PHILOTRAHOBBES : LEVIATHAN – Traduction de Philippe Folliot avec notes.

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Chapitre 1 : De la sensation.

 

Je considérerai les pensées de l'homme d'abord séparément [1], puis dans leur enchaînement [2], leur dépendance les unes à l'égard des autres. Séparément, elles sont chacune une représentation, une apparition [3] de quelque qualité ou de quelque autre accident en dehors de nous, qui est communément appelé un objet; lequel objet exerce un effet [4] sur les yeux, les oreilles, et les autres parties du corps humain, et par cette diversité d'excitations [5], produit une diversité d'apparitions.

 

L'origine [6] de toutes nos pensées [7] est ce que nous appelons SENSATION [8], (car il n'est nulle conception dans l'esprit humain qui n'ait été d'abord, totalement ou par parties, causée au niveau des organes [9] de la sensation). Les autres dérivent de cette origine.

 

Connaître la cause naturelle de la sensation [10] n'est pas vraiment nécessaire au tra­vail que nous entreprenons maintenant, et j'ai amplement écrit ailleurs sur la question. Néanmoins, afin de compléter chaque partie de la présente méthode [11], j'expliquerai ici brièvement le même point.

 

La cause de la sensation est le corps extérieur, qui presse l'organe propre à chaque sensation [12], ou immédiatement, comme dans le goût et le toucher, ou médiatement, comme dans la vue, l'ouïe ou l'odorat; laquelle pression, par l'intermédiaire des nerfs et autres fils [13] et membranes du corps, se propage [14] intérieurement jusqu'au cerveau et jusqu'au cœur, et cause là une résistance, une contre-pression, un effort du coeur pour se délivrer [15]; lequel effort [16], parce qu'extérieur, semble être quelque chose [17] en dehors. Et ce semblant [18], ce phantasme [19] est ce que les hommes appellent sensation, et il con­siste, pour l’œil en une lumière ou une couleur d'une certaine forme [20], pour l'oreille en un son, pour les narines en une odeur, pour la langue et le palais en une saveur, et pour le reste du corps en chaleur, froid, dureté, mollesse, et de pareilles autres quali­tés que nous pouvons discerner par le toucher [21]. Toutes ces qualités appelées sensibles ne sont dans l'objet qui les cause que de nombreux mouvements différents de la matière, par lesquels l'objet presse [22] diversement nos organes. En nous, dont les orga­nes sont pressés, il n'y a rien d'autre que différents mouvements (car le mouve­ment ne produit [23] que du mouvement). Mais leur apparition en nous est phantasme, de la même façon quand nous sommes éveillés que quand nous rêvons. De même que si l'on presse, frotte ou frappe l’œil, cela nous fait imaginer une lumière, de même que si l'on presse l'oreille se produit un vacarme, de même font les corps que nous voyons, qui produisent de façon semblable une action vive [24], quoique nous ne nous en aper­cevions pas. Car si ces couleurs et ces sons étaient dans les corps, dans les objets qui les causent, ils ne pourraient pas en être séparés, comme nous voyons qu'ils le sont dans les miroirs et par réflexion dans les échos, où nous savons que la chose que nous voyons est à un endroit, l'apparition à un autre endroit. Et quoiqu'à une certaine distance [25], l'objet réel, véritable, semble revêtu du phantasme [26] qu'il fait naître en nous, pourtant, toujours, l'objet est une chose, l'image ou phan­tasme une autre. Ainsi, cette sensation, dans tous les cas, n'est rien d'autre que le phantasme originaire [27] causé (comme je l'ai dit) par la pression, par le mouvement des choses extérieures sur nos yeux, nos oreilles et les autres organes destinés [28] à cela.

 

Mais les écoles philosophiques, dans toutes les universités de la Chrétienté, se fondent [29] sur certains textes d'Aristote et enseignent une autre doctrine. Elles disent, pour la cause de la vision, que la chose vue envoie de toutes parts une espèce visible, en Anglais, une représentation, une apparition, un aspect visibles ou un être vu [30], dont la réception dans l’œil est la vision. Et, en ce qui concerne la cause de l'audition, que la chose entendue envoie une espèce audible, qui est un aspect audible, un être vu audible [31] qui, entrant dans l'oreille, constitue l'audition. Mieux! Pour la cause de la compréhension [32], de même, ils disent que la chose entendue envoie une espèce intelligible, qui est un être vu intelligible [33] qui, entrant dans l'entendement [34], constitue le fait d'entendre. Je ne dis pas cela pour désapprouver l'usage des universités, mais, comme je dois ci-dessous parler de leur fonction dans la République [35], je dois vous montrer, dans toutes les occasions que nous rencontrons, quelles choses doivent y être amendées, et parmi elles il en est une : la fréquence de paroles sans signification.

 

 

 

Traduction Philippe Folliot
 

 

 



[1]              "singly". (NdT)

 

[2]              "in train". (NdT)

 

[3]              "a representation or appearance". G. Mairet : "apparence". (NdT)

 

[4]              "worketh". R. Anthony et G. Mairet : "agit". (NdT)

 

[5]              "diversity of working". R. Anthony : "la diversité du mode d'action". (NdT)

 

[6]              "original". (NdT)

 

[7]              R. Anthony : "de toutes ces apparitions". (NdT)

 

[8]              "sense". R. Anthony : "le sens". (NdT)

 

[9]              La traduction de G. Mairet ("engendré par les organes des sens") n'est pas fidèle. R. Anthony traduit : "qui primitivement ne provienne totalement ou par parties des organes des sens. (NdT)

 

[10]             R. Anthony : "du fait de sentir". (NdT)

 

[11]             "to fill each part of my present method". R. Anthony : "pour complètement remplir mon programme actuel". (NdT)

 

[12]             "which presseth the organ proper to each sense". R. Anthony : "qui impressionne". (NdT)

 

[13]             "strings". R. Anthony : "fibres". (NdT)

 

[14]             "continued". (NdT)

 

[15]             R. Anthony : "tendant à se dégager". (NdT)

 

[16]             "endeavour". (NdT)

 

[17]             "matter" : chose, matière, substance. G. Mairet n'a pas compris ce passage : "which endeavour, because outward, seemeth to be some matter without." (NdT)

 

[18]             "seeming". Je reprends ici la traduction d'Anthony, comme F. Tricaud. (NdT)

 

[19]             "fancy": imagination, fantaisie. Quand Hobbes utilise ce mot (et non le mot "phantasm"), il faut entendre ce que les Grecs appelaient "phantasma", apparition, vision, image.  La traduction par "phantasme" est donc souhaitable (d'autant plus que Hobbes utilise le mot dans le texte latin du Léviathan), en gardant en mémoire que le mot utilisé par Hobbes est "fancy". R. Anthony : "ce fantôme". G. Mairet : "cette illusion". (NdT)

 

[20]             "colour figured". . Anthony traduit simplement par "couleur". (NdT)

 

[21]             "feeling". (NdT)

 

[22]             R. Anthony : "impressionne". (NdT)

 

[23]             R. Anthony : "n'engendre". (NdT)

 

[24]             R. Anthony : "puissante". (NdT)

 

[25]             R. Anthony : "petite distance". (NdT)

 

[26]             R. Anthony : "l'image". (NdT)

 

[27]             "original fancy". R. Anthony : "un fantôme quant à sa origine". (NdT)

 

[28]             "ordained". R. Anthony : "préposés à cela". (NdT)

 

[29]             R. Anthony : "se basent". (NdT)

 

[30]             "being seen". (NdT)

 

[31]             "or audible being seen". Dans tout ce passage, R. Anthony escamote la difficulté en conservant les expressions anglaises de Hobbes. (NdT)

 

[32]             « understanding ». (NdT)

 

[33]             "an intelligible being seen". G. Mairet néglige systématiquement "seen". (NdT)

 

[34]             « understanding ». L'entendement n'est évidemment pas pour Hobbes une faculté qu'on pourrait substantialiser séparément des actes de compréhension. L'entendement est pour Hobbes un acte, l'acte de comprendre, d'entendre. (NdT)

 

[35]     R. Anthony : "dans l'Etat". (NdT)