David Hume
Essai sur la
naissance et les progrès des arts et des sciences
1742 (1ère publication)
Edinburgh. A. Kincaid
Edition de travail :
Essays : Moral, Political and Literary
Edited by Henry Frowde
Edinburg and Glasgow
1903-1904
Traduction suivie de la traduction anonyme du XVIIIème siècle
publiée en 1752
Chez J.H. Schneider, à
Amsterdam
La traduction de Philippe Folliot
Traduction de
Philippe Folliot
2010
(112) [1] Rien n’exige plus de finesse, dans nos enquêtes sur
les affaires humaines, que de distinguer exactement ce qui est dû au hasard [2] et ce qui procède de causes ; et il n’est
aucun sujet pour lequel un auteur soit plus susceptible de se tromper par des
subtilités et des raffinements pleins d’erreurs. Dire qu’un événement vient du
hasard coupe court à toute enquête ultérieure et laisse l’auteur dans le même
état d’ignorance que celui du reste de l’humanité. Mais quand on suppose que
l’événement procède de causes certaines et stables, cet auteur peut alors
déployer son ingéniosité en attribuant ces causes ; et, comme un homme de
quelque subtilité ne peut jamais être pris au dépourvu sur ce point, il a par
là l’occasion d’enfler ses volumes et de révéler sa profonde connaissance en
observant ce qui échappe au vulgaire et à l’ignorant.
C’est
à la sagacité de chaque homme particulier de faire la distinction entre le
hasard et les causes quand il considère chaque incident particulier mais, si je
devais établir une règle générale pour nous aider dans l’application de cette
distinction, elle serait la suivante : ce qui dépend de peu de
personnes doit, dans une large mesure, être attribué au hasard ou à des causes
secrètes et inconnues et ce qui vient d’un grand nombre de personnes peut
souvent être expliqué par des causes déterminées et connues.
Deux
raisons naturelles peuvent être attribuées à cette (113) règle. Premièrement,
en supposant qu’un dé ait une tendance, même faible, à tomber sur une face
particulière, cette tendance, bien qu’elle n’apparaisse sans doute pas pour un
faible nombre de jets, prévaudra certainement si vous jetez le dé un grand
nombre de fois et elle fera pencher la balance de ce côté. [3] De la même manière, quand des causes produisent
une inclination particulière ou une passion particulière, à un moment donné,
dans une population donnée, bien que de nombreux individus puissent échapper à
la contagion et être gouvernés par des passions qui leur sont propres, la
multitude, cependant, sera certainement saisie par l’affection commune et sera
gouvernée par elle dans toutes ses actions.
Deuxièmement, ces principes ou causes qui sont propres à agir sur
une multitude sont toujours d’une nature plus globale et plus durable, moins
sujets aux accidents et moins influencés par le caprice et la fantaisie des
individus, que ceux qui agissent seulement sur peu de gens. Les seconds sont
généralement si fins et si fragiles que le plus petit incident
de santé, d’éducation ou de fortune d’une personne particulière suffit à dévier
leur cours et retarder leur opération. Il n’est pas possible de les réduire à
des maximes ou observations générales. Leur influence, à un moment donné, ne
nous donnera pas la certitude de leur influence à un autre moment, même si
toutes les circonstances générales sont identiques dans les deux cas.
A
en juger par cette règle, les révolutions intérieures et graduelles d’un Etat
doivent être un sujet qui se prête davantage au raisonnement et à l’observation
que les révolutions étrangères et violentes qui sont généralement produites par
des individus et qui sont plus influencées par la fantaisie, la folie ou le
caprice que par des passions et des intérêts généraux. Le déclin des Lords et
l’ascension des Communes, après les statuts d’aliénation [4] et les progrès du commerce et de l’industrie,
s’expliquent plus aisément par des principes généraux que le déclin de
l’Espagne et l’ascension de la monarchie française après la mort de Charles
Quint. Si Henri IV, le cardinal de Richelieu et Louis XIV (114) avaient été espagnols et si Philippe II, Philippe III,
Philippe IV et Charles II avaient été français, l’histoire de ces deux nations
aurait été entièrement inversée.
Pour
la même raison, il est plus facile d’expliquer la naissance et les progrès du
commerce dans un royaume que d’y expliquer la naissance et les progrès du
savoir, et un Etat qui s’appliquerait à encourager le premier serait plus assuré du succès qu’un Etat qui cultiverait le
second. L’avarice, ou désir du gain, est une passion universelle qui opère tout
le temps, en tout lieu et sur toutes les personnes mais la curiosité, ou amour
de la connaissance, a une influence très limitée et requiert de la jeunesse, du
loisir, de l’éducation, du génie et des modèles pour diriger la personne. Les
libraires ne manqueront jamais tant qu’il y aura des acheteurs de livres mais
il peut fréquemment y avoir des lecteurs là où il n’y a pas d’auteurs. La
population nombreuse, les besoins et la liberté ont engendré le commerce en
Hollande mais l’étude et l’application n’ont guère produit d’écrivains
éminents.
Nous
pouvons donc conclure qu’il n’est aucune tâche pour laquelle nous devons autant
procéder avec précaution que celle qui consiste à retracer l’histoire des arts
et des sciences, de peur d’attribuer des causes qui n’ont jamais existé et de
réduire ce qui est simplement contingent [5] à des principes universels et stables. Ceux qui
cultivent les arts et les sciences sont toujours peu nombreux, la passion qui
les gouverne est limitée, leur goût et leur jugement délicats, facilement
corrompus, ainsi que leur application sont perturbés par le plus petit
accident. C’est pourquoi le hasard (les causes secrètes et inconnues) doit
avoir une grande influence sur la naissance et les progrès de tous les arts
raffinés.
Mais
il y a une raison qui me pousse à ne pas attribuer cela au hasard. Même si les
personnes qui cultivent les sciences avec un succès si étonnant qu’il attire
l’admiration de la postérité sont toujours peu nombreuses, dans toutes les
nations et à toutes les époques, il est impossible qu’une part du même esprit
et du même (115) génie ne se soit pas préalablement diffusée dans le peuple
d’où ces hommes sortent, afin de produire, former et cultiver, dès la plus
tendre enfance, le goût et le jugement de ces écrivains éminents. Des esprits
si raffinés ne sauraient sortir d’une masse totalement idiote. Il y a un
Dieu en nous, dit Ovide, qui souffle ce feu divin par lequel nous sommes
animés. [6] A toutes les époques, les poètes ont revendiqué cette
inspiration. Il n’y a cependant là rien de surnaturel. Leur feu n’est pas
allumé par les cieux, il ne fait que parcourir la Terre, passe d’un cœur à
l’autre et brûle avec le plus d’ardeur quand les combustibles ont été les mieux
préparés et les plus heureusement disposés. La question de la naissance et des
progrès des arts et des sciences n’est donc pas totalement une question qui
concerne le goût, le génie et l’esprit d’une minorité mais une question qui
concerne tout un peuple et on peut donc la traiter, dans une certaine mesure,
par des causes et des principes généraux. Je conviens que celui qui voudrait
faire des recherches sur tel poète en particulier, comme par exemple Homère,
qui a existé à tel endroit, à telle époque, se lancerait tête baissée dans une
entreprise chimérique [7] et ne pourrait jamais traiter un tel sujet sans une
multitude de subtilités et de raffinements pleins d’erreurs. Il pourrait aussi
bien prétendre donner les raisons pour lesquelles des généraux particuliers
comme Fabius et Scipion vécurent à Rome à telle époque et dire pourquoi Fabius
vint au monde avant Scipion. Pour de tels accidents, on ne peut donner d’autre
raison que celle donnée par Horace :
·
Scit
genius, natale comes, qui temperat astrum,
·
Naturæ
Deus humanæ, mortalis in
unum—
·
—Quodque
caput, vultu mutabilis, albus et ater. [8]
Mais je suis persuadé que, dans de nombreux cas, on
pourrait donner les raisons pour lesquelles une nation, à un moment donné, est
plus savante et plus raffinée que les nations voisines. C’est du moins un sujet
si curieux que ce serait dommage de l’abandonner entièrement (116) avant
d’avoir découvert s’il est l’objet possible de raisonnements et si on peut le
réduire à des principes généraux.
Ma première remarque sur ce point est qu’il est
impossible que les arts et les sciences, à l’origine, naissent en un peuple qui
ne jouit pas des bienfaits d’un gouvernement libre.
Dans les premiers âges du monde, quand les hommes
étaient aussi barbares qu’ignorants, pour se protéger des violences et des
injustices réciproques, ils se contentèrent de choisir certains gouvernants, un
ou plusieurs, à qui ils faisaient implicitement confiance sans pourvoir, par
des lois ou des institutions politiques, à leur sécurité contre la violence et
l’injustice de ces gouvernants. Si l’autorité était concentrée en une seule
personne et si le peuple, par des conquêtes ou par la voie ordinaire de la
propagation, devenait une grande multitude, le monarque, se rendant compte
qu’il lui était impossible, à lui seul, d’exécuter partout toutes les fonctions
de la souveraineté, devait déléguer son autorité à des magistrats subalternes
qui maintenaient la paix et l’ordre dans leurs districts respectifs. Comme
l’expérience et l’éducation n’avaient pas encore raffiné à un degré important
le jugement des hommes, le prince, dont le pouvoir était sans limites, ne
songeait jamais à donner des bornes à ses ministres mais déléguait sa pleine
autorité à tous ceux qu’il instituait pour gouverner une partie du peuple.
Toutes les lois générales s’accompagnent d’inconvénients quand elles sont
appliquées à des cas particuliers et il faut beaucoup de pénétration d’esprit
et d’expérience pour s’apercevoir que ces inconvénients sont moins nombreux que
ceux qui résultent des pleins pouvoirs discrétionnaires de tous les magistrats
et pour discerner les lois générales qui, dans l’ensemble, s’accompagnent de
peu d’inconvénients. C’est une question d’une si grande difficulté que des
hommes peuvent avoir fait certains progrès, même dans les arts sublimes de la
poésie et de l’éloquence, où la vivacité du génie et de l’imagination
favorisent les progrès, avant d’être arrivés à un grand raffinement dans leurs
(117) lois civiles, où seuls de fréquents essais et une observation diligente
peuvent diriger les progrès. On ne doit donc pas supposer qu’un monarque
barbare, sans instruction, avec un pouvoir sans limites, puisse
jamais devenir un législateur ou songer à limiter le pouvoir de ses Pachas
dans les provinces ou même de ses Cadis dans les villages. On dit que le
dernier Tsar, pourtant de noble génie, amoureux et grand admirateur des
arts européens, déclarait estimer la politique turque sur ce point et approuver
les jugements sommaires des causes tels qu’on les voit dans les monarchies
barbares où les juges ne sont limités par aucune méthode, aucune formalité,
aucune loi. Il ne voyait pas qu’une telle pratique était contraire à tous les
efforts qu’il faisait pour raffiner son peuple. Le pouvoir arbitraire, dans
tous les cas, est quelque chose d’oppressant et d’avilissant mais il est
totalement ruineux et intolérable quand sa portée est réduite. Il devient pire
encore quand la personne qui le possède sait que la durée de son autorité est
limitée et incertaine. Habet subjectos tanquam suos; viles, ut alienos. [9] Il gouverne les sujets avec une pleine autorité comme
s’ils étaient sa propriété mais avec négligence ou tyrannie, comme s’ils
appartenaient à un autre. Des gens gouvernés de cette manière sont des esclaves,
au sens plein et propre du mot, et il est impossible qu’ils
puissent jamais aspirer au moindre raffinement du goût ou de la raison.
Ils n’osent même pas prétendre satisfaire les besoins vitaux dans l’abondance
et la sécurité.
Par conséquent, attendre que les arts et les sciences,
à l’origine, naissent dans une monarchie, c’est attendre une contradiction.
Avant l’apparition de ces raffinements, le monarque est ignorant et inculte et,
n’ayant pas une connaissance suffisante pour prendre conscience de la nécessité
d’équilibrer son gouvernement par des lois générales, il délègue son plein
pouvoir à des magistrats subordonnés. Cette (118) politique barbare avilit le
peuple et empêche pour toujours tous les progrès. S’il se pouvait que, avant
que les sciences ne soient connues dans le monde, un monarque possédât assez de
sagesse pour devenir législateur et gouverner son peuple par des lois et non
par la volonté arbitraire de certains sujets, [10] il se pourrait que cette sorte de gouvernement soit
le premier berceau des arts et des sciences. Mais cette supposition ne semble
guère cohérente ou raisonnable.
Il peut arriver qu’une république, dans son enfance,
se soutienne par quelques lois comme une monarchie barbare et confie une
autorité illimitée à ses magistrats ou ses juges. Mais, outre que les fréquents
votes du peuple constituent un contrôle de l’autorité,
il est impossible que, avec le temps, au moins, la nécessité de restreindre
l’autorité des magistrats afin de préserver la liberté ne se montre pas et ne
donne pas naissance à des lois et des statuts généraux. Les consuls romains,
pendant quelques temps, décidèrent de toutes les causes, sans être limités par
des lois positives, jusqu’à ce que le peuple, qui portait ce joug avec
impatience, créât les decemvirs qui
promulguèrent les Douze Tables, un corps de lois qui, tout en n’ayant
pas le volume d’un seul acte du parlement anglais, furent presque les seules
lois écrites qui réglèrent la propriété et les châtiments pendant plusieurs
générations dans cette célèbre république. Elles étaient néanmoins suffisantes,
jointes aux formes d’un gouvernement libre, pour mettre en sécurité la vie et
les propriétés des citoyens, pour protéger chacun de la domination d’autrui et
de la violence ou la tyrannie des concitoyens. Dans une telle situation, les
sciences peuvent lever et fleurir, ce qui ne peut jamais arriver dans le
théâtre de l’oppression et de l’esclavage qui résultent toujours des monarchies
barbares, où le peuple seul est contraint par l’autorité des magistrats alors
que les magistrats ne sont restreints par aucune loi, ni aucun statut. Un
despotisme illimité de cette nature (119), tant qu’il existe, bloque
efficacement tout progrès et empêche les hommes d’atteindre cette connaissance
qui est requise pour les instruire des avantages qui viennent d’une meilleure
politique et d’une autorité plus modérée.
Ce sont là les avantages des Etats libres. Même si une
république est barbare, nécessairement, par une opération infaillible, elle
fait naître la législation, même avant que l’humanité ait fait des progrès
importants dans les autres sciences. De la loi, naît la sécurité ; de la
sécurité, la curiosité ; et de la curiosité, la connaissance. Les derniers
pas de ce progrès peuvent être plus accidentels mais les premiers sont
entièrement nécessaires. Une république sans lois ne peut jamais durer. Au
contraire, dans un gouvernement monarchique, la législation ne naît pas
nécessairement des formes du gouvernement. La monarchie, quand elle est
absolue, contient même quelque chose qui répugne à la législation. Une grande
sagesse et une grande réflexion peuvent seules les réconcilier. Mais on ne peut
jamais espérer un tel degré de sagesse avant de grands raffinements et de
grands progrès de la raison humaine. Ces raffinements requièrent la curiosité,
la sécurité et la loi. On ne peut donc jamais s’attendre à ce que les arts et
les sciences prennent leur premier essor sous des gouvernements despotiques. [11]
Il existe d’autres causes qui découragent le
développement des arts raffinés sous les gouvernements despotiques, quoique je
considère que l’absence de lois et la délégation des pleins pouvoirs à tous les
petits magistrats constituent la cause principale. Il est certain que
l’éloquence se développe plus naturellement sous les gouvernements populaires.
L’émulation, aussi, dans toutes les sortes de réalisations, y doit être plus
vive et (120) plus animée ; et le génie et le talent ont un champ et une
carrière plus vastes. Toutes ces causes font des gouvernements libres les
seules pépinières qui conviennent aux arts et aux sciences.
La prochaine observation que je veux faire sur ce
point est que rien n’est plus favorable à la naissance de la politesse et du
savoir qu’un certain nombre d’Etats voisins et indépendants, liés par le
commerce et la politique. L’émulation qui naît naturellement parmi ces
Etats voisins est une source évidente de progrès. Mais ce sur quoi je voudrais
surtout insister, c’est le frein que ces territoires limités imposent au pouvoir
et à l’autorité.
Les gouvernements étendus, où une seule personne a une
grande influence, deviennent rapidement absolus mais les petits Etats se
transforment naturellement en républiques (commonwealths).
Un grand gouvernement s’habitue par degrés à la tyrannie parce que chaque acte
de violence, s’exerçant sur une partie du pays distante de la plupart des
autres parties, n’est pas remarqué et n’excite pas une violente fermentation.
De plus, dans un grand gouvernement, même si l’ensemble est mécontent, il peut
être tenu dans l’obéissance avec un peu d’habileté car chaque partie, ignorant
les résolutions des autres, craint de commencer le désordre ou l’insurrection.
Sans parler du respect superstitieux des princes que les hommes contractent
naturellement quand ils ne voient pas souvent leur souverain et que la plupart
ne le connaissent pas assez pour percevoir ses faiblesses. Et, comme de grands
Etats peuvent subvenir aux dépenses destinées au faste de la majesté, il existe
une sorte de fascination sur les hommes qui, naturellement, contribue à les
maintenir en esclavage.
Dans un petit gouvernement, tout
acte d’oppression est immédiatement connu de tout le monde et les murmures et
les mécontentements qu’il provoque se communiquent facilement. L’indignation
atteint des sommets parce que, dans de tels Etats, nécessairement, les sujets
ne comprennent pas que la distance (121) entre eux et leur souverain est très
grande. « Nul n’est un héros pour son valet de chambre », disait le
Prince de Condé. [12]
Il est certain que l’admiration et la familiarité sont entièrement
incompatibles chez une créature mortelle. [13]
Le sommeil et l’amour convainquaient Alexandre lui-même qu’il n’était pas un
dieu. Mais je suppose que ceux qui le fréquentaient quotidiennement auraient pu
facilement, en regardant ses innombrables faiblesses, lui donner d’autres
preuves nombreuses de son humanité.
Mais les divisions en petits Etats
sont favorables au savoir car elles stoppent le progrès aussi bien de l’autorité
que du pouvoir. La réputation exerce souvent une fascination aussi
grande sur les hommes que celle que produit la souveraineté et elle détruit de
la même façon la liberté de pensée et d’examen. Mais, si un certain nombre
d’Etats voisins ont de grandes relations artistiques et font ensemble du
commerce, leur mutuelle jalousie les empêche d’accepter trop légèrement la loi
des autres en matière de goût et de raisonnement et elle les fait examiner tout
œuvre d’art avec le plus grand soin et la plus grande précision. La contagion
des opinions populaires ne se fait pas aussi aisément d’un lieu à un autre.
Elle est vite freinée en un Etat ou en un autre quand elle n’est pas compatible
avec les préjugés dominants. Et rien, sinon la nature et la raison, [ou du
moins ce qui lui ressemble beaucoup], [14]
ne peut faire son chemin à travers les obstacles et unir les nations les plus
rivales dans l’estime et l’admiration d’une œuvre.
La Grèce formait un groupe de petites principautés qui
devinrent rapidement des républiques et, unies à la fois par leur voisinage et
par les liens d’un même langage et d’un même intérêt, elles commencèrent à
entretenir les relations les plus étroites dans le domaine du savoir et du
commerce. Un climat heureux, une terre qui n’était pas stérile et le langage le
plus étendu et le plus harmonieux : toutes ces circonstances semblaient
favoriser au sein de ce peuple la naissance des arts et des sciences. Chaque
cité produisait ses artistes et ses philosophes (122) qui refusaient de céder
la préférence aux artistes et aux philosophes des nations voisines. Leurs
disputes et leurs débats aiguisaient l’esprit des hommes. Une variété d’objets
se présentait au jugement tandis que chacun disputait la préférence aux autres.
Les sciences, n’étant pas écrasées par la contrainte de l’autorité, furent
capables de faire des pousses si considérables qu’elles sont, même à notre
époque, l’objet de notre admiration. Mais après que l’Eglise chrétienne,
catholique, se fût répandue sur le monde civilisé et qu’elle eût absorbé
tout le savoir de l’époque, étant en réalité un seul grand Etat en lui-même,
unifié sous les ordres d’un chef, la variété des sectes disparut immédiatement
et la philosophie péripatéticienne fut seule admise dans les écoles, ce qui
déprava entièrement toutes les sortes de savoir. Mais l’humanité, ayant à la
longue secoué ce joug, la situation est revenue quasiment à ce qu’elle était
avant et l’Europe est actuellement, en grand, une copie du modèle miniature
qu’était jadis la Grèce. Nous avons vu par plusieurs exemples les avantages de
cette situation. Qu’est-ce qui a bloqué le progrès de la philosophie
cartésienne pour laquelle la nation française montra un tel penchant à la fin
du siècle dernier, sinon l’opposition qui lui fut faite par les autres nations
d’Europe qui découvrirent rapidement les côtés faibles
de cette philosophie ? L’examen le plus sévère que la théorie de Newton a
subi ne vient pas de ses concitoyens mais d’étrangers et, si elle surmonte les
obstacles qu’elle rencontre à présent dans toutes les parties de l’Europe, elle
triomphera probablement jusqu’à la plus lointaine postérité. Les Anglais sont
maintenant conscients de la licence scandaleuse de leur théâtre à cause de
l’exemple de la décence et de la morale du théâtre français. Les Français sont
convaincus que leur théâtre est devenu quelque peu efféminé par trop d’amour et
de galanterie et ils commencent à approuver le goût plus masculin de certaines
nations voisines.
(123) En Chine, il semble y avoir un fonds assez
considérable de politesse et de science et, au cours de tant de siècles, on eût
pu naturellement espérer qu’il mûrît en quelque chose de plus parfait et de
plus fini que ce qui en est sorti. Mais la Chine est un vaste empire, parlant
une seule langue, gouvernée par un seul droit, partageant les mêmes mœurs.
L’autorité d’un docteur tel que Confucius se propagea facilement d’un coin de
l’empire à l’autre. Nul n’eut le courage de résister au torrent de l’opinion
populaire et la postérité ne fut pas assez hardie pour contester ce qui avait
été accepté universellement par ses ancêtres. Cela semble être la raison
naturelle pour laquelle les sciences ont fait un progrès si lent dans ce
puissant empire. [15]
Si nous considérons la face du globe, des quatre parties
du monde, l’Europe est la plus divisée (124) par des mers, des fleuves et des
montagnes, et, de tous les pays d’Europe, c’est la Grèce. De là vient que ces
régions ont été naturellement divisées en plusieurs gouvernements distincts. De
là vient que les sciences naquirent en Grèce et que l’Europe ait été jusqu’à
présent leur lieu de résidence le plus constant.
J’ai quelquefois été enclin à penser que des
interruptions dans les périodes de savoir, si elles ne s’accompagnent pas d’une
destruction des livres anciens et des archives historiques, sont plutôt
favorables aux arts et aux sciences car elles brisent le progrès de l’autorité
et détrônent les usurpateurs tyranniques de la raison humaine. Sur ce point,
elles ont la même influence que les interruptions dans les gouvernements et les
sociétés politiques. Considérez la soumission aveugle des philosophes de
l’antiquité aux différents maîtres des différentes écoles et vous serez
convaincu qu’on ne saurait espérer un peu de bien d’une centaine de siècles de
cette philosophie servile. Même les Eclectiques, qui apparurent à l’époque
d’Auguste, bien qu’ils professassent de choisir librement ce qui leur plaisait
dans les différentes sectes, étaient pourtant, dans l’ensemble, aussi esclaves
et dépendants que leurs frères puisqu’ils cherchaient la vérité, non dans la
nature, mais dans les différentes écoles où ils supposaient qu’elle devait
nécessairement se trouver, dispersée en parties sans former un seul corps. Lors
de la renaissance du savoir, ces sectes de Stoïciens, d’Epicuriens, de
Platoniciens et de Pythagoriciens ne purent jamais reconquérir du crédit ou de
l’autorité et, en même temps, l’exemple de leur chute empêcha les hommes de se
soumettre avec une déférence aveugle à ces nouvelles sectes qui tentaient
d’avoir de l’ascendant sur eux.
La troisième observation que je ferai sur cette
question de la naissance et du progrès des arts et des sciences est Que,
bien que la pépinière qui convient à ces nobles plants soit un état
libre, ils peuvent cependant être transplantés dans n’importe quel
gouvernement ; et qu’une république (125) est plus favorable
à la croissance des sciences tandis qu’une monarchie civilisée est plus
favorable à la croissance des arts raffinés.
Equilibrer un grand Etat ou une grande société,
monarchiques ou républicains, sur des lois générales est une tâche d’une si
grande difficulté qu’aucun génie humain, quel que soit son ampleur, n’est
capable d’accomplir par la seule force de la raison et de la réflexion. Il faut
que les jugements de plusieurs hommes s’unissent pour cet ouvrage. L’expérience
doit guider leur travail, le temps doit les amener à la perfection et le fait
de ressentir les inconvénients leur permet de corriger les erreurs dans
lesquelles ils tombent inévitablement lors de leurs premiers essais et leurs
premières expériences. On voit par là qu’il est impossible que cette entreprise
commence et se poursuive sous une monarchie puisqu’une telle forme de
gouvernement, avant d’être civilisée, ne connaît pas d’autre secret ou d’autre
politique que de confier des pouvoirs illimités à chaque gouverneur ou
magistrat et de subdiviser le peuple en classes ou ordres d’esclaves. D’une
telle situation, on ne peut espérer aucun progrès dans les sciences, dans les arts libéraux,
dans les lois, et guère plus dans les arts manuels et les manufactures. La
barbarie et l’ignorance avec lesquelles le gouvernement commence se propage à toute la postérité et les efforts et l’ingéniosité
de ces malheureux esclaves ne sauraient y mettre un terme.
Mais, bien que le droit, la source de toute sécurité et
de tout bonheur, naisse tardivement dans un gouvernement et soit le lent
produit de l’ordre et de la liberté, il ne se conserve pas avec la même difficulté
que celle avec laquelle il fut produit. Une fois qu’il a pris racine, c’est une
plante résistante qui ne peut guère périr, malgré la négligence du cultivateur
ou la rigueur des saisons. Les arts du luxe, et encore plus les arts libéraux
qui dépendent d’un goût ou d’un sentiment raffiné, se perdent aisément parce
qu’ils sont toujours goûtés par une minorité dont le loisir, la fortune et le
génie permettent de tels amusements. Mais ce qui est profitable à tous les
mortels dans la vie courante, une fois (126) la découverte faite, tombe
rarement dans l’oubli, sinon par la totale subversion de la société ou par des
invasions barbares si furieuses qu’elles oblitèrent tout souvenir des arts et
de la civilité d’avant. L’imitation est aussi susceptible de transporter ces
arts grossiers et plus utilitaires d’un climat à un autre et de les faire
progresser plus vite que les arts raffinés, même si ces derniers ont poussé ou
se sont propagés les premiers. De ces causes procèdent les monarchies
civilisées, où les arts du gouvernement, d’abord inventés dans les Etats
libres, se conservent pour l’avantage et la sécurité réciproques du souverain
et du sujet.
Donc, quelque parfaite que puisse paraître à certains politiciens
la forme monarchique, elle doit toute sa perfection à la forme républicaine et
il n’est pas possible qu’un pur despotisme, établi chez un peuple barbare,
puisse, par sa propre force et sa propre énergie, se raffiner et se
perfectionner. Il doit emprunter ses lois, ses méthodes, ses institutions et
par conséquent sa stabilité et son ordre aux gouvernements libres. Ces
avantages sont le fruit exclusif des républiques. Le despotisme étendu d’une
monarchie barbare, en entrant dans les détails du gouvernement aussi bien que
dans les principaux points de l’administration, empêche pour toujours de tels
progrès.
Dans une monarchie civilisée, le prince est le seul à ne
pas avoir de freins dans l’exercice de son autorité et il possède seul un
pouvoir qui n’est limité par rien, sinon par la coutume, l’exemple et le sens
de son propre intérêt. Chaque ministre ou magistrat, même éminent, doit se
soumettre aux lois générales qui gouvernent toute la société et doit exercer
l’autorité qui lui est déléguée de la manière qui lui est prescrite. Le peuple
ne dépend que du souverain pour la sécurité de ses propriétés. Le souverain est
si éloigné de ses sujets et si exempt de jalousies et d’intérêts privés que
cette dépendance se fait à peine sentir. Ainsi naît une espèce de gouvernement
à laquelle, dans une envolée de déclamation politique, (127) nous pouvons
donner le nom de Tyrannie mais qui, grâce à une juste et prudente
administration, peut offrir une assez bonne sécurité au peuple et peut répondre
à la plupart des fins de la société politique.
Mais, bien que, dans une monarchie civilisée, tout comme
dans une république, le peuple connaisse une sécurité qui lui permet de jouir
de ses biens, dans ces formes de gouvernement, pourtant, ceux qui possèdent
l’autorité suprême disposent de nombreux honneurs et avantages qui excitent
l’ambition et l’avarice des hommes. La seule différence est que, dans une
république, le candidat à une fonction doit regarder vers le bas pour gagner
les suffrages du peuple, tandis que, dans une monarchie, il doit tourner son
attention vers le haut pour s’attirer les bonnes grâces et la faveur des
grands. Pour réussir de la première façon, il est nécessaire de se rendre utile
par son industrie, ses capacités ou ses connaissances, pour réussir de la
seconde façon, il faut se rendre agréable par son esprit, sa
complaisance ou sa civilité. Un puissant génie réussira mieux dans les
républiques, un goût raffiné réussira mieux dans les monarchies et, par
conséquent, les sciences sont les fruits les plus naturels des unes et les arts
raffinés les fruits les plus naturels des autres.
Sans mentionner que les monarchies, recevant l’essentiel
de leur stabilité d’un respect superstitieux des prêtres et des princes, ont
généralement amoindri la liberté de pensée à l’égard de la religion et de la
politique et, donc, de la métaphysique et de la morale qui sont les branches
les plus considérables de la science. Les mathématiques et la philosophie
naturelle, qui seules demeurent, ont moitié moins de valeur.
Parmi les arts de la conversation, aucun n’est plus
plaisant que cette déférence, cette civilité réciproque qui nous conduit à
renoncer à nos inclinations personnelles pour celles de nos compagnons, à
réfréner et cacher cette présomption et cette arrogance qui sont si naturelles
à l’esprit humain. Un homme d’un bon naturel, bien éduqué, pratique la civilité
envers tous ses semblables sans préméditation (128) et de façon désintéressée.
Mais, afin de rendre cette qualité estimable générale dans le peuple, il semble
nécessaire d’aider la disposition naturelle par quelque motif général. Quand le
pouvoir s’élève du peuple jusqu’aux grands, comme dans toutes les républiques,
de tels raffinements de civilité sont peu susceptibles d’être pratiqués puisque
tout est, dans cette forme de gouvernement, presque au même niveau, et que les
membres sont, dans une certaine mesure, indépendants les uns des autres. Le
peuple a l’avantage de l’autorité de ses suffrages, les grands celui de la
supériorité de leur condition. Mais, dans une monarchie civilisée, il y a une
longue chaîne de dépendance qui va du prince au paysan, qui n’est pas assez
forte pour rendre précaire la propriété ou pour déprimer le peuple mais qui est
suffisante pour faire naître en chacun une inclination à plaire à ses
supérieurs et à se former sur les modèles les plus reçus chez les gens de
condition et d’éducation. La politesse des mœurs croît plus naturellement dans
les monarchies et les cours et, là où elle fleurit, aucun des arts libéraux ne
sera entièrement négligé ou méprisé.
Les républiques d’Europe se font à présent remarquer par
leur manque de politesse. Les bonnes manières d’un Suisse civilisé en Hollande [16], est une
expression qui désigne chez les Français la rusticité. Les Anglais, à un
certain degré, tombent sous la même critique malgré leur savoir et leur génie.
Et si les Vénitiens font exception à la règle, ils le doivent sans doute à
leurs relations avec les autres Italiens dont la plupart des gouvernements
engendrent une dépendance plus que suffisante pour civiliser leurs mœurs.
Il est difficile de prononcer un jugement sur les
raffinements des républiques antiques sur ce point mais je suis enclin à
soupçonner que les arts de la conversation n’étaient pas chez elles portés
aussi près de la perfection que les arts de l’écriture et (129) de la
composition. La grossièreté des orateurs antiques, dans de nombreux cas, est
tout à fait choquante et incroyable. La vanité, aussi, n’est pas peu offensante
chez les auteurs de ces époques, [17] tout comme, assez couramment, la licence et
l’immodestie de leur style. Quicunque impudicus, adulter, ganeo, manu, ventre, pene, bona patria laceraverat, [18] dit Salluste dans l’un des
passages les plus graves et les plus moraux de son histoire. Nam fuit ante Helenam Cunnus teterrima belli Causa, [19] est une expression utilisée par Horace quand il
recherche l’origine du bien et du mal moraux. Ovide et Lucrèce [20] sont presque aussi licencieux dans leur style que
Lord Rochester, bien que les premiers fussent de charmants gentilshommes et des
écrivains délicats et que le second, à cause de la corruption de la cour dans
laquelle il a vécu, semble avoir rejeté toute honte et toute décence. Juvénal
professait la modestie avec grand zèle mais il en donne un très mauvais exemple
si nous considérons l’impudence de ses expressions.
J’oserai aussi affirmer que, parmi les anciens, il n’y
avait pas beaucoup de cette délicatesse d’éducation et de cette déférence et de
ce respect polis que la civilité nous oblige à exprimer ou à contrefaire devant
les personnes avec qui nous sommes en relations. Cicéron fut certainement l’un
des gentilshommes les plus distingués de son époque et, pourtant, j’ai souvent
été choqué par le misérable portrait qu’il dresse de son ami Atticus dans les dialogues où il se présente lui-même comme
interlocuteur. Ce savant et (130) vertueux Romain, dont la dignité, bien qu’il
ne fût qu’un simple patricien, n’était pas inférieure à celle des autres
Romains, est ici montré sous un jour plus pitoyable que l’ami de Philalèthe dans nos dialogues modernes. C’est un humble
admirateur de l’orateur qui lui adresse de fréquents compliments et reçoit ses
instructions avec toute la déférence qu’un écolier doit à son maître. Même
Caton est traité d’une manière quelque peu cavalière dans les dialogues du De
Finibus. [21]
L’un des détails les plus singuliers d’un dialogue réel
que nous trouvons dans l’antiquité est raconté par Polybe, quand Philippe, roi
de Macédoine, un prince d’esprit et de talent, rencontra Titus Flamininus, l’un
des Romains les plus polis (comme nous l’apprenons par Plutarque), accompagné
des ambassadeurs de presque toutes les cités grecques. L’ambassadeur étolien
dit de façon très abrupte au roi qu’il parlait comme un insensé ou un fou (lèrein [22]). « C’est évident, dit sa Majesté, même pour un
aveugle. » C’était une raillerie sur la cécité de son excellence.
Cependant, tout cela ne passa pas les limites habituelles car la conférence ne
fut pas troublée et Flamininus fut très bien diverti par ces traits d’humour. A
la fin, quand Philippe demanda un peu de temps pour consulter ses amis dont
aucun n’était présent, le général romain, désireux de montrer aussi son esprit,
comme l’historien nous le dit, fit cette remarque : « Peut-être
sont-ils absents parce que je les ai tous assassinés », ce qui était
effectivement le cas. Ce manque de finesse injustifié n’est pas condamné par
l’historien et ne causa pas d’autre réaction de la part de Philippe qu’un
sourire sardonique, ce que nous appelons un rictus [23], et cela ne l’empêcha pas de revenir à la conférence
le lendemain. Plutarque mentionne aussi cette raillerie parmi les propos
agréables et des traits d’esprit de Flamininus. [24]
Le cardinal Wolsey s’excusa pour son fameux trait
d’insolence ego et rex meus, moi et mon roi,
en faisant remarquer que cette expression était (131) conforme à l’idiome latin
et qu’un Romain se nommait toujours avant la personne à qui ou de qui il
parlait. Cela semble cependant être un exemple du manque de civilité de ce
peuple. Les anciens se faisaient une règle de mentionner d’abord dans le
discours la personne de la plus haute dignité, à tel point que nous trouvons le
ressort d’une jalousie et d’une querelle entre les Romains et les Etoliens dans
le fait qu’un poète avait nommé les Etoliens avant les Romains en célébrant une
victoire remportée par leurs forces alliées contre les Macédoniens. C’est ainsi
que Livia dégoûta Tibère en plaçant son propre nom
avant le sien dans une inscription.
Dans ce monde, aucun avantage n’est pur et sans mélange.
De la même manière, tout comme la politesse moderne, qui est naturellement si
ornementale, tourne souvent en affectation, en fausse élégance, en
dissimulation et en manque de sincérité, la simplicité antique, qui est
naturellement si aimable et si touchante, dégénère en rusticité, en
impolitesse, en grossièreté et en obscénité. [25]
S’il faut attribuer la politesse à l’époque moderne, la
notion moderne de galanterie, le produit naturel des cours et des
monarchies, sera probablement considérée comme la cause de ce raffinement.
Personne ne nie qu’il s’agisse d’une invention moderne mais certains des plus
zélés partisans de l’antiquité ont affirmé qu’elle était sotte et ridicule, à
mettre au débit plutôt qu’au crédit de l’époque actuelle. Il convient
d’examiner ici cette question.
La nature a implanté dans toutes les créatures vivantes
une affection entre les sexes qui, même chez les animaux les plus féroces et
les plus voraces, ne se limite pas à la satisfaction de l’appétit corporel,
mais donne une amitié et une sympathie réciproques qui durent toute la durée de
leur vie. Mieux, même dans ces espèces où la nature limite la satisfaction de
cet appétit à une seule saison et à un seul objet et forme une sorte de mariage
ou d’association entre un seul mâle et une seule femelle, il existe pourtant
une (132) complaisance et une bienveillance visibles qui étendent et
adoucissent mutuellement les affections des sexes l’un envers l’autre. [26] Cela doit être encore plus vrai chez l’homme, où la
limite de l’appétit n’est pas naturelle mais soit vient accidentellement de
quelque puissant charme de l’amour, soit naît à partir de réflexions sur le
devoir et les convenances. Donc, rien ne saurait moins procéder de
l’affectation que la passion de la galanterie. Elle est naturelle au
plus haut degré. L’art et l’éducation, dans les cours les plus élégantes, ne
produisent pas plus de changement en elle que les autres passions louables. Ils
se contentent de tourner davantage l’esprit vers elle ; ils la raffinent,
ils la polissent et lui donnent la grâce et l’expression qui conviennent.
Mais la galanterie est aussi généreuse qu’elle est
naturelle. Corriger les vices grossiers qui nous conduisent à offenser
réellement les autres est le rôle de la morale et l’objet de l’éducation la
plus ordinaire. Là où cela n’est
pas présent en un certain degré, aucune société humaine ne peut subsister. Mais, afin de rendre la conversation et les
relations des esprits plus aisées et plus agréables, les bonnes manières ont
été inventées et ont bien fait avancer les choses. Partout où la nature a donné
à l’esprit un penchant à quelque vice ou à quelque passion désagréable pour les
autres, une éducation raffinée a appris aux hommes à tourner le penchant du
côté opposé et à conserver dans tout leur comportement l’apparence de
sentiments différents de ceux auxquels ils sont naturellement inclinés. Ainsi,
comme nous sommes communément fiers et égoïstes, enclins à nous préférer aux
autres, un homme poli apprend à se conduire avec déférence envers ses compagnons
et à leur céder la première place dans toutes les circonstances courantes de la
vie. De la même manière, quand la situation d’une personne peut naturellement
faire naître en lui un soupçon désagréable, c’est le rôle des bonnes manières
de l’empêcher par un affichage étudié de sentiments directement contraires à
ceux qui auraient été susceptibles de le heurter. C’est ainsi que les hommes
âgés connaissent leurs (133) infirmités et craignent naturellement le mépris de
la jeunesse. De là vient que les jeunes gens bien élevés redoublent de respect
et de déférence à leur égard. Les
étrangers et les inconnus sont sans protection. C’est pourquoi, dans tous les
pays, ils reçoivent les plus hautes civilités et on leur donne le privilège de
la première place en toute compagnie. Un homme est le seigneur dans sa propre
maison et ses invités, d’une certaine manière, sont assujettis à son autorité.
C’est pourquoi il est toujours la personne la plus humble de la compagnie,
attentive aux souhaits de chacun, se donnant toute la peine possible pour
plaire, ce qui ne doit pas trahir une affection trop visible ou imposer de trop
grandes contraintes aux invités. [27] La galanterie n’est qu’un exemple de la même
attention généreuse. Comme la nature a donné à l’homme la supériorité
sur la femme en le dotant d’une plus grande force de corps et d’esprit
(sic), c’est son rôle d’atténuer cette supériorité, autant que possible, par la
générosité de son comportement, par une déférence et une complaisance étudiées
pour toutes ses inclinations et opinions. Les nations barbares affichent cette
supériorité en réduisant leurs femmes au plus abject esclavage, en les
enfermant, en les battant, en les vendant et en les tuant. Mais, dans un peuple
poli, le sexe masculin montre son autorité d’une manière plus généreuse,
quoique pas moins visible, par la civilité, le respect, la complaisance et, en
un mot, par la galanterie. En bonne compagnie, il est inutile de demander qui
est le maître du festin. L’homme qui est assis à la plus mauvaise place et qui s’efforce
constamment de venir en aide à tout le monde est certainement cette personne.
Il faut soit condamner ces exemples de générosité comme sots et affectés, soit
admettre la galanterie avec le reste. Les anciens Moscovites épousaient leur
femme avec un fouet au lieu d’une alliance. Les mêmes, (134) dans leur maison,
prenaient toujours la préséance sur les étrangers, même les ambassadeurs
étrangers. Ces deux exemples de leur générosité et de leur politesse sont
grandement semblables.
La galanterie n’est pas moins compatible avec la sagesse
et la prudence qu’avec la nature et la générosité ;
et, sous des règles appropriées, elle contribue plus que toute autre invention
au divertissement et à l’amélioration des jeunes gens des deux sexes [28]? Dans toutes les espèces animales, la nature a fondé
sur l’amour entre les sexes leur plus douce et meilleure jouissance. Mais la
satisfaction de l’appétit corporel ne suffit pas à satisfaire l’esprit et, même
chez les bêtes brutes, nous voyons que leurs jeux, leurs badinages et d’autres
expressions d’affection forment la plus grande partie de leur
divertissement. Chez les êtres
raisonnables, nous devons admettre que l’esprit y a une part considérable. Si
nous privions un festin de tout le sel de la raison, du discours, de la
sympathie, de l’amitié et de la gaieté, ce qui demeurerait ne mériterait guère
d’être accepté, au jugement de la véritable élégance et de la véritable
volupté.
Quelle meilleure école pour les mœurs que la compagnie de
femmes vertueuses, où le mutuel effort de plaire polit insensiblement l’esprit,
où l’exemple de la douceur et de la modestie de la femme se communique à ses
admirateurs, et où la délicatesse de ce sexe met chacun en garde, de crainte de
l’offenser en heurtant la décence. [29]
(135) Chez les anciens, le caractère du beau sexe était
considéré comme entièrement domestique et les femmes n’étaient pas regardées
comme faisant partie du monde poli ou de la bonne compagnie. C’est peut-être la
véritable raison pour laquelle les anciens ne nous ont laissé aucune œuvre
plaisante excellente (à moins qu’on ne puisse excepter le Banquet de Xénophon
et les Dialogues de Lucien) bien que de nombreuses compositions sérieuses
soient totalement inimitables. Horace condamne les railleries grossières et les
froides plaisanteries de Plaute mais, bien qu’il soit l’auteur le plus facile,
le plus agréable et le plus judicieux du monde, son propre talent pour le
ridicule est-il très frappant ou raffiné ? C’est donc un progrès considérable
que les arts raffinés ont reçu de la galanterie et des cours où elle est
née. [30]
(136) Pour abandonner cette digression et revenir à notre
propos, je donnerai, à titre de quatrième observation sur ce sujet de la
naissance et du progrès des arts et des sciences que, quand les arts et les
sciences en sont venus à la perfection dans un Etat, à partir de ce moment, ils
déclinent naturellement, ou plutôt nécessairement, et ne renaissent jamais, ou
rarement, dans cette nation où ils ont d’abord fleuri.
Il faut avouer que cette maxime, bien qu’elle soit
conforme à l’expérience, peut à première vue être jugée contraire à la raison.
Si le génie naturel des hommes est le même à toutes les époques et dans presque
tous les pays (comme cela semble être le cas), on doit grandement favoriser et
cultiver ce génie en possédant des modèles dans tous les arts qui puissent
régler le goût et déterminer les objets d’imitation. Les modèles que nous ont
laissés les anciens ont donné naissance à tous les arts il y a environ deux
siècles et ils ont puissamment favorisé leur progrès dans tous les pays
d’Europe. Pourquoi n’ont-ils pas eu le même effet durant le règne de Trajan et
de ses successeurs, quand ils étaient plus complets et étaient encore admirés
et étudiés par tout le monde ? A une époque aussi tardive que celle de
Justinien, le poète par excellence était Homère chez les Grecs, Virgile chez
les latins. L’admiration de ces divins génies demeure
encore, bien qu’aucun poète ne soit apparu depuis de nombreux siècles qui ait pu
prétendre à juste titre les avoir imités.
Le génie d’un homme est toujours, au commencement de sa
vie, aussi peu connu de lui-même que des autres et c’est seulement après de
fréquents essais couronnés de succès qu’il ose se juger à la hauteur de ces entreprises
dans lesquelles ont réussi ceux qui ont gagné l’admiration de l’humanité. Si sa
propre nation possède déjà de nombreux modèles d’éloquence, (137) il comparera
naturellement ses exercices juvéniles avec ceux de ces modèles et, conscient de
la grande disproportion, il se découragera et n’envisagera jamais de rivaliser
avec ces auteurs qu’il admire tant. Une
noble émulation est la source de toute excellence mais l’admiration et la
modestie éteignent naturellement l’émulation et nul n’est aussi enclin à un
excès d’admiration et de modestie qu’un véritable grand génie.
Juste derrière l’émulation, les louanges et la gloire
forment le plus grand encouragement pour les arts nobles. Un auteur est animé
d’une force nouvelle quand il entend les applaudissements du monde à ses
premières productions et, excité par un tel motif, il atteint souvent un point
de perfection qui l’étonne autant que les autres. Mais quand les places
d’honneur sont toutes occupées, ses premiers travaux ne sont que froidement
reçus par le public car ils sont comparés aux productions qui, à la fois, sont
meilleures en elles-mêmes et qui ont déjà l’avantage d’une réputation établie.
Si Molière et Corneille, à présent, portaient à la scène leurs premières
productions, qui furent jadis si bien reçues, les jeunes poètes se
décourageraient en voyant l’indifférence et le dédain du public. C’est
l’ignorance seule de l’époque qui a pu faire admettre le Prince de Tyre [31] mais c’est à lui que nous devons le Maure. Si Chacun
dans son humeur avait été rejeté, nous n’aurions jamais vu Volpone. [32]
Il n’est peut-être pas avantageux pour une nation
d’importer les arts de ses voisins s’ils sont portés à une trop grande
perfection. Cela éteint l’émulation et fait baisser l’ardeur généreuse de la jeunesse.
Tant de nombreux modèles de la peinture italienne apportés en Angleterre, au
lieu d’exciter nos artistes, sont la cause de leurs faibles progrès dans cet
art noble. Il en fut peut-être de même à Rome quand elle reçut les arts de la
Grèce. La multitude de productions raffinées en langue française, dispersée
dans toute l’Allemagne et le nord, (138) empêche ces nations de cultiver leur
propre langue et elles demeurent dépendantes de leurs voisines pour ces
divertissements élégants.
Il est vrai que les anciens nous ont laissé des modèles
dans tous les genres d’écrits, qui sont très largement dignes de notre
admiration. Mais, outre qu’ils furent écrits dans une langue qui n’est connue
que des érudits, outre cela, dis-je, on ne peut comparer parfaitement les
esprits modernes et ceux qui vécurent dans une période si lointaine. Si Waller
était né à Rome durant le règne de Tibère, ses premières productions auraient
été méprisées, comparées aux odes accomplies d’Horace. Mais, dans cette île, la
supériorité du poète romain ne diminue en rien la renommée de l’Anglais. Nous nous estimons suffisamment heureux que notre climat et
notre langue aient pu produire ne serait-ce qu’une pâle copie d’un original
aussi excellent.
En résumé, les arts et les sciences, comme certaines
plantes, exigent un sol frais et, quelque riche que puisse être la terre,
quelle que soit la façon dont vous cherchiez à les y faire croître de nouveau,
par l’art ou par les soins, une fois qu’elle est épuisée, elle ne produira plus
rien de parfait ou d’accompli.
Fin
Traduction anonyme du XVIIIème
publiée
en 1752
Chez J.H. Schneider, à
Amsterdam
(223)
La tâche la plus difficile & la plus délicate que les philosophes, qui se proposent
la vie humaine pour l’objet de leurs recherches, aient à remplir, est de
distinguer, avec précision, les événements qui viennent du hasard, de
ceux qui doivent leur origine à des causes. Il n’y a point de matière où
les écrivains soient plus sujets (224) à se tromper eux-mêmes par des rafinemens [33]
outrés & par de fausses subtilités. Lorsqu’on dit qu’une chose est arrivée
par hasard, cela coupe court à tout examen, & laisse le philosophe dans la
même ignorance où est plongé le reste des hommes. On ne peut raisonner sur les
effets, qu’en supposant qu’ils soient produits par des causes dont l’action est
régulière ; c’est en indiquant ces causes que l’on montre son génie ;
& comme à cet égard les esprits subtils ne se trouvent jamais en défaut,
ils ont l’occasion d’enfler leurs volumes & de déployer la profondeur de
leurs connoissances dans des observations qui
échappent au stupide vulgaire.
Cette règle est fondée sur deux raisons. Premièrement, supposons qu’un dé soit construit de façon à pencher plus aisément sur une de ses facettes que sur les cinq autres, & que cette pente ne soit que fort légère, peut-être que dans deux ou trois jets elle ne se fera point remarquer ; mais elle paroîtra sûrement après un grand nombre de jets, & cette facette emportera la balance. Il en est de même, lorsque dans un tems & chez un peuple donnés, certaines causes font naîtres certaines inclinations & certaines passions ; il y aura assurément des individus que la contagion ne gagnera pas, & qui continueront de suivre le torrent des passions qui leur sont propres ; mais la multitude sera indubitablement entraînée par la passion commune, & la conduite du gros des hommes en portera l’empreinte.
En second lieu, les principes ou les motifs qui influent sur le gros des hommes, sont toujours plus matériels, & par-là même plus (226) durables, moins sujets aux accidens et à l’empire de la fantaisie, que ceux qui n’opèrent que sur quelques particuliers.
Ces derniers sont, pour l’ordinaire,
d’une finesse & d’une délicatesse extrême, le moindre changement qui
arrive, soit dans la santé, soit dans l’éducation, soit dans la fortune, en
dérange les ressorts, & les empêche de produire leurs effets : on ne sauroit les réduire sous des observations, & sous des
maximes générales : de ce qu’ils influent aujourd’hui on ne peut jamais
conclure qu’ils influeront demain, pas même en supposant que les circonstances
générales soient parfaitement semblables dans les deux cas.
Il s’ensuit de notre règle que les révolutions
domestiques, & celles qui se font par degrés, sont plus du ressort du
raisonnement & de l’observation, que les révolutions étrangères, &
celles qui se font brusquement, vu que celles-ci sont, pour l’ordinaire, l’ouvrage
de quelque particulier, & sont plus souvent amenées par quelque fantaisie,
quelque folie, ou quelque caprice, que par des passions ou des motifs d’intérêt
qui influent (227) sur la généralité des hommes. Il est plus aisé d’expliquer,
par des principes généraux, l’abaissement des Lords, & l’élévation de la
chambre des communes, arrivée en Angleterre après l’établissement des statuts
d’aliénation ; il est plus aisé de rendre raison des progrès que le
commerce & l’industrie ont fait parmi nous, qu’il ne l’est de développer,
par ces mêmes principes, les causes de la décadence de la monarchie Espagnole,
& de l’aggrandissement de la monarchie Françoise,
après la mort de Charles-Quint. Si Henri IV, le cardinal de Richelieu &
Louis XIV avoient été espagnols : si Philippe II, Philippe III, Philippe
IV & Charles II avoient été François, tout eût été renversé ;
l’histoire de l’Espagne eût été celle de la France, & l’histoire de la
France celle de l’Espagne.
Voilà encore pourquoi il est plus facile d’assigner les causes de la naissance & de l’accroissement du commerce, que celles de l’origine & des progrès du savoir : ce qui explique en même tems pourquoi les nations, qui encouragent le commerce, peuvent se promettre de plus grand succès que celles qui (228) s’appliquent à favoriser la culture des lettres. C’est que l’avarice ou le désir du gain est une passion universelle, qui opère en tout tems, en tout lieu, sur tous les hommes ; tandis que la curiosité ou l’amour des sciences n’a qu’une influence très-limitée, & demande de la jeunesse, du loisir, de l’éducation, du génie & de grands modèles, sans quoi elle ne sauroit ni éclore ni fructifier. Tant qu’il y aura des acheteurs de livres, on ne manquera pas de libraires ; mais souvent il y a des lecteurs, & il n’y a rien qui soit digne d’être lu. Le nombre des habitans, le besoin & la liberté ont donné naissance au commerce de la Hollande ; l’étude & l’application n’y ont produit que fort peu de bons écrivains.
Concluons donc que l’histoire des arts & des sciences est de tous les sujets celui qui doit être traité avec le plus de précaution : sans quoi nous imaginerons des causes qui n’ont jamais existé, & nous tomberons dans l’abus de vouloir réduire à des principes stables & universels les événemens les plus contingens. Dans quelque pays que ce soit, il n’y (229) a toujours qu’un petit nombre de personnes qui s’appliquent aux sciences : la passion qui les anime a ses bornes, leur goût & leur jugement sont sujets à se gâter : le moindre incident trouble leur application. D’où il s’ensuit que le hasard, ou les causes secrètes & inconnues ont toujours beaucoup d’influence sur la naissance & les progrès de tous les arts qui demandent un certain degré de raffinement.
Cependant je ne saurois croire que ce soit-là entièrement l’ouvrage du hasard ; & la raison qui m’empêche de le croire, la voici. Il est vrai que dans tous les tems & dans toutes les nations il n’y a toujours que peu d’hommes qui cultivent les sciences avec assez de succès pour se faire admirer de la postérité ; mais ceux-là même n’existeroient point, si dès leur tendre enfance ils n’avoient trouvé des circonstances propres à développer, à former & à nourrir leur goût & leur jugement : il faut donc au moins qu’avant que ces excellens écrivains parussent, une portion du même esprit & du même génie ait été répandue dans les pays qui les ont (230) produits : il n’est pas possible que des esprits aussi exquis aient été extraits d’une masse tout-à-fait insipide. C’est un dieu, dit Ovide, qui allume en nous ce feu céleste dont nous sommes animés. [34]
De tous tems les poëtes ont prétendu être inspirés, & cependant ce feu poétique n’a rien de surnaturel ; il ne descend pas du ciel, mais il parcourt la terre : il passe d’un esprit dans l’autre, & il excite les flammes les plus vives en ceux où il trouve les matériaux les plus propres. Ainsi la question sur l’origine & les progrès des arts & des sciences ne se réduit pas uniquement au goût, au génie & à l’esprit de quelques particuliers, elle regarde plutôt des nations entières ; on peut jusqu’à un certain point la résoudre par des causes universelles & par des principes généraux. Je conviens que celui qui rechercheroit pourquoi un certain poëte, Homère par exemple, a vécu en tel tems & en tel (231) pays, se chargeroit d’une entreprise chimérique, & dont il ne pourroit jamais se tirer que par de fausses subtilités. J’aimerois autant qu’il tentât d’expliquer pourquoi Fabius & Scipion vécurent à Rome dans telle ou telle époque & pourquoi Fabius naquit avant Scipion. La seule raison que l’on puisse donner est comprise dans ces vers d’Horace :
·
·
Scit
genius, natale comes, qui temperat astrum,
·
Naturæ
Deus humanæ, mortalis in
unum—
· —Quodque caput, vultu mutabilis, albus et ater.
Au lieu que je suis persuadé que souvent on peut fort bien indiquer les causes qui font que dans tel ou tel tems il y a chez une nation plus de politesse & de savoir que chez les nations voisines. Au moins ce sujet est-il assez curieux pour ne pas l’abandonner avant que d’avoir essayé de l’assujettir au raisonnement, & de le réduire à des principes. C’est ce qui m’engage à proposer ici quelques observations, que je soumets à l’examen & à la censure des connoisseurs.
Première observation. Il est impossible que (232) les arts & les sciences prennent leur première origine dans un pays qui n’est pas un pays de liberté.
Dans l’enfance du monde, lorsque les hommes sont encore ignorans & barbares, les précautions qu’ils prennent contre les violences & les injustices se réduisent à choisir un ou plusieurs chefs, auxquels ils se confient aveuglèment, sans songer à se munir de loix ou d’institutions politiques qui puissent les mettre en sûreté contre leurs attentats. Lorsque toute l’autorité est concentrée dans une seule personne, & que le peuple, soit par la voie des conquêtes, soit par la voie générale de la génération, devient fort nombreux, le monarque, ne pouvant suffire, par lui-même, à toutes les fonctions de la souveraineté, & ne pouvant se trouver par-tout, se voit obligé de déléguer son pouvoir à des magistrats subalternes, qu’il charge de veiller au maintien de la paix & du bon ordre dans les districts qui leur sont soumis. Comme l’expérience & l’éducation n’ont pas encore formé l’esprit humain, le prince qui jouit d’un pouvoir (233) sans bornes, ne songe pas à borner les ministres ; chacun d’entr’eux exerce une pleine autorité dans le département qui lui est confié. Il n’y a point de loix générales qui n’aient leurs inconvénients, lorsqu’il s’agit de les appliquer à des cas particuliers : il faut une grande expérience, une grande pénétration, & pour sentir que ces inconvéniens sont moindres que ceux qui résultent du pouvoir arbitraire du magistrat, & pour discerner les loix générales les moins sujettes aux inconvéniens. Rien n’est plus difficile que cette tâche : on verra les hommes faire des progrès dans l’art sublime de la poésie, & dans celui de l’éloquence, avant que d’avoir mis leurs loix municipales sur un pied convenable : c’est que pour se pousser jusqu’à un certain point dans les arts, il suffit d’un génie heureux & d’une imagination vive ; au-lieu que les loix ne se perfectionnent qu’après bien des essais, & par une assiduité infatigable à faire des observations.
Il n’est donc pas à supposer qu’un monarque barbare puisse jamais devenir (324) législateur. Jouissant d’un pouvoir sans bornes, & n’ayant point les lumières requises pour en diriger l’exercice, il ne songera pas même à limiter ceux des Bassas, ou des Cadis ; il les laissera tyranniser à leur aise les provinces & les villages. Le dernier Czar étoit sans-doute un génie supérieur : il étoit pénétré d’amour & d’amiration pour les arts de l’Europe ; mais cela n’empêchoit point qu’il ne fît beaucoup de cas de la politique Ottomane, & qu’il n’approuvât très-fort ces décisions absolues qui sont en usage dans ce barbare empire, où il n’y a ni méthode, ni forme, ni loi pour modérer l’autorité des juges. Il ne sentoit pas combien cet usage étoit contraire au projet qu’il avoit formé de polir sa nation. Le despotisme tend toujours à opprimer les peuples & à dégrader les esprits : lorsque son exercice est resserré dans une petite enceinte, il devient tout-à-fait ruineux & insupportable ; mais il n’est jamais plus funeste que lorsque le despote sait que sa domination doit finir, & que le tems de sa durée est incertain : alors il dispose de ses sujets avec une autorité aussi (235) absolue que s’ils lui appartenoient en propre ; & d’un autre côté il les néglige ou les tyrannise comme s’ils appartenoient à un autre, & que leur sort ne dût en aucune façon l’intéresser. Les peuples qui vivent sous une pareille domination sont des esclaves dans toute la rigueur du terme, & ne peuvent aspirer ni à polir leur goût, ni à perfectionner leur entendement, trop heureux encore s’ils pouvaient jouir en paix du nécessaire.
Habet subjectos tanquam suos; viles, ut alienos.
Tacite : Hist. Lib.I.
Il peut arriver que dans son enfance une république n’ait pas plus de loix qu’une monarchie barbare, & que l’autorité dont ses juges & ses magistrats jouissent, ne soit pas moins absolue. Mais outre que cette autorité est considérablement réfrénée par les fréquentes élections où le peuple donne son suffrage, il est impossible qu’on ne sente avec le tems, combien il est nécessaire, pour la conservation de la liberté, de borner ces magistrats ; & dès lors on aura des lois & des statuts. Il y eut un tems où les consuls de Rome jugeoient de toutes les causes en dernier ressort, & sans être astreints à des loix positives : mais à la fin le peuple, à qui ce joug pesait, créa les Décemvirs : ceux-ci (237) publièrent les Douze Tables. Ce corps de loix avait peut-être moins de volume qu’un seul acte du parlement d’Angleterre ; & ce furent pendant quelques générations les seules loix écrites, les seules par lesquelles cette célèbre république régloit le droit de propriété, & la nature des châtiments : cependant, jointes à la forme d’un gouvernement libre, elles suffisoient pour assurer à chacun sa vie & ses biens, pour empêcher que les uns ne fussent foulés par les autres, & pour défendre chaque particulier contre la violence & la tyrannie de ses concitoyens. Dans cette situation les sciences peuvent se pousser & fleurir ; mais il n’est pas possible que cela arrive au milieu d’une scène qui ne présente qu’oppression d’une part & esclavage de l’autre : & cette scène est le résultat infaillible de ces dominations barbares où le peuple rampe sous le pouvoir des magistrats, & où les magistrats ne reconnoissent ni loix ni statuts. Un despotisme aussi illimité arrête toute sorte de progrès : il interdit aux hommes toutes les connoissances propres à les instruire des avantage qu’une meilleure (238) police, et une autorité plus modérée pourraient leur procurer.
Ici donc paroît le grand
avantage des républiques, quelques barbares qu’elles soient ; les loix y naissent, & y naissent avant même que les
sciences aient répandu beaucoup de clarté : De l’établissement des loix résulte la sécurité, la sécurité engendre la
curiosité, & la curiosité est la mère de la science : les derniers
degrés de cette progression n’en sont peut-être que des suites
accidentelles ; mais les premiers y sont enchaînés par une nécessité
inévitable ; une république sans loix ne sauroit durer. Dans les gouvernements monarchiques c’est
tout le contraire ; les loix ne sont pas un
résultat nécessaire de ces sortes d’états ; il semble même que les
monarchies absolues répugnent à la législation ; ce n’est que par de sages
mesures que l’on vient à bout de les concilier ; & l’on ne sauroit atteindre à ce haut degré de sagesse, avant que la
raison soit cultivée & perfectionnée. Cette culture seule fait naître la
curiosité, produit la sécurité, & enfante les loix.
D’où il paroît encore que le germe des (239) arts
& des sciences ne sauroit se développer dans un
état despotique.
Dans l’ordre des choses, les loix marchent nécessairement avant les sciences. Dans les républiques cet ordre peut avoir lieu, parce que la constitution même de ces états exige des loix, au lieu que cet ordre n’est point affecté aux monarchies, & que les loix n’y peuvent point précéder les sciences. Sous un prince absolu, plongé dans la barbarie, tous les ministres, tous les magistrats sont aussi absolus que lui-même, & il n’en faut pas davantage pour étouffer à jamais l’industrie, la curiosité & la science ?
Si je dis que le manque de loix, & la délégation du plein pouvoir aux magistrats subalternes sont les principales causes qui empêchent les beaux-arts d’éclore dans les états despotiques, ce n’est pas que je prétende que ce soient les seules. Il est certain que les états populaires sont naturellement le champ le plus propre pour l’éloquence : il est certain encore que dans tous les genres l’émulation y est plus vive & plus animée : enfin ces états ouvrent au génie & aux (240) talens une carrière plus vaste. Toutes ces causes concourent pour assurer aux seules républiques l’honneur d’être les pépinières des arts & des sciences.
Seconde observation. Rien ne
favorise autant la naissance de la politesse & du savoir qu’un nombre
d’états voisins indépendants, entre lesquels le commerce & la politique ont
formé des liaisons. L’émulation d’abord qui ne saurait manquer de régner
entre ces états, tend manifestement à les perfectionner. Mais sur quoi je me
fonde principalement, c’est que dans des territoires ainsi limitées,
le pouvoir & l’autorité le sont aussi.
Pour rendre les grands états despotiques, il ne faut qu’un citoyen qui ait beaucoup de crédit ; au-lieu que les petits états prennent naturellement une forme républicaine. Un gouvernement étendu se fait peu-à-peu à la tyrannie. Les premières violences ne s’exerçant que sur des parties qui se perdent, pour ainsi dire, dans l’immensité du tout, on ne les remarque guère, & elles ne sauroient exciter de grandes fermentations. (241) D’ailleurs, quand même le mécontentement seroit universel, il ne faut qu’un peu d’art pour retenir les peuples dans l’obéissance : la partie de l’état qui voudroit éclater, ignorant la résolution que prendront les autres, craindra toujours d’être la première à lever le bouclier. Pour ne point parler ici de cette vénération superstitieuse que la personne du prince inspire, naturellement surtout aux peuples qui ne voient que rarement leur souverain, dont plusieurs ne le connoissent pas, & par conséquent ne sauroient appercevoir ses faiblesses. Enfin les empires puissans fournissent abondamment aux dépenses nécessaires pour soutenir la pompe & l’éclat de la majesté : cet éclat fascine les yeux des peuples, & les retient dans l’esclavage.
Dans un petit état les injustices sont d’abord remarquées : le mécontentement & le murmure se communiquent par-tout ; & l’indignation qu’elles excitent, en est d’autant plus forte, que la distance qu’il y a entre le souverain & les sujets paroît moins grande. On n’est jamais héros, dit le prince (242) de Condé, pour son valet de chambre ; & il est très certain que l’admiration est incompatible avec la familiarité. Les flatteurs divinisoient Antigone, & l’érigeoient en fils de la brillante planète qui éclaire l’univers : Sur ce sujet, dit-il, vous pouvez consulter la personne qui a soin de ma chaise percée. Deux choses convainquoient Alexandre qu’il n’étoit pas dieu, l’amour & le sommeil ; mais je pense que ceux qui étoient journellement autour de lui, & à portée de remarquer ses nombreuses foiblesses, eussent pu lui donner des preuves encore plus solides de son humanité.
Ce n’est pas seulement en arrêtant
l’ascendant du pouvoir, que de petits états séparés favorisent les
sciences ; c’est encore en diminuant l’influence de l’autorité. Souvent
nos yeux ne sont pas moins éblouis de la réputation que de la souveraineté,
& la première n’est pas moins funeste à la liberté de penser &
d’examiner. Mais lorsque plusieurs états voisins se communiquent par la voie
des arts & du commerce, la jalousie commence à naître : aucun de ces
Etats ne veut, (243) en matière de goût & de raisonnement, recevoir des loix d’une autre nation : les productions de l’art
sont examinées avec soin, & d’un œil critique. Les opinions populaires ne
passent pas si aisément d’un pays dans l’autre, & sont moins
contagieuses : on les rejette d’abord, pour peu qu’elles heurtent les
préjugés nationaux. Il n’y a que la nature & la raison, ou du-moins ce qui paroît naturel
& raisonnable, qui puisse franchir tant d’obstacles, triompher de la
rivalité des peuples, & se faire généralement admirer.
La Grèce fut d’abord un amas de petites principautés, qui bientôt devinrent des républiques : unies déjà par un proche voisinage, parlant la même langue, ayant les mêmes intérêts, ces provinces resserrèrent leur lien en se communiquant leur commerce & leurs connoissances. La beauté du climat, la fertitilité du terroir, l’harmonie & la force du langage, toutes ces circonstances, dis-je, sembloient concourir pour faire naître les arts & les sciences. Chaque ville eut ses artistes & ses philosophes, qui (244) disputaient la palme à ceux des peuples voisins : ces disputes aiguisoient les esprits : pendant que chacun se revendiquoit la préférence, les objets, sur lesquels le jugement peut s’exercer, se multiplioient : & les sciences, n’étant point traversées par l’autorité, firent éclore de leur sein ces chef-d’œuvres qui sont encore aujourd’hui le sujet de notre admiration.
Lorsque l’Eglise chrétienne de la
communion de Rome se fut répandue dans le monde civilisé, & se fut emparée
de tout le savoir de ces tems, cette église, n’étant en effet qu’un grand état
réuni sous un chef, fit disparoître la diversité des
sectes : la philosophie péripatéticienne régna seule dans les écoles,
& son règne entraîna la ruine de toutes les connoissances
humaines. Depuis que les hommes ont secoué ce joug qu’ils avoient porté si long-temps, les choses sont revenues sur l’ancien pied,
& l’Europe moderne est en grand ce que la Grèce avait été en miniature.
Nous avons pu voir, en plusieurs rencontres, combien cette situation des affaires est avantageuse. Qu’est-ce qui arrêta le succès (245) de la philosophie cartésienne, pour laquelle, vers la fin du siècle passé, la nation Françoise eut un si fort attachement ? Ce n’est que l’opposition des autres peuples de l’Europe, qui ne tardèrent pas à découvrir le foible de cette philosophie. Ce ne sont pas les compatriotes de Newton, ce sont les étrangers qui ont fait subir à sa théorie l’épreuve la plus rigoureuse : & si cette théorie peut vaincre les obstacles qu’elle rencontre actuellement dans toute l’Europe, il y a beaucoup d’apparence qu’elle passera triomphante jusqu’à la postérité la plus reculée. La décence & la bonne morale qui règne sur le théâtre François, nous ont fait remarquer la scandaleuse licence du nôtre. Les François, à leur tour, se sont convaincus que l’amour & la galanterie ont rendu leur théâtre trop efféminé, & commencent à approuver le goût plus mâle de quelques-uns de leurs voisins.
Dans la Chine, il y a un fonds de politesse & de science, qui depuis tant de siècles sembleroit avoir dû mûrir, & produire quelque chose de plus parfait & de plus fini. (246) Mais la Chine est un vaste empire, uniforme par-tout dans sa langue, dans ses loix & dans ses mœurs. L’autorité d’un docteur, tel que Confucius, ne trouva point de difficulté à s’y établir, & passa d’un bout de l’empire à l’autre : personne n’avoit alors assez de courage pour s’opposer au torrent de l’opinion populaire : & les Chinois d’aujourd’hui n’en ont pas assez pour oser contester ce qui a été universellement reçu de leurs ancêtres. Il me semble que ceci explique fort naturellement, pourquoi les sciences ont fait si peu de progrès dans ce puissant état. [35]
(247) Il ne faut que jeter un coup
d’œil sur la surface du globe pour voir qu’il n’y a aucune des quatre parties
du monde qui soit autant coupée par des lacs, des rivières & des montagnes
que l’Europe, & que de toutes les contrées de l’Europe il n’y en a aucune
qui le soit autant que la Grèce. De-là vient que ces régions sont séparées en
plusieurs états, & la nature elle-même semble avoir fait cette séparation.
Aussi la Grèce a-t-elle été le berceau des sciences, & l’Europe leur
domicile le plus constant.
J’ai souvent été porté à croire que les interruptions des périodes savans [sic] [36], si elles (248) n’entraînoient pas la perte des anciens livres & des monuments de l’histoire, seroient plutôt favorables que nuisibles aux arts & aux sciences, elles servent à borner l’influence de l’autorité, & à détrôner les usurpateurs qui tyrannisent la raison humaine : il en est de même à cet égard que des interruptions dans le gouvernement & dans les sociétés politiques. Que l’on considère la soumission aveugle des anciens philosophes aux chefs de leurs écoles, & l’on sera convaincu qu’une philosophie aussi servile n’auroit jamais pu produire rien de bon, quand elle eût duré des centaines de siècles. La secte même des éclectiques, qui nâquit vers les tems d’Auguste, quoiqu’elle fît profession de choisir librement ce qu’elle trouvoit à son gré dans les dogmes des différentes sectes, n’en étoit pas pour cela moins dépendante & moins esclave que les autres : ce n’étoit pas dans la nature qu’elle cherchoit la vérité ; mais dans les diverses écoles où elle la croyoit dispersée. Depuis la renaissance des lettres il n’a plus été question des Stoïciens, d’Epicuriens, de Platoniciens, de Pythagoriciens : aucune (249) de ces sectes n’a pu recouvrer son crédit ; & le souvenir de leur chûte a empêché les hommes de se soumettre aveuglément aux sectes plus récentes, qui ont voulu prendre de l’ascendant sur eux.
Voici ma troisième observation. Quoique les gouvernements libres soient le terroir le plus propre pour les arts & les sciences, cela n’empêche pourtant pas qu’on ne les puisse transplanter dans toutes sortes d’états ; les républiques favorisent davantage le progrès des sciences, & les monarchies civilisées celui des beaux-arts.
Rien n’est si difficile que de fixer
les loix générales qui puissent
réduire une société nombreuse ou un vaste état à son juste équilibre ;
cette difficulté est si grande, que l’esprit le plus étendu ne sauroit la surmonter par la seule force du raisonnement
& de la réflexion. Cet ouvrage suppose la réunion des jugemens :
il faut que l’expérience le conduise, que le tems le perfectionne, & que le
sentiment des méprises que l’on n’a pu manquer de commettre dans les premiers
essais, aide à le corriger. Par là, il est (250) manifeste que cette entreprise
ne sauroit être commencée ni poussée dans les
monarchies. Avant qu’une monarchie soit civilisée, tout le secret de sa
politique consiste à confier un pouvoir illimité à chaque gouverneur & à
chaque magistrat, ce qui revient à subdiviser le peuple en autant d’ordres
d’esclaves. D’une pareille constitution on ne sauroit
se promettre aucun progrès ni dans les sciences, ni dans les arts, ni dans les loix, ni peut-être même dans les arts mécaniques & dans
les manufactures. L’ignorance & la barbarie qui ont présidé au commencement
de cet état, passent à la postérité, & ces malheureux esclaves n’ont ni
assez d’adresse, ni assez de force pour s’en délivrer.
Mais quoique la législation, cette
source de sécurité & de bonheur, étant le fruit tardif de l’ordre & de
la liberté, trouve bien de la peine à s’introduire dans les états, il est d’un
autre côté moins difficile de la conserver, lorsqu’une fois elle est
introduite : c’est une plante vigoureuse & profondément enracinée, que
la négligence du cultivateur ne détruit pas facilement, & qui résiste à
(251) l’inclémence des saisons. Les arts qui nourrissent le luxe, & à plus
forte raison les arts libéraux, qui supposent une délicatesse de sentiment, se
perdent aisément : peu de personnes ont assez de loisir, de fortune &
de génie pour les goûter : au-lieu que les
découvertes, dont l’utilité est générale, & se fait sentir dans la vie
commune, ne sauroient guères périr que dans la ruine
totale de la société, ou par ces inondations de barbares qui détruisent jusques
au souvenir de la politesse & des arts. L’imitation est une autre ressource
pour les arts grossiers & utiles ; elle les transporte de climat en
climat, & leur fait faire plus de chemin qu’aux beaux arts, quoique
peut-être ceux-ci soient nés & se soient répandus les premiers. De ces
causes résultent les monarchies civilisées, qui s’approprient les arts relatifs
au gouvernement, inventés dans les républiques, & qui se conservent pour
l’avantage & la sûreté réciproques du souverain & du sujet.
Quelque parfaite donc que puisse paroître à de certains politiques la forme des monarchies, elle doit toute sa perfection à la forme (252) républicaine : & il n’est pas possible qu’un despotisme absolu, établi dans une nation barbare, se police & se perfectionne par sa propre force. Il tient toutes ses loix, ses méthodes, ses institutions, & par conséquent son arrangement & sa stabilité, des gouvernements libres : ces avantages sont la production des républiques. Le despotisme étendu des monarchies barbares, en influant dans tous les détails du gouvernement, aussi-bien que dans les points capitaux de l’administration, étouffe pour jamais toute espèce de progrès.
Dans une monarchie civilisée le prince seul possède un pouvoir sans bornes ; il n’y a que la coutume, l’exemple & le sentiment de son propre intérêt qui puisse lui en faire restreindre l’exercice. Les ministres & les magistrats les plus éminents en dignité sont assujettis aux loix générales de la société, & n’osent exercer leur autorité que selon la méthode qui leur est prescrite. Le peuple ne dépend que du souverain en tout ce qui regarde la sûreté des possessions ; & le souverain est si fort au-dessus du peuple, & par (253) conséquent si peu susceptible de jalousie & de motifs intéressés, que cette dépendance n’est point sentie. C’est-là cette espèce de gouvernement que dans un accès de fanatisme politique on peut nommer tyrannie, mais qui, étant administré avec justice & prudence, est propre à rassurer le peuple, & satisfait aux principaux besoins de la société civile.
Mais, quoique par rapport à la jouissance des biens, la sûreté soit égale dans les monarchies civilisées & dans les républiques, il est à considérer que dans l’un & l’autre de ces gouvernemens ceux, qui sont au timon des affaires, disposent de plusieurs charges honorables & lucratives, qui réveillent l’ambition & l’avarice. Il n’y a que cette différence, que dans les républiques ceux qui aspirent aux places doivent baisser les yeux vers le peuple & tâcher de gagner ses suffrages, au-lieu que dans les monarchies ils doivent les hausser vers les grands, s’insinuer dans leur faveur & captiver leur bienveillance. Pour réussir dans le premier de ces états, il faut se rendre utile, soit par son (254) industrie, soit par sa capacité, soit par ses connoissances ; pour prospérer dans le second, il faut se rendre agréable par son esprit, par sa complaisance, par sa politesse : dans les républiques les succès sont pour le génie, dans les monarchies pour le goût : & par-là les unes sont plus propres pour les sciences, les autres pour les beaux-arts.
Je pourrois ajouter que le pouvoir monarchique, tirant sa principale force d’un respect superstitieux pour le clergé & pour le souverain, gêne toujours la liberté de penser en fait de religion & de politique, s’oppose par conséquent aux progrès de la métaphysique & de la morale, qui sont les deux branches les plus considérables de nos connoissances : il ne reste donc que les mathématiques & la philosophie naturelle, sciences infiniment moins estimables.
Il y a une liaison étroite entre tous les arts agréables, & le même goût qui perfectionne les uns, ne souffrira pas que les autres demeurent en friche. Parmi les arts qui embellissent la conversation, le plus aimable sans doute, c’est cette déférence mutuelle, (255) cette civilité qui nous fait sacrifier nos inclinations à ceux de la compagnie, qui nous fait surmonter ou du moins cacher ces présomptions arrogantes, si naturelles à l’esprit humain. Un homme bien né & et bien élevé est civil envers tout le monde sans effort, & sans des vues intéressées : cependant, pour rendre cette excellente qualité générale dans une nation, il semble qu’il faille aider aux dispositions naturelles par des motifs généraux. Dans les républiques, où le pouvoir va en montant depuis le peuple jusques aux grands, on ne rafine guères sur la politesse, parce que tous les ordres de l’état sont presque au niveau, & que les citoyens dépendent fort peu les uns des autres : le peuple influe par l’autorité des suffrages, les grands par la dignité des charges dont ils sont revêtus. Dans une monarchie civilisée au contraire, on voit une longue chaîne de personnes qui dépendent les unes des autres, & qui s’étend depuis le souverain jusqu’au dernier des sujets ; cette dépendance à la vérité ne va pas jusqu’à rendre les propriétés précaires, & jusqu’à déprimer (256) l’esprit du peuple ; mais elle suffit pour lui inspirer le désir de plaire à ses supérieurs, & de se former sur les modèles les plus goûtés des gens de condition, & de ceux qui ont reçu une éducation distinguée : De-là vient que la politesse des mœurs prend naturellement son origine dans les monarchies & dans les cours ; & là où elle fleurit, il est impossible que les beaux-arts soient entièrement négligés ou mésestimés.
Les républiques modernes de l’Europe sont décriées pour le manque de politesse. La politesse d’un Suisse en Hollande civilisé [37] [38] est chez les François une expression synonyme à celle de rusticité. Les Anglois, malgré leur génie & leur savoir, sont sujets aux mêmes reproches, & si les Vénitiens sont une exception à cette maxime, ils le doivent à leur commerce avec les autres peuples de l’Italie, dont les gouvernemens, pour la plupart, produisent une dépendance plus que suffisante pour les civiliser.
(257) Il est difficile de juger quel étoit à cet égard le rafinement des républiques de l’antiquité ; mais je soupçonne que la conversation n’y étoit pas autant perfectionnée que dans la composition & le style. On trouve dans les anciens plusieurs traits d’une scurrilité choquante, & qui passe toute imagination : leur vanité ne l’est pas moins [39], & leurs écrits en général respirent la licence & l’immodestie. Quicunque impudicus, adulter, ganeo, manu, ventre, pene, bona patriae laceraverat, dit Saluste dans un passage de son histoire des plus graves & des plus remplis de morale.
Nam fuit ante Helenam Cunnus teterrima belli Causa.
C’est Horace qui se sert de cette expression en traitant de l’origine du bien & du mal (258) moral. Mylord Rochester n’est pas plus licencieux que le sont Ovide & Lucrèce [40], quoique ceux-ci fussent gens du bel air & d’admirables écrivains, tandis que le premier, nourri au milieu des débordemens d’une cour corrompue, sembloit avoir abjuré toute pudeur. Juvénal prêche la modestie avec beaucoup de zèle ; mais à en juger par l’impudence qui règne dans ses satires, il en est lui-même un très-mauvais modèle.
Je dirai donc hardiment que les anciens avoient peu de manières, et ne connaissoient guères cette déférence polie & respectueuse que la civilité nous oblige d’exprimer, ou du moins de contrefaire dans la conversation. Cicéron étoit certainement un des (259) hommes le plus poli de son tems, & cependant j’avoue que j’ai souvent été outré de la triste figure qu’il fait faire à son ami Atticus, dans ces dialogues où il est lui-même un des interlocuteurs. Ce savant et vertueux citoyen, quoiqu’il se bornât à la vie privée, étoit égal en dignité à tout ce que Rome avoit de plus illustre ; & Cicéron le charge d’un rôle plus pitoyable encore que celui de l’ami de Philalethès, dans nos dialogues modernes : toujours très-humble admirateur & fertile en complimens, il reçoit les instructions que l’orateur lui donne avec toute la docilité & la soumission d’un écolier. [41] Caton même est traité assez cavalièrement dans les dialogues de finibus. Ce qui est sur-tout remarquable, c’est que Cicéron, ce grand sceptique en matières religieuses, & qui s’est toujours abstenu de décider entre les opinions des différentes sectes, fait disputer (260) ses amis sur l’existence & sur la nature des dieux, tandis que lui-même demeure tranquille auditeur : il croyoit apparemment qu’il ne convenoit pas à un homme de son génie de parler sur un sujet sur lequel il n’avoit rien à dire de décisif, & où il ne pouvoit pas triompher, comme il étoit accoutumé de la faire dans d’autres occasions. L’esprit du dialogue est observé dans le livre éloquent de Oratore, & l’égalité se soutient assez bien entre les interlocuteurs : mais ces interlocuteurs sont les grands hommes du tems passé, & l’auteur ne fait que raconter leur conférence comme par ouï dire.
Polybe [42] nous a conservé un dialogue réel, plus détaillé qu’aucun de ceux dont l’antiquité a transmis le souvenir ; c’est la conférence entre Philippe, roi de Macédoine, prince qui ne manquoit ni d’esprit ni de talens, & Titus Flamininus, un des Romains le plus civilisé, comme Plutarque nous en assure, [43] suivi alors des amabassadeurs de (261) presque toutes les cités de la Grèce. Celui des Etoliens dit au roi à propos rompu, qu’il parle comme un fou, ou comme un homme en délire (lèrein [44]) ; à quoi sa majesté réplique : ce que vous dites est si clair que les aveugles mêmes ne sauroient s’y tromper : raillerie qui faisoit allusion à l’état ou se trouvoient les yeux de son excellence. Tout ceci ne passoit pas les bornes de l’honnêteté, la conférence n’en fut point troublée, & Flamininus se divertit extrêmement de ces traits de belle humeur. Vers la fin, lorsque Philippe demanda du tems pour consulter avec ses amis dont il n’y en avoit aucun autour de lui, le général Romain, dit l’historien, voulant à son tour dire quelque chose de spirituel, lui dit, que peut-être la raison de l’absence de ses amis, c’étoit qu’ils les avoit tous massacrés, ce qui en effet étoit vrai, & d’autant plus brutal. Cependant l’historien ne condamne point cette grossiéreté. Philippe lui-même ne la ressentit guères ; il n’y répondit que par un rire sardonien, qui revient à ce que nous appelons grimacer : elle n’empêcha pas que la conférence ne (262) recommençât le lendemain ; & Plutarque place cette raillerie parmi les bons mots de Flamininus. [45]
Horace ne fait à son ami Grosphus qu’un compliment très-ordinaire. Rien, dit-il, n’est complettement bon. Achille est plein de gloire : une mort prématurée l’emporte. Tithon ne meurt point ; il languit dans une triste & longue vieillesse. Peut-être que les Parques m’accorderont ce qu’elles jugeront à propos de vous refuser. Vous avez cent troupeaux qui mugissent dans la Sicile, & des chevaux superbes, qui en attendant les courses du Cirque, font retentir les vallées de leur hennissemens : vous êtes vêtu de la plus riche pourpre d’Afrique. Le sort qui est juste, m’a donné à moi peu de biens, mais j’ai reçu de lui un soufle de cet esprit poétique dont les Grecs furent animés, & une ame qui fait mépriser la basse malignité du vulgaire. [46]
(263) Si vous lisez mon ouvrage, dit Phèdre à son patron Eutychus : j’en serai bien aise. Si non, il aura au moins l’avantage de charmer la postérité. [47] Virgile, après avoir prodigué à Auguste les flatteries les plus extravagantes, & l’avoir mis, selon la coutume de ces tems, au rang des dieux, finit par se mettre lui-même de niveau avec cette divinité. Secondez, dit-il, mon entreprise par vos favorables influences : & ayez, comme moi, pitié des gens de la campagne, qui ignorent le véritable art de (264) l’agriculture. [48] Je doute fort qu’un poëte moderne eût commis cette incongruité ; & (265) certainement si du tems de Virgile ces sortes de rafinemens avoient été en usage, cet écrivain, d’ailleurs si délicat, eût tourné sa phrase autrement. Quelque politesse qu’il y eût à la cour d’Auguste, il paroît qu’elle n’avoit pas encore usé les mœurs républicaines.
Le cardinal Wolsey, s’étant servi de l’insolente expression ego et rex meus, moi & mon roi, crut s’excuser en disant qu’elle étoit conforme à l’idiôme latin, où l’on se nommoit toujours avant la personne à qui ou de qui l’on parloit ; mais cet usage même est une preuve du manque de politesse des Romains.
Les anciens s’étoient fait la maxime de nommer toujours les premières les personnes du rang le plus élevé, cela alloit si loin qu’un poëte ayant nommé les Etoliens avant les Romains dans un chant où il célébroit la victoire remportée par leurs armes combinées sur les troupes de Macédoine, il en nâquit des jalousies & des querelles entre ces deux nations [49]. C’est ainsi que Tibère (266) prit Livie en aversion, parce que dans une inscription elle avoit fait placer son nom avant le sien. [50]
En accordant à nos tems la préférence en fait de politesse, quelle est la raison de cette préférence ? On la cherchera probablement dans deux notions modernes ; dans celle de la galanterie & dans celle de l’honneur, qui sont toutes deux les productions des cours & des monarchies. On ne sauroit nier que ce ne soient-là des inventions modernes ; [51] mais les plus zélés partisans de l’antiquité (267) disent que ce sont des inventions sottes & ridicules, l’opprobe plutôt que la gloire de nos jours. [52] Il ne sera donc pas inutile d’examiner cette question & par rapport à la galanterie, & par rapport à l’honneur. Commençons par la première.
Dans tous les genres de créatures vivantes, la nature a établi une affection mutuelle entre les deux sexes, & cette affection, dans les animaux mêmes les plus sauvages & les plus carnaciers, ne se borne point à l’appétit corporel ; elle produit une amitié & une sympathie qui ne finit que par la mort. On peut observer que dans les espèces mêmes où la nature limite la satisfaction de l’appétit à une saison & à un objet, & forme une sorte de mariage ou d’association d’un mâle avec une femelle, il existe une complaisance & une bienveillance visible, qui s’étend plus loin, qui dompte la férocité du naturel, & qui adoucit les deux sexes (268) l’un envers l’autre. [53] A combien plus forte raison cela ne doit il pas avoir lieu dans l’homme, dont l’appétit n’est à aucun égard borné par la nature, & ne l’est qu’accidentellement, soit par les charmes puissans de l’amour, soit par un principe de devoir & de bienséance ?
Rien n’est donc moins affecté que la passion de la
galanterie, elle est toute naturelle : l’art & l’éducation qui règnent
dans les cours les plus polies, n’y font pas plus de changement que dans les
autres passions louables ; lui donnent plus de force, plus de finesse,
plus de délicatesse, plus de grace, & plus
d’expression.
La galanterie est généreuse, aussi-bien que (269) naturelle. C’est à la morale à corriger ces vices grossiers qui nous font commettre des injustices, & l’éducation la plus ordinaire suffit pour produire cet effet ; sans cet expédient aucune société humaine ne peut subsister. Les bonnes manières ont été inventées pour répandre de l’aisance & de l’agrément dans la conversation, mais il en résulte encore de plus grands biens. Lorsque notre naturel nous fait pancher vers un vice, ou vers une passion désagréable aux autres hommes, le savoir vivre est pour ainsi dire un contrepoids qui entraîne l’esprit du côté opposé, & nous fait revêtir l’apparence des sentiments contraires à ceux pour lesquels nous inclinons. Nous sommes naturellement fiers, épris de nous-mêmes, & portés à nous préférer aux autres ; la politesse nous apprend à mettre des égards dans la conversation, & à céder dans tous les incidens communs de la société. Vous êtes soupçonneux, mais vous êtes poli : vous cacherez les motifs de votre jalousie, & vous afficherez des sentimens directement contraires. Les vieillards, sentant leurs infirmités, craignent (270) toujours d’être méprisés des jeunes gens ; la jeunesse bien élevée redouble de respects & d’égards envers eux. Les étrangers manquent de protection : dans tous les pays civilisés on les reçoit avec politesse, & on leur donne la place la plus honorable. Chacun est maître dans sa maison, les conviés sont, en quelque façon, soumis à son autorité : il se met au dernier rang : vous le voyez toujours attentif à ce qui peut faire plaisir aux autres, & se donnant pour cela toutes les peines qui ne trahissent point une affectation trop visible, qui ne gênent pas la compagnie. [54]
Y a-t-il une meilleure école de mœurs qu’une société de femmes vertueuses, où le désir réciproque de plaire polit insensiblement l’esprit, où l’exemple de la douceur & de la modestie du sexe se communique à ses admirateurs, où la délicatesse nous accoutume à la décence, en nous faisant craindre de l’offenser par des propos trop libres ?
J’avoue qu’en mon particulier, je préférerois
une société d’amis choisis, avec lesquels je pourrois
me livrer paisiblement aux charmes de la raison, & éprouver la justesse de
toute sorte de réflexions sérieuses ou plaisantes, comme elles se présenteroient. Mais comme on ne rencontre pas tous les
jours des compagnies aussi délicieuses, les compagnies mêlées où il n’y a point
de femmes me paroissent le plus insipide de tous les amusemens, & autant destituées de sens & (274) et
de raison que de plaisir & de politesse. Je ne sache que l’usage des
boissons fortes qui puisse en écarter l’ennui, & le remède est pire que le
mal.
Chez les anciens le caractère du sexe passoit pour un caractère domestique, on ne regardoit pas les femmes comme faisant partie du beau monde ou de la bonne compagnie. C’est peut-être par cette raison que tandis que l’antiquité nous a laissé des productions inimitables dans le genre sérieux, il ne nous en reste rien de fort exquis dans le genre plaisant, à moins qu’on ne veuille excepter le banquet de Xénophon & les dialogues de Lucien. Horace condamne les grossiers bons-mots & les froides plaisanteries de Plaute, mais les siennes valent-elles beaucoup mieux ? & quoiqu’il fût certainement le plus aisé, le plus agréable & le plus judicieux des écrivains, peut-on dire qu’il excelle dans l’art de ridiculiser avec esprit & avec délicatesse ? Ce sont donc là des progrès considérables que la galanterie, & les cours où elle a pris son origine, ont fait faire aux beaux-arts.
(275) Le point-d’honneur, ou l’usage des duels, est une invention moderne, aussi bien que la galanterie, & dans l’esprit de biens des gens une invention tout aussi utile pour polir les mœurs ; mais en vérité je serois fort embarrassé de dire comment elle peut y avoir contribué. La conversation même des plus grands rustres est rarement infestée d’une grossiéreté qui puisse occasionner des duels, à les apprécier même selon les maximes les plus pointilleuses de ce chimérique honneur ; & quant aux petites indécences qui choquent le plus, parce qu’elles reviennent le plus fréquemment, jamais on ne s’en défera par l’usage des duels. Mais ces notions ne sont pas seulement inutiles, elles sont encore pernicieuses. Dès lors qu’on peut être homme d’honneur sans être vertueux, les plus grands scélérats, souillés des vices les plus infâmes, ont le moyen de se faire considérer, & de faire bonne contenance : ils sont débauchés, prodigues, ils ne payent jamais leurs dettes ; mais ils sont gens d’honneur, & par conséquent gens de bonne compagnie.
(276) Il y a pourtant une partie de l’honneur moderne qui est, en même tems, une partie essentielle à la morale : elle consiste dans l’exactitude à tenir ses promesses, & à dire toujours la vérité. C’est ce point d’honneur que monsieur Addison a en vue, lorsqu’il fait dire à Juba : l’honneur est un lien sacré, la loi inviolable des monarques, la perfection qui caractèrise les grandes ames : par tout où il se rencontre avec la vertu, il l’élève & la fortifie : il l’imite où elle n’est pas : il ne faut pas se jouer de l’honneur. [56] Quoique ces vers sont d’une extrême beauté, je crains que Monsieur Addison ne soit tombé ici dans cette impropriété de sentiment qu’il reproche souvent, avec tant de raison, à nos poëtes. Assurément les anciens ne connaissoient pas cet honneur qui diffère de la vertu.
(277) Je reviens de ma digression,
& je finis par une quatrième remarque. Du moment où les arts & les
sciences ont atteint, dans un état, leur dernier degré de perfection, ils
commencent à décliner : cette décadence est naturelle ou plutôt
nécessaire, & il n’arrive jamais, ou du moins il est bien rare que les arts
& les sciences renaissent dans les pays qui autrefois les avoient vû fleurir.
Je conviens que cette maxime, quoique conforme à
l’expérience, doit paroître peu raisonnable au
premier abord. Si comme, je le crois, le génie naturel des hommes est
à-peu-près le même dans tous les tems, & dans toutes les contrées, qu’y
a-t-il de plus propre à cultiver & à perfectionner ce génie, que d’avoir
sans cesse devant les yeux des modèles exquis propres à former le goût, & à
fixer les objets les plus dignes d’être imités ? N’est-ce pas aux modèles
qui sont restés de l’antiquité que nous devons la renaissance des arts, arrivée
il y a deux siècles, & les progrès qu’ils ont faits depuis par toute
l’Europe ? Et pourquoi sous le règne de Trajan & de ses successeurs,
lorsqu’ils (278) étoient encore en entier, lorsque
tout l’univers les admiroit & les étudioit, n’ont-ils pas produit les mêmes effets ? Du
tems de l’empereur Justinien, Homère passoit parmi
les Grecs pour le poëte par excellence, comme Virgile
parmi les Romains : l’admiration dûe à ces
divins génies subsistoit encore, quoique depuis
plusieurs siècles il n’eût paru aucun poëte qui eût
pu se vanter de les avoir imités.
Dans les commencemens de la
vie, le génie d’un homme lui est inconnu à lui-même, aussi-bien
qu’aux autres, ce n’est qu’après plusieurs essais heureux qu’il ose se croire
assez fort pour des entreprises qui ont mérité l’applaudissement universel à
ceux qui s’y sont distingués. Si la nation a de grands modèles d’éloquence, il
confrontera ses exercices de jeunesse avec ces modèles, & sentant l’infinie
disproportion, il sera découragé, & ne hasardera jamais d’entrer en
concurrence avec des écrivains qu’il admire si fort. On ne va au grand que par
l’émulation ; mais l’admiration & la modestie étouffent
l’émulation ; & le vrai génie est toujours admirateur & modeste.
(279) Après l’émulation, le plus puissant ressort, c’est la gloire. Un écrivain qui entend retentir, autour de lui, les éloges que l’on donne à ses premières productions, se sent de nouvelles forces ; auguillonné par ce motif il atteint souvent un degré de perfection qui étonne ses lecteurs, & qui le surprend lui-même. Mais lorsque toutes les places honorables sont prises, les nouvelles tentatives, comparées aux ouvrages les plus excellents en eux-mêmes, & dont la réputation est déjà faite, ne sont que froidement reçues. Si Molière & Corneille portoient aujourd’hui sur le théâtre les productions de leur jeunesse, estimées dans leur tems, ils seroient découragés pour jamais par l’indifférence & le dédain du public. Il n’y a que l’ignorance des tems qui ait pu faire supporter le prince de Tyr ; mais ce n’est qu’au succès de cette pièce que nous devons le More de Venise : si le drame intitulé chacun dans son humeur avoit manqué, nous n’eussions jamais vû Volpone.
Il n’est peut-être pas avantageux pour une nation de
recevoir des arts trop (280) perfectionnés de ses voisins. L’émulation
s’éteint, & le feu de la jeunesse ambitieuse s’évapore. Tant d’ouvrages
finis de peintres Italiens transportés en Angleterre, au-lieu
d’encourager nos artistes, sont la véritable cause du peu de progrès que le noble
art de la peinture a faits parmi nous. Il paroît
qu’il en fut de même à Rome, lorsqu’elle reçut les arts de la Grèce. Le grand
nombre de belles productions qui ont paru en France, répandues dans toute
l’Allemagne, & dans le Nord, empêchent ces peuples de cultiver leurs
propres langues, & les rendent esclaves de leurs voisins dans tout ce qui
regarde les connoissances agréables.
Les anciens, il est vrai, nous ont laissé dans tous les genres, les modèles les plus admirables ; mais, outre qu’ils ont paru dans des langues qui ne sont entendues que des savans, les beaux-esprits modernes ne sont pas absolument comparables à ceux qui vivoient dans ces tems reculés. Si Waller étoit né à Rome sous le règne de Tibère, ses premières productions, vûes à côté des odes si finies & si parfaites d’Horace, eussent été (281) sifflées ; au-lieu que dans cette isle la supériorité du poëte Romain n’a fait aucun tort à la réputation du nôtre. C’est que nous nous estimons assez heureux que notre climat & notre langage aient pû produire une foible copie d’un aussi excellent original.
En un mot, les arts & les sciences, semblables à certaines plantes, exigent un terroir frais ; & quelque fertile que soit le sol, quelque soin qu’on prenne de l’entretenir & de le renouveler par art & par industrie, lorsqu’il est une fois épuisé, il ne produit plus rien d’exquis & de parfait.
(112) Nothing requires greater
nicety, in our enquiries concerning human affairs, than to distinguish exactly
what is owing to chance, and what proceeds from causes; nor is
there any subject, in which an author is more liable to deceive himself by
false subtilties and refinements. To say, that any event is derived from
chance, cuts short all farther enquiry concerning it, and leaves the writer in
the same state of ignorance with the rest of mankind. But when the event is
supposed to proceed from certain and stable causes, he may then display his
ingenuity, in assigning these causes; and as a man of any subtilty can never be
at a loss in this particular, he has thereby an opportunity of swelling his
volumes, and discovering his profound knowledge, in observing what escapes the
vulgar and ignorant.
The distinguishing
between chance and causes must depend upon every particular man’s sagacity, in
considering every particular incident. But, if I were to assign any general
rule to help us in applying this distinction, it would be the following, What
depends upon a few persons is, in a great measure, to be ascribed to chance, or
secret and unknown causes: What arises from a great number, may often be
accounted for by determinate and known causes.
Two natural reasons
may be assigned for this (113) rule. First, If you suppose a dye to have
any biass, however small, to a particular side, this biass, though, perhaps, it
may not appear in a few throws, will certainly prevail in a great number, and
will cast the balance entirely to that side. In like manner, when any causes
beget a particular inclination or passion, at a certain time, and among a
certain people; though many individuals may escape the contagion, and be ruled
by passions peculiar to themselves; yet the multitude will certainly be seized
by the common affection, and be governed by it in all their actions.
Secondly, Those principles
or causes, which are fitted to operate on a multitude, are always of a grosser
and more stubborn nature, less subject to accidents, and less influenced by whim
and private fancy, than those which operate on a few only. The latter are
commonly so delicate and refined, that the smallest incident in the health,
education, or fortune of a particular person, is sufficient to divert their
course, and retard their operation; nor is it possible to reduce them to any
general maxims or observations. Their influence at one time will never assure
us concerning their influence at another; even though all the general
circumstances should be the same in both cases.
To judge by this
rule, the domestic and the gradual revolutions of a state must be a more proper
subject of reasoning and observation, than the foreign and the violent, which
are commonly produced by single persons, and are more influenced by whim,
folly, or caprice, than by general passions and interests. The depression of
the lords, and rise of the commons in England, after the
statutes of alienation and the encrease of trade and industry, are more easily
accounted for by general principles, than the depression of the Spanish, and rise of the French
monarchy, after the death of Charles Quint. Had Harry IV. Cardinal Richlieu, and Louis XIV. (114) been Spaniards; and Philip II. III. and IV. and Charles II.
been Frenchmen, the history of these two nations had
been entirely reversed.
For the same
reason, it is more easy to account for the rise and progress of commerce in any
kingdom, than for that of learning; and a state, which should apply itself to
the encouragement of the one, would be more assured of success, than one which
should cultivate the other. Avarice, or the desire of gain, is an universal
passion, which operates at all times, in all places, and upon all persons: But
curiosity, or the love of knowledge, has a very limited influence, and requires
youth, leisure, education, genius, and example, to make it govern any person.
You will never want booksellers, while there are buyers of books: But there may
frequently be readers where there are no authors. Multitudes of people,
necessity and liberty, have begotten commerce in Holland:
But study and application have scarcely produced any eminent writers.
We may, therefore,
conclude, that there is no subject, in which we must proceed with more caution,
than in tracing the history of the arts and sciences; lest we assign causes
which never existed, and reduce what is merely contingent to stable and
universal principles. Those who cultivate the sciences in any state, are always
few in number: The passion, which governs them, limited: Their taste and
judgment delicate and easily perverted: And their application disturbed with
the smallest accident. Chance, therefore, or secret and unknown causes, must
have a great influence on the rise and progress of all the refined arts.
But there is a
reason, which induces me not to ascribe the matter altogether to chance. Though
the persons, who cultivate the sciences with such astonishing success, as to
attract the admiration of posterity, be always few, in all nations and all
ages; it is impossible but a share of the same spirit and (115) genius must be
antecedently diffused throughout the people among whom they arise, in order to
produce, form, and cultivate, from their earliest infancy, the taste and
judgment of those eminent writers. The mass cannot be altogether insipid, from
which such refined spirits are extracted. There is a God within us, says
Ovid, who breathes that divine fire, by which we are
animated. Poets, in all ages, have advanced this claim to inspiration.
There is not, however, any thing supernatural in the case. Their fire is not
kindled from heaven. It only runs along the earth; is caught from one breast to
another; and burns brightest, where the materials are best prepared, and most
happily disposed. The question, therefore, concerning the rise and progress of
the arts and sciences, is not altogether a question concerning the taste,
genius, and spirit of a few, but concerning those of a whole people; and may,
therefore, be accounted for, in some measure, by general causes and principles.
I grant, that a man, who should enquire, why such a particular poet, as Homer, for instance, existed, at such a place, in such a time,
would throw himself headlong into chimera, and could never treat of such a
subject, without a multitude of false subtilties and refinements. He might as
well pretend to give a reason, why such particular generals, as Fabius and Scipio, lived in Rome at such a time, and why Fabius
came into the world before Scipio. For such incidents as
these, no other reason can be given than that of Horace:
· Scit genius, natale comes, qui temperat astrum,
· Naturæ Deus humanæ, mortalis in unum—
· —Quodque caput, vultu mutabilis, albus & ater.
But I am persuaded,
that in many cases good reasons might be given, why such a nation is more
polite and learned, at a particular time, than any of its neighbours. At least,
this is so curious a subject, that it were a pity to abandon it entirely, (116)
before we have found whether it be susceptible of reasoning, and can be reduced
to any general principles.
My first observation
on this head is, That it is impossible for the arts and sciences to arise,
at first, among any people unless that people enjoy the blessing of a free
government.
In the first ages
of the world, when men are as yet barbarous and ignorant, they seek no farther
security against mutual violence and injustice, than the choice of some rulers,
few or many, in whom they place an implicit confidence, without providing any
security, by laws or political institutions, against the violence and injustice
of these rulers. If the authority be centered in a single person, and if the
people, either by conquest, or by the ordinary course of propagation, encrease
to a great multitude, the monarch, finding it impossible, in his own person, to
execute every office of sovereignty, in every place, must delegate his
authority to inferior magistrates, who preserve peace and order in their
respective districts. As experience and education have not yet refined the
judgments of men to any considerable degree, the prince, who is himself
unrestrained, never dreams of restraining his ministers, but delegates his full
authority to every one, whom he sets over any portion of the people. All
general laws are attended with inconveniencies, when applied to particular
cases; and it requires great penetration and experience, both to perceive that
these inconveniencies are fewer than what result from full discretionary powers
in every magistrate; and also to discern what general laws are, upon the whole,
attended with fewest inconveniencies. This is a matter of so great difficulty,
that men may have made some advances, even in the sublime arts of poetry and
eloquence, where a rapidity of genius and imagination assists their progress,
before they have arrived at any great refinement in their (117) municipal laws,
where frequent trials and diligent observation can alone direct their
improvements. It is not, therefore, to be supposed, that a barbarous monarch,
unrestrained and uninstructed, will ever become a legislator, or think of
restraining his Bashaws, in every province, or even his Cadis in every village.
We are told, that the late Czar, though actuated with a noble genius,
and smit with the love and admiration of European arts;
yet professed an esteem for the Turkish policy in this
particular, and approved of such summary decisions of causes, as are practised
in that barbarous monarchy, where the judges are not restrained by any methods,
forms, or laws. He did not perceive, how contrary such a practice would have
been to all his other endeavours for refining his people. Arbitrary power, in
all cases, is somewhat oppressive and debasing; but it is altogether ruinous
and intolerable, when contracted into a small compass; and becomes still worse,
when the person, who possesses it, knows that the time of his authority is
limited and uncertain. Habet subjectos tanquam suos; viles, ut alienos.
He governs the subjects with full authority, as if they were his own; and with
negligence or tyranny, as belonging to another. A people, governed after such a
manner, are slaves in the full and proper sense of the word; and it is
impossible they can ever aspire to any refinements of taste or reason. They
dare not so much as pretend to enjoy the necessaries of life in plenty or
security.
To expect, therefore,
that the arts and sciences should take their first rise in a monarchy, is to
expect a contradiction. Before these refinements have taken place, the monarch
is ignorant and uninstructed; and not having knowledge sufficient to make him
sensible of the necessity of balancing his government upon general laws, he
delegates his full power to all inferior magistrates. This (118) barbarous
policy debases the people, and for ever prevents all improvements. Were it
possible, that, before science were known in the world, a monarch could possess
so much wisdom as to become a legislator, and govern his people by law, not by
the arbitrary will of their fellow-subjects, it might be possible for that
species of government to be the first nursery of arts and sciences. But that
supposition seems scarcely to be consistent or rational.
It may happen, that
a republic, in its infant state, may be supported by as few laws as a barbarous
monarchy, and may entrust as unlimited an authority to its magistrates or
judges. But, besides that the frequent elections by the people, are a
considerable check upon authority; it is impossible, but, in time, the
necessity of restraining the magistrates, in order to preserve liberty, must at
last appear, and give rise to general laws and statutes. The Roman
Consuls, for some time, decided all causes, without being confined by any
positive statutes, till the people, bearing this yoke with impatience, created
the decemvirs, who promulgated the twelve tables; a body of laws,
which, though, perhaps, they were not equal in bulk to one English
act of parliament, were almost the only written rules, which regulated property
and punishment, for some ages, in that famous republic. They were, however,
sufficient, together with the forms of a free government, to secure the lives
and properties of the citizens, to exempt one man from the dominion of another;
and to protect every one against the violence or tyranny of his
fellow-citizens. In such a situation the sciences may raise their heads and
flourish: But never can have being amidst such a scene of oppression and
slavery, as always results from barbarous monarchies, where the people alone
are restrained by the authority of the magistrates, and the magistrates are not
restrained by any law or statute. An unlimited despotism of this nature, (119)
while it exists, effectually puts a stop to all improvements, and keeps men
from attaining that knowledge, which is requisite to instruct them in the
advantages, arising from a better police, and more moderate authority.
Here then are the
advantages of free states. Though a republic should be barbarous, it
necessarily, by an infallible operation, gives rise to Law,
even before mankind have made any considerable advances in the other sciences. From
law arises security: From security curiosity: And from curiosity knowledge. The
latter steps of this progress may be more accidental; but the former are
altogether necessary. A republic without laws can never have any duration. On
the contrary, in a monarchical government, law arises not necessarily from the
forms of government. Monarchy, when absolute, contains even something repugnant
to law. Great wisdom and reflexion can alone reconcile them. But such a degree
of wisdom can never be expected, before the greater refinements and
improvements of human reason. These refinements require curiosity, security,
and law. The first growth, therefore, of the arts and sciences can never
be expected in despotic governments.
There are other
causes, which discourage the rise of the refined arts in despotic governments;
though I take the want of laws, and the delegation of full powers to every
petty magistrate, to be the principal. Eloquence certainly springs up more
naturally in popular governments: Emulation too in every accomplishment must
there be more animated and (120) enlivened: And genius and capacity have a
fuller scope and career. All these causes render free governments the only
proper nursery for the arts and sciences.
The next
observation, which I shall make on this head, is, That nothing is more
favourable to the rise of politeness and learning, than a number of
neighbouring and independent states, connected together by commerce and policy.
The emulation, which naturally arises among those neighbouring states, is an
obvious source of improvement: But what I would chiefly insist on is the stop
which such limited territories give both to power and to authority.
Extended
governments, where a single person has great influence, soon become absolute;
but small ones change naturally into commonwealths. A large government is
accustomed by degrees to tyranny; because each act of violence is at first
performed upon a part, which, being distant from the majority, is not taken
notice of, nor excites any violent ferment. Besides, a large government, though
the whole be discontented, may, by a little art, be kept in obedience; while
each part, ignorant of the resolutions of the rest, is afraid to begin any
commotion or insurrection. Not to mention, that there is a superstitious
reverence for princes, which mankind naturally contract when they do not often
see the sovereign, and when many of them become not acquainted with him so as
to perceive his weaknesses. And as large states can afford a great expence, in
order to support the pomp of majesty; this is a kind of fascination on men, and
naturally contributes to the enslaving of them.
In a small
government, any act of oppression is immediately known throughout the whole:
The murmurs and discontents, proceeding from it, are easily communicated: And
the indignation arises the higher, because the subjects are not apt to
apprehend in such states, that the distance is very wide (121) between
themselves and their sovereign. “No man,” said the prince of Conde,
“is a hero to his Valet de Chambre.” It is certain that admiration and
acquaintance are altogether incompatible towards any mortal creature. Sleep and
love convinced even Alexander himself that he was not a
God: But I suppose that such as daily attended him could easily, from the
numberless weaknesses to which he was subject, have given him many still more
convincing proofs of his humanity.
But the divisions
into small states are favourable to learning, by stopping the progress of authority
as well as that of power. Reputation is often as great a fascination
upon men as sovereignty, and is equally destructive to the freedom of thought
and examination. But where a number of neighbouring states have a great
intercourse of arts and commerce, their mutual jealousy keeps them from
receiving too lightly the law from each other, in matters of taste and of
reasoning, and makes them examine every work of art with the greatest care and
accuracy. The contagion of popular opinion spreads not so easily from one place
to another. It readily receives a check in some state or other, where it
concurs not with the prevailing prejudices. And nothing but nature and reason,
or, at least, what bears them a strong resemblance, can force its way through
all obstacles, and unite the most rival nations into an esteem and admiration
of it.
Greece was a cluster of
little principalities, which soon became republics; and being united both by
their near neighbourhood, and by the ties of the same language and interest,
they entered into the closest intercourse of commerce and learning. There
concurred a happy climate, a soil not unfertile, and a most harmonious and
comprehensive language; so that every circumstance among that people seemed to
favour the rise of the arts and sciences. Each city produced its several
artists and philosophers, (122) who refused to yield the preference to those of
the neighbouring republics: Their contention and debates sharpened the wits of
men: A variety of objects was presented to the judgment, while each challenged
the preference to the rest: and the sciences, not being dwarfed by the
restraint of authority, were enabled to make such considerable shoots, as are,
even at this time, the objects of our admiration. After the Roman
christian or catholic church had spread itself over the
civilized world, and had engrossed all the learning of the times; being really
one large state within itself, and united under one head; this variety of sects
immediately disappeared, and the Peripatetic philosophy
was alone admitted into all the schools, to the utter depravation of every kind
of learning. But mankind, having at length thrown off this yoke, affairs are
now returned nearly to the same situation as before, and Europe
is at present a copy at large, of what Greece was formerly
a pattern in miniature. We have seen the advantage of this situation in several
instances. What checked the progress of the Cartesian
philosophy, to which the French nation shewed such a
strong propensity towards the end of the last century, but the opposition made
to it by the other nations of Europe, who soon
discovered the weak sides of that philosophy? The severest scrutiny, which Newton’s theory has undergone, proceeded not from his own
countrymen, but from foreigners; and if it can overcome the obstacles, which it
meets with at present in all parts of Europe, it will
probably go down triumphant to the latest posterity. The English
are become sensible of the scandalous licentiousness of their stage, from the
example of the French decency and morals. The French are convinced, that their theatre has become somewhat
effeminate, by too much love and gallantry; and begin to approve of the more
masculine taste of some neighbouring nations.
(123) In China, there seems to be a pretty considerable stock of
politeness and science, which, in the course of so many centuries, might
naturally be expected to ripen into something more perfect and finished, than
what has yet arisen from them. But China is one vast
empire, speaking one language, governed by one law, and sympathizing in the
same manners. The authority of any teacher, such as Confucius,
was propagated easily from one corner of the empire to the other. None had
courage to resist the torrent of popular opinion. And posterity was not bold
enough to dispute what had been universally received by their ancestors. This
seems to be one natural reason, why the sciences have made so slow a progress
in that mighty empire. [57]
If we consider the
face of the globe, Europe, of all the four parts of the
world, is the most broken (124) by seas, rivers, and mountains; and Greece of all countries of Europe.
Hence these regions were naturally divided into several distinct governments.
And hence the sciences arose in Greece; and Europe has been hitherto the most constant habitation of them.
I have sometimes
been inclined to think, that interruptions in the periods of learning, were
they not attended with such a destruction of ancient books, and the records of
history, would be rather favourable to the arts and sciences, by breaking the
progress of authority, and dethroning the tyrannical usurpers over human
reason. In this particular, they have the same influence, as interruptions in
political governments and societies. Consider the blind submission of the
ancient philosophers to the several masters in each school, and you will be
convinced, that little good could be expected from a hundred centuries of such
a servile philosophy. Even the Eclectics, who arose
about the age of Augustus, notwithstanding their
professing to choose freely what pleased them from every different sect, were
yet, in the main, as slavish and dependent as any of their brethren; since they
sought for truth not in nature, but in the several schools; where they supposed
she must necessarily be found, though not united in a body, yet dispersed in
parts. Upon the revival of learning, those sects of Stoics
and Epicureans, Platonists and Pythagoricians, could never regain any credit or authority;
and, at the same time, by the example of their fall, kept men from submitting,
with such blind deference, to those new sects, which have attempted to gain an
ascendant over them.
The third
observation, which I shall form on this head, of the rise and progress of the
arts and sciences, is, That though the only proper Nursery of these
noble plants be a free state; yet may they be transplanted into any government;
and that a republic (125) is most favourable to the growth of the
sciences, a civilized monarchy to that of the polite arts.
To balance a large
state or society, whether monarchical or republican, on general laws, is a work
of so great difficulty, that no human genius, however comprehensive, is able,
by the mere dint of reason and reflection, to effect it. The judgments of many must
unite in this work: Experience must guide their labour: Time must bring it to
perfection: And the feeling of inconveniencies must correct the mistakes, which
they inevitably fall into, in their first trials and experiments. Hence appears
the impossibility, that this undertaking should be begun and carried on in any
monarchy; since such a form of government, ere civilized, knows no other secret
or policy, than that of entrusting unlimited powers to every governor or
magistrate, and subdividing the people into so many classes and orders of
slavery. From such a situation, no improvement can ever be expected in the
sciences, in the liberal arts, in laws, and scarcely in the manual arts and
manufactures. The same barbarism and ignorance, with which the government
commences, is propagated to all posterity, and can never come to a period by
the efforts or ingenuity of such unhappy slaves.
But though law, the
source of all security and happiness, arises late in any government, and is the
slow product of order and of liberty, it is not preserved with the same
difficulty, with which it is produced; but when it has once taken root, is a
hardy plant, which will scarcely ever perish through the ill culture of men, or
the rigour of the seasons. The arts of luxury, and much more the liberal arts,
which depend on a refined taste or sentiment, are easily lost; because they are
always relished by a few only, whose leisure, fortune, and genius fit them for
such amusements. But what is profitable to every mortal, and in common life,
when once (126) discovered, can scarcely fall into oblivion, but by the total
subversion of society, and by such furious inundations of barbarous invaders,
as obliterate all memory of former arts and civility. Imitation also is apt to
transport these coarser and more useful arts from one climate to another, and
make them precede the refined arts in their progress; though perhaps they
sprang after them in their first rise and propagation. From these causes
proceed civilized monarchies; where the arts of government, first invented in
free states, are preserved to the mutual advantage and security of sovereign
and subject.
However perfect,
therefore, the monarchical form may appear to some politicians, it owes all its
perfection to the republican; nor is it possible, that a pure despotism,
established among a barbarous people, can ever, by its native force and energy,
refine and polish itself. It must borrow its laws, and methods, and
institutions, and consequently its stability and order, from free governments.
These advantages are the sole growth of republics. The extensive despotism of a
barbarous monarchy, by entering into the detail of the government, as well as
into the principal points of administration, for ever prevents all such
improvements.
In a civilized
monarchy, the prince alone is unrestrained in the exercise of his authority,
and possesses alone a power, which is not bounded by any thing but custom,
example, and the sense of his own interest. Every minister or magistrate,
however eminent, must submit to the general laws, which govern the whole
society, and must exert the authority delegated to him after the manner, which
is prescribed. The people depend on none but their sovereign, for the security
of their property. He is so far removed from them, and is so much exempt from
private jealousies or interests, that this dependence is scarcely felt. And
thus a species of government arises, to which, in a high political (127) rant,
we may give the name of Tyranny, but which, by a just and prudent
administration, may afford tolerable security to the people, and may answer
most of the ends of political society.
But though in a
civilized monarchy, as well as in a republic, the people have security for the
enjoyment of their property; yet in both these forms of government, those who
possess the supreme authority have the disposal of many honours and advantages,
which excite the ambition and avarice of mankind. The only difference is, that,
in a republic, the candidates for office must look downwards, to gain the
suffrages of the people; in a monarchy, they must turn their attention upwards,
to court the good graces and favour of the great. To be successful in the
former way, it is necessary for a man to make himself useful, by his
industry, capacity, or knowledge: To be prosperous in the latter way, it is
requisite for him to render himself agreeable, by his wit, complaisance,
or civility. A strong genius succeeds best in republics: A refined taste in
monarchies. And consequently the sciences are the more natural growth of the
one, and the polite arts of the other.
Not to mention,
that monarchies, receiving their chief stability from a superstitious reverence
to priests and princes, have commonly abridged the liberty of reasoning, with
regard to religion, and politics, and consequently metaphysics and morals. All
these form the most considerable branches of science. Mathematics and natural
philosophy, which only remain, are not half so valuable.
Among the arts of
conversation, no one pleases more than mutual deference or civility, which
leads us to resign our own inclinations to those of our companion, and to curb
and conceal that presumption and arrogance, so natural to the human mind. A
good-natured man, who is well educated, practises this civility to every
mortal, without premeditation (128) or interest. But in order to render that
valuable quality general among any people, it seems necessary to assist the
natural disposition by some general motive. Where power rises upwards from the
people to the great, as in all republics, such refinements of civility are apt
to be little practised; since the whole state is, by that means, brought near
to a level, and every member of it is rendered, in a great measure, independent
of another. The people have the advantage, by the authority of their suffrages:
The great, by the superiority of their station. But in a civilized monarchy,
there is a long train of dependence from the prince to the peasant, which is
not great enough to render property precarious, or depress the minds of the
people; but is sufficient to beget in every one an inclination to please his
superiors, and to form himself upon those models, which are most acceptable to
people of condition and education. Politeness of manners, therefore, arises
most naturally in monarchies and courts; and where that flourishes, none of the
liberal arts will be altogether neglected or despised.
The republics in Europe are at present noted for want of politeness. The
good-manners of a Swiss civilized in Holland, is an expression for rusticity among the French. The English, in some degree,
fall under the same censure, notwithstanding their learning and genius. And if
the Venetians be an exception to the rule, they owe it,
perhaps, to their communication with the other Italians,
most of whose governments beget a dependence more than sufficient for
civilizing their manners.
It is difficult to
pronounce any judgment concerning the refinements of the ancient republics in
this particular: But I am apt to suspect, that the arts of conversation were
not brought so near to perfection among them as the arts of writing and
composition. (129) The scurrility of the ancient orators, in many instances, is
quite shocking, and exceeds all belief. Vanity too is often not a little
offensive in authors of those ages; as well as the common licentiousness and
immodesty of their stile, Quicunque impudicus, adulter, ganeo, manu, ventre,
pene, bona patria laceraverat, says Sallust in
one of the gravest and most moral passages of his history. Nam fuit ante
Helenam Cunnus teterrima belli Causa, is an expression of Horace,
in tracing the origin of moral good and evil. Ovid and Lucretius
are almost as licentious in their stile as Lord Rochester;
though the former were fine gentlemen and delicate writers, and the latter,g from the
corruptions of that court, in which he lived, seems to have thrown off all
regard to shame and decency. Juvenal inculcates modesty
with great zeal; but sets a very bad example of it, if we consider the
impudence of his expressions.
I shall also be
bold to affirm, that among the ancients, there was not much delicacy of
breeding, or that polite deference and respect, which civility obliges us
either to express or counterfeit towards the persons with whom we converse. Cicero was certainly one of the finest gentlemen of his age;
yet I must confess I have frequently been shocked with the poor figure under
which he represents his friend Atticus, in those
dialogues, where he himself is introduced as a speaker. That learned and (130)
virtuous Roman, whose dignity, though he was only a
private gentleman, was inferior to that of no one in Rome,
is there shewn in rather a more pitiful light than Philalethes’s
friend in our modern dialogues. He is a humble admirer of the orator, pays him
frequent compliments, and receives his instructions, with all the deference
which a scholar owes to his master. Even Cato is treated
in somewhat of a cavalier manner in the dialogues de finibus.
One of the most
particular details of a real dialogue, which we meet with in antiquity, is
related by Polybius; when Philip,
king of Macedon, a prince of wit and parts, met with Titus Flamininus, one of the politest of the Romans,
as we learn from Plutarch, accompanied with ambassadors
from almost all the Greek cities. The Ætolian
ambassador very abruptly tells the king, that he talked like a fool or a madman
(ληρει̑ν). “That’s evident, says his majesty, even to a blind
man;” which was a raillery on the blindness of his excellency. Yet all this did
not pass the usual bounds: For the conference was not disturbed; and Flamininus was very well diverted with these strokes of
humour. At the end, when Philip craved a little time to
consult with his friends, of whom he had none present, the Roman
general, being desirous also to shew his wit, as the historian says, tells him,
“that perhaps the reason, why he had none of his friends with him, was because
he had murdered them all”; which was actually the case. This unprovoked piece
of rusticity is not condemned by the historian; caused no farther resentment in
Philip, than to excite a Sardonian
smile, or what we call a grin; and hindered him not from renewing the
conference next day. Plutarch too mentions this raillery
amongst the witty and agreeable sayings of Flamininus.
Cardinal Wolsey apologized for his famous piece of insolence, in
saying, Ego et Rex meus, I and my king, by
observing, that this expression was (131) conformable to the Latin
idiom, and that a Roman always named himself before the
person to whom, or of whom he spake. Yet this seems to have been an instance of
want of civility among that people. The ancients made it a rule, that the
person of the greatest dignity should be mentioned first in the discourse;
insomuch, that we find the spring of a quarrel and jealousy between the Romans and Ætolians, to have been a
poet’s naming the Ætolians before the Romans,
in celebrating a victory gained by their united arms over the Macedonians.
Thus Livia disgusted Tiberius by
placing her own name before his in an inscription.
No advantages in
this world are pure and unmixed. In like manner, as modern politeness, which is
naturally so ornamental, runs often into affectation and foppery, disguise and
insincerity; so the ancient simplicity, which is naturally so amiable and
affecting, often degenerates into rusticity and abuse, scurrility and
obscenity.
If the superiority in politeness should be
allowed to modern times, the modern notions of gallantry, the natural
produce of courts and monarchies, will probably be assigned as the causes of
this refinement. No one denies this invention to be modern: But some of the
more zealous partizans of the ancients, have asserted it to be foppish and
ridiculous, and a reproach, rather than a credit, to the present age. It may
here be proper to examine this question.
Nature has
implanted in all living creatures an affection between the sexes, which, even
in the fiercest and most rapacious animals, is not merely confined to the
satisfaction of the bodily appetite, but begets a friendship and mutual
sympathy, which runs through the whole tenor of their lives. Nay, even in those
species, where nature limits the indulgence of this appetite to one season and
to one object, and forms a kind of marriage or association between a single
male and female, there is yet a (132) visible complacency and benevolence,
which extends farther, and mutually softens the affections of the sexes towards
each other. How much more must this have place in man, where the confinement of
the appetite is not natural; but either is derived accidentally from some
strong charm of love, or arises from reflections on duty and convenience?
Nothing, therefore, can proceed less from affectation than the passion of
gallantry. It is natural in the highest degree. Art and education, in
the most elegant courts, make no more alteration on it, than on all the other
laudable passions. They only turn the mind more towards it; they refine it;
they polish it; and give it a proper grace and expression.
But gallantry is as
generous as it is natural. To correct such gross vices, as lead
us to commit real injury on others, is the part of morals, and the object of
the most ordinary education. Where that is not attended to, in some
degree, no human society can subsist. But in order to render conversation, and
the intercourse of minds more easy and agreeable, good manners have been
invented, and have carried the matter somewhat farther. Wherever nature has
given the mind a propensity to any vice, or to any passion disagreeable to
others, refined breeding has taught men to throw the biass on the opposite
side, and to preserve, in all their behaviour, the appearance of sentiments different
from those to which they naturally incline. Thus, as we are commonly proud and
selfish, and apt to assume the preference above others, a polite man learns to
behave with deference towards his companions, and to yield the superiority to
them in all the common incidents of society. In like manner, wherever a
person’s situation may naturally beget any disagreeable suspicion in him, it is
the part of good manners to prevent it, by a studied display of sentiments,
directly contrary to those of which he is apt to be jealous. Thus, old men know
their (133) infirmities, and naturally dread contempt from the youth: Hence,
well-educated youth redouble the instances of respect and deference to their
elders. Strangers and foreigners are without protection: Hence, in all polite
countries, they receive the highest civilities, and are entitled to the first
place in every company. A man is lord in his own family, and his guests are, in
a manner, subject to his authority: Hence, he is always the lowest person in
the company; attentive to the wants of every one; and giving himself all the
trouble, in order to please, which may not betray too visible an affectation,
or impose too much constraint on his guests. Gallantry is nothing but an
instance of the same generous attention. As nature has given man the
superiority above woman, by endowing him with greater strength both of
mind and body; it is his part to alleviate that superiority, as much as
possible, by the generosity of his behaviour, and by a studied deference and
complaisance for all her inclinations and opinions. Barbarous nations display
this superiority, by reducing their females to the most abject slavery; by
confining them, by beating them, by selling them, by killing them. But the male
sex, among a polite people, discover their authority in a more generous, though
not a less evident manner; by civility, by respect, by complaisance, and, in a
word, by gallantry. In good company, you need not ask, Who is the master of the
feast? The man, who sits in the lowest place, and who is always industrious in
helping every one, is certainly the person. We must either condemn all such
instances of generosity, as foppish and affected, or admit of gallantry among
the rest. The ancient Muscovites wedded their wives with a whip, instead of a
ring. The same people, (134) in their own houses, took always the precedency
above foreigners, even foreign ambassadors. These two instances of their
generosity and politeness are much of a piece.
Gallantry is not
less compatible with wisdom and prudence, than with nature
and generosity; and when under proper regulations, contributes more than
any other invention, to the entertainment and improvement of the
youth of both sexes. Among every species of animals, nature has founded on the
love between the sexes their sweetest and best enjoyment. But the satisfaction
of the bodily appetite is not alone sufficient to gratify the mind; and even
among brute-creatures, we find, that their play and dalliance, and other
expressions of fondness, form the greatest part of the entertainment. In
rational beings, we must certainly admit the mind for a considerable share.
Were we to rob the feast of all its garniture of reason, discourse, sympathy,
friendship, and gaiety, what remains would scarcely be worth acceptance, in the
judgment of the truly elegant and luxurious.
What better school
for manners, than the company of virtuous women; where the mutual endeavour to
please must insensibly polish the mind, where the example of the female
softness and modesty must communicate itself to their admirers, and where the
delicacy of that sex puts every one on his guard, lest he give offence by any
breach of decency?
(135) Among the
ancients, the character of the fair-sex was considered as altogether domestic;
nor were they regarded as part of the polite world or of good company. This,
perhaps, is the true reason why the ancients have not left us one piece of
pleasantry that is excellent, (unless one may except the Banquet of Xenophon, and the Dialogues of Lucian)
though many of their serious compositions are altogether inimitable. Horace condemns the coarse railleries and cold jests of Plautus: But, though the most easy, agreeable, and judicious
writer in the world, is his own talent for ridicule very striking or refined?
This, therefore, is one considerable improvement, which the polite arts have
received from gallantry, and from courts, where it first arose.
(136) But, to
return from this digression, I shall advance it as a fourth observation on
this subject, of the rise and progress of the arts and sciences, That when
the arts and sciences come to perfection in any state, from that moment they
naturally, or rather necessarily decline, and seldom or never revive in that
nation, where they formerly flourished.
It must be
confessed, that this maxim, though conformable to experience, may, at first
sight, be esteemed contrary to reason. If the natural genius of mankind be the
same in all ages, and in almost all countries, (as seems to be the truth) it
must very much forward and cultivate this genius, to be possessed of patterns
in every art, which may regulate the taste, and fix the objects of imitation.
The models left us by the ancients gave birth to all the arts about 200 years
ago, and have mightily advanced their progress in every country of Europe: Why had they not a like effect during the reign of Trajan and his successors; when they were much more entire,
and were still admired and studied by the whole world? So late as the emperor Justinian, the Poet, by way of
distinction, was understood, among the Greeks, to be Homer; among the Romans, Virgil. Such admiration still remained for these divine
geniuses; though no poet had appeared for many centuries, who could justly
pretend to have imitated them.
A man’s genius is
always, in the beginning of life, as much unknown to himself as to others; and
it is only after frequent trials, attended with success, that he dares think
himself equal to those undertakings, in which those, who have succeeded, have
fixed the admiration of mankind. If his own nation be already possessed of many
models of eloquence, (137) he naturally compares his own juvenile exercises
with these; and being sensible of the great disproportion, is discouraged from
any farther attempts, and never aims at a rivalship with those authors, whom he
so much admires. A noble emulation is the source of every excellence.
Admiration and modesty naturally extinguish this emulation. And no one is so
liable to an excess of admiration and modesty, as a truly great genius.
Next to emulation,
the greatest encourager of the noble arts is praise and glory. A writer is
animated with new force, when he hears the applauses of the world for his
former productions; and, being roused by such a motive, he often reaches a
pitch of perfection, which is equally surprizing to himself and to his readers.
But when the posts of honour are all occupied, his first attempts are but
coldly received by the public; being compared to productions, which are both in
themselves more excellent, and have already the advantage of an established
reputation. Were Moliere and Corneille
to bring upon the stage at present their early productions, which were formerly
so well received, it would discourage the young poets, to see the indifference
and disdain of the public. The ignorance of the age alone could have given
admission to the Prince of Tyre; but it is to
that we owe the Moor: Had Every man in his humour been rejected,
we had never seen Volpone.
Perhaps, it may not
be for the advantage of any nation to have the arts imported from their
neighbours in too great perfection. This extinguishes emulation, and sinks the
ardour of the generous youth. So many models of Italian
painting brought into England, instead of exciting our
artists, is the cause of their small progress in that noble art. The same,
perhaps, was the case of Rome, when it received the arts
from Greece. That multitude of polite productions in the
French language, dispersed all over Germany
and the North, hinder (138) these nations from
cultivating their own language, and keep them still dependent on their
neighbours for those elegant entertainments.
It is true, the
ancients had left us models in every kind of writing, which are highly worthy
of admiration. But besides that they were written in languages, known only to
the learned; besides this, I say, the comparison is not so perfect or entire
between modern wits, and those who lived in so remote an age. Had Waller been born in Rome, during the
reign of Tiberius, his first productions had been
despised, when compared to the finished odes of Horace.
But in this island the superiority of the Roman poet
diminished nothing from the fame of the English. We
esteemed ourselves sufficiently happy, that our climate and language could
produce but a faint copy of so excellent an original.
In short, the arts
and sciences, like some plants, require a fresh soil; and however rich the land
may be, and however you may recruit it by art or care, it will never, when once
exhausted, produce any thing that is perfect or finished in the kind.
[1]
Les pages indiquées entre
parenthèses sont celles de notre édition de travail. (NdT)
[2]
Sur le hasard, voir le Traité
de la nature humaine, I, III, 11. (NdT)
[3]
Sur la question de la
probabilité et l’exemple du dé, voir le Traité de la nature humaine, I,
III, 11. (NdT)
[4] « Le conquérant normand a fait comme Mahomet II, il a partagé les terres conquises avec ses capitaines, et n'a exigé d'eux aucune autre redevance que le service militaire. C'est ce qui a fait cette aristocratie anglaise si riche, et par là même si puissante. Jusqu'au règne de Henri VII, la portion de territoire qu'elle possédait, comparée à celle du peuple, était dans la proportion de quatre à un. Il est vrai que, dans ce cas, il faut y ajouter les biens du clergé, qui étaient, comme elle, d'origine normande. Propriétaire du sol, la noblesse maintenait le peuple dans le néant, c'est-à-dire en état de servage, et faisait trembler la royauté. Les armées de ces grandes maisons étaient plus fortes que l'armée royale. Henri VII connaissait cette puissance, puisqu'il était arrivé par elle. Aussi résolut-il de l'abattre. C'est pourquoi, (219) relâchant le lien qui existait entre les seigneurs et leurs vassaux, dissipant ces réunions de partisans ou de retainers qui vivaient dans les châteaux, toujours sous la main qui les payait, il fit tout ce qu'il put pour amener la noblesse à la cour; il rendit des statuts d'aliénation qui permettaient de l'exproprier, et qui autorisaient la noblesse elle-même à se défaire de ses biens pour soutenir un luxe effréné et se ruiner par une rivalité de folies et de splendeurs. Qu'on ajoute à cela l'expropriation des abbayes et du clergé catholique sous le règne de Henri VIII, et l'on comprendra pourquoi, à la fin de la dynastie des Tudors, la prépondérance de la propriété avait passé d'un autre côté. Les biens possédés par la bourgeoisie, comparés à ceux de la noblesse, étaient dans le rapport de neuf à un. De là un changement dans la politique; car, avec la propriété, le pouvoir devait passer aussi du côté de la bourgeoisie. Elisabeth sut prévenir cette révolution avec une extrême habileté. Mais les deux premiers Stuarts la précipitèrent. N'ayant plus la noblesse pour les soutenir et revendiquant le pouvoir absolu, ils furent renversés par le parlement bourgeois, renversé à son tour par le dictateur Cromwell. » AD. Franck : Réformateurs et publicistes de l’Europe, Paris 1864, pp.218,219. (NdT)
[5]
La contingence, comme le
hasard, renvoient chez Hume à des causes secrètes que nous ignorons :
« D’autre part, comme le hasard n’est rien de réel en lui-même et, à
proprement parler, n’est que la négation d’une cause, son influence sur
l’esprit est contraire à celle de la causalité, et il lui est essentiel de
laisser l’imagination parfaitement indifférente de considérer soit l’existence,
soit la non-existence, de l’objet qui est regardé comme contingent. » Traité
de la nature humaine, I, III, 11, traduction de Philippe Folliot, les Classiques des Sciences Sociales, 2006.
(NdT)
[6] « Est
Deus in nobis; agitante calescimus
illo: Impetus hic, sacræ semina mentis habet.» Ovide, Les fastes,
livre VI, vers 5 et 6. L’édition Desaintange, Paris,
1804, tome p.309, donne comme traduction en vers : « En nous, un Dieu
demeure : un pur rayon des cieux, quand il s’agite en nous, illumine notre
âme. » (NdT)
[7]
J’emprunte la traduction
de « chimera » par « entreprise
chimérique » à la traduction anonyme du XVIIIème.
(NdT)
[8]
Epîtres, II. Charles Batteux donne
comme traduction : « Le Génie le sait, ce Dieu qui règle l’étoile et
le sort des humains, qui naît et meurt avec nous, serein pour les uns, noir et
triste pour les autres. » Œuvres complètes d’Horace, tome III,
Paris, 1823, p.349. (NdT)
[9]
« Il nous a
assujettis comme siens et avilis comme si nous appartenions à un autre. »
(traduction de P. Folliot)
Le texte de Tacite est légèrement différent (mais le sens demeure le même) :
« nunc et subjectos
nos habuit, tanquam suos ; et viles, ut alienos. »
(Tacite : Histoires, I, XXXVII, Œuvres complètes de Tacite,
Paris, 1808, tome 4, p.62) On trouve aussi la citation approximative de Hume
dans l’Essai sur la balance du pouvoir. (NdT)
[10]
« Fellow-subjects »,
littéralement consujets (comme on dit
« concitoyens » dans une démocratie). (NdT)
[11] Les
éditions 1742 à 1768 ajoutent : Selon le progrès nécessaire des choses, la
loi doit précéder la science. Dans les républiques, la loi peut précéder la
science et peut naître de la nature même du gouvernement. Dans les monarchies,
elle ne naît pas de la nature du gouvernement et ne peut précéder la science.
Un prince absolu, barbare, rend tous ses ministres et tous ses magistrats aussi
absolus que lui-même, et il ne faut pas plus pour empêcher à jamais tout
effort, toute curiosité et toute science.
[12]
La formule a été prêtée à
plusieurs auteurs. On la trouve par exemple dans les Essais de
Montaigne. (NdT)
[13]
Les éditions 1742 à 1753
ajoutent : « Antigone, complimenté par ses flatteurs comme une
divinité et comme le fils de cette glorieuse planète qui illumine l’univers,
dit : Sur ce point, vous pouvez consulter la personne qui vide ma
chaise percée. » (NdT)
[14]
Ce qui est entre crochets
ne figure pas dans les éditions de 1742 et de 1748. (NdT)
[15]
Si l’on nous demande
comment nous pouvons concilier les principes précédents avec le bonheur, la
richesse et la bonne politique des Chinois, qui ont toujours été gouvernés par
un monarque et qui peuvent à peine se former l’idée d’un gouvernement libre, je
répondrai que, bien que le gouvernement chinois soit une pure monarchie, il
n’est pas, à proprement parler, absolu. Les Chinois n’ont pas de voisins, à
l’exception des Tartares dont ils sont, dans une certaine mesure, protégés ou
semblent du moins l’être par leur fameux mur et par leur supériorité en nombre.
Voilà pourquoi la discipline militaire a toujours été négligée chez eux. Leurs
forces régulières ne sont qu’une simple milice de la pire sorte, incapable de
réprimer une insurrection dans un pays aussi peuplé. On peut donc proprement
dire que l’épée est toujours dans les mains du peuple, ce qui est une
contrainte suffisante pour le monarque, qui l’oblige à placer ses mandarins
ou gouverneurs de provinces sous la contrainte de lois générales afin de
prévenir ces rébellions qui – l’histoire nous l’apprend – ont été si fréquentes
et si dangereuses dans ce gouvernement. Peut-être une pure monarchie de ce
genre, si elle était capable de se défendre contre ses ennemis, serait-elle le meilleur des gouvernements, ayant à la fois la tranquillité
qui accompagne le pouvoir royal et la modération et la liberté des assemblées
populaires. (Note de Hume)
[16]
C’est la politesse d’un
Suisse
En
Hollande civilisé. Rousseau.
[17]
Il est inutile de citer
Cicéron et Pline sur ce point. Ils sont bien trop
connus. Mais on est un peu surpris de voir Arrien, Un écrivain très grave et
très judicieux, interrompre soudainement le fil de son récit pour dire à ses
lecteurs qu’il est aussi connu parmi les Grecs pour son éloquence qu’Alexandre
pour les armes. Liv.I. (Note de Hume)
[18]
Tous les débauchés,
adultères et coureurs de tavernes avaient dilapidé les biens paternels avec la
main, le ventre et le sexe. (NdT)
[19]
« Avant Hélène, en
effet, le Mont de Vénus fut une horrible cause de guerre. » Le mot « cunnus » désignait ou la vulve ou le pubis féminin. Il
donna le mot « con ». Ma traduction se justifie par la présence d’une
majuscule au mot Cunnus. (NdT)
[20]
Ce poète (voir liv.iv.1165)
recommande un remède extraordinaire pour se guérir de l’amour, remède qu’on ne
s’attend pas à rencontrer dans un poème si élégant et si philosophique. Ce
remède semble avoir été l’origine de certaines des images du Dr Swift. Les
élégants Catulle et Phèdre tombent sous la même critique. (Note de Hume)
[21]
Les éditions de 1742 à 1768
ajoutent : Et il est remarquable que Cicéron, grand sceptique en matière
de religion, qui ne voulait pas décider quelque chose sur ce point en
choisissant parmi les différentes sectes philosophiques, présente ses amis
discutant sur l’existence et la nature des dieux parce que, ma foi, il n’eût
pas été convenable pour un aussi grand génie disposant de la parole de ne rien
dire de décisif sur le sujet et de ne pas l’emporter en toutes choses, comme il
le faisait toujours en d’autres occasions.
On remarque aussi un esprit de dialogue dans les livres éloquents du De
Oratore et une assez bonne égalité entre les
interlocuteurs mais ces orateurs sont les grands hommes de l’époque qui a
précédé celle de l’auteur et il raconte la conférence comme s’il la tenait par
ouï-dire.
[22]
En caractères grecs dans le
texte. (NdT)
[23]
Il s’agit bien évidemment
d’un sourire forcé. Voir d’ailleurs le
sens et l’origine du mot « sardonique » ou « sardonien ».
(NdT)
[24]
Les éditions de 1742 à 1768
ajoutent : Ce n’est qu’un compliment médiocre que celui qu’Horace présente
à son ami Grosphus dans l’ode qui lui est adressée.
« Personne, dit-il, n’est heureux en toutes choses et je puis jouir de
certains avantages dont vous êtes privé. Vous possédez de grandes richesses et
vos troupeaux couvrent les plaines de Sicile. Votre chariot est tiré par les
chevaux les plus élégants et vous êtes paré de la pourpre la plus riche. Mais le sort indulgent, avec un petit
héritage, m’a donné un génie subtil et m’a doté d’un mépris pour les jugements
malveillants du vulgaire. » Phèdre dit à son patron Eutychus : « si tu as l’intention de lire mes
œuvres, j’en serai ravi mais, si tu ne les lis pas, j’aurai au moins l’avantage
de plaire à la postérité. » Je suis enclin à penser qu’un poète moderne ne
se serait pas rendu coupable d’une impropriété telle que celle que l’on
remarque dans l’adresse de Virgile à Auguste quand, après d’extravagantes
flatteries et après avoir déifié l’empereur selon la coutume de ces temps, il
place finalement ce dieu au même niveau que lui-même. « Par votre gracieux
signe de tête, dit-il, rends mon entreprise heureuse et, prenant pitié avec moi
de ces paysans ignorants qui ignorent l’agriculture, accorde ton influence
favorable à ce travail. » Si les hommes, à cette époque, avaient été
habitués à observer de telles mondanités, un écrivain aussi délicat que Virgile
aurait donné un tour différent à sa phrase. La cour d’Auguste, quelque raffinée
qu’elle fût, n’avait pas encore, semble-t-il, effacé les mœurs de la
république.
[25]
Ce paragraphe et la
dernière phrase du paragraphe précédent ont été ajoutés dans l’édition de 1753.
(NdT)
[26]
On
trouve la citation qui suit dans les éditions de 1742 à 1768 :
Tutti gli altri animai che sono in terra,
O che vivon
quieti & stanno in
pace,
O se vengono a rissa, & si fan guerra,
A la femina il maschio non la face:
L’orsa con l’orso al bosco sicura erra,
La leonessa appresso il Leon giace;
Con lupo vive il lupa sicura,Ne
la Giuvenca ha del Torel paura.
Ariosto Canto 5.
[27] La
fréquente mention chez les auteurs antiques de cette coutume de gens mal élevés
qui consiste, pour le chef de famille, à manger du pain et à boire du vin meilleurs que ceux qui sont offerts aux invités n’est
qu’un signe de la médiocre civilité de ces temps. Voir Juvénal. Sat.5 Plin. Lib.XIV. cap.13. Voir aussi
Plin. Epist. Lucian : de mercede conductis, Saturnalia,
&c. Actuellement, il n’y a guère de pays d’Europe assez peu civilisé pour
admettre une telle coutume.
[28]
Les éditions de 1742 à 1768
donnent : Chez tous les végétaux, on remarque une liaison constante entre
la fleur et la graine et, de la même manière, dans toutes les espèces, &c.
[29] Je
dois avouer que mon choix personnel me conduit à préférer la compagnie de
quelques compagnons choisis avec qui je puisse profiter dans le calme et la
paix de la fête de la raison, où je puisse éprouver la justesse des réflexions
qui me viennent, qu’elles soient gaies ou sérieuses. Mais, comme une société
aussi délicieuse ne se rencontre pas tous les jours, il me faut penser que des
compagnies mêlées, sans le beau sexe, forment le divertissement le plus
insipide du monde, aussi dénué de gaieté et de politesse que de sens et de
raison. Rien ne peut nous garder d’un ennui excessif, sinon de beaucoup boire,
ce qui est un remède pire que le mal.
[30]
Le
point d’honneur* est une invention moderne, comme la galanterie,
et certains estiment qu’il est aussi utile pour raffiner les mœurs mais
comment il a contribué à cet effet, je
suis dans l’embarras pour l’expliquer. Entre les plus grands rustres, la
conversation, en général, n’est pas infestée d’insolences qui puissent donner lieu
à des duels, même selon les lois les plus raffinées de cet honneur imaginaire
et les autres indécences, moindres, qui sont les plus offensantes parce
qu’elles sont les plus fréquentes, ne sauraient jamais être guéries par la
pratique du duel. Mais ces notions sont non seulement inutiles mais aussi
pernicieuses. En séparant l’homme d’honneur de l’homme vertueux, les hommes les
plus dissolus ont gagné quelque chose pour se mettre en valeur et ont pu garder
bonne contenance bien qu’ils soient coupables des vices les plus honteux et les
plus dangereux. Ce sont des débauchés, des dilapidateurs, qui ne remboursent
jamais les sous qu’ils doivent mais ce sont des hommes d’honneur et qui sont
donc reçus comme des gentilshommes dans toutes les sociétés.
Ce
sont certaines qualités de l’honneur moderne qui sont les qualités de la
moralité, comme la fidélité, le respect des promesses, le fait de dire la
vérité. Ces points d’honneur, M. Addison les avait en tête quand il fit dire à
Juba :
L’honneur est un lien sacré, la loi des rois,
La perfection qui distingue l’esprit noble,
Qui secourt et fortifie la vertu quand il la
rencontre,
Et imite ses actions là où elle n’est pas.
Il ne faut pas jouer avec l’honneur.
Ces lignes sont très belles mais je crains que M.
(136) Addison ne se soit rendu coupable de l’une de ces impropriétés de
sentiment qu’il a si justement reprochées aux autres** poètes. Les anciens
n’avaient certainement pas une idée de l’honneur distinct de la vertu.
* Mon édition
de travail n’ajoute pas “or duelling”. (NdT)
**
Mon édition de travail ne donne pas « our »
mais « other ». De même, « on other occasions » n’est pas présent dans mon édition
de travail. (NdT)
[31]
De Shakespeare. (NdT)
[32]
De Ben jonson. (NdT)
[33]
Le numérisateur
reproduit le texte sans moderniser l’orthographe.
[34]
Est Deus in nobis; agitante calescimus illo: Impetus hic, sacræ semina mentis habet. Ovid. Fast. Lib.I.
(Note du traducteur)
[35]
Si l’on me demandait,
comment je puis concilier mes principes avec le bonheur, les richesses &
l’excellente police des Chinois, qui ont toujours obéi à un monarque, &
sont à peine en état de se former l’idée d’un gouvernement libre ? Je répondrois que l’empire chinois, quoique monarchique, n’est
pas, à proprement parler, une monarchie absolue. Cela vient de la situation du
pays. Les Chinois n’ont d’autres voisins que les Tartares, contre lesquels ils
sont en quelque sorte, rassurés, ou du moins semblent l’être, par leur fameux
mur & par la grande supériorité de leur nombre. Voilà pourquoi ils ont
toujours négligé la discipline militaire : les troupes qu’ils
entretiennent ne sont que de la mauvaise milice, incapable de réprimer une
révolte générale (247) dans un pays si peuplé. On peut donc dire que l’épée est
toujours entre les mains du peuple, ce qui borne assez le pouvoir du monarque,
pour l’obliger à prescrire, aux mandarins ou aux gouverneurs des provinces, des
loix générales, propres à prévenir ces rébellions qui
ont été très-fréquentes, & toujours extrêmement
dangereuses dans cet empire. Une monarchie de cette espèce, pourvu qu’elle fût
en état de se défendre contre les ennemis du dehors, seroit
peut-être le meilleur de tous les gouvernements : on y jouiroit
de toute la tranquillité que le pouvoir souverain procure ; & l’on y trouveroit, en même temps, la modération & la liberté des
républiques.
[36]
Le numérisateur.
[37]
Rousseau.
[38]
« civilisé »
se rapporte à « Suisse ». (Note du numérisateur)
[39]
Il seroit
superflu de citer ici Cicéron & Pline, ils sont
assez connus. Mais on est un peu surpris de voir Arrien, cet auteur si grave
& si judicieux, interrompre brusquement le fil de sa narration, pour nous
apprendre qu’il est aussi célèbre parmi les Grecs pour son éloquence,
qu4alexandre l’étoit par ses conquêtes. Lib.I.
[40]
Ce poëte
recommande un remède contre l’amour qui est des plus extraordinaires, & que
l’on ne se fût jamais attendu de trouver dans un poëme
aussi élégant & aussi philosophique. V. Lib.IV.v.1165. Cette idée paroît avoir suggéré au docteur Swift quelques unes de ses
belles & décentes images. L’aimable Catulle, l’élégant Phèdre ne sont pas
plus irréprochables à cet égard.
[41]
Att. Non mihi videtur ad beatè vivendum satis posse virtutem. Mat. herculè Bruto meo
videtur, cujus ego judicium, pace tuâ dixerim, longè antepono tuo. Tusc.
Quaest. Lib.V.
[42]
Lib.XVII.
[43]
In vitâ
Flamin.
[44]
En caractères grecs dans le
texte. (NdT)
[45]
In vitâ
Flamin.
[46]
… nihil est ab omni
parte beatum.
Abstulit
clarum cita mors Achillem,
longa Tithonum
minuit senectus,
et mihi forsan,
tibi quod negarit,
porriget hora.
Te greges centum Siculaeque
circum
mugiunt vaccae, tibi tollit
hinnitum
apta quadrigis
equa, te bis Afro
murice tinctae
Vestiunt lanae; mihi parva rura
et
spiritum Graiae tenuem Camenae
Parca non mendax dedit et malignum
spernere vulgus.
Lib.II.Od. XVI.
[47]
Quem si leges
laetabor ; sin autem minus,
habebunt certe quo se oblectent posteri.
[48]
Ignarosque vias
mecum miseratus agrestes,
Ingredere, et votis
jam nunc assuesce vocari.
On ne diroit
pas aujourd’hui à un prince ou à un grand seigneur : Lorsque vous &
moi fûmes dans un tel endroit, nous vîmes arriver telle chose : on diroit : Lorsque j’eus l’honneur de vous
accompagner dans un tel endroit, nous vîmes arriver telle chose.
Je ne puis m’empêcher de citer ici un trait de
délicatesse françoise, qui me paroît
excessif & ridicule : il ne faut pas dire : ceci est une belle
chienne madame, mais madame ceci est une belle chienne. C’est qu’ils
pensent qu’il y auroit de l’indécence à joindre le
mot de chienne à celui de madame, quoique par rapport au sens ces
deux mots n’eussent rien de commun.
Je conviens après tout, que ces conséquences,
tirées de quelques passages détachés des anciens, peuvent paroître
fausses, ou du moins très-foibles à ceux qui ne sont
pas bien versés dans ces écrivains & qui ne connoissent
pas le ton général de l’antiquité. Combien, par exemple, ne seroit-il
pas absurde de prétendre que Virgile ne comprenoit
pas la force des termes qu’il emploie, & ne savoit
pas choisir les épithètes les plus convenables, parce que dans les vers suivans, où il s’adresse encore à Auguste, il a commis la
faute d’attribuer aux Indiens une qualité qui semble en quelque façon tourner
son héros en ridicule ?
et te, maxime Caesar,
qui nunc
extremis Asiae iam victor in oris
inbellem avertis Romanis arcibus Indum.
[49]
Plut, in vitâ Flamin.
[50]
Tacit.
Ann. Lib.III, cap.64.
[51]
Dans le Heautontimorumenos
de Térence, Clinie, revenant en ville, au-lieu d’aller faire sa cour à sa maîtresse, l’envoie
chercher.
[52]
Voyez les moralistes
de Mylord Shatesbury.
[53]
Tutti gli altri animai, che sono in terra,
O che vivon quieti estanno in pace,O si vengono a rissa, e si fan guerra, A la femina il maschio mai non la
face: L’orsa con l’orso al
bosco sicura erra, La leonessa
appresso il Leon giace; Con lupo vive la lupa sicura, Ne la Giuvenca ha del Torel paura.
Ariosto
Canto 5.
[54]
Chez les anciens le père de
famille mangeoit du meilleur pain & buvoit du meilleur vin que les convives, & cette
coutume dont les auteurs parlent si fréquemment ne fait guères l’éloge de la
politesse de l’antiquité. V. Juvénal. Sat. V. Plin. Lib. XIV. Cap.13. ejud. Epist.
Lucian. De mercede conductis, Saturnalia, &c. On
aura de la peine à trouver un pays de l’Europe, où de nos jours cette coutume
incivile soit en vogue.
[55]
Relation de trois
Ambassades, par le comte de Carlile.
[56] Honour’s a sacred tye, the law of kings,
The noble mind’s distinguishing perfection,
That aids and strengthens virtue when it meets her,
And imitates her
actions where she is not:
It ought not to be
sported with.
[57] If
it be asked how we can reconcile to the foregoing principles the happiness,
riches, and good police of the Chinese, who have always
been governed by a monarch, and can scarcely form an idea of a free government;
I would answer, that though the Chinese government be a
pure monarchy, it is not, properly speaking, absolute. This proceeds from a
peculiarity in the situation of that country: They have no neighbours, except
the Tartars, from whom they were, in some measure,
secured, at least seemed to be secured, by their famous wall, and by the great
superiority of their numbers. By this means, military discipline has always
been much neglected amongst them; and their standing forces are mere militia,
of the worst kind; and unfit to suppress any general insurrection in countries
so extremely populous. The sword, therefore, may properly be said to be always
in the hands of the people, which is a sufficient restraint upon the monarch,
and obliges him to lay his mandarins or governors of provinces under the
restraint of general laws, in order to prevent those rebellions, which we learn
from history to have been so frequent and dangerous in that government.
Perhaps, a pure monarchy of this kind, were it fitted for defence against
foreign enemies, would be the best of all governments, as having both the
tranquillity attending kingly power, and the moderation and liberty of popular
assemblies.