PHILOTRAHOBBES : LEVIATHAN – Traduction de Philippe Folliot avec notes.

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Chapitre 39 : De la signification dans l'Ecriture du mot Eglise.

 

      Le mot Eglise [1] (Ecclesia [2]) signifie diverses choses dans les livres de l'Ecriture Sainte. Parfois, mais pas souvent, il est pris au sens de la maison de Dieu, c'est-à-dire un temple dans lequel les Chrétiens s'assemblent pour remplir publiquement leurs saints devoirs [3], comme en 1.Corinthiens, XIV, 34 : Que vos femmes gardent le silence dans les Eglises [4]. Mais le mot est pris métaphoriquement [5] pour désigner l'assemblée réunie à cet endroit, et depuis, on a utilisé le mot pour désigner l'édifice lui-même, pour distinguer les temples des Chrétiens et les temples des idolâtres. Le temple de Jérusalem était la maison de Dieu, et la maison de la prière, et de même, tout édifice consacré au culte du Christ est la maison du Christ. C'est pourquoi les pères Grecs l'appellent kuriakè [6], la maison du Seigneur, et de là, dans notre langue, l'édifice en vint à être appelé kyrke, et church.

 

      Le mot Eglise, quand il n'est pas utilisé pour désigner une maison, signifie la même chose que le mot ecclesia dans les Républiques grecques, c'est-à-dire la réunion, l'assemblée des citoyens convoquée pour entendre le magistrat leur parler, qui, dans la République de Rome, était appelée concio [7], et celui qui parlait ecclesiastes et concionator [8]. Et quand ils étaient convoqués par une autorité légitime, c'était une ecclesia legitima, une Eglise légitime [9], ennomos Ekklèsia [10] [11]. Mais quand les citoyens étaient agités par une clameur tumultueuse et séditieuse, alors c'était une Eglise en confusion [12] , Ekklèsia sugkekhumenè [13].

 

                  Parfois, le mot est aussi utilisé pour désigner les hommes qui ont le droit de faire partie d'une assemblée, même si elle n'est pas effectivement réunie, c'est-à-dire la multitude entière des Chrétiens, aussi dispersés qu'ils soient, comme il est dit en Actes, VIII, 3 : Saul [14] ravageait l'Eglise [15]. Et c'est en ce sens que le Christ est dit être le chef de l'Eglise [16]. Le mot désigne tantôt une partie déterminée des Chrétiens, comme en Colossiens, IV, 15 : Salue l'Eglise qui est dans sa maison [17], tantôt aussi les seuls élus, comme en Ephésiens, V, 27 : Une Eglise glorieuse, sans tache ni ride, sainte et sans souillure [18] [19]; ce qui s'entend de l'Eglise triomphante, ou Eglise à venir. Parfois, le mot désigne une réunion assemblée d'hommes qui professent le christianisme, que leur profession de foi soit vraie ou fausse, comme il faut le comprendre, quand il est dit en Matthieu, XVIII, 17 : Dis-le à l'Eglise, et s'il ne veut pas écouter l'Eglise, qu'il soit pour toi comme un Gentil ou un Publicain [20].

 

      Ce n'est qu'en ce dernier sens que l'Eglise est considérée comme une seule personne [21], c'est-à-dire qu'on peut dire qu'elle a le pouvoir de vouloir, de prononcer, de commander, d'être obéie, de faire des lois, ou n'importe quelle autre action. Car sans autorité d'une assemblée légitime, quel que soit l'acte fait quand des gens se rassemblent [22], c'est un acte particulier de chacun de ceux qui étaient présents et qui y ont prêté leur concours, et non l'acte de tous globalement [23], en tant que corps unique, encore moins l'acte de ceux qui étaient absents, ou qui, étant présents, ne voulaient pas de cet acte. Conformément à ce sens, je définis une EGLISE une assemblée d'hommes professant la religion chrétienne, unis en la personne d'un souverain unique, sur l'ordre duquel ils doivent s'assembler, et sans l'autorité duquel ils ne doivent pas s'assembler. Et puisque, dans toutes les Républiques, une assemblée sans autorisation du souverain civil est illégale, une Eglise qui, aussi, est assemblée dans une République qui le lui a interdit est une assemblée illégale.

 

      Il s'ensuit aussi qu'il n'existe pas sur terre une Eglise universelle [24] à laquelle tous les Chrétiens soient tenus d'obéir, parce qu'il n'y a sur terre aucun pouvoir auquel toutes les autres Républiques soient assujetties. Il y a des Chrétiens dans les empires des différents princes et Etats, mais chacun d'entre eux est assujetti à la République dont il est lui-même un membre, et par conséquent, il ne peut être assujetti aux commandements de quelque autre personne. Et donc, une Eglise, telle qu'une Eglise capable de commander, de juger, d'absoudre, de condamner, ou de faire quelque autre action, est la même chose qu'une République civile constituée de Chrétiens, et elle est appelée un état civil, pour cette raison que ses sujets sont des hommes, et une Eglise, pour cette raison que ses sujets sont chrétiens. Gouvernement temporel, gouvernement spirituel [25], ce ne sont que deux expressions introduites dans le monde pour faire que les hommes voient double et se trompent sur leur souverain légitime. Il est vrai que les corps des fidèles, après la résurrection, seront non seulement spirituels [26], mais éternels, mais, dans cette vie, ils sont grossiers et corruptibles. Il n'y a donc pas en cette vie d'autre gouvernement, que ce soit de l'Etat ou de la religion, que le gouvernement temporel, et il n'existe pas de doctrine légale qui puisse être enseignée aux sujets si le chef, aussi bien de l'Etat que de la religion, a interdit cet enseignement. Et ce chef doit être unique; autrement, il s'ensuivra nécessairement des factions et la guerre civile dans la République  entre l'Eglise et l'Etat, entre les spiritualistes et les temporalistes, entre l'épée de justice et le bouclier de la foi [27], et, ce qui est pire, dans le coeur de homme chrétien, entre le Chrétien et l'homme. Les docteurs de l'Eglise sont appelés pasteurs, et les souverains civils aussi, mais si les pasteurs ne sont pas subordonnés l'un à l'autre, de sorte qu'il puisse n'y avoir qu'un seul pasteur suprême [28], on enseignera aux hommes des doctrines contraires, qui peuvent être fausses toutes les deux, et dont l'une, [au moins], doit être fausse. Qui est cet unique pasteur suprême selon la loi de nature [29], je l'ai déjà montré, à savoir le souverain civil. A qui l'Ecriture a-t-elle assigné cette fonction, nous le verrons dans les chapitres suivants.

 

 

 

 

 



[1]              "church". (NdT)

 

[2]              C'est le mot utilisé par la Vulgate dans le Nouveau Testament, qui est rendu par certaines versions françaises par "Eglise" ou par "assemblée". Le mot désigne l'assemblée du peuple avant de désigner l'assemblée des Chrétiens. Il arrive que le mot soit utilisé pour désigner l'édifice. En grec : ekklèsia. La King James version utilise systématiquement le mot "church" dans le Nouveau Testament (c'est d'ailleurs aussi le cas de la version Douay/Rheims). (NdT)

 

[3]              "to perform holy duties publicly". (NdT)

 

[4]              Conforme à la King James version : "Let your women keep silence in the churches". (NdT)

 

[5]              Il ne s'agit nullement, dans la version grecque, d'une métaphore, puisque le texte utilise le mot "ekklèsia" (assemblée) et non "kuriakè" (la maison du Seigneur) : "ai gunaikes umôn en tais ekklèsiais sigatôsan" (Stephanus) (NdT)

 

[6]              En caractères grecs dans le texte de Hobbes, qui donne le sens immédiatement après. (NdT)

 

[7]              "contio" : assemblée du peuple convoquée et présidée par un magistrat. (NdT)

 

[8]              L'orateur, celui qui parle dans l'assemblée. Le mot a souvent aussi le sens de démagogue. (NdT)

 

[9]              "si quid autem alterius rei quaeritis in legitima ecclesia poterit absolvi" (Vulgate, Actes, XIX, 39.) (NdT)

 

[10]             En caractères grecs dans le texte de Hobbes. Hobbes donne la référence en note : Actes, XIX, 39. (NdT)

 

[11]             "ei de ti peri eterôn episèteite en tè ennomô ekklèsia epiluthesetai" (Nouveau Testament grec de Stephanus, Actes, XIX, 39) (NdT)

 

[12]             "it was a confused Church". "alii autem aliud clamabant erat enim ecclesia confusa et plures nesciebant qua ex causa convenissent" (Vulgate, Actes, XIX, 32) "Some therefore cried one thing, and some another: for the assembly was confused" (King James version, Actes, XIX, 32). F. Tricaud traduit par "église désordonnée". (NdT)

 

[13]          "gar è ekklèsia sugkekhumenè" (Nouveau Testament grec de Stephanus, Actes, XIX, 32) (NdT)

 

[14]             Confusion étrange de G. Mairet entre Saül (Ancien Testament) et Saul, c'est-à-dire Paul (Nouveau Testament). (NdT)

 

[15]             "Saul made havoc of the church". Conforme à la King James version. (NdT)

 

[16]             "Head of the Church". L'expression n'apparaît qu'une seule fois, dans la King James version, en Ephésiens, V, 23. (NdT)

 

[17]             "Salute the Church that is in his house". Conforme à la King James version. (NdT)

 

[18]             "immaculata", dit la Vulgate. (NdT)

 

[19]             "A glorious Church, without spot or wrinkle, holy and without blemish". Les différences avec la King James version sont peu sensibles. (NdT)

 

[20]             "Tell it to the Church, and if he neglect to hear the Church, let him be to thee as a Gentile, or publican." La king James version utilise "an heathen man" au lieu de "a Gentile". (NdT)

 

[21]             "one person". F. Tricaud traduit "comme une personne une". (NdT)

 

[22]             "in a concourse of people". Le mot "concourse" suggère l'idée de multitude, d'individus particuliers sans lien. (NdT)

 

[23]             "in gross". F. Tricaud traduit "collectivement". (NdT)

 

[24]             "universal Church". (NdT)

 

[25]             "Temporal and spiritual government". (NdT)

 

[26]             1.Corinthiens, XV, 44. (NdT)

 

[27]             "between the sword of justice and the shield of faith". (NdT)

 

[28]             "one chief pastor". (NdT)

 

[29]     "according to the law of nature". (NdT)