de l'esprit lui-même, ou de la suggestion d'un esprit invisible et inconnu, ou de quelque autre chose qui nous est encore inconnu? Il est reconnu que, en fait, de nombreuses perceptions ne proviennent pas des objets extérieurs, comme dans les rêves, dans la folie ou dans d'autres maladies; et rien ne peut être plus inexplicable, que la manière dont un corps opérerait ainsi sur l'esprit de façon à transmettre une image de lui-même à une substance supposée d'une nature si différente, et même contraire.
C'est une question de fait de savoir si les perceptions des sens sont produites par des objets extérieurs qui leur ressemblent. Comment cette question sera-t-elle résolue? Assurément par l'expérience, comme toutes les autres questions d'une semblable nature; mais ici, l'expérience est, et doit être, entièrement silencieuse. L'esprit n'a rien d'autre qui lui soit présent que les perceptions, et il ne lui est jamais possible d'atteindre quelque expérience de leur connexion aux objets. La supposition d'une telle connexion est donc sans aucun fondement quand nous raisonnons.
Avoir recours à la véracité de l'Etre suprême, afin de prouver la véracité de nos sens, c'est assurément faire un détour très inattendu. Si sa véracité était en quoi que ce soit concernée par cette affaire, nos sens seraient entièrement infaillibles, car il n'est pas possible qu'il puisse jamais tromper. Sans compter que, une fois le monde extérieur mis en question, nous serons en peine de trouver des arguments par lesquels nous puissions prouver l'existence de cet Etre ou de ses attributs.
C'est donc une question dans laquelle les sceptiques les plus profonds et les plus philosophiques triompheront toujours, quand ils essaient d'introduire un doute universel dans tous les sujets de la connaissance humaine et de la recherche. Suivez-vous les instincts et les penchants de la nature, peuvent-ils dire, en affirmant la véracité des sens? Mais cela vous conduit à croire que la perception même, l'image sensible même, est l'objet extérieur. Renoncez-vous à ce principe, pour embrasser une opinion plus raisonnable : que les perceptions sont seulement des représentations de quelque chose d'extérieur? Vous vous écartez ici de vos penchants naturels et de vos sentiments les plus évidents, et n'êtes pourtant pas capable de satisfaire votre raison, qui ne peut jamais trouver dans l'expérience un argument convaincant pour prouver qu'il y a une connexion entre les perceptions et les objets extérieurs.
Il
y a une autre question sceptique de nature semblable, tirée de la plus profonde
philosophie, qui pourrait mériter notre attention, s'il était requis de plonger
si profondément pour découvrir des arguments et des raisonnements qui peuvent
si peu servir à quelque fin sérieuse. Il est universellement reconnu par les
chercheurs modernes que toutes les qualités sensibles des objets, comme le dur,
le mou, le chaud, le froid, le blanc, le noir, etc., sont simplement secondes,
et n'existent pas dans les objets eux-mêmes, mais sont des perceptions de l'esprit,
sans aucun archétype ou modèle extérieur représenté par elles. Si on l'admet
pour les qualités secondes, il faut aussi l'admettre pour les qualités
supposées premières d'étendue et de solidité, et les dernières n'ont pas plus
de titre à cette dénomination que les premières. L'idée d'étendue s'acquiert
entièrement par les sens de la vue et du toucher, et si toutes les qualités
perçues par les sens sont dans l'esprit, non dans l'objet, la même conclusion
doit atteindre l'idée d'étendue, qui est totalement dépendante des idées
sensibles ou des idées des qualités secondes. Rien ne peut nous sauver de cette
conclusion, si ce n'est l'affirmation que les idées de ces qualités premières
sont obtenues par abstraction,
opinion que, si nous l'examinons avec attention, nous trouverons inintelligible
et même absurde. Une étendue qui n'est ni tangible ni visible ne peut pas être
conçue, et une étendue tangible et visible, qui n'est ni dure ni molle, ni
noire ni blanche, est également au-delà de la portée de la conception humaine.
Que l'on essaie de concevoir un triangle en général, qui ne soit ni isocèle ni scalène, qui n'ait ni longueur particulière ni proportion des
côtés, et l'on percevra bientôt l'absurdité de toutes les notions scolastiques
sur la question de l'abstraction et des idées générales.(42)
Ainsi, la première objection philosophique à l'évidence des sens et à l'opinion de l'existence extérieure consiste en ceci, qu'une telle opinion, si elle repose sur l'instinct naturel, est contraire à la raison, et si elle se rapporte à la raison, est contraire à l'instinct naturel, et n'emporte avec elle aucune évidence rationnelle pour convaincre un chercheur impartial. La seconde objection va plus loin et représente cette opinion comme contraire à la raison; du moins si c'est un principe de la raison que toutes les qualités sensibles sont dans l'esprit, non dans l'objet. Otez à la matière toutes ses qualités intelligibles, tant primaires que secondaires, d'une certaine façon, vous la faites disparaître, et vous ne laissez qu'un certain quelque chose inconnu et inexplicable comme cause de nos perceptions, notion si imparfaite qu'aucun sceptique ne la jugera digne d'être combattue.
Deuxième partie
C'est une très extravagante tentative, semble-t-il, de la part des sceptiques, de détruire la raison en argumentant et en ratiocinant. C'est pourtant là ce que visent toutes leurs recherches et tous leurs débats. Ils s'efforcent de trouver des objections, aussi bien contre nos raisonnements abstraits, que contre ceux qui concernent les choses de fait et d'existence.
L'objection principale contre tous les raisonnements abstraits est tirée des idées d'espace et de temps qui, dans la vie courante, et pour un regard négligent, sont très claires et intelligibles, mais qui, quand elles traversent l'examen des sciences profondes (et elles sont l'objet principal de ces sciences), offrent des principes qui semblent pleins d'absurdités et de contradictions. Aucun dogme des prêtres, inventé dans le but de mater et de soumettre la rebelle raison de l'humanité, n'a jamais plus choqué le sens commun, que la doctrine de la divisibilité infinie de l'étendue, avec ses conséquences, telles qu'elle sont pompeusement développées, avec une sorte de triomphe et de contentement, par les géomètres et les métaphysiciens. Une quantité réelle, infiniment moindre qu'une quantité finie, contenant des quantités infiniment moindres qu'elle-même, et ainsi in infinitum, c'est là un édifice si téméraire et si prodigieux, qu'il est trop lourd pour que sa prétendue démonstration le soutienne, parce qu'il choque les principes les plus clairs et les plus naturels de la raison humaine (43). Mais ce qui rend la chose plus extraordinaire, c'est que ces opinions apparemment absurdes sont soutenues par une chaîne de raisonnements, la plus claire et la plus naturelle, et qu'il ne nous est pas possible d'admettre les prémisses sans admettre les conséquences. Rien ne peut être plus convaincant et plus satisfaisant que toutes les conclusions sur les propriétés des cercles et des triangles; et pourtant, une fois celles-ci reçues, comment pouvez-vous nier que l'angle de contact entre un cercle et sa tangente est infiniment moindre que l'angle rectiligne, et que, comme vous pouvez augmenter le diamètre du cercle in infinitum, cet angle de contact devient encore plus petit, même in infinitum, et que l'angle de contact entre d'autres courbes et leurs tangentes peut être infiniment moindre que ceux entre un cercle quelconque et sa tangente, et ainsi de suite, in infinitum? La démonstration de ces principes semble aussi inattaquable que celle qui prouve que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, bien que cette dernière opinion soit naturelle et aisée, et la première grosse de contradictions et d'absurdités. La raison semble ici jetée dans une sorte de stupeur, elle est en suspens, ce qui, sans les suggestions d'aucun sceptique, lui donne une défiance à l'égard d'elle-même et du terrain sur lequel elle pose ses pieds. Elle voit une pleine lumière, qui illumine certains endroits, mais cette lumière confine à la plus profonde obscurité, et, entre cette lumière et cette obscurité, elle est si aveuglée et si bouleversée qu'elle peut à peine se prononcer avec certitude et assurance sur un seul objet.
L'absurdité de ces décisions téméraires des sciences abstraites semble devenir encore plus palpable sur le temps que sur l'étendue. Un nombre infini de parties réelles du temps, qui s'écoulent successivement et disparaissent l'une après l'autre, voilà qui semble une évidente contradiction, qu'aucun homme, penserait-on, dont le jugement n'est pas corrompu (au lieu d'être amélioré) par les sciences, ne serait jamais capable d'admettre.
Pourtant, la raison doit demeurer encore sans repos, inquiète, même à l'égard de ce scepticisme auquel elle est conduite par ces apparentes absurdités et contradictions. Comment une idée claire et distincte peut-elle contenir des circonstances qui la contredisent ou qui contredisent une autre idée claire et distincte, voilà qui, peut-être, est aussi absurde qu'aucune proposition qui puisse être formée; si bien que rien ne peut être plus sceptique, ou plus plein de doutes et d'hésitations, que ce scepticisme lui-même qui naît de certaines des conclusions paradoxales de la géométrie ou science de la quantité.(44)
Les objections sceptiques à l'évidence morale ou aux raisonnements sur les choses de fait sont, ou populaires, ou philosophiques. Les objections populaires sont tirées de la faiblesse naturelle de l'entendement humain, des opinions contradictoires qui ont été conçues à différentes époques et dans différents pays, des variations de notre jugement dans la maladie et la santé, dans la jeunesse et la vieillesse, la prospérité et l'adversité, de la permanente contradiction des opinions et des sentiments de chaque homme particulier, avec d'autres choses du même genre. Il est inutile d'insister davantage sur ce point. Ces objections sont vraiment faibles car, comme dans la vie courante, nous raisonnons à tout moment sur les faits et l'existence, et qu'il n'est pas possible de vivre sans employer continuellement cette espèce d'argument, les objections populaires, tirées de là, son nécessairement insuffisantes pour détruire cette évidence. Ce qui vraiment renverse le pyrrhonisme ou les principes excessifs du scepticisme, c'est l'action, le travail et les occupations de la vie courante. Ces principes peuvent fleurir et triompher dans les écoles, où il est certes difficile, si ce n'est impossible, de les réfuter; mais, dès qu'ils quittent l'ombre et sont mis en opposition, par la présence des objets réels qui meuvent nos passions et nos sentiments, avec les plus puissants principes de notre nature, ils s'évanouissent comme de la fumée, et laissent le sceptique le plus déterminé dans la même condition que les autres mortels.
Le sceptique ferait donc mieux de rester dans sa propre sphère et de développer ces objections philosophiques qui naissent des plus profondes recherches. Il semble qu'il ait ici matière à triompher en insistant justement sur le fait que toute notre évidence sur une chose de fait, qui se trouve au-delà du témoignage des sens et de la mémoire, est entièrement dérivée de la relation de cause à effet, et en insistant sur le fait que nous n'avons pas d'autre idée de cette relation que celle de deux objets qui ont été fréquemment joints l'un à l'autre, que nous n'avons pas d'argument pour nous convaincre que des objets qui ont été fréquemment joints dans notre expérience seront également, dans d'autres cas, joints de la même manière, et que rien ne nous conduit à l'inférence, sinon la coutume ou un certain instinct de notre nature, auquel il est, il est vrai, difficile de résister, mais qui, comme les autres instincts, peut être fallacieux et trompeur. En insistant sur ces questions, le sceptique montre sa force, ou plutôt, à vrai dire, sa faiblesse et la nôtre, et il semble, sur le moment du moins, détruire toute assurance et toute conviction. Ces arguments pourraient être développés plus longuement, si l'on pouvait s'attendre à ce qu'il en résulte un bien et un bénéfice durables pour la société.
Car c'est là la principale objection au scepticisme extrême, la plus susceptible de le confondre : aucun bien durable ne peut jamais résulter de ce scepticisme tant qu'il demeure dans toute sa force et toute sa vigueur. Il suffit de poser à un pareil sceptique les questions : quelle est votre intention? Que comptez-vous faire avec toutes ces curieuses recherches? Il est immédiatement embarrassé et ne sait que répondre. Un COPERNICIEN et un PTOLEMEEN, qui soutiennent des systèmes d'astronomie différents, peuvent espérer produire une conviction dans leur auditoire, conviction qui demeurera constante et durable. Un STOICIEN, un EPICURIEN développe des principes qui peuvent ne pas être durables, mais qui ont un effet sur la conduite et sur le comportement. Mais un pyrrhonien ne peut pas s'attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante sur l'esprit, ou si elle en avait une, que son influence soit bénéfique à la société. Au contraire, il doit reconnaître, s'il reconnaît quelque chose, que tous les humains périraient nécessairement si ses principes prévalaient universellement et systématiquement. Tout discours, toute action cesserait immédiatement, et les hommes demeureraient dans une totale léthargie jusqu'à ce que les nécessités de la nature, non satisfaites, mettent fin à leur misérable existence. Il est vrai qu'on a très peu à redouter un événement si fatal, la nature est toujours plus forte que les principes. Et bien qu'un PYRRHONIEN puisse momentanément se jeter, ou jeter les autres, dans la stupéfaction et la confusion par ses raisonnements profonds, le premier événement le plus insignifiant, dans la vie, fera s'envoler tous ses doutes et tous ses scrupules, et le laissera identique, en tout point d'action et de spéculation, aux philosophes de toutes les autres sectes, ou à ceux qui ne se sont jamais intéressés à des recherches philosophiques. Quand il s'éveillera de son rêve, il sera le premier à se joindre à ceux qui se rient de lui, et à avouer que toutes ses objections ne sont qu'un pur amusement, et ne peuvent avoir d'autre vocation que de montrer la bizarre condition de l'humanité, qui est forcée d'agir, et de raisonner, et de croire, quoiqu'elle ne soit pas capable, par sa recherche la plus diligente, de se satisfaire sur le fondement de ces opérations, ou d'écarter les objections qu'on peut soulever contre elles.
Troisième partie
Il existe, en vérité, un scepticisme plus mitigé, une philosophie académique, qui peut être à la fois durable et utile, et qui peut, en partie, être le résultat du PYRRHONISME, ou scepticisme extrême, quand ses doutes sans discernement sont, dans une certaine mesure, corrigés par le sens commun ou la réflexion. La plupart des hommes sont naturellement enclins à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions, et comme ils ne voient les objets que d'un seul côté, et n'ont aucune idée d'un argument qui ferait contrepoids, ils se jettent précipitamment dans les principes pour lesquels ils ont de l'inclination, sans avoir aucune indulgence pour ceux qui entretiennent des sentiments opposés. Hésiter, balancer embarrasse leur entendement, bloque leurs passions et suspend leur action. Ils sont donc impatients de se dégager d'un état qui est si gênant pour eux, et ils pensent qu'ils ne pourront jamais s'en éloigner assez que par la violence de leurs affirmations et l'obstination de leur croyance. Mais de tels raisonneurs dogmatiques prendraient-ils conscience des étranges infirmités de l'entendement humain, même dans son état le plus parfait, quand il est le plus rigoureux et le plus circonspect dans ses déterminations, une telle réflexion leur inspirerait naturellement plus de modestie et de réserve, et diminuerait l'opinion trop avantageuse qu'ils ont d'eux-mêmes, et leurs préjugés contre leurs adversaires. Les gens non instruits peuvent réfléchir sur la tendance des savants qui, au milieu de tous les avantages de l'étude et de la réflexion, demeurent encore couramment défiants dans leurs déterminations. Et si certains des savants sont inclinés, par leur tempérament naturel, à la suffisance et à l'obstination, une petite teinture de PYRRHONISME pourrait modérer leur orgueil, en leur montrant que le peu d'avantages qu'ils peuvent avoir sur leurs semblables sont peu considérables, si on les compare avec la perplexité et la confusion universelles inhérentes à la nature humaine. En général, il y a un degré de doute, de circonspection et de modestie qui, dans toutes les sortes d'examen et de décision, doit accompagner à jamais un homme qui raisonne de façon correcte.
Une autre sorte de scepticisme mitigé qui peut être de quelque avantage à l'humanité, et qui peut être le résultat naturel de doutes et de scrupules PYRRHONIENS, consiste à limiter nos recherches à des sujets tels qu'elles soient mieux adaptées à la capacité étroite de l'entendement humain. L'imagination de l'homme est naturellement portée au sublime, enchantée par tout ce qui est lointain et extraordinaire, se précipitant sans se maîtriser dans les parties du temps et de l'espace les plus éloignées, afin de se soustraire aux objets que l'accoutumance lui a rendus trop familiers. Un jugement correct observe une méthode contraire et, évitant les recherches éloignées et élevées, se borne à des sujets tels qu'ils soient de l'ordre de la pratique et de l'expérience quotidiennes, et laisse les questions les plus sublimes à l'embellissement des poètes et des orateurs ou à l'art des prêtres et des politiques. Pour nous amener à une détermination aussi salutaire, rien ne peut être plus utile que de nous convaincre une fois pour toutes de la force du doute PYRRHONIEN, et de ce que rien ne peut nous en délivrer, sinon le puissant pouvoir de l'instinct naturel. Ceux qui ont du penchant pour la philosophie continueront encore leurs recherches car ils réfléchissent au fait que, outre le plaisir immédiat qui accompagne une telle occupation, les jugements philosophiques ne sont rien d'autre que les réflexions de la vie courante, organisées avec méthode et soumises à des corrections. Mais ils ne seront jamais tentés d'aller au-delà de la vie courante aussi longtemps qu'ils considéreront l'imperfection de ces facultés qu'ils emploient, leur portée étroite, et l'imprécision de leurs opérations. Alors que nous ne pouvons donner une raison satisfaisante qui expliquerait pourquoi nous croyons, après mille expériences, qu'une pierre va tomber ou que le feu va brûler, pourrons-nous jamais nous satisfaire sur une quelconque détermination que nous pourrions former sur l'origine des mondes et sur la situation de la nature, depuis l'éternité, et pour l'éternité.
En vérité, cette étroite limitation de nos recherches est, sous tout rapport, si raisonnable qu'il suffit de faire le plus petit examen des pouvoirs naturels de l'esprit humain et de les comparer à leurs objets, pour nous la recommander. Nous trouverons alors quels sont les sujets propres de la science et de la recherche.
Il me semble que les seuls objets de la science abstraite, de la science de démonstration, sont la quantité et le nombre, et que toutes les tentatives d'étendre cette espèce plus parfaite de connaissance au-delà de ces bornes n'est que pur sophisme et pure illusion. Comme les parties qui composent la quantité et le nombre sont entièrement semblables, leurs relations deviennent embrouillées et compliquées, et rien ne peut être plus curieux, aussi bien qu'utile, que de repérer, par des moyens variés, leur égalité et leur inégalité, à travers leurs différentes apparences. Mais, comme toutes les autres idées sont clairement distinctes et différentes les unes des autres, nous ne pouvons jamais progresser davantage, par l'examen le plus poussé, que d'observer cette diversité et, par la réflexion qui s'impose, juger qu'une chose n'en est pas une autre. Ou, s'il y a quelque difficulté dans ces décisions, elle vient entièrement du sens indéterminé des mots, que l'on corrige par de plus justes définitions. Que le carré de l'hypoténuse soit égal au carré des deux autres côtés, on ne peut le savoir, même les termes sont aussi exactement définis qu'il est possible, par une suite de raisonnements et de recherches; alors que, pour nous convaincre de cette proposition, là où il n'y a pas de propriété, il ne peut y avoir d'injustice, il suffit de définir les termes et d'expliquer que l'injustice est une violation de la propriété. Cette proposition n'est en vérité rien d'autre qu'une définition plus imparfaite. Le cas est le même pour les prétendus raisonnements syllogistiques, que l'on peut trouver dans toutes les autres branches du savoir, à l'exception des sciences de la quantité et du nombre, et on peut juger sans crainte, je pense, que ces derniers sont les véritables objets de la connaissance et de la démonstration.
Tous les autres recherches humaines ne s'intéressent qu'aux choses de fait et d'existence, et elles sont évidemment incapables de démonstration. Tout ce qui est peut ne pas être. La négation d'un fait ne peut pas impliquer contradiction. La non-existence d'un être, sans exception, est aussi claire et aussi distincte que celle de son existence. La proposition qui affirme qu'il n'est pas, même si elle est fausse, n'est pas moins concevable et intelligible que celle qui affirme qu'il est. Le cas est différent pour les sciences proprement dites. Toute proposition qui n'est pas vraie y est confuse et inintelligible. La racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10 : c'est une proposition fausse et qui ne peut jamais être distinctement conçue. Mais que CESAR, ou l'ange GABRIEL, ou qu'un être quelconque n'ait jamais existé, ce peut être une proposition fausse, mais elle est néanmoins parfaitement concevable, et n'implique aucune contradiction.
L'existence d'un être, donc, ne peut être prouvée que par des arguments tirés de sa cause ou de son effet, et ces arguments sont entièrement fondés sur l'expérience. Si nous raisonnons a priori, n'importe quoi peut sembler capable de produire n'importe quoi. La chute d'un caillou peut, pour autant que nous le sachions, éteindre le soleil, ou le souhait d'un homme diriger le mouvement des planètes. C'est seulement l'expérience qui nous apprend la nature et les limites de la cause et de l'effet et qui nous rends capables d'inférer l'existence d'un objet à partir d'un autre (45). Tel est le fondement du raisonnement moral, qui constitue la plus grande partie de la connaissance humaine et de tout comportement humain.
Les raisonnements moraux portent, ou sur les faits particuliers, ou sur les faits généraux. Toutes les délibérations de la vie tiennent compte des premiers, ainsi que toutes les recherches en histoire, en chronologie, en géographie et en astronomie.
Les sciences qui traitent des faits généraux sont la politique, la philosophie naturelle, la médecine, la chimie, etc., sciences où l'on recherche les qualités, les causes et les effets de toute une espèce d'objets.
L'étude de Dieu ou théologie, en tant qu'elle prouve l'existence d'une Divinité et l'immortalité de l'âme, est composée en partie de partie de raisonnements sur des faits particuliers, en partie sur des faits généraux. Elle a un fondement dans la raison, dans la limite où elle soutenue par l'expérience, mais son fondement le meilleur et le plus solide est la foi et la révélation divine.
La morale et l'esthétique ne sont pas des objets tant appropriés à l'entendement qu'au goût et au sentiment. La beauté, qu'elle soit morale ou naturelle, est sentie, plus proprement que perçue. Ou, si nous raisonnons sur elle et que nous tentons de fixer son critère, nous considérons un nouveau fait, à savoir, les goûts généraux de l'humanité, ou quelque pareil fait qui puisse être l'objet du raisonnement et de la recherche.
Quand nous parcourons les bibliothèques, persuadés de ces principes, quel dégât devons-nous faire? Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité et le nombre? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur les choses de fait et d'existence? Non. Confiez-le donc aux flammes, car il ne peut contenir que sophismes et illusions.
Traduction terminée le 02 août 2002
Merci à M. Yves Michaud, mon ancien professeur, qui me fit aimer Hume.
Note 1 : Ecrit en 1775, cet
avertissement apparaît dans l'édition de 1777. Hume y renie très ouvertement le
Traité de la nature humaine que la postérité
considérera pourtant comme son oeuvre majeure.(NdT)(Retour)
Note 2 : Volume 2 des Essais et Traités : Enquête sur
l'entendement humain, Dissertation sur les passions, Enquête sur les principes
de la morale, Histoire naturelle de la religion.(NT)(Retour)
Note 3 : Voir note 2.(NdT)(Retour)
Note 4 : L'intention n'est
pas ici d'enlever quelque chose au mérite de M. LOCKE, qui est réellement un grand
philosophe raisonnant avec justesse et modestie. On veut seulement montrer le
sort habituel d'une philosophie abstraite de ce type. (note figurant dans les
deux premières éditions.NdT).(Retour)
Note 5 : La faculté qui nous
permet de distinguer le vrai du faux a souvent été confondue avec la faculté de
percevoir le vice et la vertu, et on a supposé que la morale était construite
sur des relations éternelles et immuables qui, à tout esprit intelligent,
semblaient aussi invariables que toute proposition sur la quantité et le
nombre. Mais, récemment, un philosophe (M. Hutcheson) nous a enseigné, par des
arguments persuasifs, que la morale n'est rien dans la nature abstraite des
choses mais est entièrement relative au sentiment ou goût mental de chaque
individu, tout comme les distinctions du doux et de l'amer, du chaud et du
froid viennent de la sensation particulière de chaque sens et de chaque organe.
Les perceptions morales ne doivent donc pas être classées avec les opérations
de l'entendement mais avec les goûts ou sentiments.
Les
philosophes ont pris l'habitude de diviser toutes les passions de l'esprit en
deux classes, les passions égoïstes et les passions bienveillantes et de les
supposer placées en constance opposition et contrariété. On ne pensait pas que
ces dernières pouvaient atteindre leur objet propre, sinon au dépens des
premières. Parmi les passions égoïstes, on comptait l'avarice, l'ambition, le
désir de vengeance, et parmi les passions bienveillantes, l'affection
naturelle, l'amitié et l'esprit public. Les philosophes peuvent désormais
percevoir l'impropriété de cette division (voir les sermons de Butler). Il a
été prouvé, hors de toute contestation, que même les passions communément
jugées égoïstes font sortir de l'ego quand elles atteignent personnellement
leur objet; que, même si ces passions nous donnent du plaisir, la perspective
de ce plaisir, pourtant, n'est pas la cause de la passion mais, au contraire,
que la passion précède le plaisir et, que sans la première, la seconde n'aurait
jamais pu exister. Le cas, a-t-on aussi prouvé, est le même avec les passions
appelées bienveillantes: l'homme ne
sert pas plus son intérêt quand il cherche sa propre gloire que quand le
bonheur de son ami est l'objet de ses voeux. Il n'est pas plus désintéressé
quand il sacrifie son bien-être et sa tranquillité que quand il travaille à
satisfaire son avarice ou son ambition.
C'est donc là une mise au point considérable sur les frontières des passions,
qui ont été confondues parce que les philosophes précédents étaient négligents
et manquaient de rigueur. Ces deux exemples peuvent suffire à nous montrer la
nature et l'importance de cette sorte de philosophie.(Note figurant dans les
deux premières éditions- NdT)(Retour)
Note 6 : Il est probable que
ceux qui refusaient les idées innées voulaient tout simplement dire par là que
toutes nos idées sont les copies de nos impressions, bien qu'il faille avouer
que les termes qu'ils employaient n'étaient pas choisis avec assez de
précaution et n'étaient pas assez exactement définis pour prévenir toutes les
mauvaises interprétations de leur doctrine. Mais qu'entend-on par inné? Si inné équivaut à naturel, alors
on peut admettre que toutes les perceptions et idées de l'esprit sont innées ou
naturelles, quel que soit le sens que l'on donne à ce dernier mot, qu'on
l'oppose à ce qui est rare, artificiel ou miraculeux. Si par inné, on entend ce
qui est contemporain de la naissance, le débat semble frivole. Chercher quand
commence la pensée, c'est si avant, après, ou au moment de la naissance, n'a
aucun intérêt. En outre, le mot idée
semble le plus souvent pris par LOCKE et les autres philosophes dans un sens
très vague, comme signifiant toutes nos perceptions, nos sentiments et nos
passions, aussi bien que nos pensées. En de dernier sens, j'aimerais savoir ce
que l'on veut dire en affirmant que l'amour de soi, le désir de se venger des
injures, ou la passion entre les sexes ne sont pas innés.
Mais
en acceptant le sens expliqué ci-dessus des mots impressions et idées et
en entendant par inné ce qui est
primitif et n'est la copie d'aucune perception précédente, nous pouvons alors
affirmer que toutes nos impressions sont innées, que toutes nos idées sont
innées.
Pour
être franc, je dois reconnaître que mon opinion est que LOCKE, sur cette
question, a été entraîné sur une mauvaise pente par les gens d'école qui,
utilisant des termes sans les définir, ont donné à leurs débats une
longueur fastidieuse, sans jamais
aborder le véritable problème. Une même ambiguïté, des mêmes circonlocutions
semblent traverser tous les raisonnements de ce philosophe, sur cette question
et sur la plupart des autres sujets.(Retour)
Note 7 : Ressemblance.(Retour)
Note 8 : Contiguïté.(Retour)
Note 9 : Cause et effet.(Retour)
Note 10 : Par exemple,
l'opposition, ou contrariété, est aussi une connexion entre idées, mais elle
peut peut-être être considérée comme un mélange de causalité et de ressemblance.
Quand des objets sont contraires, l'un détruit l'autre, ce qui veut dire qu'il
est la cause de sa destruction, et l'idée de la destruction d'un objet implique
l'idée de son existence antérieure.(Retour)
Note 11 : L'édition de 1777
arrête ici la section 3.(Retour)
Note 12 : Contrairement à
Aristote (Poétique,1451a) pour qui "un récit n'est pas un, comme le
pensent certains, à la condition qu'il concerne un seul [personnage]; car
beaucoup de choses, et même une infinité de choses, arrivent à un seul
[individu], qui ne constituent pas une unité, et pareillement, aussi, beaucoup
d'actions concernent un seul [personnage] sans générer une action
unique."(Trad. Bernard Lagneau)(Retour)
Note 13 : Le mot pouvoir est
ici utilisé dans un sens large et populaire. L'explication plus exacte de ce
mot donnerait une évidence supplémentaire à cet argument. Voir la section 7.(Retour)
Note 14 : Rien n'est plus
utile pour des écrivains, même sur des sujets de morale, de politique, ou
de physique, que de distinguer entre
raison et expérience, et de supposer que ces types d'argumentation sont
entièrement différents l'un de l'autre. Le premier est considéré comme le
simple résultat de nos facultés intellectuelles qui, en considérant a priori la nature des choses, et en examinant
les effets qui doivent suivre de leur opération, établissent des principes
particuliers de science et de philosophie. Le second est supposé être dérivé
entièrement des sens et de l'observation, par lesquels nous apprenons ce qui,
dans les faits, a résulté de l'opération des objets particuliers, et qui, de
là, nous rendent capables d'inférer ce qui en résultera dans le futur. Ainsi,
par exemple, on peut défendre les limitations et les entraves au gouvernement
civil, et une constitution légale, soit par la raison qui, en réfléchissant sur la grande fragilité morale et sur
la corruption de la nature humaine, apprend qu'on ne peut se fier avec sûreté à
quelqu'un qui possède une autorité illimitée; soit par l'expérience et par l'histoire, qui nous informent des abus énormes
que l'ambition, à toutes les époques et dans tous les pays, s'est révélée faire
d'une confiance si imprudente.
La
même distinction entre raison et expérience s'observe dans toutes nos
délibérations sur la conduite de la vie. Tandis que l'homme d'Etat, le général,
le médecin ou le marchand sont jugés dignes de confiance et sont suivis quand
ils ont de l'expérience, le novice sans pratique, quels que soient les talents
naturels dont il est doué, est ignoré et méprisé. Bien que l'on admette que la
raison puisse former des conjectures très plausibles sur les conséquences de
telle conduite particulière dans telles circonstances particulières, on la
suppose toutefois imparfaite sans le secours de l'expérience, qui est seule
capable de donner de la stabilité et de la certitude aux maximes provenant de
l'étude et de la réflexion.
Mais
bien que cette distinction soit ainsi universellement acceptée, aussi bien dans
les moments actifs de la vie que dans les moments spéculatifs, je n'hésiterai
pas à déclarer qu'elle est, au fond, erronée, ou du moins superficielle.
Si
nous examinons ces arguments qui, dans les sciences mentionnées ci-dessus, sont
supposés être uniquement les effets du raisonnement et de la réflexion, nous
trouverons qu'ils se réduisent finalement à quelques principes généraux,
auxquels nous ne pouvons assigner d'autre raison que l'observation et
l'expérience. La seule différence entre eux et ces maximes qui sont communément
considérées comme le résultat de la pure expérience est que les premiers ne
peuvent pas être établis sans quelque opération de la pensée et quelque
réflexion sur ce que nous avons observé, afin d'en distinguer les circonstances
et d'en tirer les conséquences; tandis que pour les secondes, l'événement qui a
été l'objet d'expérience correspond exactement et pleinement à celui que nous
inférons comme le résultat d'une situation particulière. L'histoire d'un TIBERE
ou d'un NERON nous fait redouter une pareille tyrannie, si nos monarques
s'affranchissaient des entraves des lois et des sénats. Mais l'observation
d'une fraude ou d'une cruauté dans la vie privée est suffisante, si peu que
l'on y réfléchisse, pour nous donner la même appréhension, en tant qu'elles
servent d'exemples de la corruption générale de la nature humaine et nous
montrent le danger que nous courons nécessairement si nous mettons une entière
confiance dans l'humanité. Dans les deux cas, c'est l'expérience qui est
finalement le fondement de notre inférence et de notre conclusion.
Il
n'est personne d'assez jeune et d'assez inexpérimenté pour ne pas avoir formé,
par l'observation, beaucoup de maximes générales et justes sur les affaires
humaines et sur la conduite de la vie; mais il faut avouer que quand on en
viendra à les mettre en patique, on sera extrêmement sujet à erreur, jusqu'à ce
que le temps et une expérience plus avancée élargissent tous deux ces maximes
et nous apprennent leur usage et leur application convenable. Dans toutes les
situations, dans tous les incidents, il y a beaucoup de circonstances
particulières et qui apparaissent à peine, qu'un homme du plus grand talent
peut d'abord laisser passer, bien qu'en dépend entièrement la justesse de ses
conclusions et par conséquent la prudence de sa conduite. Sans compter que,
pour un jeune débutant, les observations et les maximes générales ne se
présentent pas dans les occasions appropriées, et ne peuvent être immédiatement
appliquées avec le calme et le discernement requis. La vérité est qu'un
raisonneur inexpérimenté ne pourrait pas être du tout un raisonneur, s'il était
absolument inexpérimenté; et quand nous donnons cet attribut à quelqu'un, nous
ne l'entendons qu'en un sens comparatif, et nous supposons qu'il possède de
l'expérience à un degré moindre et imparfait.(Retour)
Note 15 : Citation par Hume
d'un extrait du De finibus... de
Cicéron (livre V), dont nous proposons la traduction suivante : "Est-ce un
don naturel, dit-il, ou bien je ne sais quelle illusion, quand nous voyons ces
lieux dans lesquels nous savons que des hommes dignes de mémoire ont beaucoup
vécu, nous sommes plus touchés que quand nous entendons parler de leurs propres
actions, ou que nous lisons un de leurs écrits? Ainsi, moi, en ce moment, je
suis ému. En effet, Platon se présente à mon esprit, lui qui le premier,
dit-on, fit de cet endoit le lieu habituel de ses entretiens, et ainsi ces
petits jardins tout proches m'apportent non seulement son souvenir, mais
semblent me le mettre lui-même ici devant les yeux. Ici se tenait Speusippe,
ici Socrate, ici son élève Polémon, qui s'asseyait à cette même place que nous
voyons là. Et de même, ainsi, en voyant notre curie, je veux dire la curie
d'Hostilia, et non la nouvelle qui me semble plus petite depuis qu'elle est
plus grande, j'avais la pensée fixée sur Scipion, sur Caton, sur Lélius, et
tout particulièrement sur mon aïeul. Tous les lieux ont le pouvoir d'évoquer
les souvenirs, que non sans raison, on a amené à un art de la mémoire."
(Traduction Isabelle Folliot)(Retour)
Note 16 : M.LOCKE divise
tous les arguments en arguments démonstratifs et en arguments probables. Dans
cette perspective, nous devons dire qu'il est seulement probable que tous les
hommes soient dans la nécessité de mourir, ou qu'il est seulement probable que
le jour va se lever demain. Mais pour mieux adapter notre langage à l'usage
courant, nous devons diviser les arguments en démonstrations, preuves
et probabilités. Par preuves, nous
entendons des arguments tirés de l'expérience, tels qu'ils ne laissent aucune
place au doute ou l'opposition.(Retour)
Note 17 : Section 2 (Retour)
Note 18 : Mr. LOCKE, dans
son chapitre "Du pouvoir" dit que, trouvant par expérience qu'il y a
diverses productions nouvelles dans la matière, et concluant qu'il doit y avoir
quelque part un pouvoir capable de les produire, nous arrivons finalement par
ce raisonnement à l'idée de pouvoir. Mais aucun raisonnement ne peut jamais
nous donner une idée nouvelle, originale, simple, comme ce philosophe lui-même
l'avoue. Ce raisonnement ne peut donc jamais être l'origine de cette idée.(Retour)
Note 19 : On peut prétendre
que la résistance que nous rencontrons dans les corps, nous obligeant à exercer
notre force, et exigeant tout notre pouvoir, nous donne l'idée de force ou de
pouvoir. C'est ce nisus, ce puissant
effort, dont nous sommes conscients, qui serait l'impression originale dont
l'idée est la copie. Mais, premièrement, nous attribuons du pouvoir à un grand
nombre d'objets où nous ne pouvons jamais supposer que cette résistance, cet
emploi de force intervient; à l'Etre Suprême, qui ne rencontre jamais aucune
résistance; à l'esprit, dans son commandement sur les idées et les membres,
dans la pensée et le mouvement courants, où l'effet s'ensuit immédiatement de
la volonté, sans aucun emploi de force, sans aucun appel à la force; à la
matière inanimée, qui n'est pas capable de ce sentiment. Deuxièmement, ce sentiment d'un effort pour vaincre une résistance
n'a pas de connexion connue avec un quelconque événement. Ce qui s'ensuit, nous
le savons par expérience, mais nous ne pourrions le savoir a priori. Il faut pourtant avouer que le nisus animal, dont nous faisons l'expérience, bien qu'il n'offre
aucune idée exacte et précise, entre pour une grande part dans cette idée
vulgaire et inexacte que nous nous en formons.(Retour)
Note 20 : "theos apo
mekhanes"*
* En caractères grecs dans le texte.
Correspond à l'expression latine plus connue "Deus ex machina".(NDT)(Retour)
Note 21 : Section 12 (Retour)
Note 22 : Je n'ai pas besoin
d'examiner en longueur la vis inertiae
dont on parle tant dans la nouvelle philosophie et qui est attribuée à la
matière. Nous savons par expérience qu'un corps au repos ou en mouvement
demeure à jamais dans son état présent jusqu'à ce qu'il soit mis hors de cet
état par quelque nouvelle cause; et qu'un corps mu prend autant de mouvement au
corps qui le meut qu'il en acquiert lui-même. Ce sont des faits. Quand nous
appelons cela une vis inertiae, nous
désignons seulement ces faits, sans prétendre avoir quelque idée du pouvoir
d'inertie; de la même manière que, quand nous parlons de gravité, nous
entendons certains effets, sans saisir ce pouvoir actif. Ce ne fut jamais
l'intention de Sir ISAAC NEWTON de dérober aux causes secondes leur force et
leur énergie, bien que certains de ses successeurs aient essayé d'établir cette
théorie sur son autorité. Au contraire, ce grand philosophe eut recours à un
fluide éthéré actif pour expliquer l'attraction universelle, mais il était si
prudent et si modeste qu'il reconnut que c'était une simple hypothèse, sur
laquelle il ne fallait pas insister, sans plus d'expériences. Je dois avouer
qu'il y a quelque chose d'un peu extraordinaire dans le destin des opinions :
DESCARTES suggéra cette doctrine de l'efficace universelle et unique de la
Divinité, sans insister. MALEBRANCHE et d'autres CARTESIENS en firent le
fondement de leur philosophie. Cette doctrine n'a pourtant aucune autorité en
Angleterre. LOCKE, CLARKE et CUDWORTH n'y prêtent jamais attention, et ils
supposent depuis longtemps que la matière a un pouvoir réel, bien que
subordonné et dérivé. Par quel moyen cette doctrine est-elle si répandue parmi
nos métaphysiciens modernes?(Retour)
Note 23 : Selon ces
explications et définitions, l'idée de pouvoir est tout aussi relative que
l'idée de cause : les deux renvoient
à un effet, ou à quelque autre événement. Quand nous considérons la
circonstance inconnue d'un objet, par laquelle le degré ou la qualité de son
effet est fixé ou déterminé, nous l'appelons son pouvoir; et en conséquence, il
est admis par tous les philosophes que l'effet est la mesure du pouvoir. Mais
s'ils avaient une idée du pouvoir, tel qu'il est en lui-même, pourquoi ne
pourraient-ils pas le mesurer en lui-même. Ce débat [pour savoir] si la force
d'un corps est comme sa vitesse ou comme le carré de sa vitesse, ce débat,
dis-je, il n'est pas besoin d'en décider en comparant ses effets en des temps
égaux ou inégaux. Il suffit d'une mesure et d'une comparaison directes.
Quand
à l'emploi fréquent des mots Force, Pouvoir, Energie, etc., qui interviennent
partout, aussi bien dans la conversation courante qu'en philosophie, il n'est
pas la preuve que nous connaissons le principe de connexion entre la cause et
l'effet, ou que nous sommes capables d'expliquer la production d'une chose par
une autre. Ces mots, tels qu'on les emploie couramment, ont des sens très
vagues qui leur sont attachés, et leurs idées sont très incertaines et
confuses. Aucun animal ne peut mettre des corps extérieurs en mouvement sans le
sentiment d'un nisus, d'un effort, et
tout animal a le sentiment, la sensation du choc, du coup provoqué par l'objet
extérieur qui est en mouvement. Ces sensations, qui sont purement animales, et
à partir desquelles nous ne pouvons tirer a
priori aucune inférence, nous sommes sujets à les transférer aux objets
inanimés et à supposer que ces objets ont de telles sensations, quand ils
transfèrent ou reçoivent du mouvement. En ce qui concerne les énergies qui sont
mises en oeuvre sans que nous leur annexions une idée de mouvement communiqué,
nous considérons seulement la conjonction constante dont nous avons fait
l'expérience entre des événements; et comme nous sentons une connexion habituelle entre les idées, nous transférons
ce sentiment aux objets, rien n'étant plus courant que d'appliquer aux corps
extérieurs toute sensation interne qu'ils occasionnent*.
* La note ainsi rédigée date de la troisième
édition. La note primitive (qui apparaît dans la deuxième édition) ne comporte
pas le deuxième paragraphe.(NDT)(Retour)
Note 24 : Je dis bien
"anomale". Qui ne respecte pas la loi (nomos en Grec), qui comporte
des "anomalies".(NdT)(Retour)
Note 25 : Ce paragraphe ne
figure pas dans les trois premières éditions.(NdT)(Retour)
Note 26 : La prédominance de
la doctrine de la liberté peut être expliquée par une autre cause, à savoir une
fausse sensation, un semblant d'expérience que nous avons ou que nous pouvons
avoir de la liberté ou de l'indifférence, dans nombre de nos actions. La
nécessité d'une action, qu'elle soit action de la matière ou action de
l'esprit, n'est pas, à proprement parler, une qualité dans l'agent, mais [une
qualité] dans l'être pensant et intelligent qui considère l'action; et elle
consiste principalement dans la détermination de ses pensées à inférer
l'existence de cette action à partir d'objets qui ont précédé; tout comme la
liberté, quand elle est opposée à la nécessité, n'est rien d'autre que le
défaut de cette détermination, un certain flottement, une certaine indifférence
que nous sentons à passer ou ne pas
passer de l'idée d'un objet à l'idée d'un objet suivant. Or, nous pouvons
observer que, bien qu'en réfléchissant
sur les actions humaines, nous sentons rarement un tel flottement, une telle
indifférence, mais sommes communément capables de les inférer de leurs motifs
et des dispositions de l'agent avec une certitude considérable, pourtant, il
arrive fréquemment que, en accomplissant
les actions elles-mêmes, nous percevons quelque chose comme cela. Et comme nous
confondons facilement des objets ressemblants, on a pris cela comme une preuve
démonstrative, et même intuitive, de la liberté humaine. Nous sentons que nos
actions sont soumises à notre volonté dans la plupart des occasions, et nous
imaginons que nous sentons que la volonté elle-même n'est soumise à rien, parce
que, si nous sommes incités à essayer, à cause de quelqu'un qui nierait cette
liberté, nous sentons que la volonté se meut aisément de tous côtés, et produit
une image d'elle-même (ou une velléité, comme on l'appelle dans les écoles)
même de ce côté où elle ne s'est pas fixée. Cette image, ce faible mouvement,
aurait pu à ce moment, nous nous en persuadons, se parfaire en la chose
elle-même; parce que si, de nouveau on le nie, nous trouvons, par un second
essai, qu'à présent c'est possible. Nous ne considérons pas que le bizarre
désir de montrer de la liberté est ici le motif de nos actions. Et il semble
certain que, de quelque manière que nous puissions imaginer sentir une liberté
en nous-mêmes, un spectateur peut communément inférer nos actions de nos motifs
et de notre caractère; et même quand il ne le peut pas, il conclut en général
qu'il le pourrait, s'il connaissait parfaitement toutes les circonstances de
notre situation et de notre tempérament, et les ressorts les plus secrets de
notre caractère et de nos dispositions. Or c'est l'essence même de la
nécessité, selon la précédente doctrine.(Retour)
Note 27 : Ainsi, si l'on
définit la cause "ce qui produit
quelque chose", il est facile d'observer que "produire" est synonyme de "causer". De la même manière, si
l'on définit la cause "ce par quoi
quelque chose existe", la définition est sujette à la même objection.
Car que veut-on dire par ces mots "par
quoi"? Si l'on avait dit que la cause est "ce après quoi une chose
existe constamment", nous aurions compris ces termes, car c'est en
vérité tout ce que nous connaissons de la chose. Cette dernière définition
forme une définition fiable de la nécessité, et nous n'en avons pas d'autre.(Retour)
Note 28 : Puisque tous les
raisonnements sur les faits et les causes dérivent uniquement de
l'accoutumance, on peut se demander comment il se fait que les hommes
surpassent tant les animaux pour ce qui est de raisonner et qu'un animal en
surpasse tant un autre. La même accoutumance n'a-t-elle pas la même influence
sur tous?
Nous
allons ici essayer d'expliquer brièvement la grande différence que l'on trouve entre
les entendements humains; après quoi, la raison de la différence entre les
hommes et les animaux sera facilement comprise.
1. Quand nous avons vécu quelque temps, et avons été
accoutumés à l'uniformité de la nature, nous acquérons une habitude générale
par laquelle nous transférons toujours le connu à l'inconnu, et pensons que le
dernier ressemblera au premier. Par le moyen de ce principe général habituel,
nous regardons même une seule expérience comme le fondement du raisonnement, et
attendons un événement semblable avec quelque degré de certitude, quand
l'expérience a été faite avec soin et libérée des circonstances étrangères. On
considère donc comme une question de grande importance d'observer les
conséquences des choses. Et comme un homme peut en surpasser un autre de
beaucoup en attention, en mémoire et en observation, cela fera une grande
différence dans leur raisonnement.
2. Quand les causes produisent l'effet de façon
compliquée, un esprit peut être plus ample qu'un autre, et plus capable de comprendre
le système entier des objets et d'inférer avec justesse leurs conséquences.
3. Un homme est capable de porter une chaîne de
conséquences sur une plus grande longueur qu'un autre.
4. Peu d'hommes peuvent penser longtemps sans tomber
dans une confusion d'idées, et confondre l'une avec l'autre; et il y a
différents degrés de cette infirmité.
5. La circonstance dont l'effet dépend est
fréquemment enveloppée dans d'autres circonstances qui sont étrangères et
extrinsèques. Séparer ces circonstances requiert souvent une grande attention,
de l'exactitude et de la subtilité.
6. Former des maximes générales à partir
d'observations particulières est une opération très difficile, et rien n'est
plus habituel que de commettre des erreurs, à cause de la précipitation ou d'un
esprit trop étroit pour envisager le problème sous toutes ses faces.
7. Quand nous raisonnons à partir d'analogies,
l'homme qui a la plus grande expérience ou qui se révèle le plus rapide pour
suggérer des analogies sera celui qui raisonnera le mieux.
8. Des inclinations provenant de préjugés, de
l'éducation, de la passion, du parti, agissent sur un esprit plus que sur un
autre.
9. Après que nos avons acquis une confiance dans les
témoignages humains, les livres et la conversation élargissent la sphère
d'expérience et de pensée d'un homme davantage que celle d'un autre.
Il
serait facile de découvrir beaucoup d'autres circonstances qui créent des
différences entre les entendements humains.(Retour)
Note 29 : Plutarque, Vie de Caton.(Retour)
Note 30 : Il est évident
qu'aucun Indien ne pouvait avoir l'expérience que l'eau ne gelait pas sous les
climats froids. C'est placer la nature dans une situation qui lui est
complètement inconnue; et il est impossible pour un Indien de dire a priori ce qui en résultera. C'est
faire une nouvelle expérience dont la conséquence est toujours incertaine. On
peut parfois conjecturer par analogie ce qui s'ensuivra, mais encore n'est-ce
qu'une conjecture. Et il faut avouer que, dans le présent cas du gel,
l'événement a lieu contrairement aux règles de l'analogie et est tel qu'un
indien raisonnable ne s'y attendrait pas. L'opération du froid sur l'eau n'est
pas graduelle, selon les degrés du froid; mais à chaque fois que l'eau arrive
au point de congélation, elle passe en un instant de l'état liquide le plus
extrême à la plus parfaite solidité. Un tel événement peut être appelé extraordinaire, et il faut un témoignage
joliment fort pour le rendre croyable aux gens qui habitent sous les climats
chauds. Mais cet événement n'est pourtant pas miraculeux, ni contraire à
l'expérience uniforme du cours de la nature dans les cas où toutes les
circonstances sont les mêmes. Les habitants de Sumatra ont toujours vu l'eau fluide
sous leur propre climat, et le gel de leurs rivières devrait être considéré
comme un prodige; mais ils n'ont jamais vu d'eau en Moscovie pendant l'hiver,
et ils ne peuvent donc pas raisonnablement être affirmatifs sur ce qui en
serait la conséquence.(Retour)
Note 31 : Parfois, un
événement peut, en lui-même, ne pas sembler contraire aux lois de la nature,
et pourtant, s'il était réel, il pourrait, en raison de certaines
circonstances, être appelé un miracle car, en fait, il est contraire à ces lois. Ainsi, si une personne,
s'attribuant une autorité divine, commandait à une personne malade de se porter
bien, à un homme en pleine santé de tomber raide mort, aux nuages de pleuvoir,
aux vents de souffler, bref, ordonnait de nombreux événements naturels qui
s'ensuivraient immédiatement de son commandement, ces événements pourraient
être légitimement considérés comme des miracles, parce qu'ils sont, dans ce
cas, réellement contraires aux lois de la nature. Car si un soupçon demeure que
l'événement et le commandement aient coïncidé par hasard, il n'y a pas de
miracle et pas de transgression des lois de la nature. Si le soupçon est
écarté, il y a évidemment un miracle et une transgression de ces lois, car rien
ne peut être plus contraire à la nature que la voix ou le commandement d'un
homme ait une telle influence. Un miracle peut être exactement défini : une transgression des lois de la nature par
une volition particulière de la Divinité ou par l'intervention de quelque agent
invisible. Un miracle peut se révéler ou pas aux hommes, ça ne change ni sa
nature ni son essence. L'élévation dans les airs d'une maison ou d'un bateau
est un miracle manifeste. L'élévation d'une plume, quand le vent manque, si peu
que ce soit, de la force requise dans cette intention, est un miracle aussi
réel, bien que nous n'y soyons pas aussi sensibles.(Retour)
Note 32 : On peut peut-être
objecter que je procède à la légère et que je me forme une idée d'ALEXANDRE
uniquement à partir des compte-rendus faits sur lui par Lucien, son ennemi
notoire. Il eût été souhaitable en effet que les compte-rendus de certains des
successeurs et des complices d'ALEXANDRE subsistassent. L'opposition et le
contraste entre le caractère et la conduite du même homme, tels que les dépeint
un ami ou un ennemi, est aussi forte, même dans a vie courante, et beaucoup
plus dans ces questions de religion, qu'entre deux hommes dans le monde, tels
ALEXANDRE et Saint Paul, par exemple.
Voir une lettre à Gilbert West, Esq., sur la conversion et l'apostolat de Saint
Paul.*
* Note présente dans les trois premières
éditions.(NdT)(Retour)
Note 33 : Histoires, livre V, Ch.8. SUETONE fait
presque le même récit dans La vie de
Vespasien.(Retour)
Note 34 : Ceux qui ont
assisté à l'un et à l'autre s'en souviennent encore, alors que rien ne peut
être gagné par le mensonge.(Traduction Isabelle Folliot)(Retour)
Note 35 : Ce livre fut écrit
par Mons. MONGERON, conseiller ou juge au Parlement de PARIS, un homme de
distinction et de caractère, qui fut aussi martyr de la cause, et qui
aujourd'hui, dit-on, est emprisonné quelque part en raison de son livre.
Il
y a un autre livre en trois volumes (intitulé : recueil des miracles de l'abbé
PARIS) qui donne un compte-rendu d'un grand nombre de ces miracles, accompagnés
de discours préliminaires qui sont très bien écrits. Il court cependant, à
travers l'ensemble, une comparaison ridicule entre les miracles de notre
Sauveur et ceux de l'abbé qui affirme que l'évidence de ces derniers est égale
à celle des premiers; comme si le témoignage des hommes pouvait jamais être mis
en balance avec celui de Dieu lui-même, qui dirigea la plume des écrivains
inspirés. Si ces écrivains, en vérité, doivent être considérés simplement comme
des témoins humains, l'auteur français est
très modéré dans sa comparaison, puisqu'il pourrait, avec quelque apparence de
raison, prétendre que les miracles JANSENISTES surpassent de beaucoup les
autres en évidence et en autorité. Les circonstances qui suivent sont tirées de
papiers authentiques, insérés dans le livre ci-dessus mentionné.
De
nombreux miracles de l'abbé PARIS furent vérifiés sur le fait par des témoins
devant l'officialité, ou cour épiscopale de PARIS, sous l'oeil du cardinal Nouailles, dont la réputation
d'intégrité et dont les capacités ne furent jamais contestées, même par ses
ennemis.
Son
successeur à l'archevêché était un ennemi des JANSENISTES et fut pour cette
raison nommé au siège épiscopal. Pourtant, vingt-deux recteurs, ou curés de PARIS, avec une gravité
infinie, le pressèrent d'examiner ces miracles qu'ils disaient connus du monde
entier et indiscutablement certains. Mais il s'abstint sagement.
Le
parti des MOLINISTES avait essayé de discréditer ces miracles dans un cas,
celui de Mademoiselle LE FRANC. Mais, outre que leurs procédés furent à de
nombreux égards les plus irréguliers du monde, particulièrement en ne citant
que le peu de témoins JANSENISTES qu'ils avaient subornés, outre cela, dis-je,
ils se trouvèrent bientôt submergés par une nuée de nouveaux témoignages, au
nombre de cent-vingt, la plupart de personnes ayant du crédit et des biens à
PARIS, qui prêtèrent serment en faveur du miracle, et cela fut accompagné d'un
appel pressant et solennel au Parlement. Mais l'autorité interdit au Parlement
de se mêler de l'affaire. Finalement, on s'aperçut que quand les hommes sont
échauffés par le zèle et l'enthousiasme, il n'existe aucun degré de témoignage
humain assez fort pour ne pas être acquis à la plus grande absurdité; et ceux
qui seront assez sots pour examiner l'affaire de cette façon, et chercher des
points faibles dans le témoignage, sont presque sûrs d'être confondus. Il faut
que l'imposture soit en vérité misérable pour ne pas l'emporter dans ce débat.
Tous
ceux qui étaient en FRANCE vers cette époque ont entendu parler de la
réputation de M. HERAUT, le lieutenant de
police dont la vigilance, la pénétration, l'activité et la grande
intelligence ont tant fait parler d'elles. Ce magistrat qui, par la nature de
sa fonction, est presque absolu, fut investi des pleins pouvoirs, à dessein
d'étouffer ou de discréditer ces miracles, et souvent il se saisit sur le fait
et examina des témoins et leurs propos, mais, jamais, il ne put parvenir à
quelque chose de satisfaisant contre eux.
Dans
le cas de Mademoiselle THIBAUT, il envoya, pour l'examiner, le fameux DE SYLVA,
dont le témoignage est très curieux. Le médecin déclare qu'il était impossible
qu'elle pût avoir été si malade, comme le certifiaient les témoins, parce qu'il
était impossible qu'elle pût, en un temps si court, avoir recouvré la santé
qu'il lui trouva. Il raisonna comme un homme de bon sens, à partir de causes
naturelles. Mais le parti adverse lui dit que l'ensemble était un miracle et
que son témoignage même en était la meilleure preuve.
Les
MOLINISTES étaient dans un triste dilemme. Ils n'osaient pas affirmer
l'insuffisance absolue du témoignage pour prouver un miracle. Ils furent
obligés de dire que ces miracles étaient réalisés par sorcellerie et par le
diable. Mais il leur fut répondu que c'était la ressource des JUIFS de jadis.
Aucun
JANSENISTE ne fut jamais embarrassé pour rendre compte de l'interruption des miracles
quand le cimetière fut fermé par édit royal. C'est parce qu'on touchait la
tombe que se produisaient ces effets extraordinaires, et quand personne ne
pouvait approcher de la tombe, aucun effet ne pouvait être attendu. Dieu, en
vérité, aurait pu faire s'écrouler les murs en un instant, mais il est maître
de sa propre grâce et de ses propres oeuvres, et il ne nous appartient pas de
les expliquer. Il n'a pas fait s'écrouler les murs de toute cité, comme ceux de
JERICHO, au son des cornes de bélier, pas plus qu'il n'a démoli la prison de
tous les apôtres, comme il l'a fait pour St. PAUL.
De même un homme, tel que le duc de
CHATILLON, duc et pair de FRANCE, du plus haut rang et de la plus haute
famille, porte témoignage d'une guérison miraculeuse, réalisée sur une de ses
servantes, qui avait vécu plusieurs années dans sa maison avec une infirmité
visible et palpable.
Je
conclurai en observant qu'aucun clergé n'est plus célèbre pour la rigueur de se
vie et de ses moeurs que le clergé séculier de FRANCE, particulièrement les
recteurs ou curés de PARIS, portant témoignage de ces impostures.
Le
savoir, le génie et la probité des messieurs de PORT-ROYAL, et l'austérité de
ses religieuses, ont été très célèbres dans toute l'EUROPE. Pourtant, ils ont
tous porté témoignage d'un miracle accompli sur la nièce du fameux PASCAL, dont
la sainteté de vie et l'extraordinaire capacité sont bien connues. Le fameux
RACINE donna un compte-rendu de ce miracle dans son histoire fameuse de
PORT-ROYAL, et lui donna de la force avec toutes les preuves qu'une multitude
de religieuses, de prêtres, de médecins et d'hommes du monde de crédit
indubitable pouvaient lui donner à ce sujet. Plusieurs hommes de lettres, en
particulier l'évêque de TOURNAY, pensèrent que ce miracle était assez certain
pour qu'on puisse l'utiliser pour réfuter les athées et les libres-penseurs. La
reine régente de FRANCE, qui avait de très grands préjugés contre PORT-ROYAL, y
envoya son médecin personnel pour examiner le miracle, médecin qui revint
absolument converti. En bref, la guérison surnaturelle était si incontestable
qu'elle sauva pour un temps ce fameux monastère de la ruine dont les JESUITES
le menaçaient. S'il avait eu tromperie,
elle aurait certainement été repérée par des adversaires si sagaces et si
puissants, et aurait nécessairement hâté la ruine de ses instigateurs. Nos
religieux, qui savent bâtir un château formidable à partir de matériaux si
méprisables, quel prodigieux système auraient-ils pu ériger de cela et des
autres nombreuses circonstances que je n'ai pas mentionnées! Combien de fois
les grands noms de PASCAL, RACINE, ARNAUD, NICOLE auraient raisonné à nos
oreilles! Mais, s'ils étaient sages, ils feraient bien d'adopter le miracle,
comme valant mille fois plus que tout le reste de leur collection. En outre, il
peut servir énormément leur dessein, car ce miracle fut réellement accompli en
touchant un authentique saint piquant de la sainte épine, qui composait la
sainte couronne, qui, etc..(Retour)
Note 36 : Le genre humain
avide de ce qui touche l'oreille.(traduction Isabelle Folliot)(Lucrèce)(Retour)
Note 37 : Nov. Org.,Liv.II,aph.29.(Retour)
Note 38 : Le titre était,
dans la première édition : Des
conséquences de la religion civile.(NdT)(Retour)
Note 39 : Lucien : L'eunuque.(Retour)
Note 40 : Lucien et Dion. (Retour)
Note 41 : En général, il
peut être établi comme une maxime, je pense, que, quand une cause n'est connue
que par ses effets particuliers, il est nécessairement impossible d'inférer de
nouveaux effets de cette cause, puisque les qualités qui sont requises pour
produire ces nouveaux effets avec le premier doivent, ou être différentes ou
supérieures, ou être d'une opération plus étendue que celles qui ont simplement
produit l'effet d'où seulement la cause nous est connue. Par conséquent, nous
ne pouvons jamais avoir de raison de supposer l'existence de ces qualités. Dire
que les nouveaux effets procèdent simplement de la continuation de la même
énergie, qui est déjà connue par ses premiers effets, ne supprime pas la
difficulté. Car, même en accordant que ce soit le cas (ce qu'on ne peut guère
supposer), la continuation même, l'emploi même d'une énergie semblable (car il
est impossible qu'elle soit absolument la même), dans une portion différente du
temps et de l'espace, est une supposition très arbitraire, et il n'est pas
possible qu'il y en ait des traces dans les effets d'où notre connaissance de
la cause est originellement dérivée. Que la cause inférée soit exactement proportionnée (comme elle doit l'être) à
l'effet connu, et il est impossible qu'elle possède des qualités à partir
desquelles des effets nouveaux et différents puissent être inférés.(Retour)
Note 42 : Cet argument est
tiré du Dr Berkeley et, en vérité, la plupart des écrits de cet auteur très
ingénieux constituent les meilleures leçons de scepticisme que nous puissions
trouver parmi les philosophes anciens et modernes, sans en excepter Bayle. Il
déclare cependant, dans la page de titre (et sans doute avec grande vérité),
qu'il a composé son livre aussi bien contre les sceptiques que contre les
athées et les libres-penseurs. Mais que tous ses arguments (quoique destinés à
autre chose) soient en réalité purement sceptiques, c'est ce qui ressort de
ceci, qu'ils n'admettent aucune réponse et ne produisent aucune conviction. Le
seul effet, sur le moment, est de causer cette stupéfaction, cette indécision
et cette confusion, qui sont le résultat du scepticisme.(Retour)
Note 43 : Quelles que soient
les discussions qu'il puisse y avoir sur les points mathématiques, nous devons
admettre qu'il y a des points physiques, c'est-à-dire des parties d'étendue qui
ne peuvent pas être divisées ou amoindries, que ce soit par l'oeil ou par
l'imagination. Ces images, donc, qui sont présentes à la fantaisie ou aux sens,
sont absolument indivisibles, et par conséquent, les mathématiciens doivent
admettre qu'elle sont infiniment moindres que n'importe quelle partie réelle de
l'étendue; et pourtant rien n'apparaît plus certain à la raison qu'un nombre
infini de ces images compose une étendue infinie. A plus forte raison, un
nombre infini de ces parties infiniment petites d'étendue, qui sont encore
supposées divisibles infiniment.(Retour)
Note 44 : Il ne semble pas impossible
d'éviter ces absurdités et ces contradictions si l'on admet qu'il n'y a rien de
tel que les idées abstraites ou générales, à proprement parler, mais que toutes
ces idées générales, en réalité, sont des idées particulières, attachées à un
terme général qui rappelle à l'occasion d'autres idées particulières, qui
ressemblent en certaines circonstances à l'idée présente à l'esprit. Ainsi,
quand le terme "cheval" est prononcé, nous nous figurons
immédiatement l'idée d'un cheval blanc ou noir, d'une taille et d'une forme
particulières; mais comme ce terme est habituellement appliqué à des animaux
d'autres couleurs, d'autres formes et tailles, ces idées, quoique n'étant pas
actuellement présentes à l'imagination, son aisément rappelées; et notre raisonnement
et notre conclusion procèdent de la même façon que si elles étaient
actuellement présentes. Si l'on admet cela (comme il semble raisonnable), il
s'ensuit que toutes les idées de quantité sur lesquelles les mathématiciens
raisonnent ne sont rien que des idées particulières, telles qu'elles sont
proposées par les sens et l'imagination, et par conséquent, elles ne peuvent
pas être divisibles infiniment. Il suffit d'avoir pour l'instant glissé cette
allusion, sans la poursuivre plus loin. Il importe certainement aux amoureux de
la science de ne pas s'exposer au ridicule et au mépris des ignorants par leurs
conclusions; et cela semble la solution la plus facile de ces difficultés.(Retour)
Note 45 : Cette maxime impie
de l'ancienne philosophie, Ex nihilo,
nihil fit*, qui excluait la création de la matière, cesse d'être une maxime
selon cette philosophie. Non seulement la volonté de l'Etre suprême peut créer
de la matière, mais, pour autant que nous le sachions a priori, la volonté de tout autre être pourrait en créer, ou toute
autre cause assignée par l'imagination la plus fantasque.
* "Rien ne vient de rien"(NdT)(Retour)
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