HUME
SA VIE — SA
PHILOSOPHIE
Par
TH. Huxley
Membre de la société royale de Londres
Traduit de l’anglais et précédé d’une introduction
Par Gabriel Compayré
Professeur de philosophie à la faculté de lettres de
Toulouse
Paris,
Librairie Germer Baillière et Cie
108, boulevard Saint-Germain, 108
1880
Texte numérisé par Philippe Folliot
Professeur de philosophie au lycée Ango de Dieppe
Philotra, 2009
TABLE
-
Première partie : vie de Hume
- Chapitre I : Années
de jeunesse, écrits littéraires et politiques
- Chapitre II :
Dernières années de Hume : L’histoire d’Angleterre
-
Deuxième
partie : Philosophie de Hume
- Chapitre I : L’objet
et le but de la philosophie
- Chapitre II : Les
éléments de l’esprit.
- Chapitre III :
L’origine des impressions
- Chapitre IV :
Classification et nomenclature des opérations mentales
- Chapitre V : Les
phénomènes de la vie mentale chez les animaux
- Chapitre VI : Langage.
Propositions relatives aux vérités nécessaires.
- Chapitre VII :
L’ordre de la nature, les miracles
- Chapitre VIII :
Le déisme, évolution de la théologie
- Chapitre IX :
L’âme, la croyance en l’immortalité
- Chapitre X : La
volonté, la liberté et la nécessité
- Chapitre XI : Les principes
de la morale
(v) L'ouvrage tout récent dont nous
présentons la traduction au public
français a un double intérêt, et d'abord celui d'être une excellente
monographie de Hume . Par des
citations bien choisies, par de nombreux emprunts à la correspondance ou
aux écrits de son héros, M. Huxley a su
donner en peu de pages une idée
complète de la vie et de la philosophie
du grand penseur écossais. Le politique avisé, l'historien sagace, surtout le
philosophe ingénieux et subtil, le sage, aux opinions un peu suspectes, mais
irréprochable du moins dans la dignité de sa vie et dans la sincérité de son
caractère. Hume enfin tout entier revit dans ce livre sous la plume d'un
appréciateur compétent, lecteur assidu du Traité de la nature humaine,
qui déclare lui-même avoir usé par ses lectures répétées son exemplaire des
œuvres de Hume. Mais M. .Huxley n'a pas ( vi) borné ses commentaires à ce qui
était nécessaire pour encadrer ou relier ses extraits : il y a joint un grand
nombre de réflexions personnelles. L'analyse des raisonnements de Hume a été
pour lui une occasion naturelle d'exposer ses propres opinions sur quelques-uns
des grands problèmes philosophiques, la nature de l'esprit et l'origine des
idées, la différence de l'animal et de l'homme, l'âme et Dieu, la liberté et
les principes de la morale. C'est donc, à propos de Hume, comme un abrégé de sa
propre doctrine philosophique que M. Huxley a composé, et, quelles qu'en soient
les tendances, il est intéressant de savoir ce que pense de la nature humaine
un naturaliste éminent, qui après avoir soutenu, au point de vue anatomique et
physiologique, l'identité d'origine et de nature de l'animal et de l'homme, n'a
cessé de répéter que les qualités morales et intellectuelles creusaient entre
notre espèce et les autres « un gouffre énorme, une différence pratiquement
infinie ». M. Huxley ne donne d'ailleurs ses théories que comme l'expansion
naturelle de la pensée originale de Hume. « J'ai l'espoir, dit-il, qu'il n'y a
rien dans ce que j'ai pu dire qui soit en contradiction avec le développement
logique des principes de Hume. » De sorte qu'on trouvera ici non seulement ce
que Hume a été mais ce qu'il aurait pu être, ce qu'il serait devenu, si, vivant
un siècle plus tard,, il s'était mêlé aux physiologistes et aux évolutionnistes
de notre temps.
Quelque raison qu'on ait de supposer
que le circonspect auteur des Essais philosophiques (vii) aurait
accueilli avec défiance la plupart des témérités spéculatives où se complaisent
nos contemporains, il est certain que, sur bien des points, il est d'avance
d'accord avec eux. De là cette espèce de renaissance de sa philosophie, dont
les symptômes se multiplient en France comme en Angleterre. Loin de s'éteindre,
en effet, l'influence philosophique de Hume ne fait que s'accroître, et ces
dernières années ont vu rapidement grandir le crédit d'un philosophe dont on
avait cru jusqu'ici avoir raison en lui infligeant sans ménagement l'épithète
de sceptique et même de nihiliste. On commence à reconnaître que sa philosophie
n'est pas faite que de négations, négations d'ailleurs suggestives et fécondes,
qui ont provoqué chez ses contradicteurs, chez Kant avant tous les autres, de
grandes nouveautés dogmatiques. Elle contient elle-même un dogmatisme
particulier et original qui ne saurait être confondu avec le scepticisme
vulgaire, et qui nous apparaît de plus en plus comme la clef d'un grand nombre
de doctrines contemporaines. La philosophie de Hume n'est pas seulement un
accident, une curiosité dans l'histoire de la pensée : elle en est un élément
essentiel; elle représente un de ces moments décisifs, une de ces crises où se
dénouent en partie les difficultés philosophiques et où se prépare l'évolution
qui conduit peu à peu la pensée à se rendre compte d'elle-même.
C'est la conscience de ce rôle
éminent de Hume qui déterminait récemment M. Renouvier et son infatigable
collaborateur M. Pillon à donner la première (viii) traduction française d'une
partie du Traité de la nature humaine, l’œuvre la plus dogmatique de
Hume, la seule qu'il ait intitulée Traité, tandis que pour ses autres
ouvrages il a préféré le titre plus modeste d'Essais ou de Recherche
(Inquiry [1] ). Les
traducteurs français se sont d'ailleurs bornés à publier la première partie du Traité,
le livre De l’entendement; ils ont laissé de côté les deux dernières
parties, le livre II, qui a pour objet les passions, et le livre III, qui
traite de la morale; et, bien qu'ils ne donnent pas les raisons de cette
omission, on devine sans peine pourquoi ils ont ainsi limité leur effort .
Les spéculations de Hume sur la morale et les passions n'ont pas, tant s'en
faut, la même valeur et la même portée que ses recherches sur l'intelligence.
Outre l'intérêt moindre du sujet, ses réflexions sur les passions ne sont
qu'une esquisse superficielle, où se fait sentir plus qu'ailleurs le défaut
commun de toutes les parties de la psychologie de Hume, je veux dire le défaut
d'informations physiologiques. Quant à ses idées sur la morale, Hume sans doute
leur attribuait lui-même une importance particulière; il les a reprises plus
tard dans un ouvrage spécial, An inquiry concerning the principles of morals,
dont il disait avec l'illusion complaisante qui (ix) trop souvent attache un
auteur à celles de ses œuvres qui précisément réussissent le moins : « De tous
mes écrits historiques, philosophiques et littéraires, celui-là est
incomparablement le meilleur. » Ni les contemporains, ni la postérité n'ont
ratifié ce jugement, et de fait la morale de Hume, œuvre de bon sens et de
sagesse, ressemble trop à celle du professeur Hutcheson ou de l’évêque Butler
pour avoir une véritable originalité. Le premier livre du Traité au
contraire, celui où le « profond et subtil philosophe », comme l'appelle Mérian
dans son Essai sur le phénoménisme de Hume, analyse les éléments de
l'esprit et discute les croyances de l'humanité, le livre De l’entendement
est réellement la création propre de Hume et l'introduction obligée à l'étude
de la Raison pure de Kant. Il faut donc remercier les traducteurs exacts
et compétents qui, pour la première fois, le rendent accessible au public
français; en même temps qu'il faut noter, comme un des traits les plus
caractéristiques du mouvement philosophique de notre temps, ce retour de
fortune qui, après un siècle et demi, fait revivre dans une langue étrangère un
fragment considérable d'un livre mort-né, comme le disait l'auteur lui-même,
qui, à son apparition, n'avait pas même réussi à exciter les murmures des
dévots.
Mais la meilleure preuve de ce renouvellement
de faveur qu'excite aujourd'hui le nom de Hume, sans parler des travaux
allemands de Meinong et de quelques autres, c'est précisément l'ouvrage de (x)
M. Huxley. C'est une curieuse rencontre, moins fortuite d'ailleurs qu'elle n'en
a l'air, que celle de cet homme de science, qui est en même temps un des
représentants les plus distingués du mouvement philosophique de l'Angleterre
contemporaine, étudiant et jugeant avec sympathie les œuvres d'un philosophe
pur. Les savants demandent souvent et avec juste raison que la philosophie se
rapproche des sciences; mais ils ne nous donnent pas toujours l'exemple, et il
faut savoir gré à ceux qui, comme M. Huxley, prennent l'initiative de ce
rapprochement. Si l'on veut bien se rappeler d'ailleurs avec quelle admiration
M. Huxley a toujours parlé dé Descartes, le « penseur qui représente mieux que
tout autre la souche et le tronc de la philosophie et de la science
moderne [2]» , avec quelle vivacité il a réfuté le paradoxe d'Auguste
Comte sur la prétendue impossibilité de la psychologie, et protesté contre ce «
solennel non-sens » du fondateur du positivisme français, on ne s'étonnera pas
que, « s'aventurant une fois de plus dans ces régions où la philosophie et la
science aiment à se rencontrer, » il soit venu payer son tribut à la mémoire
d'un grand psychologue, de celui qu'il appelle « le penseur le plus pénétrant
du dix-huitième siècle, bien que ce siècle ait produit Kant [3] ».
En célébrant les mérites
philosophiques de Hume, M. Huxley ne fait
d'ailleurs qu'acquitter une dette (xi) de l’école à laquelle il appartient. Les
philosophes anglais de ce temps, et notamment Stuart Mill, n'ont pas assez dit
ce qu'ils devaient à Hume; ils n'ont pas assez déclaré soit les emprunts
volontaires qu'ils lui ont faits, soit les rapports naturels qui les unissent à
lui. Il était de toute justice que cette omission fût réparée. Il s'est trouvé
que, sans avoir fait de physiologie, par la seule analyse de la pensée, Hume a
construit une psychologie phénoménale, une « psychologie sans âme », qui
s'adapte à merveille aux conclusions du positivisme anglais et de la
physiologie contemporaine. M. Huxley et la plupart de ses compatriotes, on le
sait, semblent vouloir donner à des prémisses matérialistes une conclusion
idéaliste. D'une part, ils considèrent comme absolument démontrée la
corrélation des mouvements de la matière nerveuse et des perceptions de la
conscience ; ils affirment que les matériaux de la conscience sont les produits
de l'activité cérébrale, et ils excluent par suite toute idée de substance
spirituelle. Mais, d'autre part, ils répugnent au matérialisme proprement dit,
et ils proclament que « les erreurs du matérialisme systématique suffisent à
paralyser l'énergie de la vie et en détruisent toute la beauté » Sur ces deux
points, il est évident qu'ils relèvent de Hume. Celui-ci, il est vrai, n'a pas
étudié le cerveau : les quelques passages où il parle du système nerveux ne
sont que de pâles versions de la physiologie surannée de Descartes. Mais il a comme
deviné et affirmé a priori les rapports qui lient les opérations de
l'esprit aux changements moléculaires du (xii) cerveau. Surtout il a
rigoureusement nié que l’on pût connaître, et même qu'il existât, un substratum
pour les phénomènes de la conscience; et en cela il est le véritable père du
positivisme. Mais d'un autre côté Hume professe, à l'égard de la substance
matérielle, le même scepticisme qu'à l'égard de la substance spirituelle : de
sorte que, parla encore, il est l'inspirateur de cet idéalisme nouveau à base
physiologique, qui semble se généraliser aujourd'hui. La pensée, dit-on, dépend
du cerveau : cela est certain. Mais le cerveau n'a pas plus de substratum que
la pensée, ce que nous appelons le corps n'étant qu'un ensemble de représentations
conscientes. Il n'y a donc des deux côtés que des séries de phénomènes qui se
succèdent, qui correspondent les uns aux autres, mais dont la cause ou la
substance reste inconnue. « Que les trembleurs se rassurent donc ! s'écrie
M.Huxley. Devant le flot montant de la matière qui menace de submerger leur âme
et leur liberté, qu'ils consultent David Hume. Leur émoi le ferait sans doute
sourire, il les blâmerait d'agir comme des païens qui se prosternent en
tremblant devant l'affreuse idole élevée par leurs mains. Car, après tout, que
pouvons-nous savoir relativement à cette matière qui les épouvante, sauf que
c'est un mot pour exprimer la cause inconnue et hypothétique des divers états
de notre propre conscience? » Hume invoqué ici par M. Huxley pour l'aider à
exorciser le fantôme de la matière est bien le père de cette philosophie
nouvelle, dont les adhérents parlent comme des matérialistes, sans croire à la
(xiii) matière, et décrivent avec exactitude les opérations de l'esprit sans
croire à l'esprit.
Il suffirait peut-être de réfléchir
au succès croissant des idées de Hume pour se convaincre qu'il était tout autre
chose qu'un sceptique : jamais de telles adhésions ne seraient allées à un
système de pur scepticisme. Mais il est nécessaire de confirmer ces
présomptions par l'examen de sa philosophie.
Que des juges superficiels et
irréfléchis s'y soient trompés, que le sens commun ait accueilli et vulgarisé
cette imputation de scepticisme , on ne saurait s'en étonner; et ce qui rend
cette erreur excusable, c'est que Hume a contribué lui-même à la propager. Il
se donnait volontiers les airs d’un sceptique; il arrivait à renchérir même sur
la forme ordinaire du doute, en proposant, comme il le disait, « une solution
sceptique à ses doutes sceptiques ». Peut-être a-t-il cru nécessaire, surtout
dans les dernières années de sa vie, de dissimuler sous des apparences
d'insouciance et d'indolence la hardiesse et la nouveauté de ses vues, à la
façon de Rabelais, qui cachait sous le masque de la bouffonnerie la témérité de
sa raison. Mais, si Ton va au fond des choses, on reconnaîtra avec M. Huxley
que « le nom de sceptique, avec tout ce qu'il implique actuellement, lui fait
injure ».
Et cette injure ne lui a pas été
épargnée par quelques-uns des plus graves penseurs de ce siècle. Récemment
encore M. Secrétan disait de Hume qu'il n'apporta à la philosophie « qu'un
demi-sérieux [4]». (xiv) Hamilton lui aussi considère la philosophie de
Hume comme le « scepticisme à son vrai sens [5] ». D'après lui, Hume se serait fait un jeu d'emprunter,
sans y croire, à la philosophie courante de son temps, des prémisses
sensualistes, afin de montrer que ces prémisses aboutissent à des conclusions
contradictoires avec la conscience. Il n'y a pas trace d'un pareil artifice,
d'un pareil jeu de dialectique, dans le Traité de la nature humaine, et
Hume n'est pas moins sincère dans les prémisses que dans les conclusions de ses
longs raisonnements.
Dès l'abord, les espérances et les
intentions dogmatiques de Hume se marquent par des déclarations formelles sur
le but qu'il compte atteindre et sur la méthode qu'il veut y employer. Il ne
dissimule pas l'ambition de « proposer un système complet des sciences » ; et à
ce système il donnera un fondement nouveau, l'étude de la nature humaine. Ce n'est
pas avec les timidités d 'un esprit désabusé et convaincu de son impuissance,
c'est presque d'un air conquérant, et avec l'assurance intrépide d'un homme qui
marche à la découverte de la vérité, qu'il s’écrie: « Renonçons à la longue et
fastidieuse méthode que les philosophes ont jusqu'à présent suivie, et au lieu
de prendre tantôt un château, tantôt un village sur la frontière, marchons
droit à la capitale, au centre de toute science : je veux dire à la nature
humaine elle-même. »
(xv) Je ne connais pas de théoricien
moderne de la psychologie qui ait exprimé avec plus de force ce que l’on peut
attendre de la science de la nature humaine, « le seul fondement solide pour
les autres sciences », ni qui ait recommandé plus résolument l'application à la
philosophie morale des méthodes de la philosophie naturelle. Quand M. Huxley
déclare que « la
philosophie
est surtout le développement logique des conséquences contenues dans les
principes établis par la psychologie », il n'est que l’interprète et l’écho de
Hume; il l’est encore quand il dit que « la psychologie ne diffère de la
physique que par la nature de son objet et non par la méthode de ses recherches
». Sous ce rapport, rien de plus expressif que le sous-titre du Traité de la
nature humaine, que ses traducteurs français ont eu le tort d'omettre : Essai
pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Sans
doute, Hume pousse le parallélisme des deux ordres de recherches jusqu'à dire
que « l'essence de l'esprit nous est aussi inconnue que l'essence des corps »;
l'impossibilité d'arriver aux premiers principes est la loi commune de toutes
les sciences. Mais la psychologie est une chose, la «métaphysique en est une
autre; et qui donc ne reconnaîtrait pas aujourd'hui que, en dehors et au-dessous
de tout raisonnement et de toute hypothèse métaphysique sur l'âme, il y a
place, une large place, pour la psychologie empirique ou expérimentale? C'est
ce que Hume laissait entendre lui-même dans un passage important et trop peu
remarqué du Traité, où, après avoir établi que les dispositions du (xvi)
corps déterminent des changements dans les sentiments et les pensées, il
ajoutait : « On dira peut-être que cela dépend de l’union de l’âme et du corps.
Je répondrai que nous devons distinguer la question qui concerne la substance
de l'esprit de la question qui concerne la cause de sa pensée [6]. » Il y a là comme une porte laissée à demi ouverte par le
psychologue empirique à ceux d'entre les philosophes qui ne se contentent pas d'une
psychologie phénoménale et qui veulent aller au delà.
Dira-t-on que Hume n'a pas connu ni
pratiqué, qu'il s'est contenté de célébrer dans de vagues généralités la
méthode expérimentale? A coup sûr, on ne peut exiger de lui qu'il ait manié
avec une précision parfaite un instrument dont il était presque le premier à se
servir; mais il s'en faut qu'il ait ignoré les lois essentielles de
l'observation et de l'expérience. Ces lois, personne, avant Stuart Mill, ne les
a mieux déterminées que ne l'a fait Hume dans le chapitre intitulé Règles
pour Juger des causes et des effets. On y trouvera, au moins exprimées et
entrevues, les quatre méthodes que Stuart Mill a rendues célèbres sous les noms
de méthodes de concordance, de différence, des variations
concomitantes, des résidus.
A en croire une opinion qui semble
de nos jours se généraliser, il serait impossible de devenir psychologue, si
l'on n'avait pas commencé par être physiologiste. M. Huxley le proclame avec
quelque (xvii) emphase : « Les laboratoires sont les vestibules du temple de la
philosophie, et ceux qui n'ont pas commencé par y offrir des sacrifices et y
subir les cérémonies de la purification ont peu de chances d'être admis dans le
sanctuaire. » M. Huxley oublie que le héros de son. livre, que Hume lui-même,
auquel il accorde avec raison un des premiers rangs parmi les penseurs du
xviiième siècle, n'était rien moins qu'un physiologiste. Il est donc permis de
discuter la valeur de ce prétendu axiome de logique scientifique qui fait des
études physiologiques l'initiation nécessaire des recherches de psychologie.
Sans doute, on sait de reste ce que le psychologue peut y gagner, soit comme
habitudes d'observation précise, soit comme renseignements positifs sur les
circonstances matérielles qui accompagnent les phénomènes de conscience . Mais
, d'autre part, n'est-il pas à craindre que le physiologiste devenu psychologue
n'abuse des souvenirs de ses études antérieures pour sacrifier le moral au
physique, et pour remplacer par quelques indications psychophysiologiques la
description propre des opérations mentales et l'analyse des lois qui les
régissent?
C'est une tendance trop générale de
notre temps et trop peu combattue que celle qui consiste à décrier la vieille
psychologie et à la considérer comme une sorte de littérature superficielle et
ennuyeuse. Cependant, sans parler de nos maîtres français, cette psychologie de
l'observation intérieure, cette psychologie du dedans, est précisément celle de
Locke et de Hume, dont l'autorité ne peut être (xviii) suspecte. On dit qu'elle
n'a pas de méthode : n'en est-ce donc pas une que l'observation expérimentale,
appliquée aux témoignages directs de notre propre conscience ou aux
manifestations si variées de toutes les consciences humaines? On dit que son objet,
séparé de ses antécédents physiologiques, n'est qu'une abstraction : quoi de
plus réel pourtant, de plus concret que les faits du monde moral, étudiés soit
dans les consciences anormales, chez les fous, soit dans les consciences
incomplètes et en voie de formation, chez les enfants, soit enfin et surtout
dans les consciences achevées et régulières, chez les hommes d'un esprit sain
et mûr? Que faut-il donc pour constituer une science, si la psychologie
intérieure n'en est pas une, avec la multitude de faits qu'elle recueille, avec
les lois de succession, avec les rapports de causalité qu'elle établit entre
ces faits? Que dirait-on du botaniste qui s'emploierait exclusivement à parler
de l'air que la plante respire, du sol où elle se nourrit, et qui négligerait
d'étudier la vie propre de la plante dans ses organes et ses fonctions? Il ne
faut pas, parce que tout est lié dans la nature, méconnaître que tout est
distinct. Ceux qui font la guerre à la méthode subjective oublient que, sans la
conscience, toutes les analyses cérébrales ne leur apprendraient rien des
fonctions de l'esprit. M. Huxley lui-même n'est-il pas de notre avis quand il
dit : « On aurait fort embarrassé M. Comte, si on lui avait demandé ce qu'il
entendait par « physiologie cérébrale », en dehors de ce qu'on appelle
communément psychologie , si on lui avait (xix) demandé encore ce qu'il savait
des fonctions du cerveau, en dehors des renseignements fournis par cette «
observation intérieure » qu'il traite de chose absurde? » Enfin, ce serait à
tort que la psychologie nouvelle ferait un grief à l'ancienne de ne pas
expliquer les phénomènes moraux. C'est à elle surtout qu'incombe ce reproche :
car, à moins de faire de la métaphysique, et de la métaphysique matérialiste,
les psychophysiciens ne sont évidemment pas en état de donner la raison,
l'explication des choses; ils doivent se contenter de juxtaposer, dans leur
parallélisme perpétuel, les deux séries de faits qu'ils observent, mouvements
cérébraux d'une part, opérations mentales de l'autre. C'est bien là, si je ne
me trompe, la position que s'efforcent de garder, en écartant toute explication
substantielle, les philosophes de notre temps qui, à l'exemple de Hume,
considèrent comme présomptueuses et chimériques les recherches relatives à l'origine
ultime des facultés humaines. Seulement, en même temps qu'ils empruntent à
l'auteur du Traité de la nature humaine son dédain des spéculations
métaphysiques, ils négligent de l'imiter dans ses efforts pour fonder une
psychologie descriptive, indépendante de la physiologie et se suffisant à
elle-même.
Quand on a montré que Hume avait un
but et une méthode, qu'il voulait organiser une science de l'homme en même
temps qu'il savait par quels moyens elle peut être constituée, il semble qu'on
ait déjà plus qu'à moitié répondu à ceux qui (xx) verraient en lui le type de la nonchalance philosophique,
promenant avec indifférence sa réflexion de problème en problème, pour les
agiter seulement et y distraire un instant sa pensée, sans chercher jamais à
les résoudre. Mais, pour que notre réponse soit complète, il faut passer des
intentions de Hume à ses actes, et montrer qu'il n'a pas seulement projeté de
construire, qu'il a construit en effet une psychologie, étroite sans doute et
souvent inexacte, mais qui n'en offre pas moins un tout bien lié. Rien de plus
injuste à cet égard que l'arrêt trop sommaire prononcé contre lui par un
écrivain contemporain : « Il n’a rien de suivi ni de raisonné dans ses pensées.
Elles se succèdent sans lien logique, sans connexion harmonique, comme les
événements du monde qu'il a imaginé [7]. »
Le premier mérite de Hume est
d'avoir contribué à éliminer de la psychologie la conception vicieuse qui
intronise dans l'esprit, sous le titre de facultés indépendantes et distinctes,
autant d'entités imaginaires. Ce legs et, comme le dit M. Huxley, « cette damnosa
haereditas de l'ancienne philosophie », Hume les répudie, et il s'efforce
de s'en tenir aux résultats de l’observation seule, en excluant tout ce qui est
hypothèse. Il est vrai que, si la justesse de son esprit critique l'empêche
d'imaginer dans l'esprit ce qui n'y est pas, l’étroitesse de ses préjugés
empiriques le privera d'y voir tout ce qui y est.
Le contenu de l'esprit, on le sait,
se réduit, d'après (xxi) Hume, à deux séries d'éléments, les impressions et les
idées : les impressions, c'est-à-dire les sensations, les émotions de plaisir
ou de peine et même les passions, « lorsqu'elles font leur première apparition
dans l'âme » ; les idées, c'est-à-dire les images affaiblies des impressions.
Les impressions et les idées seront simples, s'il est impossible de les
analyser; complexes, si l'on peut y distinguer plusieurs éléments. Les
idées dérivent toujours d'impressions antérieures; mais ou bien elles
reproduisent ces impressions avec vivacité et dans l'ordre primitif : ce sont
alors les idées du souvenir; ou bien elles les renouvellent avec une vivacité
moindre et dans un ordre nouveau : ce sont les idées de l'imagination.
Telle est, d'après Hume, la
géographie élémentaire de l'esprit. Tout le monde est d'accord aujourd'hui pour
en reconnaître les défauts et les lacunes; mais il n'est que juste aussi de
signaler l'importance de quelques-unes des distinctions établies par Hume,
notamment de celle qui aux impressions et aux idées simples oppose les
impressions et les idées complexes. L'analyse psychologique, dans son sens le
plus rigoureux, repose tout entière sur cette distinction ; aussi sommes-nous
étonnés que dans son Introduction, si précise et si complète, M. Pillon
ait omis d'en parler. Remarquons aussi qu'elle a
donné
lieu à une méprise dans le livre pourtant si bien informé de M. Huxley [8]. L'auteur se plaint que Hume ait compté parmi les
impressions des états (xxii) manifestement complexes, comme les passions. «
S'il avait connu, dit-il, cet admirable morceau de psychologie anatomique qu'on
appelle la troisième partie de l’Éthique de Spinoza (les passions),
il aurait su que les émotions et les passions ne peuvent compter parmi les
matériaux simples de la conscience. » Pour justifier Hume, sinon de l’ignorance
historique, au moins de l’erreur de doctrine qui lui est imputée, il suffît de
faire remarquer que les impressions ne sont pas nécessairement simples, la
distinction du simple et du complexe s'appliquant aux impressions aussi bien
qu'aux idées. « Les impressions de réflexion, dit Hume, c'est-à-dire les
passions, les désirs, les émotions, viennent en grande partie des idées [9].» Il y a donc des impressions complexes, non moins que des
impressions simples, impressions qui précèdent sans doute les idées qui leur
correspondent, mais qui sont postérieures aux impressions de sensation ou aux
idées de ces impressions. Qu'on relise d'ailleurs les chapitres consacrés par
Hume à l'étude des passions, et l'on se convaincra qu'il savait aussi bien que
Spinoza ce qu'il y a de complexe, de composé, d'hétérogène jusque dans les
passions en apparence primitives.
Une critique mieux fondée est celle
que s'est attirée Hume pour l'une des raisons qu'il donne de la différence de
la mémoire et de l'imagination. Que l'imagination ait, comme il le dit, pour
caractère de modifier l'ordre, d'altérer la forme des idées et des (xxiii)
souvenirs qui servent de matériaux à ses fictions, nul n'y contredit; mais ce
qui n'est pas admissible, c'est que l'imagination ait moins de vivacité et de
force que le souvenir. « En fait, dit M. Huxley, j'ai une idée beaucoup plus
vive de personnages de roman, tels que M. Pickwick ou le colonel Newcome, que
de telle personne que je me rappelle avoir vue il y a quelques années. » M.
Pillon fait la même remarque : « Demandez aux auteurs d'un poème épique, tel
que l’Iliade ou la Jérusalem délivrée, s'ils n'ont pas des
combats rapportés dans ce poème une idée plus vive que des batailles réelles
rapportées dans une histoire quelconque [10]. » Et, s'il nous est permis de nous citer nous-même, nous
avions fait une observation analogue dans notre étude sur la Philosophie de
Hume : « La conception du triangle, du cercle, n'est-elle pas beaucoup plus
vive pour le géomètre que la conception de César ou de Charlemagne pour un
historien? Et cependant nous croyons que César, que Charlemagne ont existé,
tandis que nous prenons le cercle, le triangle pour ce qu'ils sont,
c'est-à-dire pour des abstractions et des hypothèses [11]. » La différence du souvenir et de l'image ne doit pas
être cherchée dans une qualité intrinsèque qui serait un degré de plus ou de
moins dans la force de la représentation : c'est une différence de relation. Le
souvenir est lié par des relations indissolubles à d'autres souvenirs; il est
un (xxiv) anneau fixe attaché à d'autres anneaux dans la longue chaîne de la
mémoire, et voilà pourquoi le souvenir entraîne la croyance. L'imagination pure
au contraire est une conception qui n'a avec les autres idées que des relations
lâches, des liens fragiles, qu'il dépend de nous de briser, et c'est pour cela
qu'elle laisse notre jugement libre.
Hume a donc déjà commis quelques
méprises sur la nature des éléments qu'il reconnaît dans l'esprit; mais son erreur
la plus grave, c'est d'avoir omis un de ces éléments. Dans la carte qu'il
dresse de la conscience, il y a tout un territoire oublié, celui des lois
natives de l'esprit, des conditions, des formes de la pensée.
Sur ce point, tous les nouveaux critiques
de Hume sont d'accord. M. Huxley s'appuie sur Kant et aussi sur M. Herbert
Spencer pour établir que les impressions sensibles, les idées de l’expérience,
ne sont pas les seuls matériaux de l'esprit, qu'il y a d'autres éléments
simples, indécomposables, de la conscience, ce qu’on appelle, selon les écoles,
vérités premières, principes a priori, catégories. Seulement l'esprit anglais,
avant tout ami de la clarté, ne s'accommode pas des subtiles et parfois
obscures analyses de Kant, et voici comment, avec les comparaisons pittoresques
qui lui sont familières, M. Huxley apprécie le langage du philosophe allemand :
« L'exposition de Kant, dit-il, est d'un style si embarrassé, elle est si
étrangement alourdie par le poids d'une scolastique encombrante, qu'il n'est
que trop aisé de confondre les parties accessoires de son système (xxv) avec
celles qui offrent un intérêt capital. Le train des équipages y est plus
considérable que l’armée elle-même, et l'étudiant qui s'attaque à l'œuvre de
Kant est trop souvent exposé à croire qu'il s'est emparé d'une position
importante, lorsqu'il a seulement capturé une poignée de traînards inutiles. »
Ramenant donc à leur plus simple expression les analyses critiques de Kant, M.
Huxley réduit à trois rapports essentiels les liaisons naturelles qui existent
entre les idées et qui en assurent la cohésion. Et ces rapports immédiatement
perçus par l'esprit, et auxquels il est tout disposé à conserver le nom
d'impressions, d'impressions de relation, en souvenir de la terminologie de
Hume, il les limite à trois : les relations de coexistence, de succession et de
ressemblance.
Ce n'est pas ici le lieu de
rechercher si cette courte énumération épuise la liste des relations
fondamentales qui, avec les sensations élémentaires de plaisir ou de peine,
constituent les faits ultimes et irréductibles de la conscience. Mais ce qu'il
importe de remarquer, c'est que la philosophie en a désormais fini avec le
vieux sensualisme, avec cet empirisme un peu naïf qui n'admettait que des
impressions isolées indépendantes, atomes de pensée, qui finissaient par
s'associer je ne sais comment. Dans ce système, la conscience n'est plus pour
ainsi dire qu'une poussière d'idées, sans cohésion, sans consistance, prête à
s'évaporer au premier souffle contraire; les cadres manquent pour contenir
l'expérience, les lois pour la diriger, les conditions même pour la rendre
(xxvi) possible. Ce que la philosophie spiritualiste française appelle la
raison n'est pas seulement nécessaire pour compléter, pour couronner, l’expérience
: elle en est la racine et le principe. Qu'est-ce en effet que percevoir un
objet extérieur, sinon localiser dans un point de l'espace les qualités que les
sens nous révèlent? Qu'est-ce que percevoir un fait de conscience intérieure,
sinon rattacher à un moment de la durée l'impression produite? De quelque nom
qu'on les appelle, avec Kant et ses disciples « catégories et formes de la
pensée », « sens intérieur » avec M. Huxley, avec d'autres enfin «
principes innés et vérités premières », il est certain que ces principes
existent, qu'ils accompagnent toute sensation dont ils sont la règle latente et
la condition inaperçue, avant d'en être la loi consciente et réfléchie. Et même
l'esprit arrive plutôt qu'on ne croit à s'en rendre compte, à les exprimer dans
des formules approximativement exactes. L'enfant qui vers six ou sept ans
cherche avec son père un objet perdu et qui, s'impatientant de ne pas le
retrouver, s'écrie : ce Pourtant quelque chose est bien toujours quelque part,
» n'exprime-t- il pas lui-même, sous une forme naïve, l'idée de la relation qui
existe entre toute perception extérieure et un lieu déterminé?
Nous ne songeons pas à atténuer la
gravité de l'omission de Hume. Comme le remarque M. Huxley, « on a lieu d'être
surpris qu'un penseur de la valeur de Hume se soit contenté d'une analyse
psychologique qui, parmi les états élémentaires de l'esprit, omet toute une
catégorie très importante de faits. » (xxvii) Mais, il n'est que juste de le
reconnaître, Hume, quoique confusément, a rétabli par endroits la vérité qu'il
avait niée, et rouvert timidement la porte aux principes qu'il avait exclus. Il
admet en effet un certain nombre de relations fondamentales, la ressemblance,
l’identité, l’espace et le temps, la quantité, les degrés
dans la qualité, les contraires, le rapport de cause à effet.
Ces relations primitives et naturelles, qui jouent dans le monde moral le même
rôle que l'attraction dans le monde physique, Hume déclare qu'il ne prétend pas
les expliquer et qu'elles doivent être considérées « comme des qualités
originelles de la nature humaine ». N'est-ce pas avouer que l'esprit n'est pas
dominé seulement par l'expérience et l'habitude, qu'il trouve en lui-même un
certain nombre de principes d'union, d'association, entre les idées? Hume
semble s'être rapproché encore plus de la réalité, et avoir compris la nature
véritable des relations intellectuelles, quand il dit de l'égalité de deux
figures géométriques : « L'égalité n'est pas à proprement parler une qualité
inhérente aux figures elles-mêmes : elle dérive de la comparaison que l'esprit
établit entre elles [12]. » N'est-ce pas en effet reconnaître, dans un cas
particulier, la puissance propre de l’esprit dominant les impressions isolées
qui se succèdent devant lui et affirmant intuitivement leur rapport?
Hume a donc tout au moins hésité,
tergiversé, dans la question des éléments de l'esprit. Comme il (xxviii) arrive
toujours quand on s'écarte de la vérité, sa pensée, généralement si ferme et si
précise, se brouille et se trouble toutes les fois qu'il discute la nature des
relations. On peut croire que les magistrales théories de Kant, s'il avait
assez vécu pour les connaître, auraient mis un terme à ses indécisions et lui
eussent fait comprendre l’impossibilité de nier les lois innées de l’esprit.
Comme on l’a fait ingénieusement remarquer, il n'a pas pu lui-même exposer sa
théorie empirique sans y faire intervenir des idées rationnelles. Dès les
premières lignes de son livre, et dans la distinction même qu'il établit entre
les idées et les impressions, il fait intervenir deux concepts : celui de
ressemblance, et celui d'antériorité et de postériorité, c'est-à-dire de temps.
« Les idées, dit-il, sont semblables et consécutives aux impressions. Semblables,
consécutives ! il est clair qu'on ne peut citer les impressions d'où sont
tirés les faits de conscience exprimés par ces deux mots [13]. » Après tous les efforts tentés par les psychologues de
l’École de l’association pour ramener aux acquisitions de
l'expérience les lois innées de l'intelligence, la philosophie anglaise
elle-même est obligée de revenir à l'innéité de Descartes et de dire avec M.
Huxley que certaines relations irréductibles sont « comme les sensations
d'un sens intérieur qui prend connaissance des matériaux fournis par les sens
extérieurs ».
Hume a-t-il nié les vérités
nécessaires ? C'est ici surtout qu'il convient d'examiner de près la nature
(xxix) du scepticisme qui lui est imputé, et pour cela de rappeler brièvement
son opinion sur les vérités géométriques et sur le principe de causalité.
Sur le premier point, il faut
reconnaître que Hume a varié dans l’expression de sa pensée. Lisez le Traité
de la nature humaine : la certitude géométrique semble s'évanouir; les
lignes et les surfaces, les idées d'égalité et d'inégalité n'ont aucune
précision; empruntées aux sens, elles participent à tout ce qu'il y a de vague,
d'indéterminé, dans les impressions sensibles; enfin les démonstrations
elles-mêmes n'échappent pas aux défaillances naturelles de l'esprit, et par
suite « toute connaissance, même géométrique, dégénère en probabilité [14] », Mais dans les Essais le langage de Hume est tout
différent. Ici, les vérités géométriques et les vérités de fait sont
distinguées avec force. « Tous les objets des recherches de la raison peuvent,
dit-il, se diviser en deux catégories : d'une part, les relations d'idées;
d'autre part, les choses de fait. A la première classe appartiennent les
sciences telles que la géométrie, l'algèbre et l'arithmétique, en un mot toutes
les affirmations qui sont ou intuitives ou démonstrativement certaines... Les
propositions de cette espèce se découvrent par la seule opération de la pensée
et ne dépendent en rien des choses qui existent dans l'univers [15]. » Il n'est guère possible de faire une déclaration plus
formelle et de marquer plus nettement (xxx) les caractères propres aux vérités
d'intuition et de démonstration. Et nous ne nous étonnons pas que Kant, s'en
rapportant à ce passage, ait cru devoir compter Hume parmi ceux qui admettent
la certitude absolue et nécessaire des connaissances mathématiques [16] : ce qui est vrai de Hume des Essais, mais non de
Hume du Traité [17].
Hume ayant formellement déclaré
qu'il ne fallait chercher sa pensée définitive que dans les Essais, il
semble qu'il soit permis de se ranger à l'avis de Kant et de conclure que, se
contredisant et se réfutant lui-même, l'auteur des Essais, mieux
informé, a restitué aux idées et aux propositions mathématiques une autorité qu'il
leur avait d'abord refusée. En tout cas, la contradiction mérite d'être
signalée et ne permet pas que l'on confonde sans réserve Hume avec les
philosophes qui ne distinguent en rien les vérités géométriques des autres
formes de la croyance.
Mais, dira-t-on, l'affirmation
vraiment rationaliste des Essais ne se concilie pas avec les autres
parties du système de Hume. Nous répondrons que, pour comprendre la pensée de
Hume, il faut s'être débarrassé des préventions que peut faire naître contre
lui une fausse assimilation de sa doctrine avec le sensualisme vulgaire. Ne
nous laissons pas prendre à ce mot d'impression que Hume avait bien sans doute
le (xxxi) droit d'employer dans le sens qu'il lui plaisait, mais qui cependant
a le tort d'égarer l'esprit en l'invitant à croire que les premiers éléments de
l’intelligence sont dus à une véritable expérience, à des acquisitions
sensibles, à l'action d'objets réellement extérieurs. Pour Hume, les
impressions, premiers modèles des idées, sont tout aussi subjectives que les
idées, copies fidèles des impressions. L'expérience a dans sa pensée une tout
autre signification que dans la pensée du vulgaire : elle représente non ce qui
vient du dehors, car rien ne vient du dehors, mais ce qui se renouvelle et se
répète. Cela étant, les faits premiers de l'esprit, les impressions, selon le
mot de Hume, ne sont pas à proprement parler des faits d'expérience. Hume sans
doute se refuse à nous dire quelle est leur origine, et il se borne à constater
qu'ils existent. Mais n'est-ce pas en un sens avouer qu'ils sont a priori,
qu'ils s'imposent du premier coup, que toute répétition, tout renouvellement de
ces impressions est inutile pour que l'esprit saisisse les rapports qui
existent entre elles?
Il n'est donc pas impossible de comprendre
comment, dans son système qui n'est pas un empirisme sensualiste, qui se
rapproche beaucoup au contraire de l’idéalisme, Hume peut faire place à la
certitude toute subjective des vérités géométriques. Accordons d'ailleurs de
bonne grâce qu'il est sur ce point d'un laconisme décourageant, que le petit
paragraphe de quelques lignes où il distingue les vérités de fait et les
vérités d'intuition a tout l'air d'une concession plus apparente que (xxxii)
réelle, que le philosophe enfin n'a pas pris le temps d'éclaircir sa pensée et
de coordonner ses opinions, pressé qu'il était de diriger ses coups contre la
notion de cause et le principe de causalité.
On ose à peine revenir sur un sujet
aussi rebattu que celui de la nécessité de la relation causale. Il le faut
cependant, car c'est là peut-être que Hume à la fois a été le plus original et
s'est le plus gravement trompé. Personne n'a plus contribué à éclaircir la
question; personne n'a plus résolument nié la valeur de cette liaison
nécessaire, qui est la forteresse inexpugnable où doit se réfugier toute
métaphysique et qu'on appelait récemment « le type parfait, mais unique de la
nécessité primordiale [18]».
Admettre une relation intuitive ou
démontrée entre les idées de la géométrie, cela, après tout, ne pouvait
répugner à Hume : car cette relation tout idéale n'engageait pas les questions
d'existence. Mais il en était autrement de la relation de cause à effet : car,
la nécessité rationnelle de la cause une fois admise, il n'est plus possible à
l'esprit de se renfermer en lui -même; il lui faut passer de la région des
idées à la région des existences, et par delà le monde des conceptions
subjectives liées par l'expérience et par l'habitude, reconnaître l'existence
des causes qu'on n'observe pas, qu'on n'expérimente pas, mais qu'on affirme
comme nécessaires. De là l'effort de Hume pour réduire la relation causale à
une simple succession de deux événements, (xxxiii) succession qui par son
renouvellement fréquent détermine l’esprit à passer de l'idée de l’un à l'idée
de l’autre .
La prétention de Hume est donc de
prouver qu'il n'y a pas entre la cause et l'effet d'autre rapport qu'un lien
d'imagination ou d'habitude établi par l'expérience. Pour en arriver là, il
montre que nous ne pouvons jamais connaître à priori la nature d'une
cause ou d'un effet. En cela, comment ne pas voir qu'il déplace la question?
Sans doute la raison ne peut devancer l'expérience dans la détermination de la
cause, mais elle lui impose l'obligation de la chercher, de croire à son existence
avant qu'elle l'ait trouvée, et, quand elle l'a trouvée, de croire à un rapport
nécessaire entre cette cause et son effet. Ici, M. Huxley lui-même nous donne
raison et déclare que l'argumentation de Hume n'est pas rigoureusement
concluante : « De ce que nous sommes incapables de dire quelle cause a précédé
ou quel effet suivra un événement, s'ensuit-il que nous soyons dispensés de
supposer nécessairement que cet événement a eu une cause et qu'il aura un
effet. Le savant qui découvre un nouveau phénomène peut ignorer complètement la
cause de ce phénomène, mais il n'hésite pas à la chercher. Et, si vous lui
demandez pourquoi il le fait, il vous répondra probablement : Parce qu'il doit
y avoir une cause; — ce qui revient à dire que sa croyance à la causalité est
une croyance nécessaire. »
L'ignorance où nous sommes de la
nature de la cause, tant que nous n'avons pas eu recours à l'expérience, ne
supprime donc pas notre prévision (xxxiv) rationnelle de l’existence d'une
cause quelconque. Ici, le fait sur lequel Hume s'appuie est un fait certain :
seulement il lui donne une conclusion qu'il ne comporte pas. Mais voici qu'il
appelle à son aide un fait au moins contestable : il prétend que nous pouvons
penser à un phénomène sans lui attribuer une relation causale avec un autre
phénomène. « Comme toutes les idées distinctes peuvent être séparées l'une de
l'autre, dit-il, et comme les idées de cause et d'effet sont évidemment
distinctes, il nous sera facile de concevoir un effet sans cause. »
Il est évident d'abord que Hume fait
un cercle vicieux : car, pour justifier la conclusion que l'on peut séparer
l'idée de cause et l'idée d'effet, il suppose d'abord que toutes nos idées
peuvent être conçues l'une sans l'autre; et ce principe ne serait précisément
établi que si l'on avait démontré au préalable la possibilité rationnelle
d'admettre un effet sans penser à une cause ou réciproquement.
Mais, en fait, est-il vrai que les
hommes puissent admettre un commencement d'existence sans cause productrice, et
soient disposés, par exemple, à rêver des étoiles où la loi de causalité n'est
plus souveraine? Dans une page intéressante, M. Huxley s'efforce d'accréditer
l'opinion de Hume [19] et de montrer que la nécessité causale n'est pas
universellement admise. Pour le vulgaire qui ne réfléchit pas, dit-il, les neuf
dixièmes des faits journaliers n'éveillent pas l'idée d'un rapport de
causalité; bien plus, (xxxv) ajoute-t-il, le vulgaire nie pratiquement ce
rapport, puisqu'il attribue ces faits au hasard. La réponse est facile; d'abord
il est bien évident que la loi de causalité n'est la loi que de la pensée qui
réfléchit. De même que les lois invariablement nécessaires de la physique ne
s'appliquent que sous certaines conditions et dans des circonstances données,
de même la loi de causalité ne s'impose à l'esprit que quand l'esprit se
développe et se complète selon ses tendances normales. Quand on dit que la
causalité est universelle et nécessaire, tout ce que l'on veut dire, c'est que,
partout où la réflexion va, la loi de causalité la suit. D'autre part, le
hasard, si souvent invoqué par les hommes à l'origine des événements qu'ils ne
comprennent pas, n'équivaut nullement à la négation de toute causalité; aux
yeux du vulgaire, le hasard, la fortune, sont des causes mystérieuses, de très
réelles et très effectives puissances. M. Huxley cite encore, à l'appui de sa
thèse, ce proverbe familier : « Le vent souffle où il lui plaît; » mais
n'est-il pas évident que ce dicton, s'il exclut l'idée d'une cause extérieure,
attribue au vent lui-même une causalité immanente, analogue aux fantaisies ou
aux volontés de l'homme ?
Mais il serait oiseux de prolonger
la discussion, puisque M. Huxley veut bien reconnaître dans ses conclusions que
la croyance à la causalité est une tendance naturelle de l'intelligence. Il
persiste seulement à soutenir que le principe de causalité n'est que « le
symbole verbal d'un acte purement automatique de l'esprit, qui est tout à fait
extra-logique, et qui serait (xxxvi) illogique s'il n'était pas incessamment
vérifié par l’expérience. » Nous avouons ne pas comprendre comment une tendance
instinctive, toujours justifiée par les faits, peut dépasser ou contredire la
logique.
Quoi qu'il en soit, M. Huxley est
d'accord sur ce point, comme sur d'autres, avec l'auteur du Traité de la
nature humaine. Hume lui aussi combat au nom de la logique les croyances
rationnelles : mais il les rétablit au nom de la nature et des instincts
spontanés. « La nature maintient toujours ses droits, et triomphe en fin de
compte de tous les raisonnements abstraits. » — « Par une nécessité absolue et
au-dessus de tout contrôle, la nature nous détermine à juger, aussi bien qu'à
respirer et à sentir. » Les décisions des philosophes, dit-il ailleurs, ne sont
que les réflexions de la vie commune organisées et corrigées (methodised and
corrected). Par là s'expliquent sans doute les contradictions apparentes de
Hume, dissertant avec candeur et sincérité sur l'existence de Dieu et même sur
l'immortalité de l’âme, après avoir nié toute idée de cause. A ses analyses
sceptiques de l'entendement, le philosophe donne des conclusions pratiques qui
se rapprochent fort de celles du sens commun, et, après qu'il a semblé se
brouiller avec les croyances de l'humanité, son plus vif désir est de se
réconcilier avec elles.
En tout cas, et en laissant de côté
les questions métaphysiques, il est évident que, sur le terrain des faits et
dans le domaine de la psychologie proprement dite. Hume n'est rien moins qu'un
sceptique. « Suis-je un sceptique? dit-il quelque part. La (xxxvii) question
est superflue. Quiconque prend la peine de réfuter les subtilités du
scepticisme absolu discute en vérité contre un adversaire qui n'existe
pas. » On n'est pas un sceptique parce qu'on nie tel ou tel ordre de croyances.
Sans doute Hume n'a pas fait assez grande la part de l'innéité; il a trop
accordé à la coutume, c'est-à-dire à la répétition des expériences; il a
volontairement omis la discussion de l’origine des impressions et des faits
élémentaires de l'esprit. Le moi tel qu'il le conçoit, « cette collection, ce
monceau de perceptions, » comme il l'appelle, n'est qu'une fantasmagorie qui
déroule ses tableaux dans le vide; c'est, suivant les expressions mêmes de M.
Huxley, « comme un feu d'artifice, habilement composé de matériaux
combustibles, qui s'enflamme sous l'action d'une étincelle et en s'enflammant
produit des figures, des mots, des cascades de feu dévorant, jusqu'à ce qu'il
s'évanouisse dans l'obscurité de la nuit. » Le monde où il conduit nos pas est
une région obscure dont on ne voit ni le commencement ni la fin. Deux choses
surtout manquent à son système : l'idée de la cause et l'idée du but. Aussi
n'a-t-il pas même soupçonné la théorie de l'évolution, tandis qu'il devinait la
plupart des conceptions qui alimentent les polémiques de notre temps. S'il
l'eût connue d'ailleurs, il l'eût probablement repoussée, déconcerté dans la
prudence et la sagesse de ses vues par d'aussi audacieuses hypothèses.
Mais s'il a laissé dans l'ombre le
cadre, si je puis dire, de la nature humaine, ses origines et sa (xxxviii)
destinée, du moins il a esquissé le tableau de ses opérations et de ses actes
avec une habileté consommée. Il n'a pas su voir tout ce que la conscience
humaine, cette clarté intérieure, projette autour d'elle; mais la conscience
elle-même, il l’a analysée, il l'a sondée avec une admirable sagacité.
L'historien de la philosophie n'oubliera pas qu'il a le premier mis en relief
tout ce que l'esprit doit à l'association des idées, au renouvellement des expériences [20]. Sans doute, dans ses analyses de la conscience, il a
surtout songé à fixer les limites de la pensée, à lui révéler son impuissance,
et il occupe une grande place dans les annales de la philosophie critique,
comme continuateur de Locke et comme ancêtre de Kant. Mais il n'a pas cependant
borné ses efforts à cette critique négative. La philosophie n'a pas été
seulement pour lui ce une discipline destinée à limiter la connaissance »; elle
a été « un instrument pour (xxxix) l’étendre », pour l'étendre au moins dans le
domaine des faits psychologiques, décrits avec précision, reliés les uns aux
autres, ramenés à leurs éléments simples après avoir été saisis dans leur
complexité. Son nom est avant tout lié aux destinées de cette psychologie
descriptive, analytique, qui tient à ne se perdre ni dans les spéculations de
la métaphysique, ni dans les dissections de l’anatomie, qu'on ne peut plus se
contenter de nos jours d'appeler la psychologie sans épithète, au milieu de
tant de pseudo-psychologies, et qu il conviendrait peut-être d'appeler la
psychologie mentale, comme on dit la vérité vraie. C'est bien cette
science qu’il prétendait inaugurer et fonder dans le Traite de la nature
humaine, comme le prouvent ces paroles, qui assurément n'ont rien de sceptique
: « Nous devons glaner des observations nombreuses par une étude attentive de
la vie humaine, et recueillir les faits comme ils se présentent à nous dans le
cours ordinaire de l'existence, en examinant la conduite des hommes dans la
société, dans les affaires et les plaisirs. Le jour où les observations de
cette espèce auront été judicieusement rassemblées et comparées, nous pourrons
nourrir l'espoir de constituer avec ces faits une science qui ne sera pas
inférieure en certitude et qui sera peut-être supérieure en utilité à toute
autre science de compétence humaine. »
(1) HUME
_______
PREMIÈRE PARTIE
VIE DE HUME
_____
CHAPITRE PREMIER
ANNÉES DE JEUNESSE, ÉCRITS LITTÉRAIRES ET POLITIQUES
David Hume naquit à Edimbourg le 26 avril
1711 (ancien stylé). Ses parents se trouvaient alors en résidence dans la
paroisse de l’église Tron, sans doute à l'occasion d une visite qu'ils avaient
faite à la capitale de l’Ecosse; car la petite propriété que son père Joseph
Hume ou Home avait héritée de sa famille est située dans le comté de Berwick,
sur les bords de la rivière Whitadder ou Whitewater, à quelques milles du
rivage, et en vue du sol anglais. La maison paternelle de Hume n'était guère
qu'une modeste maison de ferme [21], et la propriété qui s’appelait (2) Ninewells (neuf
sources) tirait son nom d'une source considérable qui jaillit sur un terrain en
pente devant la maison et qui se jette dans la rivière Whitadder.
Le père et la mère de Hume
appartenaient l’un et l'autre à de bonnes familles écossaises. Par la ligne
paternelle. Hume descendait de lord Hume de Douglas, qui passa en France avec
Douglas pendant les guerres de France, sous Henri V et Henri VI, et qui fut tué
à la bataille de Verneuil. Joseph Hume mourut alors que David n'était encore
qu'un enfant, le laissant avec deux autres enfants plus âgés, un frère et une
sœur, à la garde de leur mère. David Hume, dans son Autobiographie, nous
la représente ce comme une femme d'un mérite remarquable, qui, quoique jeune et
belle, se dévoua entièrement à l'entretien et à l'éducation de ses enfants.» M.
Burton dit de son côté : « Son portrait, que j'ai eu sous les yeux, est celui
d'une personne un peu chétive, mais agréable, et il trahit une grande finesse
d'esprit. » Hume, dans une lettre au Dr Black, déclare que sa mère « avait
précisément le même tempérament que lui », et, comme elle mourut de la
maladie qui lui fut fatale à lui-même, on peut supposer que les (3) qualités
qu'il tenait de sa mère contribuèrent pour une large part à préparer sa
supériorité d’esprit philosophique. Il y a néanmoins une curieuse remarque à
faire : c'est que le seul jugement qu'on ait conservé de la mère de Hume sur
son fils, jugement peut-être légèrement apocryphe, est d'une nature un peu
inattendue. « Notre petit David, disait-elle, a un excellent caractère, mais un
esprit extraordinairement faible. » La première partie de ce jugement a été
confirmée par la vie tout entière du « petit David » ; mais on chercherait en
vain rien qui rappelle ce qu'on entend d'ordinaire par « faiblesse d'esprit »
chez un homme qui n'a pas seulement déployé les qualités d'un athlète
intellectuel, mais qui avait reçu aussi, à un degré éminent, le don de la
sagesse pratique et de la ténacité des résolutions. On aimerait à savoir d'ailleurs
à quelle époque la mère de Hume se laissait aller à cette appréciation si peu
flatteuse de son plus jeune fils. En effet, comme Hume arriva à l'âge déjà mûr
de trente-quatre ans sans avoir obtenu d'emploi assez important pour améliorer
et embellir la médiocre situation d'un frère puîné dans une famille de
gentilshommes pauvres, il n'est pas invraisemblable qu'une femme intelligente
d'Ecosse ait pu attribuer à la seule faiblesse de ses desseins son dévouement à
la philosophie et à la pauvreté. Mais elle vécut jusqu'en 1749, (4) assez
longtemps pour voir plus que l’aurore de la gloire littéraire de son fils et de
son rôle officiel, et probablement elle changea d'opinion sur la force de
caractère de son a petit David ».
Hume, semble-t-il, n'a pas dû grand'chose
aux écoles et aux universités. Il y a quelques raisons de croire qu'il entra
dans la classe de grec, à l'université d'Edimbourg, en 1723 : il avait alors
douze ans. Mais on ne sait pas combien de temps durèrent ses études ni s'il fut
gradué. Quoi qu'il en soit, en 1727, nous le retrouvons à Ninewells, déjà
possédé de cet amour de la science, de cette soif de la renommée littéraire,
qui, comme nous l'apprend son Autobiographie, fut la passion maîtresse
de sa vie et la source principale de ses joies. Une lettre de cette époque,
adressée à son ami Michel Ramsay, est, pour un jeune homme de seize ans, une
production fort remarquable ; après diverses citations empruntées à Virgile, la
lettre continue ainsi :
«
L'homme parfaitement sage qui défie la fortune est certainement supérieur au
laboureur qui se dérobe à ses coups; mais, pour le moment, je jouis dans une
large mesure de ce bonheur pastoral et saturnien. Je vis comme un roi, beaucoup
pour moi-même, sans agir et exempt de troubles, molles somnos. Cet état
cependant, je le prévois, n'est pas fait pour durer. La paix de mon esprit
n'est pas suffisamment garantie par la philosophie contre les blessures de la
fortune. C'est seulement dans l'étude et la contemplation (5) qu'on peut
trouver cette grandeur et cette élévation de l’âme. L'étude seule peut nous
apprendre à dédaigner les accidents de la vie humaine. Vous reconnaîtrez qu'en
parlant ainsi je parle en philosophe : c'est un sujet auquel je réfléchis
beaucoup et dont je pourrais parler toute la journée... »
Si David parlait sur ce ton à sa
mère, elle s'écriait sans doute en l'entendant : « Bonté du Ciel ! quel enfant!
» et au fond de son cœur l’épithète d'esprit faible devait se
représenter d'elle-même. Mais, quoiqu'il soit rare qu'un jeune homme solitaire,
méditatif et studieux, exprime à seize ans ses pensées sur un ton aussi élevé,
il est probable que la poursuite silencieuse d'un idéal est plus commune à cet
âge que ne se l’imaginent les parents, absorbés qu'ils sont par les soucis de
la vie pratique.
Un an plus tard, la famille de Hume
essaya de le pousser dans la carrière du droit ; mais, comme il nous le dit, «
pendant qu'on s'imaginait que j'accordais toute mon attention à Voet et à
Vinnius, Cicéron et Virgile étaient les auteurs que je dévorais secrètement. »
Et la tentative eut, parait-il, un brusque dénouement. Cependant, comme le
remarque judicieusement un écrivain fort compétent [22], « Hume semble avoir possédé toutes les facultés qui font
un (6) bon légiste : la netteté du jugement, la faculté d'acquérir rapidement
des connaissances, l’activité infatigable, la souplesse dialectique. Si son
esprit n'avait pas été préoccupé d'autres idées, il aurait pu tomber lui aussi
dans ce gouffre où gisent ensevelis quelques-uns des plus grands génies de ce
monde, — la supériorité professionnelle : il aurait pu ne laisser après lui
qu'une réputation limitée aux souvenirs traditionnels des chambres du
Parlement, ou associée à quelques décisions importantes. Il fut durant sa vie
un homme d’affaires capable et qui y voyait clair; j'ai vu plusieurs pièces
juridiques, écrites de sa main et évidemment rédigées par lui. Elles témoignent
de ses connaissances générales en matière pratique, et celui qui les a écrites,
en préparant sous sa responsabilité personnelle des documents de cette nature,
montrait qu'il avait confiance en lui-même et se sentait capable de suivre les
formes requises dans les questions particulières qui se présentaient à lui. Il
considérait « comme un préjugé fort ancien, et habilement propagé par les sots
en tout pays, l'opinion qui veut qu'un homme de génie soit incapable pour
les affaires, » et il prouva par sa conduite durant toute sa vie qu'il
n'acceptait pas volontairement d'être compris dans cette condamnation. »
Hume passa six années encore à
Ninewells avant (7) qu'on fît un nouvel effort pour l'embarquer dans une
profession pratique, le commerce cette fois, et le résultat fut le même. Une
expérience de quelques mois prouva que ce genre de vie était irrévocablement
contraire à ses goûts.
C'est pendant le séjour qu'il fit à
Londres, alors qu'il se rendait à Bristol, où il devait débuter dans là vie
commerciale, que Hume adressa une lettre remarquable à un médecin éminent de
Londres (probablement au Dr George Cheyne, comme le suppose M. Burton). Il est
douteux que cette lettre ait été envoyée à son adresse; mais elle montre que
les philosophes aussi bien que les poètes ont leurs crises à la Werther, et
elle suggère un intéressant rapprochement avec les souvenirs de John Stuart Mill
sur la période correspondante de sa jeunesse. La lettre est trop longue pour
être reproduite tout entière ; mais quelques citations suffiront pour en
révéler l’importance à ceux qui désireraient comprendre le caractère de l'homme
:
« Je
dois vous apprendre que dès ma plus tendre enfance j'ai eu un goût très vif
pour les livres et pour les lettres. Comme notre instruction classique en
Ecosse, ne s'étendait guère au-delà de l'étude des langues, s'achève d'habitude
à l’âge de quatorze ou quinze ans, je devins, après mes études de collège, le
maître de mes lectures, et je me convainquis que mes préférences me portaient
également vers les livres de raisonnement et de philosophie, et vers les poètes
et les (8) écrivains polis. Quiconque a étudié la philosophie ou la critique
sait qu'il n'y a rien de solidement établi dans l'une ou l'autre de ces
sciences, et qu'elles ne contiennent guère que des disputes interminables, même
dans leurs parties les plus essentielles. Après les avoir examinées, je sentis
grandir en moi une certaine hardiesse de caractère, qui n'était pas disposée à
s'incliner en ces matières devant telle ou telle autorité et qui me poussait à
chercher quelque nouveau moyen d'établir la vérité. Après beaucoup d'études et
de réflexions sur ce point, lorsque j'eus atteint l’âge d'environ dix-huit ans,
il me sembla enfin qu'un nouveau théâtre s'ouvrait à ma pensée : ces réflexions
me transportèrent au delà de toute mesure, et, avec l'ardeur naturelle aux
jeunes gens, je repoussais tout autre plaisir, toute autre occupation, pour me
consacrer entièrement à elles. Le droit, qui était la carrière où j'avais le
dessein d'entrer, me parut fastidieux (nauseous), et je ne pensais pas
qu'il y eût pour moi d'autre moyen de réussir dans le monde que d'être un scholar
et un philosophe. Je fus infiniment heureux de ce genre de vie durant plusieurs
mois; mais, vers les premiers jours de septembre 1729, toute mon ardeur sembla
s'éteindre, et il me fut impossible de maintenir plus longtemps mon esprit à
cette hauteur où j'avais jusque-là trouvé un extrême plaisir. »
Cette « défaillance de son âme
», Hume l'attribue en partie à l'impression que lui causèrent les belles images
de la vertu recueillies dans les œuvres de Cicéron, de Sénèque et de Plutarque,
et à l'effort qu'il fit par suite pour discipliner son tempérament et sa
volonté et se soumettre à sa raison et à son entendement.
« Je passais mon temps à chercher dans la réflexion (9) des forces contre la mort, la pauvreté, le déshonneur, la souffrance, et tous les autres malheurs de la vie. »
Et il ajoute d'une façon tout à fait
caractéristique :
« Ces considérations, on ne saurait en douter, sont extrêmement utiles lorsqu'elles s'associent à la vie active, parce que l'occasion se présentant alors d'agir conformément à nos pensées, ces pensées pénètrent dans l’âme et y déterminent une impression profonde; mais, dans la solitude, elles ne servent guère qu'à dissiper l'esprit, parce que la force de l'âme ne rencontre pas de résistance et qu'elle se perd pour ainsi dire dans les airs, comme il arrive quand notre bras frappe un coup dans le vide. »
En même temps que cette perturbation
mentale, apparaissaient chez Hume des symptômes de scorbut, maladie aujourd'hui
presque entièrement inconnue parmi les populations de la terre ferme, mais qui,
à l'époque où les salaisons d'hiver étaient à la mode et avant que les récoltes
de racines ne fussent en honneur dans le Lothian, semble avoir fortement
affecté nos pères. Et au fond on peut supposer que la santé physique de Hume
était la première cause de tout le mal : car, en 1731, il fut pris d'un
vigoureux appétit, et, de maigre, de mince qu'il était, au point de n'avoir que
la peau et les os, il devint en six semaines solide et robuste ; il prit des
couleurs et un air gai, mangeant, dormant, enfin se portant tout à fait bien,
sauf que toutes ses (10) facultés d'application mentale, jusque-là si
puissantes, semblaient avoir disparu. Il se détermina donc à embrasser un genre
de vie plus actif; et, quoiqu'il ne pût ni ne voulût « renoncer à son goût pour
la science qu'avec le dernier souffle de sa vie », il résolut « de négliger
quelque temps ses études, afin de les reprendre plus tard avec plus d'énergie.
»
Les carrières ouvertes à un pauvre
gentilhomme écossais n'étaient pas nombreuses à cette époque, et, comme il
n'avait le choix qu'entre un escabeau dans la boutique d'un marchand ou un
préceptorat ambulant. Hume se prononça pour la première alternative :
«
Ayant de bonnes recommandations pour un commerçant considérable de Bristol, je
suis en train de me rendre auprès de lui (écrivait-il de Londres au Dr Cheyne),
et je suis bien résolu à m'oublier moi-même, à oublier tout le passé, pour
m'engager aussi profondément que possible dans ce nouveau genre de vie et pour
me démener d'un pôle du monde à l'autre, jusqu'à ce que je laisse derrière moi
l’indisposition dont je souffre. [23]»
Tout
cela ne servit de rien : la nature devait trouver sa voie, et, au milieu de
l'année 1734, David Hume, âgé de vingt-trois ans, sans profession, sans moyen
assuré de gagner même une guinée, David (11) Hume
partit pour l'étranger, non sans avoir mérité plus d'une fois par ses
inconstances apparentes, qui dissimulaient pourtant une grande ténacité de
résolution, qu'on l'appelât esprit faible.
« Je
me rendis en France, avec l'intention d'y continuer mes études à la campagne et
dans la retraite, et c'est alors que je m'imposai le régime que je n'ai pas
cessé depuis de suivre avec succès. Je résolus de suppléer à mon manque de
fortune par une extrême sobriété, de maintenir mon indépendance intacte, et de
négliger tout ce qui ne devait pas contribuer à mes progrès en
littérature [24]. »
Hume traversa Paris pour se rendre à
Reims, où il résida quelque temps. Mais ce fut à La Flèche que s'écoula la plus
grande partie des trois années de son séjour en France : il y noua des
relations suivies avec les jésuites du fameux collège où Descartes avait été
élevé. C'est là qu'il composa son premier ouvrage, le Traité de la nature
humaine; mais le passage suivant de sa lettre au Dr Gheyne prouve qu'il
avait déjà réuni des matériaux dans ce dessein quelques années avant de quitter
l'Ecosse :
« Je remarquais que la
philosophie morale des anciens avait le même défaut que leur philosophie
naturelle, celui d'être entièrement hypothétique, d'être fondée sur des
conceptions arbitraires, non sur l'expérience; chaque philosophe ayant consulté
son imagination pour établir la (12) doctrine de la vertu et du bonheur, sans étudier
la nature humaine, qui doit être cependant le principe de toute théorie morale.
»
C'est bien là le ton dominant du Traité,
de cet ouvrage dont Hume dit louangeusement dans une de ses lettres qu'il
l'avait conçu avant l'âge de vingt et un ans et composé avant sa
vingt-cinquième année [25].
En tenant compte de ces
circonstances, le Traité est probablement l’ouvrage de philosophie le
plus remarquable qui ait jamais été écrit, soit à raison de sa valeur
intrinsèque, soit par l'influence qu'il a exercée sur le développement de la
pensée humaine. Berkeley, il est vrai, de sa vingt-quatrième à sa
vingt-huitième année, publia l’Essai sur une nouvelle théorie de la vision,
le Traité sur les principes de la connaissance humaine, et les Trois
dialogues; et par là Berkeley se rapproche sensiblement de Hume, soit pour
la précocité du talent, soit à raison de l'influence de ses doctrines. Mais ses
travaux ont cependant une portée plus restreinte que les recherches de son
compatriote écossais.
Le premier et le second volume du Traité
contenaient le livre I, de l’Entendement, et le livre II, (13) des Passions;
ils furent publiés en janvier 1739. L'éditeur donna cinquante livres à Hume
pour ses droits d'auteur, ce qui est vraisemblablement une somme plus forte que
celle qu'on accorderait aujourd'hui pour un ouvrage semblable à un écrivain
inconnu de vingt-sept ans. Mais, à d'autres points de vue, le succès du livre
ne répondit pas aux espérances de Hume. Dans une lettre datée du 1er juin 1739,
il écrivait :
«
Je ne sais plus en humeur de composer de semblables ouvrages, ayant reçu des
nouvelles de Londres sur le succès médiocre de ma Philosophie, médiocre en
effet, si j'en juge par la vente du livre et si mon éditeur mérite ma confiance.
»
Cette lettre indique cependant que
l'accueil fait au Traité ne fut pas tout à fait tel que Hume le prétend
dans son Autobiographie, alors qu'il regardait ses œuvres de jeunesse
avec le télescope renversé de la vieillesse. A cette époque, il déclarait
qu'aucun essai littéraire n'avait été plus infortuné que son Traité de la
nature humaine. « Il tomba mort-né, disait-il, des mains de l'imprimeur,
sans réussir même à exciter les murmures des dévots. »
En fait, le Traité fut
analysé avec attention, et même avec respect et faveur pour l'ensemble, dans l’Histoire
des ouvrages des savants, en novembre (14) 1739 [26]. Nous ignorons le nom de l’auteur de cet article; niais
c'était assurément un homme de jugement, car il dit que l'ouvrage « porte
des marques incontestables d'un grand talent, qu'il révèle un génie plein
d'élan, mais encore jeune et qui manque d'expérience »; le critique ajoute que
« comparé avec les productions futures de l’auteur, cet ouvrage méritera sans
doute d'être considéré sous le même jour que les œuvres de jeunesse de Milton
et la première manière de Raphaël et des autres peintres célèbres. » Et
cependant, dans une lettre à Hutcheson, Hume se plaint de cet article comme «
d'un écrit quelque peu injurieux » : à tel point sa vanité jeune et ardente,
qui, pour ainsi dire, comme un oiseau encore sans plumes, ouvrait un large bec,
était difficile à satisfaire.
Il faut avouer que cette fois, comme
pour ses autres publications, Hume manifesta un ardent désir d'acquérir cette
simple notoriété, ce succès vulgaire, qui ne doit pas être confondu avec la
recherche, excusable sinon honorable, d'une gloire solide et qui dure, gloire
dont l'amour eût été plus en harmonie avec son caractère de philosophe. A vrai
dire, il n'y a aucune invraisemblance à supposer que cette particularité du
caractère de Hume (15) fût la cause qui le détermina à abandonner peu à peu les
études philosophiques, après la publication de la troisième partie du Traité
(Sur la morale), en 1740, et à porter son attention sur les sujets
politiques et historiques qui étaient plus propres à lui assurer et lui
assurèrent en effet, en retour de son travail, une plus large part de cette
célébrité dont son âme était éprise. Les Essais philosophiques sur
l’entendement humain, qui devinrent plus tard la Recherche (Inquiry),
ne sont pas autre chose qu'un abrégé de certaines parties du traité, que Hume
refondit afin de les populariser, en y ajoutant les essais Sur les miracles
et Sur la nécessité. Pour le style, les Essais marquent un grand
progrès sur le Traité ; quant aux idées, si elles n'y sont pas gâtées,
tout au moins n'y sont-elles pas améliorées. Hume, à vrai dire, en composant ce
dernier ouvrage, n'employa pas les talents de sa maturité à fortifier les
réflexions de son jeune âge. Il n'avait pas laissé aux fruits de son esprit le
temps de mûrir; il les avait cueillis violemment avec les branches qui les
portaient. L'ensemble de l'œuvre de Hume est un assez bel arbrisseau; mais ce
n'est pas cet arbre de la science, avec ses racines solidement appuyées sur les
faits, avec ses branches où s'épanouissent perpétuellement de nouvelles vérités
, et que Hume aurait pu planter. (16) Peut-être, après tout, la respectable
mère de Hume avait-elle tout à fait raison : David était un « esprit faible »,
puisqu'il ne voyait pas qu'il lui appartenait de soumettre et de conquérir le
monde de la philosophie, s'il avait seulement voulu persévérer dans l'œuvre
qu'il avait entreprise. Mais non, il lui fallut absolument se détourner de sa
route pour rechercher le succès, et assurément, il eut sa récompense, mais non
la belle couronne à laquelle il aurait pu prétendre.
C'est en 1740 que Hume semble s'être
engagé dans des relations qui mûrirent bien vite et devinrent une amitié de toute
la vie. Adam Smith, à celte époque, était un jeune étudiant de dix-sept ans à
l’Université de Glasgow. Hume envoya un exemplaire du Traité à « M. Smith », sans doute sur la
recommandation du célèbre Hutcheson, professeur de philosophie morale dans cette
même université. C'est une remarquable preuve de la précocité d'intelligence
dont faisait preuve Adam Smith, qu'il fût jugé digne à cet âge d'un tel
présent.
En 1741, Hume publia sans nom
d'auteur, à Edimbourg, le premier volume des Essais moraux et politiques;
le second volume suivit en 1742.
Ces Essais sont écrits dans
un style admirable, et, quoiqu'ils soient disposés sans ordre apparent, on peut
y recueillir les éléments d'un système de (17) philosophie politique. Ainsi,
dans le troisième Essai, Hume soutient cette thèse Que la politique
peut être constituée scientifiquement , et il insiste sur l’importance des
formes de gouvernement :
«
Telle est la force des lois et des formes particulières de gouvernement, et
d'autre part si petite l'influence qu'exercent sur elles les tempéraments et
les humeurs des hommes, que l'on peut quelquefois en déduire des conséquences
presque aussi générales, presque aussi certaines que celles des mathématiques.
» (T. III, p, 15. Voyez aussi p. 45.)
Hume continue en expliquant par des
exemples historiques les maux inévitables qui dérivent du suffrage universel,
des privilèges aristocratiques, de la monarchie élective, et il conclut ainsi :
« Un
prince héréditaire, une noblesse sans vassaux, un peuple qui vote par ses
représentants, c'est la meilleure des monarchies, des aristocraties et des
démocraties. » (T. III, p. 18.)
Si nous considérons que le passage
suivant du même essai a été écrit il y a près d'un siècle et demi, il paraîtra
manifeste que, malgré tous les changements qui se sont accomplis d'autre part,
les luttes politiques sont restées dans le statu quo :
«
Ceux qui attaquent ou défendent un ministre, dans un gouvernement tel que le
nôtre où règne la plus grande liberté, poussent toujours les choses à l'extrême
et exagèrent (18) ses mérites ou ses torts vis-à-vis du public. Ses ennemis
n'hésitent pas à le charger des plus grandes énormités, soit dans sa vie
publique, soit dans sa vie privée; et il n'y a pas de bassesse ni de crime dont
ils ne le croient capable. Guerres inutiles, traités honteux, gaspillage des
deniers publics, impôts oppressifs, toutes les fautes d’une mauvaise
administration lui sont imputées. Pour aggraver encore l'accusation, on dira
que sa conduite funeste est destinée à étendre son influence empoisonnée sur la
postérité elle-même, parce qu'il a compromis la meilleure constitution du
monde, parce qu'il a désorganisé le système de lois, d'institutions et de
coutumes, qui avait heureusement régi nos ancêtres pendant tant de siècles. Non
seulement il est par lui-même un mauvais ministre, mais il a détruit toutes les
garanties que la constitution avait prises contre les mauvais ministres de
l'avenir.
D'autre
part, les partisans du ministre, dans l'exagération de leur panégyrique, vont
aussi loin que les accusateurs dans l'exagération de leur blâme; ils célèbrent
sa conduite sage, ferme, modérée dans toutes les parties de son administration.
L'honneur et l'intérêt de la nation ont été garantis; le crédit public maintenu
à l'intérieur; les poursuites criminelles ont diminué; les factions ont été
vaincues : tous ces bienfaits, on en attribue le mérite au ministre seul. En
même temps, le ministre couronne toutes ses autres qualités par le soin
religieux qu'il a pris de conserver un gouvernement qui est le meilleur de tout
l'univers; il a su le maintenir dans toutes ses parties et l’a transmis à ses
successeurs dans toute son intégrité, pour faire le bonheur et la sécurité de
la postérité la plus lointaine. » (T. III, p. 26.)
Hume remarque judicieusement que le panégyrique et l’accusation ne peuvent être également vrais, et que, s'il y a quelque vérité à recueillir dans (19) l’un ou dans l'autre, ce serait plutôt que notre constitution si vantée n'atteint pas pleinement son but, qui est de mettre le pays à l’abri d'une mauvaise administration. Puisqu'elle ne le fait pas, « nous devons plutôt des remerciements au ministre qui la mine et qui par conséquent rend possible rétablissement d'une constitution meilleure qui la remplacera. » (T. III, p. 28.)
Dans le cinquième Essai, Hume
discute la question de l’Origine du gouvernement :
«
Issu d'une famille, l’homme, dit-il, est engagé à continuer à vivre en société
par la nécessité, l’inclination naturelle et l’habitude. Dans ses développements
ultérieurs, le même être est déterminé à établir la société politique, en vue
d'assurer l’administration de la justice, sans laquelle il ne peut y avoir
parmi les hommes ni paix, ni sûreté, ni mutuel commerce. Nous devons donc
considérer tout le vaste appareil du gouvernement comme ayant en définitive
pour seul et unique objet d'assurer la distribution de la justice, ou, en
d’autres termes, l'existence des douze juges. Rois et parlements,
flottes et armées, officiers de cour ou de finances, ambassadeurs, ministres et
conseillers privés, tout cela est subordonné en fin de compte à
l’administration de la justice. L'institution du clergé lui-même, puisque son
devoir est d'inculquer la moralité dans les cœurs, n'a pas, du moins en ce qui
regarde ce monde, d'autre but et d'autre utilité. » (T. III, p. 37.)
La théorie qui fait du maintien de
l’ordre le principe du gouvernement (the police theory) n'a jamais été
établie plus nettement; et en fait, s'il (20) n'y avait dans le monde qu'un
seul État, si en outre nous pouvions, soit par l'intuition de la raison, soit
par la secours de la révélation, nous assurer qu'il est mauvais pour une
société, comme pour le corps humain, de faire quoi que ce soit pour
l'amélioration de ses membres, et, par là, d'assurer indirectement l'autorité
des douze juges, il n'y aurait pas d'objection à faire contre cette
théorie.
Mais l'existence de plusieurs
nations rivales ou ennemies donne, par malheur, « aux rois et aux parlements,
aux flottes et aux armées » un grand nombre d'occupations qui n'ont rien à voir
avec le maintien des douze juges; et, quoique cette proposition que l'État n'a
pas à se mêler d'autre chose que de l'administration de la justice semble
parfois passer pour un axiome, on ne peut cependant pas dire qu'elle soit
intuitivement certaine : car un grand nombre de gens la repoussent absolument;
et d'autre part on n'a jamais songé à la fonder sur l'autorité d'une
révélation.
Comme Hume le remarque avec une
profonde vérité dans le quatrième Essai, intitulé Sur les premiers
principes du gouvernement, « la force est toujours du côté des gouvernés;
les gouvernants, par conséquent, n'ont pas d'autre appui que l'opinion. C'est
donc sur l'opinion seule que le gouvernement est fondé, et cette vérité s'applique
aux (21) gouvernements les plus despotiques et les plus militaires aussi bien
qu'aux plus populaires et aux plus libres. » (T. III, p. 31.)
Mais si la machine entière de
l'organisation sociale a pour ressort l'opinion, on peut faire remarquer avec
justesse que, dans l'intérêt de sa propre conservation, sinon pour de
meilleures raisons, la société a le droit de penser que le pouvoir de former et
de diriger l'opinion appartient à chacun des individus qui la composent, et
que, par conséquent, le soin d'assurer par des précautions légitimes la
direction de l'éducation constitue pour l'État, dans une certaine mesure, un
droit et aussi un devoir.
Les trois formes de l'opinion qui
servent de fondement à tout gouvernement, c'est-à-dire à l'autorité de
quelques-uns sur le grand nombre, sont, au dire de Hume, l’intérêt public, la
légitimité du pouvoir, et le droit de propriété. Aucun gouvernement ne peut
durer si la majorité des citoyens, qui sont en réalité les dépositaires de la
force, n'est pas convaincue que ce gouvernement garantit l'intérêt général, que
son autorité est légitime, enfin qu'il respecte les droits individuels.
« Un gouvernement peut durer longtemps, bien que la balance du pouvoir ne coïncide pas avec la balance de la propriété... Mais partout où la constitution primitive confère quelque partie du pouvoir, si petite qu'elle soit, à une classe (22) d'hommes qui possèdent une grande partie de la propriété, il leur est aisé d'étendre graduellement leur autorité et d'arriver à faire coïncider la balance du pouvoir avec la balance de la propriété. C'est ce qui s'est passé pour la Chambre des Communes en Angleterre. » (T. III, p. 34.)
Hume remarque ensuite que, de son
temps, l'autorité de la Chambre des Communes n'était en aucune façon l'équivalent
de la richesse et de la puissance qu'elle représentait, et il ajoute :
«
Lorsque les membres d'une assemblée sont obligés de recevoir des instructions
de leurs mandants, comme c'est le cas pour les députés hollandais, la situation
en est complètement modifiée, et, si l'immense puissance et l’énorme richesse
de toutes les communes de la Grande-Bretagne entraient en ligne de compte, il
ne serait pas facile de concevoir comment la couronne pourrait influencer cette
multitude populaire et résister à la balance de la propriété. Il est vrai que
la couronne a une grande influence sur la collectivité dans les élections de
personnes; mais si cette influence, qui aujourd’hui ne s'exerce qu'une fois
tous les sept ans, était employée à peser sur le peuple à chaque vote, elle
serait bien vite compromise, et il n'y aurait ni habileté, ni popularité, ni
revenu qui pût la maintenir. Je suis disposé à croire par conséquent qu'une
modification sur ce point entraînerait une altération totale dans notre gouvernement
et le transformerait bientôt en une véritable république, peut-être même en une
république d'une forme satisfaisante. » (T. III, p. 35.)
Eclairés par les événements qui ont
suivi, ces réflexions de Hume sont un remarquable exemple de sagacité politique.
Les membres de la Chambre des (23) Communes ne sont pas encore des délégués;
mais, à mesure que le droit de suffrage s'élargit et qu'on voit se développer
la tendance progressive des électeurs à exercer et organiser leurs droits,
ainsi qu’à imposer aux candidats des engagements précis, les membres des
Communes sont en train de devenir rapidement, sinon des délégués, du moins des
fondés de pouvoir (attorneys) pour les comités d'électeurs. Les mêmes
causes tendent constamment à éliminer les hommes qui à de vastes talents
intellectuels associent un sentiment profond du respect qu'ils se doivent à
eux-mêmes, et à les exclure d'une fonction où la dignité personnelle est sans
cesse compromise, tandis que le talent y est neutralisé. Malgré les efforts de
George III pour ressusciter l'autorité royale, les prévisions de Hume ont été
complètement justifiées, et personne ne songe aujourd'hui que la couronne
puisse exercer la plus légère influence sur les élections.
Dans le septième Essai, Hume
soulève une très intéressante discussion sur les résultats auxquels devaient
probablement aboutir les forces que la constitution anglaise mettait en jeu
dans la première partie du xviii siècle.
« II
s'est produit un changement soudain et sensible dans les opinions des hommes,
depuis ces cinquante dernières années, à raison des progrès de l’instruction et
de la liberté. (24) Bien des gens dans cette île se sont dépouillés de tout
respect superstitieux à l’égard des noms et de l'autorité; le clergé a beaucoup
perdu de son crédit; ses prétentions et ses doctrines ont été ridiculisées; et
la religion elle-même a de la peine à se maintenir dans le monde. Le nom de roi
par lui-même ne commande plus qu'un médiocre respect ; et, si l’on veut le
représenter comme une sorte de vicaire de Dieu sur la terre ou lui donner
quelques-uns de ces titres magnifiques qui autrefois épouvantaient le genre
humain, on ne réussit plus qu'à exciter le rire. » (T. III, p. 54.)
En fait, de nos jours, l’écueil de
la monarchie dans la Grande-Bretagne n'est pas dans un amour croissant de
l'égalité : si l’on excepte l’égalité devant la loi, les Anglais n'en ont
jamais eu souci, et il semble plutôt qu'ils nourrissent contre elle une
certaine aversion; — il n'est pas non plus dans des théories abstraites de
démocratie : les Anglais en grande majorité ont pour elles le mépris qu'ils
professent pour les vues théoriques en général ; — il est dans la tendance
constante de la monarchie à devenir légèrement absurde, à raison de la
contradiction qui s'établit de plus en plus entre les idées politiques modernes
et la théorie, de la royauté. Comme Hume le fait observer, même de son temps,
le peuple avait déjà écarté le préjugé qui fait des rois une espèce à part
parmi les hommes. Depuis Hume les préjugés de ce genre sont devenus de plus en
plus impossibles : de sorte que dans l'avenir le maintien de la royauté semble
dépendre entièrement (25) du succès qu'aura ou n'aura pas cette opinion qu'un
président héréditaire de notre république virtuelle est plus capable de servir
l'intérêt général que ne le serait un président électif. La tendance du
sentiment public à marcher dans cette voie est manifeste, mais il ne s'ensuit
pas que la république soit destinée à être la forme suprême de notre
gouvernement. Hume ne le pensait pas.
«
On sait, disait-il, que tout gouvernement traverse certaines périodes de
développement, et que la mort est inévitable pour un corps politique aussi bien
que pour un animal. Mais, comme tel genre de mort peut être préférable à tel
autre, on peut se demander s'il vaut mieux que la constitution anglaise
aboutisse à un gouvernement populaire ou à une monarchie absolue. Ici, je dois
le déclarer franchement, quoique dans presque tous les cas la liberté soit plus
désirable que l’esclavage, c'est plutôt la monarchie absolue que la république
que je souhaiterais voir établir dans cette île. Considérons en effet à quelle
sorte de république nous aurions le droit de nous attendre. Il n'est pas
question d'une belle république idéale, telle qu'un penseur la rêve dans son
cabinet : je ne conteste pas qu'on peut imaginer un gouvernement populaire plus
parfait qu'une monarchie absolue ou même que notre constitution actuelle. Mais
quelle raison avons-nous d'espérer qu'un gouvernement de ce genre puisse jamais
s'implanter dans la Grande-Bretagne, sur les ruines de notre monarchie? Si un
homme possède jamais parmi nous assez de puissance pour détruire notre
constitution et en établir une nouvelle, cet homme sera par le fait un monarque
absolu, et nous avons déjà eu dans notre histoire un exemple de ce genre qui
suffit à nous prouver qu'un tel homme n'abdiquera jamais son pouvoir et
n'établira pas un gouvernement libre. Les choses, par (26) conséquent, doivent
être laissées à leurs progrès, à leur développement naturel; et la Chambre des
Communes, d'après sa constitution présente, sera le seul pouvoir législatif qui
survivra dans ce gouvernement populaire. Mais les inconvénients qu'entraînerait
une telle organisation des affaires se présentent par milliers. Si la Chambre
des Communes, en pareil cas, se décidait à se dissoudre elle-même, ce qu’il ne
faut pas d'ailleurs espérer, nous devons nous attendre à une véritable guerre
civile pour chaque élection. Si elle se proroge dans ses pouvoirs, il faudra
supporter toute la tyrannie d'une faction subdivisée en nouvelles factions. Et
comme un gouvernement violent de cette espèce ne peut pas longtemps subsister,
nous devons à la fin, après beaucoup de convulsions et de guerres civiles,
trouver le repos dans la monarchie absolue, qu'il eût beaucoup mieux valu pour
nous établir paisiblement dès le début. La monarchie absolue est donc la mort
la plus heureuse, la véritable Euthanasia de la constitution anglaise.
Ainsi,
si nous avons raison de nous défier davantage de la monarchie, parce que de ce
côté le danger est plus imminent, nous avons raison aussi de nous défier
davantage du gouvernement populaire, parce que de ce côté le danger est plus
terrible. Tout cela doit nous donner des leçons de modération dans nos
discussions politiques. » (T. III, p. 55.)
On peut admirer la sagacité de ces
réflexions, la force et la clarté de l’écrivain qui les exprime, sans les
approuver entièrement. Qu'il y ait quelque analogie entre l’organisme social et
l'organisme du corps, que cette analogie, à plusieurs points de vue, soit
claire et pleine de suggestions instructives, c'est ce qu'on ne saurait nier.
Cependant l'Etat correspond moins à un individu qu'à une espèce, et il n’y (27)
a pas de raison dans la nature des choses pour qu'une espèce périsse jamais. Le
type du Nautilus perlier, avec son organisation compliquée, a persisté
sans changement notable depuis l’époque silurienne jusqu'à aujourd'hui, et,
aussi longtemps que les conditions terrestres resteront approximativement
semblables à ce qu'elles sont maintenant, il n'y a pas plus de raison pour
qu'il cesse d'exister de cent millions d'années dans l'avenir que dans le
passé. Le vrai motif pour douter de la possibilité de rétablissement d'une
monarchie absolue en Angleterre, c'est que l’opinion a depuis longtemps dépassé
et a laissé bien loin derrière elle l'époque où un tel changement eût été
possible; et le vrai motif pour douter de la durée d'une république, si elle
était jamais établie, c'est que la république pour durer réclame des membres de
l'État un degré bien plus élevé d'intelligence et de moralité que toute autre
forme de gouvernement. Samuel donna un roi aux Israélites, parce qu'ils
n'étaient pas assez vertueux pour se passer d'un roi, en les avertissant
franchement de ce qu'ils avaient à attendre de ce cadeau. Depuis ce temps, le
progrès des républiques qui ont été établies dans le monde n'a pas été tel
qu'il ait pu nous inspirer une confiance parfaite et nous assurer que leur
existence repose sur un sous-sol suffisamment solide d'esprit public, de
moralité et d'intelligence. (28) Au contraire, ces républiques nous ont fourni
des exemples de corruption privée et de désordre politique aussi parfaits que
ceux qui ont pu jamais se produire dans n’importe quelle couche profonde de
despotisme, sans compter qu'elles font souvent preuve dans l'administration de
la justice de défaillances qu'on ne rencontre que dans les despotismes
vieillis.
On a reproché à Hume d'avoir
abandonné sur ses vieux jours les principes libéraux de sa jeunesse, et il est
vrai que, dans les dernières éditions des Essais, il a eu soin de
supprimer tous les endroits animés d'un souffle démocratique. Mais le passage
que nous venons de citer montre qu'il n'y eut pas de la part de Hume une simple
palinodie : seulement l'étude qu'il eut occasion de faire d'une des périodes
les plus avilies de l'histoire d'Angleterre lui révéla avec plus de force
encore les tendances funestes auxquelles est exposé un gouvernement populaire
et qui ne lui avaient jamais échappé.
Dans le neuvième Essai, Les
partis dans la Grande-Bretagne, nous rencontrons un passage qui, en même
temps qu'il témoigne du changement extraordinaire qui s'est accompli depuis
1741 dans la condition sociale de l'Ecosse, renferme, sur l'état du parti
jacobite à cette époque, une assertion qui parait tout d'abord surprenante :
(29)
« Comme les choses violentes ne durent pas d'habitude aussi longtemps que les
choses modérées, nous voyons que le parti jacobite à cette heure a presque entièrement
disparu parmi nous, et que la distinction de la cour et de la campagne,
qui est à peine marquée à Londres, est la seule dont il soit jamais question
dans ce royaume. Outre la violence déclarée du parti jacobite, une autre raison
a peut-être contribué à produire dans cette partie de la Bretagne un changement
si soudain et si manifeste. Il n'y a parmi nous que deux classes sociales : les
hommes qui ont quelque fortune et quelque éducation, et la catégorie inférieure
des pauvres artisans. On n'y trouve pas en grand nombre ces hommes de la classe
moyenne, qui sont beaucoup plus nombreux en Angleterre, dans les villes comme à
la campagne, que dans aucune autre partie du monde. Les pauvres artisans sont
hors d'état d'avoir des principes politiques; les gentilshommes peuvent être
convertis aux vrais principes par le temps et par l'expérience. Quant aux
hommes de la classe moyenne, ils ont assez de curiosité et de connaissances
pour se faire une opinion, mais ils en ont trop peu pour se la faire bonne et pour
se débarrasser des préjugés dont ils ont été nourris. Et c'est précisément
parmi les hommes de la classe moyenne que les principes des tories ont jusqu'à
présent obtenu le plus de succès en Angleterre. » (T. III, p. 80, note.)
Si l’on considère que l’insurrection
jacobite de 1745 éclata quatre ans après la publication de cet essai, on peut
trouver quelque peu étrange cette affirmation de Hume que « le parti jacobite
avait presque entièrement disparu en 1741 ». Le passage qui contient cette
assertion fut supprimé dans la troisième édition des Essais, qui parut en 1748.
Néanmoins Hume avait probablement raison, car l'insurrection de 1745 (30) ne
fut guère qu'un mouvement de la Haute-Écosse, et le prétendant obtint peu de
succès dans la Basse-Écosse.
Comparée arec ce que l’on dirait aujourd’hui, la remarque
suivante n'est pas moins curieuse : c'est une phrase de l’Essai sur le
développement des sciences et des arts. Hume y dit que « les exemples de
décence et de morale donnés par les Français ont appris aux Anglais à se rendre
compte de la licence scandaleuse de leur théâtre. » (T. III, p. 135.)
On s'étonnera peut-être aussi d'entendre dire à un
littérateur aussi distingué que Hume que Swift est le premier écrivain poli en
prose anglaise. Locke et Temple (auxquels on est confondu de voir associer
Sprat) « connaissaient trop peu, dit-il, les règles de l'art pour mériter
d'être considérés comme des écrivains élégants. » Quant à Bacon, Harrington et
Milton, leur prose est tout à fait « raide et pédantesque -». Hobbes cependant,
qu'il doive ou non passer pour un écrivain « poli », est assurément un
maître vigoureux de la langue anglaise; enfin Clarendon, Addison et Steele (les
deux derniers peuvent être donnés en toute conscience pour des écrivains polis)
ne sont pas même mentionnés par Hume.
Sur le Caractère national, sujet qui a donné et (31) donne
lieu à tant de sottises et souvent à des sottises pernicieuses, plus encore que
sur tout autre sujet, les observations de Hume sont pleines de sens et de finesse.
Il distingue entre les causes morales et les causes physiques du
caractère national, et compte parmi les premières « la nature du gouvernement,
les révolutions des affaires publiques, l'abondance ou la disette dans laquelle
vit le peuple, la situation de la nation par rapport a ses voisins, et les
circonstances semblables. » (Tome III, p. 225.) Quant
aux causes physiques, « ce sont les qualités de l’air et du climat qui passent
pour agir à la longue sur le tempérament, pour altérer le ton et les habitudes
du corps, pour former une complexion particulière, qui, bien qu'elle puisse
être dominée par la réflexion et la raison, ne cesse pas de prévaloir dans la
grande majorité des hommes et d'exercer une influence sur leurs manières. » (T.
III, p. 225.}
Tandis qu'il admet et explique par des exemples l’influence
profonde des causes morales. Hume, relativement aux causes physiques, fait la
déclaration suivante : « Je suis disposé à douter absolument de leur
action sur ce point, et je ne m'imagine pas que les hommes puissent devoir
quelque chose de leur tempérament ou de leur génie, à l'air, à la nourriture,
au climat. (T. HI, p. 227.)
Hume certainement n'eût pas accepté la « théorie (32) du
riz » comme explication de l’état social des Hindous, et on peut affirmer avec
assurance que, pour rendre compte de l’histoire troublée de l'Irlande, il
n'aurait pas eu recours à la « mélancolie prise comme faculté maîtresse » . Il
donne à l’appui de ses vues un grand nombre de solides arguments, par exemple,
dans le cas présent, celui-ci, qui est digne d'être noté : « Toutes les fois
qu'un accident, comme la différence du langage ou de la religion, empêche deux
nations de se mêler l'une à l'autre, bien qu’elles habitent la même contrée,
ces deux nations conserveront pendant des siècles des mœurs distinctes et même
opposées. Ainsi l'intégrité, la gravité et la bravoure des Turcs forment un
contraste complet avec la fourberie, la légèreté et la couardise des Grecs
modernes. » (T. III, p. 233.)
La question de l'influence de la race, qui joue un si grand
rôle dans les spéculations politiques modernes, était à peine posée du temps de
Hume ; cependant il en a entrevu l'importance :
« Je suis
disposé à croire que les noirs sont inférieurs par nature aux blancs. Il s'est
rarement rencontré, soit une nation civilisée parmi les hommes de cette race, soit même
un individu éminent, dans l'action, ou dans la spéculation. Une différence
aussi uniforme, aussi constante entre les blancs et les nègres, n'aurait pas pu
se maintenir à travers les pays et les âges, si la nature n'avait établi une
distinction originelle entre ces deux races d'hommes... Dans la (33) Jamaïque,
sans doute, on parle d'un nègre comme d'un homme de talent et de science; mais,
si on l'admire pour ses minces qualités, c'est comme on fait un perroquet qui
prononce distinctement quelques mots. » (T. III, p. 236.) »
Les Essais obtinrent le succès qu'ils méritaient.
Hume écrivait à Henry Home, en juin 1742 : « L'édition des Essais est
épuisée à Londres, à ce que m'apprennent par leurs lettres deux Anglais de mes
amis. Ils sont très demandés, et, comme on me l'écrit, Innys, le grand
libraire, s'étonne qu'on ne fasse pas une nouvelle édition, car il ne trouve
pas d'exemplaires pour ses clients. Je sais aussi que le Dr Butler a recommandé
les Essais de tous côtés; de telle sorte que j'espère qu'ils auront
quelque succès. »
Hume avait envoyé à Butler un exemplaire du Traité
et lui avait rendu visite à Londres ; mais Butler n'était pas en ville, et il
fut nommé peu de temps après archevêque de Bristol. Hume semble avoir cru que
de nouvelles avances de sa part n'avaient pas chance d'être bien accueillies.
Réconforté par ce grand succès. Hume resta à Ninewells,
s'escrimant à étudier son grec, jusqu'en 1745. C'est alors que, ayant atteint
l'âge mûr de trente-quatre ans, il rentra dans la vie pratique, en devenant le
précepteur du marquis d'Annandale, un jeune gentilhomme d'une faible santé et
d'une intelligence plus faible encore. Comme on (34) pouvait le prévoir, cette
aventure ne fut pas plus heureuse que les précédentes; après une année
d'épreuves, auxquelles vinrent s'ajouter dans les derniers temps des querelles
pécuniaires, où Hume déploya une ténacité remarquable à propos des plus petites
réclamations, cet engagement prit fin.
DERNIERES ANNEES DE HUME : L’HISTOIRE D’ANGLETERRE
En 1744, les amis de Hume s'efforcèrent de le faire nommer
à la chaire d'Éthique et de philosophie pneumatique [27] à l’Université d'Edimbourg. Voici ce qu'il écrivait sur ce
sujet à son ami William Mure :
« L'accusation
d'hérésie, de déisme, de scepticisme, d'athéisme, etc., etc., a été dirigée
contre moi; mais elle n'a pas eu de succès, combattue qu'elle était par
l'autorité contraire de toute la bonne société d'Edimbourg. »
Si la « bonne société d'Edimbourg » protestait contre
la première de ces trois imputations, il faut (36) espérer, pour l'honneur de
son jugement et de sa sincérité, qu'elle ne connaissait guère de son candidat
que l’homme de bonne société qu'il avait toujours été, et qu'elle n'avait
accordé que peu d'attention, comme c'est l'usage de la bonne société, à un
ouvrage aussi sérieux que le Traité. Hume s'étonne, avec une surprise
naïve mêlée d'indignation, que Hutcheson et Leechman, tous deux ecclésiastiques
sincères et théologiens orthodoxes, quoique libéraux, eussent témoigné quelque
doute touchant son aptitude à devenir pour la jeunesse presbytérienne un
professeur avoué de presbytérianisme. Le conseil de la ville, néanmoins, ne
voulut pas de lui et choisit pour occuper la place une nullité orthodoxe.
Au mois de mai 1746, une nouvelle perspective s'ouvrit pour
Hume. Le général Saint-Clair avait .été chargé de diriger une expédition contre
le Canada; il invita Hume, après une semaine de relations, à remplir auprès de
lui les fonctions de secrétaire, auxquelles furent ajoutées dans la suite
celles de juge avocat.
Hume écrivait à ce propos à un de ses amis : « La
place est très agréable, 10 livres par jour, des profits éventuels, et pas de
frais. » A un autre, il exposait ses chances d'obtenir le commandement d'une
compagnie dans un régiment d'Amérique. « Mais je n'y compte pas, ajoutait-il,
et au fond je ne le désire (37) pas beaucoup. » Il avait bien raison, car
l’expédition, après avoir perdu tout l’été dans le port, fut détournée
brusquement de son but pour une attaque contre Lorient, où elle échoua
complètement et d'où elle revint honteusement en Angleterre.
Une lettre à Henri Home, écrite au moment où cette
malheureuse expédition fut rappelée, établit que Hume avait déjà sérieusement
porté son attention sur l’histoire. A propos de l'invitation qui lui était
faite de se rendre en Flandre avec le général, il disait :
« Si je devais rencontrer quelque occasion qui
m'assurât la perspective du loisir et de quelques autres circonstances
favorables à la continuation de mes projets historiques, rien ne pourrait m'
être plus avantageux que ma situation présente, et en une seule campagne, grâce
à des fonctions qui m'introduisent dans la familiarité du général et me mettent
fréquemment en rapport avec le duc, j'acquerrai plus de connaissances
militaires que ne peuvent le faire la plupart des officiers après plusieurs
années de service... Mais à quoi tout cela peut-il me servir? Je suis un
philosophe, et il est probable que je le serai toujours. »
L'événement devait bientôt démentir cette prédiction. Hume
semble avoir produit une très favorable impression sur l'esprit du général
Saint-Clair, ce qui lui arriva d'ailleurs avec toutes les personnes qui eurent
avec lui des rapports personnels; en effet, lorsque le général fut chargé d'une
mission auprès de la cour de Turin, en 1748, il insista pour que (38) Hume fût
nommé son secrétaire. Plus tard, le général fit de lui un de ses aides de camp,
de sorte que le philosophe fut obligé de revêtir de l'uniforme militaire sa
personne plus que corpulente et qui n'avait rien d'élégant.» Lord Charlemont,
qui le rencontra à Turin, dit qu'il était « comme déguisé dans son costume
écarlate », et qu'il portait l'habit militaire « comme un épicier de la
garde nationale ». Hume, toujours prêt à rire lui-même à ses dépens, raconte
avec quelle bienveillance, lors de leur réception à Vienne,
l'impératrice-douairière le dispensa ainsi que ses camarades de l'obligation de
la saluer en marchant à reculons. « Nous lui fûmes, dit-il, très
reconnaissants de cette attention, mes compagnons surtout, qui craignaient
terriblement qu'il ne m'arrivât de tomber sur eux et de les écraser. »
Malgré les différents attraits de cette situation, Hume
déclare qu'il ne s'éloigna de chez lui qu'avec un regret infini, ce parce qu'il
y avait accumulé des projets de travail, des plans d'étude pour un grand nombre
d'années »; sa seule consolation était de penser qu'il pourrait trouver pour
ses études elles-mêmes quelque profit à se mêler quelque temps aux affaires de
l'État :
« J'aurai là, disait-il, une bonne occasion de
voir de près les cours et les camps, et, si je puis être plus tard assez
heureux pour trouver du loisir et d'autres circonstances (39) favorables, ces
connaissances pourront elles-mêmes servir à mes progrès comme homme de lettres,
et c'est, je dois l'avouer, ce qui a toujours été le seul objet de mon
ambition... J'ai longtemps nourri le projet de consacrer à la composition de
quelque livre d'histoire les années de ma maturité; il n'est pas douteux que,
pour parler convenablement de ces sujets, j'aie besoin d'acquérir une plus
grande expérience personnelle des opérations de la guerre et des intrigues des
cabinets. »
Hume revint à Londres en 1749, et, pendant le séjour qu'il
y fît, il perdit sa mère et en eut un profond chagrin. Le Dr Carlyle, qui
connaissait bien Hume et dont l’autorité est tout à fait digne de foi, a
raconté à ce propos une curieuse histoire :
« M. Boyle, ayant appris l'événement, entra
quelque temps après dans la chambre de Hume : ils logeaient dans la même
maison. Il le trouva plongé dans la plus profonde affliction et versant des
larmes. Après les lieux communs d'usage et l'expression de ses sentiments de
condoléances, M. Boyle lui dit : « Mon ami, la cause de cette douleur
extraordinaire, c'est que vous avez rejeté les principes de la religion ; si
vous ne l'aviez pas fait, vous auriez été consolé « par la ferme croyance que
votre excellente mère, qui n'était pas seulement la meilleure des mères, qui
était aussi la plus pieuse des chrétiennes, était appelée à un bonheur parfait
dans le royaume des justes. » David lui répondit : « Bien que je
donne cours à mes spéculations pour commercer avec le monde savant et les
métaphysiciens, — dans mes idées sur les autres sujets, je ne diffère pas
autant des autres hommes que vous pourriez l'imaginer. »
Si Hume eût raconté lui-même cette histoire au Dr Carlyle, le
Dr Carlyle n'aurait pas négligé de le (40) dire : dire : elle doit donc
provenir de M. Boyle, et l’on voudrait avoir la facilité d'interroger
contradictoirement ce témoin touchant le texte exact des paroles de Hume, avant
d'accepter entièrement la version qu'il donne de son entretien avec lui. M.
Boyle n'avait du
genre
humain qu'une bien médiocre expérience, s'il ne lui était jamais arrivé de voir
les plus fermes penseurs accablés de douleur pour des pertes semblables et tout
aussi inconsolables. Hume pouvait avoir rejeté les « principes religieux » de
M. Boyle, mais il n'en était pas moins un parfait honnête homme, extrêmement
ouvert et franc, incapable de recourir avec ses amis à une phraséologie
ambiguë. Il est possible cependant qu'il n'ait pas trouvé d'autre moyen de
mettre un terme à l'intrusion indiscrète d'un bavard importun au milieu des
souvenirs amers qu'éveillait dans son âme affectueuse une blessure aussi
profonde.
Les Essais philosophiques ou la Recherche
furent publiés en 1748, pendant que Hume accompagnait le général Saint-Clair. A
son retour en Angleterre, il eut la mortification de trouver son livre oublié,
au milieu du tapage causé par la Libre recherche de Middleton, et par
les témérités de cet écrivain sur un sujet auquel Hume avait consacré lui-même
l’Essai sur les miracles avec l'espoir de faire tressaillir l'opinion.
(41) De 1749 à 1751, Hume résida à Ninewells avec sa sœur
et son frère, travaillant à la composition de ses ouvrages les plus parfaits,
sinon les plus importants, les Dialogues sur la religion naturelle, la Recherche
sur les principes de la morale, et les Discours politiques.
Les Dialogues sur la religion naturelle furent
touchés et retouchés, à différentes reprises, pendant un quart de siècle, et
ils n'ont été publiés qu'après la mort de Hume; mais la Recherche sur les
principes de la morale parut en 1751, et les Discours politiques en
1752. Nous aurons fréquemment à parler des deux premiers ouvrages en exposant
les vues philosophiques de Hume. Du dernier, on a pu dire avec raison qu' « il
est le berceau de l'économie politique. Quelque effort qu'on ait fait dans ces
derniers temps pour explorer et approfondir cette science, ce livre, qui
contient la première, la plus simple et la plus courte exposition de ses principes,
est encore lu avec plaisir, même par ceux qui sont en ce genre les maîtres de
la littérature [28]. »
La Richesse des nations, ce chef-d'œuvre de l'intime
ami de Hume, Adam Smith, ne parut pas avant l’année 1776, de sorte que dans le
domaine de l'économie politique, aussi bien qu'en philosophie, Hume a été un
novateur original.
(42) Les Discours
politiques eurent un grand et rapide succès : traduits en français dès 1753
et de nouveau en 1754, ils assurèrent à leur auteur une réputation européenne,
et, ce qui répondait encore mieux à leur but, ils exercèrent quelque influence
sur les dernières écoles d'économistes français du xviiie siècle.
A cette époque. Hume n'avait pas seulement obtenu une haute
réputation dans le monde des lettres ; il pouvait se considérer lui-même comme
un homme d'une situation indépendante. Ses habitudes frugales lui avaient
permis d'économiser 1,000 livres, et il disait a Michel Ramsay en 1751 :
« Si le
taux de l'intérêt reste ce qu'il est, j'ai un revenu de 50 livres par an, une
bibliothèque d'une valeur de 100 livres, une grande provision de linge et de
vêtements, et près de 100 livres en portefeuille; avec tout cela de l'ordre, de
la sobriété, un grand esprit d'indépendance, une bonne santé, une humeur
réjouie, et un amour insatiable de l'étude. Je puis donc me compter au nombre
des heureux et des fortunés; et, bien loin de vouloir prendre un autre billet à
la loterie de la vie, il y a bien peu de lots contre lesquels je fusse disposé
à échanger le mien. Après quelque hésitation, je me suis décidé à m'établir à
Édimbourg, et j'espère, avec ces revenus, pouvoir dire comme Horace :
Est bona
librorum et provisae frugis in annum
Copia. »
Il serait difficile de trouver un meilleur exemple de cette indépendance honorable et de cette (43) confiance joyeuse qui doivent distinguer un homme de lettres et qui caractérisèrent Hume pendant toute sa carrière. Par de louables efforts, le noble idéal de vie qu'avait conçu le jeune homme était devenu la réalité pour l'homme mûr. A quarante ans. Hume avait le bonheur de constater qu'il n'avait pas dépensé sa jeunesse à la poursuite de vaines illusions et que « la solide certitude d'un bonheur éveillé » s'offrait devant lui dans le libre exercice de ses facultés.
En 1751, Hume revint à Edimbourg et se logea à un étage
d'une de ces prodigieuses maisons de Lawnmarket qui excitent encore
l'admiration des touristes; plus tard, il déménagea pour s'installer dans une
maison de Canongate. Sa sœur vint le rejoindre, ajoutant au revenu commun une somme
de trente livres par an, et en 1753, dans une de ses lettres agréablement
enjouées adressées au Dr Cléphane, il décrit ainsi son installation :
« Je veux me
réjouir et triompher un peu avec vous de ce que, aujourd'hui enfin, — ayant dépassé
la quarantaine, — à l'honneur de la science, de ce siècle et au mien, je suis
parvenu à la dignité de chef de famille. Depuis sept mois environ, je suis à la
tête d'un ménage régulier et complet, qui se compose d'un chef, c'est-à-dire
moi-même, et de deux membres subalternes, une servante et un chat. Depuis, ma
sœur est venue se joindre à moi, et elle me tient compagnie. Avec de la
frugalité, je suis sûr d'avoir (44) un ménage propre, de quoi me chauffer,
m'éclairer, enfin l'abondance et le contentement. Que voulez-vous avoir de
plus? L'indépendance? Je la possède à un suprême degré. Les honneurs? Ils ne me
font pas absolument défaut. La grâce? Elle viendra à son heure. Une femme? Ce
n'est pas une des nécessités indispensables de la vie. Des livres? Ceci est une
de ces nécessités, mais j'en ai plus que je n'en peux lire. Bref, je ne vois
pas de plaisir important dont je ne jouisse plus ou moins; de sorte que, sans
grand effort de philosophie, je puis m'estimer heureux et satisfait.
Comme il n'y a pas de
bonheur sans travail, je viens de commencer un ouvrage qui m'occupera plusieurs
années et qui me procure beaucoup de plaisir. C'est une histoire d'Angleterre
depuis la réunion des couronnes jusqu'à nos jours. J'ai déjà achevé le règne du
roi Jacques, et mes amis, qui me flattent, me font espérer que j'ai réussi. »
En 1752, la Faculté des avocats élut Hume comme bibliothécaire, charge qui était médiocrement payée — les émoluments n'étaient que de quarante livres par an, — mais qui avait pour lui l'avantage de mettre à sa disposition les ressources d'une vaste bibliothèque. Lorsqu'on sut qu'il était question de donner à Hume même cette mesquine situation, ce
fut un
grand scandale, à raison du vieux grief d'impiété. Mais, comme Hume l'écrit
dans une lettre triomphante au Dr Cléphane (4 février 1752) :
« Je fus élu à
une grande majorité... Ce qui est plus extraordinaire, c'est que l'accusation
d'impiété n'empêcha pas les dames de se déclarer énergiquement pour moi; c'est
à leurs sollicitations que je dois, dans une grande mesure, mon succès. Il y a
même une dame qui a rompu tout commerce (45) avec son amant, parce qu'il avait
voté contre moi! Et M. Lockhart, dans un discours prononcé devant la Faculté, a
déclaré qu'il ne se promenait plus par les rues, qu'il ne pouvait même jouir en
paix de son intérieur, à cause de leur zèle importun. On dit en ville que, même
dans son lit, il n'était pas en sûreté, parce que sa femme était la cousine
germaine de mon adversaire.
De tous côtés on répétait que le débat était
entre déistes et chrétiens, et, lorsque la nouvelle de mon succès arriva à la
salle du théâtre, on chuchota que les chrétiens étaient battus. N'êtes-vous pas
surpris que nous puissions conserver notre popularité, malgré cette imputation
dont mes amis ne sauraient eux-mêmes contester la légitimité? »
Il semble que la ce bonne société » se montra cette fois moins téméraire dans ses affirmations qu'elle ne l'avait été lors de la précédente candidature de Hume.
Le premier volume de l’Histoire de la Grande-Bretagne,
contenant le règne de Jacques Ier et de Charles Ier, fut publié en 1754.
Dès le début, la vente du livre fut considérable, surtout à Edimbourg, et, si
le but de Hume était simplement la notoriété per se, il faut reconnaître
qu'il l'atteignit. Mais il aimait les applaudissements autant que le bruit, et
son désappointement fut grand.
« Je fus assailli par des cris de blâme, de
colère et même de haine : Anglais, Écossais et Irlandais, whigs et tories,
hommes d'église et sectaires, libres penseurs et orthodoxes, patriotes et
courtisans, tous s'unirent dans leur fureur contre un homme qui avait été assez
audacieux pour verser une larme généreuse sur la mort de Charles Ier et le
comte de (46) Strafford ; et lorsque le
premier feu de leur colère fut éteint, chose plus mortifiante encore, le livre
parut tomber dans l'oubli. M. Millar me dit que , dans un espace de douze mois,
il n'en a vendu que quarante-cinq exemplaires. Je ne sais pas s'il y a eu dans
les trois royaumes un seul homme, considérable par le rang ou par la science,
qui ait pu supporter la lecture de mon livre. Je dois cependant excepter le
primat d'Angleterre, Dr Herring, et le primat d'Irlande, Dr Stone, exceptions
qui semblent surprenantes. Ces hauts dignitaires de l’Église m'envoyèrent,
chacun de son côté, des messages qui n'étaient pas de nature à me décourager. »
Il est certainement surprenant de penser que David Hume a
été relevé de son découragement par la sympathie spontanée et indépendante de
deux archevêques. Mais les instincts de ces dignitaires de l’Église ne les
avaient pas trompés : car selon la remarque du grand écrivain qui a peint
l'histoire anglaise avec les couleurs whigs [29], les tableaux historiques de Hume, bien qu'ils soient une
œuvre admirable faite de main de maître, ont toutes les lumières tories et
toutes les ombres whigs.
Les
adversaires ecclésiastiques de Hume semblent avoir cru, à cette époque, que le
moment favorable était arrivé pour eux ; et, à l’Assemblée générale de 1756,
une tentative fut faite pour instituer un comité chargé d'examiner ses écrits.
Mais, après un vif débat, la proposition fut rejetée par (47) cinquante voix contre dix-sept. Hume ne semble pas s'être
laissé troubler par cette affaire, et il n'a pas même cru qu'elle méritât une
mention dans son Autobiographie.
En 1756, Hume écrivait à Cléphane qu'il avait 1,600 livres
sterling, et par conséquent un revenu qui constituait une véritable richesse
pour un homme d'habitudes aussi frugales. La même année, il publia le second
volume de son Histoire, qui fut beaucoup mieux accueilli que le premier.
En 1757, parut un de ses plus remarquables ouvrages, l’Histoire naturelle de
la religion. La même année, Hume se démit de ses fonctions de
bibliothécaire à la Faculté des avocats, et il projeta de s'installer à
Londres, sans doute pour surveiller la publication du nouveau volume de son Histoire
d'Angleterre :
« Je serai certainement à Londres l’été
prochain ; et probablement pour y rester toute ma vie, du moins si je puis me
loger à ma fantaisie, et je vous prie de vouloir bien avoir l'œil à cette
affaire. Une chambre dans une famille sobre et discrète, qui consentirait à
admettre chez elle un homme sobre, discret, vertueux, régulier, tranquille,
enfin un homme d'une bonne nature et d'un mauvais caractère, — cette chambre
ferait tout à fait mon affaire [30].
»
La visite
annoncée eut lieu dans la seconde moitié de l'année 1758, et Hume séjourna dans
la capitale (48) la plus grande partie de l’année
1759. Les deux volumes de l’Histoire d’Angleterre sous la maison de Tudor,
furent publiés à Londres, peu de temps après le retour de Hume à Edimbourg, et,
comme il nous l’apprend lui-même, ils excitèrent presque autant de clameurs que
les premiers.
Extrêmement occupé par la continuation de ses travaux
historiques, Hume demeura à Edimbourg jusqu'en 1763. A cette époque, sur la
prière de lord Hertford, qui partait pour la France en qualité d'ambassadeur,
il fut attaché à l'ambassade; on lui promettait le titre de secrétaire, et, en
attendant, il devait remplir les devoirs de cette charge. Hume commença par
décliner les offres qui lui étaient faites; mais, comme elles étaient
particulièrement honorables pour un homme si calomnié, à raison de la haute
réputation de vertu et de piété dont jouissait lord Hertford [31], et qu'elles lui promettaient aussi de grands avantages
par l'accroissement de fortune qu'elles lui assuraient, il se décida à les
accepter.
En France, la réputation de Hume était (49) beaucoup plus grande
qu'en Angleterre : plusieurs de ses ouvrages avaient été traduits; il avait
échangé des lettres avec Montesquieu et Helvétius; Rousseau avait réclamé son
appui ; la charmante Mme de Boufflers l'avait engagé dans une correspondance,
marquée de son côté par l'enthousiasme le plus passionné, et du côté de Hume
par tous les efforts pour simuler l'enthousiasme dont le philosophe était
capable. Dans cet extraordinaire mélange de science, d'esprit, de politesse, de
frivolité et de dérèglement, qui caractérisait alors la haute société
française, une sensation nouvelle était d'un grand prix ; et il importait peu
que la cause de cette sensation fût un philosophe ou un caniche. La haute
aristocratie le fêta; les grandes dames n'étaient satisfaites que si elles pouvaient
montrer « le gros David » à leurs réceptions ou dans leurs loges au théâtre. «
A l’Opéra, dit lord Charlemont, on voyait fréquemment sa large face
insignifiante entre deux jolis minois [32]» (50) Sans doute rien ne pouvait tourner la tête à un
homme d'un caractère aussi froid : mais il sut profiter des plaisirs et des
succès que les dieux lui ménageaient, et partout il produisit la meilleure
impression par son bon sens naturel et son humeur bienveillante.
Je passerai rapidement sur toute cette partie de la
carrière de Hume, comme sur l’étrange épisode de sa querelle avec Rousseau, si
l'on peut appeler querelle ce qui fut méchanceté et folie lunatique du côté de
Rousseau, et du côté de Hume générosité et patience parfaite. Cette histoire a
été admirablement racontée par M. Burton, et je renvoie le lecteur à son
ouvrage. Je n'ai pas besoin non plus d'insister sur les fonctions politiques
que Hume remplit quelque temps à Londres en qualité de sous-secrétaire d'État,
de l'année 1767 à l'année 1769. Le succès et la santé n'ont généralement pas
d'histoire, et le cas de Hume ne fait pas exception à la règle.
D'après son propre témoignage, les charges de sa vie
officielle n'étaient pas accablantes :
« Mon genre de vie est très uniforme et n’a
rien de désagréable. Je passe l'après-midi à la secrétairerie, de dix à trois
heures , tandis qu'arrivent de temps en temps des dépêches qui m'apportent tous
les secrets du royaume, et même ceux de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et de
l'Amérique. Je suis rarement pressé, et j'ai, par intervalles, le loisir de
prendre un livre, d'écrire une lettre privée, ou de (51) m'entretenir avec un
ami qui demande à me voir ; enfin, depuis le dîner jusqu'au coucher, je suis
maître de tout mon temps. Si vous ajoutez à cela que la personne avec qui j'ai
principalement, sinon exclusivement, affaire, est l'homme le plus raisonnable,
le plus doux d'humeur, le plus gentilhomme enfin qu'on puisse imaginer, et que
lady Aylesbury a le même caractère, vous penserez certainement que je n'ai pas
de motifs de me plaindre. Cependant, je ne regretterai pas d'arriver au terme
de mes fonctions, parce qu'elles ne peuvent me conduire à rien, au moins selon
toute probabilité ; et parce que lire, flâner, rêver, sommeiller, ce que
j'appelle penser, est mon suprême bonheur, j'entends ma complète satisfaction.
»
Hume arriva vite au terme de ses fonctions, et il retourna
à Edimbourg en 1769; il se trouvait « très opulent », puisqu'il possédait un
revenu de 1,000 livres par an. Il prit alors la résolution de passer
agréablement et doucement ce qui lui restait de vie. En octobre 1769, il
écrivait à Elliot :
« Je suis
établi ici depuis deux mois, et j'y suis âme et corps, sans reporter la moindre
pensée de regret sur Londres ou même sur Paris... Je réside et je résiderai
douze mois encore dans ma vieille maison de Jame's Court ; elle est très gaie
et même très agréable, mais trop petite pour que j'y puisse déployer à l’aise
mes talents pour la cuisine, qui est l'art auquel je compte consacrer le reste
de ma vie. J'ai précisément en ce moment devant moi une recette pour faire la soupe
à la reine : je l’ai copiée de ma propre main ; pour le bœuf aux choux (un
plat délicieux), pour le vieux mouton et le vieux vin de Bordeaux, je n'ai pas de
rivaux. Je fais aussi le bouillon à la tête de mouton avec assez de succès pour
que M. Keith en parle encore huit jours après ; et le (52) duc de Nivernois
lui-même consentirait à entrer en apprentissage auprès de ma cuisinière pour en
connaître le secret. J'ai déjà envoyé un défi à David Moncreiff : vous verrez
que dans une douzaine de mois il se mettra à écrire l'histoire et s'emparera du
domaine que j'ai déserté; car, dans l’art de donner des dîners, il ne peut plus
songer désormais à lutter avec moi. J'aurais vraiment fait un mauvais usage de
mon séjour à Paris, si je n'étais devenu capable de l'emporter sur un pur
provincial comme lui. Tous mes amis m’encouragent dans cette ambition nouvelle
; car ils pensent qu'il en résultera beaucoup d'honneur pour moi. »
En 1770, Hume fit bâtir lui-même une maison dans les
nouveaux quartiers d'Edimbourg, que l’on était alors en train de construire.
C'était la première maison de la rue, et une espiègle jeune fille crayonna sur
le mur les mots de « rue Saint-David ». La servante de Hume s'en plaignit
à son maître, qui répondit : « Il y a longtemps, ma fille, qu'on n'avait
choisi un aussi honnête homme pour en faire un saint ! » Et la rue a gardé
son nom jusqu'à ce jour.
Pendant les six années qui suivirent, la maison de la rue
Saint-David fut le centre de réunion de la société raffinée et brillante qui
distinguait alors Edimbourg. Adam Smith, Blair n'étaient pas bien loin, et ce
qui reste de la correspondance de Hume avec sir Gilbert Elliot, le colonel
Edmonstone et M. Cockburn, nous laisse entrevoir, sous un jour aimable, le
milieu social où il vivait. On comprend alors pourquoi il ne regrettait pas les
sociétés moins calmes, (53) quoique plus brillantes, de Paris et de Londres.
A l'égard de Londres, de ses habitants et en général des
Anglais, Hume nourrissait une aversion mêlée de mépris; le philosophe y mettait
tout le fiel dont il était capable. Pendant son séjour à Paris, en 1764 et
1765, il écrivait à Blair : « Le goût de la littérature n'est ni éteint ni corrompu
ici, comme il l'est parmi les barbares qui habitent les rives de la Tamise. »
Et il parle de l'intérêt général qu'on porte en France à la science et au
talent comme d'un des traits qui distinguent le plus la France de l'Angleterre.
Dix ans plus tard, il ne pouvait remercier Gibbon de l'envoi de son Histoire
sans y joindre ce compliment assez gauche qu' « il n'eût jamais attendu un
aussi excellent ouvrage de la plume d'un Anglais ». Enfin, en 1765, Hume
écrivait à Millar :
« Je suis effrayé par la rage et les
préjugés des partis, et surtout par cette haine contre les Écossais, qui est un
trait si fâcheux et même si déshonorant du caractère de la nation anglaise. On
nous dit que ce sentiment de haine grandit chaque jour, sans qu'il y ait de
notre part la moindre provocation. C'est ce qui m'a fait prendre plusieurs fois
la résolution de ne jamais mettre le pied sur le sol anglais. Je crains, si je
dois entreprendre un travail historique plus moderne, les impertinences et les
attaques auxquelles m'exposerait un écrit de ce genre, et je désire savoir de
vous si les préjugés antérieurs sont assez effacés pour que je puisse espérer
un accueil favorable. »
Millar apaisa ses craintes en l'assurant avec bienveillance
que les Anglais n'avaient pas de préjugé contre les Écossais en général , mais
seulement contre un Écossais, lord Bute, qui passait pour être le guide, le
philosophe et l’ami de la reine douairière et du roi.
N'avoir aucun goût pour la littérature, mépriser les
Écossais, et rester insensible aux mérites de David Hume, c'était, de la part
de la nation anglaise, un ensemble d'injustices, qui suffisait amplement pour
irriter l’humeur de l'historien philosophe. Sans être follement vaniteux. Hume,
n'avait certainement pas besoin de recourir à la prière qui passe pour avoir
été la formule uniformément acceptée par ses compatriotes, quelque divisés
qu'ils fussent d'ailleurs par leurs croyances théologiques : « Seigneur,
donnez-nous une bonne opinion de nous-mêmes ! » Mais lorsque à tout cela les
mêmes Anglais ajoutèrent une admiration passionnée pour lord Chatam, qui aux
yeux de Hume n’était qu'un charlatan, et lorsqu'ils achevèrent de remplir la
coupe
de leurs iniquités en criant : « Vive Wilkes et la liberté ! »
la colère de Hume ne connut plus de bornes, et, de 1768 à 1770, il confiait la
parfaite jérémiade que voici à son ami sir Gilbert Elliot :
« Oh !
comme il me tarde de voir l’Amérique et les Indes orientales en pleine et
définitive révolte, — les revenus (55) réduits de moitié, — le crédit public
complètement perdu par la banqueroute, — le tiers de Londres en ruines, et la
populace écrasée ! Je pense n'être pas encore assez vieux pour désespérer
d'être le témoin de toutes ces bénédictions.
Je suis enchanté
de voir progresser de jour en jour et d'heure en heure la folie et la
perversité de l'Angleterre. Ces qualités-là, parvenues à leur perfection, sont
vraiment les ingrédients nécessaires pour composer une belle narration
historique, surtout s'il survient après quelque convulsion capitale et ruineuse,
comme j'espère bien qu'il s'en produira une avant peu pour ce peuple
pernicieux! »
Du fond de la retraite paisible de Jame's Court, Hume continue à lancer ses malédictions :
« Il n'y a qu'une
rébellion et une effusion de sang qui puisse ouvrir les yeux de ce peuple abusé
: quoiqu'il ne s'agisse que d'eux, peu importe, à mon avis, ce qu'il adviendra
d'eux... Notre gouvernement est devenu une chimère, et il est trop parfait, au
point de vue de la liberté, pour un animal aussi sauvage qu'un Anglais.
L'Anglais est un homme — et aussi une méchante bêle — corrompu par plus d'un
siècle de licence. Le malheur est qu'on ne peut guère rien retrancher de cette
liberté sans risquer de la perdre tout entière ; du moins il faudrait d'abord
que les conséquences fatales de la licence fussent révélées par quelque malheur
grave qui résulterait d'elle et qui en rendrait les inconvénients palpables. Je
puis désirer que cette catastrophe ne fonde que sur notre postérité; mais elle
semble marcher vers nous à si grandes enjambées, qu'il reste peu de place pour
cette espérance.
Je suis en train de revoir la dernière édition de
mon histoire, afin de la corriger de plus près encore. Je supprime ou bien
j'adoucis quelques traits séditieux que le mauvais esprit whig y avait glissés.
Je souhaite que mon indignation, causée par les folies de l'heure présente,
encouragée (56) par les mensonges, les calomnies, les impostures et toutes les
infamies trop familières aux chefs du parti populaire, ne me précipitent pas
dans l’excès opposé. »
Souhait fort sage en vérité! La postérité s'y associe, et
elle soumet les jugements de Hume sur l'Angleterre et les choses anglaises aux
modifications qu'il leur aurait probablement fait subir lui-même, si son vœu
avait été exaucé.
En 1775, la santé de Hume commença à décliner, et, au
printemps de l'année suivante, sa maladie, qui semble avoir été une hémorragie
intestinale, s'aggrava au point qu'il en pressentit l'issue fatale. Il réalisa
alors le désir qu'il avait conçu d'écrire son Autobiographie. La
conclusion de cet opuscule est un des adieux à la vie les plus courageux, les
plus simples, les plus dignes qui existent :
« Je m'attends
maintenant à une rapide désorganisation. Je n'ai que très peu souffert de ma
maladie, et, ce qui est plus étrange, je n'ai jamais éprouvé un moment de
faiblesse intellectuelle, malgré le déclin rapide de mes forces physiques :
c'est au point que, si j'avais à désigner l'époque de ma vie que j'aimerais mieux
revivre, je pourrais être tenté de choisir cette dernière période. J'ai autant
d'ardeur que jamais pour l'étude, et la même gaieté en société. En outre, je
considère qu'un homme de soixante-cinq ans, en mourant, échappe seulement à
quelques années d'infirmité, et, bien que certains symptômes annoncent que ma
réputation littéraire va jeter un nouvel éclat, je sens que je ne pourrais
jamais en jouir qu'un petit nombre d'années. Il est difficile d'être détaché de
la vie plus que je ne le suis à présent.
Pour conclure
historiquement sur mon caractère, je suis, ou plutôt j’étais (car c'est là le
langage que je dois maintenant employer en parlant de moi-même, et celui qui
convient le mieux pour parler librement de mes sentiments), j'étais, dis-je, un
homme d'humeur douce, maître de mon tempérament, d'un caractère ouvert,
sociable, enjoué, capable d'attachement, mais peu susceptible de haine, et
d'une grande modération dans toutes mes passions. Même mon amour de la gloire
littéraire, ma passion maîtresse, n'a jamais aigri mon caractère, malgré mes
nombreuses déceptions. Ma société pouvait convenir aux jeunes gens et aux
désœuvrés, aussi bien qu'aux littérateurs et aux homme studieux, et, si je
trouvais un plaisir tout particulier à fréquenter les femmes modestes, je n'ai
pas eu lieu d'être mécontent de l'accueil qu'elles m'ont toujours fait. En un
mot, bien que la plupart des hommes supérieurs par quelque côté aient eu à se
plaindre de la calomnie, je n'ai jamais été touché ni même attaqué par sa
langue funeste ; et, bien que je me sois follement exposé à la rage des partis
religieux comme des partis politiques , il semble qu'ils aient bien voulu
désarmer en ma faveur et rabattre de moitié de leur habituelle fureur. Mes amis
n'ont jamais eu de justifications à chercher pour une circonstance de mon
caractère ou de ma conduite. Ce n'est pas que les dévots, comme on peut le
supposer, n'eussent été bien aises d'inventer et de répandre sur mon compte des
histoires fâcheuses, mais ils n'auraient jamais pu rien trouver qui donnât à
ces inventions un air de vraisemblance. En faisant cette oraison funèbre de
moi-même, j'obéis sans doute à un sentiment de vanité, mais j'espère du moins
que ce sentiment n'est pas déplacé; et c'est d'ailleurs une question de fait
qu'il est aisé d'éclaircir et de résoudre. »
Hume mourut à Edimbourg le 25 août 1776, et, quelques jours
après, son corps, accompagné d'un (58) grand concours de peuple qui semblait
attendre pour ses dépouilles funèbres le sort réservé aux restes des sorciers
et des magiciens, fut déposé dans un endroit qu'il avait lui-même choisi, dans
un vieux cimetière, sur le versant oriental de Galton Hill.
Du haut de cette colline se découvre un point de vue que
n'égale aucun de ceux qu'on peut embrasser du milieu d'une grande cité. A
l’occident coule le Forth; et au delà apparaissent au loin, avec leurs teintes
bleu foncé, les montagnes d'Ecosse ; du côté de l’est vous distinguez les
hardis contours d'Arthur's Seat, et les crevasses des rochers escarpés de
Castle, avec la vieille ville d'Edimbourg; tandis que, à vos pieds, du fond
d'un labyrinthe de rues pressées, on entend sortir le sourd murmure que produit
le travail d'une cité d'hommes actifs et énergiques. Par moments, le spectateur
peut être, en cet endroit, aussi solitaire qu'il le serait dans un vrai désert,
et il peut méditer à loisir sur cet abrégé de la nature et de l'humanité — les
deux royaumes de ce monde — qui se déroule devant lui.
Il y avait sans nul doute une intention dans le choix fait
de cette dernière demeure par un historien et un philosophe qui savait que ces
deux royaumes n'en forment qu'un seul, qu'ils sont gouvernés par des lois
uniformes et qu'ils ont (59) également pour fondements l’impénétrable obscurité
et l’éternel silence. Fidèle jusqu'à la fin à cette profonde sincérité qui est
le secret de sa grandeur philosophique, Hume ordonna que la simple tombe qui
marque le lieu de son repos ne portât comme inscription que ces mots :
DAVID HUME
Laissant à la postérité le soin d'ajouter le reste.
C'est pour me conformer au désir et à l’invitation de mon
ami, l'éditeur de cette série [33], que j'ai entrepris cet essai, destiné précisément à aider
la postérité dans la tâche difficile de savoir ce qu'il convient d'ajouter à
l'épitaphe de Hume. Aussi pourrais-je, avec quelque justice, rejeter sur lui la
responsabilité de l'apparente présomption qui m'a fait prendre place parmi les
hommes de lettres engagés par lui pour écrire, avec la compétence qui leur
appartient, cette série sur les Hommes de lettres anglais.
C'est à la
renommée de Hume comme philosophe que les générations successives ont fait,
font et feront de continuelles additions, et bien que, par une pareille excuse,
je puisse me compromettre (60) davantage auprès de certaines
gens, je dois, pour justifier mon audace, déclarer que la philosophie fait
partie du domaine de la science et non du domaine des lettres.
En racontant la vie de Hume, je me suis efforcé autant que
possible de le faire parler lui-même. Si les extraits que j'ai empruntés à ses
lettres et à ses essais n'ont pas suffisamment montré ce qu'il était, rien de
ce que je pourrais dire de mon propre fonds ne pourrait, j'en suis sûr,
apporter plus de clartés. Dans l'exposition qui va suivre de la philosophie de
Hume, j'ai adopté le même plan, et je me suis appliqué à choisir , en les
disposant dans un ordre systématique, les passages de Hume qui me paraissaient
contenir l'expression la plus claire de ses opinions.
J'aurais été satisfait de pouvoir m'en tenir à l'exécution
de cette tâche, et de borner mes commentaires à ce qui était strictement requis
pour relier mes extraits; çà et là pourtant, je dois l'avouer, on rencontrera
des réflexions qui m'appartiennent plus qu'elles n'appartiennent à Hume. Mon excuse
sera l'invincible disposition que j'ai à faire tous les efforts possibles pour
mettre de la clarté dans les choses. J'ai en outre l'espoir qu'il n'y a rien
dans ce que j'ai pu dire qui soit en contradiction avec le développement
logique des principes de Hume.
(61) Mon autorité pour les faits de la vie de Hume est
l’admirable biographie publiée en 1846 par M. John Hill Burton. L'édition des
œuvres de Hume d'après laquelle sont faites toutes mes citations est celle de
Black et Tait, publiée à Edimbourg en 1826. Dans cette édition, les Essais
ont été réimprimés d'après l'édition de 1777, corrigée par l'auteur peu de
temps avant sa mort. Elle est fort bien imprimée en quatre volumes commodes,
et, comme mon exemplaire est depuis longtemps en ma possession et porte les
marques de mes lectures répétées, il eût été gênant pour moi de me servir d'une
autre. Mais, pour la commodité de ceux qui possèdent quelque autre édition, je
donne la table suivante du contenu de réédition de 1826, avec la pagination des
quatre volumes :
Volume
I. Traité de la nature humaine. Livre Ier : de l’Entendement, de
la page 5 jusqu'à la fin du volume, p. 347.
Volume
II. Traité de la nature humaine. Livre II : des Passions, p.
3-215. Livre III : de la Morale, p. 219-415. Dialogues sur la
religion naturelle, p. 419-548. Appendice au Traité, p. 551-560.
Volume
III. Essais moraux et politiques, p. 3-282. Discours politiques,
p. 285-579.
Volume
IV. Recherches sur l’entendement humain, p. 3-233. Recherches sur les
principes de la morale, p. 237-431. Histoire naturelle de la religion,
p. 435-513. Essais, p. 517-577.
(62) Comme le volume et la page du volume sont identiques
dans mes citations, il sera facile, grâce à cette table, de retrouver le
passage cité, dans les éditions autrement disposées.
(63) DEUXIEME PARTIE
_________
CHAPITRE PREMIER
L'objet et le but de la philosophie
Kant l’a dit, le but de la philosophie est de résoudre ces trois
problèmes : « Que pouvons-nous connaître? — Que devons-nous faire? — Que
pouvons-nous espérer? » Mais il est évident que ces trois questions doivent, en
dernière analyse, se ramener à la première. En effet, l'attente rationnelle et
l'action morale sont également fondées sur des croyances; et toute croyance
serait illégitime, si son objet n'était pas compris dans les limites des
connaissances possibles, si son évidence ne satisfaisait pas aux conditions que
l'expérience impose comme garanties de la certitude.
Au fond, la philosophie n'est donc que la réponse à cette
question : « Que pouvons-nous connaître? » (64) Et c'est précisément parce
qu'elle poursuit la solution de ce problème que la philosophie doit être
distinguée comme un département spécial dans l'ensemble des recherches
scientifiques. Tout ce qu'on appelle du nom général de sciences mathématiques,
physiques ou biologiques, constitue la somme des réponses que l'esprit humain
est en état de faire à cette question : « Que connaissons -nous? » Ces sciences
nous instruisent des résultats des opérations mentales qui constituent la
pensée; tandis que
la
philosophie, dans le sens strict du mot, a pour objet d'examiner dans leurs
fondements les premiers principes que ces opérations supposent ou impliquent.
Ainsi, à raison de son but spécial, la philosophie peut
être à bon droit distinguée des autres parties de l'investigation scientifique;
mais il est aisé de comprendre que, parla nature de son objet, elle est
intimement liée et à vrai dire inséparablement unie avec toutes les sciences.
Il serait en effet impossible de répondre à cette question : « Que
pouvons-nous connaître ?» si l'on n'avait préalablement acquis une idée nette
de ce qu'on entend par connaissance. Une fois ce point réglé, la première chose
requise est de chercher comment nous atteignons la connaissance; car, d'après
la réponse faite sur ce point, nous parvenons à résoudre cette autre question :
s'il y a ou (65) s'il n'y a pas des limites à la connaissance. Enfin, comme
cette question : « Que pouvons-nous connaître? » se rapporte non seulement à la
connaissance du passé ou du présent, mais aussi à ces prévisions certaines que
nous appelons la connaissance de l’avenir, il est nécessaire de chercher encore
quels moyens de justification doivent être allégués pour guider sûrement nos
prévisions dans la conduite pratique de la vie.
Il n'est assurément pas besoin de raisonner pour montrer
que le premier problème ne saurait être abordé sans un examen préalable des
éléments de l’esprit et sans la détermination de ceux de ces éléments qui
peuvent prétendre au titre de connaissance. Le second problème ne saurait être
traité d'une autre manière : car c'est seulement en observant le développement
de la connaissance que nous pouvons raisonnablement nourrir l'espoir
d'apprendre comment la connaissance se développe. Enfin la solution du
troisième problème suppose simplement la discussion des données fournies par
l'étude des deux premiers.
Ainsi, afin de répondre à trois des quatre questions
subordonnées que comprend la question générale : « Que pouvons-nous connaître?
» nous devons recourir à cette investigation des phénomènes de l’esprit, dont
les résultats constituent la science de la psychologie.
(66) La psychologie est une partie de la science de la vie
ou biologie; elle diffère des autres parties de cette science, uniquement en ce
qu'elle a pour objet les phénomènes psychiques, et non les phénomènes
physiques, de la vie.
De même qu'il y a une anatomie du corps, il y a une
anatomie de l'esprit. Le psychologue dissèque les phénomènes psychiques, et par
l'analyse les ramène aux états élémentaires de la conscience, de même que
l’anatomiste distingue dans les membres les tissus et dans les tissus les
cellules. L'un recherche comment avec de simples éléments se forment des
organes complexes; l'autre suit le travail de construction qui avec les
éléments simples de la pensée forme des conceptions complexes. De même que le
physiologiste étudie le mode de formation de ce qu'on appelle les ce fonctions »
des corps, de même le psychologue examine les « facultés » de l'esprit. De
plus, une attention même rapide accordée aux opérations et aux actes des
animaux inférieurs suggère l'idée d'une anatomie et d'une physiologie comparées
de l'esprit. Enfin la doctrine de l'évolution demande à être appliquée dans le
domaine moral aussi bien que dans l'autre.
Mais il y a plus que parallélisme, il y a étroite et intime
connexion entre la psychologie et la physiologie. Tout le monde admet, à
quelque degré, qu'un (67) certain nombre au moins d'états de conscience
dépendent dans leur existence de l'accomplissement des fonctions dévolues à
certains organes particuliers du corps. Il n'y a pas de vision sans yeux, il
n'y a pas d'ouïe sans oreilles. Si l'origine des éléments de l'esprit est
réellement un problème philosophique, le philosophe, qui essaye de résoudre ce
problème sans s'être familiarisé avec la physiologie des sensations, a tout
aussi peu le sentiment de son rôle que le physiologiste qui voudrait disserter
sur les fonctions animales de locomotion sans avoir étudié les principes de la
mécanique, ou traiter de la respiration sans avoir au moins quelque teinture de
la chimie.
A quelque point de vue que nous nous placions pour donner à
la physiologie le nom de science, la psychologie mérite la même appellation, et
la méthode de recherche qui est bonne pour éclaircir les relations vraies d'une
de ces séries de phénomènes est bonne aussi pour découvrir celles de l'autre
série. Par conséquent, puisque la philosophie n'est en grande partie que
l'exposition des conséquences logiques contenues dans les principes établis par
la psychologie, puisque la psychologie d'autre part ne diffère de la science
physique que par la nature de son objet et n'en diffère pas par sa méthode de
recherche, il semble naturel d'accepter cette (68) conclusion : les philosophes
seront d'autant plus sûrs de réussir dans leurs investigations, qu'ils sauront
mieux comment on applique à des sujets moins abstraits la méthode scientifique;
tout comme il semble évident, sans recourir à une démonstration étudiée, que
l'astronome qui désire comprendre le système solaire doit avoir acquis des
notions préalables sur les éléments de la physique. Ce qui vient confirmer ces
présomptions, c'est que .les hommes qui ont fait le plus d'additions
importantes et positives à la philosophie, tels que Descartes, Spinoza et Kant,
pour ne pas citer des exemples plus récents, étaient profondément pénétrés de
l'esprit de la science physique ; c'est que quelquefois même, comme Descartes
et Kant, ils étaient largement instruits des vérités particulières de cette
science. D'un autre côté, le fondateur du positivisme n'est pas un exemple
moins frappant du rapport qui associe l'incapacité scientifique à
l'incompétence philosophique. En fait les laboratoires sont les vestibules du
temple de la philosophie, et ceux qui n'ont pas commencé par y offrir des
sacrifices et y subir les cérémonies de la purification ont peu de chance
d'être admis dans le sanctuaire.
Quelque naturelles que puissent paraître ces réflexions, on
aurait tort d'oublier qu'en fait elles ne sont pas, tant s'en faut,
universellement admises. (69) Au contraire, la nécessité qui s'impose au
philosophe de se préparer convenablement à sa tâche par les études psychologiques
et physiologiques est niée d'abord par les « métaphysiciens purs ». Ceux-ci
s'efforcent de fonder le système de la connaissance sur de prétendues vérités
universelles et nécessaires; ils affirment que l'observation scientifique est
impossible, à moins que ces vérités ne soient déjà connues ou supposées : ce
qui, aux yeux de ceux qui ne sont pas des « métaphysiciens purs », est une
affirmation beaucoup plus hardie que ne le serait celle du physicien qui
prétendrait que la chute d'une pierre ne peut être observée, tant que la loi de
la gravitation n'est pas présente à l’esprit de l'observateur.
D'autre part, les positivistes, ceux du moins qui s'en tiennent strictement aux enseignements de leur maître, affirment sans hésiter, du moins en paroles, que l'observation de l’esprit est quelque chose de contradictoire en soi, et que la psychologie est une chimère ou un fantôme engendré par une sorte de fermentation des résidus de la théologie. Cependant, si l'on avait demandé à M. Comte ce qu'il entendait par « physiologie cérébrale », en dehors de ce que l'on appelle communément psychologie, si on lui avait demandé encore ce qu'il savait des fonctions du cerveau en dehors des renseignements fournis par cette (70) « observation intérieure » qu'il traite de chose absurde, il est vraisemblable qu'il aurait eu quelque peine lui-même à écarter cette conséquence qu'en condamnant la psychologie il ne faisait qu'énoncer un solennel non-sens.
C'est assurément un des plus grands mérites de Hume d'avoir
nettement reconnu ce fait que la philosophie est fondée sur la psychologie, et
que les recherches faites sur les éléments et les opérations de l'esprit
doivent être conduites d'après les règles qui gouvernent les recherches
physiques, si l’on veut que la « philosophie morale », comme il l'appelle
lui-même, atteigne des résultats aussi solides et d'un caractère aussi précis
que ceux qui concernent la « philosophie naturelle » [34]. Le titre de son premier ouvrage. Traité de la nature
humaine, ou Essai pour introduire dans les questions morales la méthode
expérimentale, indique suffisamment à quel point de vue se plaçait Hume
pour envisager les problèmes philosophiques, et il nous apprend dans sa préface
que son but a (71) été de préparer la construction d'une « science de l’homme »
:
« Il est évident
que toutes les sciences ont un rapport plus ou moins grand avec la nature
humaine, et, quelle que soit la distance qui semble les séparer d'elle, elles y
reviennent par un chemin ou par un autre. Même les mathématiques, la philosophie
naturelle et la religion naturelle, dépendent, en quelque façon, de
la science de l'homme, puisqu'elles sont comprises dans la connaissance
humaine, puisque ce sont les facultés et les pouvoirs de l'esprit humain qui en
jugent. Il est impossible de dire quels changements et quels progrès pourraient
être accomplis dans les sciences, si nous connaissions exactement l'étendue et
la force de l'intelligence humaine, si nous pouvions éclaircir la nature des
idées que nous employons et des opérations que nous accomplissons dans nos
raisonnements... Quant à moi, il me paraît évident que, l'essence de l'esprit
ne nous étant pas moins inconnue que l'essence des corps extérieurs, il doit
être impossible de se faire quelque idée des pouvoirs et des qualités de l'esprit,
autrement que par des expériences attentives et exactes, et par l'observation
des effets particuliers qui résultent des différentes circonstances où l'esprit
est placé. Et bien qu'il faille faire effort pour rendre tous nos principes
aussi universels que possible en poursuivant nos expériences jusqu'à leurs
extrêmes limites et en expliquant tous les effets par le plus petit nombre des
causes les plus simples, encore est-il certain que nous ne pouvons pas aller au
delà de l'expérience, et que toute hypothèse qui prétend découvrir l'origine
ultime des qualités de la nature humaine doit tout d'abord être rejetée comme
présomptueuse et chimérique...
Mais si cette
impossibilité d'expliquer les premiers principes doit être considérée comme un défaut
dans la science de l’homme, je n'hésite pas à affirmer que ce défaut lui est
commun avec toutes les sciences, avec tous les arts où nous (72) employons
notre esprit, qu'il s'agisse des connaissances cultivées dans les écoles des
philosophes ou de celles qui sont appliquées dans les échoppes des plus simples
artisans. Dans aucun cas, il ne peut être question de dépasser l'expérience ni
d'établir des principes qui ne soient pas fondés sur l'autorité de
l'expérience. Sans doute la philosophie morale a ce désavantage particulier,
auquel échappe la philosophie naturelle, qu'elle est condamnée à recueillir ses
expériences sans dessein prémédité, sans pouvoir se satisfaire elle-même à
propos de toutes les difficultés qui se présentent. Lorsque je suis en peine de
savoir les effets d'un corps sur un autre dans une certaine situation, je n'ai
besoin que de les placer dans cette situation et d'observer ce qui en résulte.
Mais si j'essayais de résoudre de la même manière quelque difficulté de
philosophie morale [35], en me plaçant
dans une situation semblable à celle que j'examine, il est évident que cet acte
réfléchi et cette préméditation même troubleraient assez l'action des principes
naturels pour m'interdire toute conclusion légitime relativement à ces phénomènes.
Nous devons donc, dans cette science, glaner nos observations par une étude
attentive de la vie humaine, et recueillir les faits comme ils se présentent à
nous dans le cours ordinaire du monde, à raison de la conduite des hommes dans
la société, dans les affaires et dans les plaisirs. Le jour où les observations
de cette espèce auront été judicieusement rassemblées et comparées, nous
pourrons espérer de constituer avec ces faits une science qui ne sera pas
inférieure en certitude et qui sera peut-être supérieure en utilité à toute
autre science de compétence humaine. » (T. Ier, Introduction, p. 7-11.)
Toute science a pour point de départ des hypothèses, ou, en
d'autres termes, des présomptions, (73) dépourvues de preuves, qui peuvent être
et sont souvent erronées, mais qui du moins valent mieux que rien pour le
penseur qui cherche à se conduire avec quelque méthode dans le labyrinthe des
phénomènes. Le progrès historique de toutes les sciences dépend de la critique
de ces hypothèses, de la réduction graduelle de leurs parties fausses ou
superflues, jusqu'au jour où il ne reste plus
que
l'exacte expression verbale de ce que nous connaissons relativement aux faits,
sans y rien ajouter : ce jour-là, la science est en possession d'une théorie
parfaite.
La philosophie a suivi la même marche que les autres
branches de l'investigation scientifique. Le service mémorable que Descartes a
rendu à la cause de la vérité consiste en ceci qu'il a fait reposer les
fondements de la critique philosophique moderne sur l'examen de la nature de la
certitude. Le résultat clair et certain des recherches entreprises par
Descartes, c'est qu'il y a une chose dont on ne peut absolument pas douter :
car celui-là même qui prétendrait en douter prouverait par là qu'elle existe,
et cette chose, c'est la conscience présente, que nous appelons pensée ou
sentiment. Cette certitude-là est sauve, quand bien même toutes les autres
formes de certitude ne seraient que des inférences plus ou moins probables.
Berkeley et Locke, (74) chacun à sa manière, ont appliqué la critique
philosophique dans d'autres directions; mais ils ont toujours suivi, et dans
une certaine mesure fait ouvertement profession de suivre, la maxime
cartésienne, qui recommande de n'accepter une proposition pour vraie que quand
elle est clairement et distinctement évidente; ils l’ont suivie, même quand
leur argumentation détruisait plus d'une assise dans l'édifice hypothétique que
leur grand prédécesseur avait laissé encore debout. Personne n'a plus
clairement défini les visées du philosophe critique que ne l'a fait Locke dans
un passage de son célèbre ouvrage, l’Essai sur l’entendement humain.
Bien qu'il fût peut-être convenable de supposer que ce passage est connu de
tous les lecteurs anglais, il y a beaucoup de probabilités pour qu'il soit
ignoré de cette génération dont la tête est bourrée de connaissances et qui
passe tant d'examens ! Aussi je n'hésite pas à le citer :
« Si, par cette
étude de la nature de l'entendement, je puis découvrir ses facultés et la
portée de ses facultés ; si je puis savoir à quels objets elles sont
proportionnées dans une certaine mesure, dans quels cas elles nous font défaut
: je suppose qu'il y aura quelque utilité à décider l'esprit affairé de l’homme
à agir avec plus de circonspection, lorsqu'il se mêle de choses qui passent sa
compréhension, à s'arrêter, lorsqu'il a atteint l'extrême limite de sa chaîne,
à se reposer dans l'ignorance paisible des choses que l'examen lui montre
situées hors de la portée de son esprit. Alors peut-être, (75) ne serions-nous
pas si pressés, par une vaine affectation de connaître tout, de soulever sans
cesse des questions nouvelles, de nous fatiguer, nous et les autres, par de
stériles discussions sur des choses disproportionnées avec les forces de notre
entendement, dont notre esprit ne peut se former aucune idée claire et
distincte, et même, comme il arrive trop souvent, dont nous n'avons absolument
aucune idée... Les hommes trouveront toujours de quoi occuper leurs esprits et
exercer leurs mains avec variété, plaisir et satisfaction, s'ils veulent bien
ne pas s'obstiner à entrer en lutte avec leur propre nature, et ne pas rejeter
les trésors dont leurs mains sont déjà pleines, sous prétexte qu'elles ne sont
pas assez grandes pour saisir tout ce qu'il leur plairait encore de saisir.
Nous n'aurons jamais sujet de nous plaindre de l’étroitesse de notre esprit, si
nous savons l'occuper à des choses qui nous soient utiles : car, dans ces
limites, notre esprit a toutes les capacités nécessaires. Et ce serait une
faute inexcusable, aussi bien qu'une mauvaise humeur puérile, que de déprécier
la valeur de notre intelligence, de négliger les moyens qui en assurent le
progrès et qui la conduisent aux uns pour lesquelles elle nous a été donnée,
sous prétexte qu'il y a certains objets auxquels elle ne peut atteindre. Ce ne
serait pas une excuse pour un domestique paresseux et revêche qui aurait
négligé de faire sa besogne à la lumière des chandelles, de dire, pour se
justifier, que le soleil n'était pas levé. La chandelle qui a été mise dans nos
mains brille assez pour éclairer tous nos desseins.... Notre affaire ici-bas
n'est pas de connaître toutes choses : c’est seulement de connaître ce qui
intéresse notre conduite. [36] »
Hume développe la même idée fondamentale, quoique d'une façon
un peu différente et en (76) indiquant avec plus de précision les avantages
pratiques que l’on est en droit d'attendre d'une philosophie critique. Dans la
première et la seconde partie de la douzième section de ses Essais, Hume
juge et condamne le scepticisme absolu ou pyrrhonisme; il y joint une sorte de
caricature du doute méthodique de Descartes ; mais, dans la troisième partie,
il recommande et adopte, sous le titre de « philosophie académique », une forme
de « scepticisme mitigé ». Après avoir établi que la connaissance des
infirmités de l'esprit humain, même le plus perfectionné et le plus prudent, le
plus scrupuleux dans ses recherches, est le meilleur obstacle qu'on puisse
opposer aux tendances dogmatiques. Hume continue en disant :
« Une autre forme de
scepticisme mitigé, qui peut être de quelque utilité au genre humain, et qui
est le produit naturel des doutes et des scrupules des Pyrrhoniens, c'est la
limitation de nos recherches aux sujets qui, par leur nature, s'adaptent le
mieux aux étroites capacités de l'entendement humain. L’imagination de l'homme
est naturellement sublime : elle se plaît dans tout ce qui est grand et
extraordinaire; elle se précipite, sans réflexion, dans les parties les plus
éloignées de l'espace et du temps, pour échapper aux objets que la coutume lui
a rendus trop familiers. Un homme de jugement correct suit une méthode
contraire, et, s'interdisant toutes les recherches trop élevées, trop
lointaines, il se renferme dans la vie commune, dans les sujets qui se rapportent
à la pratique et à l'expérience journalières; il abandonne les sujets les plus
sublimes, soit (77) aux poètes et aux orateurs qui en font l'ornement de leurs
œuvres, soit aux prêtres et aux politiques qui y trouvent la matière de leurs
artifices. Pour nous inspirer une résolution aussi salutaire, rien ne saurait
être plus efficace que de se convaincre absolument de la force du doute
pyrrhonien et de l’impossibilité d'échapper à ce doute autrement que par
l'influence entraînante de l’instinct naturel. Cela n'empêchera pas ceux qui
ont du goût pour la philosophie de continuer leurs recherches ; car, à part le
plaisir immédiat attaché à ces occupations, ils comprendront que les décisions
philosophiques ne sont pas autre chose que les réflexions du sens commun
organisées et corrigées. Mais ils ne s'efforceront jamais de franchir les
limites du sens commun, tant qu'ils reconnaîtront l'imperfection des facultés
qu'ils emploient, l'insuffisance de leurs forces et l'inexactitude de leurs
opérations. Alors qu'il nous est impossible d'expliquer par de bonnes raisons
pourquoi nous croyons, après mille expériences, qu'une pierre tombera ou que le
feu brûlera, pouvons-nous avoir la prétention de nous satisfaire nous-mêmes
dans nos efforts de conception touchant l'origine des mondes et sur la marche
que suit la nature de l’éternité à l'éternité? » (T. IV, p. 189-90.)
Allons plus loin : l'affaire de la critique philosophique,
ce n'est pas seulement de faire bonne garde pour empêcher les divagations de la
philosophie; c'est aussi de présider à la police du monde entier de la pensée.
Partout où elle soupçonne le sophisme ou la superstition, elle doit les
poursuivre au fond de leurs cavernes et là les saisir et les étouffer comme
Othello étouffe Desdémone; « sans cela, elle trahirait d'autres hommes ! »
Hume s'échauffe et devient éloquent lorsqu'il (78) expose
les travaux qui attendent le courage et la force de l'Hercule du « scepticisme
mitigé ».
« Ici, dit-il,
se présente l’objection la plus juste, la plus plausible, qui puisse être
soulevée contre une grande partie de la métaphysique. Ce n'est pas, dit-on, une
science à proprement parler ; elle résulte des stériles entreprises de la
vanité humaine, qui s'avise de vouloir pénétrer dans des sujets entièrement
inaccessibles à l'entendement, ou encore de l'artifice des superstitions
populaires, qui, se sentant incapables de se défendre en rase campagne,
disposent devant elles les buissons de la métaphysique comme autant d'obstacles
pour dissimuler et protéger leur faiblesse. Chassés des lieux découverts, ces
docteurs malfaisants s'enfuient dans les forêts et y restent aux aguets pour
surprendre les avenues sans défense de l'esprit, qu'ils écrasent sous les
préjugés et les craintes superstitieuses. L'adversaire le plus vigoureux, s'il
se relâche un instant et cesse de faire bonne garde, succombe lui-même ; et
d'autre part combien y a-t-il d'hommes qui, par lâcheté et folie, ouvrent la
porte à l'ennemi et le reçoivent avec empressement, lui accordant obéissance et
respect comme à leur souverain légitime !
Mais y a-t-il là
une raison suffisante pour détourner les philosophes des recherches
métaphysiques? Convient-il qu'ils laissent la superstition en paix dans sa
retraite? N'est-il pas vrai qu'il faut au contraire prendre la résolution
opposée et reconnaître la nécessité de porter la guerre jusque dans les recoins
les plus cachés où se retranche cette redoutable ennemie?...
Le seul moyen
d'affranchir la science, une fois pour toutes, de ces questions abstruses,
c'est d'examiner avec soin la nature humaine, et de montrer, par une analyse
exacte de ses pouvoirs et de ses facultés, qu'elle n'est point faite pour
s'élever à des sujets aussi ardus et aussi transcendants. Nous devons nous
imposer cette fatigue, afin de vivre en repos le reste de notre vie, et
cultiver la vraie (79) métaphysique avec quelque soin, afin de détruire la
fausse... » (T. IV, p. 10, 11.)
Près d'un siècle et demi s'est écoulé depuis le jour où ces
lignes courageuses ont été écrites par la plume de Hume, et c'est bien
lentement qu'on s'est mis, comme il le demandait, à porter la guerre dans le
camp ennemi. Comme dans bien d'autres cas, cette campagne n'a pas été vivement
conduite, faute d'une bonne base d'opérations. Mais depuis que la science
physique, durant les cinquante dernières années, a placé sur le front de
l'armée l'inépuisable contingent de son artillerie d'un nouveau modèle, capable
d'enfoncer par les projectiles de l’expérience les bataillons les plus serrés,
les choses ont pris meilleure tournure ; et cependant c'est à peine si les
enfants perdus des avant-postes peuvent entrevoir les premières lueurs
indécises de l’aurore de ce jour heureux, où la superstition et la fausse
métaphysique n'existeront plus et où les gens raisonnables pourront enfin ce vivre
en paix ».
Si, en concevant ainsi l'objet et les limites de la
philosophie, Hume se comporte comme le fils spirituel et le continuateur de
l'œuvre de Locke, il s'offre aussi à nous comme l'ancêtre de Kant, comme le
chef de file (protagonist) de cette nouvelle manière de penser qu'on a
appelée l’agnosticisme, parce qu'elle avoue son impuissance à (80)
trouver les conditions nécessaires de toute connaissance positive ou négative,
relativement à plusieurs propositions, à propos desquelles non seulement le
vulgaire, mais aussi certains philosophes d'un tempérament plus sanguin,
étalent sans preuves une pompeuse assurance.
Le but de la Critique de la raison pure est au fond
le même que celui du Traité de la nature humaine : c'est celui qui a
conduit Kant à développer cette « philosophie critique » à laquelle son nom et
sa renommée sont indissolublement liés. Si , dans le détail , le criticisme de
Kant diffère de celui de Hume, du moins les deux philosophies s'accordent dans
leur résultat essentiel, qui est la limitation de toute connaissance réelle au
monde des phénomènes tel que nous le révèle l'expérience.
Le philosophe de Kœnigsberg abrège le philosophe de
Ninewells, quand il résume ainsi l'utilité de la philosophie :
« La plus grande
et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est, après
tout, exclusivement négative, puisqu'elle est, non un instrument pour étendre
la connaissance, mais une discipline pour la limiter ; au lieu de découvrir la
vérité, elle a seulement le mérite modeste de prévenir l'erreur. [37]»
(81) CHAPITRE II
LES ÉLÉMENTS DE L’ESPRIT
Dans le langage ordinaire, l’esprit représente une
entité, indépendante du corps, quoiqu'elle réside dans le corps et lui soit
intimement unie, une entité qui possède un grand nombre de facultés,
sensibilité, intelligence, mémoire, volonté. Ces facultés seraient par rapport
à l'esprit ce que les organes sont par rapport au corps, et accompliraient des
fonctions diverses, sentir, raisonner, se rappeler, vouloir. De ces fonctions,
les unes, la sensation par exemple, passent. pour absolument passives,
c'est-à-dire qu'elles ne sont appelées à l'existence que par les impressions
extérieures ; le monde matériel des objets réels agit sur notre sensibilité, et
nos sensations ne sont que les représentations de ces objets; on considère les
autres, par exemple la mémoire et (82) le raisonnement, comme en partie
passives, en partie actives, tandis qu'on réserve à la seule volonté le
privilège d'être, au moins en puissance, sinon toujours en acte, une activité
spontanée.
Cette classification et cette terminologie populaire des
phénomènes de la conscience ne proviennent pas cependant, qu'on ne s'y trompe
pas, des premières conceptions grossières et des premières suggestions du sens
commun ; elles sont plutôt un legs, et, sous beaucoup de rapports, une damnosa
haereditas de la vieille philosophie plus ou moins inspirée par la
théologie.
Cette philosophie a fini par faire corps avec le sens commun, de la même façon
que les vices affectés par les classes aristocratiques d'une époque deviennent
dans l'âge suivant les vices communs de la foule. Il suffit de donner un peu
d'attention à ce qui se passe dans l'esprit, pour se convaincre que de
pareilles conceptions psychologiques reposent sur des principes d'un caractère
entièrement hypothétique. Et le premier devoir d'un apprenti psychologue est de
se défaire de toutes ces idées préconçues; de concevoir les phénomènes
psychiques tels qu'ils se présentent dans les données de l'observation, sans y
mêler d'autres suppositions que les hypothèses qui se donnent formellement pour
des hypothèses, et qui peuvent aider l'observation en la confirmant, ou
autrement; de classer ces (83) phénomènes d'après leurs caractères nettement
reconnus, et enfin d'adopter une nomenclature qui ne suggère rien au delà des
résultats de l'observation.
Ainsi
restreinte et châtiée, l’observation de l'esprit ne nous met en rapport qu'avec
certains événements, certains faits ou phénomènes (suivant l'expression qu'on
préférera) qui passent rapidement dans le champ de notre vision intérieure, et
qui, si l'on se contente d'un examen superficiel, semblent s'y succéder sans
ordre, comme les dessins changeants d'un kaléidoscope. A tous ces phénomènes
psychiques, ou, si l'on veut, à tous ces états de conscience [38],
Descartes a donné le nom de « pensées » [39],
tandis que Locke et Berkeley les appellent des « idées » . Hume, estimant que
ce serait là un emploi impropre du mot « idée », qu'il réserve pour un autre
usage, donne le nom général de oc perceptions » à tous les états de conscience.
Ainsi, quels que soient (84) les autres sens que nous
puissions plus tard attribuer au mot « esprit », il est certain tout d'abord
que ce mot est employé pour représenter une série de perceptions; de même que
le mot « accord » (tune en anglais), avant toutes ses autres
significations, désigne en premier lieu une succession de notes musicales.
Hume, cependant, va plus loin que les autres philosophes, lorsqu'il dit :
« Ce que nous
appelons esprit n'est pas autre chose qu'un monceau ou une collection de
diverses perceptions, unies les unes aux autres par certains rapports, et que
l’on considère à tort comme parfaitement simple et identique. » (T. I, p. 268.)
Par ces expressions : « pas autre chose que », Hume tombe
dans l’erreur fondamentale et perpétuelle des philosophes spéculatifs, celle
qui consiste à dogmatiser sur des preuves négatives. Hume peut avoir raison ou
avoir tort : mais tout ce qu'il peut alléguer lui-même, et tout ce qu'on peut
invoquer de plus fort en faveur de son opinion, c'est simplement ce fait que
nous ne connaissons rien de l'esprit, sinon qu'il est une série de perceptions.
Quant à la question de savoir s'il y a dans l'esprit un principe placé hors de
la portée de l'observation, ou si les perceptions elles-mêmes dérivent de
quelque chose qui peut être observé et qui n'est pas l'esprit, c'est ce qu'il
est (85) absolument impossible de décider par le seul secours de l'observation
directe. Ailleurs le caractère hypothétique et contestable de la définition de
l'esprit donnée par Hume est moins apparent :
« La véritable
conception de l'esprit humain consiste à le considérer comme un système de
perceptions diverses, ou d'existences diverses, liées les unes aux autres par
la relation de cause à effet, et qui se produisent, se détruisent,
s'influencent, se modifient les unes les autres... A ce point de vue, je ne
saurais mieux comparer l'esprit qu'à une république ou à une communauté, dans
laquelle les différents individus sont liés les uns aux autres par des rapports
réciproques de commandement et d'obéissance, et engendrent d'autres individus
qui maintiennent et perpétuent une république identique à travers l’incessant
changement de ses parties. » (T. I, p.
331.)
Mais laissons pendante pour le moment la question de la
définition exacte de l'esprit : ce qui est certain, ce qui est le résultat de
l'observation directe, c'est que, observés d'un coup d'œil d'ensemble, toutes
nos perceptions et tous nos états de conscience se distribuent naturellement en
un certain nombre de groupes ou de catégories. Il y a deux de ces classes que
Hume met à part, comme tout à fait essentielles : toutes les perceptions,
dit-il, sont ou des impressions ou des idées.
Aux impressions, il rattache « toutes nos
perceptions plus vives, celles qui se produisent quand il (86) nous arrive
d’entendre, de voir, d'aimer ou de vouloir » ; en d'autres termes, « toutes nos
sensations, passions et émotions, au moment où elles font leur première apparition
dans l’âme. » (T. I, p. 15.)
D'un autre côté, les idées sont les images affaiblies que
les impressions laissent d'elles mêmes dans la pensée et le raisonnement, ou
encore les images d'idées antérieures.
Les impressions et les idées peuvent être ou simples,
lorsqu'il est impossible de les analyser, ou complexes, lorsqu'on peut y
distinguer des éléments plus simples. Toutes les idées simples sont les copies
exactes des impressions; mais dans les idées complexes la disposition des
éléments simples peut différer de celle des impressions dont ces idées simples
sont les copies.
Ainsi la couleur rouge, la couleur bleue, l'odeur de la
rose, sont des impressions simples. L'idée du bleu, l'idée du rouge, l'idée de
l'odeur de la rose sont simplement les copies de ces impressions. Mais une rose
rouge est une impression complexe qui peut être analysée et qui comprend, entre
autres éléments, la couleur rouge, l'odeur de rose. De même, nous pouvons
concevoir de cette rose rouge une idée complexe, qui est exactement, quoique
faiblement, la copie de l'impression complexe. Une fois que nous avons acquis
les idées de rose rouge et (87) de couleur bleue, nous pouvons, par
imagination, substituer le bleu au rouge, et obtenir ainsi l’idée complexe
d'une rose bleue, idée qui n'est plus la copie réelle d une impression
complexe, quoique chacun de ses éléments soit une copie de cette espèce.
On a critiqué Hume pour avoir fondé la distinction des
impressions et des idées sur le degré de force et de vivacité qui les
caractérise. Cependant il serait difficile de trouver un autre caractère pour
distinguer ces deux catégories de phénomènes de conscience. Tous ceux qui ont
accordé quelque attention à l'étude intéressante de ce qu'on appelle les «
sensations subjectives » savent par de nombreuses expériences combien il est
quelquefois mal-aisé de distinguer les idées sensibles et les impressions
sensibles, lorsque les idées sont très vives et les impressions très faibles. A
qui n'est-il pas arrivé d'imaginer qu'il entendait un bruit, ou au contraire
d'expliquer son inattention au milieu de bruit, réels en disant : « Je croyais
que c'était seulement un bruit imaginaire? » Des personnes même bien portantes
sont plus exposées qu'on ne le croit à des hallucinations de la vue et de
l'ouïe, c'est-à-dire à des idées visuelles ou auditives si vives qu'on les
prend pour des impressions nouvelles; mais c'est surtout dans certains états
maladifs que les idées (88) des objets sensibles peuvent atteindre toute la
vivacité des impressions réelles.
Si les idées ne sont que les copies et les images des
impressions, — que ces images soient d'ailleurs disposées dans le même ordre
que les impressions qui leur ont donné naissance ou dans un autre ordre, — il s'ensuit
que l'analyse ultime des éléments de l’esprit se confond avec celle des
impressions. Or, d'après Hume, les impressions sont de deux espèces : ou bien
des impressions de sensation, ou bien des impressions de réflexion. Les
premières nous sont fournies par les cinq sens, en même temps que par le
plaisir et la douleur. Les autres sont les passions ou les émotions (Hume
emploie indifféremment les deux mots) . Ainsi les états élémentaires de la
conscience, et, pour ainsi parler, les matériaux bruts de la connaissance, se
réduisent aux sensations et aux émotions, et tout ce que nous découvrons dans
l’esprit, en dehors de ces états élémentaires de la conscience, résulte des
combinaisons et des métamorphoses que subissent ces états primitifs.
On a lieu d'être surpris qu'un penseur de la valeur de Hume
se soit contenté des résultats d'une analyse psychologique qui prend des états
manifestement complexes pour des éléments, et qui, en revanche, omet parmi les
états élémentaires toute
une
catégorie très importante de faits simples.
(89) Sur le premier point, remarquons que Hume aurait dû
connaître les maîtresses études de Spinoza sur les Passions dans la
troisième partie de l’Éthique [40]. S'il avait été familier avec cet admirable morceau
d'anatomie psychologique, il aurait su que les émotions et les passions sont
des états complexes, qui dérivent d'une association intime entre les idées de
plaisir ou de douleur et d'autres idées. Et, à vrai dire. Hume n'avait pas
besoin de recourir à Spinoza : l'étude pénétrante qu'il a entreprise lui-même
sur la nature des passions conduit au même résultat [41] ; et Hume y donne un démenti à sa propre classification,
du moins en tant qu'elle range ces états de l'esprit parmi les matériaux
simples de la conscience.
Puisque les «
impressions de réflexion » de Hume (90) ne doivent
pas être comptées parmi les éléments primitifs de la conscience, il ne reste
donc plus, comme éléments de l’esprit, que les impressions fournies par les
cinq sens, en y joignant le plaisir et la douleur. Ne parlons pas du sens
musculaire, dont on ne s'occupait pas encore au temps de Hume : reste à savoir
si ces impressions sont bien les seuls matériaux simples, indécomposables de
l'esprit, ou si au contraire il en existé d'autres que Hume ne soupçonnait pas.
A cette dernière question, Kant a répondu par
l'affirmative, dans la Kritik der reinen Vernunft, et par là il a fait
faire à la philosophie un des plus grands progrès qu'elle ait jamais accomplis.
Reconnaissons-le pourtant, l'exposition que donne de ses idées le philosophe
allemand est d'un style si embarrassé, elle est si étrangement alourdie par le
poids d'une scolastique encombrante, qu'il n'est que trop aisé de confondre les
parties accessoires de son système avec celles qui offrent un intérêt capital.
Le train des équipages y est plus considérable que l'armée elle-même, et
l'étudiant qui s'attaque à l'œuvre de Kant est trop souvent exposé à croire
qu'il s'est emparé d'une position importante, lorsqu'il a seulement capturé une
poignée de traînards inutiles.
Dans ses Principes de psychologie, M. Herbert
Spencer me semble avoir mis en lumière la vérité (91) essentielle que renferme
le système de Kant, avec plus de clarté qu'aucun autre philosophe avant lui;
mais, pour les besoins de notre exposition sommaire de la philosophie de Hume,
il suffira que j'expose la question à ma façon, et que, sans entrer dans le
détail, j'esquisse seulement les grandes lignes de cette grave et difficile
discussion.
Lorsqu'une lumière rouge brille dans le champ de la vision,
il se produit dans l'esprit une « impression de sensation » que nous
appelons rouge. Il est évident pour moi que cette sensation de rouge est
quelque chose qui peut exister indépendamment de toute autre impression ou idée
; elle est une existence individuelle. Rien ne nous empêche de concevoir
l'existence d'un être sentant qui ne posséderait d'autre sens que la vision, et
qui aurait vécu toute sa vie dans de profondes ténèbres, jusqu'au moment où un
rayon unique de lumière rouge serait venu frapper ses yeux. Cette vision
passagère aurait suffi pour lui donner l'impression dont il s'agit; cette
impression à elle seule constituerait tout le contenu de sa conscience, cette
impression, disons-nous, et son idée, dans le cas où cet être hypothétique
posséderait aussi la mémoire.
Dans cet état de choses, supposons qu'un second rayon de
lumière rouge succède au premier. Si l’être sentant n'a pas conservé le
souvenir du (92) premier, l'état de l'esprit dans cette nouvelle situation sera
simplement la répétition de l'état précédent : ce sera uniquement une autre
impression.
Mais supposez l'existence de la mémoire, supposez par suite
la génération d'une idée conforme à la première impression; alors, si l'être
sentant que nous imaginons est semblable à nous, vous verrez naître dans son
esprit deux impressions entièrement nouvelles : l'une est le sentiment de la succession
des deux impressions, l'autre le sentiment de leur ressemblance.
On peut encore concevoir un troisième cas : admettez que les deux rayons de lumière rouge frappent l’œil en même temps; alors un troisième sentiment naîtra, qui n'est ni la succession ni la ressemblance, mais ce que nous appelons la coexistence.
Ces sentiments, ou les sentiments contraires, sont les
fondements de tout ce que nous appelons relation. Et ces états de
conscience ne se prêtent pas plus que les sensations à une description; ils
sont, à ce que je crois, tout aussi peu susceptibles d'une analyse qui les
réduirait à des éléments plus simples. Tout comme les saveurs ou les odeurs,
tout comme les sentiments de plaisir ou de peine, ce sont des faits ultimes et
irréductibles de l'expérience consciente; et si nous adoptons le principe de la
nomenclature de Hume, nous devons les appeler des (93) impressions de
relation. Il faut cependant remarquer que ces impressions-là diffèrent des
autres, en ce qu'elles exigent la préexistence au moins de deux de ces
dernières. Bien qu'elles ne ressemblent en rien aux autres impressions, elles
sont en un sens engendrées par elles. En fait, chacune d'elles peut être
considérée comme une impression d'impression, ou comme la sensation d'un sens
intérieur, qui prend connaissance des matériaux fournis par les sens
extérieurs.
Hume n'a pas su mieux que ses devanciers reconnaître le
caractère élémentaire des impressions de relation ; et, lorsqu'il discute les
relations, il tombe dans un chaos d'idées confuses et contradictoires.
Ainsi, dans le Traité (livre Ier, section IV), il
dit de la ressemblance, de la contiguïté dans le temps et dans l'espace, du
rapport de cause à effet, que ce sont « les principes d'union entre les idées
», « le trait d'union » ou « le principe d'association par lequel une idée
en introduit spontanément une autre ». Voici d'ailleurs comment il s'exprime :
« Ces
qualités produisent une association entre les idées ; à l'apparition d'une
idée, elles en introduisent spontanément une autre... » Elles sont « les
principes d'union ou de cohésion entre nos idées simples, et, dans
l’imagination, elles tiennent la place de cette liaison indissoluble qui les
unit dans notre mémoire. C'est là une sorte d'attraction qui, dans le monde de
l'esprit, se trouve produire des effets aussi (94) extraordinaires que ceux de
l’attraction qui régit le monde des corps ; elle se présente sous des formes
aussi nombreuses et aussi variées que l’attraction matérielle. Ses effets sont
partout appréciables; mais ses causes sont en grande partie inconnues et
doivent être ramenées à des qualités originelles de la nature humaine, que je
ne prétends pas expliquer. » (T. I, p.
29.)
Et enfin, dans les dernières lignes de ce chapitre, Hume en
vient à dire :
« Parmi les
effets de cette liaison ou association d'idées, il n'y en a pas de plus
remarquable que ces idées complexes qui sont le fonds commun de nos pensées et
de nos raisonnements, et qui généralement résultent de quelque principe d'union
entre nos idées simples. Ces idées complexes peuvent se réduire à trois
catégories : les relations les modes et les substances.» (Ibid.)
Dans la section suivante, où il étudie les relations,
Hume nous les représente comme des qualités ce qui unissent deux idées l’une à
l'autre dans l'imagination » ou ce qui permettent d'établir une comparaison
entre les objets » ; et il compte dans
son énumération
sept espèces de relations, à savoir : la ressemblance, l’identité,
l’espace et le temps, la quantité ou le nombre, les
degrés dans la qualité, les contraires, le rapport de cause à
effet.
Pour le lecteur de Hume, habitué à trouver dans ses écrits
des notions si claires, si précises, si bien liées entre elles, c'est une
surprise autant qu'un (95) ennui de rencontrer, dans un petit espace, une
phraséologie si obscure et si discutable. Une seule et même chose, la
ressemblance, par exemple, est tour à tour appelée de différents noms : elle
est en premier lieu la « qualité d'une idée », en second lieu une « idée
complexe ». Il est évident qu'elle ne peut être l’un et l'autre. De même, les
idées qui ont les qualités de « ressemblance, de contiguïté, de cause et
d'effet », sont, au dire de Hume, du nombre de celles qui « s'attirent l'une
l'autre » (retenez le signalement !) et qui par conséquent s'associent; et
cependant, un peu plus loin dans le Traité, le grand effort de Hume est
de prouver que le rapport de cause à effet est un cas particulier de la grande
loi de l'association : ce qui revient à dire qu'elle est un effet de la loi
dont on avait d'abord affirmé qu'elle était la cause. De plus, puisque les
idées ne sont pas autre chose que les copies des impressions, comme Hume ne se
lasse jamais de le rappeler à ses lecteurs, les qualités de ressemblance, de
contiguïté, etc., que l’on aperçoit dans une idée, doivent avoir existé dans
l'impression dont cette idée est la copie, et par conséquent elles doivent être
ou bien des sensations ou bien des émotions; or Hume les a exclues de ces deux
classes.
Cependant, à un endroit, Hume lui-même a entrevu la nature
véritable des relations. Parlant de (96) l’égalité, entendue comme relation de
quantité, il dit :
« Puisque
l’égalité est une relation, elle n'est pas, à proprement parler, une qualité
inhérente aux figures elles-mêmes; mais elle dérive de la comparaison que
l'esprit établit entre elles. » (T. I, p. 70.)
En d'autres termes, lorsque deux impressions de figures
égales sont présentes à l'esprit, il se produit en lui un tertium quid qui
est la perception de l’égalité. D'après ses propres principes, Hume aurait dû
placer cette « perception » parmi les idées de réflexion; mais, comme nous
l'avons vu, il ne donne place dans ce groupe qu'aux émotions et aux passions.
Il est par conséquent nécessaire de corriger « la
géographie élémentaire de l'esprit », telle que la présente Hume, par la
suppression d'un territoire et l'addition d'un autre ; et alors les états
élémentaires de la conscience peuvent être classés ainsi qu'il suit :
A.
Impressions.
a. Sensations :
1° Odorat.
2° Goût.
3° Ouïe.
4° Vue.
5° Toucher.
6° Résistance (sens musculaire). (97)
b. Plaisir et douleur.
c. Relations :
1° Coexistence.
2° Succession.
3° Ressemblance et dissemblance.
B.
Idées.
Copies
ou reproductions dans la mémoire des impressions et des relations.
Et maintenant il reste à chercher si quelqu'un de ces
éléments de l'esprit mérite d'être appelé une connaissance, et, si la réponse
est affirmative, lequel a droit à cette appellation.
D'après Locke, « la connaissance est la perception de
l'accord ou du désaccord de deux idées »; et Hume, bien qu’il ne le dise pas
aussi nettement, accepte tacitement cette définition. Il s'ensuit que ni la
sensation simple, ni l'émotion simple ne constitue la connaissance ; la
connaissance n'existe que quand des impressions de relation s'ajoutent à ces
impressions ou aux idées de ces impressions; et toute connaissance est la
connaissance des ressemblances ou des dissemblances, des coexistences et des
successions.
En fait, il importe peu qu'on donne aux mots tel ou tel
sens, pourvu que le sens qui leur a été attribué leur soit rigoureusement
maintenu ; par conséquent, il ne vaut guère la peine de discuter cette (98)
limitation généralement admise, quoique très arbitraire, du sens du mot connaissance.
Mais, à première vue, on n'aperçoit pas pourquoi l'impression appelée relation
aurait plus de droits au titre de connaissance que les impressions appelées
sensations ou émotions. En tout cas, cette restriction a cet étrange résultat
qu'elle interdit précisément aux états de conscience les plus intenses toute
prétention au titre de connaissance.
Par exemple, à ce point de vue, une douleur si violente, si
absorbante qu'elle exclut toutes les autres formes de la conscience, ne
constituerait pas une connaissance ; mais elle deviendrait une partie de la
connaissance, dès que nous penserions à elle en relation avec une autre douleur
ou avec un autre phénomène mental. A coup sûr, il y a quelque impropriété dans
ces distinctions, car il n'existe qu'une différence verbale entre ces deux
choses : avoir une sensation, et savoir qu'on l'a. Ce sont simplement deux
phrases pour désigner le même état de l'esprit.
Mais les « métaphysiciens purs » tirent grand profit de
cette ambiguïté verbale. En effet, partant de cette hypothèse que toute
connaissance est la perception d'une relation, et d'autre part se trouvant
eux-mêmes fort disposés, comme le vulgaire et comme le sens commun, à
considérer leurs (99) sensations comme de véritables connaissances, ils
s'arrangent de façon à satisfaire cette tendance en même temps qu'à écarter
toute contradiction, et pour cela ils déclarent que l'acte le plus simple de la
sensation comprend lui-même deux termes et une relation : le sujet sentant,
l'objet senti, et cette entité maîtresse, le moi. De cette grande
triade, comme d'une trinité gnostique, on voit sortir, pour ainsi dire, une
procession indéfinie de tous les autres fantômes logiques et tous les Fata
Morgana du pays des rêves philosophiques.
(100) CHAPITRE III
Admettons que les sensations, les sentiments de plaisir et de
peine, et les sentiments de relation, sont les états primitifs et irréductibles
de la conscience : deux voies s'ouvrent maintenant devant nous pour la suite de
nos recherches. D'une part, nous avons à rechercher l’origine de ces impressions
élémentaires; de l'autre, à examiner par quels degrés elles passent pour se
transformer et devenir ces états complexes de conscience qui concourent pour
une si large part à la marche ordinaire de nos pensées.
Quant à l'origine des impressions de sensation, Hume ne s'accorde pas toujours avec lui-même. Dans un passage, il déclare (T. I, p. 117) qu'il est impossible de décider « si elles proviennent directement (101) des objets, ou si elles sont produites par un pouvoir créateur de l'esprit, ou enfin si elles émanent de l’auteur de notre être»; indiquant par là que le réalisme et l’idéalisme sont des hypothèses également vraisemblables. Mais en fait, depuis le jour où Descartes a démontré que les sensations ont pour antécédents immédiats des changements dans le système nerveux, changements avec lesquels nos sentiments n'ont aucune espèce de ressemblance, la première hypothèse, celle qui dit que a les sensations proviennent directement des objets », n'est plus en question : or il est certain que Hume sur ce point adhérait entièrement à la doctrine de Descartes, et en voici la preuve. Il dit (T. I, p. 272) :
« Toutes nos
perceptions dépendent de nos organes, de la disposition des nerfs et des
esprits animaux. »
De même, à propos d'une autre question. Hume fait les remarques
suivantes :
« Il y a
trois différentes espèces d'impressions fournies par les sens : d'abord les
impressions de la forme, du volume, du mouvement, de la solidité dans les corps
; en second lieu, celles des couleurs, des saveurs, des odeurs, des sons, du
chaud et du froid; enfin, les plaisirs et les peines que nous font éprouver les
objets appliqués à notre corps, par exemple, l'acier qui coupe notre chair, et
d'autres semblables. Les philosophes, comme le vulgaire, attribuent aux (102)
premières de ces impressions une existence continue et indépendante. Mais le
vulgaire est seul à croire qu'il en est de même des impressions de la seconde
catégorie. Et enfin les philosophes et le vulgaire s'accordent encore à penser
que les impressions de la troisième espèce sont uniquement des perceptions, et
par conséquent des existences qui ne sont ni continues ni indépendantes.
Maintenant il
est évident, quelle que soit notre opinion philosophique, que la couleur, les
sons, le chaud et le froid, en tant qu'ils sont saisis par les sens, existent
de la même manière que le mouvement et la solidité : la différence que nous
établissons entre ces deux catégories d'impressions ne dérive pas de la simple
perception. Mais le préjugé en faveur de l'existence permanente et distincte
des premières qualités est si puissant que, pour réfuter l’opinion contraire
avancée par les philosophes modernes, le vulgaire croit suffisant d'invoquer sa
propre raison et son expérience, et s’imagine que les sens contredisent toute
cette philosophie. II est évident aussi que les couleurs, les sons, etc., sont
originellement de même nature que la douleur causée par le tranchant de
l'acier, ou le plaisir ressenti auprès du feu; et que la différence admise
entre ces deux séries de phénomènes repose sur l'imagination seule, non sur
l'expérience ou la raison. Puisqu'on reconnaît en effet que dans les deux cas
ces impressions ne sont que des perceptions produites par la diversité des
configurations et des mouvements des parties du corps, où serait-il possible de
trouver la raison de leur différence? En résumé, nous pouvons conclure que, au
jugement des sens, toutes les perceptions sont les mêmes quant à l’origine de
leur existence. » (T. I, p. 250,
251.)
Les derniers mots de ce passage appartiennent à Berkeley autant qu'à Hume. Mais, au lieu de suivre Berkeley dans les déductions qu'il tire de ce principe, Hume, comme le prouve la citation précédente, (103) adopte sans réserve la conclusion que suggère tout ce que nous savons en fait de psychologie physiologique, savoir que l’origine des éléments de la conscience, aussi bien que de tous ses autres états, doit être cherchée dans des modifications corporelles, dont le siège ne peut être placé que dans le cerveau. Et à l'exemple de Locke, qui l'avait déjà fait avec moins de force, il expose et il réfute les arguments vulgairement employés contre la possibilité d'une liaison causale entre les mouvements de la substance cérébrale et les états de la conscience. Voici ce morceau, qui est d'une grande clarté :
«... De ces
hypothèses relatives à la substance et à l’union locale de nos
perceptions, nous pouvons passer à une autre plus intelligible que la première,
plus importante que la dernière, je veux dire celle qui concerne la cause de
nos perceptions. La matière et le mouvement, dit-on communément dans les
écoles, si variés qu'ils soient, ne laissent pas d'être toujours de la matière
et du mouvement, et tout se réduit dans ces changements à une différence dans
la position et la situation des objets. Divisez un corps en autant de parties
qu'il vous plaira, ce sera toujours un corps. Disposez-le sous une certaine
forme, il n'en résultera jamais qu'une forme ou une distribution de parties.
Mettez-le en mouvement, de quelque manière que ce soit, vous n'obtiendrez qu'un
mouvement ou un changement de relation. Il serait absurde, par exemple,
d'imaginer que le mouvement circulaire ne soit rien autre chose qu'un simple
mouvement circulaire, tandis que le mouvement dans une autre direction, sous
forme elliptique par exemple, serait en outre une passion ou un état de
réflexion morale; que (104) le choc de deux molécules globulaires devienne une
sensation de douleur, tandis que la rencontre de deux molécules triangulaires
procurerait un plaisir. Or ces diverses rencontres, ces changements et ces
combinaisons, sont les seuls changements dont la matière soit susceptible, et,
comme ils ne nous apportent jamais aucune idée de pensée ou de perception, on
conclut qu'il est impossible que la pensée puisse jamais avoir pour cause la matière.
II est bien peu
de philosophes qui aient eu la force de résister à l’évidence apparente de
cette argumentation, et cependant rien n'est plus facile que de la réfuter.
Nous n'avons besoin que de réfléchir sur une vérité qui a été prouvée amplement,
savoir : que nous ne saisissons jamais directement de relation entre les causes
et les effets, et que l'expérience seule de leur rencontre constante nous
conduit à la connaissance de cette relation. Or, pour tous les objets qui ne
sont pas contraires, une rencontre constante est possible, et, comme il n'y a
pas d'objets réels qui soient contraires, j'ai déjà conclu de ces principes
(partie III, § 15) que, à considérer le sujet a priori, n'importe quoi peut
produire n'importe quoi (anything may produce anything). Nous ne
découvrirons jamais une bonne raison pour qu’un objet puisse ou ne puisse pas
être la cause d'un autre objet, soit qu'ils se ressemblent beaucoup, soit
qu'ils ne se ressemblent pas du tout. Cette conclusion renverse évidemment
l'argumentation précédente sur la cause de la pensée ou de la perception. En
effet, s'il est vrai qu'on ne découvre aucune espèce de rapport entre le
mouvement et la pensée, il faut ajouter qu'il en est de même pour toutes les
autres relations de cause à effet. Placez un corps qui pèse une livre à
l'extrémité d'un levier, et un autre corps du même poids à l'autre extrémité,
vous n'apercevrez jamais dans ces corps un principe de mouvement dépendant de
leurs distances par rapport au centre, pas plus que vous n'y trouverez un
principe de pensée et de perception. Si vous prétendez, par conséquent,
démontrer a priori qu'une semblable position des corps ne peut jamais devenir
la cause de la pensée, parce que (105) d'une façon ou d'une autre elle n'est
pas autre chose qu'une position des corps, vous devez, d'après le même
raisonnement, conclure qu'elle ne peut jamais être la cause du mouvement,
puisqu'il n'y a pas de rapport plus apparent dans un cas que dans l'autre.
Mais, puisque cette dernière conclusion est contraire à l'expérience, puisqu'il
peut se faire que nous ayons une expérience semblable dans les opérations de
l’esprit, puisqu'enfin nous pouvons percevoir une rencontre constante de la
pensée et du mouvement, vous raisonnez trop vite lorsque de la seule
considération des idées il vous plaît de conclure qu'il est impossible que le
mouvement produise jamais la pensée, et qu'une différence dans la position des
parties matérielles ne saurait donner naissance à une différence dans la
passion ou dans la réflexion. Or, en fait, non seulement il se peut faire que
nous ayons une expérience semblable, mais il est certain que nous l'avons
puisque chacun de nous peut constater que les différentes dispositions de son
corps déterminent un changement dans ses pensées et ses sentiments. Et si l’on
dit que cela dépend de l'union de l'âme et du corps, je répondrai qu'il faut
distinguer la question qui concerne la substance de l'esprit de celle qui est
relative à la cause de sa pensée, et que, nous limitant à la dernière question,
nous constatons, par la comparaison des idées, que la pensée et le mouvement
diffèrent, et, par l'expérience, qu'ils sont toujours unis. L'union constante
étant tout ce qui entre dans le rapport de cause à effet, lorsqu'on l'applique
aux opérations de la matière, nous avons par conséquent le droit de conclure
avec certitude que le mouvement peut être, et est en effet, la cause de la
pensée et de la perception. » (T. I, p.
314-316.)
En résumé, la « collection de perceptions » qui constitue
l'esprit est en réalité un système d'effets dont les causes doivent être
cherchées dans les modifications antérieures de la matière cérébrale, (106) de
même que la « collection de mouvements », que nous appelons le vol des
oiseaux, est un système d'effets dont les causes doivent être cherchées dans
les. divers mouvements matériels des muscles de leurs ailes.
Ce n'est cependant qu'en passant et incidemment que Hume
traite de cet important sujet. Il semble qu'il ait été très peu au courant même
de la physiologie de son temps. En tout cas, le seul passage de ses écrits que
je connaisse sur ce point n'est pas autre chose qu'une très singulière version
des vues physiologiques de Descartes :
« Lorsque j'ai admis les
relations de ressemblance de contiguïté et de causalité comme principes
d'association entre les idées, sans examiner les causes de ces relations, je
l'ai fait par fidélité à cette maxime fondamentale que nous devons en
définitive nous contenter de l'expérience, plutôt que par impuissance de
développer sur ce sujet des raisons spécieuses et plausibles. Il aurait été
facile de faire une dissection imaginaire du cerveau, et de montrer comment, à
chaque conception d'idée, les esprits animaux se précipitent sur toutes les
traces contiguës et éveillent les autres idées qui ont quelque rapport avec la
première. Mais quoique j'aie renoncé au profit que j'aurais pu retirer de ces
considérations pour expliquer les relations des idées, je crains d'être obligé
maintenant d'y revenir, afin de rendre compte des erreurs qui résultent de ces
relations. Voici donc ce qu'il faut remarquer : l'esprit possédant le pouvoir
d'éveiller l'idée qu'il lui plaît, toutes les fois qu'il dépêche les esprits
animaux dans celle des régions du cerveau où l'idée est située, ces esprits
suscitent toujours l'idée, à (107) condition qu'ils traversent précisément les
traces qui conviennent et qu'ils ébranlent la cellule qui appartient à cette
idée. Mais, comme le mouvement est rarement direct et tend à se détourner un
peu d'un côté ou de l'autre, il en résulte que les esprits animaux, s'égarant
sur les traces contiguës, éveillent d'autres idées voisines, au lieu de celle
que l'esprit désirait d'abord envisager. Nous ne nous rendons pas toujours
compte de cette substitution; mais, poursuivant encore la même série de
pensées, nous faisons usage de l'idée voisine qui se présente à nous; nous
l'employons dans nos raisonnements , comme si elle était précisément celle que
nous demandons. De là un grand nombre de méprises et de sophismes en
philosophie, comme il est facile de l'imaginer, et comme nous pourrions le
montrer, si c'était l'occasion de le faire. » (T. II, p. 88.)
Il vaut autant peut-être pour la gloire de Hume qu'il n'ait
pas trouvé l'occasion de pousser plus loin des spéculations physiologiques de
cette espèce. Mais, tout en reconnaissant l’insuffisance de ses idées, et
l’étrangeté du langage dont il se sert
pour
les exposer, il faut en toute justice se rappeler que, dans la première moitié
du dix-huitième siècle, l’on se doutait à peine des théories qui sont
aujourd'hui admises en physiologie comme des vérités élémentaires. En outre,
pour achever de relever le
crédit
de Hume, nous devons faire observer qu'il a du moins entrevu cette vérité
fondamentale, que l'explication des opérations de l'esprit repose sur l'étude
des changements moléculaires qui s'accomplissent dans l'appareil nerveux et qui
leur donnent naissance.
(108) De nos jours assurément, tous ceux qui sont au
courant de la question et qui connaissent les faits ne sauraient douter que les
principes de la psychologie ne soient contenus dans la physiologie du système
nerveux.
Ce qu'on appelle opérations de l’esprit est un ensemble de
fonctions cérébrales, et les matériaux de la conscience sont les produits de
l'activité du cerveau. Cabanis peut avoir employé une phraséologie maladroite
et erronée, lorsqu'il a dit que le cerveau sécrétait la pensée, comme le foie
sécrète la bile ; mais la conception qu'enveloppe cette formule, dont on a tant
abusé, n'en est pas moins beaucoup plus conforme aux faits que la conception
populaire qui représente l'esprit comme une entité métaphysique, logée il est
vrai dans la tête, mais aussi indépendante du cerveau que l'employé du
télégraphe est distinct de l'instrument qu'il emploie.
Il est à peine besoin de le faire remarquer, le système qui
vient d'être exposé est ce qu'on appelle vulgairement le matérialisme. Je ne
suis pas bien sûr qu'on ne lui appliquera pas l’épithète de « grossier »,
adjectif qui semble avoir un charme
particulier
pour les demi-savants et les rhétoriciens (rhetorical sciolists). Mais
il n'en est pas moins certain que cette doctrine ne contient rien qui soit
(109) en désaccord avec l'idéalisme le plus pur. Hume l'a remarqué, et
Descartes l'avait fait longtemps avant lui :
« Ce n'est
pas notre corps que nous percevons quand nous regardons nos membres : nous ne
percevons que certaines impressions introduites par les sens ; de sorte
qu'attribuer une existence réelle et matérielle à ces impressions ou à l'objet
de ces impressions est un acte de l'esprit tout aussi difficile à expliquer que
celui que nous considérons en ce moment (l’existence extérieure de l'objet). » (T. I, p. 249.)
Par conséquent, si nous analysons cette proposition : Tous
les phénomènes de l'esprit sont les effets ou les résultats des phénomènes
matériels, — tout ce qu'elle signifie revient à dire ceci : Quel que soit
l'état de conscience qui se produit, sensation, émotion, pensée,
l’investigation la plus scrupuleuse nous fournira de bonnes raisons de croire
que ces phénomènes sont précédés par ces autres phénomènes de conscience
auxquels nous donnons les noms de matière et de mouvement. Il semble que tous
les changements matériels, en dernière analyse , ne soient que des modes du
mouvement; mais notre connaissance du mouvement n'est que la connaissance du
changement dans la situation et dans l'ordre de nos sensations, de même que
notre connaissance de la matière se réduit à ces impressions dont nous
supposons qu'elle est la cause.
(110) On a déjà fait observer que Hume devait admettre, et
il admet, en effet, la possibilité de considérer l’esprit comme une monade, à
la façon de Leibnitz, ou, à la façon de Fichte, comme un moi qui engendre le
monde (a Fichtean world-generating Ego), le monde réel n'étant pas autre
chose que le tableau qui se déroule dans l'évolution des phénomènes de
conscience. En effet, quelque argument qui puisse être invoqué pour prouver le
contraire, cette « collection de perceptions», qui constitue notre
conscience, peut être une fantasmagorie engendrée par le moi et qui développe
avec ordre ses tableaux successifs sur le fond de l’abîme du néant : semblable
à un feu d'artifice, qui n'est en réalité qu'un habile arrangement de matières
combustibles, qui s'enflamme sous l'action d'une étincelle et en s'enflammant
produit des figures, des
mots,
des cascades de feu dévorant, jusqu'à ce qu'il s'évanouisse entièrement dans
l'obscurité de la nuit.
D'autre part, il n'est pas moins nécessaire d'accorder,
malgré tout ce qui peut être établi en faveur de la thèse contraire, qu'il peut
y avoir quelque chose de réel qui produit toutes nos impressions ; que les
sensations sont sinon les images, au moins les symboles de ce quelque chose, et
que le système nerveux qui fait partie de ce quelque chose, est un appareil destiné
à nous fournir une sorte d'algèbre (111) réelle, fondée sur ces symboles. Le
cerveau est peut-être le mécanisme par lequel l'univers matériel prend
conscience de lui-même. Mais, il importe de le remarquer, à supposer même que
cette conception du monde et du rapport de la conscience avec ses autres
éléments soit la vraie, nous n'en sommes pas moins enfermés dans les limites de
la pensée, et il nous est impossible de réfuter les arguments de l’idéalisme
pur. Plus on est disposé à se placer au point de vue matérialiste, plus il est
facile de montrer que les conclusions idéalistes sont inattaquables, i du moins
les idéalistes se renferment dans les limites de la connaissance positive.
Dans la seconde section de son Essai, Hume traite
sommairement et en note la question de savoir si nos idées dérivent toutes de
l'expérience, ou si, au contraire, il y a un plus ou moins grand nombre d'idées
innées. C'est le débat où s'est tant exercé l’esprit de Locke.
« II est
probable que ceux qui refusent de croire aux idées innées entendent seulement
affirmer que toutes nos idées sont des copies de nos impressions. Il faut
l’avouer pourtant, les termes qu'ils emploient ne sont pas choisis avec assez
de circonspection, ni définis avec assez d'exactitude, pour prévenir toutes les
méprises à l'endroit de leur opinion. Qu'est-ce qu'on entend en effet par le
mot inné? Si inné équivaut à naturel, il est incontestable que toutes (112) les
idées et toutes les perceptions de l’esprit lui sont innées et naturelles, de
quelque façon que l’on entende le mot naturel, en opposition avec ce qui est
extraordinaire, artificiel ou miraculeux. Si le mot inné désigne ce qui
est contemporain de notre naissance, alors la discussion est oiseuse et
frivole; car ce n'est pas la peine de rechercher à quelle époque nous avons
commencé à penser, soit avant, soit après notre naissance. De plus, il semble
que le mot idée soit ordinairement pris dans un sens très vague par
Locke et par d'autres philosophes, qui l'emploient comme synonyme de perception,
de sensation et de passion aussi bien que de pensée. Or, en ce sens, je
désirerais bien savoir ce que l’on veut dire quand on affirme que l’amour de
soi, que le ressentiment des injures, que le penchant réciproque des sexes, ne
sont pas innés.
Mais si l'on
prend ces mots impressions et idées dans le sens défini
ci-dessus, si l'on entend par inné tout ce qui est originel et n'est
point copié sur une impression précédente, alors nous pouvons affirmer que
toutes nos impressions sont innées, à la différence des idées qui ne le sont
pas.»
Hume, on le voit, n'a pas cru qu'il valût la peine de se rendre un compte exact des divers points à débattre dans cette controverse qu'il écarte un peu négligemment.
Descartes a cependant défini ce qu'il entendait par idées
innées avec une précision telle que toute méprise aurait dû être impossible.
Quand je parle d'idées innées, j'entends, dit-il, quelque chose qui existe en
puissance dans l'esprit, avant d'être appelé à l'existence actuelle par les
objets qui peuvent être des causes appropriées d'excitation.
(113) « Je
n'ai jamais écrit ni jugé que l'esprit ait besoin d'idées naturelles qui soient
quelque chose de différent de la faculté qu'il a de penser; mais bien est-il
vrai que, reconnaissant qu'il y avait certaines pensées qui ne procédaient ni
des objets du dehors, ni de la détermination de ma volonté, mais seulement de
la faculté que j'ai de penser, pour établir quelques différences entre les
idées et les notions qui sont les formes de ces pensées, et les distinguer des
autres qu'on peut appeler étrangères ou faites à plaisir y je les
ai nommées naturelles; mais je l'ai dit au même sens que nous disons que la
générosité, par exemple, est naturelle à certaines familles, ou que certaines
maladies, comme la goutte ou la gravelle, sont naturelles à d'autres; non pas
que les enfants qui prennent naissance dans ces familles soient travaillés de
ces maladies aux ventres de leurs mères, mais parce qu'ils naissent avec la
disposition ou la faculté de les contracter [42] . »
A son importun disciple, Régius, qui avait avancé que
toutes nos idées dérivent de l'observation ou de la tradition, Descartes
répondait par les remarques suivantes :
« Cela est tellement faux que quiconque a
bien compris jusqu'où s'étendent nos sens et ce que ce peut être précisément
qui est porté par eux jusqu'à la faculté que nous avons de penser, doit avouer
au contraire qu'aucunes idées des choses ne nous sont représentées par eux
telles que nous les formons par la pensée; en sorte qu'il n'y a rien dans nos
idées qui ne soit naturel à l’esprit ou à la faculté qu'il a de penser, si
seulement on excepte certaines circonstances qui (114) n'appartiennent qu'à
l'expérience. Par exemple, c'est la seule expérience qui fait que nous jugeons
que telles ou telles idées que nous avons maintenant présentes à l'esprit se
rapportent à quelques choses qui sont hors de nous; non pas, à la vérité, que
ces choses les aient transmises en notre esprit par les organes des sens telles
que nous les sentons, mais à cause qu'elles ont transmis quelque chose qui a
donné occasion à notre esprit, par la faculté naturelle, qu'il en a, de les
former en ce temps-là plutôt qu'en un autre...
Rien ne peut
venir des objets extérieurs jusqu'à notre âme, par l'entremise des sens, que
quelques mouvements corporels; mais ni ces mouvements mêmes, ni les figures qui
en proviennent, ne sont point connus par nous tels qu'ils sont dans les organes
des sens, comme j'ai amplement expliqué dans la Dioptrique, d'où il suit
que même les idées du mouvement et des figures sont naturellement en nous. Et,
à plus forte raison, les idées de la douleur, des couleurs, des sons, et de
toutes les choses semblables, nous doivent-elles être naturelles, afin que
notre esprit, à l'occasion de certains mouvements corporels avec lesquels elles
n'ont aucune ressemblance, se les puisse représenter. »
Quiconque refuse son adhésion à cette proposition en
réalité inconcevable que les sensations passent telles quelles du monde
extérieur dans l'esprit, doit admettre la conclusion proposée par Descartes,
savoir : que les sensations, à rigoureusement parler, et a fortiori les
autres faits de l'esprit, sont innés. En d'autres termes, et pour conformer nos
expressions aux vues précédemment exposées, les sensations sont les produits de
propriétés inhérentes à l'organe pensant; elles y sont en puissance, avant
(115) d'être appelées à l’existence par des causes appropriées d'excitation.
Mais si tout le contenu de l'esprit est inné, qu'est-ce
donc que l'expérience?
L'expérience est le passage, sous l'action de causes
inconnues, de ces puissances innées à l'état d'existences actuelles. L'organe
de la pensée, antérieurement à l'expérience, peut être comparé à un piano qu'on
n'a pas ouvert : on peut dire que la musique y est innée, en ce sens que son
mécanisme contient virtuellement un certain nombre d'octaves musicales. La
cause inconnue de la sensation, ce que Descartes appelle le « je ne sais quoi dans
les objets » ou bien « les choses telles qu'elles sont », ce que Kant appelle «
le noumène » ou la « chose en soi », Ding an sich, est représentée dans
notre exemple par le musicien. Le musicien en effet, en posant le doigt sur la
touche, fera passer le son virtuel contenu dans le mécanisme de l'instrument à
l'état de son actuel. Une note ainsi produite est exactement l'équivalent d'une
expérience isolée.
Toutes les mélodies et harmonies que produit le piano
dépendent de l’action du musicien sur les touches. Il n'y a pas dans le piano
de mécanisme intérieur, tel que, à la suite du mouvement imprimé à certaines
touches, un accompagnement puisse se produire, dont le musicien serait
seulement la cause (116) indirecte. Cependant, d'après Descartes, — et c'est là
ce qui est généralement considéré comme l'essence de sa doctrine des idées
innées, — l'esprit possède un mécanisme intérieur de cette espèce, et grâce à
ce mécanisme certaines classes de pensées sont engendrées, à l'occasion de
certaines expériences. Ces pensées sont innées, exactement comme les sensations
sont innées; elles ne sont pas les copies des sensations, pas plus que les
sensations ne sont les copies des mouvements ; elles sont invariablement
engendrées dans l'esprit lorsque certaines expériences viennent à s'y produire,
exactement comme les sensations sont invariablement engendrées lorsque certains
mouvements corporels ont eu lieu ; elles sont universelles, en ce sens qu'elles
se développent sous les mêmes conditions chez tous les hommes ; elles sont
nécessaires, parce que dans ces conditions il ne leur arrive jamais de ne pas
naître. Ces pensées innées sont ce que Descartes appelait des « vérités »
(truths), c'est-à-dire des croyances. Sa conception
sur ce
point est clairement exposée dans un passage des Principes :
« Jusqu'ici, j'ai dénombré tout ce que nous
connaissons comme des choses; il reste à parler de ce que nous connaissons
comme des vérités. Par exemple, lorsque nous pensons qu'on ne saurait faire
quelque chose de rien, nous ne croyons point que cette proposition soit une
chose qui (117) existe ou la propriété de quelque chose ; mais nous la prenons
pour une certaine vérité éternelle qui a son siège en notre pensée, et que l’on
nomme une notion commune ou une maxime; tout de même, quand on dit qu'il est
impossible qu'une même chose soit et ne soit pas en même temps, que ce qui a
été fait ne peut n'être pas fait, que celui qui pense ne peut manquer d'être ou
d'exister pendant qu'il pense, et quantité d'autres semblables, ce sont seulement
des vérités et non pas des choses qui soient hors de notre pensée, et il y en a
un si grand nombre de telles qu'il serait malaisé de les dénombrer; mais aussi
n'est-il pas nécessaire, parce que nous ne saurions manquer de les savoir
lorsque l'occasion se présente de penser à elles et que nous n'avons point de
préjugés qui nous aveuglent [43].»
Il semble que Locke n'ait pas été aussi familier que Hume
avec les écrits de Descartes : en effet, confrontés avec les passages qui
viennent d'être cités, les arguments qu'il invoque, dans sa fameuse polémique
contre les idées innées, sont tout à fait déplacés et étrangers à la question.
On a vu que
Hume, s'il ne le déclare pas expressément, admet au moins en fait la justesse
de l’affirmation de Descartes, que les sensations, à rigoureusement parler,
sont innées, c'est-à-dire qu'elles dérivent d'une réaction de l'organisme
intellectuel déterminée par le stimulus d'une cause inconnue, ce que Descartes
appelle « un je ne sais quoi ». La (118) différence entre l’opinion de Hume et celle de Descartes se réduit à
ceci : Étant données les expériences sensibles, tout le contenu de la
conscience peut-il s'expliquer par la disposition nouvelle et la transformation
de ces expériences ? Ou bien y a-t-il d'autres éléments de conscience, produits
d'une virtualité innée qui serait distincte de la sensibilité et qui
s'ajouterait aux autres éléments? Hume est pour la première alternative,
Descartes pour la seconde. Si l'analyse des phénomènes de conscience présentée
dans les pages précédentes est exacte. Hume s'est trompé, tandis que le père de
la philosophie moderne a eu sur ce point des vues plus justes : seulement il
les a exagérées. Pour avoir trop peu pratiqué les investigations
psychologiques, Descartes a été conduit à supposer que d'innombrables idées,
dont il est facile de suivre l'évolution dans le cours de l'expérience, étaient
les produits directs et innés de la faculté de penser.
Comme on
l'a déjà fait remarquer, le grand mérite de Kant est d'avoir suivi de nouveau la
voie ouverte par Descartes et d'avoir assis sur des fondements solides la
théorie de ceux des éléments de la conscience qui ne sont ni des expériences
sensibles ni des modifications de ces expériences. Nous pouvons douter de la
justesse de ces expressions : « Le temps et l’espace sont les formes de (199)
l'intuition sensible; » mais, quoique imparfaites, ces expressions représentent
ce grand fait que la coexistence et la succession sont des phénomènes de
l'esprit que ne contient pas la simple expérience sensible [44].
(120) CHAPITRE IV
CLASSIFICATION ET NOMENCLATURE DES
OPERATIONS MENTALES
Si, comme on l'a exposé dans le chapitre
précédent, tous les états de conscience sont les effets de causes physiques, il
s'ensuit que toutes les facultés et opérations mentales ne sont, à proprement
parler, que des fonctions cérébrales, réparties dans différentes régions du
cerveau, régions définies, bien qu'il soit encore malaisé de les désigner avec
précision.
Ces fonctions semblent être réductibles à trois groupes, qui sont : la sensation,
la corrélation et l’idéation.
Les organes des fonctions de sensation et
de corrélation sont ces parties de la substance cérébrale dont les changements
moléculaires donnent (121) naissance aux impressions de sensation et aux impressions
de relation.
Les changements de la matière nerveuse qui
déterminent les effets que nous appelons ses fonctions proviennent d'une sorte
de stimulus, et, après avoir atteint rapidement leur maximum, ils
s'évanouissent avec la même rapidité. L'effet que l’excitation d'une fibre
nerveuse produit sur la substance cérébrale à laquelle elle se rattache
pourrait être comparé à l’action de tirer un long cordon de sonnette. Il faut
un certain temps pour que l'impulsion atteigne la sonnette ; la sonnette tinte
et puis se tait, jusqu'à ce qu'une autre impulsion soit donnée. De même, dans
le cerveau, chaque sensation est comme le tintement d'une molécule cérébrale,
l'effet d'une impulsion passagère transmise le long d'une fibre nerveuse.
S'il y avait une parfaite ressemblance
entre les deux termes de cette comparaison, qui est au contraire très grossière
et très superficielle, il est évident qu'il ne pourrait rien se produire dans
le cerveau qui ressemblât à la mémoire. Une sonnette ne garde aucun signe auditif,
aucun souvenir du tintement qui a eu lieu il y a cinq minutes; et, de la même
manière, l'activité d'une molécule cérébrale, capable de sensation, pourrait ne
laisser aucune trace après elle. Dans de telles conditions, il semble (122) que les seules impressions de relation possibles seraient celles
de coexistence et de ressemblance : car la succession implique la mémoire d'un
état antérieur [45].
Mais le caractère particulier de l'appareil cérébral est tel que toute fonction qui a été une fois accomplie se renouvelle très aisément, sous l'action de causes qui diffèrent plus ou moins de celles qui lui ont pour la première fois donné naissance. Le mécanisme de cette genèse des images d'impressions ou d'idées (dans le sens de Hume) pourrait s'appeler idéation ; mais nous n'en connaissons rien encore, quoique le fait et ses résultats nous soient assez familiers.
Pendant la veille et pendant plusieurs heures de notre
sommeil, la fonction de l’idéation est dans une activité continuelle,
sinon continue (in continual if not continuous, activity). Des séries de
pensées se succèdent sans interruption, même quand nous nous opposons le plus
possible à l’apparition de nouvelles séries, provoquées par les sensations
actuelles. La rapidité, comme l'intensité de cette évolution idéale, dépend
évidemment de conditions physiologiques. Les différences considérables (123)
qui se présentent sous ce rapport d'individu à individu sont un fait
constitutionnel et tiennent à la diversité des tempéraments. D'autre part,
quand on observe ces différences chez un même individu, elles relèvent de
conditions variables : la faim ou la plénitude de l’estomac, l'état d'un corps
fatigué ou reposé, le calme ou l'excitation de la sensibilité. L'influence de
la nourriture sur les rêves, l'influence des stimulants sur la profondeur et la
rapidité du courant de la pensée, les fantômes et les délires engendrés par la
maladie, le haschich ou l'alcool : voilà des faits où chacun reconnaîtra la
preuve que l'appareil de l’idéation est singulièrement disposé à se
laisser affecter par des influences purement physiques.
La succession des états de conscience dans l’idéation
n'est pas fortuite; elle obéit à la loi de l'association, loi qui peut être
énoncée ainsi : Toute idée tend à être accompagnée par quelque autre idée qui
est associée avec cette idée ou avec l'impression de cette idée par un rapport
de succession, de contiguïté ou de ressemblance.
Ainsi l'idée du mot cheval se présente en ce moment
à mon esprit : aussitôt, dans une succession rapide, s'éveillent d'autres
idées, les quatre jambes, les sabots, les dents, le cavalier, la selle, les
courses, les obstacles à franchir ; or toutes ces idées sont (124) liées, dans
mon expérience, avec l’impression ou ridée d'un cheval, et liées l'une avec
l'autre, par les relations de contiguïté et de succession. Il n'est pas besoin
de faire une grande attention à ce qui se passe dans l'esprit pour se
convaincre que nos séries de pensées ne peuvent être ni suspendues ni dirigées
d'une façon constante par nos désirs et nos émotions. Cependant nos pensées
subissent dans une large mesure l'action de ces faits. En présence d'un désir
violent ou d'une émotion, le courant de la pensée ne se développe plus en ligne
droite : il semble plutôt qu'il tourbillonne autour de l'idée de l'objet qui a
donné lieu à l'émotion. Tous ceux qui « ont mangé leur pain dans la douleur »
savent quels étranges circuits fait le cours de nos idées autour de la pensée
de l'objet qui cause notre regret ou notre remords et qui devient comme le
centre de nos conceptions; de temps en temps, la pensée suit de nouvelles
pistes suggérées par les associations passagères qui se présentent, mais elle
revient toujours au même point central. Heureux ceux — ils sont en petit nombre
— qui ont eu la chance d'échapper à la société des fâcheux dont l'idée favorite
élimine tout autre sujet de conversation ! L'idée fixe du monomaniaque n'est
que la forme extrême du même fait.
De même qu’il est très difficile d'écarter la pensée (125)
dont on voudrait se débarrasser, de même les imaginations agréables que nous
serions heureux de retenir, sont obligées tôt ou tard de céder la place à la
multitude des sentiments qui demandent à naître dans le monde de la conscience
: ce sont comme autant de possibilités psychiques ou de fantômes ennemis qui
voltigent dans les limbes du cerveau et tendent à devenir les représentations
matérielles de phénomènes spirituels. Dans cette forme du désir qu'on appelle attention,
le cours de la pensée suit fermement, pendant quelque temps, la ligne désirée,
mais il semble toujours que la pensée veuille s'échapper et prendre une autre
direction, et les points de jonction sont si nombreux !
Les éléments de nos séries d'idées peuvent être classés de
diverses manières.
Hume dit à ce sujet :
« Nous
constatons par expérience que toute impression qui s'est présentée à l’esprit
se présente de nouveau à lui, sous forme d'idée, et cela de deux manières
différentes : ou bien, dans sa nouvelle apparition, elle garde en grande partie
sa vivacité primitive, et elle est quelque chose d'intermédiaire entre
l'impression et l'idée ; ou bien elle perd entièrement cette vivacité, et elle
est alors une idée parfaite. La faculté par laquelle nous renouvelons nos
impressions sous la première forme s'appelle mémoire; l'autre est
l’imagination. » (T. I, p.
23-24.)
(126) Et Hume ajoute que la seule différence entre les
idées de l’imagination et celles de la mémoire, à part la vivacité plus grande
de celle-ci, consiste en ce que les idées de la mémoire conservent l’ordre
primitif des impressions dont elles sont les copies, tandis que l'imagination «
est libre de transposer et de changer l’ordre de ses idées ».
Cette dernière différence établie par Hume entre le mémoire
et l'imagination est moins sujette à critique que la première, mais elle n'est
pas inattaquable elle-même.
A coup sûr, la caractéristique du souvenir n'est pas la
vivacité : c'est ce fait qu'il est une idée complexe, dans laquelle l'idée de
ce qu'on se rappelle est liée par coexistence avec d'autres idées, et par
antériorité avec les impressions présentes.
Si je dis que je me rappelle A. B. une personne que j'ai
connue par hasard il y a dix ans, ce n'est pas que mon idée de A. B. soit très
vive, au contraire elle est extrêmement faible : c'est que cette idée est
associée avec les idées d'impressions qui
ont
avec celles que j'appelle A. B. un rapport de coexistence, c'est que les unes
et les autres se trouvent à l'extrémité de cette longue série d'idées qui me
représentent le temps écoulé depuis dix ans. En fait, j'ai une idée beaucoup
plus vive de M. Pickwick, ou du colonel Newcome, que de A. B., mais, (127)
quand il s'agit de ces personnages de roman Je n'associe à l’idée de ces êtres
aucune autre idée qui me permette de croire que les idées que j'en ai sont
sorties du monde des impressions : aussi je les relègue dans le monde de
l'imagination. D'autre part, la caractéristique de l'imagination, à rigoureuse-
ment
parler, ne consiste pas dans la vivacité des images, mais dans ce fait que
l'imagination, comme le fait remarquer Hume, dispose ou associe ses idées dans
un ordre différent de celui des impressions d'où ces idées dérivent, ou, en
d'autres termes, que la chose imaginée n'est pas arrivée. Cependant
l'imagination, dans le langage ordinaire, est souvent employée comme synonyme
de mémoire. On dira par exemple : « En imagination, je repassais les anciens
temps. »
Il est à remarquer que Hume, par une étrange omission,
s'est contenté d'insister sur ces deux classes d'idées, les souvenirs et les
imaginations, et qu'il n'a pas noté l'existence d'un troisième groupe d'idées
qui ont une grande importance et qui diffèrent des imaginations autant que les
souvenirs, bien que, comme eux, ils soient souvent confondus dans le langage
ordinaire avec les imaginations. Ce sont les idées d'attente, ou ce qu'on
pourrait appeler, pour plus de brièveté, les prévisions (expectations)
; elles diffèrent des simples imaginations en ce (128) qu'elles s'associent
avec l'idée de l'existence future d'impressions correspondantes, exactement
comme les souvenirs contiennent l'idée de l'existence passée d'impressions
correspondantes.
Les idées qui appartiennent à deux des groupes énumérés, à
savoir les souvenirs et les prévisions, présentent quelques traits d'un intérêt
particulier. Voyons d'abord ce qui concerne les souvenirs.
Dans le langage de Hume, toutes les idées simples sont les
copies d'impressions simples. L'idée d'une simple sensation est une image,
affaiblie mais exacte, de cette sensation ; l'idée d'une relation est une
reproduction du sentiment de coexistence, de succession ou de ressemblance.
Mais, lorsque des impressions complexes ou des idées complexes sont renouvelées
comme souvenirs, il est probable que les images ne reproduisent jamais tous les
détails de leurs modèles avec une parfaite exactitude, et il est certain en
tout cas qu'il en est rarement ainsi. Il n'est personne qui possède une mémoire
si fidèle que, à un second examen d'un objet qu'il avait déjà observé dans la
nature, il ne s'aperçoive de quelque détail qu'il avait oublié. Presque tous
nos souvenirs, sinon tous, sont plutôt les esquisses que les portraits des
modèles qu'ils reproduisent : les traits saillants y sont nettement
représentés, mais les caractères (129) subordonnés ou y sont obscurs ou y font
complètement défaut.
Maintenant, quand plusieurs impressions complexes qui sont
plus ou moins différentes l’une de l'autre se présentent successivement à l’esprit
— supposons, par exemple, que, sur dix impressions qu'elles contiennent
chacune, six soient absolument les mêmes, et quatre différentes de toutes les
autres — il est aisé de comprendre quelle doit être la nature du résultat. La
répétition des six impressions semblables renforcera les six éléments
correspondants de ridée complexe, qui par là peut acquérir une vivacité plus
grande ; tandis que les quatre impressions différentes, à chaque expérience,
non seulement n'acquerront pas plus de force qu'elles n'en avaient tout
d'abord, mais, conformément aux lois de l’association, tendront toutes à
réapparaître en même temps et se neutraliseront ainsi l'une l'autre.
Pour éclaircir la nature de cette opération mentale, on
peut la comparer avec ce qui se passe dans la production des photographies
composites, lorsque, par exemple, les images fournies par les physionomies de
six personnes sont reçues sur la même laque photographique pendant un sixième
du temps nécessaire pour faire un seul portrait. Le résultat final est que tous
les points dans lesquels les six physionomies se ressemblent ressortent avec
force, (130) tandis que tous ceux dans lesquels elles diffèrent demeurent dans
le vague. On obtient ainsi ce qu'on pourrait appeler un portrait générique des
six personnes, par opposition au portrait spécifique d'une seule personne [46].
Ainsi nos idées d'impressions complexes isolées sont
incomplètes d'une façon, et nos idées de plusieurs impressions complexes, plus ou
moins semblables, sont incomplètes d'une autre façon, c'est-à-dire qu'elles
sont génériques et non spécifiques. Il s'ensuit que nos idées des
impressions en question ne sont pas, dans le sens strict du mot, les copies de
ces impressions, et, de plus, elles peuvent exister dans l'esprit
indépendamment du langage.
Les idées
génériques qui sont composées de plusieurs expériences complexes semblables,
mais non identiques, sont ce qu'on appelle communément les idées abstraites
ou générales. Berkeley a essayé de prouver que toutes les idées
générales n'étaient que des idées particulières unies à un certain terme qui
leur donne une signification plus étendue et qui fait qu'elles rappellent à
l'occasion d'autres individus semblables. Hume déclare qu'il considère cette
opinion comme « une des plus grandes et des plus (131) importantes découvertes qui aient été faites depuis ces
dernières années dans la république des lettres », et il prétend la confirmer
de façon à la placer « au dessus de toute discussion et de toute espèce de
critique » .
Je pourrais me risquera dire que je doute fort qu'il ait
réussi dans son entreprise; mais le sujet est des plus obscurs, et je me
contenterai de la remarque suivante : Si la théorie de Berkeley parait
largement applicable à toutes les idées générales
formées
par l’esprit après l'acquisition du langage et à toutes celles de ces
conceptions qui sont les plus abstraites, cependant les idées générales des
choses sensibles peuvent être formées de la façon qui a été indiquée ; elles
peuvent exister indépendamment du langage. Dans nos rêves, nous voyons des
maisons, des arbres et d'autres objets qui sont parfaitement reconnaissables,
mais qui ne rappellent tel ou tel des objets réels que comme s'il était vu « du
coin de l'œil » ou dans les tableaux d'une lanterne magique dont les foyers
seraient mal établis. Un homme nous aborde qui ressemble à une figure aperçue
dans le crépuscule; ou bien nous voyageons à travers des pays où toutes les
parties du tableau sont vagues : les contours des collines y sont à peine
marqués, les rivières n'y ont pas de rives nettement tracées. Bref, toutes ces
conceptions sont les idées (132) génériques d'un grand nombre d'impressions
passées, hommes, collines, rivières. Un anatomiste, qui s'occupe avec attention
d'examiner plusieurs spécimens de quelque nouvelle espèce animale, acquiert
après quelque temps une conception si vive de sa forme et de sa structure que
l'idée peut prendre dans son esprit une forme visible et devenir une sorte de
rêve éveillé. Mais la figure qui se présente dans ce cas à l'esprit est
générique et non spécifique. Ce n'est pas la copie de tel ou tel spécimen,
c'est, plus ou moins, une moyenne de la série; et il n'y a pas de raison pour
douter que les enfants, avant qu'ils aient appris à parler, et les sourds-muets
de tout temps, aient l'esprit peuplé d’idées génériques des objets sensibles
formées de cette manière.
Le souvenir, on l'a vu, est une idée complexe qui contient
au moins deux éléments : en premier lieu, l'idée d'un objet ; en second lieu,
l'idée d'une relation d'antériorité entre cet objet et d'autres objets
actuellement présents.
Dire que quelqu'un se rappelle un événement donné, et
exprimer la croyance que cet événement a eu lieu, ce sont deux manières de
rendre compte d'un seul et même fait mental. Mais la première façon d'exprimer
le fait du souvenir est préférable pour le moment, parce qu'elle ne présuppose
(133) certainement pas l'existence du langage dans l'esprit de celui qui se
souvient; c'est ce que fait au contraire la seconde expression. On peut
parfaitement avoir l'idée d'un événement A et des événements B, G, D qui l'ont
suivi et qui ont précédé l'état présent E, sans que cette idée soit autre chose
qu'une simple image mentale. Comment douter que l'enfant n'ait des souvenirs
très précis, longtemps avant de savoir parler? Ce qui nous autorise à le
croire, c'est que nous le voyons agir conformément à ses souvenirs. Or s'il
agit conformément à ses souvenirs, c'est que de toute façon il croit à ses
souvenirs. En d'autres termes, quoiqu'il ne parle pas encore et ne puisse
énoncer une proposition qui exprime sa croyance, quoiqu'il soit incapable de
dire : « La dragée était douce; » cependant l'opération psychique dont cette
proposition n'est que l'expression verbale est entièrement accomplie dans
l'esprit de l'enfant. L'expérience que l'enfant a faite d'un rapport de
coexistence entre la dragée et un goût agréable a produit un état mental qui
est à la proposition verbale ce qu'est à une idée exprimée par des mots cette
disposition naturelle à produire une idée dont Descartes admet l'existence et
qu'il considère comme « une idée innée ».
Le fait que les croyances de la mémoire précèdent l'emploi
du langage et par conséquent sont à (134) l'origine purement instinctives,
indépendantes de toute justification rationnelle, eût été, semble-t-il, d'une
grande importance pour le système de Hume, à cause des rapports de ce fait avec
sa théorie de la causalité. Il est étonnant qu'il ne l’ait pas remarqué et
qu'il ait toujours tenu pour accordée la certitude des souvenirs. Il vaut la
peine peut-être de réparer cette omission.
Que je souffrais hier, c'est pour moi chose aussi certaine
qu'aucun fait peut l'être; il n'y a pas d'effort d'imagination qui puisse me
faire accueillir la croyance contraire. En même temps, je suis forcé d'admettre
que le fondement de ma croyance, c'est ce fait que l'idée de souffrance est
indissolublement liée dans mon esprit avec l'idée du temps qui s'est écoulé. Si
quelqu'un n'était pas convaincu par cet exemple, il peut en trouver lui-même
cent autres du même genre.
Cette observation et les observations semblables sont
importantes à un autre point de vue. Elles prouvent que l'idée d'une seule
impression forte peut être associée si solidement avec l'idée d'un certain
moment de la durée qu'elle donne lieu à une croyance dont le contraire est
inconcevable et qui peut, par conséquent, être appelée nécessaire. Une seule
impression faible, ou médiocrement forte, peut ne pas se fixer dans la mémoire.
Mais cette (135) défaillance de la mémoire, quand il s'agit d'impressions
faibles, peut être compensée par la répétition de ces impressions ; et ce que
Hume appelle la coutume ou l'habitude n'est que la répétition des expériences :
« Partout où la répétition d'un acte, d'une
opération particulière, produit une disposition à renouveler le même acte, la
même opération, sans qu'il soit besoin que le raisonnement ou un acte
intellectuel intervienne, nous disons que cette disposition est l’effet de la
coutume. Mais, en employant ce mot, nous ne prétendons pas avoir donné la
raison ultime de cette disposition; nous voulons seulement indiquer un principe
de la nature humaine qui est universellement admis et qui est bien connu par
ses effets. » (T. IV, p. 52.)
On a montré qu'une prévision est une idée complexe, qui,
comme le souvenir, comprend deux éléments. L'un est ridée d'un objet, l'autre
l'idée d'une relation de succession entre cet objet et un autre objet
actuellement présent. Le raisonnement qui s'applique aux souvenirs s'applique
aussi aux prévisions. Attendre un événement donné [47] et croire qu'il arrivera sont simplement deux formes
d'expression pour un même fait. En outre, de même que nous appelons croyance un
souvenir (136) verbalement exprimé, nous donnons aussi le même nom à une
prévision, quand elle est dans le même cas. Le fait déjà cité, qu'un enfant
avant de savoir parler agit conformément à ses souvenirs, est aussi la preuve
que l’enfant est capable de former clés prévisions. Bien qu'il ne sache encore
ni le sens du mot « dragée », ni celui du mot « douce », il est déjà en pleine
possession de cette idée complexe, qui, le jour où il aura appris à se servir
du langage, prendra la forme de cette proposition verbale : « La dragée sera
douce. »
Ainsi les croyances de prévision, au moins sous leur forme
virtuelle, sont, comme les croyances de souvenir, antérieures au langage, et,
comme elles, ne peuvent être justifiées par la logique. En fait, les croyances
de prévision ne sont que des souvenirs renversés. L'association d'idées qui est
le fondement de la prévision doit exister sous forme de souvenir avant de
pouvoir jouer son rôle nouveau, et, comme le dit Hume :
« ... Il est
certain que nous avançons une proposition au moins intelligible, sinon vraie,
lorsque nous affirmons que, ayant été témoins de la rencontre contraire de deux
objets, la chaleur et le feu, par exemple, le poids et la solidité, nous sommes
déterminés, par la coutume, à attendre l’un dès l'apparition de l'autre. Cette
hypothèse semble même la seule qui puisse expliquer pourquoi nous tirons de
mille cas une inférence que nous ne sommes pas capables de tirer d'un (137)
seul cas, quoique ce cas soit identique à tous les autres..
La coutume est
donc le grand guide de la vie humaine. C'est ce principe seul qui rend
l’expérience utile et qui fait que nous attendons pour l'avenir une suite
d'événements semblables à ceux qui se sont produits dans le passé. »
« Toute croyance
de fait ou d'existence réelle dérive de quelque objet présent à la mémoire ou aux
sens, et de la liaison que la coutume a établie entre cet objet et un autre ;
en d'autres termes, après avoir constaté, dans plusieurs cas, que deux espèces
d'objets, le feu et la chaleur, la neige et le froid, sont toujours unis l'un à
l'autre, si le feu ou la neige se présente de nouveau à nos sens, notre esprit
est entraîné par la coutume à attendre la chaleur ou le froid, et par
conséquent à croire que cette qualité doit exister, que nous la découvrirons en
examinant de plus près l'objet. Cette croyance résulte nécessairement de ce que
l'esprit est placé dans les circonstances qui viennent d'être définies; dans ce
cas, la croyance est une opération de l'âme aussi nécessaire que peut l'être le
sentiment de l'affection quand nous recevons des bienfaits, ou celui de la
haine quand on nous fait du mal. Toutes ces opérations sont des espèces
d'instincts naturels, qu'aucun raisonnement, qu'aucun travail de pensée et
d'intelligence n'est capable de produire ou de prévenir. » (T. IV, p.
52-56.)
La seule observation qui convienne ici, c'est que Hume a eu tort d'attacher une importance exclusive à cette répétition des expériences, qui mérite seule proprement qu'on lui donne le nom de coutume. Le proverbe dit: « Enfant brûlé craint le feu;» et quiconque en fera l’expérience reconnaîtra qu'une seule brûlure est tout à fait suffisante pour établir cette indissoluble croyance que le contact du feu et la douleur vont ensemble.
(138) Puisqu'elle est une espèce de mémoire renversée, la
prévision obéit aux mêmes lois que la mémoire. Par conséquent, s'il est vrai,
comme le dit Hume, qu'une croyance de prévision est dans la plupart des cas
établie par la coutume, c'est-à-dire par la répétition d'impressions faibles,
il est certain aussi qu'elle peut être parfaitement engendrée par une seule
expérience vive. En l'absence du langage, le soutenir d'un fait particulier ne
saurait être fortifié par la répétition. Il est évident qu'un fait qui a eu
lieu ne peut se produire de nouveau avec le même cortège d'associations de coexistence
et de succession. Mais le souvenir de la coexistence et de la succession des
impressions peut être indéfiniment fortifié par le retour d'impressions
semblables qui se produisent dans le même ordre, quand bien même les
associations collatérales seraient tout à fait différentes; en fait, les idées
de ces impressions deviennent des idées génériques.
Si je me rappelle qu'un morceau de glace que j'ai touché
hier était froid, rien ne peut renforcer le souvenir de ce fait particulier; au
contraire, ce souvenir peut s'affaiblir, en l'absence de tout objet qui le
rappelle. Mais, si je touche aujourd'hui un autre morceau de glace,
l'association est renouvelée, et par suite le souvenir de cette association est
renforcé. A raison de ce simple fait que l'expérience est (139) répétée, il devient tout à fait
impossible pour nous de penser au contact de la glace sans penser qu'elle est
froide. Mais ce qui d'un côté renforce notre souvenir est aussi, d'un autre
côté, ce qui confirme notre révision. Non seulement nous ne pouvons penser que
nous avons touché de la glace sans nous rappeler qu'elle était froide, mais
nous ne pouvons non plus penser que nous en toucherons à l'avenir, sans prévoir
que nous la trouverons froide. Ainsi une prévision, si forte qu'on ne saurait
la changer ni la détruire, peut être engendrée par des expériences répétées. Et
il est important de remarquer que de semblables prévisions peuvent être formées
sans que la conscience y participe. Dans mon cabinet de toilette se trouve un
bidon ordinairement plein d'eau, que j'ai l'habitude de soulever afin d'y
prendre de l'eau pour me laver. Il arrive parfois que le domestique oublie de
le remplir, et alors, quand je le saisis par la poignée, je sens qu'il vient à
moi brusquement. Dans ce cas, une longue association m'a déterminé à prévoir
que le bidon avait un poids considérable, et, bien que je n'y prenne pas garde,
mon effort musculaire se règle sur cette prévision.
L'opération qui consiste à renforcer le souvenir d'une
succession de faits, et en même temps à affermir la prévision de la même
succession, est ce qu'on appelle communément une vérification.
(140) L'impression B a été fréquemment observée à la suite de l'impression A. L'association qui en résulte est représentée comme le souvenir, A à B. Lorsque l'impression A paraît de nouveau, l'idée de B la suit, associée avec l'idée de l’apparition immédiate de l'impression B. Si en effet l'impression B se produit, on dit que la prévision est vérifiée; en même temps, le souvenir A à B est renforcé et donne lieu à son tour à une prévision plus vive. Et la vérification plusieurs fois renouvelée peut rendre cette prévision si forte que sa non-vérification soit inconcevable.
(141) CHAPITRE V
LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE MENTALE CHEZ LES ANIMAUX
Dans le cours des précédents chapitres, nous avons plus
d'une fois appelé l'attention sur ce fait que les éléments de la conscience et
les opérations mentales qui étaient l'objet de notre discussion existent
indépendamment du langage, et antérieurement au langage.
S'il faut accorder quelque importance aux arguments fondés
sur l'analogie, il y a de très fortes raisons pour croire que les enfants,
avant qu'ils aient appris à parler, et que les sourds-muets eux aussi,
possèdent ces impressions auxquelles les hommes qui ont acquis la faculté du
langage donnent le nom de sensations; qu'ils ont les impressions de relation;
que des séries d'idées se déroulent dans leurs esprits; qu'ils forment des
idées générales avec leurs (142) idées particulières, et que, parmi ces idées,
les idées de souvenir et de prévision occupent la place la plus importante :
car, en leur qualité de croyances virtuelles, ces idées servent de fondements à
l'action. Cette conclusion, à vrai dire, est de celles qu'on n'a jamais
révoquées en doute, bien qu'on n'ait jamais pu en démontrer la vérité; et
puisqu'elle offre un haut degré de probabilité, puisqu'il est impossible de
prouver qu'elle soit fausse, nous sommes tout à fait dans notre droit en
l’acceptant au moins comme une hypothèse utile.
Mais, si nous l'acceptons, nous devons l'étendre et
l'appliquer à un bien plus grand nombre d'êtres vivants. En effet, quelque
autorité qui s'attache aux arguments donnés pour établir l'existence chez les
petits enfants et chez les sourds-muets des phénomènes essentiels de l'esprit,
la même autorité appartient, il faut l'avouer, aux raisons qui peuvent être
invoquées pour établir que les animaux ou du moins les animaux supérieurs ont
une intelligence. Nous devons reconnaître que Hume n'exagère rien quand il dit
:
« Je ne connais
pas de vérité plus certaine que celle qui accorde que les bêtes sont douées de
pensée et de raison aussi bien que les hommes. La preuve en est si évidente,
que l’homme le plus stupide et le plus ignorant ne s'y trompe pas lui-même. » (T. I, p. 232.)
(143) A vrai dire, c'est un des cas peu nombreux où la
conviction qui entraîne l’homme stupide et ignorant se fortifie encore par les
raisonnements de l'homme intelligent, et où la croyance voit ses fondements s'élargir
à chaque progrès de la connaissance.
Ce n'est pas seulement l'observation des actions des
animaux qui nous oblige avec une force presque irrésistible à leur attribuer
des états intellectuels semblables à ceux qui accompagnent les actions correspondantes
de l'homme ; c'est aussi la comparaison minutieuse, instituée par les
anatomistes et les physiologistes, entre les organes que nous savons être les
éléments constitutifs de l'appareil de la pensée chez l'homme, et les organes
correspondants chez l'animal. Cette comparaison, en effet, a démontré la
parfaite similitude de ces organes, non seulement, sous le rapport de la
structure, aussi profondément que le microscope peut faire pénétrer notre
regard, mais aussi, au point de vue des fonctions, dans la mesure où les
fonctions peuvent être déterminées par l'expérience. Pour tout homme
familiarisé avec ces recherches, il ne saurait être un seul instant douteux
que, dans les limites de nos observations et de nos expériences, la structure
et les fonctions du système nerveux sont essentiellement les mêmes chez un
chien, chez un singe et chez un homme. De plus, objecter que nous devons (144)
nous arrêter exactement au point où les preuves directes nous font défaut, et
refuser de croire que la ressemblance qui va déjà si loin s'étend encore au
delà, ce serait une pure argutie. On ne dit pas que Robinson Crusoë, lorsqu'il
vit imprimée sur le sable la trace d'un pied humain, ait eu la moindre envie de
supposer que l'auteur de cette trace unique n'avait qu'une seule jambe.
Au point de vue de la structure, et si l'on s'en rapporte
aux analyses les plus rigoureuses du microscope, l'œil, l’oreille, les organes
olfactifs, les nerfs, la moelle épinière, le cerveau d'un singe ou d'un chien,
tous ces organes correspondent aux organes analogues de l'individu humain.
Coupez un nerf, et la paralysie de la sensibilité se manifeste aussi bien dans
un cas que dans l'autre ; exercez une pression sur le cerveau ou administrez un
narcotique, et les signes de l'intelligence disparaissent chez l’animal comme
chez l'homme. Si nous avons quelque motif de croire que les changements qui se
produisent normalement dans la substance cérébrale de l'homme donnent lieu à
des états de conscience, nous avons les mêmes raisons de penser que les divers
mouvements de la substance cérébrale chez un singe ou chez un chien donnent
naissance aux mêmes effets.
Un chien agit comme s'il éprouvait toutes les (145)
différentes espèces d'impressions sensibles dont nous sommes nous-mêmes
capables. De plus, il dirige ses mouvements exactement comme s'il avait les
impressions de distance, de forme, de succession, de ressemblance et de
dissemblance, qui nous sont familières, en d'autres termes comme si les
impressions de relation étaient engendrées dans son esprit de la même façon
qu'elles le sont dans le nôtre. Les chiens endormis ont souvent l’air de rêver.
S'il en est ainsi, il faut admettre que l’idéation se développe chez eux
pendant qu'ils dorment, et, dans ce cas, il n'y a plus de raison pour douter
que pendant la veille ils aient conscience de certaines séries d'idées. Ce
n'est pas tout : que les chiens, étant capables d'idées, aient des souvenirs et
des prévisions, et aussi les croyances virtuelles dont ces états sont les
fondements, c'est ce qui ne saurait guère faire question pour tout homme qui
est habitué à leurs façons d'agir. Enfin il n'y a pas, semble-t-il, d'argument
solide qui nous interdise de supposer que les chiens forment des idées
générales des choses sensibles. Un des traits les plus curieux du caractère du
chien, c'est sa badauderie naturelle, sa tendance à éprouver du respect pour le
décorum, pour la bonne tenue extérieure. Le même chien qui aboie furieusement
contre un mendiant laissera passer sans opposition un homme bien mis. (146) N'est-ce
pas la preuve qu'il associe l’idée générale des haillons et de la saleté avec
l'idée d'aversion, et l'idée d'un costume propre et élégant avec l'idée
d'affection?
En résumé, il parait malaisé de trouver quelque bonne
raison pour refuser aux animaux supérieurs tout état mental, toute opération
qui ne suppose pas l'emploi des symboles auditifs ou visuels dont se compose le
langage; et la psychologie comparée vient confirmer le rang que l’anatomie
comparée assigne à l’homme par rapport au reste du règne animal. De même que
l’anatomie comparée est en état de démontrer que l'homme physique n'est que le
dernier terme d'une longue série de formes, qui descend par gradations
insensibles des mammifères de l’ordre le plus élevé aux particules informes de
protoplasma vivant qui marquent les frontières incertaines du monde animal et
du monde végétal, de même la psychologie comparée, bien qu'elle ne soit encore
qu'une science toute jeune, très inférieure pour l'avancement à sa sœur aînée,
tend elle aussi aux mêmes conclusions.
En l'absence d'un système nerveux distinct, nous n'avons
pas le droit d'attendre ce qui en est le produit, c'est-à-dire la conscience.
Même chez ces espèces animales où l'appareil nerveux ne dépasse pas dans son
développement le degré représenté (147) chez l’homme par le cordon spinal et
par les parties inférieures du cerveau, l’argument de l'analogie laisse sans
fondement l'hypothèse de l'existence de n'importe quelle forme de la
conscience. Mais, avec l'addition d'un appareil nerveux correspondant à notre
cerveau, il est permis de supposer l'apparition des formes les plus simples de
la conscience, ou des sensations ; on conçoit qu'elles peuvent d'abord exister,
sans avoir la faculté de se renouveler, c'est-à-dire sans souvenir, et par conséquent
sans idéation. A un degré plus haut, un appareil de corrélation peut
venir s'ajouter au système nerveux, jusqu'à ce que, tous ces organes se
développant davantage, l'animal s'élève enfin à la condition la plus haute que
puisse atteindre un animal muet.
Un remarquable exemple de la sagacité de Hume, c'est qu'il
a compris l'importance d'une branche de la science, dont on peut à peine dire
même aujourd'hui qu'elle existe. Dans un passage remarquable, il trace
hardiment dans ses principales lignes le plan de la psychologie comparée :
« Toute théorie
qui explique les opérations de l’entendement, ou l’origine et l’association des
passions de l'homme, acquerra un surcroît d'autorité, s'il est prouvé que la
même théorie est nécessaire à l’explication des mêmes phénomènes chez tous les
autres animaux. Nous allons soumettre à cette épreuve l'hypothèse que nous
avons proposée dans nos réflexions précédentes pour rendre compte de tous les
(148) raisonnements d'expérience, et nous espérons que ce nouveau point de vue
confirmera toutes nos réflexions antérieures.
En premier lieu,
il semble évident que les animaux, comme les hommes, apprennent beaucoup de
l’expérience et infèrent que les mêmes événements résulteront toujours des
mêmes causes. A l’aide de ce principe, ils acquièrent la connaissance des
propriétés les plus communes des objets extérieurs, et peu à peu, dès leur
naissance, ils amassent, comme dans un trésor, des connaissances diverses sur
la nature du feu, de Peau, de la terre, des pierres, des hauteurs, des
profondeurs, etc., et sur les effets que toutes ces choses produisent.
L'ignorance et l’inexpérience des jeunes animaux se distinguent nettement de
l’habileté et de la prudence de leurs aînés, qui ont appris, grâce à de longues
observations, à éviter tout ce qui peut les blesser, à rechercher tout ce qui
peut leur procurer aise ou plaisir. Un cheval qui a été exercé dans la campagne
sait reconnaître quelle hauteur il est capable de franchir; il ne se hasardera
jamais à tenter un saut qui dépasserait ses forces et son adresse. Un vieux
lévrier laissera aux plus jeunes la partie la plus fatigante de la chasse, il
se postera lui-même de façon à saisir le lièvre au passage; et toutes les
conjectures auxquelles il se livre à cette occasion ne procèdent évidemment que
de l'observation et de l’expérience.
Cette vérité est
encore mieux démontrée par les effets de la discipline et de l'éducation sur
les animaux, puisque, par une distribution convenable des châtiments et des
récompenses, on peut, les dresser aux actions les plus contraires à leurs
instincts et à leurs tendances naturelles. N'est-ce pas l’expérience qui rend
le chien craintif, qui lui apprend à redouter une douleur, quand vous le
menacez ou quand vous levez le fouet pour le battre? N'est-ce pas l'expérience
encore qui l’habitude à répondre quand vous prononcez son nom, qui lui fait
inférer que par ce son arbitraire vous le distinguez au milieu de tous ses
camarades, et que vous avez l’intention de l'appeler quand vous prononcez ce
nom d'une certaine façon et avec un certain accent?
Dans tous ces cas, nous pouvons
observer que l'animal fait des inférences en dehors des faits qui frappent
immédiatement ses sens , et que ces inférences sont entièrement fondées sur son
expérience passée, son esprit attendant à la suite de l'événement présent les
mêmes conséquences qu'il a toujours vues dériver des événements semblables.
En second lieu,
il est impossible que ces inférences de l'animal aient pour principe n'importe
quelle suite d'arguments ou de raisonnements, par où il arriverait à conclure
que les mêmes effets suivent les mêmes causes, et que la nature, dans sa marche
et dans ses opérations, est toujours identique à elle-même. Car des arguments
de cette nature, si toutefois ils existent, seraient assurément trop abstraits
pour être saisis par des intelligences si imparfaites; puisque, pour les
découvrir et les observer, il ne faut pas moins que l'extrême attention d'un
génie philosophique. Les animaux ne sont donc pas guidés dans leurs inférences
par des raisonnements, pas plus que les enfants, pas plus que la plupart des
hommes ne le sont dans leurs actions et leurs conclusions ordinaires, pas plus
que les philosophes eux-mêmes, qui dans leur vie active sont semblables au
vulgaire et se laissent diriger par les mêmes maximes. La nature doit avoir
ménagé quelque autre principe, d'un usage plus facile et d’une application plus
générale. Une opération aussi essentielle pour la vie que l'inférence des
causes aux effets ne pouvait être confiée aux opérations lentes et incertaines
du raisonnement et de l'argumentation. La chose peut être douteuse pour les
hommes, mais elle est du moins hors de question pour l'animal; et, cette
conclusion une fois solidement établie dans un cas, nous avons, d'après les
règles de l'analogie, de fortes raisons de croire qu'elle doit être
universellement acceptée, sans exception ni réserve. C'est la coutume seule qui
détermine l'animal, à l'occasion de chaque objet qui frappe ses sens, à inférer
l'existence de l'objet qui l'accompagne habituellement, et qui, à l'apparition
de l'un, excite l'imagination à concevoir l'autre et à le concevoir avec cette
vivacité particulière de sentiment que (150) nous appelons croyance.
Aucune autre explication ne peut être donnée de cette opération pour les
classes supérieures, comme pour les classes inférieures, de tous les êtres
sensibles qu'il nous est donné de connaître et d'observer. » (T. IV, p.
122-4.)
On remarquera que Hume semble mettre en opposition l’ «
inférence de l’animal » et l’ « opération du raisonnement chez l’homme » . Mais
ce serait se méprendre tout à fait sur sa pensée, que lui attribuer l’intention
de faire entendre par là qu'il y a entre ces deux opérations quelque différence
réelle. L'inférence de l’animal est une croyance virtuelle de prévision ;
l'acte de l'argumentation ou du raisonnement, chez l'homme, est fondé lui aussi
sur des croyances virtuelles de prévision, qui se forment dans l'esprit humain
de la même façon que dans l'esprit de l'animal. Mais chez les hommes, grâce au
langage, l'état mental qui constitue la croyance virtuelle est représenté par
une proposition verbale, et devient ainsi ce que tout le monde reconnaît pour
une croyance. L'erreur que Hume combat, c'est que la proposition ou
l'expression verbale d'une croyance a fini par être prise pour une réalité,
tandis qu'elle est simplement un symbole; c'est que le raisonnement et la
logique qui n'ont affaire qu'aux propositions sont regardés comme nécessaires
pour légitimer les faits naturels que les propositions (151) symbolisent. C'est
une erreur analogue à celle qui consiste à supposer que la monnaie est le
fondement de la richesse, tandis qu'elle est seulement le symbole absolument
fictif de la propriété.
Dans le passage qui suit immédiatement celui que nous avons
cité, Hume admet quelques opinions qui pourraient être retournées contre lui et
devenir de graves objections contre ses propres doctrines :
« Si les animaux
doivent à l’observation une partie de leurs connaissances, il y en a cependant
beaucoup d'autres qu'ils reçoivent d'emblée des mains de la nature : ce sont
celles qui dépassent de beaucoup la mesure de capacité qu'ils possèdent dans
les circonstances ordinaires, et dans lesquelles ils font peu ou point de
progrès, malgré une plus longue pratique et la prolongation de leurs
expériences. C'est ce que nous appelons l'instinct, que nous sommes
disposés à admirer comme quelque chose d'extraordinaire, et qui reste
inexplicable, malgré tous les efforts de l'entendement humain. Mais peut-être
notre étonnement cessera, ou tout au moins diminuera, si nous considérons que
le raisonnement d'expérience lui-même, qui nous est commun avec les bêtes et
duquel dépend toute la conduite de notre vie, n'est pas autre chose qu'une
espèce d'instinct ou de puissance mécanique qui agit en nous à notre insu, et
qui, dans ses principales opérations, n'obéit pas à ces relations ou
comparaisons d'idées qui sont l'objet propre de nos facultés intellectuelles.
Bien
que ce soit un instinct d'une nature différente, ce n'en est pas moins un
instinct qui enseigne à l'homme à éviter le feu, comme c'est un instinct aussi
qui apprend à l'oiseau , avec tant de précision , l'art de couver et toute
l'économie de l'élevage des petits. » (T. IV, p. 125, 126.)
(152) Le parallèle établi ici entre l’homme qui évite le feu, et l'oiseau qui instinctivement couve ses œufs, est inexact. L'homme évite le feu, lorsqu'il a expérimenté la douleur qui cause la brûlure ; mais l’oiseau couve ses œufs dès sa première ponte, et par conséquent avant qu'il ait acquis la moindre expérience de l'incubation. Pour que la comparaison fût exacte, il serait nécessaire qu'un homme évitât le feu la première fois qu'il le voit : ce qui certainement n'est pas la vérité.
Le mot instinct est un mot très vague et mal défini. On
l'emploie communément pour désigner tout acte, ou même tout sentiment qui n'est
pas dicté par un raisonnement conscient, qu'il soit ou non le résultat d'une
expérience antérieure. C'est l' « instinct » qui guide le poussin à peine éclos
lorsqu'il picote un grain de blé ; l'amour paternel et maternel est encore un
fait «instinctif »; l'homme qui se noie et qui s'accroche au premier objet venu
le fait « instinctivement » ; la main qui par hasard a touché un objet brûlant se
retire par instinct. Ainsi l'instinct représente tout ce qui résulte d'un
simple mouvement réflexe, dans lequel il n'est pas nécessaire que l'organe de
la conscience intervienne pour diriger vers un but déterminé un ensemble
d'actes
réfléchis
et nettement conscients.
Mais cet emploi vague du mot instinct est en (153) réalité
d'accord avec la nature des choses : car il est tout à fait impossible de tirer
une ligne de démarcation entre les actions réflexes et les instincts. Si l’on
verse une goutte d'acide sur l'un des côtés d'une grenouille, l'animal
s'efforce de l'enlever en se frottant avec sa patte du même côté ; et, si l’on
empêche cette patte de se mouvoir, l’animal accomplit la même opération, au
prix d'un plus grand effort, avec son autre patte. Il y a là un exemple
remarquable du développement de l'instinct. Mais en même temps il n'est pas
moins vrai que l'action tout entière est une opération réflexe due à la moelle
épinière, et qui s'accomplirait encore quand bien même le cerveau de l'animal aurait
été détruit. Entre cette opération et une simple action réflexe, il y a toute
une série de degrés. De même, lorsqu'un enfant prend le sein de sa mère, il est
impossible de dire si son action mérite d'être appelée instinctive ou réflexe.
Cependant les actes qu'il est d'usage d'appeler instinctifs
chez les animaux sont de telle nature que, accomplis par des hommes, ils
impliqueraient toute une série d'idées et d'inférences; et c'est un problème
intéressant, quoique apparemment insoluble, que celui de rechercher si ces
actes sont oui ou non accompagnés par des modifications cérébrales analogues à
celles qui chez les hommes (154) donnent lieu à des idées et à des inférences.
Lorsqu'un poussin becquette un grain, par exemple, faut-il croire qu'il se produit
d'abord en lui certaines sensations, accompagnées d'un sentiment de relation
entre le grain et son propre corps; puis le désir de manger le grain, enfin la
volonté de le saisir? Ou bien ces sensations ne sont- elles que l'expression
sensible de la série actuellement représentée d'une façon consciente?
C’est la dernière opinion qui est la plus vraisemblable ;
mais on ne peut nier que la première alternative ne soit possible elle aussi.
Seulement, dans ce cas, la série d'états de conscience est telle qu'on pourrait
l'exprimer dans le langage par une série de propositions, et qu'elle
témoignerait, comme une preuve positive, de l'existence d'idées innées au sens
de Descartes. En fait, un poulet qui se piquerait de métaphysique, et qui
réfléchirait sur les opérations mentales de sa conscience emplumée, pourrait
invoquer ce fait pour prouver que, dès la première action de sa vie, il a
supposé l'existence du moi et du non-moi, et connu le rapport de ces deux
termes.
A parler sérieusement, si l'on accorde l'existence des
instincts, il faut accorder aussi l'existence possible des idées innées, dans
le sens le plus étendu qu'ait jamais imaginé Descartes. En fait, comme (155)
nous l'avons vu, Descartes a expliqué ce qu'il entendait par idées innées, en
citant, comme faits analogues, les maladies transmises par l'hérédité , ou
encore les particularités mentales héréditaires, par exemple la générosité.
D'autre part, les tendances mentales héréditaires peuvent être justement
appelées des instincts, et plus justement encore on peut comprendre dans la
même catégorie ces dispositions spéciales qui constituent ce que nous appelons
le génie.
L'enfant qui dessine spontanément dès qu'on lui a mis un
crayon dans la main ; Mozart, qui dès ses plus jeunes années manifeste son talent
musical; Bidder enfant, qui, sans avoir appris l'arithmétique, opère sur les
nombres les plus compliqués ; Pascal enfant, qui de lui-même retrouve Euclide :
autant d'exemples d'hommes dont on peut dire qu'ils ont été dirigés par
l'instinct, aussi bien que le castor et l'abeille. L'homme de génie est une
espèce à part, et il faut le distinguer de celui qui n'est qu'un artisan
habile, parce que chez l'homme de génie agissent de puissantes tendances innées
: la culture peut sans doute les développer, mais elle ne peut les créer, pas
plus que l'horticulteur ne peut faire qu'un chardon porte des figues. Ici
encore, la comparaison de l'esprit avec un instrument musical est exacte. A
force d'art et d'habileté, on peut faire rendre beaucoup (156) de sons musicaux
à un sifflet de deux sous ; mais, malgré tout, ce sifflet ne saurait lutter
avec la voix humaine. Les puissances musicales innées de l’instrument et celles
de l'organe naturel présentent une différence infinie.
(157) CHAPITRE VI
LANGAGE. PROPOSITIONS RELATIVES AUX VÉRITÉS NÉCESSAIRES
Bien que nous puissions accepter la conclusion de Hume et
accorder que les animaux dépourvus de langage sont eux aussi capables de
penser, de juger, de raisonner, il doit être cependant bien entendu qu'il y a
une différence importante dans le sens de ces expressions, suivant qu'on les
applique aux animaux qui possèdent ou à ceux qui ne possèdent pas la faculté du
langage. Pour ces derniers, les pensées sont exclusivement des séries de
sentiments (feelings); pour les autres, les pensées sont en outre les
idées des signes qui représentent les sentiments et qu'on appelle les « mots »
.
En fait, un mot est un signe écrit ou parlé, dont l'idée
est si intimement associée par la répétition à l'idée du sentiment simple ou complexe
qu'il (158) représente, que l’association est indissoluble. Un Anglais, par
exemple, ne peut penser au mot dog sans avoir aussitôt l'idée du groupe
d'impressions que ce mot désigne; et réciproquement ce groupe d'impressions,
s'il se présente à l'esprit, évoque aussitôt l'idée du mot dog.
L'association des mots avec les impressions et les idées
constitue le langage , et le langage se rapproche de la perfection à mesure que
les différences et les nuances qui existent entre les idées, entre les impressions,
sont mieux représentées par la diversité correspondante de leurs noms.
Les noms des impressions et des idées simples et aussi les
noms des groupes des impressions et des idées complexes qui coexistent ou se
succèdent, considérées per se, sont des substantifs, par exemple
couleur, chien, argent, bouche; tandis que les noms des impressions et des
idées considérées comme les parties ou les attributs d'un tout complexe sont
des adjectifs. Ainsi la couleur rouge, considérée comme un élément de l'idée complexe
de la rose, devient l’adjectif rouge; le fait de manger de la viande,
attribut de l’idée du chien, est représenté par Carnivore; la blancheur,
comme partie de l'idée de l'argent, devient l'adjectif blanc, et ainsi
de suite.
Le mécanisme verbal employé pour l'expression (159) de la
croyance s'appelle affirmation (prédication), et, comme toutes nos
croyances expriment des idées de relation, nous pouvons dire que le signe de
l'affirmation est le symbole verbal d'un sentiment de relation. Les mots qui
servent à exprimer l'affirmation sont les verbes. Si je dis ce argent » et puis
« blanc », je ne fais qu'énoncer deux mots; mais si j'interpose entre eux le
mot « est », j'exprime ma croyance à la coexistence du sentiment de la
blancheur avec les autres sentiments qui constituent la totalité de l'idée
complexe d'argent ; en d'autres termes, j'affirme que la « blancheur » est
l'attribut de l'argent.
Dans l'exemple précédent, le verbe exprime l'affirmation et
pas autre chose : c'est une simple copule. Mais, dans la grande majorité des
cas, le verbe est le signe d'une idée complexe, et c'est par sa forme seule
qu'il exprime l'affirmation. Ainsi, dans cette phrase : « L'argent brille », le
verbe briller est le signe du sentiment de l'éclat, et le signe de l’affirmation
consiste dans la forme « brille ».
La forme des Verbes assure encore un autre résultat. Grâce
à de légères modifications, les verbes indiquent qu'une croyance ou une
affirmation est un souvenir, ou une prévision. Ainsi la phrase : « L'argent a
brillé », exprime un souvenir; «L'argent brillera », une prévision.
(160) La forme verbale qui exprime une affirmation est ce
qu'on appelle une proposition. Par conséquent, toute proposition est
l'équivalent verbal d'une croyance; et comme toute croyance est ou bien une
conscience immédiate, ou bien un souvenir, ou bien une prévision, comme de plus
toute prévision est réductible à un souvenir, il s'ensuit que toutes les
propositions expriment en dernière analyse soit des états immédiats de
conscience, soit des souvenirs. La proposition qui affirme A de X doit
signifier ou bien que ce fait est attesté actuellement par ma conscience, par
exemple si je dis que deux couleurs placées en ce moment sous mes yeux
ressemblent l’une à l'autre ; ou bien que A est indissolublement uni à X dans
ma mémoire; ou encore que A est indissolublement uni à X dans mes prévisions.
Mais on a déjà vu que la prévision est seulement une expression de la mémoire.
Hume ne discute pas la nature du langage; mais tout ce qui
nous reste à dire sur ses doctrines philosophiques a trait à la valeur et à
l'origine des propositions verbales, de sorte que l'esquisse sommaire qui
précède sur les rapports du langage avec les opérations de la pensée ne passera
pas, nous l'espérons, pour un hors-d'œuvre.
Dans l'examen qu'il fait des propositions verbales où
l'esprit humain enferme ses croyances. Hume a (161) parcouru un champ
intellectuel si vaste, qu'il serait impossible de le suivre dans tous les
détours de ce long voyage, au moins dans les limites imposées à cet essai. Je
compte par conséquent me borner à l'étude des propositions qui concernent : 1)
les vérités nécessaires; 2) l’ordre de la nature; 3) l’âme; 4) le déisme; 5)
les passions et la volonté; 6) les principes de la morale.
Les vues de Hume sur les vérités nécessaires, et
particulièrement sur la causalité, ont contribué plus qu'aucune autre partie de
son système à lui assigner un rang éminent dans l’histoire de la philosophie.
« Tous les
objets des recherches de la raison peuvent, dit-il, se diviser en deux
catégories : d'une part les relations d'idées, d'autre part les choses
de fait. A la première catégorie appartiennent les sciences telles que la
géométrie, l’algèbre et l'arithmétique, en un mot, toutes les affirmations qui
sont ou intuitivement ou démonstrativement certaines. Dire que le carré de
l’hypoténuse est égal aux carrés des deux côtés, c'est exprimer une
relation entre ces deux figures. Dire que trois fois cinq est égal à la
moitié de trente, c'est exprimer une relation entre ces nombres. Les
propositions de cette espèce se découvrent par la seule opération de la pensée
et ne dépendent en rien des choses qui existent dans l'univers. N'y eût-il ni
cercle ni triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide n'en conserveraient
pas moins pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de
fait, qui constituent la seconde classe des (162) objets de la raison humaine,
n'ont pas une certitude qui s'établisse de la même manière ; et l’évidence qui
leur est propre, quoique grande, n'est pas de même nature. Le contraire d'un
fait est toujours possible, car ce contraire n'implique pas contradiction, et
l'esprit le conçoit avec la même facilité, avec la même clarté que s'il était
conforme aux faits. Le soleil ne se lèvera pas demain, est une
proposition tout aussi intelligible, tout aussi peu contradictoire, que
l'affirmation contraire : Le soleil se lèvera. Nous perdrions notre
peine à vouloir en démontrer la fausseté. En effet, si l'on pouvait en
démontrer la fausseté, c'est qu'elle impliquerait contradiction et que l'esprit
serait incapable de la concevoir. » (T. IV, pp. 32, 33.)
Il s'en faut que la distinction des vérités de la géométrie
et des autres formes de la vérité soit exprimée avec cette force dans le Traité;
mais, comme Hume a formellement désavoué en ces matières toutes les opinions
que ne contient pas l’Essai, nous pouvons nous en tenir là. Il convient
donc de considérer avec attention le passage cité, pour juger l’importance de
l’affirmation de Hume, lorsqu'il dit que les vérités des mathématiques sont
certaines d'une certitude intuitive ou démontrée, en d'autres termes qu'elles
sont nécessaires, et qu'elles diffèrent à ce point de vue des autres formes de
la croyance.
Que faut-il entendre par cette assertion que « les
propositions de cette espèce se découvrent par la seule opération de la pensée
et ne dépendent en rien des choses qui existent dans l'univers » ?
(163) Supposez qu'il ne se produise rien dans l'univers qui
ressemble aux impressions de la vue et du toucher, quelle idée pourrions-nous
avoir même d'une ligne droite, et à plus forte raison d'un triangle et des
relations des côtés d'un triangle? La proposition fondamentale de toute la
philosophie de Hume, c'est que les idées sont copiées sur les impressions : par
conséquent, s'il n'y avait pas des impressions de la ligne droite et du
triangle, il n'y aurait pas non plus d'idées de ces objets. Mais ce que nous
appelons univers n'est pas autre chose que la somme de nos impressions
actuelles et de nos impressions possibles.
D'un autre côté, si la conception du nombre dérive des
relations de nos impressions dans l'espace ou dans le temps, ces impressions
doivent exister dans la nature, c'est-à-dire dans l'expérience, avant que leurs
relations puissent être perçues. La forme et le nombre ne sont que des mots qui
expriment certaines relations entre les choses de fait. Si un homme n'a point
perçu par la vue ou le toucher la différence d'une ligne droite et d'une ligne courbe,
courbe et droit ne sauraient avoir plus de sens pour lui que rouge et bleu pour
un homme aveugle.
Cet axiome : « Des quantités égales à une troisième sont
égales entre elles, » n'est qu'un cas particulier de l'affirmation de la
ressemblance. Sans l'existence dans l'univers d'une ou plusieurs impressions
(164) correspondantes, il est évident que cette affirmation ne serait pas
possible. Mais qu'est-ce qu'une existence dans l’univers, sinon une impression?
Si l’on analyse avec rigueur toutes les propositions qui
sont dites « vérités nécessaires », on se convaincra qu'elles sont de deux
sortes : ou bien elles dépendent de la convention que suppose toute possibilité
de langage intelligible, savoir que les termes conserveront toujours le même
sens; — ou bien ce sont des propositions dont la négation contredit telle ou
telle association établie dans notre mémoire ou dans nos prévisions,
association qui est un fait indissoluble; ou bien elles sont la négation de
quelque fait immédiat de conscience.
Cette « vérité nécessaire » A =: A signifie simplement
que la perception appelée A sera toujours A. Cette autre vérité nécessaire : «
deux lignes droites ne peuvent enfermer un espace, » signifie que nous n'avons
pas le souvenir et que nous ne pouvons admettre la prévision d'un cas
semblable. Enfin nier cette autre vérité nécessaire : « La pensée existe
actuellement dans mon esprit, » ce serait nier la conscience même.
A cette assertion de Hume que l'évidence des choses de fait
est inférieure à l'évidence des relations d'idées, on peut répondre justement
qu'un grand nombre de choses de fait ne sont que des (165) relations d'idées.
Si je dis que le rouge ne ressemble pas au bleu, je prononce un jugement sur
une relation d'idées, mais c'est là aussi une chose de fait, et la proposition
contraire est inconcevable. Si je me rappelle quelque chose qui est arrivé il y
a cinq minutes, ce souvenir est une chose de fait; et en même temps ce souvenir
exprime une relation entre l'événement que je me rappelle et le temps présent.
Il est tout à fait inconcevable pour moi que cet événement ne soit pas arrivé,
de sorte que ma certitude sur ce point est aussi forte que celle que je
pourrais avoir touchant n'importe quelle vérité nécessaire. En vérité, celui-là
est un homme très sage, ou très vertueux, ou très heureux, et peut-être les
trois à la fois, qui a traversé toute l'existence sans accumuler une multitude
de croyances nécessaires qu'il donnerait beaucoup pour pouvoir révoquer en
doute.
Nous dépasserions notre but si nous poussions plus loin
pour le moment la discussion sur ce sujet. Il suffit de remarquer que les
différences, quelles qu'elles soient, qui séparent les vérités mathématiques et
les autres vérités, ne sauraient justifier la thèse de Hume. Et il est de toute
façon impossible de prouver que l'autorité qui accompagne les premiers
principes mathématiques soit due à d'autres [48] (166) causes que les suivantes : d'abord, les expériences
qui se rapportent à ces principes sont les premières qui se présentent à
l'esprit; ensuite, elles se renouvellent avec une si parfaite constance que
nous avons le droit, selon les lois ordinaires de l’idéation de prévoir
que les associations qui en résultent seront extrêmement solides, sans compter
que la vérification perpétuelle des prévisions fondées sur elles achève la
soudure qui les lie.
Ainsi, si les axiomes des mathématiques sont innés, il
semble que la nature ait pris une précaution inutile, puisque l'évolution
ordinaire de l'association aurait pu suffire pour leur conférer tous les
caractères d'universalité et de nécessité qu'ils
possèdent
actuellement.
Si Hume a eu le tort de faire des assertions inutiles au sujet des autres vérités nécessaires, il s'exprime du moins avec une parfaite clarté à propos du principe de causalité : « Tout ce qui commence d'exister a une cause, » lorsqu'il se demande si cette proposition est, et dans quel sens elle est, une vérité nécessaire, lorsqu' enfin il cherche, une fois sa nature connue, quelle est son origine.
Sur le premier point, Hume nie que le principe de causalité
soit une vérité nécessaire, dont le contraire serait inconcevable. Mais les
preuves qu'il (167) donne, dans les Essais, à l'appui de cette
assertion, ne sont pas rigoureusement concluantes :
« Il n'est pas d'objet, dit-il, qui, par les
qualités qu'il manifeste à nos sens, découvre soit la cause qui l’a produit,
soit les effets qu'il peut lui-même produire, et notre raison ne saurait
jamais, sans, l'aide de l'expérience, faire la moindre inférence relativement à
l'existence réelle et aux choses de fait. » (T. IV, p. 35.)
Hume donne de nombreux éclaircissements en faveur de cette
assertion, qui, à vrai dire, ne saurait être mise sérieusement en doute ; mais
de ce que nous sommes incapables de dire quelle cause a précédé ou quel effet
suivra un événement, s'ensuit-il que nous ne devions pas nécessairement
supposer que cet événement a eu une cause et qu'il aura un effet ? Le savant
qui découvre un nouveau phénomène peut ignorer complètement la cause de ce
phénomène, mais il n'hésitera pas à la chercher. Et, si vous lui demandez
pourquoi il le fait, il vous répondra probablement : « Parce qu'il doit y avoir
une cause ; » ce qui revient à dire que sa croyance à la causalité est une
croyance nécessaire.
Il est vrai que, dans le Traité, Hume, comme on dit,
prend le taureau par les cornes :
«….. Comme
toutes les idées distinctes peuvent être séparées l'une de l'autre, et comme
les idées de cause et (168) d'effet sont évidemment distinctes, il nous sera facile
de concevoir un objet qui, tout à l'heure, n'existait pas, et qui maintenant
existe, sans lui associer l'idée distincte d'une cause ou d'un principe
producteur. » (T. I, p. 111.)
Si Hume s'était contenté d'établir ce qu'il croyait être
une question de fait, s'il s'était abstenu de donner des raisons superflues
pour démontrer ce qui ne peut être prouvé ou contredit que par l'expérience
personnelle, sa position eût été plus forte : car, sur le terrain des faits, il
semble qu'il ait tout à fait raison. Tout homme qui laisse son imagination
flotter comme dans un rêve éveillé peut expérimenter à un moment l’existence et
le moment d'après la non-existence de phénomènes qui ne lui suggèrent pas
l'idée du rapport de cause à effet. Ce n'est pas tout : pour le vulgaire qui ne
réfléchit pas, il est certain que les neuf dixièmes des faits journaliers
n'éveillent pas l’idée de la relation de causalité; bien plus, le vulgaire nie,
pratiquement au moins, l'existence de cette relation, en attribuant ces faits
au hasard. Que de joueurs seraient surpris si on leur disait que la chute d'un
dé sur une de ses faces est l'effet d'une cause définie, tout autant que le
fait de la chute elle-même ! II y a un proverbe qui dit : « Le vent
souffle où il lui plaît. » Des hommes réfléchis eux-mêmes n'apprennent pas sans
surprise que la forme et la crête de chaque (169) vague qui, poussée par le
vent, vient se briser sur le rivage, que la direction de chaque parcelle
d'écume qui fuit devant la brise, sont les effets de causes définies; et que
tous ces faits peuvent à ce titre être déterminés et déduits des lois du
mouvement et des propriétés de l’air et de l'eau. Enfin, il y a un grand nombre
de personnes très intelligentes qui se font gloire de croire fermement que nos
volontés n'ont pas de cause, ou que la volonté est sa cause à elle-même, ce qui
est ou bien la même chose ou une contradiction dans les termes.
Mais, en argumentant pour établir ce qui nous paraît être
une proposition vraie, Hume fait un cercle vicieux : car la majeure, savoir que
toutes nos idées distinctes peuvent être séparées dans la pensée, suppose
précisément résolue la question
qu'il
débat.
En réalité, le fait de savoir si l'idée de causalité est
nécessaire ou ne l'est pas n'a qu'une très petite importance. En effet, dire
qu'une idée est nécessaire, c'est simplement affirmer que le contraire de cette
idée est inconcevable ; et le fait que le contraire d'une croyance est
inconcevable est peut-être une présomption en faveur de la vérité de cette
croyance, mais ce n'est pas certainement une preuve.
Dans l'expérience bien connue qui consiste à toucher un
seul objet rond, une boule de marbre par (170) exemple, avec deux doigts
croisés l'un sur l'autre, il nous est absolument impossible de concevoir que
nous n'avons pas deux objets ronds sous nos doigts. De même, bien que la
lumière ne soit certainement qu'une sensation excitée dans le cerveau, il est
tout
à fait
impossible de la concevoir autrement que comme une qualité extérieure. De même
encore, si nous touchons un objet avec une canne, non seulement nous sommes
irrésistiblement entraînés à croire que la sensation de contact se produit à
l'extrémité de la canne, mais nous sommes tout à fait incapables de concevoir
que cette sensation a réellement lieu dans notre tête. Ainsi, dans ces
différents cas, ce qui est inconcevable n'en est pas moins évidemment vrai. Ce
que nous croyons et ce que nous ne croyons pas est également nécessaire et
également erroné.
D'ordinaire, pour établir que le principe de causalité ne peut
dériver de l'expérience, on insiste sur ce fait que l'expérience prouve
seulement qu'un grand nombre d'objets ont une cause, tandis que le principe
déclare que tous les objets ont une cause. Le syllogisme suivant : «
Beaucoup de choses qui commencent d'exister ont une cause ; A a commencé
d'exister, donc A a une cause, » est évidemment un syllogisme captieux. Cette
objection est parfaitement juste dans les limites de sa portée. Le (171)
principe de causalité ne saurait être déduit d'une proposition générale qui
serait seulement le résumé de l’expérience. Mais il ne s'ensuit pas que la
prévision ou la croyance exprimée par cet axiome ne soit pas un résultat de
l'expérience, résultat antérieur à la formule, logiquement injustifiable, que
nous employons pour l’exprimer, et tout à fait indépendant de cette formule.
En fait, le principe de causalité ressemble à toutes les
autres croyances de prévision, en ce qu'il est le symbole verbal d'un acte de
l’esprit purement automatique, acte qui est tout à fait en dehors de la logique
(extra-logical) et qui serait contraire à la logique (illogical)
si l’expérience ne venait constamment lui donner raison. L'expérience, comme
nous l'avons vu, nous approvisionne de souvenirs : ces souvenirs engendrent des
prévisions ou des croyances ; — pourquoi il en est ainsi, c'est ce que pourront
éclaircir plus tard les recherches de la physiologie cérébrale. — Mais chercher
la raison des faits dans les symboles verbaux qui les expriment et se montrer
étonné de ne pas l'y trouver, c'est assurément une méthode singulière. L'œuvre
de Hume a été précisément de ramener l'attention de la proposition verbale sur
le fait psychique dont cette proposition est le symbole :
(172)
« Lorsqu'un objet naturel ou un événement se présente, il est impossible,
même à l’esprit le plus pénétrant et le plus sagace, de découvrir et même de
conjecturer, sans l'aide de l'expérience, ce qui en résultera, de porter sa vue
au delà de l'objet qui est immédiatement présent à sa mémoire ou à ses sens. Un
seul cas, une seule expérience, où nous avons observé la succession de deux
événements, ne suffit pas pour nous autoriser à établir une règle générale et à
prédire ce qui arrivera dans les cas semblables : ce serait en effet une
inqualifiable témérité de juger du cours entier de la nature d'après une simple
expérience, quelque exacte et certaine qu'elle fût. Mais lorsque nous avons vu,
dans tous les cas, deux phénomènes se suivre et s'associer, nous n'avons plus
aucun scrupule à prédire l'un, dès l'apparition de l'autre, et à employer cette
forme de raisonnement qui seule peut nous assurer des choses de fait ou
d'existence. Nous appelons l'un la cause et l'autre l’effet. Nous
supposons qu'il existe entre eux quelque rapport; nous attribuons au premier un
pouvoir qui lui permet de produire infailliblement l'autre et de le faire avec
la certitude la plus complète et la nécessité la plus forte... Mais une
pluralité de cas et un seul cas exactement semblable ne diffèrent qu'en un
point : c'est que la répétition d'expériences semblables détermine l'esprit,
par une sorte d'habitude, à prévoir, dès l'apparition d'un phénomène, le
phénomène qui lui est ordinairement associé, et de croire qu'il se produira...
La première fois que l’on voit un mouvement communiqué par impulsion, comme
dans le choc de deux billes sur une table de billard, on ne dira pas qu'il y a
entre les deux mouvements un rapport, on dira qu'il y a une rencontre.
Mais, si l’on a observé plusieurs cas du même genre, on n'hésitera plus à
affirmer qu'il y a rapport. Quel est donc le changement qui a fait
naître cette nouvelle idée de rapport? Pas autre chose que le sentiment
que nous avons de la liaison de ces faits dans notre imagination, et de la
tendance qui nous pousse à prévoir l'existence de l'un, dès l'apparition de
l'autre. Lorsque nous disons par conséquent qu'il y a un (173) rapport entre
deux objets, nous voulons dire simplement que ce rapport s'est établi dans
notre esprit, et avec lui la possibilité de l’inférence qui fait que l'un de
ces phénomènes est la preuve de l'autre : conclusion qui est peut-être
extraordinaire, mais que semble légitimer une évidence suffisante. » (T. IV, p.
87,89.)
Dans la troisième partie du Traité (XVe section),
sous ce titre : Règles pour juger des causes et des effets, Hume
esquisse la méthode qu'il faut suivre pour rattacher les effets à leurs causes,
méthode qui, si je ne me trompe, n'a pas fait de progrès depuis Hume, jusqu'à
l'apparition de la Logique de Stuart Mill. Des quatre méthodes de Mill,
celle qu'il appelle méthode de concordance (agreement) est indiquée par
Hume dans le passage suivant :
« Quand plusieurs objets différents
produisent le même effet, ce doit être par suite de quelque qualité commune que
nous découvrons en eux. En effet, des effets semblables impliquant des causes
semblables, nous devons toujours attribuer la causalité à la circonstance où se
manifeste la ressemblance. » (T. I, p. 229.)
De même. Hume établit les principes de la méthode de
différence :
« La différence
dans les effets de deux objets semblables doit procéder de la particularité qui
les distingue. Car, des causes semblables produisant toujours des effets
semblables, s'il survient un cas où notre attente est déçue, nous devons (174)
conclure que cette irrégularité dérive de quelque différence dans les
causes. » (T. I, p. 230.)
Dans le paragraphe suivant, la méthode des variations
concomitantes est esquissée :
« Quand un objet
croît ou diminue en même temps que sa cause, on doit considérer cette circonstance
comme un effet complexe, qui est comme la somme des différents effets produits
par les différentes parties de la cause. L'absence ou la présence de l’une des
parties de la cause passe alors pour être en rapport avec l'absence ou la
présence d'une partie proportionnée de l'effet. Cette rencontre constante
prouve suffisamment qu'une partie est la cause de l'autre. Nous devons
cependant prendre garde de ne pas tirer une pareille conclusion d'un trop petit
nombre d'expériences. » (T. I, p. 230.)
Enfin la règle suivante, quoique imparfaitement établie,
contient au moins une idée vague de la méthode des résidus :
«... Un objet
qui existe pendant quelque temps dans toute son intégrité, sans qu'un certain
effet se produise, n'est pas la seule cause de cet effet : il faut en outre
l'assistance de quelque autre principe qui favorise et active son opération .
Car, des effets semblables procédant toujours de causes semblables, et cela
dans le même lieu et dans le même temps, si ces effets se trouvent pour un
temps séparés, cela prouve qu'il manque quelque chose à leurs causes. » (T. I, p. 230.)
Outre la notion fondamentale, rapport nécessaire entre la
cause et l'objet, nous trouvons sans aucun (175) doute dans nos esprits l’idée
de quelque chose qui est contenu dans la cause, qui produit l'effet, et ce
quelque chose, nous l'appelons force, pouvoir ou énergie. Hume explique la
force, le pouvoir, en le ramenant à une association qui s'établit entre les
choses inanimées, et le sentiment de résistance ou le sentiment d'effort que
nous expérimentons, lorsque notre corps donne naissance ou tout au contraire
s'oppose au mouvement.
Si je lance une balle, j'ai la conscience d'un effort qui
cesse dès que ma main a lâché la balle ; si je reçois un coup de balle, j'ai la
conscience d'une résistance qui touche à sa fin lorsque la balle s'arrête. Dans
le premier cas, j'ai une forte tendance à concevoir que quelque chose est passé
de moi dans la balle, et, dans le second cas, que j'ai reçu quelque chose de la
balle. Saisissez-vous un morceau de fer dans le voisinage d'un aimant puissant?
Vous éprouverez avec vivacité ce sentiment que l'aimant fait effort pour
attirer le morceau de fer, de la même façon que vous vous efforcez vous-même de
le pousser dans la direction opposée.
Comme le dit Hume :
« Un être
vivant ne peut mettre en mouvement les corps extérieurs sans éprouver le
sentiment d’un nisus, d'un effort; de même, tout animal reçoit une
impression ou un sentiment du choc de out objet extérieur qui se meut. Ces (176)
sensations, qui sont exclusivement animales et dont nous ne pouvons a priori
tirer d'inférence, nous sommes pourtant disposés à les transporter dans les
objets inanimés et à supposer que ces objets éprouvent aussi quelques
sentiments analogues, lorsqu'ils communiquent ou reçoivent le mouvement. » (T.
IV, p. 91, note,)
Et cependant il n'est pas plus grossièrement absurde de
supposer que la sensation de la chaleur existe dans le feu, qu'il ne le serait
d'imaginer que la sensation subjective de l'effort ou de la résistance que nous
ressentons en nous-mêmes peut exister dans les objets extérieurs, quand ils se
trouvent avec d'autres objets dans le rapport de cause a effet.
Nous aurions, dit-on, le droit de supposer que la relation
de cause à effet contient quelque chose de plus qu'une succession invariable,
parce que nous avons conscience de déployer un pouvoir lorsque nous agissons
comme causes ou lorsque nous voulons. A cet argument Hume répond que nous ne
connaissons rien de ce prétendu pouvoir, excepté le sentiment d'effort ou de
résistance, et que nous n'avons pas le plus petit moyen de savoir si ce pouvoir
a quelque rapport avec la production du mouvement corporel ou des changements
psychiques. Et il remarque, comme Descartes et Spinoza l'ont fait avant lui,
que, dans le cas du mouvement volontaire, ce que nous voulons n'est pas la
conséquence immédiate de la volition, mais quelque chose qui en (177) est
séparé par une longue chaîne de causes et d'effets. Si la volonté est la cause
du mouvement d'un membre, elle peut l'être seulement comme le garde-barrière
qui donne l'ordre d'avancer est la cause du mouvement de transport qui fait
passer un train d'une station à une autre.
« Nous apprenons
par l’anatomie que l’objet immédiat sur lequel s'exerce la puissance du
mouvement volontaire n'est pas le membre qui est mis en mouvement, mais
certains muscles, certains nerfs et les esprits animaux, et peut-être encore
quelque chose de plus ténu et de plus inconnu ; c'est à travers ces
intermédiaires que le mouvement se propage successivement avant d'atteindre le
membre dont le mouvement est l'objet immédiat de la volonté. Peut-on demander
une preuve plus forte pour établir que le pouvoir qui accomplit toute cette
opération, loin d'être directement et entièrement connu par un sentiment
intérieur de la conscience, est au dernier degré mystérieux et inintelligible.
Dans le cas qui nous occupe, l'esprit veut un certain événement ; aussitôt un
autre événement se produit qui nous est inconnu et qui diffère totalement de
celui que nous avons voulu; ce second événement en produit un autre également
inconnu, jusqu'à ce qu'enfin, après une longue succession, l'événement désiré
finisse par se produire. » (T. IV, p. 78.)
Un argument plus fort encore à faire valoir contre ceux qui attribuent une existence objective au pouvoir ou à la force, sur la foi de notre prétendue intuition directe du pouvoir dans les actes volontaires, peut ressortir de ce fait incontestable que nous ne savons pas et ne pouvons savoir que la volonté est (178) la cause d'un mouvement du corps; tandis qu'il y a beaucoup à dire en faveur de l’opinion qui veut qu'elle soit non la cause, mais seulement l'antécédent ou le concomitant de ce mouvement. Mais nous examinerons ci-après avec plus de soin la nature de la volonté.
(180) CHAPITRE VII
L’ORDRE DE LA NATURE, LES MIRACLES
Si nos croyances de prévision sont fondées sur nos
croyances de mémoire, et si les anticipations de l’esprit ne sont pas autre chose
que des souvenirs renversés, il s'ensuit nécessairement que toute croyance de
prévision implique cette croyance générale que l'avenir aura quelque
ressemblance avec le passé. Depuis la première heure de notre expérience, cette
croyance ne cesse pas d'être vérifiée, et l'homme âgé en vient à soupçonner que
l'expérience n'a plus rien à lui offrir de nouveau. Et lorsque nous nous
rappelons l'expérience des générations successives, lorsqu'un seul livre peut
aujourd'hui nous faire connaître plus de choses que Mathusalem lui-même
n'aurait pu en apprendre, s'il avait consacré à l'étude toutes les heures
éveillées de ses (180) mille ans d'existence; lorsque nous acquérons la preuve
que les désordres apparents de l'univers ne sont que les pulsations périodiques
et intermittentes d'un ordre caché qui agit lentement, et que la merveille
d'une année devient la banalité d'un siècle ; lorsqu'un examen répété et
minutieux ne révèle jamais de solution de continuité dans la chaîne des causes
et des effets, et que l'édifice entier de la vie pratique repose sur notre foi
dans la continuation de cet ordre : alors la croyance que la chaîne des effets
et des causes n'a jamais été et ne sera jamais interrompue, cette croyance,
dis-je, devient une des convictions humaines les plus puissantes et les plus
légitimes. Ce sera donc de notre part une requête raisonnable, si nous
demandons à ceux qui voudraient imposer à notre créance d'admettre des
interruptions réelles de cet ordre de la nature, de vouloir bien produire en
faveur de leur opinion des preuves dont la force soit, je ne dis pas égale,
mais supérieure, à celles qui ont entraîné notre conviction.
Tel est l'argument essentiel que fait valoir Hume dans sa
fameuse discussion sur les miracles, et on a le droit de dire que cet argument
est irréfutable. Mais il faut reconnaître que Hume a enveloppé le noyau de son
argumentation dans une coque dont la solidité est douteuse.
(181) Ici, comme dans toutes les discussions, la première
condition, c'est d'avoir une idée nette du sens des termes employés. Disputer
sur la possibilité des miracles, et, si la possibilité est établie, sur le
degré de créance qu'il faudrait leur accorder, c'est battre l’air avec un
bâton, tant que les disputeurs ne se sont pas accordés sur le sens du mot «
miracle ».
Hume, moins précis ici qu'il ne l'est d'habitude, mais
comme pour se conformer aux usages des partisans du miracle, définit le miracle
« une violation des lois de la nature »,ou « la transgression d'une loi de la
nature par une volonté particulière de la divinité, ou par l'intervention de
quelque agent invisible. »
« II doit y
avoir, dit-il, en, opposition à l’événement miraculeux, une complète uniformité
d'expérience : sans cela, cet événement ne mériterait pas le nom de miracle.
Or, comme une expérience uniforme équivaut à une preuve, il s'ensuit que
l'existence de tout miracle a contre elle une preuve directe et complète ; et
une preuve de cette nature ne peut être détruite, et le miracle rendu croyable,
que par une preuve contraire qui lui soit supérieure. » (T. IV, p. 134.)
Toutes les assertions de ce passage prêtent le flanc à de
sérieuses objections.
Le mot « miracle », — miraculum, — dans son sens
primitif et vrai, signifie seulement quelque chose de merveilleux.
(182) Cicéron l'applique aux rêveries des philosophes, portenta
et miracula philosophorum somniantium, aussi volontiers que nous
l'appliquons nous-mêmes aux prodiges des prêtres. La source de l’étonnement que
cause le miracle à ceux qui y croient, c'est précisément qu'ils s'imaginent
qu'il dépasse ou contredit l'expérience ordinaire.
Définir le miracle une « violation des lois de la nature »,
c'est, en réalité, employer un langage qui, vu le caractère du sujet, ne peut
être justifié. En effet, « nature » ne signifie ni plus ni moins que la somme
des phénomènes qui s'offrent à notre expérience, la totalité des événements
passés, présents et futurs. Tout événement peut être considéré comme une partie
de la nature, jusqu'à preuve du contraire. Or précisément ici cette preuve est
impossible.
Hume pose les questions suivantes :
« Pourquoi est-il plus que probable que tous
les hommes doivent mourir ? que le plomb ne peut de lui-même rester suspendu en
l'air? que le feu consume le bois et s'éteint dans l'eau? N'est-ce pas parce
que ces événements sont conformes aux lois de la nature, et qu’il faudrait une
violation de ces lois, en d'autres termes, un miracle, pour les empêcher? » (T.
IV, p. 133.)
Mais la réponse est facile : tous ces événements sont
simplement « plus que probables ». Il est vrai (183) que cette probabilité
peut atteindre un degré si élevé que nous sommes excusables de dire, dans le
langage ordinaire, que les événements contraires sont impossibles. Donner le
nom de « loi de la nature » à notre expérience souvent vérifiée, cela n'ajoute
rien à sa valeur, cela n'augmente pas dans la plus petite proportion la
probabilité que cette expérience se vérifiera encore, probabilité qui dérive
uniquement de la fréquence des vérifications antérieures.
Si un morceau de plomb venait à rester suspendu de lui-même
dans l'air, l'événement serait sans doute un miracle, c'est-à-dire un événement
extraordinaire ; mais aucun de ceux qui sont exercés aux méthodes scientifiques
n'irait s'imaginer qu'il y a eu là une violation des lois de la nature. Le
savant dans ce cas s'occuperait simplement de rechercher dans quelles
conditions a pu se produire un phénomène si inattendu; il élargirait son
expérience et modifierait sa conception jusque-là trop étroite des lois de la
nature.
L'autre définition donnée par Hume : « Le miracle est la
transgression d'une loi de la nature par une volonté particulière de la
divinité, ou par l'intervention de quelque agent invisible » (T. IV, p. 134, en
note), est encore moins soutenable. Car on nous parle d'un grand nombre de
miracles qui sont (184) l'œuvre avouée, non de la divinité ni de quelque agent
invisible, mais de Belzébuth et de ses compères, ou de quelques hommes qui n'avaient
rien d'invisible.
Ne répétons pas qu'il est absurde de supposer qu'un
événement qui se produit est la violation des lois qui précisément ne sont
connues que par l'observation des événements qui se produisent : mais sur
quelle espèce de preuves pouvons-nous nous appuyer pour légitimer cette
conclusion que tel ou tel événement est l'effet d'une volonté particulière de
la divinité, ou de l'intervention de quelque agent invisible, c'est-à-dire qui
échappe à toute sensation? Il peut en être ainsi sans doute : mais comment
prouver en effet qu'il en est ainsi? Si l'on dit que l'événement dépasse le
pouvoir des causes naturelles, je demande qu'on le prouve. L'éphémère a de
meilleures raisons pour considérer un coup de tonnerre comme un fait
surnaturel, que l'homme capable d'expérimenter même une fraction infinitésimale
de la durée n'a de motifs pour croire que l'événement le plus surprenant
possible est en dehors du domaine des causes naturelles.
« Tout ce qui est intelligible, et peut être
distinctement conçu, n'implique pas contradiction, et il n'y a pas de
démonstration, d'argumentation, de raisonnement abstrait a priori qui puisse en
démontrer la fausseté. » (T. IV, p. 44.)
(185) Ainsi parlait Hume, avec une justesse parfaite, dans
son Essai intitulé Doutes sceptiques. Or un miracle, c'est-à-dire
un changement complet dans l'ordre habituel de la nature, est une chose
intelligible, qui peut être distinctement conçue et qui n'implique pas
contradiction : par conséquent, selon les principes de Hume lui-même, aucun
argument démonstratif ne peut en prouver la fausseté.
Néanmoins, par une contradiction absolue avec ses propres
principes. Hume dit ailleurs :
« C'est un miracle que le retour à la vie
d'un homme mort, parce que cela n'a été observé dans aucun temps ni dans aucun
pays. » (T. IV, p. 134.)
En d'autres termes, il y a, en opposition à un pareil fait,
une parfaite uniformité d'expérience, et par suite, si ce fait a lieu, il
constitue une violation des lois de la nature. Ou bien, pour mieux mettre à nu
l'absurdité du raisonnement, ce qui n'est jamais arrivé ne doit jamais arriver
sans une transgression formelle des lois de la nature. En fait, si un homme
mort revenait à la vie, cela prouverait, non que telle ou telle loi de la
nature a été violée, mais que ces lois, même quand elles expriment les
résultats d'une expérience très longue et absolument uniforme, sont cependant
fondées sur des connaissances incomplètes et ne doivent être acceptées (186)
que comme les fondements d'une prévision plus ou moins légitime.
En résumé, la définition du miracle donné comme une
suspension ou une violation de l’ordre de la nature renferme une contradiction
: car tout ce que nous savons de l’ordre de la nature dérive des observations
faites sur le cours ordinaire des événements, parmi lesquels le prétendu
miracle se dresse précisément comme une exception. D'autre part, il n'y a pas
d'événement si extraordinaire qu'il soit impossible; et par suite, si par le
mot miracle nous entendons seulement « un fait extrêmement surprenant », il n'y
a pas de raison solide pour nier la possibilité d'un tel fait.
Mais, si de la question de la possibilité des miracles,
considérés in abstracto et de quelque façon qu'on les définisse, nous
passons à la question de savoir quelles sont les raisons qui légitiment notre
croyance à tel ou tel miracle particulier, les arguments de Hume ont une tout
autre valeur. Ils se réduisent simplement en effet à énoncer les préceptes du
sens commun, que l'on peut résumer dans cette règle : « Plus un fait est en
désaccord avec l'expérience antérieure, plus complète doit être la preuve qui
nous autorise à y croire. » C'est sur ce principe que nous nous réglons dans
toutes les (187) affaires de notre vie. Si l’on me dit qu'on a vu un cheval pie
à Piccadilly, je le crois sans hésitation. La chose en elle-même n'a rien que
de vraisemblable, et il n'y a pas de motif pour qu'on veuille me tromper. Mais,
si la même personne me dit qu'elle a vu un zèbre au même endroit, je pourrais
être tenté d'hésiter avant d'accepter son témoignage, à moins que je ne puisse
m'assurer pleinement, et que mon interlocuteur connaissait auparavant les
zèbres, et qu'en ce moment il dispose de toutes ses facultés d'observation. Si
cependant mon interlocuteur m'apprend qu'il a aperçu un centaure descendant
cette fameuse avenue, je refuserai énergiquement de le croire sur parole, et
cela, même s'il était le plus saint des hommes et prêt à supporter le martyre
pour
témoigner de sa foi. En pareil cas, je pourrais ne pas suspecter la sincérité
du témoin; ce que je révoquerais seulement en doute, c'est sa compétence, qui
malheureusement n'a pas grand rapport avec la bonne foi ou l'énergie de la
conviction.
En vérité, je ne vois guère quel témoignage pourrait suffire
pour me garantir l'existence d'un centaure vivant. Pour aller jusqu'au bout de
l'hypothèse, supposons que feu Jean Müller, de Berlin, le plus grand des
anatomistes et des physiologistes de mon temps, ait affirmé simplement qu'il a
eu occasion de voir un centaure vivant, je serais (188) assurément ébranlé par
la force d'une assertion qui émanerait d'un homme de cette autorité; cependant
il me serait difficile même alors de faire plus que suspendre mon jugement.
Car, après tout, il y aurait plus de probabilité encore pour que l’auteur fût
tombé dans quelque erreur en interprétant les faits qu'il a observés, qu'il n'y
en a pour l'existence réelle d'un animal tel que le centaure. Pas même une
monographie sommaire composée par un observateur très compétent, accompagnée de
figures et donnant la mesure numérique des diverses parties d'un centaure,
publiée dans des circonstances telles qu'il serait impossible que la
falsification ou la mauvaise interprétation ne fût immédiatement démasquée,
rien ne saurait décider un homme de science à penser qu'il a agi
consciencieusement en exprimant sa croyance à l'existence d'un centaure sur la
foi d'un témoignage.
Cette hésitation, avant d'admettre l'existence d'un animal
tel que le centaure, n'est nullement un scepticisme qui mérite des reproches :
il faut au contraire lui accorder des éloges; elle n'est que de la bonne foi
scientifique. Elle n'a pas besoin, pour être légitime, d'impliquer, et en fait
pour moi elle n'implique pas, l'hypothèse a priori que le centaure est un
animal impossible, ou que son existence, si elle se réalisait, violerait les
lois de la nature. Sans aucun (189) doute, l’organisation d'un centaure
présente pour un anatomiste et un physiologiste un grand nombre de difficultés
pratiques; un bon nombre des généralisations de notre expérience présente,
qu'il nous plaît d'appeler des lois de nature, seraient bouleversées par
l'apparition d'un tel animal, de sorte que nous aurions à organiser des lois
nouvelles pour répondre à cette extension de notre expérience. Tout homme
raisonnable admettra sans doute que les possibilités de la nature sont
infinies, qu'elles comprennent même des centaures; mais il n'hésitera pas à
s'en tenir fermement pour le, moment au vers de Lucrèce : Nam certe ex vivo
centauri non fit imago, et à rejeter le fardeau entier de la preuve
de l’existence du centaure sur les épaules de ceux qui lui demandent d'y
croire.
Jugés d'après les règles du bon sens comme d'après celles
de la science, règles qui sont au fond les mêmes, tous les « miracles » sont
des centaures, ou ne sont pas des miracles ; et les hommes de sens et de
science les considèrent selon les mêmes principes. Tout homme qui désire rester
dans les limites de ce qu'il a le droit d'affirmer ne se permettra pas de dire
qu'il est impossible que le soleil et la lune se soient jamais arrêtés dans la
vallée d'Ajalon, ou que les murs d'une cité se soient écroulés au son de la
trompette, ou que l'eau ait été changée en vin, (190) sous prétexte que de tels
événements sont contraires à l’expérience uniforme et qu'ils violent les lois
de la nature. Car, quoi qu'il fasse pour prouver le contraire, dès demain ces
événements peuvent entrer eux-mêmes dans l’ordre de la nature. Mais le sens
commun et la loyauté l'obligent également à réclamer, de ceux qui veulent qu'il
croie à l'existence réelle de semblables événements, des preuves d'une force
proportionnée à leur invraisemblance, des preuves au moins aussi puissantes que
celles que serait tenu de produire l'homme qui prétendrait avoir vu un centaure,
à moins qu'il ne se résignât à passer soit pour un homme plus que crédule, soit
pour un homme moins qu'honnête.
Mais y
a-t-il des miracles rapportés par l'histoire, dont l'évidence satisfasse
clairement aux exigences de la logique la plus simple et aussi de la moralité
la plus élémentaire ?
Hume
répond à cette question sans la moindre hésitation, et avec l'autorité d'un
historien de profession :
« Il n'y a pas, dans toute la durée de
l'histoire, un seul miracle qui soit attesté par un nombre assez considérable
d'hommes, d'une honnêteté, d'une éducation, d'une science assez incontestables,
pour que nous soyons assurés qu'ils ne se sont pas fait illusion à eux-mêmes;
par des témoins d'une intégrité si sûre, qu'ils échappent à tout soupçon de mensonge
volontaire, investis d'un tel crédit, d'une telle (191) réputation aux yeux du
genre humain, qu’ils aient eu beaucoup à perdre dans le cas où leur fausseté
eût été découverte, et en même temps attestant des faits accomplis si
publiquement, dans un endroit du monde si fréquenté, qu'il leur fût impossible
de ne pas être démasqués : or toutes ces circonstances sont nécessaires pour
nous donner une pleine confiance dans le témoignage des hommes. » (T. IV, p.
135.)
Ce sont là de graves assertions, mais il est peu probable
qu'elles soient récusées par ceux qui font profession de peser les preuves et
qui n'accordent leur créance qu'avec un sentiment profond de la responsabilité
morale qu'ils encourent en l'accordant.
Il est probable que, parmi les personnes qui proclament leur foi aux miracles, il en est peu qui aient considéré les conditions nécessaires pour justifier cette foi au cas où se présenterait aujourd'hui devant nous un thaumaturge avoué. Supposons, par exemple, qu'on affirme que A. B. est mort et que C. D. l'a ressuscité. Admettons que A. B. et C. D. soient l'un et l'autre dignes de foi et d'un honneur irréprochable; qu'en outre C. D. soit le plus proche héritier de A. B. et qu'il ait par conséquent de puissantes raisons pour ne pas le rappeler à la vie; que toutes les personnes en relation avec A. B., gens respectables et qui lui portaient une vive affection, ou qui de façon ou d'autre étaient intéressés à le voir vivre plus longtemps, déclarent qu'ils l'ont vu mourir. Enfin imaginons (192) encore qu'après sa résurrection A. B. a été vu par tous ses amis, par tous ses voisins, que sa déclaration et celle de tous ces témoins, attestant qu'il est encore vivant, ont été recueillies devant un magistrat d'une intégrité et d'une pénétration d'esprit bien connues : est-ce que tout cela suffira pour constituer même une présomption en faveur du prétendu miracle opéré par C. D.? Il est incontestable que non. Car, dans cette chaîne de preuves, c'est l'anneau le plus important qui fait défaut, savoir la preuve que A. B. était réellement mort. La certitude d'observateurs vulgaires sur un point tel que celui-là est absolument sans valeur. Et même le témoignage des médecins, à moins qu'ils ne soient des hommes d'une science et d'une habileté extraordinaires, peut n'avoir que peu de prise en pareil cas. A moins qu'une rigoureuse observation thermométrique n'ait prouvé que la température du corps était descendue au-dessous d'un certain point, à moins que la rigidité cadavérique des muscles n'ait été nettement établie, tous les symptômes ordinaires de la mort peuvent être trompeurs, et l'intervention de C. D. peut n'avoir pas eu sur la résurrection de A. B. plus d'influence que tel ou tel événement fortuit dont l'existence a coïncidé.
On dira, il est vrai, qu'une telle coïncidence serait plus
étonnante que le miracle lui-même : (193) cependant l’histoire nous fait
connaître des coïncidences aussi merveilleuses.
Le 19 février 1842, sir Robert Sale occupait Jellalabad
avec un petit nombre de soldats anglais, et, attendant de jour en jour
l’attaque d'une armée d'Afghans, très supérieure en force, il avait employé
trois mois à améliorer par un travail incessant les fortifications de la ville.
Akbar Khan n'était plus qu'à quelques milles, et un assaut de ses troupes paraissait
imminent. Mais ce matin-là un tremblement de terre « détruisit presque toute la
ville, renversa la plus grande partie des parapets, la porte principale avec
les bastions adjacents et une partie du nouveau bastion qui la protégeait.
Trois autres bastions furent aussi presque détruits, plusieurs brèches
pratiquées dans les courtines; du côté de Peychaver, il y avait une ouverture
tout à fait accessible qui mesurait quatre-vingts pieds de long ; le fossé
était comblé, et la descente facile. Ainsi, en un moment, les travaux de trois
mois étaient en grande partie détruits [49]. »
S'il fût
arrivé que Akbar Khan donnât des ordres pour l’assaut à la première heure de
cette matinée du 19 février, quel est le sectateur du Prophète qui eût douté de
l'intervention d'Allah? Mais, (194) d'après les
événements, la crédulité musulmane à l'endroit des miracles prit une autre
direction : les énergiques défenseurs de la ville ayant en un mois réparé les
dégâts, l’ennemi, quand il investit la place, ne trouva plus aucune trace du
tremblement de terre, de sorte qu'il attribua à la sorcellerie anglaise
l'intégrité apparente des murs de Jellalabad.
Mais les conditions de la croyance ne changent pas avec le
temps et les lieux; et s'il est incontestable que, pour établir aujourd'hui la
vérité d'un prodige analogue, il faudrait des preuves aussi complètes et aussi
imposantes, il est évident qu'il en a toujours été ainsi. Or ceux qui examinent
avec une attention convenable les relations de miracles qui nous ont été
conservées savent par eux-mêmes combien ces récits sont loin de satisfaire à
ces conditions.
(195) CHAPITRE VIII
LE DEISME, EVOLUTION DE LA THEOLOGIE
Il semble que
Hume n'ait eu dans le cœur que deux aversions décidées : l’une pour la nation anglaise,
et l'autre pour tous les professeurs de théologie dogmatique. La première de
ces aversions, il ne la confiait que dans l’intimité et à ses amis : mais, dans
ses écrits publics, s'il parle jamais avec amertume, c'est au sujet des
prêtres, en général [50],
et, en particulier, des théologiens enthousiastes et fanatiques; s'il y a un
point où il paraît manquer (196) de sincérité, c'est
lorsqu'il affecte vis-à-vis des théologiens une parade de respect ironique.
Pour donner un exemple caractéristique de cette disposition, il suffit de citer
la péroraison de l’Essai sur les miracles :
« Ce qui me
plaît le plus dans la méthode de raisonnement que je viens d'exposer, c'est que
je la crois de nature à confondre ces dangereux amis et ces ennemis déguisés de
la religion chrétienne qui ont entrepris de la défendre par les
principes de la raison humaine. Notre très sainte religion est fondée sur la
foi, non sur la raison, et c'est un sûr moyen de la compromettre que de
l'exposer à un examen qu'elle n'est en aucune façon préparée à subir. La
religion chrétienne, à l'origine, était accompagnée de miracles, mais
aujourd'hui encore il faut des miracles pour que les personnes raisonnables lui
accordent leur créance. La seule raison est insuffisante pour nous convaincre de
sa véracité, et tout homme qui est touché par la foi a conscience d'un miracle
continuel qui s'opère en lui, qui bouleverse tous les principes de son
intelligence et lui inspire une disposition à croire les choses le plus
contraires à la coutume et à l'expérience. » (T. IV, p. 153, 154.)
Il est évident que Hume, ici et ailleurs, cède à une
confusion d'idées très ordinaire et considère la religion comme synonyme de
théologie dogmatique : voilà pourquoi il dit, avec une justesse parfaite, que «
la religion n'est pas autre chose qu'une forme de la philosophie » (T. IV, p.
171). C'est là, à n'en pas douter, qu'il faut chercher la raison et l'origine
de son antagonisme. Les querelles des (197) théologiens et des philosophes
portent, non sur la religion, mais sur la philosophie; et les philosophes
semblent parfois nourrir à l’endroit des théologiens les mêmes sentiments que
les chasseurs à l’égard des braconniers. « Il n'y a pas deux passions, dit
Hume, qui se ressemblent plus que la chasse et la philosophie. » Et les
chasseurs philosophes, tandis qu'ils poursuivent la vérité pour elle-même, par
pur amour de la chasse (en y ajoutant peut-être un peu de cette vanité
naturelle à la faiblesse humaine qui leur inspire le désir de passer pour de
bons tireurs), tandis qu'ils la poursuivent à l'aide de méthodes franches et
légitimes, voient avec déplaisir que leurs rivaux théologiens ne songent trop
souvent qu'à enrichir et approvisionner leurs établissements, et qu'ils ne
dédaignent pas de recourir aux pièges de la superstition et à se couvrir des
ténèbres de l'ignorance.
A moins que les écrivains théologiques dont les ouvrages
étaient dans les mains de Hume n'aient motivé par quelque endroit cette
impression, il est difficile d'expliquer la vivacité des sentiments qu'un homme
d'un si bon naturel manifeste à ce sujet.
Voici, par exemple, ce qu'il écrit dans l'Histoire
naturelle de la religion, avec une aigreur tout à fait extraordinaire :
(198) « La plus
forte objection qu'on puisse adresser à l'ancienne mythologie païenne, en ce
qui concerne notre planète, c'est qu'elle n'est établie sur aucune raison, sur
aucune autorité solide. La tradition de l'antiquité invoquée par les prêtres et
les théologiens du paganisme n'est qu'un très faible fondement, et elle a transmis
un si grand nombre de relations contradictoires émanant toutes de la même
autorité, qu'il est devenu absolument impossible de faire un choix entre elles.
Aussi un petit nombre de volumes a suffi pour renfermer tous les écrits
polémiques des prêtres païens. L'ensemble de leur théologie consistait moins en
arguments et en controverses philosophiques qu'en histoires traditionnelles et
en pratiques superstitieuses.
Mais, partout où
le déisme constitue le principe essentiel d'une religion populaire, cette doctrine
est si conforme à la saine raison que la philosophie est toute disposée à se
fondre avec un pareil système de théologie. Et si les autres dogmes de ce
système sont contenus dans un livre sacré, tel que le Coran, ou bien s'ils sont
déterminés par quelque autorité visible, comme celle du pontife romain, le
penseur spéculatif accorde tout naturellement son adhésion et embrasse une
théorie qui s'est comme infiltrée dans son esprit sous l'influence de sa
première éducation, et qui possède en outre quelque degré de consistance et
d'uniformité. Mais ces apparences sont toutes trompeuses : la philosophie
reconnaîtra bientôt qu'elle a contracté avec sa nouvelle associée une alliance
étrange, et qu'elle n'est pas avec elle sur un pied d'égalité; loin d'être appelée
à régler les principes, à mesure qu'elles continuent ensemble leur marche, la
philosophie est à chaque instant détournée de son propre rôle et forcée de
servir les desseins de la superstition. Car, outre les incohérences inévitables
qu'il eût fallu corriger et effacer, on peut dire avec assurance que toute
théologie populaire, et spécialement la théologie scolastique, a une sorte
d'appétit pour l'absurde et le contradictoire. Si cette théologie ne dépassait
pas dans ses affirmations les limites de la raison et du sens commun, elle
craindrait d'être trop claire et trop familière.
(199) Il faut de
toute nécessité exciter l'étonnement; il faut affecter le mystère; il faut
rechercher l'obscurité et les ténèbres; il faut enfin fournir aux fidèles et
aux dévots l’occasion du mérite qu'ils désiraient acquérir en domptant la
rébellion de leur raison, et en soumettant leur foi aux plus inintelligibles
sophismes.
L'histoire de
l'Église confirme suffisamment ces réflexions. Lorsqu'une controverse s'élève,
il y a des gens qui prétendent qu'on peut avec certitude en prévoir le
dénouement. Le toutes les opinions, disent-ils, celle qui est le plus contraire
à la saine raison est sûre de triompher, même lorsque l’intérêt général du
système ne réclame pas cette décision. Pendant quelque temps, les partis se
renverront mutuellement le nom d'hérétique : mais finalement ce nom restera à
ceux qui ont raison. Voulez-vous vous convaincre de la vérité de cette
observation? Il suffira d'apprendre assez de théologie pour connaître la
définition des Ariens, des Pélasgiens, des Erastiens, des Sociniens, des
Sabelliens, des Eutychéens, des Nestoriens, des Monothélithes, etc., sans
parler des Protestants, dont la destinée est encore incertaine. C'est ainsi
qu'un système devient à la fin absurde, pour avoir été à l'origine raisonnable
et philosophique
Opposer au
torrent de la religion scolastique des maximes aussi faibles que celles-ci : Il
est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas; le tout est plus grand
que la partie; deux et trois font cinq, c'est prétendre que les vagues de
l'Océan se brisent contre des roseaux. Osez-vous élever la voix de votre
profane raison contre des mystères sacrés? Il n'y a point de punition assez
grande pour votre impiété; et les mêmes bûchers qui ont été allumés pour les
hérétiques peuvent servir aussi pour l'anéantissement des philosophes. » (T.
IV, p. 481-3.)
Bien qu’il juge de cette manière les systèmes classiques de
théologie et leurs défenseurs, Hume n'en a pas moins, à ce qu'il semble, sa théologie
(200) propre. En d'autres termes, et bien qu'il convienne de se tenir sur ses
gardes quand on expose ses idées sur ce sujet, il a pensé que le problème du
déisme pouvait être résolu scientifiquement et aboutir à quelque chose de plus
qu'un résultat négatif. Ses opinions sur ce point doivent être cherchées dans
la onzième section de la Recherche (1748), dans les Dialogues sur la
religion naturelle, qui furent écrits au moins avant 1751, bien qu'ils
n'aient été publiés qu'après sa mort, enfin dans l’Histoire de la religion
naturelle, qui date de 1757.
Dans les deux premiers écrits, c'est au lecteur qu'est
laissé le soin de décider quel est celui des interlocuteurs qui représente la
pensée de l'auteur ; mais Hume a accepté pleinement la responsabilité des vues
exposées dans le dernier ouvrage. Malheureusement, cet essai a presque pour
unique objet l'histoire du développement des idées religieuses, et,
relativement aux principes philosophiques de la théologie, il ne nous apprend
guère qu'une chose : c'est que l'auteur estime et apprécie l'argument tiré de
l'ordre de la nature.
« L'organisation de toute la nature nous parle
d'un Auteur Intelligent; et il n'y a pas de penseur philosophe qui puisse,
après mûre réflexion, suspendre un instant son jugement devant les premiers
principes du déisme et de la religion naturelle. » (T. IV, p. 435.)
(201) « Si la contemplation des œuvres de la
nature avait suggéré aux hommes l'idée d’une puissance invisible, intelligente,
ils n'auraient jamais pu accepter une autre conception que celle d’un être
unique, de qui cette immense machine tiendrait l’existence et l’ordre, toutes
ses parties ayant été ajustées selon un plan régulier et un système harmonieux.
En effet, bien que des personnes d'un certain tour d'esprit puissent ne pas
considérer comme tout à fait absurde l'hypothèse de plusieurs êtres
indépendants, doués d'une sagesse supérieure, et conspirant pour former et
exécuter un plan régulier, cependant il est évident qu'une pareille supposition
est absolument arbitraire, et, quand bien même nous en accorderions la
possibilité, il n'y aurait encore ni vraisemblance, ni à plus forte raison
nécessité que cela fût ainsi. Toutes les parties de l'univers sont, pour ainsi
dire, d'une seule pièce; il y a un ajustement symétrique de toutes les choses
qui le constituent; un seul dessein règne partout. Et cette uniformité conduit
l'esprit à reconnaître un auteur unique : car la conception de plusieurs
auteurs avec les mêmes attributs et la même action ne fait qu'embarrasser
l'imagination et la rendre perplexe sans satisfaire l'entendement. » (T. IV, p.
442.)
Ainsi il semble que Hume ait sincèrement accepté les deux
conclusions essentielles de l’argument fondé sur l’ordre de l’univers : en
premier lieu, qu'il existe une divinité; en second lieu, que cette divinité
possède des attributs plus ou moins analogues à ceux de l’intelligence humaine.
Mais Hume ne va pas au delà de ce premier degré embryonnaire de la théologie,
et, après avoir suivi l'évolution de cette doctrine, il donne pour « corollaire
général » cette conclusion :
(202)
« Tout est énigme, problème, inexplicable mystère. Le doute,
l'incertitude, la suspension du jugement, voilà, semble-t-il, les seuls
résultats de nos recherches les plus scrupuleuses sur cette question. Mais
telle est la fragilité de la raison humaine, telle est l'irrésistible contagion
de l’opinion, que, ce doute réfléchi lui-même, nous pouvons à peine nous y
tenir, si nous ne prenons la peine d'agrandir nos vues et, en opposant l'une à
l'autre les diverses formes de la superstition, de fomenter la guerre entre
elles, de sorte que, pendant qu'elles se disputent avec fureur, nous puissions
heureusement nous réfugier dans les régions obscures, mais calmes, de la philosophie,
» (T. IV, p. 543.)
Ainsi on a le droit de supposer que Hume exprimait ses
propres sentiments dans le discours qui sert de conclusion aux Dialogues
et que l’auteur met dans la bouche de Philon, un des personnages :
« Si dans
son ensemble la théologie naturelle, comme certaines gens semblent disposés à
le croire, se réduit à cette simple et unique proposition, qui peut-être est un
peu ambiguë, qui au moins est indéterminée : qu'il y a entre la cause ou les
causes de l’ordre de l’univers et l’intelligence humaine quelque lointaine
analogie; si cette proposition ne peut être ni étendue, ni modifiée, ni
plus particulièrement expliquée; si elle ne suggère aucune inférence qui
concerné la vie humaine ou qui puisse être le principe de quelque commandement
ou de quelque défense, et si l'analogie si imparfaite qu'elle affirme ne peut
s'étendre au delà de l'intelligence, ni être appliquée avec quelque degré de
probabilité aux autres qualités de l'esprit : oui, s'il en est réellement
ainsi, que peut faire l'homme le plus chercheur, le plus contemplatif, le plus
religieux, sinon accorder une adhésion complète, une adhésion philosophique, à
cette proposition, toutes les fois qu'elle se présente à lui, et croire (203)
que les arguments qui la soutiennent sont plus forts que les objections qui la
combattent? A dire vrai, il est impossible de ne pas éprouver quelque
étonnement devant la grandeur d'un tel sujet; quelque mélancolie devant son
obscurité; quelque mépris enfin pour la raison humaine, quand on constate
qu'elle est impuissante à donner une réponse plus satisfaisante à une question
si magnifique et si extraordinaire. Mais, croyez-moi, Cléanthe, le sentiment le
plus naturel qu'un homme de bonne volonté puisse éprouver en pareille occasion,
c'est le désir, c'est l'espérance que le Ciel daigne dissiper ou du moins
réduire cette ignorance profonde, en apportant au genre humain quelque
révélation plus précise, et en nous découvrant la nature, les attributs et les
opérations du Divin objet de notre foi [51]. » (T. II, p.
547-48.)
Si c'est à cela que se réduit la somme totale des
conclusions de Hume, on ne peut pas dire que son bagage théologique soit bien
lourd.
Mais, si nous
quittons l’Histoire naturelle de la
religion pour revenir au Traité, à l’Essai, aux Dialogues,
l’histoire de l’âne chargé de sel et dont la charge se fond dans l'eau s'impose
(204) irrésistiblement à notre souvenir. Le déisme de
Hume, quel . qu'il soit, se dissout dans le torrent de la dialectique, jusqu'à
ce qu'il n'en reste plus rien que le sac verbal qui l'enveloppait.
Des deux propositions déistes auxquelles Hume ajoute foi,
la première est l'affirmation de l'existence de Dieu, établie par l'argument de
la causalité. Dans les Dialogues, Philon, tout en poussant le
scepticisme jusqu'à ses extrêmes limites, tient cependant ce langage :
« Pour tout
homme raisonnable qui traitera ce sujet, il est évident que le débat porte, non
sur l'existence, mais seulement sur la nature de la divinité.
L'existence de Dieu est hors de question, elle est évidente par elle-même. Rien
ne peut exister sans cause, et. la cause première de l'univers, quelle que soit
sa nature, nous l'appelons Dieu, et nous lui attribuons pieusement toute espèce
de perfections. » (T. II, p. 439.)
Un interprète
des idées de Hume qui désire aller sérieusement jusqu'au bout de sa tâche, dans
la mesure du possible, ne peut qu'être fort embarrassé [52],
quand il compare les paroles qui viennent (205) d'être
citées avec le langage que tient Hume dans les chapitres de la troisième partie
du Traité intitulés, Pourquoi une cause est toujours nécessaire,
et De l’idée d'une connexion nécessaire.
Ce que Hume y montre, en résumé, c'est que « toute démonstration proposée pour établir la nécessité d'une cause est trompeuse et sophistique » (T. I, p. 111); il y affirme qu' « il n'y a pas de nécessité absolue ou métaphysique qui exige pour expliquer chaque commencement d'existence la (206) présence d'une cause » (T. I, p. 227) ; enfin, il déclare nettement qu'il nous est facile « de concevoir qu'un objet existe maintenant et n'existait pas tout à l'heure, sans lui associer l'idée distincte d'une cause ou d'un principe producteur » (T. I, p. 111). Bien loin de considérer comme évident par lui-même, selon l’expression de Philon, le principe qui veut que tout ce qui commence à exister ait une cause, Hume met le plus grand soin à montrer que ce prétendu axiome n'est que le résultat de la coutume ou de l'expérience.
Il est donc permis de se demander si Philon doit être
considéré comme le porte-parole de Hume. Le doute augmente encore quand on
réfléchit à quel subtil raisonneur nous avons affaire, quand on considère qu'il
n'y a pas de difficulté à déduire de la définition de la cause, telle que Hume
la donne lui-même, cette conclusion : que l'expression de a cause première »
implique contradiction dans les termes. Hume le déclare expressément :
« C'est un
axiome reconnu à la fois dans la philosophie naturelle et dans la philosophie
morale, qu’un objet qui existe pendant quelque temps dans son intégrité sans
produire un certain effet n'est pas la seule cause de cet effet : mais qu'il a
besoin pour le produire d'être assisté par quelque autre principe qui le fasse
sortir de son état d'inaction et le détermine à manifester l'énergie latente
qu'il possède. » (T. I, p. 106.)
(207) Or « une cause première » est par hypothèse
quelque chose qui a existé de toute éternité, jusqu'au jour où l'univers a
commencé à exister. Donc elle ne peut pas être la seule cause de l'univers ; en
fait, elle n'a pas été une cause du tout jusqu'au moment « où elle a été
assistée par quelque autre principe » ; par conséquent, ce qu'on appelle la «
cause première », en tant qu'on lui attribue la production de l'univers, est en
réalité l'effet de cet autre principe. Enfin, bien que, par la bouche de
Philon, Hume suppose vrai le principe qu'il repousse dans le Traité,
savoir: que « tout ce qui commence à exister doit avoir une cause, » il a dû
comprendre, car un enfant le comprendrait, que cette supposition n'est d'aucune
utilité réelle.
Supposez que Y soit la cause première et Z son effet.
Supposez que les lettres de l'alphabet, dans leur ordre régulier, a, b, c,
d, e, f, g, représentent les moments successifs du temps, et que g
représente le moment particulier où l'effet Z fait son
apparition.
Il s'ensuit que la cause Y n'a pas existé intégralement durant le temps qui
s'est écoulé de a à e; car, si elle avait existé, l'effet Z se serait
produit pendant ce laps de temps : ce qui par hypothèse n'a pas eu lieu. La
cause Y, par conséquent, n'a existé, au moins intégralement, qu'à partir de f,
et, si « tout ce qui commence à exister doit avoir (208) une cause », Y
doit avoir une cause X agissant à partir de e; X à son tour une cause W
agissant à partir de d, et ainsi de suite, ad infinitum [53] .
Si le seul argument démonstratif que Hume met en avant pour
établir l'existence de la divinité se dissout, pour ainsi dire, sous les
réactifs de sa propre critique, le raisonnement tiré de l'évidence d'un dessein
dans l'univers n'est pas destiné à un sort meilleur. Si Hume connaissait
vraiment quelque réponse solide aux arguments exposés par Philon dans les
passages suivants des Dialogues, il a eu tort de la dissimuler à son
lecteur :
« Puisque
vous ne vous laissez plus dominer par les noms et les autorités, je
m'efforcerai de vous montrer avec un peu plus de clarté les inconvénients de
l’anthropomorphisme que vous avez embrassé, et de vous prouver qu'il n'y a pas
de raison pour admettre que Dieu a conçu dans son esprit un plan de l'univers,
plan qui se composerait d'idées distinctes, diversement distribuées, de la même
façon qu'un architecte forme dans sa tête le plan d une maison qu'il a l'intention
de bâtir.
II n'est pas aisé de voir,
selon moi, ce que nous gagnons à une semblable supposition, soit au point de
vue de la raison, soit au point de vue de l’expérience. Nous sommes en effet
obligés de remonter, plus haut encore, afin de (209) trouver la cause de cette cause que vous prétendez nous imposer
comme une satisfaction suprême et définitive.
Si la raison
(j'entends la raison abstraite, celle qui consiste en recherches a priori)
n'était pas également muette sur toutes les questions relatives aux causes et
aux effets, elle se risquerait tout au moins à prononcer ce jugement : Un monde
mental, ou un univers d'idées, ne réclame pas moins une cause qu'un monde
matériel, ou un « univers d'objets; et si l'ordre, les dispositions sont
semblables dans les deux cas, la cause doit être semblable. » En effet,
qu'est-ce qui pourrait nous autoriser à raisonner autrement dans un cas que
dans l'autre? A un point de vue abstrait, les deux cas sont exactement pareils,
et toute difficulté qui pèse sur l'une des deux suppositions ne peut que tomber
aussi sur l'autre.
D’autre
part, si nous voulons contraindre l’expérience à prononcer sur des sujets qui
sont tout à fait en dehors de sa sphère, elle ne saurait non plus apercevoir la
moindre différence importante, à ce point de vue du moins, entre les deux
mondes supposés; au contraire, elle constate qu'ils sont gouvernés par les
mêmes principes, et que dans leurs opérations ils dépendent également de
plusieurs causes. Nous avons sous les yeux des spécimens en raccourci de chacun
d'eux. Ce qui ressemble à l'un, c'est notre esprit; à l'autre, un végétal ou un
animal. Laissons donc l'expérience juger d'après ces exemples. Rien n'est plus
délicat, semble-t-il, que les causes de la pensée; comme il n'y a pas deux
personnes chez qui ces causes agissent de la même manière, nous ne saurions
rencontrer deux personnes qui pensent exactement de même. Il y a plus : la même
personne pense différemment aux divers moments de son existence. Une différence
d'âge, un changement dans les dispositions du corps, dans la température, dans
l'alimentation, dans la société, dans les livres, dans les passions, tous ces
faits et même de moindres encore suffisent pour troubler le mécanisme de la
pensée et pour lui imprimer des mouvements différents. Autant que nous pouvons
en juger, les corps des (210) animaux et des végétaux n'ont rien de plus
délicat dans leurs mouvements, et ne supposent pas une plus grande variété de
causes, un plus remarquable agencement de principes.
Comment
pourrions-nous donc nous satisfaire touchant la cause de cet être que vous
appelez l’Auteur de la nature, c'est-à-dire, selon votre système
anthropomorphique, de ce monde idéal sur lequel vous calquez le monde matériel?
N'avez-vous pas les mêmes raisons pour calquer ce monde idéal à son tour sur un
autre monde idéal, sur un autre principe intelligent? Mais si vous devez vous
arrêter, Vous interdire d'aller au delà, pourquoi être allé si loin? Pourquoi
ne pas vous arrêter au monde matériel? Comment pouvez-vous vous satisfaire sans
aller à l'infini? Et d'autre part quelle satisfaction y-a-t-il pour votre
raison dans cette régression à l’infini? Rappelons-nous l'histoire du
philosophe indien et de son éléphant : elle ne saurait être mieux appliquée que
dans le cas présent. Si le monde matériel s'appuie sur un monde idéal, ce monde
idéal à son tour doit reposer sur un autre, et ainsi de suite et sans fin. Il
eût mieux valu par conséquent commencer par ne pas étendre nos regards au delà
du monde matériel. En supposant qu'il renferme en lui le principe de l’ordre,
nous affirmons réellement qu'il est Dieu, et plus tôt nous arrivons à cet être
divin, mieux cela vaut. Si vous allez seulement un pas plus loin et si vous
dépassez le monde visible, vous ne faites qu'exciter une vaine curiosité qu'il
est impossible de satisfaire.
Dire
que les différentes idées qui constituent l'intelligence de l'Être suprême se
disposent selon un certain ordre, d'elles-mêmes et en vertu de leur propre
nature, c'est en vérité parler sans aucun sens précis. Si ce langage a un sens,
je voudrais bien savoir pourquoi il ne serait pas aussi raisonnable de dire que
les parties du monde matériel s'arrangent d'elles-mêmes selon un certain ordre,
en vertu de leur nature. La première de ces opinions peut-elle être
intelligible, si l'autre ne l’est pas? » (T. II, p. 461-464.)
(211) Cléanthe, répondant au discours de Philon, dit qu’il
est très facile de réfuter ses arguments; mais, comme il arrive souvent entre
controversistes, il prend une réplique pour une réponse, lorsqu'il dit :
« L'ordre et l’arrangement de la nature,
l’admirable adaptation des causes finales, l’utilité manifeste et l'intention
de chaque partie, de chaque organe, tout cela nous parle, et dans le plus clair
des langages, d'une cause et d'un auteur intelligent. Les deux et la terre
s'accordent dans le même témoignage. Le chœur tout entier de la nature chante
un hymne à la gloire du Créateur. » (T. II, p. 465.)
On peut admirer la rhétorique de Cléanthe, mais il faut
reconnaître aussi qu'elle n'a pas le moindre rapport avec la question qu'il
s'agit de débattre. S 'égarant plus avant encore dans les champs delà
déclamation, il s'anime et se passionne :
« Prétendez-vous seul ou presque seul
troubler l’ordre universel? Vous me proposez des doutes obscurs, des
subtilités, des objections. Vous me demandez quelle est la cause de la cause.
Je ne le sais pas, je ne m'en occupe pas : elle ne me regarde pas. J'ai trouvé
un Dieu, et j'arrête là mes recherches. Laissez à ceux qui sont plus sages ou
plus entreprenants l'ambition d’aller plus loin. » (T. II, p. 466.)
En d'autres termes, Cléanthe, une fois que le raisonnement
vous a conduit où il vous plaisait d'aller, vous refusez d'aller plus loin,
bien que vous reconnaissiez vous-même que le même raisonnement vous (212)
défend de vous arrêter à l'endroit où il vous convient de crier halte ! Mais
c'est forcer notre raison à abdiquer en faveur de votre caprice... Il est
impossible d'imaginer que Hume, seul de tous les hommes, ait pu consentir à un
tel acte de haute trahison contre la souveraineté de la philosophie. Nous
devons croire plutôt que le dernier mot de la discussion prononcé par Philon
est aussi le dernier mot de Hume.
« Si je dois encore aboutir à une ignorance
complète des causes, si je ne puis donner l'explication absolue de rien, je ne
considérerai jamais comme un avantage d'écarter pour un moment une difficulté
qui, vous l'avouez vous-même, doit en définitive et dans toute sa force
retomber sur moi... Les naturalistes [54]
ont sans doute le droit d'expliquer des effets particuliers par des causes plus
générales, bien que ces causes générales doivent demeurer en fin de compte
totalement inexplicables; mais ils ne penseront jamais qu'il soit juste
d'expliquer un effet particulier par une cause particulière, qui elle-même
aurait besoin d'être expliquée tout autant que l'effet. Un système idéal où les
choses s'arrangent d'elles-mêmes, sans un dessein antérieur, n'est en rien plus
explicable qu'un système matériel d'éléments qui s'arrangeraient de la même
manière, et il n'y a pas plus de difficulté à admettre la seconde supposition
que l'autre. » (T. II, p. 466 )
Il est évident
que Hume, poussé à bout, aurait été obligé de reconnaître que son opinion sur
(213) l’existence de Dieu et sur la ressemblance
lointaine de sa nature intelligente et de celle de l’homme n'était qu'une
hypothèse plus ou moins probable, mais incapable, d'après ses propres
principes, de se rapprocher d'une démonstration. A tous les efforts qui
pourraient être tentés pour faire un usage pratique de son déisme, ou pour
prouver l'existence des attributs de sagesse infinie, de bonté, de justice,
etc., qu'on a coutume de rapporter à la divinité par le raisonnement. Hume
oppose une négation critique rigoureuse [55].
Le discours attribué à un épicurien, dans la onzième
section de la Recherche, sous ce titre : Sur une providence
particulière et sur un état futur, a pour but de combattre les arguments
employés par l'archevêque Butler dans son Analogie.
Ce dernier ouvrage, cette défense fameuse de la théologie
contre le scepticisme à priori des libres penseurs du dix-huitième
siècle, qui s'appuyaient dans leurs arguments sur la contradiction du dogme
révélé de la rédemption avec les attributs de Dieu, consiste, au fond, à
prouver et à conclure que la nature, considérée au point de vue moral, est pour
le moins aussi répréhensible que l'orthodoxie. Si vous me dites en effet,
prétend Butler, que la religion (214) révélée doit être fausse dans quelqu'une
de ses parties, parce qu'elle est eu contradiction avec les attributs divins de
la justice et de la bonté, je vous demande la permission de vous faire
remarquer qu’il y a des faits naturels incontestables qui sont précisément
exposés à la même objection. Puisque vous admettez que la nature est l’œuvre de
Dieu, vous êtes forcé d'accorder que ces faits sont d'accord avec ses
attributs. Par conséquent, vous devez admettre aussi que les faits analogues du
système de l'orthodoxie sont d'accord avec ces mêmes attributs, et tous vos arguments
pour prouver le contraire tombent à terre, Q. E. D. En fait, le solide bon sens
de Butler ne laisse pas, dans le déisme des libres penseurs, un seul argument
debout. Peut-être cependant ne s'est-il pas assez rappelé la sage maxime : « Un
homme paraissait avoir raison dans sa propre cause, mais un autre vint après
lui et le jugea. » Le philosophe épicurien de Hume adopte complètement les
arguments de l’Analogie; mais malheureusement il les pousse jusqu’à une
conclusion que le bon archevêque aurait eu de la peine à accepter :
« Je nie, dites-vous, l’existence d'une
Providence et d'un chef suprême de l'univers dirigeant le cours des événements,
punissant le vice par le déshonneur et les déceptions, récompensant la vertu
par l’honneur et le succès de toutes ses entreprises. Mais assurément je ne nie
pas le cours (215) même des événements, tel qu'il s'offre aux recherches et à
l’examen de tous. Je conviens que, dans l'ordre présent des choses, la vertu
est accompagnée d une plus grande tranquillité d'esprit que le vice, qu'elle
rencontre dans le monde un accueil plus favorable. Je sais parfaitement, par
l’expérience passée du genre humain, que l'amitié est le souverain plaisir de
la vie, que la modération est l'unique source de la paix et du bonheur. Je ne
balance jamais entre une conduite vertueuse et une conduite criminelle, et je
sais que pour une nature bien douée tous les avantages sont du côté de la
vertu. Et que pouvez-vous dire de plus, avec toutes vos suppositions et tous
vos raisonnements? Vous me dites que cet ordre de choses a pour principe
l'intelligence et un dessein préétabli; mais, quel que soit son principe, la
disposition elle-même qui détermine notre bonheur et notre misère„et par suite
notre conduite, nos mœurs dans la vie,
et toujours la même. Il m'est toujours permis, à moi comme à vous, de régler ma
vie d'après mon expérience passée. Et si vous affirmez que, dans l'hypothèse
d'une providence divine et d'une suprême justice distributive dans l’univers,
je dois attendre quelque récompense particulière de mes bonnes actions et
quelque punition de mes méfaits, en dehors du cours ordinaire des événements,
je vous répondrai que je trouve ici la même erreur que j'ai déjà essayé de
dénoncer. Vous persistez à imaginer que, ayant obtenu notre consentement à
l'existence de cette divinité si énergiquement proclamée par vous, vous
pourriez tirer de là des conséquences et concevoir quelque chose de plus que
l'ordre connu de la nature, en vous appuyant sur les attributs que vous
accordez à vos dieux. Vous paraissez oublier que, dans vos dissertations sur ce
sujet, vous ne pouvez raisonner que des effets aux causes, et que tout argument
qui procéderait des causes aux effets, serait nécessairement un sophisme
grossier, puisqu'il nous est absolument impossible de connaître quoi que ce
soit d'une cause, que l’on n'ait auparavant, je ne dis pas inféré, mais
entièrement découvert dans l'effet.
(216) Mais que doit penser un vrai philosophe de ces vains raisonneurs, qui, au lieu de prendre la scène réelle de l’univers pour le seul objet de leur contemplation, renversent l’ordre de la nature, au point de considérer cette vie comme un simple lieu de passage qui conduit plus loin, comme un portique qui précède un édifice plus grand et d'une tout autre nature, comme un prologue qui sert seulement à introduire la pièce, à lui assurer plus de grâce et de convenance? Où pensez-vous que ces philosophes-là prennent leur conception des dieux? C'est assurément dans leur fantaisie et leur imagination. Car si cette conception dérivait des phénomènes actuels, elle ne les dépasserait pas, elle serait exactement copiée sur ces phénomènes. Qu'il soit possible que la divinité possède des qualités qu'elle n'a jamais manifestées; qu'elle soit dirigée par des principes d'action que nous n'avons jamais pu voir à l'œuvre, tout cela, nous l'accordons volontiers. Mais tout cela n'est que pure possibilité et hypothèse. Nous ne pouvons raisonnablement inférer que la divinité possède certains attributs ou principes d'action qu'autant que nous avons vu ces principes se manifester et agir.
Y
a-t-il dans le monde des traces de justice distributive? Vous répondez
affirmativement : je conclus que la justice est satisfaite, puisqu'elle
s'exerce ici-bas. Vous répondez par la négative : je conclus que vous n'avez
aucun droit d'attribuer la justice à vos dieux. Vous essayez de garder un juste
milieu entre l'affirmative et la négative, en disant que la justice des dieux
ne s'exerce ici-bas que partiellement et non dans toute son étendue : je réponds
que vous n'avez aucune raison légitime de lui attribuer une étendue quelconque
au delà des limites que vous lui voyez atteindre actuellement. » (T. IV, p.
164-166.)
Ainsi les libres penseurs disent : Les attributs de Dieu
étant ce qu'ils sont, les dogmes de la théologie sont en contradiction avec
eux. Là-dessus, Butler fait (217) cette réponse écrasante : D'accord avec vous
sur les attributs de Dieu, la nature prouve par son existence que les choses
qui servent de prétexte à vos objections sont parfaitement en harmonie avec ces
attributs. Ici, l’épicurien de Hume se présente et fait cette remarque :
Puisque la nature est la seule mesure que nous ayons des attributs de Dieu dans
leur manifestation réelle, quelle raison avez-vous de supposer que cette mesure
est dépassée quelque part, et que « l’autre côté » de la nature, s'il y en a
un, obéit à des principes différents de ceux qui le régissent de ce côté-ci?
En vérité, sur ce sujet, le silence est d'or ; le langage
humain n'a pas même ici la valeur du bruit de l'airain sonore ou des cymbales
retentissantes; il n'est que le tapage ennuyeux d'une logomachie sans fin. On
peut supposer que Hume lui-même était en définitive de cet avis. Son déisme
vague et inconsistant n'était que l'expression du désir qu'il avait de rester
dans un état d'esprit qui, en excluant nettement toute négation, renfermât le
moins possible d'affirmations touchant un problème qu'il fallait, il le sentait
bien, renoncer à résoudre. Mais, quelle que soit l'opinion du philosophe sur
les arguments du déisme, l’historien ne saurait contester l'existence d'une
doctrine qui a revêtu tant de formes et qui a joué un si grand rôle dans le
monde. Ici, par conséquent, il y a un (218) ensemble de faits réels qui
méritent d'être examinés scientifiquement, et Hume a rassemblé les résultats de
ses recherches sur ce point dans son remarquable essai sur l’Histoire
naturelle de la religion. Hume a devancé les travaux de la science moderne,
en déclarant que le fétichisme et le polythéisme étaient les formes naturelles
que des hommes sauvages et ignorants ont imaginées pour donner un corps à leurs
idées sur les influences inconnues qui gouvernaient leur destinée. Il explique
pourquoi les hommes primitifs sont polythéistes plutôt que monothéistes :
« ...
C'est, dit-il, que les premières idées religieuses naissent, non de la
contemplation des œuvres de la nature, mais du souci causé par les événements
de la vie et aussi des espérances et des craintes qui agitent l'esprit humain.
Pour que l'attention des hommes se porte au delà de la vie présente et qu'elle
soit conduite à des inférences sur l'existence d'un pouvoir invisible
intelligent, il faut qu'ils soient déterminés par quelque passion qui active
leur pensée et leur réflexion, par quelque motif qui excite leurs premières
recherches. Mais à quelle passion nous adresserons-nous pour rendre compte d'un
effet aussi considérable? Ce n'est pas à la seule curiosité spéculative, ni au
pur amour de la vérité. Ce motif est trop raffiné pour des intelligences aussi
grossières : il conduirait les hommes à étudier la constitution de la nature,
recherches trop vastes et trop compréhensives pour leurs facultés bornées. Il
n'y a donc pas de passion qui puisse agir sur de tels barbares, sinon les
affections ordinaires de la vie humaine, la préoccupation anxieuse du bonheur,
la crainte de la misère future, la terreur de la (219) mort, la soif de la
vengeance, le besoin de la. nourriture et des autres nécessités de la vie.
Agités par les espérances et les craintes de cette espèce, surtout par les
craintes, les hommes réfléchissent avec une curiosité émue sur le cours des
causes futures; ils considèrent les événements variés et contraires de la vie
humaine ; et c'est dans cette scène troublée que, avec des yeux plus troublés
encore, ils entrevoient non sans étonnement les premières traces obscures de la
divinité. » (T. IV, p. 443-4)
La forme qu'affectent ces premières notions de la divinité
n'est que l’image même de l’esprit humain, projetée au dehors par
l'imagination: :
« Il y a chez les hommes une tendance
universelle à concevoir toutes choses à leur image, et à transporter dans les
autres objets les qualités qu'ils connaissent familièrement et dont ils ont la
conscience intime... Les causes inconnues qui continuellement préoccupent leur
pensée, apparaissent toujours sous le même aspect, et sont toutes considérées
comme des choses de même espèce. Et les hommes ne tardent pas à leur attribuer
la pensée, la raison,. la passion, quelquefois même les membres et les traits
de l’humanité, afin de les rapprocher le plus possible de nous-mêmes. » (T. IV,
p. 446 7.)
Hume pose la question de savoir si le polythéisme mérite
véritablement le nom de déisme, et voici sa réponse :
« Nos ancêtres
en Europe, avant la renaissance des lettres, pensaient, comme nous le faisons
maintenant, qu'il y a un Dieu suprême, auteur de la nature, dont la (220)
puissance, quoique irrésistible en elle-même, est souvent exercée par
l'intermédiaire de ses anges et des ministres subordonnés qui exécutent ses ordres
sacrés. Mais ils pensaient aussi que la nature entière est remplie d'un grand
nombre d'autres puissances invisibles : fées, lutins, elfes, esprits, êtres
plus forts et plus puissants que les hommes, mais très inférieurs aux natures
célestes qui entourent le trône de Dieu. Supposez maintenant que quelqu'un, à
cette époque, ait nié l'existence de Dieu et de ses anges : son impiété
n'aurait pas mérité l'appellation d'athéisme, alors même qu'il eût encore
reconnu, par quelque étrange caprice de raisonnement, que les histoires
populaires, relatives aux elfes et aux fées, étaient justes et vraies. La
différence, sous un rapport, entre un homme qui penserait de la sorte et un pur
déiste, est infiniment plus grande que celle qui existe, sous un autre rapport,
entre lui et une personne qui nierait absolument l'existence de toute puissance
intelligente invisible. Et c'est un sophisme, engendré par la ressemblance
accidentelle de mots qui expriment des choses tout à fait différentes, de
ranger sous la même dénomination des opinions aussi contraires.
Pour
quiconque examine avec soin la question, il sera évident que les dieux des
polythéistes ne valent pas mieux que les elfes et les fées de nos ancêtres, et
méritent aussi peu un culte et une vénération pieuse. Ces prétendus hommes
religieux sont en réalité des athées superstitieux et ne croient à aucun être
qui corresponde à notre idée de la divinité. Pour eux, il n'y a aucun premier
principe de pensée, aucun gouvernement suprême, aucune providence divine, aucun
dessein dans la production de l'univers. » (T. IV, p. 450, 451.)
La doctrine qui veut qu'on ait le droit d'appeler athée
quiconque a sur la divinité d'autres idées que vous est aujourd'hui largement
pratiquée par des (221) personnes qui certainement ne ressemblent en rien à
Hume pour sa manière de penser, et qui probablement, loin de l’avoir lu,
frémiraient d'ouvrir un livre signé de son nom, sauf l’Histoire d'Angleterre;
aussi est-il étrange de trouver chez lui l'origine de la théorie que ces
personnes appliquent.
Mais, en réfléchissant sur le sujet, cette doctrine semble
tout à fait conforme à la raison, et l’on rougirait de supposer qu'un grand
nombre de personnes estimables cèdent à un mouvement de méchanceté et de
mauvais caractère, lorsqu'elles appellent d'autres personnes athées, alors que,
après tout, elles obéissent simplement à un sentiment de convenance
intellectuelle. Comme Hume le dit assez justement, c'est un sophisme de ranger
sous la même dénomination des opinions contraires, sous prétexte que deux
peuples emploient les mêmes mots pour désigner ces opinions dont le contenu
s’exclut mutuellement. Si le juif dit que Dieu est une unité absolue, et qu'on
blasphème réellement en disant qu'il s'est incarné une fois dans la personne
d'un homme; et si un trinitaire affirme que Dieu est numériquement trois, aussi
bien que numériquement un, et
qu'on
blasphème en disant qu'il ne s'est jamais incarné, il est assez clair que
chacun d'eux est conduit par la logique à nier l'existence du Dieu de l’autre. Par
conséquent, chacun a scientifiquement (222) le droit d'appeler l'autre un
athée, et, s'il s'en abstient, c'est seulement par raison de convenance et de
politesse, un honnête homme devant éviter d'employer un langage même
scientifiquement légitime, si l'usage lui a attribué un sens fâcheux.
Cependant, tout en donnant raison à Hume, nous estimons qu'il eût été désirable
qu'il ne donnât pas lui-même le mauvais exemple d'appeler les polythéistes des
« athées superstitieux ». Il n'a pas songé que, par un raisonnement
analogue, les unitaires pourraient s'autoriser à employer le même langage à
l'égard des ultramontains, et vice versa. Mais, après une digression qui
n'était pas tout à fait inutile, Hume s’attache à montrer de quelle manière le
polythéisme s'est incorporé des allégories physiques et morales, et a
naturellement accepté le culte des héros : et voici comment il conclut ses
réflexions sur les premières périodes de l'évolution de la théologie :
« Tels sont donc les principes généraux du
polythéisme, principes fondés sur la nature humaine et qui dépendent peu ou
point du caprice ou des accidents. Comme les causes qui procurent la félicite
ou le malheur sont généralement peu connues et très incertaines, dans notre
curiosité anxieuse nous nous efforçons d'arriver à une conception précise de la
nature de ces causes ; et nous ne trouvons pas de meilleur moyen pour cela que
de nous les représenter comme des agents intelligents, volontaires, semblables
à nous, mais supérieurs en puissance et en sagesse. L'action limitée de ces
agents, leur ressemblance avec la faible nature (223) humaine, tout cela amène
la distribution variée et la division de leurs pouvoirs, et donne par suite
naissance à l’allégorie. Des mêmes principes il résulte qu'on divinise les
mortels, lorsqu'ils sont supérieurs parla puissance, le courage ou
l'intelligence : de là dérive le culte des héros, de là aussi l'histoire
fabuleuse et la tradition mythologique, dans toutes ses formes grossières et
inexplicables. Et comme une intelligence spirituelle et invisible est un objet
trop raffiné pour une compréhension vulgaire, les hommes l'associent
naturellement à des représentations sensibles, telles que les parties les plus
visibles de la nature, ou bien les statues, les images, les portraits qu'une
époque plus civilisée consacre à ses divinités. » (T. IV, p. 461.)
Comment le polythéisme donne-t-il naissance au monothéisme,
cette dernière phase de la théologie? Hume répond à cette question et établit
que ce n'est point par des raisonnements relatifs aux causes premières ni, par
aucun argument de logique raffinée :
« Même
aujourd'hui, même en Europe, demandez à un homme du peuple pourquoi il croit à
un créateur tout-puissant de l'univers : il ne vous parlera pas de la beauté
des causes finales : il les ignore absolument. Il ne faut pas compter qu'il
vous montre sa main et qu'il vous prie de considérer la souplesse, la variété
des articulations de ses doigts; qu'il vous fasse voir comment ils se ploient
dans le même sens, comment le police leur fait contre-poids ; qu'il insiste sur
la délicatesse des parties charnues de l'intérieur de la main ou sur les autres
circonstances qui font de cet organe un instrument merveilleusement adapté à
son usage. Non, il est depuis longtemps familiarisé avec toutes ces choses, et
il les considère avec indifférence.
Mais il vous
parle de la mort soudaine et imprévue de tel ou tel, de la chute et de
l'accident de tel autre, de la (224) sécheresse excessive de la saison, du
froid et des pluies d'une autre année. Tout cela, il l'attribue à une opération
immédiate de la Providence; et ces événements, qui précisément sont les
difficultés principales qui empêchent les bons raisonneurs de croire à une
intelligence suprême, deviennent pour lui les seules preuves de son existence...
En résumé,
puisque, chez les peuples qui ont embrassé la doctrine du déisme, le vulgaire
l'appuie encore sur des principes irrationnels et superstitieux, nous pouvons
conclure que ces peuples n'ont jamais été conduits à cette opinion par une
série d'arguments, mais par un certain cours de pensée plus conforme à leur
capacité et à leur génie.
Il peut aisément
arriver, chez une nation idolâtre, que, parmi les divinités distinctes dont
elle reconnaît l'existence, elle en choisisse une pour en faire, d'une façon
particulière, l'objet de son culte et de son adoration. Cette nation peut ou
bien supposer que, dans la distribution faite entre les divinités de la
puissance et des territoires, elle a été particulièrement soumise à la
juridiction de cette divinité particulière; ou bien, se représentant les êtres
célestes sur le patron des choses de ce monde, elle peut imaginer ce dieu comme
le prince des autres dieux, investi de la magistrature suprême, de la même
nature qu'eux, mais qui pourtant les gouverne avec une autorité semblable à
celle qu'un souverain terrestre exerce sur ses sujets et ses vassaux. Peu
importe que ce dieu soit considéré comme le patron spécial de cette nation, ou
comme le maître souverain des cieux : Dans tous les cas, ses dévots s'efforceront
par tous les artifices possibles de s'insinuer dans sa faveur. Supposant qu'il
prend plaisir, comme les hommes, à l'éloge et à la flatterie, il n'y aura pas
de louange, si exagérée qu'elle soit, qu'ils lui ménagent dans les prières
qu'ils lui adresseront. A mesure que les craintes ou les misères humaines
s'accroîtront, les fidèles inventeront de nouveaux procédés d'adulation; et
l'homme qui aura dépassé ses prédécesseurs dans l'art d'enfler les titres de la
divinité est certain d'être (225) lui-même dépassé par ses successeurs, qui
imagineront des épithètes de louange plus neuves et plus pompeuses encore.
C'est ainsi que se comporteront les hommes, jusqu'à ce qu'enfin ils arrivent à
l'infinité elle-même, le dernier mot de leurs prières. Tout sera bien, s'ils ne
s'efforcent pas d'aller plus loin, si, pour représenter un être d'une
simplicité parfaite, ils ne s'exposent pas à tomber dans d'inexplicables
mystères, en niant l’intelligence de Dieu et en détruisant ainsi le seul
principe sur lequel puisse être établi un culte raisonnable. Tant qu'ils savent
se contenter de la notion d'un être parfait, créateur de l'univers, ils se
rencontrent par hasard avec les principes de la raison et de la vraie
philosophie, quoiqu'ils aient été conduits à cette conception non par la
raison, mais par l'adulation et par les frayeurs de la plus vulgaire
superstition. » (T. IV, p. 463-466.)
Bien plus, si vous supposez, ce
qui n'est jamais arrivé, qu'une religion populaire s'est rencontrée, qui
déclarât expressément que la moralité seule peut assurer la faveur divine, et
qu'un ordre de prêtres a été établi pour inculquer cette opinion par des
sermons de chaque jour et par tous les artifices de la persuasion : eh bien !
les préjugés du peuple sont si invétérés que, à défaut de toute autre
superstition, il ne manquerait pas de faire consister dans l'assiduité à ces
sermons la partie essentielle de la religion, plutôt que de la placer dans la
vertu et la bonne morale. Le sublime prologue des lois de Zaleucus, autant que
nous pouvons en juger, n'inspira pas aux Locriens, touchant les moyens
d'obtenir les bonnes grâces de la divinité, des idées plus profondes que celles
qui étaient familières au reste des Grecs. » (T. IV, p. 505.)
On a déjà fait cette remarque que les écrits de Hume sont
singulièrement dépourvus de couleur locale, de toute allusion aux scènes qui
lui étaient familières et au peuple dont il parlait. Cependant (226) les
Lowlands d'Ecosse tenaient assurément plus de place dans son imagination que le
promontoire de Zéphyrium, et, lorsqu'il écrivait le passage qui vient d'être
cité, le rude visage de John Knox lui apparaissait certainement derrière le
masque de Zaleucus. De même, un critique pénétrant de l'Allemagne ne
pourrait-il pas distinguer ici une réminiscence de cette institution éminemment
écossaise, le Holy Fair (Fête sainte), où les jeunes
contemporains de Hume chantaient les vers suivants :
« .... Il nous débite ses froides harangues — sur la
conduite et sur la morale; et son pieux auditoire — se presse en foule autour
de lui — pour soulever les brocs et les barils en ce jour.
Que signifie son stérile bavardage — sur le pouvoir moral
et sur la raison? — Son style anglais et ses gestes élégants — sont tout à fait
hors de saison.. — Comme Socrate ou Antonin, — ou quelque vieux sage païen, —
il sait définir l'homme de bien ; — mais il ne dit jamais un mot de ce qui est
honnête aujourd'hui [56]. »
(227) CHAPITRE IX
L’AME, LA CROYANCE A L’IMMORTALITE
Descartes a enseigné qu'il y a, entre la matière, en tant qu'elle
est étendue, et l'esprit, en tant qu'il pense, une différence absolue de
nature. Non seulement, entre ces deux formes de l'être, il n'existe aucun
caractère commun, mais il est impossible de concevoir qu'il en existe un. De
cette hypothèse que leurs attributs sont absolument différents, il devait
résulter, par conséquence nécessaire, que les causes hypothétiques de leurs
attributs, c'est-à-dire leurs substances respectives, sont aussi entièrement
différentes. Par exemple, au point de vue de la divisibilité, puisque ce qui
n'est pas étendu ne peut être divisible. Descartes pensait que la chose
pensante, l’âme, devait être une entité indivisible.
Plus tard, les philosophes, acceptant cette (228)
conception de l'âme, ont été naturellement fort embarrassés pour comprendre
comment la matière et l'esprit, n'ayant entre eux rien de commun, pouvaient
cependant agir et réagir l'un sur l'autre. Tous les changements de la matière
n'étant que des formes de mouvement, comprendre comment un corps matériel étendu
pourrait par son mouvement affecter une chose pensante qui n'a pas d'étendue
devenait un problème aussi difficile que celui qui consisterait à frapper un
cas nominatif avec un bâton. Par suite, les successeurs de Descartes furent
obligés, ou bien, avec les partisans des causes occasionnelles, d’appeler à
leur aide la divinité, qu'ils se représentèrent comme une sorte de médiatrice
entre la matière et l'esprit, ou bien, avec Leibnitz, de recourir à l'hypothèse
d'une harmonie préétablie qui refusait au corps toute influence sur l'âme, et
vice versa, et qui comparait la matière et l'esprit à deux horloges si
exactement réglées pour la mesure du temps que, quand l’une sonne, l'autre
marque l'heure ; ou bien, avec Berkeley, de supprimer entièrement la substance
de la matière comme une superfluité, sans s'apercevoir que les mêmes arguments
justifiaient également la doctrine qui nie l'âme, autre superfluité, et qui
réduit l'univers à une série d'événements ou de phénomènes; ou enfin, avec
Spinoza, d'affirmer l'existence d'une seule substance avec (229) deux attributs
principaux, la pensée et l'étendue.
IL ne restait plus qu'une seule position à occuper; et certes, si les philosophes avaient tout de suite songé à la prendre, ils se seraient épargné beaucoup de peine. Il ne restait plus qu'à affirmer que nous ne connaissons rien, et ne pouvons rien connaître, de la substance, tant de la chose pensante, que de la chose étendue. La profonde sagacité de Hume le détermina à adopter cette thèse, que Locke avait déjà esquissée, en ce qui concerne la substance de l'âme. Hume exprime deux opinions :
d'abord
que la question en elle-même est inintelligible et par conséquent ne comporte
pas de réponse ; ensuite que la doctrine populaire sur l'immatérialité, la
simplicité et l'indivisibilité d'une substance pensante, est un « véritable
athéisme, de nature à justifier les sentiments qui ont rendu le nom de Spinoza
si universellement infâme » (infamous).
A l'appui de la première opinion, Hume remarque qu'il est
impossible d'attacher un sens défini au mot « substance », quand il est
employé pour désigner le substratum hypothétique de l’âme ou celui de la
matière. Si en effet nous définissons la substance quelque chose qui existe par
soi, cette définition ne suffit pas pour distinguer l'âme de ses perceptions.
Il n'y a aucune difficulté à concevoir que les états de conscience existent par
eux-mêmes (230) (are self-subsistent). Et, si l’on définit la substance
de l'âme le principe d'inhérence des perceptions, que veut-on dire par inhérence?
Une telle inhérence est-elle concevable, et, si elle l’est, peut-on en prouver
la réalité ? Et d'ailleurs à quoi peut servir un substratum à des choses qui
sont en état de subsister par elles-mêmes?
En outre, peut-on ajouter, supposons que l’âme ait une
substance : comment savons-nous que cette substance diffère de celle que, pour
des raisons semblables, nous admettons sous les. qualités de la matière ?
D'autre part, si l'on dit que notre identité personnelle
suppose l'existence d'une substance qui reste la même, tandis que les accidents
de la perception varient et changent, cette autre question surgit : «
Qu'entendons-nous par identité personnelle ? »
« Pour ma
part, dit Hume, lorsque j'entre au plus intime de ce que j'appelle moi, je me
heurte toujours à telle ou telle perception particulière, de chaud ou de froid,
de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de plaisir ou de peine. Je ne
surprends jamais mon moi dépouillé de toute perception; je n'observe jamais
rien que la perception. Aussi longtemps que mes perceptions sont suspendues,
par exemple par un sommeil profond, je reste sans conscience de moi, et on peut
dire que je n'existe pas. Et si toutes mes perceptions sont supprimées par la
mort, si je ne puis ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr, après la
dissolution de mon corps, je dois être absolument anéanti, et je ne vois pas ce
qu'il faudrait de plus pour faire de moi (231) un parfait néant. Si quelqu'un,
après une réflexion sérieuse et exempte de préjugés, croit avoir une autre idée
de lui-même, j'avoue que je ne puis discuter plus longtemps avec lui. Tout ce
que je puis lui accorder, c'est que peut-être il a raison aussi bien que moi,
et que sur ce point nos natures diffèrent essentiellement. Il est possible
qu'il perçoive quelque chose de simple et de permanent qu'il appelle lui-même,
mais je suis bien certain, quant à moi, de ne pas posséder un principe de cette
nature.
Mais, ne tenant
pas compte de quelques métaphysiciens de cette espèce, je puis me risquer à
affirmer des autres hommes qu'ils ne sont qu'une collection ou un paquet de
perceptions diverses, qui se succèdent l'une à l'autre avec une inconcevable
rapidité, et qui sont comme dans un flux et un mouvement perpétuel... L'esprit
est comme un théâtre, où plusieurs perceptions font successivement leurs
apparitions, passent, repassent, disparaissent et se mêlent en une infinie
variété de formes et de situations. A dire vrai, il n'y a pour l'esprit, ni simplicité
à aucun moment de la durée, ni identité dans la succession du temps,
quelque disposés que nous soyons naturellement à imaginer cette simplicité et
cette identité. D'ailleurs, ne nous laissons pas abuser par la comparaison de
l'esprit avec un théâtre; ce sont les seules perceptions successives qui
constituent l'esprit; nous n'avons pas même la notion la plus vague du lieu où
ces scènes sont représentées, ni des matériaux qui ont servi à construire ce
théâtre.
D'où vient donc
alors cette propension que nous avons à attribuer l'identité à une succession
de perceptions et à supposer que nous sommes en possession, pendant tout le
cours de notre vie, d'une existence invariable et ininterrompue? Pour répondre
à cette question, nous devons distinguer entre l'identité personnelle par
rapport à notre pensée ou à notre imagination, et celle qui concerne nos
passions, c'est-à-dire l'intérêt que nous nous portons à nous-mêmes. C'est de
la première question que nous nous occupons ; et, pour en rendre compte
exactement, il y a lieu (232) d'approfondir le sujet et d'expliquer l'identité
que nous attribuons aux plantes et aux animaux, parce qu'il y a de grandes
analogies entre cette identité et celle du moi ou de la personne humaine. » (T. I, p. 321, 322.)
L'image de l’identité parfaite, c'est un seul objet qui
demeure le même pendant un certain temps ; quant à la diversité parfaite, ce
qui la représente, ce sont deux ou plusieurs objets séparés par l'espace et par
la durée. Mais, dans les deux cas, il n'y a pas de ligne de démarcation précise
entre la diversité et l'identité, et il est impossible de dire à quel moment un
objet cesse d'être un pour devenir deux.
Lorsqu'une anémone de mer se reproduit en se divisant, il
s'écoule un laps de temps pendant lequel elle est, dit-on, un animal
partiellement divisé; mais bientôt elle donne naissance à deux animaux
adhérents l'un à l'autre, et la limite entre ces deux conditions successives
est purement arbitraire. De même, en minéralogie, un cristal d'une composition
chimique définie peut avoir sa substance remplacée, particule par particule,
par un autre composé chimique. Peut-on dire le moment où il perd son identité
primitive pour devenir une chose nouvelle?
D'autre part, les plantes ou les animaux, dans le cours de
leur existence, depuis le moment où ils sont œuf ou graine jusqu'à la fin de
leur vie, ne restent les mêmes ni pour la forme, ni pour la structure, ni (233)
pour la matière qui les constitue; chacun des attributs qu'ils possèdent ne
cesse de changer, et cependant nous disons d'eux qu'ils sont toujours un seul
et même individu. Et si, dans ce cas, nous admettons l'identité sans supposer
qu'un quelque chose indivisible et immatériel est le substratum et la
condition de cette identité, pourquoi aurions-nous besoin de cette supposition
quand il s'agit de cette succession de phénomènes changeants que nous appelons
esprit?
En fait, nous attribuons l'identité à un individu végétal
ou animal, parce qu'il n'y a pas de moment où nous puissions observer en lui
quelque division, quelque séparation de ses parties, dans le temps et dans l'espace.
Toutes nos expériences relatives à son existence nous la présentent comme une
chose unique et non comme deux choses; et nous résumons nos expériences en lui
attribuant l'identité, bien que nous sachions parfaitement que, à
rigoureusement parler, il n'est pas le même deux minutes de suite.
Il en est de même pour l'esprit. Nos perceptions se
déroulent dans une succession analogue. Nos impressions d'aujourd'hui se mêlent
et se confondent indissolublement avec nos souvenirs d'hier et nos prévisions de
demain; et tous ces phénomènes sont unis par le rapport de cause à effet.
(234) « Comme la
même république individuelle peut changer non seulement dans les membres qui la
composent, mais encore dans ses lois et ses constitutions ; de même la même personne
peut varier dans son caractère et ses dispositions aussi bien que dans ses
impressions et ses idées, sans perdre son identité. Quelques changements
qu'elle subisse, ses différentes parties sont toujours unies par la relation de
cause à effet. Et à ce point de vue notre identité, par rapport aux passions,
sert à fortifier celle qui concerne notre imagination, en faisant que nos
différentes perceptions s'influencent l’une l’autre, et en nous inspirant un
intérêt actuel pour nos peines ou nos plaisirs passés et à venir.
Comme il n'y a
que la mémoire qui nous instruise de la continuité et de l'extension de cette
série de perceptions, c'est elle qui doit être considérée, pour cette raison
surtout, comme le principe de l'identité personnelle. Si nous n'avions pas de
mémoire, toute notion de causalité nous serait interdite, et par suite nous
n'aurions aucune idée de cette chaîne de causes et d'effets qui constitue notre
moi ou notre personne. Mais, une fois que nous avons acquis par la mémoire
cette notion de causalité, nous pouvons étendre la même chaîne de causes et
conséquemment l'identité de nos personnes au delà de notre mémoire, et y
comprendre des temps, des circonstances, des actions, que nous avons
entièrement oubliés, mais que nous supposons d'une manière générale avoir
existé. En effet, combien il y a peu de nos actions passées dont nous ayons
gardé le souvenir. Quel est l'homme qui pourrait me dire, par exemple, ce qu'il
pensait et ce qu'il faisait le 1er janvier 1715, le 11 mars 1719 et le 3 août
1733? Ou bien affirmera-t-il, sous prétexte qu'il a entièrement oublié les
événements de ces jours-là, que son moi actuel n'est pas la même personne que
le moi de cette époque; et renversera-t-il par là les notions les mieux
établies touchant l'identité personnelle? A ce point de vue par conséquent, la
mémoire découvre plutôt qu'elle ne produit l'identité personnelle, parce
qu'elle nous montre la relation de cause à effet parmi nos différentes
perceptions. C'est à ceux qui affirment que la mémoire produit entièrement
notre identité personnelle qu'incombe la tâche d'expliquer pourquoi nous
étendons ainsi notre identité au delà de notre mémoire.
L'ensemble de
cette doctrine nous conduit à une conclusion qui est d'une grande importance
dans le présent débat : c'est que toutes les subtiles et délicates questions
relatives à l'identité personnelle ne sauraient être résolues, et qu'il faut
les considérer comme des difficultés plutôt grammaticales que philosophiques.
L'identité dépend des relations entre les idées, et ces relations produisent
l'identité par le moyen de cette transition facile dont elles sont la source.
Mais comme les relations et la facilité de la transition peuvent diminuer par
des degrés insensibles, nous n'avons pas de règle exacte pour déterminer à
quelle époque elles acquièrent ou perdent leurs titres au nom d'identité.
Toutes les discussions relatives à l'identité des choses collectives sont
purement verbales, excepté dans la mesure où la relation des parties donne
naissance à quelque fiction, à quelque principe imaginaire d'union, comme nous
l'avons déjà observé.
Ce que j'ai dit
touchant la première origine et l'incertitude de notre notion d'identité, en
tant qu'elle s'applique à l'esprit humain, peut s'étendre, avec de légers
changements, à la notion de simplicité. Un objet, dont les différentes parties
coexistantes sont liées entre elles par une étroite relation, opère sur
l'imagination de la même manière que le ferait un objet parfaitement simple et
indivisible, et n'exige pas pour être conçu un plus grand effort de pensée.
Cette similitude dans l'opération fait que nous lui attribuons la simplicité,
et que nous imaginons un principe d'union comme substratum de cette simplicité
et comme centre de toutes les différentes parties et qualités de
l'objet. » (T. II, p. 331, 333.)
En résumé, la conclusion finale du raisonnement de Hume est
celle-ci : de même que nous (236) employons le mot corps pour désigner la somme
des phénomènes qui constituent notre existence corporelle, de même nous employons
le mot âme pour exprimer la somme des phénomènes qui composent notre existence
mentale; et, dans ce dernier cas, nous n'avons pas plus de raison que dans le
premier pour supposer qu’il y a au delà des phénomènes quelque chose qui
réponde à ce mot. Pour l’âme comme pour le corps, l'idée de la substance est
une pure fiction de l'imagination. Parler ainsi, ce n'est pas faire autre chose
qu'appliquer rigoureusement à l'esprit les raisonnements que Berkeley avait
déjà appliqués à la matière, et cette conclusion a été entièrement acceptée par
Kant [57].
Parvenus à cette conséquence que la conception de l'âme, considérée comme une chose substantielle, est une pure fiction de l'imagination, et que, soit qu'elle existe, soit qu'elle n'existe pas, nous ne pouvons rien savoir d'elle, toute recherche sur la vie future de l’âme peut paraître superflue.
Néanmoins, il y a encore un point de vue qui, même dans ces
conditions, légitime de pareilles recherches. Laissant de côté le problème de
la (237) substance de l'âme, et prenant le mot « âme » simplement comme un nom
qui exprime la série des phénomènes de conscience dont se compose un esprit
individuel, il est encore permis de se demander si cette série mentale commence
avec l’autre série de phénomènes, celle qui constitue le corps individuel
correspondant, si au contraire elle
le
précède, et encore si elle se termine en même temps qu'elle, ou au contraire se
prolonge après que la vie du corps est terminée.
Hume a discuté
quelques-unes de ces questions dans son remarquable essai Sur l’immortalité
de l’âme : cet écrit ne fut publié qu'après la mort de l’auteur et pendant
longtemps il est resté peu connu. Néanmoins, et peut-être pour cette raison
même, l'influence de cet ouvrage s'est manifestée dans des régions où l'on ne
s'attend pas à la retrouver, et les principaux arguments qu'il contient ont été
invoqués par des autorités épiscopales et archiépiscopales, à l'appui de la
certitude de la révélation. Le Dr Whately [58],
qui a été pendant quelque temps archevêque de Dublin, paraphrase les idées de
Hume, en oubliant, il est vrai, de citer son auteur ; et l'évêque Courtenay,
dans un écrit étudié [59],
qu'il (238) dédie à l'archevêque Whately, n'a fait
que développer à son tour la version de l'essai de Hume déjà donnée par ce prélat.
Ce petit essai ne compte pas dix pages, mais il n'est pas
étonnant qu'il ait séduit un logicien aussi subtil que Whately, car il est un
modèle d'exposition nette et vigoureuse. Les raisonnements qu'y présente Hume
ne se prêtent guère à l'analyse, de sorte qu'il convient de laisser la parole à
l'auteur lui-même :
« Par la
seule lumière de la raison, il semble difficile de prouver l’immortalité de
l'âme : les arguments ordinairement employés en pareil cas sont tirés soit de
la métaphysique, soit de la morale, soit de la physique. Mais en réalité c'est
l'Évangile, et l’Évangile seul, qui a mis en lumière la vie et
l'immortalité [60].
1. Les métaphysiciens
supposent que l’âme est immatérielle et qu'il est impossible que la pensée
appartienne à une substance matérielle [61]. Mais précisément la
métaphysique (239) nous enseigne que la notion de
substance est tout à fait confuse et grossière, et que nous n'avons aucune
autre idée de la substance, sinon qu'elle est un agrégat de qualités
particulières inhérentes à quelque chose d'inconnu. La matière et l'esprit sont
donc au fond également inconnus, et nous ne pouvons déterminer quelles sont les
qualités inhérentes à l'un ou à l'autre [62]. De même, la
métaphysique nous apprend que l'on ne peut rien décider a priori touchant les
causes et les effets, et que, l'expérience étant la seule source de nos
jugements de cette espèce, nous ne pouvons savoir d'après aucun autre principe
si la matière, à raison de sa structure et de sa disposition, ne peut pas être
la cause de la pensée. Les raisonnements abstraits ne peuvent rien décider sur
la question de fait ou d'existence. Mais si nous supposons qu'une substance
spirituelle, analogue au feu éthéré des stoïciens, est répandue dans l'univers
et qu'elle est le seul sujet d'inhérence de la pensée, nous avons le droit de
conclure par analogie que la nature se sert de cette substance comme de
l'autre, qui est la matière. Elle l'emploie comme une sorte de pâte ou
d'argile; elle la fait entrer dans un grand nombre de formes et d'existences;
après un temps, elle détruit chacune de ses créations et se sert de leur
substance pour en former de nouvelles. Comme la même substance matérielle peut
successivement constituer les corps de tous les animaux, la même substance
spirituelle peut constituer leurs esprits. Leur conscience, c'est-à-dire le
système de pensée qui s'était organisé pendant leur vie, peut être détruite par
la mort, et rien ne les intéresse plus dans la nouvelle forme. Les philosophes
qui ont le plus positivement affirmé que l'âme (240) était mortelle n'ont
jamais refusé de croire à l'immortalité de sa substance, et il est certain
qu'une substance immatérielle, aussi bien qu'une substance corporelle, peut
perdre sa mémoire et sa conscience : c'est ce que prouverait l'expérience, dans
le cas où l’âme serait immatérielle. En effet, si nous raisonnons d'après le
cours ordinaire des choses et sans supposer une nouvelle intervention de la
cause suprême, à laquelle il faut toujours se garder de recourir en
philosophie, tout ce qui ne peut périr ne peut pas non plus avoir été créé.
L'âme par conséquent, si elle est immortelle, existait avant notre naissance,
et, si cette existence antérieure ne nous intéresse en rien, ainsi fera la
dernière. Les animaux certainement sentent, pensent, aiment, haïssent, veulent
et même raisonnent, bien que plus grossièrement que les hommes. Est-ce que
leurs âmes aussi sont immatérielles et immortelles ? [63]
Hume continue en examinant les arguments moraux,
principalement ceux qui dérivent de la justice de Dieu, que l’on croit
intéressée à punir dans la suite des temps l'homme vicieux et à récompenser r
homme vertueux.
Mais si par justice de Dieu nous entendons le même attribut
que nous appelons justice en nous-mêmes, pourquoi donc la punition et la
récompense seraient- elles étendues au delà de cette vie ? [64] Nos (241) seuls moyens de connaître sont les facultés de
raisonnement que Dieu nous a données, et ces facultés non seulement nous
refusent toute conception d’un état futur, mais elles sont même impuissantes à
nous fournir un seul argument solide en faveur de la croyance que l'esprit doit
continuer de vivre après la dissolution du corps.
«... S'il y a
dans la nature un dessein clair, nous pouvons affirmer que le but et
l'intention de la création de l’homme, autant que la raison naturelle nous
permet d'en juger, sont limités à la vie présente. »
A cet argument que les facultés de l'homme sont beaucoup
plus grandes que ne l’exigent les besoins de cette vie et qu'elles réclament un
autre théâtre où elles puissent dans l'avenir se déployer, Hume répond :
« Si la
raison de l'homme lui assure une grande supériorité sur les autres animaux, ses
besoins sont multipliés en proportion. Tout son temps, toute sa capacité, toute
son activité, son courage et sa passion, trouvent un emploi suffisant dans la
lutte contre les maux de la condition présente ; et souvent, et même presque
toujours, elles sont trop (242) faibles pour le rôle qui leur est assigné. Une
paire de souliers n'a peut-être pas encore atteint le degré de perfection
auquel peut prétendre la commodité ; d'autre part, il est nécessaire, tout
au moins il est très utile, qu'il y ait, parmi les hommes, des politiques, des
moralistes, même quelques géomètres, quelques poètes et quelques philosophes.
Les pouvoirs de l'homme ne sont pas plus supérieurs à ses besoins, considérés
uniquement au point de vue de cette vie, que ne le sont ceux des renards ou des
lièvres, comparés à leurs besoins et à la durée de leur existence. »
En résumé, l’argumentation de Hume se réduit à ceci : si
les facultés dont nous sommes doués sont incapables de découvrir un état futur,
et si l’examen le plus attentif de leur nature a pour résultat de montrer
qu'elles sont adaptées à cette vie et rien de plus, on se met assurément en
contradiction avec toute idée de justice quand on suppose que nous pouvons être
traités comme si nous avions eu une connaissance claire de ce qui nous a été si
soigneusement caché. Que penserions-nous de la justice d'un père de famille,
qui laisserait à son fils toutes les raisons de croire qu'il se contentera de
lui donner une gifle en punition d'une faute banale, et qui, bien des années
après, le mettrait sur la roue pendant une semaine pour cette même faute?
D'autre part, on ne saurait écarter cette idée que Dieu,
étant la cause du mal comme la cause du bien, est responsable de l’un comme de
l’autre : or il semble tout à fait impossible de concilier avec nos (243) idées
de justice cette supposition que Dieu punira un être pour des choses dont il
est lui-même l'auteur. En outre, une punition, pour être juste, doit être
proportionnée à l’offense; et un châtiment infini est, ipso facto,
disproportionné à toute faute finie.
« Pourquoi alors des châtiments éternels pour les offense
passagères d'une créature aussi fragile que l'homme? Qui voudrait donc
approuver la fureur d'Alexandre, songeant à exterminer tout un peuple, parce
que ce peuple s'était emparé de son cheval favori Bucéphale?
Il semble que les cieux et l’enfer supposent deux races
distinctes d'hommes, les bons et les méchants ; mais la plus grande partie du
genre humain flotte entre le vice et la vertu. Si quelqu'un parcourait le monde
avec l'intention d'offrir un bon repas à l'homme droit, et de donner une volée
de coups bien appliqués à l'homme pervers, il serait souvent bien embarrassé
dans son choix et s'apercevrait que les mérites et les démérites de la plupart
des hommes et des femmes sont à peu près égaux [65]. »
On ne peut
qu'admirer le profond sentiment d'humanité, et l'intelligence pénétrante des
principes (244) des actions humaines que révèle ce
passage. Comprendre est à moitié pardonner. Mieux on connaît les
conditions réelles qui déterminent les actes des hommes, moins on trouve de
raisons pour les louer ou les blâmer. Aux yeux du bienveillant David Hume,
« la damnation d'un seul homme serait dans l'univers un mal infiniment
plus grand que la destruction de mille millions de royaumes. » Et il aurait
volontiers pensé, comme son compatriote Burns, que même « le vieux Nickie Ben »
méritait « un heureux sort ».
Vis-à-vis de ceux qui admettent la nécessité d'une vie
future pour cette raison que la justice de Dieu doit être satisfaite,
l'argumentation de Hume semble irrésistible. Car si la justice de Dieu ressemble
à ce que nous entendons ici-bas par justice, l'attribution d'un bonheur infini
à une vertu finie, et d'une misère infinie à une perversité finie, n'a
absolument rien de juste. Et si la justice de Dieu ne ressemble pas à ce que
nous entendons par justice, c'est un abus de langage d'employer pour désigner
cet attribut divin le mot de justice. Mais, à l'égard de ceux qui déclarent
simplement qu'il n'y a rien dans tout ce que nous savons des attributs de Dieu
qui soit en contradiction avec les récompenses et les châtiments d'une vie
future, le plaidoyer de Hume perd sa force. Comment répondre en effet à (245)
l'argumentation de l’évêque Butler? Puisque dès cette vie nos actes reçoivent
des récompenses et des punitions, les récompenses et les punitions ne sont pas
contradictoires avec les attributs de la divinité, et par conséquent elles
peuvent se continuer aussi longtemps que l'esprit peut les recevoir. Tout ce
qui est, existe, par hypothèse, parce que Dieu le veut ; et par conséquent les
plaisirs et les douleurs qui existent maintenant peuvent continuer d'exister de
toute éternité, soit qu'ils augmentent, soit qu'ils diminuent, soit qu'ils
varient infiniment dans leurs degrés d'intensité, comme ils le font
actuellement.
C'est une chose remarquable que Hume ne fasse pas allusion
à ces preuves de sentiment en faveur de l'immortalité de l'âme qui sont si fort
à la mode de nos jours, et qui sont fondées sur le désir que nous avons de
prolonger notre existence consciente au delà des limites que la nature semble nous
avoir assignées. Peut-être Hume pensait-il que ces arguments ne méritent pas
l'attention du philosophe. C'est qu'en vérité il est bien étrange que le désir
très vif de voir un événement arriver soit donné comme la preuve que cet
événement arrivera. Puisque mon très vif désir de revoir l'ami dont je suis
séparé n'a pas le pouvoir de le ramener des extrémités du monde ou de me porter
jusque-là, puisque la prière d'une mère inconsolable qui demande que (246) son
fils soit sauvé ne l’empêche pas de mourir, l’expérience ne nous fournit aucune
présomption à l’appui de la croyance que le vif désir de vivre après la mort, —
ce que nous appelons l'aspiration à l’immortalité — a plus de chances d'être
satisfait. Comme Hume le dit avec justesse : « Il faut tenir pour
suspectes toutes les doctrines qui sont favorisées par nos passions. » Or
la doctrine qui consiste à dire que nous sommes immortels, parce que nous
aimerions extrêmement à l’être, présente au plus haut degré ces motifs de
suspicion.
Ainsi donc, en ce qui concerne l'existence et les attributs
de l’âme, comme ceux de la divinité, la logique est impuissante et la raison se
tait. En tout cas, nous ne pouvons aller plus loin que la conclusion de Kant :
« Après
qu'on s'est rendu compte de la vanité des efforts et des audaces de la raison
pour dépasser les limites de l'expérience, il reste encore au point de vue
pratique de quoi se satisfaire. Sans doute personne ne peut se vanter de savoir
qu'il y a un Dieu et une vie future; car, s'il possédait une telle connaissance,
il serait justement l'homme que j'ai vainement cherché. Toute connaissance
(quand il s'agit d'un objet de la raison pure) peut se transmettre, et je
pourrais par conséquent espérer, grâce aux instructions de cet homme, étendre
jusque-là ma propre connaissance. Mais il n'en est rien : la conviction en ces
matières n'est pas une certitude logique, elle est une certitude morale,
et, puisqu'elle repose sur des principes subjectifs (de sentiment moral) Je ne
dois pas même dire : Il est moralement certain (247) qu’il y a un Dieu,
etc., mais : Je suis moralement certain, et ainsi de suite. Ce qui
revient à dire : Ma croyance à Dieu et à un autre monde est tellement unie à ma
nature morale, qu'il y a la même impossibilité à ce que la première s'évanouisse,
ou à ce que je sois jamais dépouillé de l'autre .
Le
seul point à noter ici, c'est que cet acte de foi de l’intelligence
(Vernunflglaube) suppose l'existence de dispositions morales. Si nous mettons
de côté ces dispositions, si nous supposons un esprit tout à fait indifférent
aux lois morales, la recherche entreprise par la raison devient un sujet
simplement spéculatif : alors la conclusion que l'on obtient peut bien reposer
sur de fortes raisons tirées de l'analogie, mais non sur des raisons assez puissantes
pour triompher d'un scepticisme obstiné.
Mais
il n'est pas un homme, en réalité, qui puisse être désintéressé de ces
questions. En effet, quand bien même, faute de bonnes dispositions, il
échapperait aux influences morales, cependant, même alors, il lui resterait
pour se conduire la crainte d'une existence divine et d'un état futur. Il
suffit, en effet, pour cela, qu'il ne puisse alléguer la certitude qu'il n'y a
pas de Dieu ni de vie future ; or, pour rendre cette allégation
démonstrativement certaine, il lui faudrait prouver l'impossibilité de l'un et
de l'autre, et cela, assurément, aucun homme raisonnable ne peut
l'entreprendre. Sans doute on n'aurait alors qu'une foi négative incapable de
produire la moralité et les bons sentiments; mais cette foi négative produirait
pourtant des résultats analogues, en empêchant sûrement l'explosion des mauvais
penchants.
Mais,
dira-t-on, est-ce là tout ce que la raison pure peut faire, quand elle porte
ses regards par delà les limites de l'expérience? Tout se réduit-il donc à deux
articles de foi? Mais le sens commun en aurait bien fait autant, sans prendre
l'avis des philosophes !
Je
ne veux pas insister ici sur les services que la philosophie a rendus à la
raison humaine par les efforts laborieux de sa critique, dût-elle n'aboutir
qu'à des résultats négatifs : j'aurai occasion de m'expliquer sur ce sujet dans
le (248) chapitre suivant. Mais pourquoi vouloir que les connaissances qui
intéressent tous les hommes dépassent le sens commun et ne soient découvertes
que par les philosophes? Ce dont on se plaint est précisément la meilleure
preuve de l'exactitude des assertions qui précèdent, puisque la philosophie
montre par là ce qui ne pouvait être prévu : à savoir que la nature, dans les
sujets qui concernent également tous les hommes, n'a pas commis la faute de
distribuer ses présents avec partialité, et que la plus haute philosophie,
quand elle traite des intérêts les plus grands de l'humanité, ne peut pas nous
conduire plus loin que ne le fait le sens commun guidé par la nature. [66] »
En résumé, rien ne peut être prouvé ni pour ni contre l'existence distincte, la substance, ou la continuité d'existence de l’âme. Jusque-là, Kant est d'accord avec Hume. Mais Kant ajoute : Comme vous ne pouvez rien prouver contre l'immortalité
de
l'âme, et que la croyance à l'immortalité est éminemment utile pour des raisons
morales, vous devez la supposer vraie. A cela Hume, s'il eût vécu un siècle
plus tard, eût probablement répondu : Si la moralité n'a pas de fondement plus solide
qu'une
hypothèse, elle n'est pas faite pour soutenir un grand effort, et, si elle a un fondement meilleur, cette hypothèse l'affaiblit plus qu'elle ne la fortifie.
Comme on l'a déjà
dit, Hume ne se contente pas de nier que nous ayons quelque notion de
l'existence ou de la nature de l'âme; mais il porte la (249) guerre dans, le camp ennemi, et il accuse ceux qui
affirment l’immatérialité, la simplicité et l'indivisibilité de la substance
pensante, d'être des athées ou des spinozistes, les deux termes étant supposés
synonymes.
La méthode d'attaque est ingénieuse. L'observation semble
nous avoir familiarisés avec deux espèces différentes de choses, et, pour l’une
comme pour l'autre, Spinoza, d'accord avec les philosophes orthodoxes, admet
l'existence nécessaire d'un subtratum, d'une substance qui est le principe
d'inhérence de ces phénomènes, et dont les phénomènes ne sont que les attributs
ou les modes.
« J'observe
d'abord le monde des objets ou des corps : le soleil, la lune, les étoiles, la
terre, les mers, les plantes, les animaux, les hommes, les vaisseaux, les
maisons et toutes les autres productions de l'art ou de la nature. Ici, je
rencontre Spinoza, et il me dit que toutes ces choses ne sont que des modes, et
que ces modes se rattachent à un principe simple, indécomposable et
indivisible. Après cela, je considère l'autre système des êtres, c'est-à-dire
l'univers des pensées, des impressions et des idées. Alors je vois un autre
soleil, une autre lune, d'autres étoiles, une terre et des mers qu'habitent et
que couvrent des plantes et des animaux, des villes, des maisons, des
montagnes, des rivières; bref, tout ce que je puis découvrir ou concevoir dans
l'autre système. Dans mes recherches sur ce point, j'ai affaire aux théologiens
qui disent que toutes ces choses, elles aussi, ne sont que des modifications,
et les modifications d'un principe un, simple, indécomposable et indivisible.
Et, immédiatement après, j'entends cent voix qui m'assourdissent et (250) qui
traitent la première hypothèse avec haine, et mépris, tandis qu'elles n'ont
pour la seconde que respect et applaudissement. Je porte alors mon attention
sur ces hypothèses, pour voir quelle peut être la raison d'une si grande
partialité ; et je constate qu'elles ont le tort commun d'être inintelligibles
et que, dans la mesure où nous pouvons les comprendre, il est impossible de
découvrir chez l'une une absurdité qui ne leur soit pas commune à toutes deux.
» (T. I, p. 309.)
Quant aux raisons que Hume emploie pour justifier sa
manière de voir, je renvoie au texte même. Pour le commun des lecteurs, il
suffit d'avoir établi que les deux hypothèses sont inintelligibles, sans
plonger plus avant dans une masse de syllogismes dont les prémisses
n'apprennent rien et dont les conclusions ne produisent pas la conviction.
LA VOLONTÉ, LA LIBERTÉ ET LA NÉCESSITÉ
Dans les premiers paragraphes de la troisième partie du
second livre du Traité, voici comment Hume décrit la volonté :
« De tous les
effets immédiats du plaisir et de la peine, il n'en est pas de plus remarquable
que la volonté, et quoique, à proprement parler, la volonté ne doive pas
être comprise parmi les passions, cependant comme, pour les expliquer, il est
nécessaire de se rendre compte de sa nature et de ses propriétés, nous la
prendrons ici pour sujet de nos recherches. Je désire qu'il soit entendu que
par volonté je ne désigne pas autre chose que l’impression intérieure
dont nous avons le sentiment et la conscience, lorsque, en connaissance de
cause, nous donnons naissance à un nouveau mouvement de notre corps ou à une
nouvelle perception de notre esprit. Cette impression, comme celles de
l'orgueil et de l'humilité, que nous avons déjà étudiées, ne saurait être
définie, et il est inutile de la décrire plus longuement. » (T. II, p. 150.)
(252) Cette description de la volonté peut être critiquée à
plusieurs points de vue. Mais elle paraît surtout défectueuse en ce qu'elle
restreint le mot de volonté au sentiment qui se produit en nous lorsque nous
agissons ou paraissons agir, en qualité de causes. En effet, il est possible
que l’on veuille frapper et qu'on ne frappe point, que l’on veuille penser à
une idée et qu'on l'ait oubliée.
Toute volonté est une idée complexe composée de deux
éléments : l'un est l'idée d'une action; l'autre est le désir que cette action
ait lieu. Si je veux frapper, j'ai l’idée d'un certain mouvement et le désir
que ce mouvement se produise ; si je veux penser à un objet, ou, en d'autres
termes, faire attention à un objet, j'ai l'idée de cet objet et un vif désir
qu'il demeure présent à ma conscience. Et, aussi loin que je puis pousser
l'analyse, cette combinaison de l'idée d'un objet avec une émotion est. bien
tout ce que j'observe directement dans un acte de volonté. On peut donc amender
comme il suit la définition de Hume : la volonté est cette impression qui se
produit lorsque l'idée d'une action corporelle ou mentale est accompagnée du
désir qu'elle soit accomplie. La volonté ne diffère des autres désirs qu'en un
point : c'est que dans ce cas nous nous regardons
nous-même
comme la cause possible de l'action désirée.
(253) Deux questions s'élèvent, à propos du phénomène de la
volonté, aussi bien qu'à propos de tous les autres phénomènes naturels.
D'abord, la volonté a-t-elle une cause, et, si elle en a une, quelle est cette
cause? Puis, la volonté est-elle suivie de quelque effet, et, si cet effet est
produit, quel est-il?
Hume établit que la nature des phénomènes considérés n'a
rien à voir avec l'origine de la conception qui nous les représente unis l'un à
l'autre par la relation de cause à effet. Cette relation en effet n'est pas
autre chose qu'un ordre de succession, ordre invariable dans toute l'étendue de
notre expérience, et il est bien évident que la nature des phénomènes n'a rien
à démêler avec l'ordre de succession qui les unit. Quelle que soit la raison
qui nous détermine à chercher la cause de tout événement dans le monde des
phénomènes extérieurs, cette raison s'impose à nous avec la même autorité dans
le monde des phénomènes de l'esprit.
La seule signification vraie de la loi de causalité dans le
monde physique, c'est qu'elle généralise l'expérience universelle de l’ordre
dans ce monde; et, si l'expérience nous montre que le même ordre règne parmi
nos états de conscience, la loi de causalité convient à merveille pour exprimer
cet ordre.
Qu'un tel ordre existe, c'est ce qui est accordé par tout
homme de jugement sain :
(254)
« L’idée que nous avons de la nécessité et de la causalité dérive donc
entièrement de l’uniformité que nous pouvons observer dans les opérations de la
nature, partout où des objets semblables sont constamment unis l'un à l'autre,
partout où l'esprit est déterminé par la coutume à inférer l'existence du
second dès que le premier apparaît. Ces deux circonstances sont les seules qui
constituent la nécessité que nous admettons en pareil cas. En dehors de la
rencontre constante des objets semblables et de l’inférence de l’un à
l'autre qui en est le résultat, nous n'avons aucune idée de la nécessité d'une
liaison.
Si, par conséquent, je puis prouver que le genre humain tout entier,
sans aucune hésitation, sans le moindre doute, accorde que ces deux
circonstances se rencontrent aussi dans les actions volontaires de l'humanité
et dans les opérations de l’esprit, il s'ensuivra que le genre humain tout
entier a toujours été du même sentiment sur la doctrine de la nécessité, et que
jusqu'ici on n'a disputé sur ce sujet que parce qu'on ne s'entendait pas. » (T.
IV, p. 97.)
Mais cette rencontre constante des mêmes événements est-elle le caractère des actions humaines ? Celui qui étudie l'histoire ne peut faire à cette question qu'une réponse :
« L'ambition,
l'avarice, l'amour de soi, la vanité, l'amitié, la générosité, l'esprit
patriotique : toutes ces passions, mêlées à des degrés divers et réparties
entre les divers membres de la société, ont toujours été depuis le commencement
du monde, et sont encore aujourd'hui la source de toutes les actions, de toutes
les entreprises qui peuvent être observées parmi les hommes. Voulez-vous
connaître les sentiments, les inclinations, les mœurs des Grecs et des Romains?
Étudiez à fond le caractère des Français et des Anglais. Vous ne pouvez vous
tromper beaucoup en transportant à ceux-là la (255) plupart des observations
que vous aurez faites sur ceux-ci. L'humanité est à tel point la même, en tout
temps et en tout lien, que l'histoire sous ce rapport ne nous apprend rien
d'étrange ni de nouveau. Son principal intérêt est précisément de nous
découvrir les principes permanents et universels de la nature humaine, en nous
montrant les hommes dans toute la variété des situations possibles et en nous
fournissant les matériaux avec lesquels nous établissons des lois et parvenons
à connaître les principes réguliers de la conduite humaine. Ces récits de
guerres, d’intrigues, de factions et de révolutions sont autant de collections
d'expériences qui permettent au politique ou au moraliste de fixer les
principes de sa science, de la même manière que le physicien ou le naturaliste
apprend à connaître la nature des plantes, des minéraux et des autres objets
extérieurs par les expériences qu'il recueille sur ces divers sujets. La terre,
l’air, l’eau et les autres éléments étudiés par Aristote et par Hippocrate ne
sont pas plus semblables à ceux que nous observons aujourd'hui, que les hommes
décrits par Polybe ou par Tacite ne ressemblent à ceux qui maintenant
gouvernent le monde. » (T. lY, p, 97,
98.)
Hume continue à montrer que l’importance attribuée à
l’expérience dans la direction des affaires privées ou publiques est l’aveu
implicite que, dans nos prévisions sur la conduite future des hommes, nous nous
laissons diriger par l'observation de leur conduite passée, et que nous sommes
fermement convaincus qu'il y a dans les pensées un ordre stable, comme il y en
a un dans les choses. Et, si l’on objecte à Hume que les actions humaines
paraissent souvent capricieuses et inexplicables, sa réponse est toute prête :
(256) «
J'accorde qu'il est possible de rencontrer des actions qui semblent n'avoir de
rapport régulier avec aucun motif connu, et qui sont de véritables exceptions à
toutes les règles de conduite qui ont jamais été établies pour le gouvernement
des hommes; mais si nous voulons savoir réellement quel jugement il convient de
former sur ces actions irrégulières et extraordinaires, nous devons considérer
les sentiments qu'excitent d'habitude les événements irréguliers, quand ils se
produisent dans le cours de la nature, dans les opérations des objets
extérieurs. Là aussi, toutes les causes ne sont pas liées à leurs effets
ordinaires avec une uniformité parfaite. Un artiste qui travaille sur la
matière inanimée peut manquer son but aussi bien que le politique qui dirige la
conduite d'agents sensibles et intelligents.
Le vulgaire, qui
juge des choses d'après les apparences, attribue l'incertitude des événements à
une incertitude correspondante dans les causes, celles-ci pouvant parfois
manquer leur effet habituel sans qu'aucun obstacle extérieur soit venu gêner
leur action. Mais les philosophes, observant que la nature, dans presque toutes
ses parties, contient une immense variété de germes et de principes que leur
petitesse ou leur éloignement dérobent à notre vue, estiment qu'il est au moins
possible que la diversité des événements procède, non de quelque accident
survenu dans la cause, mais de l'action secrète de causes opposées. Cette
probabilité, d'abord entrevue, se change en certitude lorsque, poursuivant
leurs observations, les philosophes constatent, avec une parfaite exactitude,
que des effets contraires trahissent toujours l'existence de causes contraires
et proviennent de l'opposition de ces causes. Une horloge ou une montre
s'arrête: un paysan ne saurait en donner d'autre raison meilleure que de dire
qu'elle ne marche pas bien d'habitude. Mais un horloger reconnaît aisément,
puisque le pendule ou le ressort a toujours la même force et la même influence
sur les roues, que l'horloge ne peut manquer son effet ordinaire qu'à raison
d'un obstacle, d'un grain de sable peut-être, qui suspend tout le mouvement. De
l'observation de plusieurs cas (257) semblables à celui-là, les philosophes
tirent une règle générale, à savoir que toutes les causes ont avec leurs effets
une connexion également nécessaire, et que l’incertitude apparente qui se
manifeste quelquefois provient seulement de l'opposition secrète de quelques
causes contraires. » (T. IV, p. 101, 102.)
Il en est de même pour les actions humaines :
« Les principes
et les motifs intérieurs peuvent agir d'une manière uniforme, malgré des
irrégularités apparentes, de la même façon que les vents, les pluies, les
nuages et les autres changements atmosphériques passent pour obéir à des
principes stables, bien que la science de l’homme ne puisse pas toujours les
découvrir. » (T. IV, p. 103.)
La météorologie, au moins comme science, n'existait pas au
temps de Hume : sans cela, il ne se serait pas contenté de dire que les faits
météorologiques passent pour obéir à des lois. Dans la pratique, d'autre part,
quelle différence fait-on entre les causes morales et les causes naturelles?
« Un prisonnier
qui n'a ni argent ni crédit sait qu'il ne peut s'échapper, parce qu'il connaît
aussi bien l'inflexibilité de son geôlier que la hauteur des murs et des
grilles qui l’environnent; et même il préférera peut être, dans ses tentatives
d'évasion, travailler sur le fer et la pierre de sa prison que chercher à agir
sur le cœur inflexible de son gardien. Le même prisonnier, quand on le conduit
à l'échafaud, prévoit sa mort avec certitude, autant parce qu'il sait quelle
est la constance et la fidélité des soldats qui l'accompagnent que parce qu’il
connaît l'effet infaillible de la roue ou de la hache. Son esprit parcourt
toute une série d'idées : il voit le (258) refus des soldats qui ne consentent
pas à son évasion ; les mouvements du bourreau ; la séparation de la tête et du
tronc; le sang qui coule, les convulsions, la mort. Il y a là une chaîne dont
les anneaux sont, les uns des causes naturelles, les autres des actions
volontaires; mais l’esprit ne fait pas de différence entre un anneau et un
autre, et il n'est pas moins assuré de l'événement futur que si cet événement
était lié à ses souvenirs ou à ses sensations par une série de causes que
cimenterait ce qu'il nous plaît d'appeler la nécessité physique. Une
association expérimentée entre des objets a toujours le même effet sur
l'esprit, quelle que soit la nature des objets associés, motifs, volontés,
actions, ou bien formes et mouvements. Nous pouvons changer les noms des
choses, mais leur nature et leur action sur l'entendement ne change jamais.»
(T. IV, p. 105, 106.)
Mais, si la liaison nécessaire de nos actions et de nos
idées a toujours été reconnue dans la pratique des faits, d'où vient alors la
tendance des hommes à la nier dans leur langage?
« Si nous
examinons les opérations des corps et la production des effets par leurs causes,
nous trouverons que toutes nos facultés sont incapables de nous conduire, dans
notre conception de cette relation, au delà de cette simple observation que des
objets particuliers sont liés par une rencontre constante et que
l'esprit est porté à conclure de l'un à l'autre par une transition qui est
l’effet de la coutume (a customary transition). Mais, bien que cette
conclusion relative à l'ignorance humaine soit le résultat de l'examen le plus
rigoureux du sujet, les hommes gardent encore une disposition très vive à
croire qu’ils peuvent pénétrer plus avant dans le domaine de la nature
matérielle et y apercevoir quelque chose comme un rapport nécessaire de cause à
effet. De sorte que, portant de nouveau leur (259) réflexion sur les actes de
leurs propres esprits, et n’ayant pas le sentiment qu'il y ait un rapport de ce
genre entre le motif et l'action, ils sont portés à supposer qu'il y a quelque
différence entre les effets qui résultent d'une force matérielle et ceux qui
proviennent de la pensée et de l'intelligence. Mais, si nous sommes une fois
convaincus que nous ne savons rien de quelque causalité que ce soit, sinon
qu’il y a rencontre constante des objets, et par suite inférence
de l'esprit de l'un à l'autre, et si nous constatons que ces deux circonstances
sont universellement reconnues dans nos actions volontaires, nous serons plus
disposés à accorder que la même nécessité est commune à toutes les causes. »
(T. IV, p. 107, 108.)
Le dernier refuge du philosophe qui se fait l’avocat de la
doctrine d'une volonté indéterminée, c'est, quand on l’a mis au pied du mur, de
déclarer, en dépit de tous les raisonnements, qu'il a une conscience profonde
et indestructible de la liberté de sa volonté. Mais Hume le poursuit jusque
dans ces derniers retranchements ; il est vrai qu'il le fait dans une note,
comme s’il pensait que la réfutation d'un sophisme aussi transparent est à
peine digne de la dignité de son texte :
« La vogue de la
doctrine de la liberté peut s'expliquer par cette sensation fausse, cette expérience
trompeuse, que nous avons ou que nous pouvons avoir, de la liberté
d'indifférence que nous posséderions dans plusieurs de nos actions. La
nécessité d'une action dans la matière ou dans l'esprit n'est pas, à proprement
parler, une qualité dans l'agent; elle n'existe que dans le sujet pensant, dans
l'être intelligent qui peut considérer cette action ; elle consiste (260)
surtout dans cette disposition de la pensée à inférer de quelques objets
antérieurs l'existence de cette action. De même la liberté, opposée à la
nécessité, n'est pas autre chose que l'absence de cette disposition, un état
d'indifférence et d'indécision que nous éprouvons en passant ou en ne passant
pas de l'idée d'un objet à l'idée d'un autre objet qui lui succède. Maintenant,
il faut le faire remarquer, bien que nous éprouvions rarement ce sentiment
d'indifférence quand nous réfléchissons sur les actions humaines en
général, et que nous soyons capables de les inférer avec un degré marqué de
certitude d'après les motifs qui les inspirent et d'après les dispositions de
l'agent, il arrive au contraire fréquemment, lorsque nous sommes nous-mêmes les
auteurs de ces actions, que nous éprouvons quelque chose d'analogue. Or, comme
tous les objets semblables sont aisément pris l'un pour l’autre, ce fait a été
invoqué comme une démonstration et même comme une preuve intuitive de la
liberté humaine. Nous avons réellement le sentiment que nos actions dépendent
en beaucoup de cas de notre volonté; nous nous imaginons avoir le sentiment que
notre volonté elle-même ne dépend de rien; la raison en est que, faisant
l’essai de notre volonté pour répondre à nos contradicteurs, nous sentons
qu'elle se meut aisément dans tous les sens et qu'elle produit quelque chose
qui lui ressemble (ce que dans les écoles on appelle velléité), même
dans le sens du parti qu'elle ne prend point. Cette image, cette faible idée de
la volonté, nous nous persuadons à nous-mêmes qu'elle aurait pu au même instant
se compléter et devenir la volonté elle-même, parce que, si nos contradicteurs
le nient, nous constatons, à un second essai, qu'elle l'est devenue en effet.
Nous oublions que le désir imaginaire de prouver notre liberté est précisément
ici le motif de notre action. » (T. IV, p. 110, note.)
En outre, dès qu'on essaye de donner aux mots un sens
défini, le contraste supposé entre la volonté (261) libre et la nécessité se
change en dispute purement verbale :
« En effet,
qu'entendons-nous par le mot liberté, lorsque nous l'appliquons aux actions
volontaires? Assurément, nous n'entendons pas que les actions ont si peu de
lien avec les motifs, les inclinations et les circonstances, qu'il n'y ait pas
un certain degré d'uniformité dans la succession de ces deux termes, et qu'il
soit impossible d'inférer de la présence de l'un l'existence de l'autre; car
tout cela est une question de fait parfaitement hors de doute. Par liberté,
nous ne pouvons donc entendre qu'un pouvoir d'agir ou de ne pas agir selon
les déterminations de la volonté, c'est-à-dire que, si nous décidons de
rester en repos, nous le pouvons; si nous décidons de nous mouvoir, nous le
pouvons encore. Mais cette liberté hypothétique est universellement accordée à
tout homme qui n'est pas prisonnier et chargé de chaînes. Il n'y a pas ici de
discussion possible. » (T. IV, p. 111.)
La moitié des controverses qu'a soulevées la question de la
liberté de la volonté n'aurait certainement pas eu lieu, si ce vigoureux
passage de Hume avait été médité avec soin par ceux qui combattent la doctrine
de la nécessité. Ils s'appuient en effet sur cette absurde hypothèse que la
proposition : « Je puis agir comme il me plaît, » est en contradiction avec la
doctrine de la nécessité. Voici ce qu'il faut répondre : Personne ne doute que,
en quelque mesure et dans certaines limites, vous ne puissiez agir comme il
vous plaît. Mais qu'est-ce qui détermine vos goûts et vos aversions? Êtes-vous
le maître de (262) refaire votre constitution? Dépend-il de vous que telle
chose soit agréable, que telle autre soit pénible? Et, si cela dépend de vous,
pourquoi préférez-vous faire une chose d'une manière que d'une autre?
L'affirmation passionnée de la conscience de la liberté, qui est le refuge
favori des adversaires de la doctrine de la nécessité, n'est que pure futilité,
car personne n'y contredit. Ce qu'ils auraient réellement à faire pour
confondre les partisans de la nécessité, ce serait de prouver qu'ils sont
libres d'associer n'importe quelle émotion avec n'importe quelle idée; d'aimer
la douleur aussi bien que le plaisir, le vice autant que la vertu ; bref, de
prouver que, à l'inverse du monde des choses matérielles qui est soumis à un
ordre fixe, le monde de la pensée est livré au hasard.
Dans la seconde partie de son remarquable Essai,
Hume examine les conséquences immorales, réelles ou supposées, qu'entraîne la
doctrine de la nécessité. Il commence par faire cette observation importante «
que sans doute une opinion est certainement fausse, quand elle conduit à des
conséquences absurdes, mais qu'il n'est pas certain qu'elle soit fausse quand elle
conduit à des conséquences dangereuses » (T. IV, p. 112), et que par conséquent
il est illogique, non moins que répréhensible, de prétendre réfuter une opinion
par le (263) seul tableau de ses conséquences dangereuses à regard de la
religion et de la moralité.
On a dit, en premier lieu, que la nécessité supprime la
responsabilité, que nous n'avons plus le droit de louer ou de blâmer, comme on
le fait ordinairement, des actions qui ne peuvent être empêchées. La réponse de
Hume sur ce point, c'est que l’idée même de responsabilité implique la croyance
à l'accord nécessaire de certaines actions et de certains états de l'esprit.
Une personne ne passe pour responsable que des actions accomplies avec une
certaine intention ; et comme nous ne pouvons voir, ni entendre, ni sentir une
intention , nous pouvons seulement inférer qu'elle existe d'après le principe
que les mêmes effets ont les mêmes causes.
Si la police, pendant la nuit, surprend un homme, avec une
lanterne sourde, à la porte de la boutique d'un joaillier, le magistrat devant
lequel il comparaît le lendemain matin raisonne par inférence de ces actes à
leurs causes, pour attribuer à ce compagnon l'idée et la volonté d'un vol avec
effraction ; il le juge d'après cela et le punit avec une parfaite confiance.
Or il est- clair qu'une telle façon de procéder serait grossièrement injuste,
s'il n'y avait pas une liaison nécessaire entre les divers chaînons de cette
opération logique. L'avocat qui voudrait dans ce cas faire absoudre son client,
en prouvant qu'il (264) n'avait pas nécessairement une intention coupable,
perdrait son temps encore plus peut-être que s'il s'efforçait de prouver que la
somme de tous les angles d'un triangle égale non pas deux angles droits, mais
trois.
En fait, la responsabilité morale des actions d'un homme
n'a rien à démêler avec la cause de ces actes; elle dépend de la disposition
d'esprit qui accompagne ces actions. C'est ce qu'exprime le langage vulgaire
quand il prend la « bonne volonté »
comme
synonyme de la « bonté », et qu'il fait de « malintentionné » l'équivalent de «
méchant ». Si A. fait quelque chose qui détermine chez B. l'explosion d'une
passion violente, il est certainement possible d'admettre que la passion de B.
est la conséquence nécessaire de l'action de A., et en même temps de penser que
la fureur de B. est moralement mauvaise, que B. aurait dû la réprimer. En fait,
un spectateur calme pourrait raisonner avec A. et avec B. d'après l'hypothèse
de la nécessité morale. Il dirait à A. : « Vous avez eu tort en faisant une
chose que vous saviez devoir irriter B. (car savoir cela, c'était être
convaincu de la nécessité de cet effet). » Et il dirait à B. : « Vous avez eu
tort de vous abandonner à votre passion, car vous saviez quelles en seraient
les funestes conséquences; en d'autres termes, vous connaissiez la liaison
(265) nécessaire de la passion satisfaite et du mal qui en résulte. »
Ainsi, loin de détruire la responsabilité morale, la
nécessité est le principe de toute louange et de tout blâme; et en effet l'admiration
morale atteint son plus haut degré dans l'attribution à Dieu d'une bonté
nécessaire.
A cette autre conséquence de la doctrine de la nécessité,
que, si Dieu existe, il doit être la cause de tout mal comme de tout bien, Hume
ne fait pas de réponse, peut-être parce qu'il n'y a pas de réponse possible.
Mais si cette conclusion peut être clairement et sûrement déduite de la
doctrine de la nécessité, elle n'est pas moins sûrement une conséquence directe
de toutes les formes connues de monothéisme. Si Dieu est la cause de tout ce
qui est, il doit être la cause du mal comme de tout le reste; s'il est
omniscient, il doit avoir la prescience du mal ; s'il est tout-puissant, il
doit posséder le pouvoir de prévenir ou d'empêcher le mal. Dire qu'un être qui
connaît tout et qui peut tout n'est pas responsable de ce qui arrive, parce
qu'il le permet seulement, c'est, au point de vue intellectuel, un exemple de
sophisme puéril; et en même temps, au point de vue moral, on peut demander à
tout homme honorable si, dans de semblables circonstances, il songerait à
dégager sa responsabilité par une raison aussi futile.
(266) Les Essais de Hume parurent en 1748. Hume ne
s'y réfère pas à l'ouvrage d'Antony Collins sur la liberté, ouvrage qui avait
été publié trente-trois ans auparavant et où la même question est traitée dans
le même sens, avec une force et une clarté remarquables. On pourrait dire sans
doute qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que deux libres penseurs aient suivi la
même ligne de raisonnement. Mais une telle explication n'est plus de mise, en
ce qui concerne le célèbre pasteur calviniste Jonathan Edwards, président du
collège de New-Jersey. Cet auteur publia en 1754, dans l'intérêt de
l'orthodoxie la plus rigoureuse, une démonstration de la doctrine de la nécessité,
démonstration qui n'a jamais été égalée pour la force des arguments et qui
certainement n'a jamais été réfutée.
Dans son Essai (neuvième section de la quatrième
partie), Edwards traite de l'objection faite par Arminius à la doctrine calviniste
« qui ferait de Dieu l'auteur du péché » ; et il est intéressant d'assister au
débat engagé entre le controversiste théologien, qui s'efforce d'écarter une
conséquence qu'il sait devoir être retournée contre sa doctrine, et le logicien
subtil, qui n'ignore pas que dans l'un ou dans l'autre cas la même conséquence
est nécessaire. Commençant par un tu quoque, Edwards établit que la
doctrine d'Arminius implique des (267) conséquences aussi graves que la thèse
calviniste ; il discute l'expression « auteur du péché » ; mais il finit par
reconnaître que, en un certain sens, cette expression est explicable; il
prouve, par l’Écriture, que Dieu est lui-même l'arbitre et l'ordonnateur du
péché ; et alors, par une comparaison étudiée, mais
fausse,
avec l'obscurité qui résulte de l'absence du soleil, il s'efforce de montrer
que Dieu n'est l'auteur du péché que dans un sens négatif; enfin, il se réfugie
dans cette conclusion que les actions dont Dieu est l'arbitre et l'ordonnateur
sont moralement mauvaises, si on les considère par rapport à ceux qui les
accomplissent, mais qu'elles ne le sont pas si on les considère par rapport à
lui, en tant que son dessein a toujours été infiniment bon.
Cette assertion peut être parfaitement vraie; mais, si elle
est vraie, elle est en contradiction avec l'attribut de la toute-puissance.
Il est concevable que le mal n'existe pas dans le monde, et tout ce qui est
concevable est possible ; si donc il était possible que le mal n'existât pas,
l'Auteur du monde, qui, prévoyant l'existence du mal dans le monde, ne l'a pas
empêché, ou bien n'a pas eu la volonté, ou bien n'a pas eu le pouvoir de
l'empêcher. Ceux qui ne cessent d'invectiver les conséquences logiques de la
doctrine de la nécessité feraient aussi bien de considérer les conséquences
logiques du déisme ; (268) d'abord ces conséquences sont les mêmes, lorsque
l'attribut de l’omniscience est assigné à Dieu ; mais de plus, par suite de
l'existence du mal moral, le déisme introduit un conflit sans issue entre les
attributs de la bonté infinie et de la puissance infinie, que l'on accorde avec
la même assurance à l'Être divin.
Kant a une singulière façon de résoudre la question de la
liberté et de la nécessité. Que les phénomènes de l'esprit obéissent à la loi
invariable de la causalité, c'est ce qui est hors de doute pour lui, comme pour
Hume. Mais il y a la chose en soi, le noumène, l'équivalent
kantien de la substance de l'âme. Etant en dehors du monde des phénomènes, la
chose en soi n'est soumise à aucune loi phénoménale ; elle est par conséquent
aussi absolument libre et aussi absolument indépendante que le serait un point
mathématique in vacuo. Par suite, la volonté est affranchie de tout lien
causal en tant qu'elle appartient au noumène ; mais elle est soumise à la loi
de la nécessité, en tant qu'elle se manifeste dans le monde des phénomènes.
Puisque Kant ne se lasse jamais de nous dire que nous ne
connaissons rien et que nous ne pouvons rien connaître du noumène, excepté
qu'il est le sujet hypothétique d'un certain nombre de prédicats négatifs;
l'affirmation qu'il est libre, c'est-à-dire (269) qu'il échappe à la loi de la
causalité, a tout juste autant de valeur qu'en aurait l’affirmation qu'il n'est
ni gris, ni bleu, ni carré. Au point de vue pratique, on peut penser que la
possession d'une liberté nouménale de ce genre ne compte guère pour des êtres
dont l'existence actuelle n'est faite que de phénomènes régulièrement définis.
Lorsque les bons et les mauvais anges se disputaient la possession du cadavre
de Moïse, sa présence a dû être pour les deux partis de la même valeur que la
présence du noumène de Kant dans la lutte des passions qui se déchaînent au
cœur de l'homme. Il faut que les métaphysiciens, en général, soient bien
dépourvus d'esprit; sans cela, ils s'abstiendraient certainement de mettre en
avant des propositions qui, une fois dépouillées du verbiage qui leur sert de
vêtement, apparaissent aux yeux des profanes comme de pures fictions, aussi
effrontées que nues.
Dans son Autobiographie, Hume écrit :
« La même
année (1752) parut à Londres ma Recherche sur les principes de la morale;
ce livre, d'après mon opinion (il est vrai que je n'ai pas le droit d'en avoir
une en pareille matière), de tous mes écrits historiques, philosophiques et
littéraires, est incomparablement le meilleur. Il fit obscurément son entrée
dans le monde, et sans que personne le remarquât.»
C'est une observation qu'on a fréquemment faite que la
valeur relative attribuée par un auteur à ses propres écrits s'accorde rarement
avec l'appréciation du public : c'est que le public critique les ouvrages
d'esprit sans avoir ni la faculté ni le désir de faire entrer en ligne de
compte ce qu'ils ont pu coûter de peine à leur auteur. En outre, le bon sens si
clair et si froid de la Recherche sur les (271) principes de la
morale devait paraître un peu fade après une œuvre de haut goût telle que
la Recherche sur l’entendement humain. Le public aime-t-il ou non qu'on
le trompe? Je ne sais; mais ce qui est certain, c'est qu'il aime à être
contrarié dans ses goûts, pourvu qu'on le fasse avec agrément et politesse. Or
les spéculations de Hume sur la morale ressemblaient trop à celles de
professeurs respectables, comme Hutcheson, ou de pieux prélats, comme Butler,
pour présenter une originalité bien saisissante. Hume défendait la cause de
l'honnêteté d'une façon froide, raisonnable, d'un air légèrement protecteur,
tout à fait en harmonie avec l'esprit du dix-huitième siècle, de ce temps où
l’on admirait beaucoup la vertu, à condition qu'elle fût exempte de cette
rigueur qu'on appelait alors le fanatisme et de cette ferveur qu'on appelait
l’enthousiasme.
Ayant déjà appliqué les méthodes ordinaires de la science
aux phénomènes intellectuels de l'esprit, Hume devait naturellement étendre les
mêmes procédés d'investigation aux phénomènes moraux. Aussi, par une
inspiration tout à fait conforme aux principes de la philosophie naturelle,
commence-t-il par choisir une collection d'états de conscience que l’expérience
a dû rendre familiers à tous les esprits, et il le fait avec l'espoir que la
détermination des (272) principes de l’approbation et de la désapprobation
morale, dans ces cas relativement clairs et faciles, fournira les moyens de
déterminer ces mêmes principes dans les cas où ils sont plus cachés.
« Nous
allons analyser cet ensemble de qualités mentales qui forment ce que dans la
vie commune nous appelons le mérite personnel. Nous considérerons tous
les attributs de l'esprit qui font de l’homme un objet d'estime et d'affection,
ou de haine et de mépris, toutes les habitudes, inclinations ou facultés, qui,
attribuées à une personne, impliquent l’éloge ou le blâme et peuvent figurer
soit dans le panégyrique, soit dans la satire de son caractère et de ses mœurs.
La promptitude et la finesse que l'humanité apporte dans ses jugements sur ce
sujet donnent au philosophe l'assurance qu'il ne peut pas se tromper gravement
en dressant ce catalogue, et qu'il n'est pas exposé au danger de mettre hors de
leur place les qualités qu'il considère. Il n'a besoin que de rentrer un
instant en lui-même, et d'examiner s'il désirerait ou non qu'on lui attribuât
telle ou telle qualité, et si cette attribution serait le fait d'un ami ou d'un
ennemi. Le langage suffit d'ailleurs à nous guider presque infailliblement dans
les jugements de cette nature; et comme chaque langue possède un assortiment de
mots pris en bonne ou en mauvaise part, pour peu que nous soyons familiarisés
avec un idiome, nous serons en état, même sans le secours du raisonnement, de
collectionner et de mettre en ordre les qualités estimables ou blâmables des
hommes. Le raisonnement n'aura à intervenir que pour découvrir, dans les deux
séries de qualités, les circonstances qui sont communes aux qualités bonnes ou
mauvaises, pour observer le caractère particulier dans lequel s'accordent les
vertus ou les vices, et pour pénétrer par là jusqu'au fondement de l'éthique,
en établissant les principes universels, d'où dérive en dernière analyse toute
approbation et toute désapprobation. (273) La question est donc une question de
fait, non de science abstraite, et nous ne pouvons avoir l'espoir de la
résoudre qu'en pratiquant la méthode expérimentale et en faisant sortir les
maximes générales de la comparaison des cas particuliers. L'autre méthode
scientifique, qui consiste à établir d'abord un principe général abstrait, pour
l’analyser ensuite et le diviser en un grand nombre de conclusions et
d'inférences, peut être plus parfaite en elle-même, mais elle s'adapte moins à
l'imperfection de la nature humaine; elle est une occasion fréquente
d'illusions et d'erreurs, en cette matière comme en beaucoup d'autres. Les
hommes sont aujourd'hui guéris de leur passion pour les hypothèses et les
systèmes en fait de philosophie naturelle, et ils ne se rendent plus qu'aux
arguments empruntés à l’expérience. Il est grand temps qu'ils essayent une
réforme analogue dans toutes les recherches de philosophie morale, et qu'ils
repoussent tout système de morale qui peut être subtil et ingénieux, mais qui
n'est pas fondé sur les faits et sur l'observation. » (T. IV, p. 242-4.)
Il n'est pas de qualités qui donnent à un homme plus de
titres au mérite personnel que la bienfaisance et la justice; or, si nous nous demandons
pourquoi la bienfaisance obtient et mérite tant d'éloges, notre réponse portera
certainement en grande partie sur l'utilité sociale de cette vertu. En effet,
pour la bienfaisance comme pour la justice, l'existence même de la vertu
implique celle de la société; l'utilité publique en est la seule origine, et la
mesure de son utilité est aussi le critérium de son mérite. Si chaque homme
possédait tout ce dont il a besoin, et si personne n'avait le (274) pouvoir de
l’inquiéter dans cette possession; ou bien encore si personne ne désirait ce
qui peut nuire au prochain, la justice n'aurait aucun rôle à jouer dans
l'univers. Mais, comme Hume le fait observer :
« Dans
l’état présent des dispositions du cœur humain, il serait peut- être difficile
de trouver des exemples de sentiments affectueux aussi complets; cependant il
faut remarquer que les sentiments de la famille s'en rapprochent. Plus la
bienveillance mutuelle est grande entre les individus, plus on est près de cet
état où toute distinction de propriété s'efface et où les biens sont communs.
La loi suppose que, dans le mariage, l'amitié cimente entre les deux conjoints,
une si parfaite union qu'elle supprime entre eux toute séparation des biens, et
en réalité la tendresse produit souvent cet effet [67]. De même, on
peut l’observer, dans la première chaleur d'une secte nouvelle d'enthousiastes,
alors que les principes s'enflamment jusqu'à l'extravagance, il arrive que la
communauté des biens est souvent réclamée; c'est seulement l'expérience des
inconvénients qui en résultent, à raison des retours et des déguisements de
l’amour-propre, qui oblige ces fanatiques imprudents à revenir de nouveau à
l'idée de la justice et de la séparation des propriétés : tant il est vrai que
cette vertu doit exclusivement son existence à son utilité nécessaire pour le
commerce réciproque et l'état social des hommes. » (T. IV, p. 256.)
« Si l'espèce humaine
était organisée par la nature de telle sorte que chaque individu possédât par
lui-même toutes (275) les facultés qu'exige le soin
de sa propre conservation et celui de la propagation de l'espèce; si toute
société, si tout commerce d'homme à homme avait été interdit par l'intention
primitive du Créateur suprême, il semble évident qu'un être ainsi destiné à la
solitude serait tout aussi incapable de justice que de langage et de rapports
sociaux. Partout où les égards mutuels et le respect des droits d'autrui n'ont
plus d'objet, ils ne sauraient diriger plus longtemps la conduite d'un homme
raisonnable. L'élan irréfléchi des passions n'a plus à être réprimé par la
considération de ses conséquences futures. Et comme, dans cette hypothèse,
chaque homme n'aurait plus d'affection que pour lui seul et ne dépendrait plus
que de lui seul, de son activité personnelle, pour sa sécurité et son bonheur,
il ne manquerait pas, en toute occasion et dans le développement extrême de sa
puissance, de réclamer pour lui la supériorité sur tous les autres êtres,
n'étant uni à eux par aucun lien de nature ou d'intérêt.
Mais supposez
que l'union des sexes soit formée, voilà une famille instituée; et, comme cette
famille reconnaît aussitôt qu'il lui faut obéir à des règles particulières pour
se maintenir, elle s'empresse de les adopter, sans songer encore à les étendre
au reste de l'humanité. Supposez maintenant que plusieurs familles se
rapprochent pour constituer une société tout à fait séparée des autres sociétés
: les règles qui assuraient l'ordre et la paix au sein de la famille primitive
se généraliseront, elles seront appliquées à la société tout entière ; mais, si
elles s'étendaient au delà, elles deviendraient inutiles et perdraient toute
leur force. Enfin supposez que plusieurs sociétés distinctes établissent entre
elles une sorte de commerce, pour leurs convenances mutuelles et leur intérêt commun,
alors les limites de la justice sont reculées plus loin encore, à mesure que
s'agrandissent les vues des hommes et que se fortifie leur alliance. Histoire,
expérience, raison, tout concourt à nous révéler le progrès naturel des
sentiments humains, et l'extension graduelle de la justice, à proportion que
nous voyons s'accroître l'utilité
de cette vertu. » (T. IV, p. 262-64.)
(276) L'obligation morale de la justice et le droit de la
propriété ne sont en aucune façon amoindris par l’exposition des principes
purement utilitaires qui leur servent de fondement :
« En effet,
comment pourrait-on désirer ou imaginer pour le devoir un principe plus solide
que celui qu'il trouve dans ce fait que la société humaine, et même la nature
humaine, ne pourrait subsister sans lui, et que, plus il est pratiqué avec
exactitude, plus l'humanité s'élève dans les voies du bonheur et de la
perfection?
Le dilemme est
clair : Puisque la justice a évidemment pour but d'assurer l’intérêt public et
de maintenir la société civile, il faut que le sentiment de la justice dérive
de nos réflexions sur ce but utilitaire, ou bien que, à la façon de la faim, de
la soif et des autres appétits, à la façon encore du ressentiment, de l'amour
de la vie, de l'amour des enfants et des autres passions, il résulte d'un
instinct simple et primitif, implanté dans le cœur humain par la nature, pour
la même fin d'utilité. Si la dernière alternative est la vraie, il s'ensuit que
la propriété, qui est l'objet de la justice, est fondée, elle aussi, sur un
instinct simple et primitif, et qu'elle n'a pas besoin d'être garantie par le
raisonnement ou la réflexion. Mais qui donc a jamais entendu parler d'un pareil
instinct? Et qui songerait à prétendre qu'on puisse faire dans ce sujet de
nouvelles découvertes? Autant vaudrait dire que l'on découvrira dans le corps
humain des sens nouveaux qui auraient jusqu'ici échappé à l'observation de tous
les hommes. » (T. IV, p. 273-74 )
Il est étrange que Hume, comme on vient de le voir, réduise
à la propriété l'objet de la justice. On aurait quelque peine à faire rentrer
sous ce terme (277) de propriété des choses comme le plaisir et la douleur, et
cependant la justice a incontestablement de grands rapports avec les actes par
lesquels les hommes ou bien empêchent le plaisir des autres, ou bien leur
infligent une douleur. Si un homme prive un de ses semblables d'un plaisir dont
il aurait joui sans son opposition, ou s'il le maltraite sans la moindre bonne
raison, on dit de celui-ci qu'il a été victime d'une injustice, tout autant que
s'il avait eu sa propriété lésée. Ici, à vrai dire, il est facile de montrer
que l'intérêt de la société exige que les hommes n'empiètent pas sur la liberté
d 'autrui, et ne s'infligent pas les uns aux autres des douleurs positives ou
négatives, au même titre qu'il impose le respect réciproque de la propriété :
de là peut être déduit le caractère obligatoire de la justice en ces matières.
Mais, si un homme se borne à penser du mal de son prochain, s'il est animé à
l'égard d'un autre homme de sentiments méchants, on dit encore avec exactitude
qu'il est injuste. Dans ce cas, il serait difficile de prouver qu'un tort
quelconque soit fait à la société par
cette
simple pensée mauvaise, et cependant on ne peut douter qu'elle doive être
blâmée comme une injustice. L'offenseur lui-même, une fois revenu à une autre
disposition d'esprit, est souvent prêt à reconnaître qu'il a manqué de justice
à (278) l’égard de son prochain. Il y aurait pourtant, même ici, quelque
vraisemblance à soutenir que la pensée et la parole sont séparées par un si
mince intervalle que toute qualité morale qui convient à l'une peut être
aisément appliquée à l'autre, et que, une médisance publique étant
manifestement, contraire aux intérêts de la société, une injustice de pensée,
qui est comme une médisance silencieuse, doit participer au même blâme.
Mais accordons que toutes les formes de la bienfaisance et
de la justice sont utiles à la société : il reste à savoir pourquoi la qualité
commune à toutes ces vertus implique le sentiment de l'obligation morale?
Hume répond à cette question dans le chapitre VI, intitulé.
Pourquoi ce qui est utile nous plaît. Il repousse la théorie qui déduit
l'approbation morale de l’amour-propre; il n'admet pas qu'en approuvant les
actions bienfaisantes ou justes l'homme songe au profit qu'il peut lui-même en
retirer indirectement. Le principe de l'approbation que nous inspire un acte
utile à la société doit être cherché ailleurs, et, en fait, il réside dans le
sentiment, appelé sympathie.
« Il n'est
personne qui soit absolument indifférent au bonheur ou à l'infortune d' autrui.
Dans le premier cas, nous avons une disposition naturelle à éprouver du
plaisir; dans (279) le second, de la peine. Il n'est pas probable que ces
principes puissent être ramenés à des principes plus simples et universels,
quelque effort que l’on fasse dans ce sens. » (T. IV, p. 294, note.)
La joie, les chagrins des autres hommes ne sont pas des
spectacles qui puissent nous laisser froids.
« La vue de la joie
d'autrui, dans ses causes ou dans ses effets, tout comme la lumière du soleil,
tout comme la vue d’une plaine bien cultivée (pour ne pas chercher plus loin
nos exemples), nous cause une joie, une satisfaction secrète; au contraire, la
vue du malheur, semblable à un nuage sombre ou à une contrée stérile, répand
sur notre imagination une teinte de tristesse. Une fois ceci accordé, la
difficulté est surmontée, et l’on peut espérer que dorénavant une
interprétation naturelle des phénomènes de la vie humaine prévaudra parmi les
penseurs spéculatifs. » (T. IV, p. 320.)
L'approbation morale que nous accordons aux actes de
justice ou de bienfaisance est donc fondée sur l’utilité sociale de ces vertus,
parce que la connaissance de cette utilité, ou en d'autres termes du plaisir
qu'elles procurent aux autres hommes, donne naissance à un sentiment de plaisir
sympathique que nous éprouvons nous-mêmes. Le sentiment de l’obligation d'être
juste, ou du devoir de la justice, dépend de cette association qui s'établit entre
nos propres actions et l'approbation ou la désapprobation morale : c'est ce que
nous appelons (280) conscience. Manquer aux devoirs de la justice ou de la
bienfaisance, c'est se condamner à se déplaire à soi-même. Or le bonheur est
impossible sans le contentement intérieur, et par conséquent tout homme qui se
préoccupe de son bonheur et de son bien-être personnel trouvera sa meilleure
récompense dans la pratique des diverses obligations morales. Sur ce point,
Hume dépense beaucoup d'éloquence :
« Quelles
vérités philosophiques pourraient être plus utiles à la société que celles
qu'on vient d'exposer? Elles représentent la vertu sous ses traits naturels,
avec son attrait le plus engageant; elles nous apprennent à l'aborder avec
confiance, familiarité, affection. Elles nous la montrent dépouillée de cet
appareil de vêtements lugubres dont les prêtres et quelques philosophes
l'avaient affublée. Nous ne voyons plus dans la vertu que la bonté, l’humanité,
la bienfaisance, l’affabilité, et même, lui faisant cortège par intervalles, le
jeu, la joie, la gaieté. La vertu ne nous parle plus d'austérités et de
rigueurs inutiles, de souffrances et de renoncement à nous-mêmes. Elle déclare
n'avoir pour but que d'assurer la joie et la félicité de ses serviteurs et du
genre humain tout entier, pendant tous les âges de la vie. Elle ne prive jamais
d'un plaisir que dans l'espoir d'une ample compensation dans l'avenir. Le seul
travail qu'elle exige consiste à calculer exactement et à préférer résolument
le bonheur le plus grand. Et si quelques prétendants farouches s'approchent
d'elle, ennemis de toute joie et de tout plaisir, elle les repousse comme des
hypocrites ou des imposteurs, ou bien elle ne les admet dans sa suite qu'au
dernier rang, parmi les moins favorisés de ses serviteurs.
Mais
quittons le style figuré. De bonne foi, comment se (281) flatter de l’espoir
qu'on engagera l’humanité à des pratiques dont on avoue l'austérité et la
rigueur extrêmes ? Quel résultat avantageux peut-on attendre d'une doctrine
morale qui n'est pas capable de montrer par une analyse détaillée que tous les
devoirs qu'elle recommande constituent en même temps l'intérêt réel de chaque
individu? Le mérite particulier de notre système, c'est qu'il nous offre,
semble-t-il, les moyens les plus propres pour atteindre ce but. » (T. IV, p.
360.)
Dans ce péan chanté par Hume en l’honneur de la vertu, il y a peut-être plus de cadence musicale que n'en demanderait un discours vraiment approprié aux oreilles de la plupart des pèlerins de cette terre, pauvres voyageurs qui luttent péniblement, non sans trébucher et se meurtrir souvent, le long des chemins raboteux et escarpés qui les conduisent à un idéal de vie plus élevé.
A coup sûr, la vertu est avantageuse : il est pourtant
digne d'envie, l’homme à qui les voies de la vertu paraissent toujours
agréables. Elle a beau ne pas nous parler beaucoup de souffrance et de
renoncement à soi-même, son silence sur ce point peut s'expliquer par le
principe connu : Cela va sans dire. Le calcul du plus grand bonheur
n'est pas aussi facile à établir qu'une règle de trois. Aux heures de
tentation, puisqu'il faut alors sacrifier quelque chose, comment se dérober à
cette question : « Un oiseau dans la main ne vaut-il pas (282) mieux que
deux oiseaux dans le buisson? » N'est-il pas préférable de renoncer à un
bonheur plus grand, mais problématique et futur, pour jouir d'un bonheur déjà
grand, qui est certain et immédiat? et, comme le dit le poète, « payer la
joyeuse folie d'une heure par le long tourment de l’avenir [68]. »
Si le genre humain ne peut être engagé à des pratiques pleines d'austérité et de rigueur par le seul amour de l'honnêteté et par l'aversion du mal, sans chercher d'autre récompense que celle qu'assurent la satisfaction de cet amour et la conscience d'échapper à la dégradation, le cas du genre humain est fâcheux. Le genre humain s'apercevra en effet que la vertu ne ressemble pas précisément à cet aimable compagnon des heures joyeuses que Hume nous présente dans un tableau couleur de rose; la vertu, au contraire, est une divinité redoutable, qui a les Furies pour ministres et dont la plus haute récompense est la paix.
Hume aurait probablement taxé tout cela de fanatisme ou
d'enthousiasme, ou des deux à la fois; et cependant il est implicitement d'accord
avec nous :
« Puisque la vertu est une fin, puisqu'elle est désirable pour
elle-même, en dehors de toute récompense, (283) uniquement pour la satisfaction
immédiate qu'elle procure, il est nécessaire qu'il y ait dans l'homme un
sentiment qu'elle puisse émouvoir, un goût ou sentiment intérieur, quelque
chose enfin, de quelque nom qu'on l'appelle, qui distingue le bien et le mal
moral, qui embrasse l'un et repousse l'autre.
Ainsi
il est aisé de marquer la limite distincte, le rôle de la raison et du goût.
La raison nous donne la connaissance du vrai et du faux; le goût nous donne le
sentiment de la beauté et de la laideur, du vice et de la vertu. L'une nous
découvre les objets tels qu'ils sont dans la nature, sans y rien ajouter, sans
en rien retrancher ; l'autre a une puissance créatrice : elle embellit ou elle
enlaidit les objets naturels, à l'aide des couleurs qu'elle emprunte au
sentiment intérieur ; et fait en quelque sorte surgir une création nouvelle. La
raison, froide et impartiale, n'est pas un motif d'action; elle se contente de
diriger les impulsions de l'appétit ou de l'inclination, en nous montrant les
moyens d'atteindre la félicité ou d'éviter le malheur. Le goût, qui est source
de plaisir et de peine, et qui par conséquent constitue un élément de notre
bonheur et de notre misère, devient un motif d'action; il est le premier
principe, le premier ressort du désir et de la volonté. D'après des
circonstances et des relations connues ou supposées, la raison nous conduit à
la découverte de ce qui est caché et inconnu. Lorsque toutes les circonstances
et toutes les relations ont été placées sous nos yeux, le goût dégage de cet
ensemble un sentiment nouveau de blâme ou d'approbation. La règle de la raison,
fondée qu'elle est sur la nature des choses, est objective (external) et
inflexible : même la volonté de l'Être suprême ne saurait la fléchir; la règle
du goût, ayant pour principe l'organisation intérieure et la constitution des
animaux, dérive au fond de la volonté suprême, qui a assigné à chaque être sa
nature particulière et qui a établi les différentes catégories, les différents
degrés de l'existence. » (T. IV, p. 376.)
(284) La doctrine théologique du principe de l’obligation
morale n'a pas été discutée par Hume; mais elle est manifestement conforme à
ses vues personnelles sur ce sujet. Sous son aspect théologique, la moralité
n'est pas autre chose que l'obéissance à la volonté de Dieu, et le principe de
cette obéissance est double : ou bien nous devons obéir à Dieu, parce qu'il
nous punira si nous lui désobéissons, — argument fondé sur l’utilité de
l’obéissance; ou bien l'obéissance dérive de notre amour pour Dieu, — argument
fondé sur le sentiment seul et dont nous n'avons pas de raison à donner. Si en
effet un homme venait nous dire qu'il ne trouve aucun plaisir à contempler
l'idéal de la sainteté parfaite, ou, en d'autres termes, qu'il n'aime pas Dieu,
l'effort qu'on tenterait pour lui persuader d'acquérir ce plaisir serait tout
aussi infructueux que celui de faire comprendre à Peter Bell «l'enchantement de
la voûte azurée. »
De quelque côté que nous examinions le sujet, il est
évident que la moralité est fondée sur le sentiment, non sur la raison ;
quoique la raison seule soit compétente pour prévoir les effets de nos actions
et nous dicter par suite notre conduite. La justice repose sur l'amour du
prochain; la bonté est une espèce de beauté. La loi morale, en définitive, a
pour fondements des intuitions instinctives; (285) elle n'est ni plus ni moins
« innée » et « nécessaire » que les lois de la nature physique. Il y a des gens
qui ne peuvent en aucune façon comprendre le premier livre d'Euclide; mais les
vérités mathématiques n'en sont pas moins nécessaires et absolues pour le reste
de l’humanité. Sans doute tout le monde ne sent pas la différence entre la Sonata
appassionata et le Cherry Ripe, ou entre un chérubin sculpté sur une
tombe et l’Apollon du Belvédère; mais les règles de l'art n'en subsistent pas
moins. De même, il peut se rencontrer des hommes dépourvus de sympathie, qui
par suite sont incapables de tout sentiment de devoir; mais ce fait ne saurait
ébranler les fondements de la moralité. Ce sont là des déviations pathologiques
du type vrai de l'humanité; ces hommes sont comme les boiteux et les aveugles
du monde de la conscience : l’anatomiste de l'esprit les laisse de côté, comme
l’anatomiste du corps néglige les organisations anormales. Et de même qu'il y a
des Pascal et des Mozart, des Newton et des Raphaël, dont le talent inné pour
la science ou pour l'art semble n'avoir besoin que d'un simple ébranlement pour
jaillir dans toute sa vigueur, et qui dotent la race humaine de nouvelles
possibilités de connaissance, de nouvelles conceptions de beauté; de même il y
a des hommes de génie en morale, à qui nous devons des conceptions (286)
idéales de devoir, des visions de perfection morale, où la plupart des hommes
ne sauraient atteindre; bien qu'ils soient capables, heureusement pour eux, de
sentir au moins la beauté de ces visions qui résident par delà les limites de
leurs lourdes imaginations, et qu'ils puissent considérer leur vie comme bien
employée s'ils ont su seulement faire passer quelque lointaine image de ces
visions dans le monde réel.
Fin
[1] Le titre définitif de ce que l’on continue à appeler les Essais philosophiques de Hume est : An Inquiry concerning the human understanding.
[2] Voyez, dans l’ouvrage de M. Huxley intitulé Les sciences naturelles, etc. (édit. française, 4877), une belle et sympathique étude sur le Discours de la méthode, p. 452-480.
[3] Voyez même ouvrage, p. 197.
[4] Secrétan, Philosophie de la liberté, t. I, p. 179.
[5] Stuart Mill a réfuté vigoureusement cette opinion de Hamilton dans son beau livre sur ce philosophe ; voyez Hamilton, traduction française, p. 611. Voyez aussi notre propre ouvrage sur la Philosophie de Hume (1873), p. 472 et suivantes.
[6] We must separate the question concerning the substance of the mind from that concerning the cause of its thought... (Hume, édit. de 1826, t. I, p. 345.)
[7] Papillon, Histoire de la Philosophie moderne, t. II, p. 21.
[8] Voyez le chapitre intitulé Les Eléments de l’esprit, p. 81.
[9] Hume, t. I, p. 22.
[10] Traité de la nature humaine, introduction, p. 4.
[11] La philosophie de Hume, p. 232.
[12] Hume, t. I, p. 70.
[13] Traité de la nature humaine, traduction, etc. Introduction, p. xiv.
[14] Hume, t. I, p. 223 et passim.
[15] Inquiry, etc., sect. IV, t. IV.
[16] Kant, Critique de la raison pure, t. I, p. 64.
[17] Le silence que garde Kant sur la contradiction qui existe entre les Essais et le Traité est, dans une certaine mesure, la preuve qu'il n'a connu de Hume que les Essais, qui furent traduits par Sulzer en 1755. Le Traité, qui ne parut en Allemagne qu'en 1790, lui était probablement inconnu.
[18] M. E. Boutroux, De la contingence des lois de la nature, p. 44.
[19] Voyez plus loin, p. 121, 122.
[20] Dans un article de la Critique philosophique intitulé « Quel est le véritable père de la psychologie associationiste » (27 déc. 1877), M. F. Pillon nous a reproché de n'avoir pas dit assez nettement que Hume, avant Hartley, avait fondé la théorie de l'association des idées, et de nous être contenté de réclamer pour l'auteur du Traité de la nature humaine « le droit de partager cet honneur avec Hartley ». A vrai dire, nous croyons encore être resté dans la juste mesure en nous exprimant ainsi : car il semble que dans ses Observations sur l’homme, publiées en 1748, onze ans après le Traité, Hartley, qui cite scrupuleusement tout ce qu'il doit à son prédécesseur Gay, ne connaisse pas l'ouvrage de Hume. James Mill, qui a été comme l'anneau intermédiaire de la chaîne philosophique qui part de Hume et de Hartley, pour se souder à Stuart Mill, à MM. Bain et Spencer, n'est devenu associationiste que sous l'influence de Hartley. Le renom de scepticisme qui enveloppait Hume a longtemps empêché qu'on allât chercher dans ses écrits les théories psychologiques qu'ils contiennent.
[21] On peut voir, dans les Livres du jour de Chambers (26 avril), un dessin représentant la maison de Hume ; ce dessin est tiré de l'ouvrage de Drummond, Histoire des familles nobles de la Grande-Bretagne; et si, comme le prétend Drummond, « elle est un excellent spécimen des maisons d'habitation des premiers lairds écossais, » tout ce qu'on peut dire, c'est que 1es autres lairds étaient en vérité bien pauvrement logés
[22] M. John Hill Burton, l'auteur d'une remarquable Vie de Hume, à laquelle, j'ai à peine besoin de le dire, j'ai emprunté librement les matériaux de cette esquisse biographique.
[23] On ne peut pas ne pas se rappeler ici Descartes renonçant à l’étude pour la vie militaire.
[24] Autobiographie.
[25] Lettre à Gilbert Elliot de Minto, 1751 : « Une si vaste entreprise, conçue avant que j'eusse vingt et un ans, et achevée avant vingt-cinq, devait être nécessairement défectueuse. J’ai regretté ma précipitation mille et mille fois. »
[26] Burton, Vie de Hume, t. I, p. 109.
[27] La philosophie pneumatique ne doit pas être confondue avec la théorie des fluides élastiques. Cependant comme les Universités d'Ecosse ont eu jusqu'à aujourd'hui des chaires où l'on enseigne à la fois l'histoire naturelle et l'histoire civile, la méprise pourrait être excusable.
[28] Burton, Vie de David Hume, t. I, p. 354.
[29] Lord Macaulay, article sur l’Histoire (Revue d’Edimbourg, vol. LXVII).
[30] Lettre à Cléphane, 3 septembre 1757.
[31] « Vous devez savoir que lord Hertford a une telle réputation de piété que le fait d'être choisi par lui est une sorte de réhabilitation pour moi, et que tous mes péchés sont effacés du coup. Mais toutes ces considérations sont frivoles pour un homme de mon âge et de mon caractère. » (Lettre à Edmonstone, 9 janvier 1764.) Lord Hertford lui fit obtenir une pension du roi pour toute sa vie de 200 livres par an, et la charge de secrétaire valait 1000 livres.
[32]
Madame d'Épinay donne une amusante
description de l'attitude de Hume, un jour qu'il jouait dans un tableau le rôle
d'un sultan assis entre deux esclaves, que personnifiaient pour la circonstance
deux des plus jolies femmes de Paris :
« Il les regarde attentivement, il se frappe le ventre et les genoux à plusieurs reprises et ne trouve jamais autre chose à leur dire que : Eh bien ! mesdemoiselles. — Eh bien! vous voilà donc,,. Eh bien ! vous voilà,., vous voilà ici? Cette phrase dura un quart d'heure sans qu'il pût en sortir. Une d'elles se leva d'impatience. « Ah! dit-elle, je m'en étais bien doutée ; cet homme n'est bon qu'à manger du veau ! » (Burton, Vie de Hume, tome II, p. 224.)
[33] Les hommes de lettres anglais, série éditée par John Morley.
[34] Dans une lettre adressée à Hutcheson (17 sept 1739), Hume fait la remarque suivante : « Il y a différentes manières d'examiner l’esprit, comme le corps : on peut le considérer soit à la façon de l’anatomiste, soit à la façon du peintre ; soit pour découvrir ses principes les plus secrets, soit pour décrire la grâce et la beauté de son action. » Et il s'efforce de justifier sa propre méthode, qui consiste à étudier les sentiments moraux au point de vue de l’anatomie.
[35] La façon dont Hume lui-même expose les résultats de ses observations sur les éléments et les opérations de son propre esprit prouve qu'il a par inadvertance exagéré la difficulté qu'il signale.
[36]
Locke,
Essai sur l’entendement humain, livre Ier, chap. I. § 4, 5,6.
[37] Kant, Kritik der reinen Vernunft, édition
Hartenstein, p. 256.
[38] Des conciousnesses (le mot est intraduisible en français), tel est le mot que M. Huxley propose en note. « Ce serait, dit-il, une bonne expression, mais elle est dangereuse. J'ai ailleurs proposé le mot de psychoses, comme nom substantif, pour exprimer les phénomènes de l'esprit. »
[39]
Comme cela a été contesté, il vaut mieux
citer les expressions mêmes de Descartes : « Par le mot de penser, j'entends
tout ce qui se fait dans nous, de telle sorte que nous l'apercevons
immédiatement par nous-mêmes ; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir,
imaginer, mais aussi sentir, c'est la même chose ici que penser. » (Principes
de philosophie, éd. Cousin, p. 57.)
« Toutes les propriétés que nous trouvons en la chose qui pense ne sont que des façons différentes de penser. » (Ibid., p. 96.)
[40] On est satisfait, après tout, de constater que Hume très
probablement ne connaissait rien de l'œuvre de Spinoza : car on ne saurait
excuser, si même on le peut, le langage injurieux dont il se sert
invariablement toutes les fois qu'il fait allusion à ce type du héros
philosophique, qu'en admettant qu'il ignorait absolument et sa vie et ses
œuvres.
[41] Par exemple, dans son étude sur l'orgueil et l'humilité. Hume dit : « Selon que nous avons de nous-mêmes une idée plus ou moins avantageuse, nous ressentons l'une ou l'autre de ces émotions contraires; nous sommes exaltés par l'orgueil ou déprimés par l'humilité... : quand l'idée du moi n'entre pas en ligne de compte, il n'y a place ni pour l'orgueil ni pour l'humilité.» En d'autres termes, l'orgueil est un plaisir, l'humilité une douleur, qui sont associés avec certaines idées du moi ; ou bien, comme Spinoza l'a dit : Superbia est de se prae amore sui plus justo sentire (l’amor étant laetitia concomitante idea causae externae) ; humilitas est tristitia orta ex eo quod homo suam impotentiam sive imbecillitatem contemplatur.
[42] Remarques de René Descartes sur un certain placard imprimé aux Pays-Bas, vers la fin de l’année 1647. Voyez Descartes, Œuvres, édition Cousin, t. X, p. 71, et pour le passage cité, p. 94.
[43] Descartes, édition Cousin, t. III, p. 93, les Principes de la philosophie, première partie, § 49.
[44] «Wir können uns keinen Gegenstand denken, ohne durch
Kategorien; wir können keinen gedachten Gegenstand erkennen, ohne durch
Anschauungen, die jenen Begriffen entsprechen. Nun sind alle unsere
Anschauungen sinnlich, und diese Erkenntniss, so fern der Gegenstand derselben
gegeben ist, ist empirisch. Empirische Erkenntniss aber ist Erfahrung. Folglich
ist uns keine Erkenntniss a priori möglich, als lediglich von Gegenständen
möglicher Erfahrung.
Aber diese Erkenntniss, die bloss auf Gegenstände der
Erfahrung eingeschränkt ist, ist darum nicht alle von der Erfahrung entlehnt
sondern was sowohl die reinen Anschauungen, als die reinen Verstandesbegriffe
betrifft, so sind sie Elemente der Erkenntniss die in uns a priori
angetroffen werden. » (Kritik der reinen Vemunft. Elementarlehre, p.
135.)
Sans un glossaire explicatif de la terminologie de Kant, la traduction de ce
passage serait à peine intelligible ; mais on peut en paraphraser le sens en
ces termes : « Toute connaissance est fondée sur des expériences
sensibles, mais elle ne dérive pas toujours de ces expériences, en tant que les
impressions de relation (reine Anschauungen ; reine Verstandesbegriffe)
ont en nous une existence virtuelle ou a priori, et constituent la
connaissance en s'ajoutant aux expériences sensibles. »
[45] Il n'importe pas, pour le moment, de considérer si la durée d'une impression (car on sait que toutes les actions nerveuses durent un certain temps) ne pourrait pas se prolonger au delà de l'impression qui la suit, dans le cas supposé.
[46] Voyez, sur ce sujet des images génériques et des portraits composites, un intéressant travail de M. Galton dans la Revue scientifique, du 6 septembre 1879.
[47] Nous n'avons pas de mot pour exprimer les souvenirs faibles ; mais les prévisions faibles jouent un si grand rôle dans les affaires humaines que nous les distinguons sous les noms d'espérances et de craintes, comme les émotions de plaisir et de peine qui s'associent à elles.
[48] Il y a au bas de cette page une note mais il n’y a pas d’appel de note dans le texte. Cette note est : « Hume cependant déclare expressément que « les souvenirs de notre mémoire font partie des choses de fait. » (Tome IV, p.33) (Note du numérisateur)
[49] Rapport du capitaine Broadfoot, ingénieur militaire, cité dans l’Afghanistan de Kaye
[50] Dans une note de l’Essai sur la superstition et l’enthousiasme, Hume définit avec soin ce qu'il entend par un prêtre : « Par prêtres, dit il, j'entends seulement les hommes qui prétendent au pouvoir et à la domination, et aussi à une sainteté supérieure , différente de la vertu et d'une bonne morale. Les prêtres sont tout à fait distincts des ecclésiastiques (clergymen), qui se tiennent à l'écart pour se dévouer tout entiers aux choses sacrées et pour diriger les dévotions publiques en y introduisant plus de décence et d’ordre. Il n'y a pas de classe d'hommes qui mérite plus de respect que ces derniers. »
[51] Il est inutile de citer le reste de ce passage ; cependant je ne puis me dispenser de remarquer que la recommandation qui y est faite, — à savoir qu'un « homme de lettres » doit être un sceptique philosophe, s'il veut faire « le premier pas et le plus essentiel vers une ferme croyance chrétienne », — bien que suivie et largement mise en pratique de nos jours par plus d'un champion de l'orthodoxie, est une plaisanterie d'un goût douteux, s'il faut y voir un bon mot, ou une maxime d'une moralité plus que contestable, si elle doit être prise au sérieux. Prétendre que vous devez croire à une doctrine pour cette seule raison que vous doutez de toutes les autres, cela est déshonnête, si cela n'est pas absurde.
[52] Cet embarras augmente, loin de diminuer, lorsque, dans une
de ses lettres à Gilbert Elliot de Minto (10 mars 1751), Hume s'exprime ainsi :
« Vous avez vu, par l’échantillon que je vous ai envoyé, que j'ai fait de
Cléanthe le héros du dialogue. J'accepterai avec plaisir tout ce que vous
pourrez me suggérer de pensées pour fortifier ce côté de l'argumentation.
Quelque propension que vous me supposiez à pencher du côté opposé, je puis vous
affirmer que, si je le fais, c'est malgré moi : il n'y a pas longtemps que j'ai
brûlé un vieux manuscrit, écrit avant ma vingtième année, et qui, page par
page, marquait le progrès graduel de mes pensées sur ce sujet. Ce travail
commençait par une anxieuse recherche des arguments qui peuvent confirmer
l'opinion commune ; des doutes s'y glissaient furtivement ; ils se dissipaient
ensuite, pour reparaître bientôt après, se dissiper encore et faire encore une
nouvelle irruption ; c'était la lutte perpétuelle d'une imagination infatigable
contre l'inclination et peut-être contre la raison. Je voudrais que l'argument
de Cléanthe fût assez nettement analysé pour revêtir la forme d'un raisonnement
tout à fait régulier. L'inclination de notre esprit à l'accepter pour vrai — à
moins que cette inclination ne fût aussi forte et aussi universelle que celle
qui nous pousse à accepter le témoignage de nos sens et de notre expérience —
n'est encore, j'en ai peur, qu'un fondement insuffisant et douteux. C'est ici que
j'implore votre assistance. Il faut nous efforcer de prouver que cette
inclination diffère en quelque chose de la tendance trompeuse qui nous dispose
à retrouver des figures humaines dans les nuages, nos traits dans la lune, nos
passions et nos sentiments même dans des êtres inanimés. Une telle inclination
peut et doit être contrôlée, et elle ne saurait être un principe légitime de
croyance. » (Burton, Vie, etc., I, p. 331-3.) Le portrait que Hume trace ici de
lui-même, sans intention, est tout à fait en désaccord avec l'idée populaire
qui le représente comme un sceptique insouciant qui doute pour le plaisir de
douter.
[53] Kant donne en substance le même argument : « Würde das
höchste Wesen in dieser Kette der Bedingungen stehen, so würde es selbst ein
Glied der Reihe derselben sein , und eben so wie die niederen Glieder, denen es
vorgesetzt ist, noch fernere Untersuchungen wegen seines noch höheren Grundes
erfahren. » (Kritik… Ed. Hartenstein, p. 422.)
[54] C'est-à-dire les philosophes de là nature.
[55] La Lettre de Hume à Mure de Caldwell, qui contient une
critique du sermon du Leechman (Burton, I, p. 463), insiste avec force sur ce
point.
[56] Burns publia le Holy Fair dix ans seulement après la mort de Hume.
[57] « Notre intuition intérieure ne nous découvre pas d'existence permanente, car le moi n'est pas autre chose que la conscience de ma pensée. » — « Il n'y a aucun moyen de savoir quelque chose touchant la constitution de notre âme , en tant qu'il s'agit de la possibilité de son existence indépendante. » (Critique des paralogismes de la raison pure.)
[58] Essais sur quelques particularités de la religion chrétienne (Essai I, Révélation d'une vie future), par Richard Whately, D. D. archevêque de Dublin, 5ème édition, revue et corrigée, 1846.
[59] Les états futurs : leur certitude et leur nature, considérés d'après des principes physiques, moraux, et d'après le témoignage de l’Écriture, avec le dessein de montrer la valeur de la révélation de l'Évangile, par le Rév. Réginald Courtenay, D. D., lord évoque de Kingston (Jamaïque), 1857.
[60]
Que «
Jésus-Christ a mis en lumière dans l'Évangile la vie et l’immortalité », et
cela dans le sens le plus littéral, — ce qui implique que la révélation de
cette croyance est spéciale à son Évangile, — c'est ce qui semble au moins le
sens le plus évident de l'Ecriture du Nouveau Testament. (Whately, loc, cit,, p.
27.)
[61] Conférez le chapitre intitulé De l’immatérialité de l’âme, section V, IIIème partie, livre I, du Traité. Hume y conclut (t. I, p. 349) que, dans l'hypothèse d'une âme matérielle ou dans l'hypothèse d'une âme immatérielle, « les arguments métaphysiques en faveur de l'immortalité sont également faibles ; et que de même, dans les deux cas, les arguments moraux et ceux qui dérivent de l 'analogie de nature sont également, forts et concluants. »
[62]
La
question relative à la matérialité de l’âme est une de celles que je suis
incapable de comprendre clairement, tant que je ne sais pas ce que c'est que la
matière. Nous ne connaissons d'elle, comme de l'esprit, que ses attributs. » (Whately, loc. c,
p.60.)
[63]
«
Aucun de ceux qui soutiennent la doctrine de l’immortalité naturelle de
l’âme... n'est en état d'échapper à cette difficulté que tous leurs arguments
tendent avec la même exactitude et la même force à prouver l’immortalité, non
seulement pour les brutes, mais même pour les plantes, bien qu'ils ne soient
nullement disposés à accepter cette conclusion. » (Whately, loc. cit, p. 67.)
[64]
«
Nous ne sommes pas autorisés à inférer a priori, en dehors de la révélation ,
l'existence d'un état futur de rémunération en nous appuyant sur les injustices
qui dominent en ce monde, parce que ce futur état lui-même ne peut entièrement
réparer ces injustices. Sans doute il peut expliquer comment le mal peut
conduire au bien futur, mais non pourquoi ce mal est la condition de ce bien ;
il peut réconcilier avec notre idée de la justice divine le succès présent des
méchants, mais il ne peut nous rendre compte de l'existence des méchants eux-mêmes.
» (Whately,
loc. cit, p. 69,70.)
[65] « Donc la raison nous montre aussi qu'espérer obtenir par la pratique de la vertu et réclamer comme un droit une immortalité de bonheur suprême, c'est une prétention extravagante et insensée.» (Whately, l.c, p. 104.) D'autre part cependant, l'archevêque ne croit pas qu'il soit déraisonnable pour l'homme de s'attendre à une immortalité de malheur extrême en punition de sa conduite vicieuse. De sorte que la vie, au point de vue de la raison naturelle, est une aventure où nous pouvons tout perdre, mais où nous n'avons rien à gagner. Il pourrait sembler dur pour les hommes d'avoir été lancés dans une affaire de cette sorte bon gré mal gré.
[66] Kritik der reinen Vernunft, édition Hartenstein, p. 547.
[67] Les affections de famille étaient peut-être plus fortes au dix-huitième siècle que dans le nôtre ; mais certainement l’ignorance juridique de Hume peut seule expliquer ses étranges assertions relativement aux lois actuelles du mariage et à leurs effets. La loi a bien en effet aboli toute séparation des biens, mais c'a été pour faire du mari le seul propriétaire.
[68] Ben Jonson, Fêtes de Cynthia, acte 1 .