PHILOTRAHOBBES : LEVIATHAN – Traduction de Philippe Folliot avec notes.

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Chapitre 7 : Des fins ou résolutions du discours.

 

Tout discours gouverné par le désir de connaître a finalement une fin [1], soit parce qu'on est parvenu [à ce qu'on voulait], soit parce qu'on a abandonné, et dans la chaîne du discours, où qu'elle soit interrompue [2], il y a une fin à ce moment-là.

 

Si le discours est simplement mental, il consiste à penser que la chose arrivera et n'arrivera pas, ou qu'elle s'est produite et ne s'est pas produite, et cela alterna­tive­ment [3]. De telle sorte que, quel que soit l'endroit où vous ayez rompu [4] la chaîne du discours d'un homme [5], vous le laissez dans une présomption que la chose se pro­duira, ou qu'elle ne se produira pas, ou qu'elle s'est produite, ou ne s'est pas pro­duite. Tout cela est opinion. Et ce qui est alternance des appétits [6], en délibérant sur les biens et les maux, est alternance des opinions dans la recherche de la vérité du passé et de l'avenir. Et tout comme le dernier appétit dans la délibération est appelée la volonté,  la dernière opinion dans la recherche de la vérité du passé et de l'avenir est appelée le JUGEMENT [7], ou la décision résolue et finale [8] de celui qui mène ce discours [9]. Et comme la chaîne entière de l'alternance des appétits, pour la question du bon et du mauvais [10], est appelée délibération, de même, la chaîne entière de l'alter­nance des opinions dans la question du vrai et du faux est appelée DOUTE.

 

Aucun discours, quel qu'il soit, ne peut aboutir à une connaissance absolue des faits [11] passés ou futurs, car, comme la connaissance des faits, c'est originellement la sensation et, à partir de là [12] le souvenir, et comme la connaissance des consécutions [13] qui, comme je l'ai dit précédemment, est nommée science, n'est pas absolue mais conditionnelle, aucun homme ne peut connaître par le discours que telle chose ou telle chose est, a été, ou qu'elle sera, ce qui est connaître de façon absolue [14], mais seulement que si telle chose est, alors telle [autre] chose est, ou que si telle chose a été, alors telle [autre chose] a été, ou que si telle chose sera, alors telle [autre] chose sera, ce qui est connaître de façon conditionnelle [15] ; et non connaître la consécution d'une chose à une autre, mais la consécution d'une seule dénomination d'une chose à une autre dénomination de la même chose.

 

Et donc, quand le discours est mis en paroles, qu'il commence par les définitions des mots, et qu'il procède par leur connexion dans des affirmations générales [16], et encore de ces affirmations aux syllogismes, la fin ou somme dernière est appelée conclusion, et la pensée de l'esprit signifiée par elle est cette connaissance condition­nelle, ou connaissance de la consécution des mots, qui est communément appelée SCIENCE. Mais si le premier fondement d'un tel discours n'est pas les définitions, ou si les définitions ne sont pas correctement liées dans les syllogismes, alors la fin ou conclusion demeure une OPINION [17], c'est-à-dire qu'on opine sur la vérité de quelque chose qui est affirmé [18], quoique parfois avec des mots absurdes et dénués de sens qui ne peuvent être compris [19]. Quand deux hommes, ou davantage, connaissent un seul et même fait, on dit qu'ils sont CONSCIENTS [20] l'un par rapport à l'autre de ce fait, et autant dire [21] qu'ils le connaissent ensemble. Et parce que ceux-ci sont les meilleurs témoins des actions de l'un et de l'autre, ou d'un tiers, parler contre sa conscience, ou suborner autrui pour qu'il le fasse, ou le forcer, passa toujours et passera toujours pour un très mauvaise action, au point que le plaidoyer de la conscience [22] a toujours été écouté avec le plus grand soin [23] à toutes les époques. Par la suite, les hommes ont utilisé le même mot métaphoriquement pour [désigner] la connaissance de leurs pro­pres actions et pensées secrètes, et c'est pourquoi on dit de façon rhétorique que la conscience vaut mille témoins. Et finalement, les hommes, passionnément amoureux des opinions nouvelles qu'ils trouvent en eux [24], si absurdes qu'elles soient, et opiniâtrement acharnés à les soutenir [25], ont donné à leurs opinions ce nom vénéré de conscience [26], comme pour faire paraître illégitime de les changer ou de parler contre elles [27], et ils feignent de les savoir vraies alors que, tout au plus, savent-ils qu'elles sont les leurs.

 

Quand le discours d'un homme ne commence pas par les définitions, il commence soit par quelque considération de son cru [28], et alors il s'agit encore de qu'on appelle une opinion, soit par quelque propos d'un autre qui, il n'en doute pas, est capable de connaître la vérité et ne saurait, vu son honnêteté, le tromper [29] ; et alors, le discours ne concerne pas tant la chose que la personne, et la décision [de l'adopter] est nommée CROYANCE et FOI [30]; foi en l'homme, croyance à la fois en l'homme et à la vérité de ce qu'il dit. Si bien que dans la croyance, il y a deux opinions : l'une qui porte sur l'homme, l'autre qui porte sur sa vertu [31]. Avoir foi en un homme, ou  se fier à un homme, ou croire un homme [32], ces expressions signifient la même chose, à savoir une opinion sur la véracité de l'homme, mais croire ce qui est dit signifie seulement [qu'on a] une opinion sur la vérité du propos. Mais nous devons noter que cette expression, je crois en, comme aussi le Latin credo in [33] et le Grec pisteuô eis [34] ne sont jamais employées sinon dans les écrits des théologiens. A leur place, on met, dans les autres écrits : je le crois, je lui fais confiance, j'ai foi en lui, je  me fie à lui, et en Latin, credo illi, fido illi [35], et en Grec pisteuô autô [36]. Et cette singularité de l'usa­ge ecclésiastique des mots a fait naître de nombreux débats [37] sur le véritable objet de la foi chrétienne.

 

Mais croire en, comme on le trouve dans le Credo [38], ne signifie pas avoir confiance en la personne, mais signifie confesser et reconnaître la doctrine [39]. Car non seule­ment les Chrétiens, mais aussi les hommes de toutes sortes, croient en effet en Dieu, en ce qu'ils tiennent pour vrai ce qu'ils L'entendent dire, qu'ils comprennent ou qu'ils ne comprennent pas, ce qui est là toute la foi, toute la confiance qu'il est possible d'avoir [40] en une personne, quelle qu'elle soit. Mais il ne croient pas tous en la doctrine du Credo.

 

De là, nous pouvons inférer que, quand nous croyons que quelque propos, quel qu'il soit, est vrai, à partir d'arguments qui ne sont pas tirés de la chose elle-même ou des principes de la raison naturelle [41], mais de l'autorité de celui qui l'a tenu et de la bonne opinion que nous avons de lui, alors celui qui parle, la personne que nous croyons, en qui nous avions confiance, et dont nous acceptons la parole [42], est l'objet de notre foi, et l'honneur fait à sa croyance le vise lui seulement. Et par conséquent, quand nous croyons que les Ecritures sont la parole [43] de Dieu, nous n'avons aucune révélation immédiate [44] de Dieu lui-même, [mais] nous croyons, avons foi et confiance en l'Eglise, dont nous acceptons [45] la parole à laquelle nous acquiesçons. Et ceux qui croient ce qu'un prophète leur rapporte au nom de Dieu acceptent la parole du prophète, et lui font honneur, et ils le croient, ils en confiance en lui sur la vérité de qu'il rapporte, qu'ils soit un vrai ou un faux prophète. Il en est de même de toute autre histoire. Car si je ne devais pas croire tout ce qui a été écrit par les historiens sur les actions glorieuses d'Alexandre et de César, je ne crois pas que les fantômes de ces derniers auraient une raison légitime de se sentir offensés, ou d'autres personnes, mis à part les historiens. Si Tite-Live  dit que les dieux, une fois, ont fait parler une vache, et si nous ne le croyons pas, nous ne nous défions pas par là de Dieu [46], mais de Tite-Live. Si bien qu'il est évident que, quelle que soit la chose à laquelle nous croyons, en nous fondant sur aucune autre raison que celle qui est tirée de l'autorité des hommes seulement, et de leurs écrits, qu'ils soient ou non envoyés par Dieu, nous ne faisons qu'avoir foi en des hommes [47].

 

 

 

Traduction Philippe Folliot
folliot.philippe@club-internet.fr

 

Version téléchargée en août 2003.

 

 

 

 

 

 

 



[1]              Il s'agit ici de la fin comme terme, non de la fin comme but. Le premier paragraphe dit clairement qu'on est à la fin (terme) du processus désirant même quand la fin (but) n'est pas atteinte (abandon). Dans ce chapitre, le mot fin doit donc être entendu comme terme.

 

[2]              R. Anthony considère qu'il s'agit d'une interruption momentanée. Rappelons que R. Anthony offre une traduction en choisissant soit le texte anglais, soit le texte latin. (NdT)

 

[3]              "alternately". Les mots "alternately" et "alternate" désignent aussi bien des éléments qui se succè­dent, sans nécessairement réapparaître, que des éléments qui vont et viennent, ce qui suppose la réapparition des mêmes éléments - ce qui serait d'ailleurs assez normal dans une délibération. R. Anthony choisit la traduction "pensées alternantes".  (NdT)

 

[4]              La version latine utilise le verbe "desino", cesser, se terminer, appliqué au discours. (NdT)

 

[5]              "the chain of a man's discourse". (NdT)

 

[6]              R. Anthony : "l'appétit alternant". (NdT)

 

[7]              "the judgement". (NdT)

 

[8]              "or resolute and final sentence". "sentence" est ici synonyme de "jugement". "décision résolue" : la décision est prise fermement. (NdT)

 

[9]              R. Anthony : "de celui qui fait le discours". (NdT)

 

[10]             Hobbes emploie ici pour la première fois "bad" au lieu de "evil". R. Anthony : "du bien et du mal". (NdT)

 

[11]             Exactement "du fait" ("of fact"). R. Anthony traduit  par "d'un fait" et traduit "end" par "s'achever". (NdT)

 

[12]             "ever after". R. Anthony : "et puis ensuite". (NdT)

 

[13]             R. Anthony : "des conséquences". (NdT)

 

[14]             "absolutely". (NdT)

 

[15]             "to know conditionally". (NdT)

 

[16]             R. Anthony : "à des affirmations générales". (NdT)

 

[17]             "is again opinion". R. Anthony : "est encore opinion". (NdT)

 

[18]             "namely of the truth of somewhat said". (NdT)

 

[19]             R. Anthony : " (...) l'opinion, celle par exemple qu'on a de la vérité d'une proposition et qu'on exprime pourtant parfois en termes absurdes, dépourvus de sens et incompréhensible". (NdT)

 

[20]             "conscious". (NdT)

 

[21]             R. Anthony : "ce qui revient à dire". (NdT)

 

[22]             "the plea of conscience". R. Anthony : "le témoignage de conscience". (NdT)

 

[23]             Traduction empruntée à R. Anthony de "unto very diligently" (avec la plus grande diligence). (NdT)

 

[24]             "qu'ils trouvent en eux" est la traduction choisie ici pour "own" ("their own new opinions"). R. Anthony a ignoré dans sa traduction ce "own".  (NdT)

 

[25]             "obstinately bent to maintain them". Il est peut-être plus judicieux, comme le fait F. Tricaud, de supprimer l'adverbe pour éviter la redondance.

 

[26]             "that reverenced name of conscience". (NdT)

 

[27]             "as if they would have it seem unlawful to change or speak against them". On serait tenté, vu l'emploi précédent de "vénéré" (reverenced), de traduire "unlawfl" par "impie". Ce qui est "unlawful" est contre la loi, quelle soit civile ou naturelle. Il peut aussi s'agir de la loi divine. (NdT)

 

[28]             "it beginneth either at some other contemplation of his own". G. Mairet n'a pas compris ce passage et traduit : "telle ou telle forme de contemplation de soi"! (NdT)

 

[29]             R. Anthony : "dont la sincérité n'est pas mise en doute". (NdT)

 

[30]             "belief, and faith". R. Anthony traduit "and the resolution is called belief, and faith" par "et il se termine par ce que l'on appelle une croyance et une foi". (NdT)

 

[31]             "his virtue". R. Anthony : "sa vertu". (NdT)

 

[32]             "To have faith in, or trust to, or believe a man". (NdT)

 

[33]             L'expression est présente (à d'autres personnes) dans la Vulgate, mais avec une fréquence assez faible par rapport à l'utilisation du verbe avec un complément d'objet direct. (NdT)

 

[34]             En caractères grecs dans le texte. Le sens est "je crois en". (NdT)

 

[35]             "je le crois (ou "je crois celui-ci"), je me fie à lui  (ou "à celui-ci")". (NdT)

 

[36]             En caractères grecs dans le texte. Le sens est : "je le crois (lui-même)". (NdT)

 

[37]             R. Anthony : "disputes". Ces débats sont abordés dans la partie III du Léviathan. (NdT)

 

[38]             Le Credo resume les articles de foi. Le symbole de Nicée-Constantinople commence ainsi : "Credo in unum Deum Patrem omnipotentem, factorem caeli et terrae, visibilium omnium, et invisibilium." Traduction : "Je crois en un seul Dieu, Père tout-puissant,créateur du ciel et de la terre, de toutes choses visibles et invisibles." (NdT)

 

[39]             Idem chez R. Anthony. (NdT)

 

[40]             R. Anthony : "c'est là le comble de la foi et de la confiance". (NdT)

 

[41]             "from the thing itself, or from the principles of natural reason". (NdT)

 

[42]             "and whose word we take". Nouvelle expression dont le sens est comparable à "croire", "avoir confiance". Ici, c'est "croire la parole, s'en rapporter à ...". (NdT)

 

[43]             "word". Nous disons aussi en français le Verbe, comme le fait remarquer Hobbes au chapitre 4 du livre I. (NdT)

 

[44]             Sans médiation. (NdT)

 

[45]             Idem chez R. Anthony. (NdT)

 

[46]             R. Anthony : "nous ne manquons pas de confiance en Dieu". (NdT)

 

[47]     "So that it is evident that whatsoever we believe, upon no other reason than what is drawn from authority of men only, and their writings, whether they be sent from God or not, is faith in men only". (NdT)