Essai sur le suicide
1753
Traduction de Martine Bellet
Professeur d'Anglais au Lycée Jehan Ango de Dieppe
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en doc, rtf, ou doc, sur les Classiques des sciences sociales de J.M.
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Seules les notes en chiffres
sont celles de l'édition d'origine.
Essai sur le suicide
L'un des avantages considérables de
la Philosophie est qu'elle constitue un antidote souverain à la superstition et
à la fausse religion. Tous les autres remèdes contre ce désordre pestilentiel
sont vains, ou pour le moins incertains. Le simple bon sens et la pratique du
monde, qui s'avèrent bien suffisants dans la plupart des problèmes quotidiens,
sont soudain inefficaces: l'Histoire, tout comme l'expérience de tous les jours
nous fournit des exemples d'hommes doués des plus hautes qualités pour le
commerce et les affaires qui toute leur vie durant furent esclaves de la plus
grossière superstition. Même la gaîté et la douceur de caractère, qui sont un
baume salvateur pour toutes les autres blessures, n'offrent nul remède à un
poison aussi virulent; ainsi cela peut-il être tout particulièrement observé
chez les personnes du beau sexe, qui, bien que dotées des riches présents que
leur offre la nature, voient nombre de leurs joies gâchées par cet intrus fort
importun. Mais lorsque la vraie Philosophie a pris possession de l'esprit, la
superstition en est effectivement exclue, et l'on peut justement affirmer que
son triomphe sur cet ennemi est plus total que sur la plupart des vices et des imperfections
inhérents à la nature humaine. L'amour ou la colère, l'ambition ou l'avarice,
prennent racine dans l'humeur et l'affection, que le plus sûr des raisonnements
n'est quasiment jamais en mesure de corriger, mais, la superstition étant
fondée sur des opinions fausses, elle disparaît immédiatement dès lors que la
vraie Philosophie a inspiré de plus justes sentiments issus de puissances
supérieures. Le combat est alors plus égal entre le désordre et le remède, et
rien ne peut empêcher ce dernier de s'avérer efficace, sauf à être faux et
surfait.
Il serait ici superflu de magnifier
les mérites de la Philosophie en mettant en évidence la tendance pernicieuse de
ce vice dont elle purge l'esprit humain. L'homme superstitieux, dit Cicéron (1), est malheureux dans toutes les
scènes, dans tous les incidents de sa vie; le sommeil même, qui pour les
infortunés mortels bannit tous les autres soucis, lui est source de nouvelles
terreurs; tandis qu'il examine ses rêves et trouve dans ces visions nocturnes
l'annonce de nouvelles calamités. J'ajouterai que, bien que seule la mort
puisse mettre un point final à son malheur, il n'ose pas s'y réfugier, mais
prolonge encore une existence misérable, de peur d'offenser son Créateur, en
utilisant le pouvoir dont cet être généreux l'a doté. Les présents de Dieu et
de la nature nous sont ravis par ce cruel ennemi, et bien qu'un seul pas puisse
nous éloigner des régions de la douleur et du chagrin, ses menaces nous
enchaînent encore à une existence honnie que lui-même (A) contribue à rendre malheureuse.
Il a été observé par ceux qui ont
été réduits par les calamités de la vie à la nécessité de recourir à ce remède
fatal, que si l'inopportun souci de leurs amis les prive de cette sorte de Mort
qu'ils se proposaient de s'infliger à eux-mêmes, ils en essaient rarement une
autre, ni ne parviennent à se résoudre
à exécuter leur dessein une seconde fois. Si grande est notre horreur de la mort,
que lorsqu'elle se présente sous quelque forme que ce soit, en dehors de celle
avec laquelle l'homme s'est efforcé de réconcilier son imagination, elle
acquiert de nouvelles terreurs et a raison de son faible courage. Mais lorsque
la menace de la superstition s'ajoute à cette timidité naturelle, quoi
d'étonnant à ce qu'elle prive tout à fait les hommes de tout pouvoir sur leur
propre vie, puisque même de nombreux plaisirs et amusements, vers lesquels nous
sommes naturellement portés, nous sont arrachés par ce tyran inhumain.
Efforçons-nous ici de rendre aux hommes leur liberté originelle, en examinant
tous les arguments courants contre le Suicide, et en montrant qu'un tel acte
peut être débarrassé de toute culpabilité ou blâme, si l'on se réfère au
sentiment de tous les anciens philosophes.
Si le suicide est un crime, ce doit être une transgression de notre devoir envers Dieu, notre voisin ou nous-mêmes. – Pour prouver que le suicide n'est nullement une transgression de notre devoir envers Dieu, les considérations qui suivent suffiront peut-être. Afin de gouverner le monde matériel, le Créateur tout-puissant a établi des lois générales et immuables, par lesquelles tous les corps, de la plus grande planète à la plus petite particule de matière, sont maintenus dans la sphère et la fonction qui leur sont propres. Pour gouverner le monde animal, il a doué toutes les créatures vivantes de pouvoirs physiques et mentaux; de sens, de passions, d'appétits, de souvenirs, et de jugement, par lesquels ils sont maintenus ou réglementés dans le cours de la vie qui leur est destinée. Ces deux principes distincts du monde matériel et du monde animal empiètent continuellement les uns sur les autres, et retardent ou avancent le fonctionnement de l'autre. Les pouvoirs de l'homme et de tous les autres animaux sont limités et dirigés par la nature et les qualités des corps qui les entourent, et les modifications et les actions de ces corps sont incessamment modifiées par l'opération de tous les animaux. L'homme est arrêté par des rivières dans son passage à la surface du globe; et les rivières, convenablement dirigées, prêtent leur énergie au fonctionnement des machines, qui servent à l'usage de l'homme. Mais bien que les provinces des pouvoirs matériel et animal ne soient pas totalement séparées, il n'en résulte nulle discorde ni aucun désordre dans la création; au contraire, du mélange, de l'union et du contraste entre tous les différents pouvoirs des corps inanimés et des créatures vivantes, il ressort cette sympathie, cette harmonie et ce sens des proportions qui offre l'argument le plus sûr en faveur d'une sagesse suprême.
La providence de la Divinité
n'apparaît pas immédiatement dans toute opération, mais gouverne toute chose par ces lois générales et immuables,
qui sont établies depuis le commencement des temps. Tous les événements, d'une
certaine façon, peuvent être qualifiés d'actions du Tout-puissant, ils
procèdent tous de ces pouvoirs dont il a doté ses créatures. Une maison qui
s'effondre par son propre poids n'est pas plus réduite à l'état de ruines par la
divine providence, que si elle avait été détruite par la main de l'homme; et
les facultés humaines ne sont pas moins son œuvre que les lois du mouvement et
de la gravitation. Quand les passions entrent en jeu, quand le jugement
s'exprime, quand les membres obéissent; tout cela est l'opération de Dieu, et
c'est sur ces principes, animés autant qu'inanimés, qu'il a établi le
gouvernement de l'univers.
Tous les évènements sont d'égale
importance aux yeux de cet être infini, qui embrasse d'un seul regard les
régions les plus éloignées de l'espace, ainsi que les temps les plus
reculés. Il n'est pas un seul
événement, de quelque importance pour nous, qu'il ait exempté des lois
générales qui gouvernent l'univers ou qu'il se soit spécialement réservé. La
révolution des Etats et des empires dépend du moindre caprice ou de la moindre
passion d'un seul homme; et la vie des
hommes est raccourcie ou allongée par le plus petit accident, coup de vent ou
de dés, soleil ou tempête. La nature continue toujours à suivre son cours; et
si jamais les lois générales sont brisées par la volonté particulière de la
Divinité, c'est d'une manière qui échappe totalement l'observation
humaine. Tout comme, d'un côté, les
éléments et d'autres parties inanimées de la création continuent leur activité
sans considérer l'intérêt particulier ou la situation des hommes, de même les
hommes sont-ils laissés à leur propre
jugement et ont toute discrétion dans toutes sortes de domaines, et peuvent
utiliser toutes les facultés dont ils sont doués pour subvenir à leurs besoins,
assurer leur bonheur ou leur survie.
Quelle est donc la signification de
ce principe, si un homme qui, fatigué de vivre, traqué par la douleur et le
malheur, surmonte vaillamment toutes les terreurs naturelles de la mort, et
s'échappe de cette scène cruelle: un homme tel que celui que j'ai décrit
devrait-il encourir l'indignation de son Créateur en empiétant sur ce qui
relève de la divine providence, et en dérangeant l'ordre de l'univers?
Supposerons-nous que le Tout-puissant s'est réservé pour son usage privé la
disposition de la vie des hommes, et qu'il n'ait pas soumis cet événement,
comme les autres, aux lois générales qui gouvernent l'univers? Cela est tout
simplement faux; la vie des hommes dépend des mêmes lois que la vie de tous les
autres animaux; et ceux-ci sont soumis aux lois générales de la matière et du
mouvement. La chute d'une tour ou l'ingestion d'un poison, détruira un homme
tout autant que la moindre des créatures; une inondation balaie sans
distinction ce qui passe à la portée de sa furie. Puisque donc la vie des
hommes dépend pour toujours des lois générales de la matière et du mouvement,
est-ce criminel de la part d'un homme de disposer de sa vie, parce que dans
tous les cas il est criminel d'empiéter sur ces lois, et de déranger leur
opération? Mais cela paraît absurde: tous les animaux sont renvoyés à leur
propre prudence et à leur habileté pour ce qui concerne leur conduite dans le
monde, et ont pleine autorité, dans la limite de leur pouvoir, pour modifier
toutes les opérations de la nature. Sans l'exercice de cette autorité ils ne
pourraient subsister plus d'un instant: chaque action, chaque mouvement humain,
innove dans certains domaines, et détourne de leur cours habituel les lois
générales du mouvement. En rapprochant donc ces conclusions, nous nous
apercevons que la vie humaine dépend des lois générales de la matière et du
mouvement, et que ce n'est nullement empiéter sur le travail de la providence
que de déranger ou de modifier ces lois générales. Chacun n'a-t-il pas, par
conséquent, la libre disposition de sa propre vie? Et ne peut-il pas
légitimement user du pouvoir dont la nature l'a doté?
Pour détruire l'évidence de cette
conclusion, il nous faudrait montrer pour quelle raison ce cas particulier
serait exclu; serait-ce parce que la vie humaine est d'une importance telle
qu'il est présomptueux pour l'humaine prudence d'en disposer? Mais la vie d'un
homme n'a pas plus d'importance pour l'univers que celle d'une huître. Et quand
bien même elle serait d'une si grande importance, l'ordre de la nature l'a
effectivement soumise à la prudence de l'homme, et nous oblige, constamment, à
nous déterminer à son sujet.
Si le fait même de disposer de la
vie humaine était ainsi la chasse gardée du Tout-puissant, si c'était pour les
hommes empiéter sur ses droits que de disposer de leur propre vie, il serait
tout aussi criminel d'agir pour la préservation de la vie que pour sa
destruction. Si je détourne une pierre qui est sur le point de me tomber sur la
tête, je dérange le cours de la nature, et j'envahis la province privée du
Tout-puissant, en rallongeant ma vie au-delà de la période que lui avaient
assignée les lois générales de la matière et du mouvement.
Un cheveu, une mouche, un insecte
peuvent détruire cet être puissant dont la vie a tant d'importance. Est-ce une
absurdité de supposer que la prudence humaine peut légitimement disposer de ce
qui dépend de causes aussi insignifiantes? Ce ne serait pas pour moi un crime
de détourner le Nil ou le Danube de son cours, si toutefois j'en étais
capable. Quel crime y a-t-il donc à
détourner quelques onces de sang de leur cours naturel?
Pensez-vous que je récrimine contre
la Providence ou que je maudisse ma création, parce que je sors de la vie, et
mets un point final à une existence qui, si elle devait continuer, me rendrait
malheureux? Loin de moi de tels sentiments; je suis seulement convaincu d'un
fait, que vous-même reconnaissez possible, le fait que la vie humaine puisse être
malheureuse, et que mon existence, si elle se prolongeait, deviendrait
indésirable; mais je remercie la Providence, à la fois pour le bien dont j'ai
déjà profité, et pour le pouvoir qui m'a été donné d'échapper au mal qui me
menace (2). C'est à vous qu'il revient de récriminer à l'encontre de la
Providence, vous qui imaginez stupidement n'avoir point ce pouvoir, et qui
devez encore prolonger une vie détestée, et chargée de douleur et de maladie,
de honte et de pauvreté. N'enseignez-vous pas que lorsque m'arrive quelque
malheur, fut-ce par la méchanceté de mes ennemis, je devrais me résigner à la
providence, et que les actions des hommes sont l'œuvre du Tout-Puissant de la
même façon que les actions des êtres inanimés? Lorsque je tombe sur ma propre
épée, par conséquent, je reçois ma mort des mains de la Divinité de la même
manière que je la recevrais d'un lion, d'un précipice ou d'une fièvre.
La soumission à la providence que vous exigez, pour chaque calamité qui me touche, n'exclut nullement l'habileté ou l'industrie humaines, si par leur entremise je puis éviter ou repousser cette calamité. Et pourquoi ne pourrais-je pas utiliser un remède plutôt qu'un autre? Si ma vie ne m'appartient pas, s'il était criminel de ma part de la mettre en danger ou d'en disposer, alors, aucun homme ne pourrait mériter le titre de héros, que la gloire ou l'amitié transporte vers les plus grands dangers, alors qu'un autre mériterait d'être qualifié de misérable ou de mécréant pour avoir mis fin à sa vie, pour des motifs identiques ou voisins.
Il n'est pas un seul être qui n'ait
reçu le pouvoir ou les facultés qu'il possède de son Créateur, ni personne qui,
par une action aussi irrégulière soit-elle, puisse empiéter sur les plans de sa
providence ou rompre l'ordre de l'univers. Ces opérations sont son œuvre, tout
comme la chaîne d'évènements qu'elles induisent, et quel que soit le principe
qui prévaut, nous pouvons pour ces mêmes raisons conclure que c'est celui qui a
sa faveur. Animé ou inanimé, rationnel ou irrationnel, cela revient au même: le
pouvoir vient toujours du Créateur suprême, et il est inclus pareillement dans
l'ordre de sa providence. Quand l'horreur de la douleur est plus forte que
l'amour de la vie, quand une action volontaire anticipe les effets de causes
aveugles, ce n'est que la conséquence de ces pouvoirs et de ces principes qu'il
a implantés dans ses créatures. La providence divine est toujours inviolée, et
se trouve bien loin, hors de la portée des blessures humaines (3).
C'est chose impie, dit la vieille
superstition romaine, que de détourner les rivières de leur cours, ou
d'empiéter sur les prérogatives de la nature. C'est chose impie, dit la
superstition française, que d'inoculer la variole ou d'usurper le rôle de la
providence en produisant volontairement des désordres et des maladies. C'est
chose impie, dit la moderne superstition européenne, que de mettre un terme à
notre propre vie, et de nous rebeller ainsi contre notre Créateur; et pourquoi
ne serait-ce pas impie, répartirais-je, de construire des maisons, de cultiver
le sol, de naviguer sur l'océan? Dans
toutes ces actions nous employons les pouvoirs de notre esprit et de notre
corps, pour produire quelque innovation dans le cours de la nature; et dans
aucune de ces actions nous ne faisons quoi que ce soit d'autre. Toutes sont donc également innocentes, ou
également criminelles.
Mais vous êtes placé par la providence, comme une sentinelle, à un poste bien particulier, et lorsque vous désertez sans avoir été rappelé, vous êtes tout autant coupable de rébellion envers votre tout-puissant souverain, et avez encouru son déplaisir. –Et moi je vous demande: pourquoi en concluez-vous que la providence m'a placé à ce poste?
Pour ma part, je considère que je
dois ma naissance à une longue chaîne de causes, dont beaucoup dépendaient de
l'action volontaire des hommes. Mais la providence a guidé toutes ces causes,
et rien ne se produit dans l'univers sans son consentement et sa coopération.
S'il en est ainsi, alors, ma mort non plus, fût-elle volontaire, ne
surviendrait pas sans son consentement; et si jamais la douleur ou le chagrin
avaient raison de ma patience au point de me lasser de la vie, je pourrais en
conclure que je suis relevé de mon poste dans les termes les plus clairs et les
plus explicites.
C'est à coup sûr la providence qui
m'a placé aujourd'hui dans cette chambre. Mais ne puis-je pas la quitter
lorsque cela me paraît opportun, sans avoir à répondre de l'accusation
d'abandon de poste (B)? Lorsque je
serai mort, les principes dont je suis constitué tiendront encore leur place
dans l'univers, et seront tout autant utiles au grand édifice que lorsqu'ils
composaient cette créature individuelle. La différence pour le tout ne sera pas
plus grande qu'entre le fait pour moi d'être dans une chambre ou à l'air libre.
Le premier changement est de plus d'importance pour moi que l'autre, mais pas
pour l'univers.
C'est une sorte de blasphème que
d'imaginer qu'une créature quelle qu'elle soit puisse déranger l'ordre du monde
ou s'ingérer dans les affaires de la Providence! Cela suppose que cet être
possède des pouvoirs et des facultés qu'il n'a pas reçus de son créateur, et
qui ne sont pas subordonnés à son gouvernement ni à son autorité. Un homme peut
déranger la société, cela ne fait aucun doute, et par-là encourir le déplaisir
du Tout-puissant: mais le gouvernement du monde se trouve bien hors de portée
de son atteinte ou de sa violence. Et à quoi voit-on que le
Tout-puissant est mécontent de ces
actions qui dérangent la société? Par les principes qu'il a implantés dans la
nature humaine, et qui nous inspirent un sentiment de remord, si nous nous
sommes nous-mêmes rendus coupables de tels actes, et de blâme et de
réprobation, si d'aventure nous les observons chez les autres.
Examinons à présent, selon la
méthode proposée, si le suicide fait partie de cette catégorie d'actes, et s'il
constitue un manquement à notre devoir envers notre voisin et envers la
société.
Un homme qui se retire de la vie ne
fait pas de mal à la société: il cesse seulement de faire le bien, et si cela
est un dommage , il est bien minime.
Toutes nos obligations de faire du
bien à la société semblent impliquer quelque chose de réciproque. Je reçois les
bénéfices de la société, et donc je devrais promouvoir ses intérêts; mais
lorsque je me retire complètement de la société, lui suis-je encore attaché?
Mais, en admettant que nos
obligations de faire le bien soient perpétuelles, elles ont certainement des
limites; je ne suis pas obligé de faire un peu de bien à la société aux dépends
d'un grand mal pour moi-même; pourquoi alors devrais-je prolonger une existence
malheureuse à cause de quelque avantage futile que le public va peut-être
recevoir de ma part? Si, en raison de l'âge ou de l'infirmité, je peux
légalement démissionner de quelque office et employer tout mon temps à lutter
contre ces calamités, et alléger, autant que faire se peut, les malheurs de ma
vie future: pourquoi ne puis-je couper court à ces malheurs sur-le-champ par un
acte qui n'est pas plus préjudiciable à la société?
Mais supposez qu'il ne soit plus en
mon pouvoir de promouvoir les intérêts de la société, supposez que je sois
devenu pour elle un fardeau, supposez que ma vie empêche une autre personne
d'être plus utile à la société. En pareil cas, mon abandon de la vie devrait
être non seulement innocent, mais même louable. Et la plupart des gens qui sont
tentés d'abandonner l'existence sont dans une situation comparable; ceux qui
ont santé, pouvoir ou autorité, ont généralement les meilleures raisons d'être
en accord avec le monde.
Un homme est impliqué dans une
conspiration d'intérêt public; il est arrêté comme suspect, menacé du supplice
du chevalet, et il sait qu'à cause de sa propre faiblesse le secret va lui être
extorqué: comment un tel homme ne servirait-il pas au mieux l'intérêt général
en mettant un terme rapide à sa malheureuse vie? Ce fut le cas du célèbre et
courageux Strozzi de Florence.
Ou bien encore, supposez qu'un malfaiteur
soit justement condamné à une mort honteuse, peut-on imaginer une raison pour
laquelle il ne pourrait pas anticiper son châtiment, et se délivrer de toute
angoisse à l'approche de cette effrayante échéance? Il n'envahit pas plus le
champ de la providence que ne l'a fait le magistrat qui a ordonné son
exécution, et sa mort volontaire est tout autant un avantage pour la société,
qu'elle libère d'un membre pernicieux.
Que le suicide puisse être souvent conforme à l'intérêt et à notre devoir envers nous-même, nul ne peut le contester, qui reconnaît que l'âge, la maladie ou l'infortune peuvent faire de la vie un fardeau, et la rendre pire encore que l'annihilation. Je crois que jamais aucun homme ne se défit d'une vie qui valait la peine d'être conservée. Car telle est notre horreur de la mort que des motifs futiles ne pourront jamais nous réconcilier avec elle; et même si peut-être la situation de fortune ou de santé d'un homme ne semblait pas réclamer pareil remède, nous pouvons au moins être assurés que quiconque y a eu recours, sans raison apparente, devait être affligé d'une humeur dépravée et triste au point de lui empoisonner tout plaisir, et de le rendre aussi malheureux que s'il avait été accablé des plus cruelles infortunes.
Si le suicide est censé être un
crime, alors seule la lâcheté peut nous y conduire. Si ce n'est pas un crime,
tant la prudence que le courage devraient nous engager à nous débarrasser
nous-mêmes promptement de la vie lorsqu'elle devient un fardeau. C'est la seule
façon d'être utile à la société, en montrant un exemple qui, s'il était suivi,
conserverait à chacun sa chance d'être heureux dans la vie, et le libèrerait
efficacement de tout danger de malheur (4).
Fin de l’essai
Notes
de l’édition anglaise :
Note 1 : De la divination, liv2,72.(retour)
Note 2 : Agamus Deo gratias, quod nemo in vita
teneri potest. Sénèque, Epître 12
Note 3 : Tacite : Annales, LivI,79.(retour)
Note 4 : Note bientôt disponible.(retour)
Notes
de la traductrice :
Note A : L’ennemi (NdT).(retour)
Note B : Le second terme (situation) me semble
inutilement redondant (NdT).(retour)
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