HOBBES :
LEVIATHAN – Traduction de Philippe Folliot avec notes.
Chapitre
2 – Chapitre 4 - Sommaire des
chapitres traduits avec notes - Index Philotra
Chapitre 3 : De la
consécution ou enchaînement des imaginations.
Par
consécution [1] ou ENCHAÎNEMENT [2] des pensées, j'entends cette succession d'une pensée
à une autre pensée qui est appelée discours
mental, pour le distinguer [3] du discours verbal [4].
Quand
on pense à quelque chose, quelle que soit cette chose, la pensée qui la
suit [5] n'est pas tout à fait aussi fortuite [6] qu'il y paraît. Chaque pensée ne succède pas à chaque
[autre] pensée indifféremment. Car, tout comme nous n'avons pas d'imagination
dont nous n'avons pas antérieurement eu la sensation, entièrement ou en parties,
nous n'avons pas de passage [7] d'une imagination à une autre, si nous n'avons pas
eu le même précédemment dans nos sensations. En voici la raison : tous les phantasmes
[8] sont des mouvements en nous des restes [9] des mouvements qui se sont faits dans la sensation,
et ces mouvements, qui se sont immédiatement succédé [10] l'un l'autre dans la sensation, demeurent de même
liés [11] après la sensation, de telle façon que, quand le
premier a de nouveau lieu et est prédominant, le second s'ensuit [12], par cohésion de la matière mue [13], de la même manière que l'eau, sur une table lisse
est attirée du côté où l'une de ses parties est guidée par le doigt. Mais,
parce que dans la sensation, à une seule et même chose que nous percevons,
succède, quelquefois une chose, quelquefois une autre, il arrive [14], à certains moments, que, dans l'imagination de
quelque chose, il n'y a pas avec certitude ce que nous allons imaginer
après [15]. Il est seulement certain que ce sera quelque chose
qui a succédé à cette chose, à un moment ou à un autre.
Cet
enchaînement des pensées, ou discours mental, est de deux types. Le premier n'est
pas guidé, il est sans dessein [16], et il est inconstant, et il ne s'y trouve aucune
pensée passionnelle qui gouverne et dirige les pensées qui s'ensuivent, comme
la fin et l'objet [17] de quelque désir, ou de quelque autre passion;
auquel cas les pensées sont dites errer [18], elles semblent sans rapport l'une avec
l'autre [19], comme dans un rêve. De telles pensées sont
communément celles des hommes qui, non seulement sont sans compagnie, mais qui,
aussi, ne font attention à rien [20], même si, cependant, alors, leurs pensées sont
occupées [21], comme à d'autres moments, mais sans harmonie, comme
le son qu'obtiendrait un homme avec un luth désaccordé, ou celui qui ne saurait
pas jouer avec le même instrument accordé. Pourtant, dans ce cours déréglé de
l'esprit [22], on peut souvent apercevoir le chemin suivi, et la
dépendance d'une pensée par rapport à une autre. Par exemple, dans une
conversation portant sur notre présente guerre civile, qu'est-ce qui pourrait
sembler plus incongru [23] que de demander, comme quelqu'un le fit, quelle
était la valeur du denier Romain [24] ? Pourtant, la cohérence de cela me sembla
assez manifeste, car la pensée de la guerre introduisit [25] la pensée du Roi livré à ses ennemis, cette pensée
conduisit [26] à celle de la trahison [dont fut victime] le Christ,
et cette dernière, de nouveau, à la pensée des 30 deniers, prix de cette trahison;
et de là s'ensuivit cette question malicieuse [27]; et tout cela en un instant, car la pensée est
rapide.
Le
second type [d'enchaînement des pensées] est plus constant, comme réglé par quelque désir ou dessein. Car
l'impression faite par les choses que nous désirons ou redoutons est forte et
permanente [28], ou (si elle cesse pour un temps), elle revient
rapidement, assez forte quelquefois pour troubler et rompre notre sommeil. Du
désir résulte la pensée des moyens que nous avons vu produire quelque chose de
semblable à ce que nous visons [29], et de cette pensée résulte la pensée des moyens
[d'atteindre] ce moyen, et ainsi de suite jusqu'à ce que nous arrivions à
quelque commencement qui est en notre propre pouvoir. Et parce que la fin, par
l'importance [30] de l'impression, vient souvent à l'esprit, au cas où
nos pensées commencent à errer [31], elles sont rapidement ramenées dans le [droit]
chemin; ce qui, noté par l'un des sept sages, lui fit donner aux hommes ce
précepte désormais éculé [32] : respice
finem [33], c'est-à-dire, dans toutes tes actions, considère
souvent ce que tu désires comme la chose qui dirige toutes tes pensées dans le
chemin pour l'atteindre [34].
L'enchaînement
des pensées réglées [35] est de deux sortes : l'une, quand, à partir d'un
effet imaginé, nous recherchons les causes ou les moyens qui le produisent, et
elle est commune aux hommes et aux bêtes; l'autre, quand, imaginant une chose quelconque,
nous recherchons tous les effets possibles qui peuvent être produites par elle;
c'est-à-dire que nous imaginons ce que nous pouvons en faire quand nous
l'avons. De cela, je n'ai jamais vu aucun signe, si ce n'est en l'homme, car
cette curiosité n'appartient guère [36] à la nature des créatures vivantes qui n'ont pas
d'autres passions que des passions sensuelles, comme la faim, la soif, la
libido [37], ou la colère. En somme, le discours de l'esprit,
quand il est gouverné par un dessein, n'est rien qu'une recherche, ou la faculté d'invention, que les Latins appellent sagacitas [38] et solertia [39] : dénicher [40] les causes de quelque effet présent ou passé, ou les
effets de quelque cause présente ou passée. Parfois, un homme cherche ce qu'il
a perdu, et de l'endroit et du moment où il ne trouve plus l'objet, son esprit
revient en arrière, de lieu en lieu, de moment en moment, pour retrouver où et
quand il l'avait [encore], c'est-à-dire pour trouver un lieu et un moment
certains et circonscrits [41] où commencer méthodiquement une recherche. En
outre, à partir de là, ses pensées parcourent les mêmes lieux et les mêmes
moments pour trouver quelle action ou quelle autre occasion a pu lui faire
perdre l'objet. C'est que nous appelons remémoration [42] ou rappel à l'esprit. Les Latins l'appellent reminiscentia [43], comme s'il s'agissait de refaire l'examen [44] de nos actions antérieures.
Parfois,
on connaît un endroit déterminé, dans les limites duquel il faut chercher, et
donc les pensées en parcourent [45] donc toutes les parties, de la même manière que l'on
balayerait une pièce pour trouver un bijou, ou qu'un épagneul bat le terrain [46] jusqu'à ce qu'il ait découvert une piste, ou que
l'on parcourrait l'alphabet pour faire [47] une rime.
Parfois
on désire connaître le résultat [48] d'une action, et alors on pense à quelque action
semblable du passé, et, l'un après l'autre, aux résultats de cette action,
supposant que des résultats semblables s'ensuivront d'actions semblables.
Comme celui qui, pour prévoir ce qui va advenir d'un criminel, repense à ce
qu'il a déjà vu s'ensuivre d'un
semblable crime, avec cet ordre de pensées : le crime, le policier, la prison,
le juge et le gibet [49]; lequel genre de pensées est appelé prévision, prudence, ou prévoyance [50], et quelquefois sagesse [51], quoiqu'une telle conjecture, à cause de la
difficulté de considérer toutes les circonstances, soit très trompeuse [52]. Mais une chose est certaine : plus un homme l'emporte sur un autre homme en
expérience des choses passées, plus aussi il est prudent, et plus rarement ses
attentes sont déçues [53]. Le présent
seul a une existence dans la réalité [54], les choses passées
n'ont une existence [55] que dans la mémoire, mais les choses à venir n'existent pas du tout,
l'existence future n'étant qu'une fiction de l'esprit [56] qui applique les suites des actions passées aux
actions présentes; ce qui est fait avec le plus de certitude par celui qui a le
plus d'expérience, mais pas avec une certitude suffisante [57]. Et bien que l'on appelle cela prudence quand le
résultat répond à notre attente, ce n'est pourtant, en son genre [58], qu'une présomption. Car la prévision des choses à
venir, qui est la prévoyance [59], n'appartient qu'à celui par la volonté duquel elles
doivent arriver. De lui seulement, et de façon surnaturelle, procède la
prophétie. Le meilleur prophète est naturellement celui qui conjecture le
mieux [60], et celui qui conjecture le mieux est celui qui s'y
connaît le mieux et qui a le plus étudié les choses sur lesquelles il
conjecture, car il a le plus de signes
par lesquels il puisse le faire [61].
Un
signe est l'événement antécédent de
l'événement consécutif [62], ou inversement le consécutif de l'antécédent, si
des consécutions semblables ont été observées antérieurement; et plus souvent
elles ont été observées, moins incertain est le signe [63]. Donc, celui qui a le plus d'expérience dans un
genre d'affaires a le plus de signes par lesquels il peut conjecturer le futur,
et par conséquent il est le plus prudent, et tellement plus prudent que le
novice [64] qu'il ne peut être égalé par aucun avantage d'intelligence
naturelle ou d'esprit d'improvisation [65], quoique peut-être beaucoup de jeunes gens pensent
le contraire.
Toutefois,
ce n'est pas la prudence qui différencie l'homme de l'animal. Il y a des bêtes
âgées d'un an qui observent et recherchent ce qui leur est bon avec plus de
prudence qu'un enfant ne le fait à dix ans.
Tout
comme la prudence est une présomption
du futur entreprise à partir de l'expérience du passé, il y a aussi une présomption des choses passées tirée
d'autres choses, non futures, mais aussi passées. Celui qui a vu de quelle
manière et par quelles étapes [66] un État florissant en est venu d'abord à la guerre
civile, puis à la ruine, conjecturera, à la vue des ruines d'un autre État,
qu'il y a eu une guerre semblable et que le cours des événements a été le
même. Mais cette conjecture a presque la même incertitude [67] que la conjecture du futur, les deux étant fondées
sur la seule expérience.
Il
n'y a pas d'autre acte de l'esprit humain [68], dont je puisse me souvenir, qui soit naturellement
implanté en lui [69], tel qu'il n'exige rien d'autre, pour l'exercer, que
d'être né un homme, et de vivre avec l'usage de ses cinq sens. Ces autres
facultés, dont je parlerai bientôt, et qui seules semblent propres à l'homme,
sont acquises et améliorées par l'étude et le travail et, pour la plupart des
hommes, apprises par l'enseignement et la discipline, et elles procèdent toutes
de l'invention des mots et de la parole. Car, outre la sensation, les pensées
et l'enchaînement des pensées, l'esprit de l'homme n'a aucun autre
mouvement [70], quoique grâce à la parole [71], et avec méthode, les mêmes facultés puissent être
perfectionnées jusqu'à un niveau [72] tel qu'il différencie les hommes des autres
créatures vivantes.
Tout
ce que nous imaginons est fini. Il
n'y a donc aucune idée, aucune conception de quelque chose que nous appelons infini. Aucun homme ne peut avoir dans
son esprit une image [73] d'une grandeur infinie, ni concevoir une vitesse
infinie, un temps infini, une force infinie ou une puissance infinie. Quand
nous disons que quelque chose est infini, nous voulons simplement dire que nous
ne sommes pas capables de concevoir les extrémités et les bornes [74] de la chose nommée, en n'ayant aucune conception de
la chose, sinon de notre propre incapacité [75]. Et donc le nom de Dieu est utilisé, non pour nous Le [76] faire concevoir (car Il est incompréhensible [77], et Sa grandeur et sa puissance sont
inconcevables), mais pour que nous puissions L'honorer. Aussi, puisque, quel
que soit ce que nous concevions, comme je l'ai déjà précédemment, ce quelque
chose a été perçu par les sens, soit en une fois, soit en parties, un homme ne
peut avoir aucune pensée représentant quelque chose qui ne soit pas
l'objet [78] des sens. Aucun homme, donc, ne peut concevoir
quelque chose sans le concevoir nécessairement en quelque lieu, revêtu d'une
grandeur déterminée [79], susceptible d'être divisé en parties, et il ne
peut pas non plus concevoir que quelque chose soit tout entier en ce lieu et
tout entier en un autre lieu, que deux choses, ou plus, soient en un seul et
même lieu à la fois, car aucune de ces choses n'a jamais été ou ne peut être
présente aux sens [80]. Ce sont des paroles absurdes, adoptées sans
qu'elles aient un sens sur la foi de philosophes trompés et de Scolastiques
trompés ou trompeurs [81].
Traduction Philippe Folliot
Version
téléchargée en août 2003.
[1] "conséquence" (en Latin consequentia, suite, succession). R. Anthony : "de la conséquence". G. Mairet : "enchaînement". (NdT)
[2] "train"( en Latin "series" : l'enchaînement, la suite, la rangée.). . Mairet : "suite". (NdT)
[3] "to
distinguish". Il s'agit d'une distinction, non d'une opposition (comme le
pense G. Mairet). (NdT)
[4] "mental
discourse ... discourse in words". (NdT)
[5] "his next
thought after". (NdT)
[6] "Casual".(NdT)
[7] "transition". R. Anthony : "transition".(NdT)
[8] R. Anthony : "imaginations". G. Mairet : "illusions". (NdT)
[9] "relics". R. Anthony : "reliquats". (NdT)
[10] "succeeded".
(NdT)
[11] "continue also
together". (NdT)
[12] "followeth".
(NdT)
[13] "by cohésion of
the matter moved". (NdT)
[14] "it comes to
pass". (NdT)
[15] "what we shall
imagine next". R. Anthony : "il arrive, quand
on imagine quelque chose, qu'aucune certiude n'existe quant à ce que l'on
imaginera ensuire." (NdT)
[16] "unguided, without designe." R. Anthony : "sans but". G. Mairet : "non ordonné". (NdT)
[17] "scope" : la portée, l'étendue, le champ, ce qui entre dans le cadre de, ce qui est de l'ordre de. (NdT)
[18] "wander". R.
Anthony : "vagabondes". G. Mairet : "s'égarent". (NdT)
[19] "seem impertinent
one to another". R. Anthony : "ne
pas s'adapter l'une à l'autre". (NdT)
[20] "but also without
care of anything". R. Anthony : "sans
préoccupation". (NdT)
[21] "busy". R. Anthony : "actives". (NdT)
[22] "in this wild
ranging of the mind". R. Anthony : "ce
vagabondage effréné". G. Mairet : "ce désordre de l'esprit". (NdT)
[23] "impertinent".
(NdT)
[24] "Roman penny". (NdT)
[25] R. Anthony : "fit naître". (NdT)
[26] R. Anthony : "suscita". (NdT)
[27] "malicious" :
méchant, malveillant, fait avec malice. En droit, le terme renvoie à la
préméditation. (NdT)
[28] "strong and
permanent." R. Anthony : "forte et
durable". (NdT)
[29] "aim at".
(NdT)
[30] "greatness".
(NdT)
[31] ou
"vagabonder"("to wander"). (NdT)
[32] "worn out". R. Anthony : "courant". (NdT)
[33] Tourne les yeux du côté de la fin. (NdT)
[34] R. Anthony :
"dans la voie de la réussite". (NdT)
[35] "The train of
regulated thoughts". (NdT)
[36] "hardly incident to the nature ...". (NdT)
[37] "lust". R. Anthony : "l'appétit sexuel". (NdT)
[38] "sagacitas" : sagacité, pénétration d'esprit. (NdT)
[39] "sollertia (ou
solertia)" : adresse, habileté, savoir-faire. (NdT)
[40] "hunting out of ..." (et non "hunting something": chasser). R. Anthony : "une chasse des causes". (NdT)
[41] "limited". R. Anthony : "définis". (NdT)
[42] "remembrance". (NdT)
[43] "reminiscentia" : réminiscence, ressouvenir. (NdT)
[44] "to con" :
étudier (apprendre), "to recon" : étudier de nouveau ("as it
were reconning of our former actions." R. Anthony : "réapprendre par
coeur". (NdT)
[45] "run over". (NdT)
[46] R. Anthony : "va
et vient dans la campagne". (NdT)
[47] "to start". R. Anthony : "pour découvrir". (NdT)
[48] "event". (NdT)
[49] R. Anthony : "les
galères". (NdT)
[50] R. Anthony :
"providence". (NdT)
[51] "foresight, and
prudence, or providence, and sometimes wisdom". (NdT)
[52] "fallacious".
R. Anthony : "fallacieuse". (NdT)
[53] "and his
expectations the seldomer fail him". R.
Anthony : "et il a d'autant plus rarement que lui de chances de se tromper
dans ses expectations." (NdT)
[54] "in the
nature". R. Anthony : "dans la nature". (NdT)
[55] "a being".
(NdT)
[56] "the future being
but a fiction of the mind". (NdT)
[57] "but not with certainty
enough". (NdT)
[58] "in its own
nature". R. Anthony : "de par sa nature".
(NdT)
[59] R. Anthony :
"providence". (NdT)
[60] "the best
guesser". (NdT)
[61] "for he hath most
signs to guess by". J'ai évité la répétition
du verbe. (NdT)
[62] "A sign is the
event antecedent of the consequent". R.
Anthony : "événement conséquent". (NdT)
[63] "the less
uncertain is the sign". (NdT)
[64] "than he that is
new". J'ai ignoré "in that kind of business" pour éviter la
répétition. (NdT)
[65] "by any advantage
of natural and extemporary wit". R. Anthony :
"par quelque avantage naturek ou temporaire de l'esprit." (NdT)
[66] "by what courses
and degrees". R. Anthony : "suivant quelle
marche et par quels degrés". (NdT)
[67] "the same
uncertainty". (NdT)
[68] "no other act of
man's mind". (NdT)
[69] "naturally
planted in him". (NdT)
[70] "motion".
(NdT)
[71] "speech". R. Anthony : "langage". (NdT)
[72] "may be improved
to such a height". (NdT)
[73] "an image". (NdT)
[74] "we are not able
to conceive the ends and bounds". R.
Anthony : "les extrémités et les limites". (NdT)
[75] "of our own inability". R. Anthony : "impuissance". (NdT)
[76] "Him", avec une majuscule. (NdT)
[77] "incomprehensible".
Plus loin "unconceivable". (NdT)
[78] "subject".
(NdT)
[79] "endued with some
determinate magnitude". (NdT)
[80] "for none of
these things ever have or can be incident to sense". (NdT)
[81] "from deceived philosophers and deceived, or deceiving, Schoolmen". R. Anthony : "qui se trompent ou trompent les autres". (NdT)