David
Hume
Essai sur le genre essai.
in
Essays & Treatises on several subjects
In two volumes
Containing
Essays, moral, political, and literary
A new edition
LONDON
Printed for T.CADELL, in the Strand;
and
MDCCLXXVII
Seule édition de cet essai : 1742 (supprimé ensuite par Hume)
La partie la plus distinguée de l’humanité, qui n’est pas immergée dans la simple vie animale mais qui utilise les opérations de l’esprit, peut se diviser en érudits et en hommes de salon [1]. Les érudits sont ceux qui ont choisi de se consacrer aux opérations les plus hautes et les plus difficiles de l’esprit qui requièrent du loisir et de la solitude et qui ne peuvent être amenées à la perfection sans longue préparation et dur labeur. Le monde des salons, à une disposition sociable et à un goût pour le plaisir, joint une inclination aux exercices de l’entendement plus faciles et plus légers, aux réflexions claires sur les affaires humaines et sur les devoirs de la vie courante, et à l’observation des défauts et des qualités des objets particuliers qui l’entourent. De tels sujets sont insuffisants pour une pensée solitaire et demandent plutôt, pour convenir à l’esprit, la compagnie et la conversation de nos semblables. Et c’est ce qui réunit les hommes en société où ils exposent leurs pensées et leurs observations du mieux qu’ils peuvent et où ils se donnent et reçoivent autant des informations que du plaisir.
La séparation entre le monde érudit et le monde des salons semble avoir été le grand défaut de cette dernière époque et elle a eu une très mauvaise influence sur les livres et les salons car comment est-il possible de trouver des sujets de conversation propres à divertir des créatures rationnelles sans avoir parfois recours à l’histoire, à la poésie, à la politique et aux principes de la philosophie, du moins les plus évidents ? Toute notre conversation doit-elle n’être qu’une suite de potins et de vaines remarques ? L’esprit ne doit-il jamais s’élever plus haut et être perpétuellement
Assommé et usé par
un bavardage sans fin
et Will a fait ceci, et Nan a fait cela.
Le temps passé en compagnie serait alors la moins divertissante et la moins profitable partie de notre existence.
D’un autre côté,
l’érudition a beaucoup perdu à s’enfermer dans les collèges et les cabinets et
à rester à l’écart du monde et de la bonne société. De cette façon, toutes les
parties de ce que nous appelons les Belles Lettres [2]
sont devenues totalement barbares, étant cultivées par des hommes sans goût
pour la vie ou les manières et sans cette liberté et cette aisance d’esprit et
d’expression qu’on ne peut acquérir que dans la conversation. Même la
philosophie est allée à sa ruine par cette lugubre et solitaire méthode de
travail et elle est devenue aussi chimérique dans ses conclusions
qu’inintelligible dans son style et sa présentation et, en vérité, que peut-on
attendre d’hommes qui n’ont jamais consulté l’expérience dans aucun de leurs
raisonnements et ne l’ont pas recherchée au seul endroit où on peut la trouver,
dans la vie courante et dans la conversation.
C’est
avec grand plaisir que j’observe que les hommes de lettres de notre époque ont
perdu dans une grande mesure cette timidité et cette pudeur de tempérament qui
les maintenaient éloignés du genre humain ; et j’observe aussi que les
hommes du monde sont fiers d’emprunter aux livres les sujets de conversation
les plus agréables. Il faut espérer que cette union entre le monde érudit et le
monde des salons, qui a si heureusement débuté, s’améliorera encore pour leur
avantage mutuel ; et, pour atteindre ce but, je ne connais rien de plus
avantageux que les Essais comme ceux avec lesquels je m’efforce de
divertir le public. De ce point de vue, je ne puis me considérer que comme une
sorte d’habitant des régions du savoir dépêché comme ambassadeur dans les
régions de la conversation et je pense qu’il est de mon devoir constant de
favoriser un bon commerce entre ces deux Etats qui dépendent tant l’un de
l’autre. J’informerai les érudits de ce qui se passe dans les salons où je
tenterai d’importer toutes les marchandises que je trouverai dans mon pays
d’origine pour leur usage et leur divertissement. Il ne faut pas que nous
soyons jaloux de la balance du commerce [3] car il n’y aura aucune difficulté à la maintenir pour
les deux Etats. Les matières premières de ce commerce seront principalement
fournies par la conversation et la vie courante. Il appartiendra aux érudits de
les transformer en produits finis.
De même que ce serait une négligence
impardonnable pour un ambassadeur de ne pas présenter ses respects au souverain
de l’Etat où il réside par sa fonction, de même je serais totalement
inexcusable de ne pas m’adresser avec un respect particulier au beau sexe qui
est le souverain de l’empire de la conversation. Je m’en approche avec
révérence et, si mes concitoyens érudits ne formaient pas une race de mortels opiniâtrement
indépendants, extrêmement jaloux de leur liberté, ne connaissant pas la
sujétion, je déposerais entre les charmantes mains de ces dames l’autorité
souveraine sur la république des lettres. Dans la situation présente, ma
mission n’est que de désirer une ligue, défensive et offensive, contre nos
ennemis communs, contre les ennemis de la raison et de la beauté, contre les
esprits lourds et les cœurs froids. Pourchassons-les désormais pour nous venger
durement ; ne faisons pas de quartier, sinon pour ceux dont l’entendement
est sain et les affections délicates, ces caractères se trouvant – on peut le
présumer – toujours inséparablement liés.
Pour
être sérieux et cesser ces allusions avant qu’elles ne soient usées jusqu’à la corde,
je suis d’opinion que les femmes, je veux dire les femmes de bon sens et
d’éducation (car c’est à elles que je m’adresse), sont de bien meilleurs juges
de tous les écrits raffinés que les hommes d’une intelligence de même
niveau ; et je pense que c’est une vaine panique de leur part que d’être
terrifiées des façons courantes qu’on a de tourner en ridicule les femmes
savantes au point d’abandonner toutes les sortes de livres et d’études à notre
sexe. Que la peur de ce ridicule n’ait qu’un effet, qu’elles dissimulent leur
savoir aux imbéciles qui n’en sont pas dignes, et qui ne sont pas dignes
d’elles. Ils abuseront encore du vain titre de sexe masculin pour affecter une
supériorité mais mes charmantes lectrices peuvent être assurées que tous les
hommes de bon sens qui connaissent le monde ont un grand respect pour leur
jugement sur les livres qui relèvent de leur compétence et ils se reposent avec
plus de confiance sur la délicatesse de leur goût, même s’il n’est pas guidé
par des règles, que sur les ennuyeux ouvrages des pédants et des commentateurs.
Dans une nation voisine, également fameuse pour son bon goût et sa galanterie,
les femmes sont, d’une certaine manière, à la fois les souverains du monde érudit
et du monde des salons, et aucun écrivain distingué ne prétend
s’aventurer devant le public sans l’approbation de certains juges réputés de ce
sexe. Il est vrai qu’on se plaint parfois de leur verdict et, en particulier,
les admirateurs de Corneille, pour sauver l’honneur de ce grand poète face à la
supériorité naissante de Racine, disaient toujours qu’il ne fallait pas
espérer, devant de tels juges, qu’un homme aussi vieux puisse disputer le prix
à un homme aussi jeune que son rival. Mais on a vu que cette remarque n’était
pas juste puisque la postérité semble avoir ratifié le verdict de ce
tribunal ; et Racine, quoique mort, est toujours le favori du beau sexe et
des meilleurs juges parmi les hommes.
Il
n’y a qu’un seul domaine où je suis enclin à me méfier du jugement des femmes,
les livres de galanterie et de dévotion qu’elles apprécient surtout quand ils
comportent de grandes envolées, et c’est la chaleur des passions qui leur
plaît, non leur justesse. Je fais de la galanterie et de la dévotion un même
domaine parce que, en réalité, elles deviennent identiques quand elles sont
traitées de cette manière ; et nous pouvons observer que les deux
dépendent de la même complexion. Comme le beau sexe a reçu en partage une
grande disposition tendre et amoureuse, son jugement se trouve par là perverti
et les femmes sont facilement affectées, même par ce qui n’a ni pertinence dans
l’expression, ni naturel dans le sentiment. Quand elles comparent les élégants
discours de M. Addison aux livres de dévotion mystique, elles trouvent ces
discours insipides ; et elles rejettent les tragédies d’Otway pour les
déclamations de M. Dryden.
Pour que les femmes corrigent leur mauvais goût sur ce point, il faut les accoutumer un peu plus aux livres de toutes sortes et il faut encourager les hommes de bon sens et de savoir à fréquenter leur compagnie pour que, finalement, ils concourent de bon cœur à cette union dont j’ai formé le projet entre le monde érudit et le monde des salons. Elles peuvent sans doute rencontrer plus de complaisance chez leurs partisans habituels que chez les hommes instruits mais elles ne peuvent pas raisonnablement attendre une affection aussi sincère ; et j’espère qu’elles ne se rendront jamais coupables du mauvais choix de sacrifier l’être au paraître.
THE elegant Part of Mankind, who are not immers'd in the animal Life,
but employ themselves in the Operations of the Mind, may be divided into the learned
and conversible. The Learned are such as have chosen for their Portion
the higher and more difficult Operations of the Mind, which require Leisure and
Solitude, and cannot be brought to Perfection, without long Preparation and
severe Labour. The conversible World join to a sociable Disposition, and a
Taste of Pleasure, an Inclination to the easier and more gentle Exercises of
the Understanding, to obvious Reflections on human Affairs, and the Duties of
common Life, and to the Observation of the Blemishes or Perfections of the
particular Objects, that surround them. Such Subjects of Thought furnish not
sufficient Employment in Solitude, but require the Company and Conversation of
our Fellow-Creatures, to render them a proper Exercise for the Mind: And this
brings Mankind together in Society, where every one displays his Thoughts and
Observations in the best Manner he is able, and mutually gives and receives
Information, as well as Pleasure.
The Separation of the Learned from the conversible World seems to have
been the great Defect of the last Age, and must have had a very bad Influence
both on Books and Company: For what Possibility is there of finding Topics of
Conversation fit for the Entertainment of rational Creatures, without having
Recourse sometimes to History, Poetry, Politics, and the more obvious
Principles, at least, of Philosophy? Must our whole Discourse be a continued
Series of gossipping Stories and idle Remarks? Must the Mind never rise higher,
but be perpetually
Stun'd and worn
out with endless Chat
Of WILL did this, and NAN said that.
This wou'd be to render the Time spent in Company the most
unentertaining, as well as the most unprofitable Part of our Lives.
On the other Hand, Learning
has been as great a Loser by being shut up in Colleges and Cells, and secluded
from the World and good Company. By that Means, every Thing of what we call Belles
Lettres became totally barbarous, being cultivated by Men without any Taste
of Life or Manners, and without that Liberty and Facility of Thought and
Expression, which can only be acquir'd by Conversation. Even Philosophy went to
Wrack by this moaping recluse Method of Study, and became as chimerical in her
Conclusions as she was unintelligible in her Stile and Manner of Delivery. And
indeed, what cou'd be expected from Men who never consulted Experience in any
of their Reasonings, or who never search'd for that Experience, where alone it
is to be found, in common Life and Conversation?
'Tis with great Pleasure I
observe, That Men of Letters, in this Age, have lost, in a great Measure, that
Shyness and Bashfulness of Temper, which kept them at a Distance from Mankind;
and, at the same Time, That Men of the World are proud of borrowing from Books
their most agreeable Topics of Conversation. 'Tis to be hop'd, that this League
betwixt the learned and conversible Worlds, which is so happily begun, will be
still farther improv'd to their mutual Advantage; and to that End, I know
nothing more advantageous than such Essays as these with which I
endeavour to entertain the Public. In this View, I cannot but consider myself
as a Kind of Resident or Ambassador from the Dominions of Learning to those of
Conversation; and shall think it my constant Duty to promote a good
Correspondence betwixt these two States, which have so great a Dependence on
each other. I shall give Intelligence to the Learned of whatever passes in
Company, and shall endeavour to import into Company whatever Commodities I find
in my native Country proper for their Use and Entertainment. The Balance of
Trade we need not be jealous of, nor will there be any Difficulty to preserve
it on both Sides. The Materials of this Commerce must chiefly be furnish'd by
Conversation and common Life: The manufacturing of them alone belongs to
Learning.
As 'twou'd be an
unpardonable Negligence in an Ambassador not to pay his Respects to the
Sovereign of the State where he is commission'd to reside; so it wou'd be
altogether inexcusable in me not to address myself, with a particular Respect,
to the Fair Sex, who are the Sovereigns of the Empire of Conversation. I
approach them with Reverence; and were not my Countrymen, the Learned, a
stubborn independent Race of Mortals, extremely jealous of their Liberty, and
unaccustom'd to Subjection, I shou'd resign into their fair Hands the sovereign
Authority over the Republic of Letters. As the Case stands, my Commission
extends no farther, than to desire a League, offensive and defensive, against
our common Enemies, against the Enemies of Reason and Beauty, People of dull
Heads and cold Hearts. From this Moment let us pursue them with the severest
Vengeance: Let no Quarter be given, but to those of sound Understandings and
delicate Affections; and these Characters, 'tis to be presum'd, we shall always
find inseparable.
To be serious, and to quit
the Allusion before it be worn thread-bare, I am of Opinion, that Women, that
is, Women of Sense and Education (for to such alone I address myself) are much
better Judges of all polite Writing than Men of the same Degree of
Understanding; and that 'tis a vain Pannic, if they be so far terrify'd with
the common Ridicule that is levell'd against learned Ladies, as utterly to
abandon every Kind of Books and Study to our Sex. Let the Dread of that
Ridicule have no other Effect, than to make them conceal their Knowledge before
Fools, who are not worthy of it, nor of them. Such will still presume upon the
vain Title of the Male Sex to affect a Superiority above them: But my fair
Readers may be assur'd, that all Men of Sense, who know the World, have a great
Deference for their Judgment of such Books as ly within the Compass of their
Knowledge, and repose more Confidence in the Delicacy of their Taste, tho'
unguided by Rules, than in all the dull Labours of Pedants and Commentators. In
a neighbouring Nation, equally famous for good Taste, and for Gallantry, the
Ladies are, in a Manner, the Sovereigns of the learned World, as well as
of the conversible; and no polite Writer pretends to venture upon the
Public, without the Approbation of some celebrated Judges of that Sex. Their
Verdict is, indeed, sometimes complain'd of; and, in particular, I find, that
the Admirers of Corneille, to save that great Poet's Honour upon the
Ascendant that Racine began to take over him, always said, That it was
not to be expected, that so old a Man could dispute the Prize, before such
Judges, with so young a Man as his Rival. But this Observation has been found
unjust, since Posterity seems to have ratify'd the Verdict of that Tribunal:
And Racine, tho' dead, is still the Favourite of the Fair Sex, as well
as of the best Judges among the Men.
There is only one Subject,
on which I am apt to distrust the Judgment of Females, and that is, concerning
Books of Gallantry and Devotion, which they commonly affect as high flown as
possible; and most of them seem more delighted with the Warmth, than with the
justness of the Passion. I mention Gallantry and Devotion as the same Subject,
because, in Reality, they become the same when treated in this Manner; and we
may observe, that they both depend upon the very same Complexion. As the Fair
Sex have a great Share of the tender and amorous Disposition, it perverts their
Judgment on this Occasion, and makes them be easily affected, even by what has
no Propriety in the Expression nor Nature in the Sentiment. Mr. Addison's
elegant Discourses of Religion have no Relish with them, in Comparison of Books
of mystic Devotion: And Otway's Tragedies are rejected for the Rants of
Mr. Dryden.
Wou'd the Ladies correct
their false Taste in this Particular; Let them accustom themselves a little
more to Books of all Kinds: Let them give Encouragement to Men of Sense and
Knowledge to frequent their Company: And finally, let them concur heartily in
that Union I have projected betwixt the learned and conversible Worlds. They
may, perhaps, meet with more Complaisance from their usual Followers than from
Men of Learning; but they cannot reasonably expect so sincere an Affection:
And, I hope, they will never be guilty of so wrong a Choice, as to sacrifice
the Substance to the Shadow.