PHILOTRAHOBBES : LEVIATHAN – Traduction de Philippe Folliot avec notes.

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Chapitre 16 : Des personnes, des auteurs et des choses personnifiées

 

Une PERSONNE est celui dont les mots ou les actions sont considérés, soit comme les siens, soit comme représentant les mots et les paroles d'un autre homme, ou de quelque autre chose à qui ils sont attribués, soit véritablement, soit par fiction [1].

 

Quand les mots et les actions d'un homme sont considérés comme siens, on l'appelle alors une personne, et quand ils sont considérés comme représentant les paroles et les actions d'un autre, on l'appelle alors une personne fictive ou artificielle [2].

 

Le mot personne est latin. Les Grecs ont pour cela le mot prosôpon, qui signifie le visage, tout comme persona en latin signifie le déguisement, l'apparence extérieure d'un homme, imités sur la scène; et parfois, plus particulièrement cette partie qui déguise le visage [3], le masque, la visière [4]. De la scène, ce mot a été transféré à tout représentant d'un discours [5] ou d'une action, aussi bien dans les tribunaux qu'au théâtre. De sorte qu'une personne est la même chose qu'un acteur [6], aussi bien à la scène que dans une conversation courante. Et personnifier [7], c'est être l'acteur [8], c'est se représenter soi-même [9] ou représenter autrui, et celui qui est l'acteur d'un autre est dit tenir le rôle [10] de la personne de cet autre, ou être acteur en son nom (c'est le sens qu'utilise Cicéron quand il dit Unus sustineo [11] tres personas; mei, adversarii, et judicis, j'ai à charge le rôle de trois personnes, la mienne, celle de l'adversaire, et celle du juge, et on l'appelle de différentes façons selon les différentes circonstances :  un représentant ou quelqu'un de représentatif, un lieutenant [12], un vicaire [13], un mandataire [14], un fondé de pouvoir [15], un procureur [16], un acteur, ainsi de suite.

 

Parmi les personnes artificielles, certaines ont leurs paroles et leurs actions qui sont reconnues comme leurs [17] par ceux qu'elles représentent . La personne est alors l'acteur, et celui qui reconnaît pour siennes ses paroles et actions est l'AUTEUR, auquel cas l'acteur agit par autorité [18]. Car celui qui, quand il s'agit des biens et des possessions, est appelé un propriétaire, et en latin dominus, en grec kurios [19], est appelé auteur quand il s'agit des actions. Tout comme le droit de possession est appelé domination [20], le droit de faire une action quelconque est appelé AUTORITÉ [21]. Si bien que par autorité, on entend toujours un droit de faire quelque acte, et l'acte fait par autorité, fait par délégation d'autorité, avec l'autorisation  de celui dont c'est le droit [22].

 

De là s'ensuit que quand l'acteur fait une convention par autorité, il lie par là l'auteur tout autant que si cet auteur l'avait faite lui-même, et l'assujettit tout autant à toutes les conséquences de cette convention. Et tout ce qui a été dit précédemment (chapitre XIV) de la nature des conventions entre les hommes [réduits] à ce qu'ils peuvent faire naturellement [23] est donc aussi vrai quand ces conventions sont faites par des acteurs, des représentants ou procureurs [24], qui tiennent de ces hommes leur autorité, dans les limites de la délégation [25] d'autorité, mais pas au-delà.

 

C'est pourquoi celui qui fait une convention avec l'acteur, ou représentant, sans savoir quelle est l'autorité de l'acteur, le fait à ses propres risques. Car personne n'est obligé par une convention dont il n'est pas l'auteur, ni par conséquent par une convention faite contre l'autorité qu'il a donnée ou en dehors de cette autorité.

 

Quand l'acteur fait quelque chose de contraire à la loi de nature par ordre de l'auteur, s'il est obligé par une convention antérieure de lui obéir, ce n'est pas lui, mais l'auteur qui enfreint la loi de nature, car quoique l'action soit contraire à la loi de nature, cependant ce n'est pas son action. Mais, au contraire, refuser de faire cette action est contraire à la loi de nature qui interdit d'enfreindre les conventions.

 

Et celui qui fait une convention avec l'auteur par l'intermédiaire de l'acteur, quand il ne sait pas quelle autorité cet acteur a, mais s'en rapporte seulement à sa parole, au cas où cette autorité ne lui est pas montrée clairement quand il le demande, n'est plus obligé, car la convention faite avec l'auteur n'est pas valide sans sa confirmation [26]. Mais si celui qui passe une convention savait préalablement qu'il ne devait pas escompter d'autre assurance que la parole de l'acteur, alors la convention est valide, parce que l'acteur, dans ce cas, se fait [lui-même] l'auteur. Et donc, tout comme, quand l'autorité est évidente, la convention oblige l'auteur, pas l'acteur, de même, quand l'autorité est simulée [27], elle oblige seulement l'acteur, car il n'y a pas d'autre auteur que lui-même [28]

 

Il existe peu de choses qui ne puissent être représentées fictivement. Les choses inanimées, comme une église, un hôpital, peuvent être personnifiées par un recteur, un directeur, un inspecteur [29]. Mais les choses inanimées ne peuvent pas être auteurs, ni par conséquent donner autorité à leurs acteurs. Pourtant, les acteurs peuvent avoir autorité en étant chargés de leur entretien, [autorité] donnée par ceux qui en sont propriétaires ou gouverneurs. Et c'est pourquoi de telles choses ne peuvent pas être personnifiées avant l'établissement d'un gouvernement civil.

 

De même, des enfants, des idiots ou des fous [30], qui n'ont aucune usage de la raison, peuvent être personnifiés par des tuteurs, ou curateurs [31], mais, à ce moment-là, ils ne peuvent être auteurs des actions faites par ces tuteurs, que dans la mesure (quand ils recouvreront l'usage de la raison) où ils jugeront ces actions raisonnables. Cependant, pendant cette période de non-usage de la raison [32], celui qui a le droit de gouverner ces êtres peut donner autorité au tuteur. Mais, là encore, cela ne peut concerner que l'état civil, parce qu'avant cet état n'existe pas de domination des personnes.

 

Une idole, ou simple fiction du cerveau, peut être personnifiée, comme l'étaient les dieux des païens qui étaient personnifiés par des fonctionnaires nommés par l'État [33], qui détenaient des possessions [34] et d'autres biens, et des droits, que les hommes, de temps en temps, leur dédiaient et leur consacraient. Mais les idoles ne peuvent pas être auteurs, car une idole n'est rien [35]. L'autorité procédait de l’État, et c'est pourquoi, avant l'introduction d'un gouvernement civil, les dieux des païens ne pouvaient pas être personnifiés.

 

Le vrai Dieu peut être personnifié, comme il le fut en premier par Moïse, qui gouvernait les Israélites (qui n'étaient pas son peuple, mais le peuple de Dieu) non en son propre nom, par [les mots] Hoc dicit Moses, mais au nom de Dieu, par [les mots] hoc dicit Dominus [36]. En second lieu, [il fut personnifié] par le Fils de l'Homme, son propre fils, notre Sauveur béni Jésus Christ, qui vint pour ramener les Juifs et amener toutes les nations dans le royaume de son Père, non en son propre nom, mais comme envoyé par son Père. Et en troisième lieu, [il fut personnifié] par l'Esprit Saint, ou Consolateur, parlant et oeuvrant dans les Apôtres; lequel Esprit Saint était un Consolateur qui ne venait pas de lui-même, mais était envoyé par le Père et le Fils, et qui procédait d'eux.

 

Une multitude d'hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme, ou une seule personne, de telle sorte que ce soit fait avec le consentement de chaque homme de cette multitude en particulier [37]. Car c'est l'unité du représentant, non l'unité du représenté qui fait une la personne, et c'est le représentant qui tient le rôle [38] de la personne, et il ne tient le rôle que d'une seule personne. L'unité dans une multitude ne peut pas être comprise autrement.

 

Et parce que naturellement [39] la multitude n'est pas une, mais multiple [40], les hommes de cette multitude ne doivent pas être entendus comme un seul auteur, mais comme de multiples auteurs de tout ce que leur représentant dit ou fait en leur nom; chacun donnant au représentant commun  une autorité [qui vient] de lui-même en particulier, et reconnaissant comme siennes toutes les actions que le représentant fait, au cas où ils lui ont donné autorité sans restriction. Autrement, quand ils le restreignent dans l'objet pour lequel il les représentera, et qu'ils lui indiquent les limites de la représentation, aucun d'eux ne reconnaît comme sien ce qui est au-delà de la délégation d'autorité [41] qu'ils lui ont donnée pour être l'acteur [42].

 

Et si le représentant se compose de plusieurs hommes, la voix du plus grand nombre doit être considérée comme la voix de tous ces hommes. Car si le plus petit nombre, par exemple, se prononce pour l'affirmative, et le plus grand nombre pour la négative, il y aura plus de votes négatifs [43] qu'il ne faut pour annuler les votes affirmatifs. Par là, le surplus de votes négatifs, qui demeure sans opposition, est la seule voix du représentant.

 

Et un représentant composé d'un nombre pair [d'individus], surtout quand ce nombre n'est pas important, et que, à cause de cela, les voix opposées sont souvent en nombre égal, est souvent [44] muet et incapable d'agir. Cependant, dans certains cas, des voix opposées en nombre égal peuvent trancher une question : quand il s'agit de condamner ou d'acquitter, l'égalité des voix, en cela même qu'elle ne condamne pas, acquitte, et non pas condamne, en ce qu'elle n'acquitte pas. Car quand la cause est entendue, ne pas condamner est acquitter ; mais, au contraire, dire que ne pas acquitter est condamner n'est pas vrai. Il en va de même quand on délibère pour savoir si l'on exécute quelque chose tout de suite ou si on reporte cette exécution à une autre date, car quand les voix sont égales, le non-décret d'exécution est un décret d'ajournement [45].

 

Ou si le nombre est impair, comme trois hommes, trois assemblées, ou davantage, et que chacun a autorité, par une voix négative, d'annuler l'effet de toutes les voix affirmatives des autres, ce nombre n'est pas un représentant. Par la diversité des opinions et des intérêts des hommes, ce représentant devient fréquemment, et dans des situations de la plus grande importance, une personne muette et incapable, comme pour de nombreuses autres choses, de gouverner une multitude, surtout en temps de guerre.

 

Il y a deux sortes d'auteurs [46]. L'auteur de la première sorte, ainsi simplement nommé, a été précédemment défini comme étant celui qui s'approprie simplement l'action d'un autre. Le second est celui qui reconnaît comme sienne l'action ou la convention d'un autre conditionnellement ; c'est-à-dire qui se charge de l'action si l'autre ne la fait pas, à un certain moment ou avant ce moment [47]. Ces auteurs condi­tionnels sont généralement appelés CAUTIONS, en latin fidejussores et sponsores, et en particulier pour les dettes, praedes, et pour une comparution devant un juge ou un magistrat, vades [48].

 

 

Fin de la première partie du

Léviathan de Thomas Hobbes.

 

 


 

Traduction Philippe Folliot
 

 

Version téléchargée en août 2003.

 

 

 

 



[1]              "whether truly or by fiction". (NdT)

 

[2]              "a feigned or artificial person". "to feign : feindre, simuler, faire semblant, jouer. (NdT)

 

[3]              "that part of it which disguiseth the face". Littéralement : "cette partie du déguisement qui déguise le visage." La traduction de R. Anthony ("qui ne déguise que le visage") n'est pas justifiée. Pour éviter la répétition, F. Tricaud traduit faiblement le verbe "to disguise" par le verbe "recouvrir". (NdT)

 

[4]              "a mask or visard". "visard" ou "visor" : visière d'un casque. R. Anthony et F. Tricaud ne traduisent pas ce mot. G. Mairet traduit par "loup" (qui se dit plutôt - à ma connaissance - "black velvet mask" : masque en velours noir. (NdT)

 

[5]              "speech" : parole, propos, discours. (NdT)

 

[6]              "an actor". (NdT)

 

[7]              "personate" : incarner, représenter. Il s'agit, en tant que personne, de tenir le rôle de l'autre, d'agir pour l'autre. (NdT)

 

[8]              "and to personate is to act". "to act" : aussi bien jouer, tenir le rôle, qu'agir, faire une action. (NdT)

 

[9]              L'expression peut étonner mais nous comprenons que nous pouvons nous-mêmes être en représentation en agissant et parlant pour notre propre compte ou représenter les autres. (NdT)

 

[10]             Le verbe utiliser "to bear" signifie porter, soutenir, etc., mais aussi jouer un rôle ("to beau a part"). R. Anthony traduit : "porte la personne"(sic). F. Tricaud traduit : "il assume la personnalité"(alors qu'il a traduit précédemment par "personne"). G. Mairet traduit : " être le support de sa personne". (NdT)

 

[11]             En gros le même sens que l'anglais "to bear". porter, soutenir, avoir la charge de. (NdT)

 

[12]             Celui qui tient lieu de ... (NdT)

 

[13]             Un suppléant, un second, celui qui a fonction (vicis) de, qui prend la place (vicis), etc. (NdT)

 

[14]             "attorney" : avoué, avocat, fondé de pouvoirs. (NdT)

 

[15]             "deputy" : celui à qui on a délégué son pouvoir, député. (NdT)

 

[16]             "procurator" : celui à qui on a donné une procuration. (NdT)

 

[17]             "owned". To own signifie posséder ou reconnaître (pour sien). (NdT)

 

[18]             Il est autorisé, il a alors le droit. (NdT)

 

[19]             "kurios" : qui a autorité ou plein pouvoir, qui est maître de, qui est souverain. La kuriotes est l'autorité, la souveraineté. Le latin dominus a sensiblement le même sens. (NdT)

 

[20]             "dominion" : domination, empire sur, maîtrise. Le mot renvoie évidemment au latin "dominus". (NdT)

 

[21]             G. Mairet traduit (en justifiant dans une note) le mot "authority" par "pouvoir". R. Anthony et F. Tricaud traduisent par "autorité". Cette dernière traduction me semble la plus fidèle, puisque le mot français "autorité" dit clairement 1) qu'on est autorisé, 2) qu'on possède la pouvoir. G. Mairet signale que le texte anglais établi par R. Tuck ajoute "ans sometimes warrant" (ce dernier mot ayant le sens de mandat, autorité, autorisation). (NdT)

 

[22]             "and done by authority, done by commission or license from him whose right it is". (NdT)

 

[23]             "in their natural capacity" : dans leur capacité naturelle. F. Tricaud interprète très justement cette formule en traduisant par "de la nature des conventions que les hommes passent entre eux en leur propre nom". (NdT)

 

[24]             G. Mairet : "fondés de pouvoir". (NdT)

 

[25]             "commission". F. Tricaud traduit "mandat", G. Mairet "procuration". (NdT)

 

[26]             "counter-assurance" : littéralement "contre-affirmation" (ou contre-assurance). Il ne s'agit évidem­ment pas ici d'affirmer le contraire, ou de d'assurer du contraire, mais de confirmer la délégation de pouvoir. R. Anthony traduit par "contre-assurance"; G. Mairet par "garantie". (NdT)

 

[27]             F. Tricaud, en traduisant "usurpée" n'est pas fidèle au texte de Hobbes, mais est en revanche parfaitement fidèle à sa pensée. (NdT)

 

[28]             La question envisagée par Hobbes dans ce paragraphe est celle de la légitimité de l'autorité (trans­mise), plus exactement, celle de la certitude d'une autorisation (délégation) de pouvoir, indispen­sable dans un contrat, quand le contrat se fait par l'intermédiaire d'un tiers. Ou l'assurance que l'acteur est bien le représentant est réelle, auquel cas l'auteur est lié. Ou l'assurance ne l'est pas (il y a alors usurpation), et seul l'acteur - qui devient auteur - l'est. (NdT)

 

[29]             "by a rector, master, or overseer". (NdT)

 

[30]             "children, fools, and madmen". (NdT)

 

[31]             "guardians, or curators". (NdT)

 

[32]             La pire traduction est celle de R. Anthony ("folie"). Le défaut est largement atténué par G. Mairet ("déraison"). . Tricaud a bien vu le problème. Le fait que les enfants soient concernés indique qu'il ne sagit pas de folie, mais de non-usage de la raison (qui peut être provisoire). Néanmoins, tout en demeurant fidèle à Hobbes, F. Tricaud force le texte hobbessien en traduisant par "irrespon­sa­bilité". On pourra noter au passage la fonction éventuelle que cette allusion aux enfants peut remplir dans un travail de définition rigoureuse du mot "raison" chez Hobbes. (NdT)

 

[33]             La traduction de "appointed" par "appointés" (G. Mairet) n'est pas fidèle à Hobbes. En anglais, le verbe signifie "désigner", "nommer". En français, le verbe fait d'abord référence à l'appointement, c'est-à-dire à la rétribution. R. Anthony : "institués". (NdT)

 

[34]             F. Tricaud néglige de traduire "held possessions".

 

[35]             On pense bien sûr à 1. Corinthiens, VIII, 4. (NdT)

[36]             Ces formules latins signifie : 1) Voici ce que dit Moïse. 2) Voici ce que dit le Seigneur. La formule "hoc dicit dominus", sous cette forme exacte, n'apparaît qu'une seule fois dans la Vulgate, en Malachie, III, 10. (NdT)

 

[37]             "with the consent of every one of that multitude in particular". (NdT)

 

[38]             "bear". (NdT)

 

[39]             "naturally". (NdT)

 

[40]             "not one, but many". (Ndt)

 

[41]             "commission". Il s'agit ici en particulier, d'un mandat impératif. (NdT)

 

[42]             Voir l'une des notes précédentes sur le double sens de "to act". (NdT)

 

[43]             Hobbes dit simplement "negatives". (NdT)

 

[44]             La répétition de "souvent" est donc le texte anglais. (NdT)

 

[45]             "the not decreeing execution is a decree of dilation." Le mot "dilation" a le même sens que le latin "dilatio" : délai, sursis, ajournement. (NdT)

 

[46]             La traduction de G. Mairet de "authors" par "acteurs" (par trois fois) est incompréhensible. Il s'agit très certainement d'une erreur typographique ... (NdT)

 

[47]             "at or before a certain time". (NdT)

 

[48]     Tous ces mots latins peuvent être traduits par "cautions" ou "répondants" ou "garanties". Le mot change avec le contexte. (NdT)