PHILOTRAThomas HOBBES (1651)

Léviathan

La matière, la forme et le pouvoir

d'une république ecclésiastique et civile
I

Traduit de l'anglais par Philippe Folliot

Professeur de philosophie au Lycée Jehan Ango de Dieppe

à partir de

LEVIATHAN

or the Matter, Forme and Power of A Commonwealth Ecclesiastical and civil

by Thomas Hobbes of Malmesbury

London

Printed for Andrew Crooke, at the Green Dragon

In St. Pauls Church-yard, 1651

La traduction a été commencée le 20 août 2002. Elle a été terminée le 21 décembre 2003.

Voir la version avec notes en HTM sur Philotra

Télécharger même traduction avec notres en ZIP rtf sur Philotra

Sur papier, la seule traduction fiable est (en attendant la double traduction du Léviathan anglais et du Léviathan latin qui se prépare sous la direction d’'Yves Charles Zarka.) celle de François Tricaud (Editions Sirey).

 

Version sans notes

 

Table des matières

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE: DE L'HOMME

Chap. I. De la Sensation
Chap. II. De l'Imagination
Chap. III. De la Consécution ou Enchaînement des Imaginations
Chap. IV. De la Parole
Chap. V. De la Raison et de la Science
Chap. VI. Des Commencements intérieurs(communément appelés Passions) des
Mouvements volontaires; et des paroles par lesquelles ils sont exprimés

Chap. VII. Des Fins ou Résolutions du Discours
Chap. VIII. Des Vertus communément appelées intellectuelles, et des Défauts opposés
Chap. IX. Des différents Objets de Connaissance
Chap. X. Du Pouvoir, de la Valeur, de la Dignité, de l'Honneur et de la Compétence
Chap. XI. De la Diversité des Moeurs
Chap. XII. De la Religion
Chap. XIII. De la Condition naturelle des Hommes en ce qui concerne leur Félicité et leur
Misère

Chap. XIV. De la première et de la deuxième Lois naturelles, et des Contrats
Chap. XV. Des autres Lois de Nature
Chap. XVI. Des Personnes, des Auteurs et des choses personnifiées

DEUXIÈME PARTIE: DE LA RÉPUBLIQUE

TROISIÈME PARTIE: DE LA RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE

QUATRIÈME PARTIE: DU ROYAUME DES TÉNÈBRES

 


Épître dédicatoire

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

À mon très honorable ami
M. Francis Godolphin

de Godolphin

 

 

 

Monsieur

 

 

Votre très digne Frère, M. Sidney Godolphin, trouva bon de son vivant de penser que mes recherches valaient quelque chose, et également de m'obliger, comme vous le savez, par de véritables témoignages, de sa bonne opinion, témoignages grands en eux-mêmes, et plus grands [encore] par la dignité de sa personne. Car il n'est pas de vertu qui dispose un homme, soit au service de Dieu, soit au service de son Pays, à la Société Civile ou à l'Amitié privée qui n'apparût manifestement dans les entretiens [que nous eûmes], non comme acquise par nécessité ou affectée à l'occasion, mais inhérente à sa nature, brillant dans la constitution généreuse de cette nature. Par conséquent, en son honneur, par gratitude envers lui, et par dévouement envers vous, je vous Dédie humblement ce traité sur la République. Je ne sais comment il sera accueilli, ni comment il pourra rejaillir sur ceux qui l'apprécieront. Car dans un chemin assailli par ceux qui luttent, d'un côté pour une trop grande Liberté, de l'autre pour une trop grande Autorité, il est difficile de passer entre les coups des uns et des autres sans être blessé. Mais cependant, je pense que mes efforts pour améliorer le Pouvoir Civil ne seront ni condamnés par ce dernier,  ni blâmés par des particuliers qui déclareraient que ce Pouvoir est trop important. Du reste, je ne parle pas des hommes, mais (dans l'Abstrait) du Siège du Pouvoir (comme ces simples créatures innocentes du Capitole Romain qui, de leurs bruits, défendaient ceux qui étaient à l'intérieur, non parce qu'ils étaient ce qu'ils étaient, mais parce qu'ils étaient là), je n'offense personne, je pense, sinon ceux qui sont à l'extérieur, ou ceux qui, à l'intérieur (s'il en existe de tels), les favorisent. Ce qui, peut-être, pourra le plus offenser, ce sont certains Textes des Saintes Écritures que je cite dans un but qui n'est pas celui que d'autres utilisent ordinairement. Mais j'ai fait cela avec la soumission qui est due, et aussi (de par mon sujet) par nécessité, car c'est à partir d'Ouvrages avancés que l'Ennemi attaque le Pouvoir Civil. Si, malgré cela, vous trouvez mon travail généralement décrié, vous pourrez vous contenter, pour vous excuser, de dire que je suis un homme qui affectionne ses opinions, qui pense que tout ce qu'il dit est vrai, que j'honorais votre Frère, que je vous honore et, de là, que j'ai pris la liberté de m'arroger le titre (sans que vous le sachiez) d'être, comme je le suis,

 

 

 

MONSIEUR,

Votre très humble, et très soumis serviteur

THOMAS HOBBES

Paris. le 15/25 avril 1651

 

 


Introduction

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

La nature (l'art par lequel Dieu a fait le monde et le gouverne) est si bien imitée par l’art de l'homme, en ceci comme en de nombreuses autres choses, que cet art peut  fabriquer un animal artificiel. Car, étant donné que la vie n'est rien d'autre qu'un mouvement de membres, dont le commencement est en quelque partie principale intérieure, pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre) ont une vie artificielle? Car qu'est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui donnent du mouve­ment au corps entier, comme cela a été  voulu par l'artisan. L'art va encore plus loin, imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de la Nature, l'homme. Car par l'art est créé ce grand LEVIATHAN appelé RÉPUBLIQUE, ou ÉTAT (en latin, CIVITAS), qui n'est rien d'autre qu'un homme artificiel, quoique d'une stature et d'une force supérieures à celles de l'homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été destiné, et en lequel la souveraineté est une âme artificielle, en tant qu'elle donne vie et mouvement au corps entier, où les magistrats et les autres officiers affectés au jugement et à l'exécution sont des jointures artificielles, la récompense et la punition (qui, attachées au siège de la souveraineté, meuvent chaque jointure, chaque membre pour qu'il accomplisse son devoir) sont les nerfs, et [tout] cela s'accomplit comme dans le corps naturel : la prospérité et la richesse de tous les membres particuliers sont la force, le salus populi (la protection du peuple) est sa fonction, les conseillers, qui lui proposent toutes les choses qu'il doit connaître, sont la mémoire, l'équité et les lois sont une raison et une volonté artificielles, la concorde est la santé, la sédition est la maladie, et la guerre civile est la mort. En dernier, les pactes et les conventions, par lesquels les parties de ce corps politique ont en premier lieu étaient faites, réunies et unifiées, ressemblent à ce Fiat ou au Faisons l'homme prononcé par Dieu lors de la création.

 

Pour décrire la nature de cet homme artificiel, je considérerai :

 

 

* Premièrement, la matière de cet homme artificiel, et l'artisan, les deux étant l'homme.

* Deuxièmement, comment et par quelles conventions il est fait; quels sont les droits et le juste pouvoir d'un souverain, et ce qui le conserve et le détruit.

* Troisièmement, ce qu'est une République chrétienne.

* Enfin, ce qu'est le royaume des ténèbres.

 

 

En ce qui concerne le premier point, on dit, depuis peu, de façon très excessive, que la sagesse s'acquiert non par la lecture des livres mais par celle des hommes [1]. En conséquence de quoi, ces personnes, qui ne peuvent, pour la plupart, donner d'autre preuve de leur sagesse, prennent grand plaisir à montrer ce qu'elles pensent avoir lu dans les hommes, se critiquant l'une l'autre dans le dos sans charité. Mais il existe un autre précepte qui n'a pas été compris récemment, par lequel les gens pourraient vraiment apprendre à se lire les uns les autres, s'ils s'en donnaient la peine, et c'est : Nosce teipsum, lis-toi toi-même; ce qui ne signifiait pas, comme il est d'usage aujourd'hui, [qu'il faut] encourager l'attitude barbare des hommes de pouvoir envers leurs inférieurs ou le comportement impertinent des hommes de basse condition envers leurs supérieurs. [Le précepte] nous enseigne que, par la similitude des pensées et des passions d'un homme et celles d'un autre homme, quiconque regarde en soi-même et considère ce qu'il fait quand il pense, opine, raisonne, espère, craint et sur quels principes, lira de cette façon et saura quelles sont les pensées et les passions de tous les autres hommes dans des situations semblables. Je parle de la similitude des passions, qui sont les mêmes chez tous les hommes, désir, crainte, espoir, etc., pas de la similitude des objets des passions, qui sont les choses désirées, craintes, espérées, etc. : la constitution individuelle et l'éducation particulière font tant varier ces objets, et il est si facile de les soustraire à notre connaissance, que les caractères du cœur humain, masqués et mêlés comme ils le sont par l'hypocrisie, le mensonge, la simulation et les doctrines erronées, ne sont lisibles que par celui qui sonde les cœurs. Et quoique, par les actions des hommes, nous découvrions parfois leurs desseins, pourtant, le faire sans les comparer avec les nôtres, et sans distinguer toutes les circonstances qui font que le cas peut être autre, c'est déchiffrer sans clé, et se tromper pour l'essentiel, par une trop grande confiance ou par une trop grande défiance, selon que celui qui lit est lui-même bon ou méchant.

 

Mais aussi parfaitement qu'un homme lise jamais un autre homme par ses actions, cette lecture ne lui sert qu'avec ses relations, qui sont peu nombreuses. Celui qui doit gouverner une nation entière doit lire en lui-même, non un tel ou un tel, mais l'humanité, quoique ce soit difficile à faire, plus difficile que d'apprendre une langue ou une science. Pourtant, quand j'aurai consigné ma propre lecture avec ordre et discernement, il ne restera plus aux autres qu'à prendre la peine de considérer s'ils trouvent en eux-mêmes la même chose. Car cette sorte de doctrine n'admet pas d'autre démonstration.

 

Première partie

De l'homme


Chapitre I : De la sensation

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

Je considérerai les pensées de l'homme d'abord séparément, puis dans leur enchaînement, leur dépendance les unes à l'égard des autres. Séparément, elles sont chacune une représentation, une apparition de quelque qualité ou de quelque autre accident en dehors de nous, qui est communément appelé un objet; lequel objet exerce un effet sur les yeux, les oreilles, et les autres parties du corps humain, et par cette diversité d'excitations, produit une diversité d'apparitions.

 

L'origine de toutes nos pensées est ce que nous appelons SENSATION, (car il n'est nulle conception dans l'esprit humain qui n'ait été d'abord, totalement ou par parties, causée au niveau des organes de la sensation). Les autres dérivent de cette origine.

 

Connaître la cause naturelle de la sensation n'est pas vraiment nécessaire au tra­vail que nous entreprenons maintenant, et j'ai amplement écrit ailleurs sur la question. Néanmoins, afin de compléter chaque partie de la présente méthode, j'expliquerai ici brièvement le même point.

 

La cause de la sensation est le corps extérieur, qui presse l'organe propre à chaque sensation, ou immédiatement, comme dans le goût et le toucher, ou médiatement, comme dans la vue, l'ouïe ou l'odorat; laquelle pression, par l'intermédiaire des nerfs et autres fils et membranes du corps, se propage intérieurement jusqu'au cerveau et jusqu'au cœur, et cause là une résistance, une contre-pression, un effort du coeur pour se délivrer; lequel effort, parce qu'extérieur, semble être quelque chose en dehors. Et ce semblant, ce phantasme est ce que les hommes appellent sensation, et il con­siste, pour l’œil en une lumière ou une couleur d'une certaine forme, pour l'oreille en un son, pour les narines en une odeur, pour la langue et le palais en une saveur, et pour le reste du corps en chaleur, froid, dureté, mollesse, et de pareilles autres quali­tés que nous pouvons discerner par le toucher. Toutes ces qualités appelées sensibles ne sont dans l'objet qui les cause que de nombreux mouvements différents de la matière, par lesquels l'objet presse diversement nos organes. En nous, dont les orga­nes sont pressés, il n'y a rien d'autre que différents mouvements (car le mouve­ment ne produit que du mouvement). Mais leur apparition en nous est phantasme, de la même façon quand nous sommes éveillés que quand nous rêvons. De même que si l'on presse, frotte ou frappe l’œil, cela nous fait imaginer une lumière, de même que si l'on presse l'oreille se produit un vacarme, de même font les corps que nous voyons, qui produisent de façon semblable une action vive, quoique nous ne nous en aper­cevions pas. Car si ces couleurs et ces sons étaient dans les corps, dans les objets qui les causent, ils ne pourraient pas en être séparés, comme nous voyons qu'ils le sont dans les miroirs et par réflexion dans les échos, où nous savons que la chose que nous voyons est à un endroit, l'apparition à un autre endroit. Et quoiqu'à une certaine distance, l'objet réel, véritable, semble revêtu du phantasme qu'il fait naître en nous, pourtant, toujours, l'objet est une chose, l'image ou phan­tasme une autre. Ainsi, cette sensation, dans tous les cas, n'est rien d'autre que le phantasme originaire causé (comme je l'ai dit) par la pression, par le mouvement des choses extérieures sur nos yeux, nos oreilles et les autres organes destinés à cela.

 

Mais les écoles philosophiques, dans toutes les universités de la Chrétienté, se fondent sur certains textes d'Aristote et enseignent une autre doctrine. Elles disent, pour la cause de la vision, que la chose vue envoie de toutes parts une espèce visible, en Anglais, une représentation, une apparition, un aspect visibles ou un être vu, dont la réception dans l’œil est la vision. Et, en ce qui concerne la cause de l'audition, que la chose entendue envoie une espèce audible, qui est un aspect audible, un être vu audible qui, entrant dans l'oreille, constitue l'audition. Mieux! Pour la cause de la compréhension, de même, ils disent que la chose entendue envoie une espèce intelligible, qui est un être vu intelligible qui, entrant dans l'entendement, constitue le fait d'entendre. Je ne dis pas cela pour désapprouver l'usage des universités, mais, comme je dois ci-dessous parler de leur fonction dans la République, je dois vous montrer, dans toutes les occasions que nous rencontrons, quelles choses doivent y être amendées, et parmi elles il en est une : la fréquence de paroles sans signification.

 

 

Chapitre II : De l'imagination

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

Que, quand une chose se trouve au repos, à moins que quelque chose d'autre ne la mette en mouvement, elle reste à jamais au repos, c'est une vérité dont personne ne doute.  Mais que, quand une chose est en mouvement, elle reste éternellement en mouvement, à moins que quelque chose ne l'arrête, bien que la raison soit la même (c'est-à-dire que rien ne peut changer par soi-même), cela n'est pas aussi facilement admis. Car les hommes mesurent non seulement les autres hommes, mais toutes les autres choses à partir d'eux-mêmes, et parce qu'après un mouvement, ils se trouvent eux-mêmes sujets à la souffrance et à la lassitude, ils pensent que toute chose se fatigue du mouvement et cherche par elle seule le repos, ne considérant pas si ce n'est pas en quelque autre mouvement que consiste ce désir de repos qu'ils trouvent en eux-mêmes. C'est de là que les écoles disent que les corps lourds tombent vers le bas par un appétit de repos et de conservation dans ce lieu qui leur est propre, attribuant de façon absurde des appétits et la connaissance de ce qui est bon pour leur conservation (ce qui est plus que ce que l'homme a) à des choses inanimées.

 

Une fois qu'un corps est en mouvement, il se meut (à moins que quelque chose d'autre ne lui fasse obstacle) éternellement, et quel que soit ce qui lui fait obstacle, il est impossible, en un instant, d'y mettre fin, mais il faut du temps, et que cela se fasse par degrés. Il se passe, dans ce mouvement qui se fait dans les parties intérieures de l'homme lorsqu'il voit, qu'il rêve, etc., quelque chose de comparable à ce que nous voyons dans l'eau, même si le vent s'arrête, quand les vagues, longtemps encore après, continuent de rouler. Car après que l'objet a été enlevé, ou l'oeil fermé, nous conser­vons encore une image de la chose vue, quoique plus obscure que quand nous la voyons. Et c'est ce que les Latins nomment, en se fondant sur l'image produite dans la vision, imagination, et ils appliquent le mot, quoiqu'improprement, à toutes les autres sensations. Mais les Grecs la nomment phantasme, ce qui signifie apparition, terme qui est aussi approprié à l'une des sensations qu'aux autres. L'IMAGINATION, donc, n'est rien d'autre qu'une sensation qui se dégrade, et on la trouve chez les hommes et de nombreuses autres créatures vivantes, aussi bien dans le sommeil que dans la veille.

 

La dégradation de la sensation chez les hommes éveillés n'est pas la dégradation du mouvement qui se fait dans la sensation, mais son occultation, de la même manière que la lumière du soleil occulte la lumière des étoiles qui n'en exercent pas moins leur fonction par laquelle elles sont visibles de jour comme de nuit. Mais, parce que, dans tout ce qui frappe nos yeux, nos oreilles, et dans ce que les autres organes reçoivent des objets extérieurs, seul ce qui est prédominant est sensible, la lumière du soleil, donc, étant prédominante, nous ne sommes pas affectés par l'action des étoiles. Et si quelque objet est ôté de notre vue, bien que l'impression faite en nous demeure, pourtant, d'autres objets se succédant, et agissant sur nous, l'imagi­nation de ce qui est passé est occultée et rendue faible, comme la voix d'un hom­me dans les bruits de la journée. De là s'ensuit que plus le temps est long après la vision ou la sensation d'un objet, plus l'imagination est faible. Car le continuel chan­ge­ment du corps humain détruit à la longue les parties qui furent mues dans la sensation; de même que la distance dans le temps et la distance dans l'espace ont un seul et même effet sur nous. Car, de même qu'à une grande distance dans l'espace, ce que nous voyons paraît vague, sans que nous puissions distinguer les plus petites parties, et de même que les voix deviennent faibles et inarticulées, de même aussi, après beaucoup de temps, notre imagination du passé est faible, nous oublions des villes que nous avons vues, de nombreuses rues particulières, de nombreuses actions, et de nombreuses circonstances particulières. Cette sensation qui se dégrade, quand nous voulons exprimer la chose elle-même (je parle du phantasme lui-même), nous l'appelons imagination, comme je l'ai dit précédemment, mais quand nous voulons exprimer la dégradation, et signifier que la sensation est affaiblie, vieille et passée, nous l'appelons souvenir. C'est ainsi que l'imagination et le souvenir ne sont qu'une seule chose qui, quand on l'envisage différemment, a des noms différents.

 

Beaucoup de souvenirs, ou le souvenir de nombreuses choses, c'est ce que l'on appelle expérience. D'ailleurs, l'imagination n'étant que celle de ces choses qui ont été antérieurement perçues par la sensation, ou totalement en une fois, ou par parties en plusieurs fois, la première (imaginer l'objet entier, comme il était présenté à la sensation) est l'imagination simple, comme quand l'on imagine un homme, ou un cheval, qui a été vu antérieurement. L'autre est composée, quand,  à partir de la vision d'un homme à un moment, et d'un cheval à un autre, nous concevons dans notre esprit un centaure. Ainsi, quand un homme compose l'image de sa propre per­sonne avec l'image des actions d'un autre homme, comme quand un homme s'imagine être un Hercule ou un Alexandre (ce qui arrive souvent à ceux qui ne songent qu'à lire des romans), c'est une imagination composée, et, à proprement parler, ce n'est qu'une fiction de l'esprit. Il y a aussi d'autres imaginations chez les hommes, même éveillés, qui naissent d'une grande impression qui se fait dans la sensation, comme quand nous regardons fixement le soleil, et que l'impression en laisse une image devant nos yeux pendant longtemps, et comme quand, après avoir été longtemps et avec passion attentif à des figures géométriques, un homme a, dans le noir, quoiqu'éveillé, les images des lignes et des angles devant les yeux. Lequel genre de phantasme n'a pas de nom particulier, étant une chose qui ne tombe pas habituelle­ment dans les conversations humaines.

 

Les imaginations de ceux qui dorment sont celles que nous nommons des rêves. Et ceux-ci aussi (comme toutes les autres imaginations) ont d'abord été, ou totale­ment, ou par parties, dans la sensation. Et parce que, dans la sensation, le cerveau et les nerfs, qui sont les organes nécessaires de la sensation, sont si engourdis dans le sommeil qu'ils ne sont pas aisément mus par l'action des objets extérieurs, il ne peut pas advenir dans le sommeil d'autre imagination, et par conséquent pas d'autre rêve, que ceux qui procèdent de l'agitation des parties intérieures du corps humain; les­quelles parties intérieures, par la connexion qu'elles ont avec le cerveau et les autres organes, quand elles sont agitées, maintiennent ceux-ci en mouvement, de façon telle que les imaginations qui se sont faites là antérieurement apparaissent comme si l'on était éveillé, sauf que les organes des sens étant à ce moment engourdis, et que, ainsi, aucun nouvel objet ne peut s'en rendre maîtres et les obscurcir par une impres­sion plus vigoureuse, un rêve doit nécessairement être plus clair, dans le silence de la sensation, que nos pensées éveillées. De là vient que c'est une chose difficile, et jugée impossible par de nombreuses personnes, de distinguer exactement entre la sensation et le rêve. Pour ma part, quand je considère que, dans les rêves, je ne pense pas sou­vent ni constamment aux mêmes personnes, endroits, objets et actions que lorsque je suis éveillé, que je ne me rappelle pas un enchaîne­ment si long de pensées cohé­rentes en rêvant que dans les autres moments, et parce qu'éveillé, j'observe souvent l'absurdité des rêves, mais ne rêve jamais de l'absurdité de mes pensées éveillées, cela suffit bien pour que, étant éveillé, je sache que je ne rêve pas, quoique, quand je rêve, je pense être éveillé.

 

Et voyant que les rêves sont causés par l'agitation de certaines des parties inté­rieures du corps, des agitations différentes doivent nécessairement causer des rêves différents. Et de là, avoir froid quand on est couché fait naître des rêves de peur, et produit la pensée et l'image de quelque objet effrayant, le mouvement du cerveau aux parties intérieurs, et des parties intérieures au cerveau étant réciproques. La colère cause de la chaleur dans certaines parties du corps quand nous sommes éveillés; ainsi, quand nous dormons, la surchauffe des mêmes parties cause la colère, et fait naître dans le cerveau l'imagination d'un ennemi. De la même façon, comme la bien­veillan­ce naturelle cause l'envie de faire quelque chose quand nous sommes éveillés et que l'envie produit de la chaleur dans certaines autres parties du corps, aussi trop de chaleur dans ces parties, pendant que nous dormons, fait naître dans le cerveau une imagination de quelque démonstration de bienveillance. En somme, nos rêves sont l'inverse de nos imaginations éveillées, le mouvement, quand nous sommes éveillés, commençant à une extrémité, et quand nous rêvons, à l'autre extrémité.

 

Le plus difficile est de discerner son rêve de ses pensées éveillées quand, pour des raisons fortuites, nous ne nous apercevons pas que nous avons dormi, ce qui arrive facilement à quelqu'un plein de pensées effrayantes, dont la conscience est très troublée, et qui dort sans s'être mis au lit, sans s'être déshabillé, par exemple quel­qu'un qui somnole sur une chaise. Car celui qui prend la peine et le soin de se cou­cher pour dormir, au cas où lui vient un phantasme incorrect et extravagant, ne peut pas aisément s'imaginer que c'est autre chose qu'un rêve. Nous lisons com­ment Marcus Brutus (celui à qui Jules César laissa la vie, qui fut aussi son favori, et qui pourtant fut son meurtrier), à Philippes, la nuit qui précéda la bataille qu'il devait livrer contre César Auguste, vit une apparition effrayante, ce qui est couramment rapporté par les historiens comme une vision, alors que, considérant les circonstances, on peut juger que ce n'était rien qu'un bref rêve. Car assis dans sa tente, pensif et troublé par l'horreur de son acte téméraire, assoupi dans le froid, il était facilement amené à rêver à ce qui l'effrayait, et la crainte le fit se réveiller comme par degrés, tout comme elle dut aussi faire nécessairement s'évanouir l'apparition par degrés; et comme il n'avait aucune certitude qu'il avait dormi, il n'avait aucune raison de penser que ce n'était qu'un rêve ou quelque chose d'autre qu'une vision. Et ce n'est pas un événement très rare, car même ceux qui sont parfaitement éveillés, s'ils sont craintifs et superstitieux, sont sous l'emprise de contes effrayants et, seuls dans l'obscurité, sont sujets aux mêmes phantasmes, et ils croient voir des esprits, des fantômes d'hommes morts qui marchent dans les cimetières, alors qu'il s'agit, soit de leurs seules fantaisies, soit de la friponnerie de personnes qui se servent d'une telle crainte su­pers­­titieuse pour se rendre déguisés dans la nuit en des lieux qu'ils veulent fréquenter sans que cela se sache.

 

C'est de ce fait d'ignorer comment on distingue les rêves, et les autres phantasmes vifs de la vision et de la sensation, que sont nées, dans le temps passé, la plus gran­de partie de la religion des Gentils, qui rendaient un culte aux satyres, aux faunes, aux nymphes et à tout ce qui était semblable, et de nos jours, l'opinion que le peuple inculte a des fées, des fantômes, des lutins, et du pouvoir des sorcières. Car, en ce qui concerne les sorcières, je ne pense pas que leur sorcellerie soit un réel pouvoir, mais, cependant, elles sont justement punies pour la fausse croyance qu'elles peuvent commettre de tels méfaits, ceci joint à leur intention de les commettre si elles le pouvaient, leur pratique étant plus proche d'une nouvelle religion que d'un art ou d'une science. Pour les fées et les fantômes errants, l'opinion [qu'ils existent], je pense, a été à dessein enseignée, ou non réfutée, pour garder le crédit de l'utilisation de l'exorcisme, des signes de croix, de l'eau bénite, et d'autres pareilles inventions des hommes qui s'occupent de spiritualité. Toutefois, il n'y a pas de doute que Dieu puisse produire des apparitions non naturelles, mais qu'Il le fasse aussi souvent que les hommes doivent redouter de telles choses plus qu'ils ne redoutent l'arrêt ou le changement du cours de la Nature, qu'il peut aussi arrêter ou changer, ce n'est pas [là] un article de la foi Chrétienne. Mais les hommes mauvais, sous prétexte que Dieu peut faire n'importe quoi, s'enhardissent à dire n'importe quoi, quand cela sert leur dessein, quoiqu'ils sachent que ce n'est pas vrai. C'est au sage de ne pas les croire au-delà de la droite raison qui établit ce qui apparaît croyable dans ce qu'ils disent. Si cette crainte superstitieuse des esprits était ôtée, et avec elle les prédictions tirées des rêves, les fausses prophéties, et de nombreuses autres choses qui en dépendent, par lesquelles des personnes artificieuses et ambitieuses abusent les gens simples, les hommes seraient bien plus propres à l'obéissance civile qu'ils ne le sont.

 

Cela devrait être le travail des écoles, mais elles entretiennent plutôt une telle doctrine. Car (ne sachant pas ce que sont l'imagination et les sensations) elles ensei­gnent ce qu'elles reçoivent. Certains disent que les imaginations naissent d'elles-mêmes et qu'elles n'ont pas de cause, d'autres qu'elles naissent le plus couramment de la volonté, et que les bonnes pensées sont insufflées (ou inspirées) à l'homme par Dieu, et les mauvaises pensées par le Diable; ou que les bonnes pensées sont versées (ou infusées) en lui par Dieu, et les mauvaises par le Diable. Certains disent que les sens reçoivent les espèces des choses et les transmettent au sens  commun, que le sens commun les transmet à l'imagination, l'imagination à la mémoire, et la mémoire au jugement, comme des choses qui passent des mains de l'un aux mains de l'autre, tout cela avec des mots qui ne font rien comprendre.

 

L'imagination, qui est excitée en l'homme (ou en toute autre créature douée de la faculté d'imaginer) par des mots, ou d'autres signes volontaires, est ce que, géné­ralement, nous appelons entendement, qui est commun à l'homme et aux bêtes. Car un chien, par accoutumance, comprendra l'appel ou la réprimande de son maître, et ainsi le feront de nombreuses autres bêtes. Cet entendement qui est particulier à l'hom­me est non seulement la compréhension de sa volonté, mais aussi de ses con­cep­tions et de ses pensées, par la suite et l'agencement des noms des choses dans les affirmations, les négations, et les autres formes de discours; et de cette sorte d'enten­dement, je vais parler ci-dessous.

 

 

Chapitre III : De la consécution ou enchaînement des imaginations

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

Par consécution ou ENCHAÎNEMENT des pensées, j'entends cette succession d'une pensée à une autre pensée qui est appelée discours mental, pour le distinguer du discours verbal.

 

Quand on pense à quelque chose, quelle que soit cette chose, la pensée qui la suit n'est pas tout à fait aussi fortuite qu'il y paraît. Chaque pensée ne succède pas à chaque [autre] pensée indifféremment. Car, tout comme nous n'avons pas d'imagi­nation dont nous n'avons pas antérieurement eu la sensation, entièrement ou en par­ties, nous n'avons pas de passage d'une imagination à une autre, si nous n'avons pas eu le même précédemment dans nos sensations. En voici la raison : tous les phan­tasm­es sont des mouvements en nous des restes des mouvements qui se sont faits dans la sensation, et ces mouvements, qui se sont immédiatement succédé l'un l'autre dans la sensation, demeurent de même liés après la sensation, de telle façon que, quand le premier a de nouveau lieu et est prédominant, le second s'ensuit, par cohésion de la matière mue, de la même manière que l'eau, sur une table lisse est attirée du côté où l'une de ses parties est guidée par le doigt. Mais, parce que dans la sensation, à une seule et même chose que nous percevons, succède, quelque­fois une chose, quelquefois une autre, il arrive, à certains moments, que, dans l'imagi­nation de quelque chose, il n'y a pas avec certitude ce que nous allons imaginer après. Il est seulement certain que ce sera quelque chose qui a succédé à cette chose, à un moment ou à un autre.

 

Cet enchaînement des pensées, ou discours mental, est de deux types. Le premier n'est pas guidé, il est sans dessein, et il est inconstant, et il ne s'y trouve aucune pensée passionnelle qui gouverne et dirige les pensées qui s'ensuivent, comme la fin et l'objet de quelque désir, ou de quelque autre passion; auquel cas les pensées sont dites errer, elles semblent sans rapport l'une avec l'autre, comme dans un rêve. De telles pensées sont communément celles des hommes qui, non seulement sont sans compagnie, mais qui, aussi, ne font attention à rien, même si, cependant, alors, leurs pensées sont occupées, comme à d'autres moments, mais sans harmonie, comme le son qu'obtiendrait un homme avec un luth désaccordé, ou celui qui ne saurait pas jouer avec le même instrument accordé. Pourtant, dans ce cours déréglé de l'esprit, on peut souvent apercevoir le chemin suivi, et la dépendance d'une pensée par rapport à une autre. Par exemple, dans une conversation portant sur notre présente guerre civile, qu'est-ce qui pourrait sembler plus incongru que de demander, comme quelqu'un le fit, quelle était la valeur du denier Romain? Pourtant, la cohérence de cela me sembla assez manifeste, car la pensée de la guerre introduisit la pensée du Roi livré à ses ennemis, cette pensée conduisit à celle de la trahison [dont fut victime] le Christ, et cette dernière, de nouveau, à la pensée des trente deniers, prix de cette tra­hison; et de là s'ensuivit cette question malicieuse; et tout cela en un instant, car la pensée est rapide.

 

Le second type [d'enchaînement des pensées] est plus constant, comme réglé par quelque désir ou dessein. Car l'impression faite par les choses que nous désirons ou redoutons est forte et permanente, ou (si elle cesse pour un temps), elle revient rapidement, assez forte quelquefois pour troubler et rompre notre sommeil. Du désir résulte la pensée des moyens que nous avons vu produire quelque chose de semblable à ce que nous visons, et de cette pensée résulte la pensée des moyens [d'atteindre] ce moyen, et ainsi de suite jusqu'à ce que nous arrivions à quelque commencement qui est en notre propre pouvoir. Et parce que la fin, par l'importance de l'impression, vient souvent à l'esprit, au cas où nos pensées commencent à errer, elles sont rapi­dement ramenées dans le [droit] chemin; ce qui, noté par l'un des sept sages, lui fit donner aux hommes ce précepte désormais éculé : respice finem, c'est-à-dire, dans toutes tes actions, considère souvent ce que tu désires comme la chose qui dirige toutes tes pensées dans le chemin pour l'atteindre.

 

L'enchaînement des pensées réglées est de deux sortes : l'une, quand, à partir d'un effet imaginé, nous recherchons les causes ou les moyens qui le produisent, et elle est commune aux hommes et aux bêtes; l'autre, quand, imaginant une chose quel­conque, nous recherchons tous les effets possibles qui peuvent être produites par elle; c'est-à-dire que nous imaginons ce que nous pouvons en faire quand nous l'avons. De cela, je n'ai jamais vu aucun signe, si ce n'est en l'homme, car cette curio­sité n'ap­partient guère à la nature des créatures vivantes qui n'ont pas d'autres passions que des passions sensuelles, comme la faim, la soif, la libido, ou la colère. En somme, le discours de l'esprit, quand il est gouverné par un dessein, n'est rien qu'une recherche, ou la faculté d'invention, que les Latins appellent sagacitas et solertia : dénicher les causes de quelque effet présent ou passé, ou les effets de quelque cause présente ou passée. Parfois, un homme cherche ce qu'il a perdu, et de l'endroit et du moment où il ne trouve plus l'objet, son esprit revient en arrière, de lieu en lieu, de moment en moment, pour retrouver où et quand il l'avait [encore], c'est-à-dire pour trouver un lieu et un moment certains et circonscrits où commencer méthodique­ment une recherche. En outre, à partir de là, ses pensées parcourent les mêmes lieux et les mêmes moments pour trouver quelle action ou quelle autre occasion a pu lui faire perdre l'objet. C'est que nous appelons remémoration ou rap­pel à l'esprit. Les Latins l'appellent reminiscentia, comme s'il s'agissait de refaire l'examen de nos actions antérieures.

 

Parfois, on connaît un endroit déterminé, dans les limites duquel il faut chercher, et donc les pensées en parcourent donc toutes les parties, de la même manière que l'on balayerait une pièce pour trouver un bijou, ou qu'un épagneul bat le terrain jusqu'à ce qu'il ait découvert une piste, ou que l'on parcourrait l'alphabet pour faire une rime.

 

Parfois on désire connaître le résultat d'une action, et alors on pense à quelque action semblable du passé, et, l'un après l'autre, aux résultats de cette action, suppo­sant que des résultats semblables s'ensuivront d'actions semblables. Comme celui qui, pour prévoir ce qui va advenir d'un criminel, repense à ce qu'il a  déjà vu s'ensuivre d'un semblable crime, avec cet ordre de pensées : le crime, le policier, la prison, le juge et le gibet; lequel genre de pensées est appelé prévision, prudence, ou prévoyance, et quel­quefois sagesse, quoiqu'une telle conjecture, à cause de la difficulté de considérer toutes les circonstances, soit très trompeuse. Mais une chose est certaine : plus  un homme l'emporte sur un autre homme en expérience des choses passées, plus aussi il est prudent, et plus rarement ses attentes sont déçues. Le présent seul a une exis­tence dans la réalité, les choses passées n'ont une existence que dans la mémoire, mais les choses à venir n'existent pas du tout, l'existence future n'étant qu'une fiction de l'esprit qui applique les suites des actions passées aux actions présentes; ce qui est fait avec le plus de certitude par celui qui a le plus d'expérience, mais pas avec une certitude suffisante. Et bien que l'on appelle cela prudence quand le résultat répond à notre attente, ce n'est pourtant, en son genre, qu'une présomp­tion. Car la prévision des choses à venir, qui est la prévoyance, n'appartient qu'à celui par la volonté duquel elles doivent arriver. De lui seulement, et de façon surnaturelle, procède la prophétie. Le meilleur prophète est naturellement celui qui conjecture le mieux, et celui qui conjecture le mieux est celui qui s'y connaît le mieux et qui a le plus étudié les choses sur lesquelles il conjecture, car il a le plus de signes par lesquels il puisse le faire.

 

Un signe est l'événement antécédent de l'événement consécutif, ou inversement le consécutif de l'antécédent, si des consécutions semblables ont été observées anté­rieurement; et plus souvent elles ont été observées, moins incertain est le signe. Donc, celui qui a le plus d'expérience dans un genre d'affaires a le plus de signes par lesquels il peut conjecturer le futur, et par conséquent il est le plus prudent, et telle­ment plus prudent que le novice qu'il ne peut être égalé par aucun avantage d'intel­ligence naturelle ou d'esprit d'improvisation, quoique peut-être beaucoup de jeunes gens pensent le contraire.

 

Toutefois, ce n'est pas la prudence qui différencie l'homme de l'animal. Il y a des bêtes âgées d'un an qui observent et recherchent ce qui leur est bon avec plus de prudence qu'un enfant ne le fait à dix ans.

 

Tout comme la prudence est une présomption du futur entreprise à partir de l'expérience du passé, il y a aussi une présomption des choses passées tirée d'autres choses, non futures, mais aussi passées. Celui qui a vu de quelle manière et par quelles étapes un État florissant en est venu d'abord à la guerre civile, puis à la ruine, conjecturera, à la vue des ruines d'un autre État, qu'il y a eu une guerre sem­blable et que le cours des événements a été le même. Mais cette conjecture a presque la même incertitude que la conjecture du futur, les deux étant fondées sur la seule expérience.

 

Il n'y a pas d'autre acte de l'esprit humain, dont je puisse me souvenir, qui soit naturellement implanté en lui, tel qu'il n'exige rien d'autre, pour l'exercer, que d'être né un homme, et de vivre avec l'usage de ses cinq sens. Ces autres facultés, dont je parlerai bientôt, et qui seules semblent propres à l'homme, sont acquises et améliorées par l'étude et le travail et, pour la plupart des hommes, apprises par l'enseignement et la discipline, et elles procèdent toutes de l'invention des mots et de la parole. Car, outre la sensation, les pensées et l'enchaînement des pensées, l'esprit de l'homme n'a aucun autre mouvement, quoique grâce à la parole, et avec méthode, les mêmes facultés puissent être perfectionnées jusqu'à un niveau tel qu'il différencie les hommes des autres créatures vivantes.

 

Tout ce que nous imaginons est fini. Il n'y a donc aucune idée, aucune conception de quelque chose que nous appelons infini. Aucun homme ne peut avoir dans son esprit une image d'une grandeur infinie, ni concevoir une vitesse infinie, un temps infini, une force infinie ou une puissance infinie. Quand nous disons que quelque chose est infini, nous voulons simplement dire que nous ne sommes pas capables de concevoir les extrémités et les bornes de la chose nommée, en n'ayant aucune con­ception de la chose, sinon de notre propre incapacité. Et donc le nom de Dieu est utilisé, non pour nous Le faire concevoir (car Il est incompréhensible, et Sa gran­deur et sa puissance sont inconcevables), mais pour que nous puissions L'honorer. Aussi, puisque, quel que soit ce que nous concevions, comme je l'ai déjà précédem­ment, ce quelque chose a été perçu par les sens, soit en une fois, soit en parties, un homme ne peut avoir aucune pensée représentant quelque chose qui ne soit pas l'objet des sens. Aucun homme, donc, ne peut concevoir quelque chose sans le concevoir nécessairement en quelque lieu, revêtu d'une grandeur déterminée, sus­ceptible d'être divisé en parties, et il ne peut pas non plus concevoir que quelque chose soit tout entier en ce lieu et tout entier en un autre lieu, que deux choses, ou plus, soient en un seul et même lieu à la fois, car aucune de ces choses n'a jamais été ou ne peut être présente aux sens. Ce sont des paroles absurdes, adoptées sans qu'elles aient un sens sur la foi de philosophes trompés et de Scolastiques trompés ou trompeurs.

 


Chapitre IV : De la parole

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

L'invention de l'imprimerie, quoiqu'ingénieuse, n'est pas grand chose si on la compare à celle de l'écriture. Mais qui, le premier, trouva l'usage de l'écriture, nous ne le savons pas. Celui qui, le premier, la fit entrer en Grèce fut Cadmus, le fils d'Agénor, roi de Phénicie. Une invention qui procure l'avantage de perpétuer la mé­moire du temps passé, et de relier les hommes dispersés dans tant de régions éloignées de la terre. C'est d'ailleurs une invention difficile, car elle procède de l'observation attentive des différents mouvements de la langue, du palais, des lèvres, et des autres organes de la parole, observation qui [a permis] de faire autant de nombreuses différences de caractères [qu'il est nécessaire] pour évoquer ces mou­vements. Mais la plus noble et la plus profitable de toutes les autres inventions fut la PAROLE, qui consiste en des dénominations ou appellations, et en leur con­nexion, au moyen de quoi les hommes enregistrent leurs pensées, se les rappellent quand elles sont passées, et, aussi, se les déclarent l'un à l'autre pour leur utilité mutuelle et leur communication, invention sans laquelle il n'y aurait pas eu entre les hommes plus de République, de société, de contrat, de paix qu'entre les lions, les ours et les loups. Le premier auteur de la parole fut Dieu lui-même qui apprit à Adam comment nommer les créatures qu'il présentait à sa vue. Car l’Écriture ne va pas plus loin sur cette question. Mais cela était suffisant pour l'amener à ajouter de nouvelles dénomi­nations, comme l'expérience et l'usage des créatures lui en don­naient l'occasion et à les lier peu à peu de façon à se faire comprendre. Et, jour après jour, il acquérait d'autant plus de langage qu'il en avait découvert l'utilité, quoique ce dernier ne fut pas aussi riche que celui dont a besoin un orateur ou un philosophe. Car, en dehors de cela, je ne trouve rien d'autre dans l’Écriture, directement ou par ses conséquences, qui puisse [nous faire] conclure qu'Adam ait été instruit des dénomi­nations portant sur les figures, les nombres, les mesures, les couleurs, les sons, les phantasmes et les relations; encore moins des dénominations qui renvoient à des mots ou des paro­les, comme général, particulier, affirmatif, négatif, interrogatif, optatif, infinitif, toutes dénominations utiles; et moins que tout, les mots entité, intentionnalité, quiddité, et d'autres noms sans signification des scolastiques.

 

Mais tout ce langage acquis, et développé par Adam et sa postérité, fut d'ailleurs perdu à la tour de Babel, quand, par la main de Dieu, tous les hommes, à cause de leur rébellion, furent frappés d'un oubli de leur premier langage. Et les hommes étant par là forcés de se disperser dans différentes parties du monde, il fut nécessaire que la diversité des langues, qui existe aujourd'hui, procédât de ces dernières par degrés, selon ce que le besoin, la mère de toutes les inventions, leur enseigna, et, le temps passant, ces langues s'enrichirent partout.

 

L'usage général de la parole est de transformer notre discours mental en un dis­cours verbal, ou l'enchaînement de nos pensées en une enchaînement de mots, et ceci pour deux utilisations : l'une est l'enregistrement des consécutions de nos pensées qui, étant susceptibles de s'échapper de notre mémoire, et de nous faire faire un nouveau travail, peuvent être de nouveau rappelées à l'aide de mots par lesquels elles furent désignées. Si bien que le premier usage des dénominations est de servir de marques ou de notes de la remémoration. Un autre usage intervient quand de nombreuses personnes utilisent les mêmes mots pour exprimer les unes aux autres, par la liaison et l'ordre de ces mots, ce qu'elles conçoivent ou pensent de chaque chose, et aussi ce qu'elles désirent, ce qu'elles craignent, ou ce qui est l'objet de toute autre passion. Et pour cet usage, les mots sont appelés des signes. Les usages particuliers de la parole sont les suivants : premièrement, d'enregistrer ce que, en réfléchissant, nous découvrons être la cause de quelque chose présente ou passée, et ce que les choses présentes peuvent produire ou réaliser, ce qui, en somme est l'acquisition des arts. Deuxièmement, de révéler aux autres cette connaissance à laquelle nous sommes parvenus, ce qui revient à se conseiller et à s'apprendre quel­que chose les uns aux autres. Troisièmement,  de faire savoir aux autres nos volontés et nos desseins, afin que nous nous donnions les uns aux autres une aide mutuelle. Quatrièmement, de contenter et d'enchanter, soit nous-mêmes, soit les autres, en jouant avec nos mots, pour le plaisir ou l'agrément, innocemment.

 

A ces usages, correspondent quatre abus. Premièrement, quand les hommes enre­gistrent incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils enregistrent comme leurs des idées qu'ils n'ont jamais comprises, et ils se trompent. Deuxièmement, quand ils utilisent les mots métaphoriquement, c'est-à-dire dans un sens autre que celui auquel ils étaient destinés, et, par là, induisent les autres en erreur. Troisièmement, quand, par des mots, ils déclarent une volonté qui n'est pas la leur. Quatrièmement, quand ils utilisent des mots pour se blesser les uns les autres. Etant donné que la nature a armé les créatures vivantes, certaines avec des dents, d'autres avec des cornes, et d'autres [encore] avec des mains, ce n'est qu'un abus de parole de blesser quelqu'un avec la langue, à moins que ce ne soit quelqu'un que nous sommes obligés de gouverner, et alors, ce n'est pas le blesser, mais le corriger et l'amender.

 

La manière dont la parole sert à la remémoration de la consécution des causes et des effets consiste en l'imposition de dénominations, et en leur liaison.

 

Dans les dénominations, certaines sont propres et particulières à une seule chose, comme Pierre, Jean, cet homme, cet arbre; et certaines sont communes à de nom­breu­ses choses, comme homme, cheval, arbre; dont chacune, quoique n'étant qu'une dénomination, est néanmoins la dénomination de différentes choses particulières. Si l'on considère l'ensemble de ces choses comme un tout, on l'appelle un universel, [mais] il n'y a rien dans le monde d'universel, sinon des dénominations, car les choses nommées sont toutes par elles-mêmes individuelles et singulières.

 

Une dénomination universelle est imposée à de nombreuses choses en raison de la ressemblance en quelque qualité, ou en quelque autre accident, et tandis qu'une déno­mination propre n'introduit dans l'esprit qu'une seule chose, les universaux rap­pellent n'importe laquelle d'un grand nombre de choses.

 

Parmi les dénominations universelles, certaines ont une plus grande extension, d'autres une plus petite extension, les plus larges englobant les moins larges, et d'au­tres encore sont d'une extension égale, et s'englobent réciproquement l'une l'autre. Comme par exemple la dénomination corps qui est d'une signification plus large que le mot homme, les dénominations homme et raisonnable qui sont d'une extension égale et qui s'englobent l'une l'autre mutuellement. Mais nous devons ici prendre garde au fait que par une dénomination, nous n'entendons pas, comme en grammaire, un seul mot, mais parfois plusieurs mots réunis en une circonlocution. Car tous ces mots, celui qui, dans ses actions, observe les lois de son pays, ne font qu'une seule dénomination, équivalente à ce seul mot, juste.

 

En imposant des dénominations, certaines d'une signification plus large, d'autres d'une signification plus étroite, nous réduisons le calcul des consécutions des choses imaginées dans l'esprit à un calcul des consécutions d'appellations. Par exem­ple, si l'on place devant les yeux d'un homme qui n'a pas du tout l'usage de la parole (tel un homme né entièrement sourd et muet et qui le demeure) un triangle, et à côté de ce triangle, deux angles droits (comme le sont les coins d'une figure carrée), cet homme peut, en méditant, les comparer et trouver que les trois angles de ce triangle sont égaux à ces deux angles droits qui se trouvent à côté. Mais si un triangle d'une forme différente du premier lui est montré, il ne pourra savoir, sans un nouvel effort, si les trois angles de ce triangle-ci sont aussi égaux aux deux angles droits. Mais celui qui a l'usage des mots, quand il observe qu'une telle égalité est la conséquence, ni de la longueur des côtés, ni de quelque autre chose particulière dans son triangle, mais seulement de ce que les côtés sont rectilignes et les angles au nombre de trois, et que cela suffit pour qu'il nomme cette figure un triangle, conclura avec confiance qu'uni­versellement une telle égalité des angles se trouve en tous les triangles, quels qu'ils soient, et il enregistrera sa découverte dans ces termes généraux : tout triangle a ses trois angles égaux à deux angles droits. Et ainsi la consécution trouvée en un cas particulier est enregistrée et mémorisée comme une règle universelle, et elle libère notre calcul mental du moment et du lieu, et nous délivre de tout travail de l'esprit, à l'exception du premier, et elle fait que ce qui a été trouvé vrai ici et maintenant est vrai en tous temps et en tous lieux.

 

Mais l'usage des mots pour enregistrer nos pensées n'est nulle part aussi mani­feste que quand nous comptons. Un idiot congénital, qui n'a jamais pu apprendre par coeur l'ordre des noms des nombres, comme un, deux, et trois, peut noter chaque coup de l'horloge, et faire un signe de tête à chaque fois, ou dire un, un, un, mais il ne peut jamais savoir quelle heure il est. Et il semble qu'il fut un temps où ces noms de nombres n'étaient pas en usage, et les hommes étaient forcés de poser les doigts d'une main, ou des deux, sur les choses dont ils voulaient tenir le compte. Et c'est de là que vient qu'aujourd'hui que les noms de nombres ne sont que dix en toute nation, et ne sont que cinq dans certaines nations, après quoi ils recom­mencent. Et celui qui sait compter jusqu'à dix, s'il récite les nombres dans le désor­dre, se perdra, et ne saura pas s'il a fini. Encore bien moins sera-t-il capable d'addi­tionner, de soustraire, et de réaliser toutes les autres opérations de l'arithmétique. Si bien que sans mots, il est impossible de compter des nombres, encore moins de calcu­ler des gran­deurs, la vitesse, la force, et d'autres choses dont le calcul est nécessaire à l'existence ou au bien-être de l'humanité.

 

Quand deux dénominations sont jointes ensemble dans une consécution, ou une affirmation, comme par exemple, un homme est une créature vivante, ou, si c'est un homme, c'est une créature vivante, si la seconde [dénomination] créature vivante veut dire tout ce que dit la première, alors l'affirmation, ou la consécution, est vraie, sinon elle est fausse. Car vrai et faux sont des attributs de la parole, non des choses. Et là où la parole n'est pas, il n'y a ni vérité ni fausseté. Il peut y avoir erreur, comme quand nous nous attendons à quelque chose qui n'arrivera pas, ou quand nous [nous] imaginons [qu'a eu lieu] ce qui n'a pas eu lieu, mais ni dans un cas, ni dans l'autre, on ne peut vous accuser d'avoir failli à la vérité.

 

Étant donné que la vérité consiste à ordonner correctement les dénominations dans nos affirmations, un homme qui cherche l'exacte vérité doit se souvenir de ce que signifie chaque dénomination qu'il utilise, et il doit la placer en conséquence, ou sinon, il se trouvera empêtré dans les mots, comme un oiseau dans les gluaux, [et] plus il se débattra, plus il sera englué. Et donc, en géométrie (qui est la seule scien­ce jusqu'ici qu'il a plu a Dieu d'octroyer à l'humanité), les hommes commencent par asseoir le sens de leurs mots, ce qu'ils appellent définitions, et ils les placent au com­mencement de leur calcul.

 

On voit par là combien il est nécessaire à quiconque aspire à la vraie con­nais­sance d'examiner les définitions des auteurs précédents, et, ou de les corriger quand elles sont avancées négligemment, ou de les faire par soi-même. Car les erreurs se multiplient par elles-mêmes, selon la poursuite du calcul, et elles condui­sent les hommes à des absurdités, qu'ils finissent par saisir, mais auxquels il ne peuvent se soustraire sans refaire de nouveau le calcul depuis le début, où se trouve le fondement de leurs erreurs. De là vient que ceux qui font confiance aux livres font comme ceux qui additionnent des petits totaux pour faire un grand total, sans envisager si ces petites totaux [eux-mêmes] ont été les résultats d'additions correctes, et qui, trouvant enfin l'erreur manifeste, et ne suspectant pas leurs premiers fon­dements, ne savent pas comment s'en sortir, perdent leur temps à voleter à la surface de leurs livres, comme des oiseaux qui, entrés par la cheminée, et se trouvant enfermés dans une pièce, volettent vers la lumière trompeuse des carreaux de la fenêtre, l'intelligence qui leur permettrait d'envisager par où ils sont entrés leur faisant défaut. De sorte que c'est dans la définition correcte des dénominations que repose le premier usage de la parole, qui est l'acquisition de la science, et c'est sur les définitions inexactes, ou sur l'absence de définitions que repose le premier abus, dont procèdent toutes les opinions fausses et insensées qui font que ces hommes qui reçoivent leur instruction de l'autorité des livres, et non de leur propre méditation, se trouvent autant au-dessous de la conditions des hommes ignorants, que les hommes qui possèdent la vraie science se trouvent au-dessus. Car l'ignorance se situe au milieu, entre la vraie science et les doctrines erronées. La sensation et l'imagination naturelles ne sont pas sujettes à l'absurdité. La nature elle-même ne peut pas s'égarer. C'est quand les hom­mes disposent d'une grande richesse du langage qu'ils deviennent ou plus sages, ou plus fous qu'à l'ordinaire. Il n'est pas possible à un homme, sans les lettres, de devenir ou parfaitement sage ou, à moins que sa mémoire ne soit endommagée par une maladie ou par une mauvaise constitution des organes, parfaitement fou. Car les mots sont les jetons des sages, avec lesquels ils ne font rien d'autre que des calculs, mais ces mots sont la monnaie des sots, qui les évaluent en fonction de l'autorité d'un Aristote, d'un Cicéron ou d'un Saint Thomas, ou de quelque autre docteur qui, quelque docteur qu'il soit, n'est [pourtant] qu'un homme.

 

Sont sujets à dénominations n'importe quels objets, pourvu qu'ils puissent entrer dans un calcul ou y être pris en considération, y être additionnés les uns aux autres pour faire une somme, ou soustraits les uns des autres en laissant un reste. Les Latins appellent rationnes les calculs d'argent, et ratiocinatio, le fait de calculer. Et ce que nous appelons, dans les factures ou les livres de comptes, postes comptables, ils l'appelaient nomina, c'est-à-dire dénominations, et c'est de là qu'ils semblent avoir étendu le mot ratio à la faculté de calculer dans tous les autres domaines. Les grecs n'ont qu'un mot, logos, à la fois pour la parole et la raison ; non  qu'ils pensassent qu'il n'y avait pas de parole sans raison, mais ils pensaient qu'il n'existe pas de raison­nement sans parole; et l'acte de raisonner, ils l'appelaient syllogisme, ce qui signifie récapituler les conséquences d'une énonciation par rapport à une autre. Et parce que les mêmes choses peuvent entrer dans un calcul en fonction de divers acci­dents, leurs dénominations sont (pour montrer cette diversité) diversement déformées et diver­sifiées. Cette diversité de dénominations peut se réduire à quatre points généraux.

 

Premièrement, une chose peut entrer dans un calcul en tant que matière ou corps, comme vivante, sensible, raisonnable, chaude, froide, mue, immobile, dénominations par lesquelles le mot matière, ou corps, est sous-entendu, toutes ces dénominations s'appliquant à la matière.

 

Deuxièmement, une chose peut entrer dans un calcul, ou y être prise en consi­dération, en tant qu'accident ou qualité que nous pensons être en elle, comme être mue, être de telle longueur, être chaude, etc. Et alors, à partir de la dénomination de la chose elle-même, par un petit changement, une petite déformation, nous for­mons une dénomination pour cet accident que nous envisageons, et, pour vivante, nous mettons dans notre calcul vie, pour mue, mouvement, pour chaud, chaleur, pour long, longueur, et ainsi de suite. Toutes ces dénominations sont des dénominations d'acci­dents et de propriétés par lesquels une matière, un corps, se différencie d'un autre. Elles sont appelées des dénominations abstraites parce qu'elles sont séparées, non de la matière, mais du calcul portant sur la matière.

 

Troisièmement, nous introduisons dans notre calcul les propriétés de nos propres corps, par lesquels nous faisons une distinction semblable : quand quelque chose est vu par nous, nous ne calculons pas sur la chose elle-même, mais sur la vision, la couleur, l'idée de la chose dans le phantasme, et quand quelque chose est entendu, nous ne calculons pas sur elle, mais sur la seule audition, le seul son, qui est le phan­tasme, la conception que nous en avons par l'oreille. Telles sont les dénominations de phantasmes.

 

Quatrièmement, nous introduisons dans notre calcul, envisageons, et donnons des dénominations aux dénominations elles-mêmes, et aux paroles, car général, uni­ver­sel, particulier, équivoque, sont des dénominations de dénominations. Et affirma­tion, interrogation, commandement, narration, syllogisme, sermon, oraison, et de nom­breuses autres dénominations, sont des dénominations de paroles. Et c'est [là] toute la variété des dénominations positives qui sont produites pour désigner quel­que chose qui se trouve dans la nature, ou qui peut être feint par l'esprit de l'homme, comme les corps qui existent ou qui peuvent être conçus comme existants, les propriétés qui existent ou dont nous feignons l'existence, ou les mots et la parole.

 

Il y a aussi d'autres dénominations, appelées négatives, qui sont des signes qui veulent dire qu'un mot n'est pas la dénomination de la chose en question, comme ces mots : rien, infini, indicible, trois moins quatre, ainsi de suite, qui sont néanmoins d'usa­ge dans le calcul, ou dans la correction de calcul, et qui rappellent à l'esprit les méditations passées, bien que ces mots ne soient pas la dénomination de quelque chose, parce qu'ils nous font refuser d'admettre les dénominations qui ne sont pas employées correctement.

 

Toutes les autres dénominations ne sont que des sons sans signification, et elles sont de deux sortes. L'une, quand elles sont nouvelles et que, néanmoins, leur sens n'est pas expliqué par des définitions, et de telles dénominations ont été abondamment inventées par les Scolastiques et des philosophes embrouillés.

 

L'autre, quand on fabrique une dénomination avec deux dénominations dont les significations sont contradictoires et incompatibles, comme cette dénomination : un corps incorporel, ou, ce qui est tout comme, une substance incorporelle, et il y en a beaucoup d'autres. Car toutes les fois qu'une affirmation est fausse, les deux dénomi­nations dont elle est composée, mises ensemble et n'en faisant qu'une, ne veulent rien dire du tout. Par exemple, si c'est une affirmation fausse que de dire qu'un qua­dri­latère est circulaire, la dénomination quadrilatère circulaire ne veut rien dire, mais ce n'est qu'un simple son. De même, si il est faux de dire que la vertu peut être versée, ou soufflée vers le haut et vers le bas, les mots vertu infuse, vertu insufflée sont aussi absurdes et dénués de signification qu'un quadrilatère circulaire. Par con­séquent, nous ne rencontrerons guère de mot dénué de sens et de signification qui ne soit pas composé de quelques dénominations latines ou grecques. Les Français entendent rarement nommer notre Sauveur par la dénomination de Parole, mais souvent par la dénomination de Verbe, et pourtant Verbe et Parole ne diffèrent aucu­nement, si ce n'est que l'une des dénominations est Latine, l'autre Française.

 

Quand un homme, en entendant des paroles, a les pensées que les mots entendus, et leur connexion, avaient pour destination de signifier, et pour laquelle ils étaient utilisés, on dit alors qu'il comprend ces paroles; la compréhension n'étant rien d'autre qu'une conception causée par la parole. Et donc, si la parole est particulière à l'homme, et pour autant que je le sache, c'est le cas, alors la compréhension lui est aus­si particulière. Par conséquent, des affirmations absurdes et fausses, au cas où elles seraient universelles, il ne peut y avoir aucune compréhension, même si nom­breux sont ceux qui croient alors comprendre, quand ils ne font que répéter les mots à voix basse ou les réciter dans leur esprit.

 

Quelles sortes de paroles signifient les appétits, les aversion et les passions de l'esprit humain, et quel est leur usage et leur abus, j'en parlerai quand j'aurai parlé des passions.

 

Les dénominations des choses qui nous affectent, c'est-à-dire qui nous plaisent ou nous déplaisent, sont, dans les entretiens des hommes, d'une signification variable, parce que tous les hommes ne sont pas affectés de la même façon par les mêmes choses, ni le même homme à des moments différents. Etant donné en effet que toutes les dénominations ont pour fonction de signifier nos conceptions, et que toutes nos affections ne sont rien que des conceptions, quand nous concevons les mêmes choses différemment, nous ne pouvons guère éviter des les nommer différemment. Car même si la nature de ce que nous concevons est la même, pourtant, nous la recevons diversement, selon les différentes constitutions corporelles, et selon la prévention de notre opinion, qui donnent à toute chose la couleur de nos différentes passions. Par conséquent, il faut, en raisonnant, prendre garde aux mots qui, outre la signifi­cation de ce que nous imaginons de leur nature, ont aussi une signification [qui dépend] de la nature, de la disposition et de l'intérêt du locuteur, comme dans le cas des déno­minations des vertus et des vices, car un homme appelle sagesse ce que l'autre appelle crainte, et l'un appelle cruauté ce que l'autre appelle justice, l'un ap­pelle prodigalité ce que l'autre appelle magnificence, l'un appelle gravité ce que l'autre appelle stupidité, etc. Et donc, de telles dénominations ne peuvent jamais être les vrais fondements d'une ratiocination. Pas plus que les métaphores et les tropes utilisés en parlant, mais ces derniers sont moins dangereux car ils déclarent leur instabilité, ce que les autres dénominations ne font pas.

 


Chapitre V : De la Raison et de la Science

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra


Quand on raisonne, on ne fait rien d'autre que de concevoir une somme totale à partir de l’addition des parties, ou de concevoir un reste, à partir de la soustraction d'une somme d'une autre somme, ce qui, si on le fait avec des mots, consiste à con­cevoir la consécution [qui va] des dénominations de toutes les parties à la déno­mination du tout, ou celle [qui va] des dénominations du tout et d'une partie à la dénomination de l'autre partie. Et bien que pour certaines choses, comme pour les nombres, outre additionner et soustraire, on nomme d'autres opérations multiplier et diviser, pourtant ce sont les mêmes opérations, car la multiplication n'est rien que le fait d'additionner des choses égales, et la division n'est rien que le fait de soustraire une chose, aussi souvent que c'est possible. Ces opérations n'appartiennent pas seule­ment aux nom­bres, mais à toutes les sortes de choses qui peuvent être addi­tionnées l'une à l'autre ou ôtées l'une de l'autre. De même que les spécialistes d'arithmétique enseignent comme on additionne ou soustrait des nombres, de même les spécialistes de géométrie enseignent comme on le fait avec des lignes, des figures (solides ou planes), des angles, des proportions, des temps, de degrés de vitesse, de force, de puissance, ainsi de suite. Les logiciens enseignent la même chose pour les consé­cutions de mots, additionnant ensemble deux dénominations pour faire une affirma­tion, et deux affirmations pour construire un syllogisme, et plusieurs syllogismes pour construire une démonstration; et de la somme, ou de la conclusion d'un syllogisme, ils sous­traient une proposition pour en trouver une autre. Les auteurs politiques additionnent ensemble des pactes pour découvrir les devoirs des hommes, et les jurisconsultes des lois et des faits, pour découvrir ce qui est juste et injuste dans les actions des particuliers. En somme, quel que soit le domaine, il y a place pour l'addition et la soustraction, et il y a aussi place pour la raison ; et là ou elles n'ont aucune place, la raison n'a rien à y faire du tout.

 

En dehors de tout cela, nous pouvons définir (c'est-à-dire déterminer) ce que signifie le mot raison quand nous la comptons parmi les facultés de l'esprit. Car la RAISON, en ce sens, n'est rien d'autre que le fait de calculer (c'est-à-dire additionner et soustraire) les consécutions des dénominations générales admises pour marquer et signifier nos pensées. Je dis marquer, quand nous calculons par nous-mêmes, et signifier quand nous démontrons ou prouvons à autrui nos calculs.

 

Et de même que les hommes qui ne sont pas spécialistes en arithmétique se trompent nécessairement et font des opérations fausses, et cela peut arriver fré­quemment aux spécialistes eux-mêmes, de même dans tout sujet de raisonne­ment, les plus capables, les plus scrupuleux, les plus expérimentés des hommes peuvent se tromper, et inférer de fausses conclusions. Non que cette raison, par elle-même, ne soit la droite raison, de même que l'arithmétique est un art certain et infaillible, mais la raison d'aucun homme, ni d'aucun groupe d'hommes, ne produit la certitude, pas plus qu'un compte n'est par conséquent bien calculé parce qu'un grand nombre d'hommes l'ont unanimement approuvé. Par conséquent, de même que quand il y a une controverse sur un calcul, les parties doivent, de leur propre accord, instituer, comme la droite raison, la raison de quelque arbitre, de quelque juge, à la sentence duquel il se tiendront tous deux (ou leur controverse en viendra aux poings, ou ne trouvera pas de solution, par défaut d'une droite raison constituée par Nature), de même en est-il dans tous les débats, quel que soit le genre de débat. Et quand des hommes qui se pensent plus sages que les autres exigent bruyamment la droite raison comme juge, et pourtant ne cherchent qu'une chose, que les choses sont décidées par aucun autre raison humaine que la leur, c'est aussi intolérable dans la société des hommes que dans le jeu de cartes, quand l'un des joueurs, après le tirage de l'atout, utilise comme atout, à chaque occasion qui l'arrange, la couleur qu'il a le plus en main. Car ils ne font rien d'autre que ceux qui veulent que chacune de leurs passions, quand elle en vient à prendre empire sur eux, soit considérée comme droite raison, et cela dans leur propre controverse, trahissant leur défaut de droite raison par la revendication qu'ils posent à son sujet.

 

L'usage et la fin de la raison n'est pas de trouver la somme ou la vérité de l'une ou de plusieurs conséquences éloignées des premières définitions et des significations établies des dénominations, mais de commencer à celles-ci, et de continuer [en allant] d'une conséquence à une autre. Car il ne peut y avoir aucune certitude de la dernière conclusion sans une certitude de toutes ces affirmations et négations sur lesquelles elle est fondée et à partir desquelles elle a été inférée. Par exemple, quand un chef de famille, en tenant des comptes, additionne les sommes de toutes les factures des dépenses en une seule somme, s'il ne prend pas garde à la façon dont  l'addition de chaque facture a été faite par ceux qui doivent s'en acquitter, et ne fait pas attention aux raisons pour lesquelles il y a eu dépense, cela ne lui est pas plus profitable que s'il acceptait le compte globalement, se fiant à la compétence et à l'honnêteté des comp­tables. De même, celui qui, en raisonnant sur toutes les autres choses, adopte des conclusions sur la foi des auteurs sans aller les tirer des premiers articles de chaque calcul (qui sont les significations des dénominations établies par des défi­nitions), celui-là perd sa peine, ne sait rien, et ne fait rien d'autre que de croire seulement.

 

Quand on calcule sans utiliser des mots, ce qui peut être fait pour des choses particulières, comme quand, à la vue d'un seule chose quelconque, on conjecture ce qui a probablement précédé, ou ce qui s'ensuivra probablement : si ce que l'on pensait probablement s'ensuivre ne s'ensuit pas, ou si ce que l'on pensait probablement avoir précédé n'a pas précédé, on appelle cela une ERREUR, et même les hommes les plus prudents y sont sujets.  Mais quand nous raisonnons avec des mots de signifi­cation générale, et que nous tombons sur une inférence générale fausse, bien que, communément, on nomme cela une erreur, c'est en vérité une ABSURDITÉ, des paroles dénuées de sens. Car l'erreur n'est que le fait de se tromper, en présumant que quelque chose est passé, ou à venir, chose qui ne s'est pas passée ou qui n'était pas à venir, mais dont nous n'avions pas découvert l'impossibilité. Mais quand nous faisons une assertion générale, à moins qu'elle ne soit vraie, sa possibilité ne peut pas être conçue. Et les mots par lesquels nous ne concevons rien d'autre que le son sont ceux que nous appelons absurdes, sans signification, sans sens. Si quelqu'un me parlait d'un quadrilatère circulaire, ou des accidents du pain dans le fromage, ou de substances immatérielles, ou d'un sujet libre, d'une libre volonté, ou de quoi que ce soit de libre (mais pas selon cette personne au sens de libéré d'un obstacle qui s'oppo­se à nous ), je ne dirais pas que cette personne est dans l'erreur, mais que ses mots ne veulent rien dire, c'est-à-dire qu'ils sont absurdes.

 

J'ai dit précédemment, au chapitre deux, que l'homme l'emporte sur tous les autres animaux par cette faculté qui fait que quand il conçoit une chose, quelle qu'elle soit, il est enclin à rechercher les conséquences de cette chose, et les effets qu'il pour­rait produire avec. Et maintenant, j'ajoute un autre degré de cette supériorité : l'homme peut réduire les consécutions qu'il trouve à des règles générales, nommées théorèmes ou aphorismes, ce qui veut dire qu'il peut raisonner, calculer, non seule­ment sur des nombres, mais aussi sur toutes les autres choses que l'on peut addi­tionner les unes aux autres ou soustraire les unes des autres.

 

Mais ce privilège est tempéré par un autre, le privilège de l'absurdité, auquel au­cu­ne créature vivante n'est sujette, sinon l'homme seul. Et parmi les hommes, ceux qui  y sont de tous les plus sujets sont ceux qui professent la philosophie. Car ce que Cicéron dit d'eux quelque part est très vrai, qu'il ne peut rien y avoir de plus absurde que ce qu'on peut trouver dans les livres des philosophes. Et la raison en est mani­feste, car aucun d'eux ne commence sa ratiocination [en partant] de définitions et d'explications des dénominations qu'il doit employer. Cette méthode a été utilisée seulement en géométrie, et de cette façon, les conclusions de la géométrie ont été rendues indiscutables.

 

La première cause des conclusions absurdes, je l'attribue au manque de méthode, c'est-à-dire qu'ils ne commencent pas leur ratiocination [en partant] de définitions, c'est-à-dire de significations établies de leurs mots, comme s'ils pouvaient faire des calculs sans connaître la valeur des noms des nombres, un, deux, et trois.

 

Vu que tous les corps entrent dans des calculs selon diverses considérations, que j'ai mentionnées dans le chapitre précédent, ces considérations étant différemment nommées, des absurdités différentes procèdent de la confusion des dénominations et de leur liaison incorrecte dans des assertions. Et par conséquent,

 

La deuxième cause des assertions absurdes, je l'attribue au fait de donner des dénominations de corps aux accidents ou des dénominations d'accidents aux corps, comme le font ceux qui disent que la foi est infuse ou inspirée, alors que rien ne peut être versé ou soufflé dans quoi que ce soit, sinon un corps, ceux qui disent que l'étendue est corporelle, que les phantasmes sont des esprits, etc..

 

La troisième, je l'attribue au fait de donner des dénominations d'accidents de corps [qui se trouvent] hors de nous aux accidents de nos propres corps, comme font ceux qui disent que la couleur est dans le corps [extérieur], le son dans l'air, etc..

 

La quatrième, au fait de donner des dénominations de corps aux dénominations ou aux paroles, comme le font ceux qui disent qu'il y a des choses universelles, qu'une créature vivante est un genre, ou une chose générale, etc..

 

La cinquième, au fait de donner des dénominations d'accidents aux dénominations et aux paroles, comme font ceux qui disent que la nature d'une chose est sa défini­tion, que l'ordre d'un homme est sa volonté, et ainsi de suite.

 

La sixième, au fait d'employer des métaphores, des tropes, et d'autres figures de rhétorique, au lieu d'employer les mots appropriés. Car, quoiqu'il soit légitime de dire, par exemple, que le chemin va, ou conduit ici ou là, que le proverbe dit ceci ou cela (alors que les chemins ne peuvent pas aller, ni les proverbes parler), néanmoins, dans le calcul, et dans la recherche de la vérité, de pareilles paroles ne doivent pas être admises.

 

La septième, je l'attribue aux dénominations qui ne veulent rien dire, mais qui sont adoptées par les Écoles et apprises mécaniquement, comme hypostatique, transsubstantié, consubstantié, maintenant-éternel, et tout le jargon de même type des Scolastiques.

 

Celui qui peut éviter ces choses ne tombera pas facilement dans quelque absur­dité, à moins que le calcul ne soit long, auquel cas il se peut qu'il oublie ce qui a précédé. Car tous les hommes, par nature, raisonnent de façon semblable, et ils raisonnent bien quand ils ont de bons principes. Qui est assez stupide pour à la fois faire une erreur en géométrie, et persévérer alors qu'un autre la lui a révélée?

 

De cela, il apparaît que la raison n'est pas née avec nous, comme la sensation et le souvenir, ne s'acquiert pas par l'expérience seule, comme la prudence, mais qu'on y parvient par le travail, premièrement en posant convenablement des dénomina­tions, deuxièmement en acquérant une bonne et rigoureuse méthode, partant des éléments, qui sont les dénominations, pour aller jusqu'aux assertions faites par la liaison des dénominations, et aussi jusqu'aux syllogismes, qui sont des liaisons d'as­sertions, jusqu'à ce que nous arrivions à la connaissance de toutes les consécutions de dénominations qui se rapportent au sujet entrepris, et c'est là ce que les hommes appellent science. Alors que la sensation et le souvenir ne sont qu'une connaissance d'un fait, qui est une chose passée et irrévocable, la science est la connaissance des consécutions, et de la dépendance d'un fait par rapport à un autre, science par laquelle, à partir de ce que nous savons présentement faire, nous savons comment faire quelque chose d'autre quand nous le voulons, ou une chose semblable, à un autre moment; parce que, quand nous comprenons comment une chose se produit, à partir de quelles causes, et par quelle manière, et que les mêmes causes viennent en notre pouvoir, nous comprenons comment nous pouvons leur faire produire les mêmes effets.

 

Par conséquent, les enfants ne sont doués d'aucune raison, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus à l'usage de la parole, mais on les nomme des créatures raisonnables en raison de la possibilité qui apparaît chez eux d'avoir dans un temps à venir l'usage de la raison. Et la plupart des hommes, quoiqu'ils aient jusqu'à un certain point l'usage du raisonnement, comme quand ils utilisent des nombres jusqu'à un certain niveau, ne s'en servent néanmoins que pour peu d'usages dans la vie courante, dans laquelle ils se gouvernent, certains mieux, d'autres de pire façon, selon leurs différences d'expé­rience, de vitesse de la mémoire et selon leurs inclinations vers différents buts, mais surtout selon la bonne ou la mauvaise fortune et selon les erreurs des uns et des autres. Car, pour ce qui est de la science (des règles certaines de leurs actions), ils en sont si loin qu'ils ne savent [même] pas ce qu'elle est. Ils ont cru que la géométrie, c'était des tours de passe-passe.  Mais, pour les autres sciences, ceux à qui l'on n'en a pas appris les commencements, et qui n'ont pas pu y faire certains progrès pour qu'ils puissent voir comment elles sont engendrées et acquises, sont sur ce point comme les enfants qui n'ont aucune idée de la génération, et à qui les femmes font croire que leurs frères et soeurs n'ont pas été enfantés, mais ont été trouvés dans le jardin.

 

Pourtant, ceux qui n'ont aucune science sont dans une condition meilleure et plus noble, avec leur prudence naturelle que ceux qui, en raisonnant mal, ou en faisant confiance à ceux qui raisonnent de façon incorrecte, se précipitent dans des règles générales fausses et absurdes. Car l'ignorance des causes et des règles ne mène pas les hommes si loin de leur chemin, que le fait de se fonder sur de fausses règles et de prendre pour causes de ce dont ils aspirent, de fausses causes qui sont plutôt les causes du contraire.

 

Pour conclure, la lumière de l'esprit humain, ce sont des mots clairs, mais d'abord débarrassés des impuretés et purgés de toute ambiguïté, par d'exactes défi­nitions. La raison est la marche, le développement de la science est le chemin, et l'avan­­tage pour l'humanité est le but. Et, au contraire, les métaphores et les mots dénués de sens et ambigus sont semblables aux ignes fatui, et raisonner à partir d'eux, c'est errer dans d'innombrables absurdités, et leur aboutissement, ce sont les disputes, les discordes et la désobéissance.

 

De même que beaucoup d'expérience est la prudence, beaucoup de science est la sapience. Car, quoique nous ayons la seule dénomination "sagesse" pour les deux, pourtant les Latins faisaient toujours une distinction entre prudentia et sapientia, attribuant la première à l'expérience et la seconde à la science. Mais, pour faire apparaître la différence plus clairement, imaginons un homme doué par la nature d'une capacité à manier les armes et d'une dextérité excellentes, et un autre homme qui a ajouté à cette dextérité une science acquise des endroits où il peut toucher son adversaire, et où son adversaire peut le toucher, ceci dans toutes les positions et les gardes possibles. L'habileté du premier serait à l'habileté du second ce que la pru­dence est à la sapience. Les deux sont utiles, mais la seconde est infaillible. Mais ceux qui, faisant seulement confiance à l'autorité des livres, suivent aveuglement les aveugles, sont comme celui qui, faisant confiance aux fausses règles d'un maître d'escrime, se risque présomptueusement sur un adversaire qui, soit va le tuer, soit va le déshonorer.

 

Les signes de la science sont les uns certains et infaillibles, d'autres incertains. Ils sont certains quand celui qui a la prétention [d'avoir] la science de quelque chose, peut l'enseigner, c'est-à-dire en démontrer clairement la vérité à autrui. Ils sont incertains, quand seuls certains événements particuliers répondent à sa prétention, et en de nombreuses occasions se révèlent être ce qu'il avait dit qu'ils devraient être. Les signes de la prudence sont tous incertains, car il est impossible d'observer par expérience et de se rappeler toutes les circonstances qui peuvent modifier le résultat. Mais dans toute affaire, où l'on ne peut procéder par une science infaillible, et qui est sujette à de nombreuses exceptions, délaisser son propre jugement naturel et se [laisser guider] par des sentences lues chez les auteurs, c'est un signe de déraison que l'on méprise généralement par le nom de pédanterie. Et même parmi ces hommes qui, dans les conseils de la République, aiment étaler leurs lectures de politique et d'histoire, il en est fort peu qui font la même chose dans leurs affaires domestiques, où leur l'intérêt particulier est en jeu, ayant assez de prudence pour leurs affaires privées, bien qu'en public, ils ne font pas plus attention à la réputation de leur propre esprit qu'au succès des affaires d'autrui.

           

 

Chapitre VI : Des commencements intérieurs des mouvements volontaires, couramment appelés passions; et des paroles par lesquelles ils sont exprimés.

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

Les animaux ont deux sortes de mouvements qui leur sont particuliers: l'un, appelé mouvement vital, commence à la génération, et continue sans interruption pen­dant toute leur vie. Tels sont la circulation sanguine, le pouls, la respiration, la digestion, la nutrition, l'excrétion, etc., lesquels mouvements ne nécessitent pas l'aide de l'imagination. L'autre mouvement est le mouvement animal, aussi appelé mouve­ment volontaire, comme marcher, parler, bouger l'un de nos membres, d'une façon telle que le mouvement a d'abord été imaginé dans notre esprit. Que la sensation soit un mouvement dans les organes et les parties intérieures du corps de l'homme, causé par l'action des choses que nous voyons, entendons, etc., et que ce phantasme ne soit qu'un reste du même mouvement, demeurant après la sensation, tout cela a déjà été dit dans les premier et deuxième chapitres. Et parce que marcher, parler, et les mouvements volontaires du même type dépendent toujours d'une pensée antérieure du vers où, du par où, ou du quoi, il est évident que l'imagination est le premier com­men­cement interne de tout mouvement volontaire. Et quoique les hommes qui n'ont pas étudié ne conçoivent pas du tout de mouvement là où la chose mue est invisible, ou là où l'espace dans lequel elle est mue, à cause de sa petitesse, est imperceptible, pourtant cela n'empêche pas que de tels mouvements existent. Car, qu'un espace soit aussi petit que possible, ce qui est mu dans un espace plus grand, dont ce petit espace est une partie, doit d'abord être mu dans cette partie. Ces petits commencements de mouvements à l'intérieur du corps de l'homme, avant qu'ils n'apparaissent dans le fait de marcher, parler, frapper, et d'autres actions visibles, sont couramment nommés EFFORTS.

 

Cet effort, quand il est dirigé vers quelque chose qui le cause, est appelé APPÉTIT ou DÉSIR, la première dénomination étant la dénomination générale, et l'autre déno­mination étant souvent restreinte à signifier le désir de nourriture, à savoir la faim et la soif. Et quand l'effort provient de [l'intention de] se garder de quelque chose, on le nomme AVERSION. Ces mots appétit et aversion nous viennent des Latins, et les deux signifient les mouvements, l'un qui consiste à se rapprocher de quelque chose, l'autre à fuir quelque chose. C'est aussi ce que signifient les mots grecs ormè et aphormè. Car la nature elle-même, vraiment, imprime souvent ces vérités en l'homme sur lesquelles il achoppe quand, après coup, il cherche quel­­que chose au-delà de la Nature. Car les Scolastiques ne trouvent, dans le sim­ple appétit de marcher, aucun mouvement actuel, mais comme ils doivent [bien] recon­naître qu'il y a quelque mouvement, ils le nomment mouvement méta­pho­rique, ce qui n'est rien d'autre que des paroles absurdes, car, même si des mots peuvent être dits méta­phoriques, il n'en est pas ainsi des corps et des mouvements.

 

Ce que les hommes désirent, on dit qu'ils l'AIMENT, et qu'ils HAISSENT les choses pour lesquelles ils ont de l'aversion. Si bien que désirer et aimer sont la même chose, sauf que par désir, nous signifions l'absence de l'objet, et par amour, plus cou­ram­ment la présence du même objet. De même, par aversion, nous signifions l'absence, et par haine, la présence de l'objet.

 

Parmi les appétits et les aversions, certains naissent avec les hommes, comme l'appétit de la nourriture, l'appétit d'excrétion et d'exonération (que l'on peut aussi et plus proprement appeler des aversions de quelque chose qu'ils sentent dans leur corps) et quelques autres appétits peu nombreux. Les autres, qui sont des appétits de choses particulières, procèdent de l'expérience et de l'essai de leurs effets sur eux-mêmes ou sur les autres. En effet, en ce qui concerne les choses que nous ne connaissons pas du tout, ou que nous croyons ne pas exister, nous ne devons avoir d'autre désir que celui de goûter ou d'essayer. Mais nous avons de l'aversion pour les choses, non seulement qui, nous le savons, nous ont nui, mais aussi pour celles dont nous ne savons pas si elles nous nuiront ou pas.

 

Ces choses que nous n'aimons ni ne haïssons, on dit qu'elles sont méprisées, le MEPRIS n'étant rien d'autre qu'une immobilité, qu'un refus du coeur qui consiste à résister à l'action de certains choses, et qui vient de ce que le coeur est déjà mu autrement, par des objets plus puissants, ou qui vient d'un défaut d'expérience de ces choses.

 

Et parce que la constitution du corps de l'homme est en continuelle mutation, il est impossible que toutes les mêmes choses causent toujours en lui les mêmes appétits et les mêmes aversions. Encore moins les hommes peuvent-ils s'accorder sur le désir d'un seul et même objet.

 

Mais, quel que soit l'objet de l'appétit de l'homme ou de son désir, c'est, pour sa part, ce qu'il nomme bon, et l'objet de sa haine et de son aversion, il le nomme mauvais. L'objet de son mépris, il le nomme sans valeur et insignifiant. Mais l'utilisation de ces mots de bon, mauvais, et méprisable se fait selon la personne qui la pratique. Il n'existe rien qui soit ainsi, simplement et absolument, ni aucune règle commune du bon et du mauvais qu'on puisse tirer de la nature des objets eux-mêmes, car cette règle vient de l'individualité de l'homme, là où il n'y a pas de République, ou, dans une République, d'une personne qui le représente, ou d'un arbitre, d'un juge que les hommes en désaccord établissent par consentement, et dont la sentence constitue la règle du bon et du mauvais.

 

La langue latine a deux mots dont la signification se rapproche de celle de bon et mauvais, mais [le sens] n'est pas exactement le même : pulchrum et turpe, le pre­mier signifiant ce qui, par certains signes apparents, promet d'être bon, et le deuxième signifiant ce qui promet d'être mauvais. Mais, dans notre langue, nous n'avons pas de dénominations générales pour exprimer cela. Mais, pour pulchrum, nous disons, pour certaines choses, fair, pour d'autres, beautiful ou handsome, ou gallant, ou honorable, ou comely, ou amiable, et pour turpe, foul, deformed, ugly, base, nauseous, et ainsi de suite, en fonction de l'objet. Tous ces mots, placés convenablement, ne signifient rien d'autre que l'air, l'aspect, ce qui promet du bon ou du mauvais. Si bien qu'il y a trois genres de biens : ce qui s'annonce bon, c'est-à-dire pulchrum, ce qui est bon dans les faits, en tant que fin désirée, ce qui est appelé jucundum, agréable, et le bon en tant que moyen, ce qui est appelé utile, avantageux; et il y a autant de genres de mauvais : ce qui promet d'être mauvais est appelé turpe, le mauvais dans les faits et dans la fin est molestum, déplaisant, gênant, et mauvais en tant que moyen : inutile, désavantageux, nuisible.

 

Dans la sensation qui se trouve réellement en nous, comme je l'ai dit plus haut, il n'y a que le mouvement, causé par l'action des objets extérieurs mais qui apparaît à la vue comme lumière et couleur, à l'oreille, comme son, aux narines comme odeur, etc., quand l'action du même objet se poursuit des yeux, des oreilles et des autres organes jusqu'au coeur, l'effet réel n'étant rien d'autre que le mouvement, ou effort, qui consiste en un appétit vers l'objet qui meut, ou en une aversion pour fuir cet objet Mais l'apparition, la sensation de ce mouvement est ce que nous nommons soit  VOLUPTÉ, soit CHAGRIN.

 

Ce mouvement, qui est nommé appétit, et, pour l'apparition, volupté et plaisir, sem­­ble être un appui, une aide du mouvement vital, et donc, les choses, en tant qu'elles causent la volupté ne sont pas improprement nommées jucunda (un juvando), du fait qu'elles aident et fortifient. Le contraire, molesta, désagréables, du fait qu'elles empêchent et dérangent le mouvement vital.

 

Le plaisir, donc, ou volupté, est l'apparition, la sensation de ce qui est bon, et la molestation, le déplaisir, de l'apparition, de la sensation de ce qui est mauvais. Par conséquent, tout appétit, tout désir, tout amour est accompagné de plus ou moins de volupté, et toute haine, toute aversion, de plus ou moins de déplaisir et du sentiment d'être blessé.

 

Parmi les plaisirs, les voluptés, certains naissent de la sensation d'un objet présent, et on peut les nommer plaisirs de la sensation (le mot sensuel, comme il est utilisé seulement par ceux qui condamnent ces plaisirs, n'a pas lieu d'être utilisé tant qu'il n'existe pas de lois). De cette sorte sont tous les plaisirs provoqués par les opérations qui chargent et déchargent le corps, de même que tout ce qui est plaisant à voir, entendre, sentir, goûter, ou toucher. D'autres naissent de l'attente qui procède de la prévision de la fin ou des conséquences des choses, que ces choses plaisent ou qu'elles déplaisent dans la sensation, et ce sont, pour celui qui tire ces conséquences, des plaisirs de l'esprit, et on les nomme généralement JOIE. De la même manière, certains déplaisirs sont dans la sensation et sont nommés PEINE. D'autres corres­pondent à l'attente des conséquences et sont nommés  CHAGRIN.

 

Les passions simples nommées appétit, désir, amour, aversion, haine, joie et chagrin ont reçu des dénominations différentes pour des raisons diverses. Première­ment, quand l'une succède à l'autre, elles sont nommées différemment en fonction de la probabilité qu'ont les hommes d'atteindre ce qu'ils désirent. Deuxièmement, en fonction de l'objet aimé ou haï. Troisièmement, quand on envisage plusieurs de ces passions ensemble. Quatrièmement, en fonction du changement ou de la succession elles-mêmes.

 

En effet, l'appétit lié à l'idée d'atteindre [l'objet]est nommé ESPOIR.

 

Le même, sans une telle opinion, est le DÉSESPOIR.

 

L'aversion, liée à l'idée d'une nuisance venant de l'objet, est la CRAINTE.

 

La même, liée à l'espoir d'empêcher cette nuisance en s'opposant à elle, est le COURAGE.

 

Le courage soudain est la COLÈRE.

 

L'espoir constant est la CONFIANCE EN SOI.

 

Le désespoir constant, la DÉFIANCE DE SOI.

 

La colère pour un grand dommage subi par autrui, quand nous pensons que ce dernier a été fait à tort, est l'INDIGNATION.

 

Le désir du bien pour autrui [est] la BIENVEILLANCE, la BONNE VOLONTÉ, la CHARITÉ. Si cette passion vise l'homme en général, on parle de BON NATUREL.

 

Le désir des richesses [est] la CONVOITISE : une dénomination toujours utili­sée pour blâmer, parce que les hommes, se les disputant, ne sont pas contents de voir un autre les obtenir. Néanmoins, le désir en lui-même doit être ou blâmé ou permis, selon les moyens par lesquels ces richesses sont recherchées.

 

Le désir des emplois et des préséances est l'AMBITION : une dénomination utili­sée aussi de façon péjorative, pour la raison ci-dessus mentionnée.

 

Le désir des choses qui ne contribuent que peu aux fins que nous poursuivons, ou la crainte des choses qui ne les empêchent que pour une faible part, est la PETITESSE [d'esprit].

 

Le mépris des aides et des obstacles minimes est la MAGNANIMITÉ.

 

La magnanimité, s'il y a danger de mort ou de blessures, est la VAILLANCE, la FORCE D’ÂME.

 

La magnanimité dans l'utilisation des richesses et la LIBÉRALITÉ.

 

La petitesse [d'esprit], pour la même chose, est la SORDIDITÉ, l'AVARICE ou l'ESPRIT D’ÉCONOMIE, selon qu'elle est ou non appréciée.

 

L'amour des personnes, en vue de relations sociales, est l'AMABILITÉ.

 

L'amour des personnes, pour le seul plaisir des sens, est la CONCUPISCENCE NATURELLE.

 

L'amour, auquel on a pris goût en repassant dans son esprit, c'est-à-dire en imaginant, le plaisir passé, est la LUXURE.

 

L'amour d'une personne en particulier, lié au désir d'être soi-même aimé en particulier, est la PASSION DE L’AMOUR. Le même, lié à la crainte que l'amour ne soit pas réci­proque, est la JALOUSIE.

 

Le désir de faire regretter à quelqu'un l'une de ses actions en lui causant un tort est le DESIR DE VENGEANCE.

 

Le désir de connaître le pourquoi et le comment est la CURIOSITÉ, qu'on ne trouve en aucune créature vivante, sinon en l'homme; si bien que l'homme se disting­ue, non seulement par sa raison, mais aussi par cette passion singulière, des autres animaux qui sont tenus éloignés de la connaissance des causes par la prédominance de l'appétit de nourriture et des autres plaisirs des sens. Cette curiosité est une con­cupiscence de l'esprit qui, parce que la volupté se poursuit de façon durable et sans fatigue dans l'acquisition du savoir, l'emporte sur la brève impétuosité de tout plaisir charnel.

 

La crainte d'une puissance invisible feinte par l'esprit, ou imaginée à partir de contes publiquement autorisés, est la RELIGION, et quand cette religion n'est pas auto­risée, on la nomme SUPERSTITION. Quand la puissance imaginée est véritable­ment telle que nous l'imaginons, on la nomme vraie religion.

 

La crainte sans qu'on puisse saisir le pourquoi et le quoi est la TERREUR PANIQUE, ainsi nommée en raison des fables qui font de Pan son auteur, alors qu'en vérité il y a toujours en l'homme qui éprouve le premier cette crainte quelque saisie de la cause, tandis que les autres s'enfuient à cause du précédent, chacun supposant que son compagnon sait pourquoi. C'est pourquoi cette passion n'arrive à personne, sinon dans une foule, ou quand il y a une multitude de personnes.

 

La joie qui provient de la saisie d'une nouveauté, est l'ADMIRATION, [passion] propre à l'homme car elle excite l'appétit de connaître la cause.

 

La joie qui naît de l'imagination de son propre pouvoir, de ses propres capacités, est cette exultation de l'esprit qui est nommée SE GLORIFIER. Cette passion, si elle est fondée sur l'expérience de ses propres actions antérieures, est la même chose que la confiance, mais si elle est fondée sur la flatterie d'autrui, ou simplement supposée par l'individu, pour le plaisir de ses conséquences, elle est nommée vaine gloire, ce qui est une juste dénomination, car une confiance bien fondée engendre l'action, alors que la supposition de la puissance ne le fait pas, et est en consé­quence justement nommée vaine.

 

Le chagrin, qui provient de l'idée d'un manque de puissance, est nommé ABATTEMENT.

 

La vaine gloire, qui consiste à feindre ou à supposer des capacités en nous-mê­mes, alors que nous savons que nous ne les possédons pas, touche surtout les jeunes gens, et elle est entretenue par les histoires et les romans [qui mettent en scène] des personnages chevaleresques, [mais] elle se corrige souvent par l'âge et le travail.

 

La soudaine gloire est la passion qui produit ces grimaces qu'on nomme le RIRE. Elle est causée soit par quelque action soudaine dont on est content, soit par la saisie en l'autre de quelque difformité, en comparaison de laquelle on s'applaudit soudainement soi-même. Elle touche surtout ceux qui sont conscients qu'ils possèdent le moins de capacités, et qui sont obligés, pour se conserver leur propre estime, de remarquer les imperfections des autres hommes. Et donc, rire beaucoup des défauts des autres est un signe de petitesse [d'esprit]. Car l'une des tâches des grandes âmes est d'aider les autres et de les libérer du mépris, et de se comparer seulement aux plus capables.

 

Au contraire, l'abattement soudain est la passion qui cause les PLEURS, et elle est causée par des accidents qui ôtent quelque ardent espoir ou quelque soutien de la puissance. Ceux qui y sont les plus sujets sont ceux qui comptent surtout sur des aides extérieures, et tels sont les femmes et les enfants. De là vient que certains pleurent à cause de la perte d'un ami, d'autres à cause de leur dureté, d'autres à cause de l'arrêt soudain de leurs pensées de vengeance, provoqué par une réconciliation. Mais, dans tous ces cas, le rire et les pleurs sont des mouvements soudains, qui sont tous deux supprimés par l'accoutumance, car personne ne rit des vieilles plaisanteries, ou ne pleure à cause d'un ancien malheur.

 

Le chagrin provoqué par quelque défaut de capacité est la HONTE, ou la passion qui se révèle quand nous ROUGISSONS, et elle consiste en l'appréhension de quelque chose de déshonorant. Chez les jeunes gens, c'est le signe qu'on désire avoir une bonne réputation, ce qui est louable. Chez les hommes âgés, c'est le signe du même désir, mais qui n'est pas louable, parce qu'il vient trop tard.

 

Le mépris de la bonne réputation est nommé IMPUDENCE.

 

Le chagrin pour le malheur d'un autre est la PITIE, et elle vient de ce que nous imaginons qu'il peut nous arriver la même chose, et c'est pourquoi cette passion est aussi nommée COMPASSION, et, dans une expression moderne, un SENTIMENT-POUR-SES-SEMBLABLES. C'est pourquoi le meilleur homme a le moins de pitié pour un malheur qui résulte d'une grande méchanceté, et, pour le même malheur, ceux qui ont le moins de pitié sont ceux qui se croient à l'abri [d'un tel événement].

 

Le mépris, le peu de sensibilité pour le malheur d'autrui, est ce qu'on nomme CRUAUTÉ, et cette passion vient de ce qu'on se croit à l'abri du sort. Car, qu'on puisse prendre plaisir aux grands maux des autres hommes, sans autre but personnel, je ne conçois que ce soit possible.

 

Le chagrin causé par le succès d'un concurrent, pour ce qui est de la santé, de l'honneur, ou d'autres biens, joint à un effort de développer nos capacités personnelles afin de l'égaler ou de la surpasser, est nommé ÉMULATION; mais joint à l'effort de supplanter ou d'entraver un concurrent, ce chagrin est nommé ENVIE.

 

Quand, dans l'esprit de l'homme, des appétits et des aversions, des espoirs et des craintes concernant une seule et même chose se présentent alternativement, et que différentes conséquences bonnes ou mauvaises de l'accomplissement ou de l'omission de la chose proposée entrent successivement dans nos pensées, si bien que parfois nous avons pour elle un appétit, parfois une aversion, la somme totale des désirs, aversions, espoirs et craintes, poursuivis jusqu'à ce que la chose soit ou accomplie ou jugée impossible, est ce que nous appelons DÉLIBÉRATION.

 

Par conséquent, il n'y a pas de délibération sur les choses passées, parce que, manifestement, il est impossible de les modifier, ni sur les choses que nous savons être impossibles, ou que nous jugeons telles, parce qu'on sait, ou qu'on croit, qu'une pareille délibération est vaine. Mais nous pouvons délibérer sur les choses impos­sibles que nous croyons possibles, ne sachant pas que c'est en vain. Et c'est appelé délibération parce que c'est le fait de mettre fin à la liberté que nous avions de faire la chose, ou de l'omettre, selon notre propre appétit, ou notre propre aversion.

 

Cette succession alternée d'appétits, d'aversions, d'espoirs et de craintes n'existe pas moins chez les autres créatures vivantes que chez l'homme, et donc, les bêtes délibèrent aussi.

 

Toute délibération est alors dite prendre fin quand ce dont on délibère est accom­pli ou jugé impossible, parce que, jusqu'à ce moment, nous conservons la liberté d'accomplir ou d'omettre la chose, selon notre appétit ou notre aversion.

 

Dans la délibération, le dernier appétit, ou la dernière aversion, qui, de façon prochaine, donne son adhésion à l'action, est ce que  nous nommons la VOLONTÉ, l'acte de vouloir, pas la faculté. Et les bêtes qui disposent de la délibération doivent nécessairement disposer aussi de la volonté. La définition de la volonté, donnée com­munément par les Scolastiques, que c'est un appétit rationnel, n'est pas bonne, car si c'était le cas, il ne pourrait exister d'acte volontaire contre la raison. Car un acte volontaire est ce qui procède de la volonté, et rien d'autre. Mais si, au lieu de dire un appétit rationnel, nous disions que c'est un appétit qui résulte d'une délibération antérieure, alors la définition serait la même que celle que j'ai ici donnée. La volonté, donc, est le dernier appétit dans la délibération. Et quoique nous disions dans la con­versation courante que nous avons déjà eu la volonté de faire une chose dont pourtant nous nous sommes abstenus, cependant, ce n'est proprement rien d'autre que la dernière inclination, le dernier appétit. Car si les appétits qui interviennent ren­dent une action volontaire, alors, pour la même raison, tous les aversions qui interviennent rendraient la même action volontaire, et ainsi une seule et même action serait en même temps volontaire et involontaire.

 

Par là, il est manifeste que, non seulement les actions qui ont leur commencement dans la convoitise, l'ambition et la concupiscence, ou dans les autres appétits pour la chose visée, mais aussi celles qui ont leur commencement dans l'aversion, ou la crainte des conséquences qui suivent l'omission, sont des actions volontaires.

 

Les façons de parler, par lesquelles les passions sont exprimées sont en partie les mêmes et en partie autres que celles par lesquelles nous exprimons nos pensées. Et premièrement, généralement, toutes les passions peuvent être exprimées à l'indicatif, comme j'aime, je crains, je me réjouis, je délibère, je veux, j'ordonne; mais certaines d'entre elles ont par elles-mêmes des expressions particulières qui, cependant, ne sont pas des affirmations, à moins qu'elles ne servent à faire d'autres inférences que celle de la passion dont elles procèdent. La délibération est exprimée au subjonctif, qui est un [mode] de discours propre à signifier les suppositions, avec leurs conséquences, comme, A condition que ce soit fait, alors telle chose s'ensuivra, et ce mode de discours ne diffère pas du langage du raisonnement, sauf que ce raisonnement se fait avec des termes généraux, tandis que la délibération, pour la plus grand part, porte sur des choses particulières. Le langage du désir ou de l'aversion est impératif, comme Fais cela, abstiens-toi de cela, et, quand quelqu'un est obligé de le faire, ou de s'en abstenir, c'est un ordre; sinon une prière ou encore un conseil. Le langage de la vaine gloire, de l'indignation, de la pitié, de l'esprit de vengeance est optatif, mais pour le désir de connaître, il y a une forme particulière d'expression nommée interrogative, comme Qu'est-ce? Quand arrivera-t-il que? Comment se fait-il? Pourquoi ainsi? D'autre langage des passions, je n'en trouve aucun, car maudire, jurer, insulter, et ainsi de suite, ne signifient pas en tant que parole, mais en tant qu'actions d'une lan­gue habituée à cela.

 

Ces façons de parler, ai-je dit, sont des expressions ou des significations volon­taires de nos passions, mais elles n'en sont pas des signes certains parce qu'elles peuvent être utilisées arbitrairement, que ceux qui en usent aient ou n'aient pas de telles passions. Les meilleurs signes des passions [chez un homme] sont dans l'expression [du visage], dans les mouvements du corps, dans les actions, dans les fins et les buts que nous savons par un autre moyen lui appartenir.

 

Et parce que, dans la délibération, les appétits et les aversions sont renforcés par la prévision des conséquences bonnes ou mauvaises, et des suites de l'action dont nous délibérons, le bon ou le mauvais effet de celle-ci dépend de la prévision d'une longue chaîne de conséquences, dont très rarement on est capable de voir la fin. Et, aussi loin que l'homme voie, si le bien est plus important dans ces conséquences que le mal, la chaîne entière est ce que les écrivains appellent bien apparent ou soi-disant bien, et, au contraire, quand le mal excède le bien, l'ensemble est un mal apparent ou un soi-disant mal. Si bien que celui qui, par expérience, ou par raison, a la vision la plus large et la plus sûre des conséquences, délibère mieux pour lui-même, et il est capable, quand le il veut, de donner les meilleurs conseils aux autres.

 

Le continuel succès dans l'obtention de ces choses qu'on désire régulièrement, c'est-à-dire la réussite continuelle, c'est qu'on appelle la FÉLICITÉ. Je veux dire la félicité de cette vie, car il n'existe pas une chose telle que la tranquillité perpétuelle de l'esprit, pendant que nous vivons ici-bas, parce que la vie n'est elle-même qu'un mou­vement, et ne peut jamais être sans désir, sans crainte, pas plus que sans sensation. Quel genre de félicité Dieu a-t-il destiné à ceux qui l'honorent dévotement, on ne le saura pas avant d'en jouir, ces jouissances étant pour l'instant aussi incompréhensibles que l'expression des scolastiques : vision béatifique.

 

La façon de parler par laquelle on pense que quelque est bon est l'ÉLOGE. Celle par laquelle on signifie la puissance et la grandeur de quelque chose le FAIT DE MAGNIFIER cette chose. Et celle par laquelle on signifie l'opinion qu'on a de la féli­­cité d'un homme est nommée par les Grecs makarismos, pour lequel nous n'avons aucune dénomination dans notre langue. Ce que nous avons dit des PASSIONS est bien suffisant, vu notre présent dessein.

 

 

Chapitre VII : Des fins ou résolutions du discours.

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

 Tout discours gouverné par le désir de connaître a finalement une fin, soit parce qu'on est parvenu [à ce qu'on voulait], soit parce qu'on a abandonné, et dans la chaîne du discours, où qu'elle soit interrompue, il y a une fin à ce moment-là.

 

Si le discours est simplement mental, il consiste à penser que la chose arrivera et n'arrivera pas, ou qu'elle s'est produite et ne s'est pas produite, et cela alterna­tive­ment. De telle sorte que, quel que soit l'endroit où vous ayez rompu la chaîne du discours d'un homme, vous le laissez dans une présomption que la chose se pro­duira, ou qu'elle ne se produira pas, ou qu'elle s'est produite, ou ne s'est pas pro­duite. Tout cela est opinion. Et ce qui est alternance des appétits, en délibérant sur les biens et les maux, est alternance des opinions dans la recherche de la vérité du passé et de l'avenir. Et tout comme le dernier appétit dans la délibération est appelée la volonté,  la dernière opinion dans la recherche de la vérité du passé et de l'avenir est appelée le JUGEMENT, ou la décision résolue et finale de celui qui mène ce discours. Et comme la chaîne entière de l'alternance des appétits, pour la question du bon et du mauvais, est appelée délibération, de même, la chaîne entière de l'alter­nance des opinions dans la question du vrai et du faux est appelée DOUTE.

 

Aucun discours, quel qu'il soit, ne peut aboutir à une connaissance absolue des faits passés ou futurs, car, comme la connaissance des faits, c'est originellement la sensation et, à partir de là le souvenir, et comme la connaissance des consécutions qui, comme je l'ai dit précédemment, est nommée science, n'est pas absolue mais conditionnelle, aucun homme ne peut connaître par le discours que telle chose ou telle chose est, a été, ou qu'elle sera, ce qui est connaître de façon absolue, mais seulement que si telle chose est, alors telle [autre] chose est, ou que si telle chose a été, alors telle [autre chose] a été, ou que si telle chose sera, alors telle [autre] chose sera, ce qui est connaître de façon conditionnelle ; et non connaître la consécution d'une chose à une autre, mais la consécution d'une seule dénomination d'une chose à une autre dénomination de la même chose.

 

Et donc, quand le discours est mis en paroles, qu'il commence par les définitions des mots, et qu'il procède par leur connexion dans des affirmations générales, et encore de ces affirmations aux syllogismes, la fin ou somme dernière est appelée conclusion, et la pensée de l'esprit signifiée par elle est cette connaissance condition­nelle, ou connaissance de la consécution des mots, qui est communément appelée SCIENCE. Mais si le premier fondement d'un tel discours n'est pas les définitions, ou si les définitions ne sont pas correctement liées dans les syllogismes, alors la fin ou conclusion demeure une OPINION, c'est-à-dire qu'on opine sur la vérité de quelque chose qui est affirmé, quoique parfois avec des mots absurdes et dénués de sens qui ne peuvent être compris. Quand deux hommes, ou davantage, connaissent un seul et même fait, on dit qu'ils sont CONSCIENTS l'un par rapport à l'autre de ce fait, et autant dire qu'ils le connaissent ensemble. Et parce que ceux-ci sont les meilleurs témoins des actions de l'un et de l'autre, ou d'un tiers, parler contre sa conscience, ou suborner autrui pour qu'il le fasse, ou le forcer, passa toujours et passera toujours pour un très mauvaise action, au point que le plaidoyer de la conscience a toujours été écouté avec le plus grand soin à toutes les époques. Par la suite, les hommes ont utilisé le même mot métaphoriquement pour [désigner] la connaissance de leurs pro­pres actions et pensées secrètes, et c'est pourquoi on dit de façon rhétorique que la conscience vaut mille témoins. Et finalement, les hommes, passionnément amoureux des opinions nouvelles qu'ils trouvent en eux, si absurdes qu'elles soient, et opiniâtrement acharnés à les soutenir, ont donné à leurs opinions ce nom vénéré de conscience, comme pour faire paraître illégitime de les changer ou de parler contre elles, et ils feignent de les savoir vraies alors que, tout au plus, savent-ils qu'elles sont les leurs.

 

Quand le discours d'un homme ne commence pas par les définitions, il commence soit par quelque considération de son cru, et alors il s'agit encore de qu'on appelle une opinion, soit par quelque propos d'un autre qui, il n'en doute pas, est capable de connaître la vérité et ne saurait, vu son honnêteté, le tromper ; et alors, le discours ne concerne pas tant la chose que la personne, et la décision [de l'adopter] est nommée CROYANCE et FOI; foi en l'homme, croyance à la fois en l'homme et à la vérité de ce qu'il dit. Si bien que dans la croyance, il y a deux opinions : l'une qui porte sur l'homme, l'autre qui porte sur sa vertu. Avoir foi en un homme, ou  se fier à un homme, ou croire un homme, ces expressions signifient la même chose, à savoir une opinion sur la véracité de l'homme, mais croire ce qui est dit signifie seulement [qu'on a] une opinion sur la vérité du propos. Mais nous devons noter que cette expression, je crois en, comme aussi le Latin credo in et le Grec pisteuô eis ne sont jamais employées sinon dans les écrits des théologiens. A leur place, on met, dans les autres écrits : je le crois, je lui fais confiance, j'ai foi en lui, je  me fie à lui, et en Latin, credo illi, fido illi, et en Grec pisteuô autô. Et cette singularité de l'usa­ge ecclésiastique des mots a fait naître de nombreux débats sur le véritable objet de la foi chrétienne.

 

Mais croire en, comme on le trouve dans le Credo, ne signifie pas avoir confiance en la personne, mais signifie confesser et reconnaître la doctrine. Car non seule­ment les Chrétiens, mais aussi les hommes de toutes sortes, croient en effet en Dieu, en ce qu'ils tiennent pour vrai ce qu'ils L'entendent dire, qu'ils comprennent ou qu'ils ne comprennent pas, ce qui est là toute la foi, toute la confiance qu'il est possible d'avoir en une personne, quelle qu'elle soit. Mais il ne croient pas tous en la doctrine du Credo.

 

De là, nous pouvons inférer que, quand nous croyons que quelque propos, quel qu'il soit, est vrai, à partir d'arguments qui ne sont pas tirés de la chose elle-même ou des principes de la raison naturelle, mais de l'autorité de celui qui l'a tenu et de la bonne opinion que nous avons de lui, alors celui qui parle, la personne que nous croyons, en qui nous avions confiance, et dont nous acceptons la parole, est l'objet de notre foi, et l'honneur fait à sa croyance le vise lui seulement. Et par conséquent, quand nous croyons que les Ecritures sont la parole de Dieu, nous n'avons aucune révélation immédiate de Dieu lui-même, [mais] nous croyons, avons foi et confiance en l'Eglise, dont nous acceptons la parole à laquelle nous acquiesçons. Et ceux qui croient ce qu'un prophète leur rapporte au nom de Dieu acceptent la parole du prophète, et lui font honneur, et ils le croient, ils en confiance en lui sur la vérité de qu'il rapporte, qu'ils soit un vrai ou un faux prophète. Il en est de même de toute autre histoire. Car si je ne devais pas croire tout ce qui a été écrit par les historiens sur les actions glorieuses d'Alexandre et de César, je ne crois pas que les fantômes de ces derniers auraient une raison légitime de se sentir offensés, ou d'autres personnes, mis à part les historiens. Si Tite-Live  dit que les dieux, une fois, ont fait parler une vache, et si nous ne le croyons pas, nous ne nous défions pas par là de Dieu, mais de Tite-Live. Si bien qu'il est évident que, quelle que soit la chose à laquelle nous croyons, en nous fondant sur aucune autre raison que celle qui est tirée de l'autorité des hommes seulement, et de leurs écrits, qu'ils soient ou non envoyés par Dieu, nous ne faisons qu'avoir foi en des hommes.

  

Chapitre VIII : Des vertus communément appelées intellectuelles et de leurs défauts contraires.

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 Généralement, la VERTU, pour toutes sortes de sujets, est quelque chose qui est estimé pour son éminence, et elle consiste en une comparaison; car si toutes les choses étaient au même niveau chez tous les hommes, rien n'aurait de prix. Et par vertus INTELLECTUELLES, on entend toujours des capacités de l'esprit que les hommes louent, qu'ils estiment, et qu'ils désireraient posséder, et on les désigne couramment par l'expression qualités de l'esprit, quoique le même mot, esprit, soit utilisé aussi pour distinguer une seule capacité particulière des autres capacités.

 

Ces vertus sont de deux sortes, naturelles et acquises. Par naturelles, je n'en­tends pas ce qu'un homme possède depuis sa naissance, car il n'y a rien d'autre que la sensation, où les hommes diffèrent si peu l'un de l'autre, et des bêtes brutes, qu'on ne la compte pas parmi les vertus, mais j'entends cet esprit qu'on acquiert seulement par l'usage, et l'expérience, sans méthode, sans culture, sans instruction. Cet ESPRIT NATUREL consiste essentiellement en deux choses : la célérité de l'acte d'imaginer (c'est-à-dire que les pensées se succèdent les unes aux autres rapidement) et la cons­tance de la conduite vers quelque fin dont nous avons fait le choix. Au contraire, une ima­gination lente constitue le défaut, l'imperfection de l'esprit qui est commu­nément nommée LOURDEUR, stupidité, et [on désigne] parfois [ce défaut] par d'autres dénomi­nations qui signifient lenteur de mouvement, ou difficulté à être mis en mouvement.

 

Cette différence de vivacité est causée par des différences des passions des hom­mes, qui aiment ou n'aiment pas, certains une chose, d'autres une autre, et c'est pour­quoi certaines pensées des hommes suivent [tantôt] un chemin, [tantôt] un autre, et ils considèrent différemment les pensées qui leur traversent l'imagination. Et dans cette succession des pensées des hommes, il n'y a rien à noter dans les choses aux­quelles ils pensent, sinon en quoi elles sont semblables l'une à l'autre, ou dissem­blables, ou à quoi elles servent, ou de quelle façon elles servent tel dessein. Ceux qui notent ces similitudes qui sont plus rarement remarquées par les autres sont dits avoir des qualités d'esprit, ce qui veut dire, dans ce cas, [avoir] une bonne imagination. Mais ceux qui notent les différences et les dissemblances, ce qu'on appelle distinguer, discerner et juger entre les choses, sont dits, dans les cas où cette distinction n'est pas facile [à faire], avoir un bon jugement, et dans le domaine des relations sociales et des affaires, où les moments, les lieux et les personnes doivent être discernés, cette vertu est nommée DISCERNEMENT. La première [de ces capacités], sans l'aide du jugement, n'est pas estimée être une vertu, mais la seconde, qui est le jugement et le discernement, est estimée pour elle-même, sans l'aide de l'imagination. Outre le discernement des moments, des lieux et des personnes, nécessaire à une bonne imagi­nation, il faut aussi souvent diriger ses pensées vers leur fin, c'est-à-dire qu'il faut penser à l'usage qui peut en être fait. Si cela est fait, celui qui a cette vertu sera large­ment pourvu de similitudes qui plairont, non seulement en tant qu'elles illustrent son discours, et qu'elles l'ornent de métaphores nouvelles et heureuses, mais aussi par la rareté de leur invention. Mais sans constance, sans diriger [ses pensées] vers quelque fin, une grande imagination est une sorte de folie, comme celle des per­sonnes qui, entreprenant un discours, sont détournées de leur dessein par tout ce qui leur vient à l'esprit vers des digressions et des parenthèses si nombreuses et si longues qu'ils finissent par se perdre tout à fait. Je ne connais pas de dénomination particulière pour cette folie, mais sa cause est quelquefois un manque d'expérience, ce qui fait qu'une chose paraît nouvelle et rare à un homme, ce qui n'est pas le cas pour les autres, quelquefois la petitesse [d'esprit], ce qui fait que ce que les autres estiment être une bagatelle lui semble important. Tout ce qui est nouveau ou grand, et donc tout ce qu'on estime pouvoir être dit, détourne par degrés du chemin qu'on avait projeté [de suivre] dans son discours.

 

Dans un bon poème, qu'il soit épique ou dramatique, mais aussi dans les sonnets, les épigrammes, etc., le jugement et l'imagination sont tous les deux nécessaires, car l'imagination doit prédominer, parce que ces poèmes plaisent par leur caractère débridé, mais ils ne doivent pas déplaire par manque de discernement.

 

Dans un bon écrit historique, le jugement doit être prédominant parce que la qualité repose sur un choix de méthode, sur la vérité, et sur le choix des actions qu'il est le plus utile de connaître. L'imagination n'a pas sa place, sinon pour orner le style.

 

Dans les éloges et dans les invectives, l'imagination prédomine, parce qu'on ne vise pas la vérité, mais l'honneur ou le déshonneur, ce qui se fait par des comparai­sons nobles ou basses. Le jugement ne fait que suggérer quelles circonstances rendent une action digne d'éloge ou coupable.

 

Dans les exhortations et les plaidoyers, selon que c'est la vérité ou le travestis­sement [de la vérité] qui sert le mieux le but poursuivi, c'est soit le jugement, soit l'imagination qui est nécessaire.

 

Dans les démonstrations, pour les conseils et dans toute recherche rigoureuse de la vérité, tantôt le jugement fait tout, tantôt l'entendement a besoin de commencer par quelque similitude appropriée, et alors on use autant de l'imagination. Mais les métaphores, dans ce cas, sont totalement exclues, car, vu qu'elles professent ouverte­ment la tromperie, les admettre dans un conseil ou un raisonnement serait une folie manifeste?

 

Et en n'importe quel discours, si le défaut de discernement est apparent, quelque débridée que soit l'imagination, le discours entier sera considéré comme le signe d'un manque d'esprit, et il n'en sera jamais ainsi quand le discernement est manifeste, quelque ordinaire que soit jamais l'imagination.

 

Les pensées secrètes d'un homme parcourent toutes les choses saintes, sacrées, correctes, obscènes, graves et légères sans honte, sans blâme, ce que le discours ver­bal ne peut pas faire au-delà de l'approbation du jugement sur le moment, le lieu et les personnes. Un anatomiste ou un médecin peut porter un jugement oralement ou par écrit sur des choses incorrectes, car il ne le fait pas pour le plaisir, mais pour l'utilité, mais un homme qui décrirait par écrit ses phantasmes débridés et voluptueux sur le même sujet serait comme celui qui se serait jeté dans la fange et qui viendrait se présenter devant la bonne compagnie. Et c'est le défaut de discernement qui fait la différence. En outre, dans les prétendus [moments de] relâchement de l'esprit, et avec ses intimes, on peut jouer sur les sons et les significations équivoques des mots, et cela souvent avec des saillies d'une fantaisie extraordinaire, mais, dans un sermon, ou en public, ou devant des personnes inconnues ou à qui nous devons le respect, il n'est pas de jeu de mots qui ne passera pour folie. Et la différence est seulement dans le défaut de discernement. De sorte que là où l'esprit fait défaut, ce n'est pas l'ima­gination qui fait défaut, mais le discernement. Le jugement sans l'imagination est de l'esprit, mais l'imagination sans le jugement n'en est pas.

 

Quand les pensées d'un homme qui a un dessein en cours parcourent toute une multitude de choses, et qu'il observe comment elles contribuent à ce dessein, ou quel dessein elles peuvent favoriser, si ces observations ne sont pas faciles, ou courantes, cet esprit est nommé PRUDENCE, et dépend de la quantité de souvenirs de choses semblables et de leurs conséquences dont il a eu jusqu'ici l'expérience. En quoi, il n'y a pas autant de différences entre les hommes qu'entre leurs imaginations et leurs jugements, parce que l'expérience d'hommes égaux en âge n'est pas aussi inégale en quantité, mais se construit à partir d'occasions différentes, chacun ayant ses desseins personnels. Bien gouverner une famille, bien gouverner un royaume, ce ne sont pas des degrés différents de prudence, mais des tâches différentes, pas plus que peindre un objet en miniature et le peindre aussi grand ou plus grand qu'en réalité ne sont des degrés différents de l'art. Un simple agriculteur est plus prudent dans les affaires de sa propre maison qu'un Conseiller Privé ne l'est pour les affaires d'un autre.

 

A la prudence, si vous ajoutez l'utilisation de moyens injustes ou malhonnêtes, tels que ceux que les hommes sont habituellement incités [à utiliser] par crainte ou par besoin, vous avez cette sagesse perverse qu'on appelle la RUSE, signe de peti­tes­se d'esprit. Car la magnanimité est le mépris des aides injustes et malhon­nêtes. Et ce que les Latins nomment versutia (en Anglais, shirting) est le fait de se débar­rasser d'un danger présent ou d'une gêne présente en s'engageant dans une gêne et un danger plus grands, comme quand un homme vole l'un pour payer l'autre, ce qui n'est qu'une ruse de courte vue, nommée versutia, de versura, qui signifie emprunter à usure pour payer l'intérêt immédiat.

 

Quant à l'esprit acquis (je veux dire par la méthode et l'instruction), ce n'est rien d'autre que la raison, et cet esprit est fondé sur l'usage droit de la parole, et il produit les sciences. Mais j'ai déjà parlé de la raison et de la science dans les chapitres cinq et six.

 

 Les causes de cette différence d'esprit se trouvent dans les passions, et la diffé­rence des passions procède en partie de la différence de constitution des corps, en partie des différences d'éducation. Car si la différence procédait du tempérament du cerveau et des organes de la sensation, soit extérieurs soit intérieurs, il n'y aurait pas moins de différence chez les hommes dans la vue, l'ouïe, et les autres sensations que dans leurs imaginations et leurs discernements. Cette différence procède donc des passions, qui sont différentes non seulement par la différence des complexions humai­nes, mais aussi par la différence des coutumes et de l'éducation.

 

Les passions qui, de toutes, causent le plus de différences d'esprit sont essentiel­lement les désirs plus ou moins importants de pouvoir, de richesses, de savoir et d'hon­neur, ces passions pouvant être toutes ramenées à la première, le désir de pouvoir. Car les richesses, le savoir et l'honneur ne sont que plusieurs sortes de pou­voir.

 

Par conséquent, un homme qui n'a de passion pour aucune de ces choses, mais qui est, comme on le dit, indifférent, quand bien même serait-il bon au point d'être inca­pable de causer du tort à quelqu'un, il n'est cependant pas possible qu'il ait, soit une forte imagination, soit beaucoup de jugement. Car les pensées sont aux désirs comme des éclaireurs et des espions qui reconnaissent le terrain et trouvent le chemin des choses désirées, toute la constance et la rapidité du mouvement de l'esprit venant de là. Car ne pas avoir de désir, c'est être mort. De même, n'avoir que des passions faibles, c'est de la lourdeur d'esprit. Et avoir des passions indifféremment pour toute chose, c'est de la FRIVOLITÉ et de la distraction, et avoir des passions plus fortes et plus impétueuses que ce que l'on voit ordinairement chez les autres, c'est ce que les hommes appellent FOLIE.

 

De celle-ci, il y a presque autant de genres que de passions elles-mêmes.. Quel­que­fois, la passion anormale et extravagante procède de la constitution malsaine des organes du corps, ou de quelque chose de nocif qui a agi sur lui, et quelquefois, une maladie ou une indisposition des organes est causée par l'impétuosité ou par la persistance d'une passion. Mais dans les deux cas, le folie est d'une seule et même nature.

 

La passion dont la violence et la persistance causent la folie est, soit une vaine gloire considérable, qu'on nomme orgueil et vanité, soit un grand abattement de l'esprit.

 

L'orgueil rend l'homme sujet à la colère, dont l'excès est la folie appelée RAGE ou FUREUR. De cette façon, il arrive qu'un excessif désir de vengeance, quand il devient habituel, lèse les organes, et devienne rage; qu'un amour excessif, par la jalousie, devienne aussi rage; et que l'excessive opinion qu'un homme a de lui-même en ce qui concerne l'inspiration divine, la sagesse, l'instruction, le physique, ainsi de suite, de­vien­ne distraction et frivolité. La même opinion excessive, jointe à l'envie, et l'opi­nion véhémente de la vérité de quelque chose, quand elle est contredite par autrui, deviennent rage.

 

L'abattement rend l'homme sujet aux craintes sans causes, qui est une folie qu'on appelle communément MÉLANCOLIE, qui se manifeste aussi de différentes ma­nières : comme fréquenter les endroits solitaires et les tombeaux, avoir une conduite su­pers­titieuse, et craindre, l'un telle chose particulière, l'autre telle autre cho­se. En som­me, toutes les passions qui produisent un comportement étrange et inhabituel sont désignées par le terme général de folie. Mais pour les différentes sor­tes de folies, celui qui voudrait s'en donner la peine, pourrait en recenser une légion. Et si l'excès est la folie, il n'y a aucun doute que les passions elles-mêmes, quand elles tendent au mal, en sont des degrés.

 

Par exemple, chez ceux qui sont en proie à l'idée qu'ils sont inspirés, l'effet de la folie ne se révèle pas toujours, quand il s'agit d'un seul individu, par quelque acte très extravagant résultant d'une telle passion, mais, quand ils sont nombreux à agir de concert, la rage de la multitude entière est assez manifeste. Car existe-t-il une preuve plus grande de folie  que de conspuer nos amis, les frapper et leur jeter des pierres. Pourtant, c'est là quelque chose de moindre que ce que fera une telle multitude. Car elle conspuera, se battra, et tuera ceux par qui, toute sa vie durant, elle a été protégée et mise à l'abri des dommages. Et si c'est là folie de la part de la multitude, c'est la même chose pour tout homme particulier. Car, comme au milieu de la mer, quoiqu'un homme ne perçoive pas le son de cette partie de l'eau qui se trouve près de lui, il n'en est pas moins assuré que cette partie contribue autant au rugissement de la mer qu'une autre partie égale, de même, quoique nous ne percevions pas une agitation importante chez un ou deux hommes, nous pouvons bien pourtant être assurés que ces passions singulières sont des parties du rugissement séditieux d'une nation agitée. Et s'il n'y avait rien d'autre qui trahisse leur folie, le fait même de s'arroger une telle inspiration constitue une preuve suffisante. Si un homme, à Bedlam, vous recevait avec des paroles sensées, et  que vous désiriez, en prenant congé, savoir qui il est, pour lui ren­dre la politesse une autre fois, et qu'il vous dise qu'il est Dieu le Père, je pense que vous n'auriez besoin d'attendre aucune action extravagante pour être certain qu'il est fou.

 

Cette idée d'inspiration, communément appelée esprit privé, trouve souvent son commencement dans la trouvaille heureuse d'une erreur généralement soutenue par autrui, et, ne sachant pas, ne se rappelant pas par quelle conduite de la raison ils en sont venus à une vérité si singulière - du moins, le croient-ils, alors que de nom­breu­ses fois, ils sont tombés sur une contrevérité - ils s'admirent alors eux-mêmes comme bénéficiant d'une grâce spéciale de Dieu Tout-puissant, qui leur a révélé cette vérité, par son Esprit, de façon surnaturelle.

 

D'ailleurs, que la folie ne soit rien d'autre que la manifestation excessive d'une passion peut ressortir des effets du vin, qui sont les mêmes que ceux de l'agence­ment pathologique des organes. Car la diversité des comportements des hommes qui ont trop bu est la même que celle des fous. Certains sont furieux, d'autres affectueux, d'autres rient, tout cela de façon extravagante, mais en accord avec les différentes passions dominantes : car le vin n'a pas d'autre effet que de supprimer la dissimula­tion [chez les hommes], et de leur ôter la vue de la difformité de leurs passions. Je crois en effet que les hommes les plus sobres, quand ils se promènent seuls, l'esprit insouciant et libre, n'apprécieraient pas que la vanité et l'extravagance de leurs pensées soient publiquement vues, ce qui revient à avouer que les passions non guidées sont pour l'essentiel de la pure folie.

 

Les opinions du monde, aussi bien dans l'antiquité qu'à des époques plus récentes, sur la cause de la folie, sont au nombre de deux. Certains les font dériver des pas­sions, d'autres de démons ou d'esprits, bons ou mauvais, qui, pensaient-ils, pouvaient entrer en un homme, en prendre possession, et donner à ses organes un mouvement aussi étrange et désordonné que celui des fous. C'est pourquoi les premiers ont appelé ces hommes des fous, tandis que les deuxièmes les ont appelés tantôt démo­niaques (c'est-à-dire possédés par des esprits), tantôt énergumènes (c'est-à-dire agités ou mus par des esprits), et aujourd'hui en Italie, on les nomme non seulement pazzi, fous, mais aussi spiritati, hommes possédés.

 

Il y eut jadis un grand rassemblement de personnes à Abdère, une cité grecque, pour la représentations de la tragédie d'Andromède, et c'était un jour où il faisait extrêmement chaud. La conséquence fut qu'un grand nombre de spectateurs, pris de fièvre, se trouva, à cause de l'action conjuguée de la chaleur et de la tragédie, ne plus pouvoir rien faire sinon déclamer des vers ïambiques qui comportaient les noms de Persée et d'Andromède, ce qui, avec la fièvre, se guérit à l'arrivée de l'hiver. On pensa que cette folie venait de la passion que la tragédie avait imprimée en eux. De la même façon, dans une autre cité grecque, il y eut un accès de folie qui s'empara des seules jeunes filles et qui fit qu'un bon nombre d'entre elles se pendit. La plupart pensèrent en ce temps-là que c'était une action du diable. Mais quelqu'un qui soupçonnait que ce mépris de la vie pouvait procéder en elles de quelque passion de l'esprit, et qui supposait qu'elles ne méprisaient pas de la même façon leur honneur, donna conseil aux magistrats de déshabiller celles qui s'étaient pendues, et de les laisser pendre dehors toutes nues. L'histoire dit que cette folie fut ainsi guérie.  Mais, d'un autre côté les mêmes Grecs attribuaient souvent la folie à l'opération des Euménides, ou Furies, et parfois à celle de Cérès, de Phébus, et d'autres dieux. Ils attribuaient tant [de cho­ses] aux fantômes qu'ils croyaient que c'étaient des corps vivants aériens et qu'ils les nommaient des esprits. En cela, les Romains soutenaient les mêmes opinions que les Grecs. Les Juifs aussi, car ils appelaient les fous des prophètes ou, selon qu'ils pen­saient que les esprits étaient bons ou mauvais, des démoniaques; et certains appelaient les fous en même temps prophètes et démoniaques, tandis que d'autres appelaient le même homme démoniaque et fou. Mais pour les Gentils, il n'y a rien d'étonnant, puisque les maux et la santé, les vices et les vertus, et de nombreux accidents naturels étaient nommés démons et vénérés en tant que tels; de telle sorte que, par démon, il fallait entendre tantôt une fièvre tantôt un diable. Mais, en ce qui con­cerne les Juifs, une telle opinion est quelque chose d'étrange, car, ni Moïse, ni Abraham n'a prétendu prophétiser en étant possédé par un esprit, mais par la voix de Dieu, ou par une vision ou un rêve. De même, il n'y a rien dans sa loi, morale ou rituelle, qui enseignât qu'il y eût un tel enthousiasme ou une telle possession. Quand Dieu est dit (Nombres, XI,25) avoir pris un peu de l'esprit qui était en Moïse et en avoir fait don aux soixante-dix anciens, l'esprit de Dieu, pris au sens de substance de Dieu, n'est pas divisé. Les Ecritures, par l'expression l'Esprit de Dieu en l'homme, veulent dire l'esprit d'un homme porté à la piété. Et quand il est dit Ceux que j'ai remplis de l'esprit de sagesse, pour faire des vêtements à Aaron (Exode, XXVIII,3), il ne faut pas entendre un esprit mis en eux, qui sait faire des vêtements, mais la sages­se de leurs propres esprits dans ce genre de travail. Dans le même sens, l'esprit de l'homme, quand il fait des actions impures, est ordinairement appelé un esprit impur, et il en est ainsi d'autres esprits, quoique pas toujours, pourtant aussi souvent que la vertu ou le vice, désigné ainsi, est exceptionnel et atteint un niveau élevé. Les autres prophètes de l'Ancien Testament n'ont pas eu une prétention à l'enthousiasme, n'ont pas prétendu que Dieu parlait en eux, mais que Dieu leur parlait par la voix, par la vision ou le rêve; et le fardeau du Seigneur n'était pas possession, mais com­mandement. Comment, alors, les Juifs purent-ils tomber dans cette idée de posses­sion? Je ne puis imaginer aucune autre raison que celle qui est commune à tous les hommes, à savoir le manque de curiosité pour chercher les causes naturelles, et leur tendance à placer la félicité dans l'acquisition des plaisirs grossiers des sens, et des choses qui y conduisent le plus immédiatement. Car ceux qui voient une capacité ou un défaut étrange et inhabituel dans l'esprit d'un homme, à moins qu'ils ne voient en même temps de quelle cause il peut probablement procéder, ne peuvent guère penser qu'il est naturel, et s'il n'est pas naturel, ils pensent nécessairement qu'il est surnaturel, et qu'est-ce alors, sinon que Dieu ou le Diable est en lui? C'est ainsi qu'il arriva, quand notre Sauveur était entouré par la multitude, que ses proches pensèrent qu'il était fou et sortirent pour s'en saisir, mais les Scribes dirent qu'il avait Belzébuth en lui, et que c'était par lui qu'il exorcisait les démons, comme si le plus fou avait frap­pé de crainte les moins fous (Marc, III, 21); et certains dirent (Jean, X, 20): Il a le diable en lui, et il est fou (Jean, X, 20), tandis que d'autres, le tenant pour un prophète, dirent : Ce ne sont pas les paroles de quelqu'un qui est possédé. Ainsi, dans l'Ancien Testament, celui qui vint oindre Jéhu était un Prophète, mais quelqu'un de sa compagnie demanda à Jéhu : Que venait faire ce fou ? (2. Rois, IX, 11) Si bien qu'en somme, il est manifeste que quiconque se conduisait d'une façon insolite était considéré par les Juifs comme étant possédé soit par un bon, soit par un mauvais esprit; à l'excep­tion des Sadducéens qui s'égarèrent si loin de l'autre côté qu'ils ne croyaient pas du tout qu'il y eût des esprits, ce qui n'est pas loin de rejoindre l'athéisme, et par là, incitèrent davantage les autres à appeler de tels hommes démo­niaques plutôt que fous.

 

Mais alors, pourquoi notre Sauveur, pour les guérir, procéda-t-il comme s'ils étaient possédés, et non comme s'ils étaient fous? A cela, je ne peux donner aucune autre sorte de réponse, sinon celle qui est donnée par ceux qui allèguent l'Ecriture de la même manière contre l'idée du mouvement de la terre. L'Ecriture était écrite pour montrer aux hommes le royaume de Dieu, et pour préparer leurs esprits à devenir Ses sujets obéissants, laissant le monde et sa philosophie aux débats des hommes pour l'exercice de leur raison naturelle. Que ce soit le mouvement de la terre ou du soleil qui produise le jour et la nuit, ou que les actions extravagantes des hommes procèdent de la passion ou du Diable, si nous ne lui vouons pas un culte, c'est tout un, comme pour notre obéissance et notre sujétion au Dieu Tout-puissant, qui sont la chose pour laquelle l'Ecriture a été rédigée. Quant au fait que notre Sauveur parle à la maladie comme à une personne, c'est là le mode d'expression habituel de tous ceux qui gué­rissent simplement par les mots, comme le Christ le fit, et comme les gué­risseurs prétendent le faire, qu'ils parlent ou non à un démon. Car n'est-il pas dit que le Christ a réprimandé les vents? (Mathieu, VIII, 26) N'est-il pas dit aussi qu'il réprimanda une fièvre?(Luc, IV, 39) Cependant, cela ne démontre pas que la fièvre soit un démon. Alors qu'il est dit que beaucoup de ces démons reconnaissaient le Christ, il n'est pas nécessaire d'interpréter autrement ces  passages [qu'en disant] que ces fous le reconnaissaient. Et alors que notre Sauveur parle d'un esprit impur qui, étant sorti d'un homme, erra dans des endroits arides, cherchant le repos, ne le trouvant pas, et retournant dans le même homme avec sept autres esprits pires que lui (Mathieu, XII, 43), c'est manifestement une parabole qui fait allusion à un homme qui, après un petit effort pour se débarrasser de sa concupiscence, est vaincu par sa force, et devient sept fois pire qu'il n'était. De telle sorte que je ne vois rien dans l'Ecriture qui oblige à croire que les démoniaques étaient autre chose que des fous.

 

Il y a cependant une autre faute dans le discours de certains hommes qui peut être comptée parmi les sortes de folie, à savoir cet abus des mots dont j'ai précédemment parlé dans le cinquième chapitre sous le nom d'absurdité. Cela se produit quand on parle en employant des mots qui, mis ensemble, n'ont aucun sens et qui constituent le travers de certains qui comprennent mal les mots qu'ils ont acquis et qu'ils répètent par cœur, ou d'autres qui ont l'intention de tromper par l'obscurité. Ce travers n'affec­te que ceux qui parlent de questions portant sur des sujets incompréhensibles, comme les Scolastiques, ou de questions de philosophie abstruse. Les gens du com­mun tiennent rarement des discours dépourvus de sens, et c'est pourquoi ces person­nes distinguées les comptent parmi les idiots. Mais pour être assuré que ces mots [employés par ces personnes distinguées] n'ont rien qui leur corresponde dans l'esprit, il serait nécessaire de prendre quelques exemples. Si quelqu'un l'exige, qu'il s'empare d'un Scolastique et voie si ce dernier peut traduire un chapitre quelconque portant sur un point difficile, comme la Trinité, la Divinité, la nature du Christ, la transsubstan­tia­tion, le libre arbitre, etc., dans une des langues modernes, pour le ren­dre intelli­gible, ou dans un Latin acceptable, comme celui que connaissaient ceux qui vivaient quand la langue Latine était une langue vulgaire. Quel est le sens de ces mots : La cause première n'influe pas nécessairement sur la cause seconde, en vertu de l'es­sentielle subordination des causes secondes, de façon à  aider son opération? C'est la traduction du titre du sixième chapitre du premier livre de Suarez, Du con­cours, de la Motion et de l'Aide de Dieu. Quand des hommes écrivent des volumes entiers d'une telle étoffe, ne sont-ils pas fous, ou ne cherchent-ils pas à rendre les autres fous? En particulier, dans la question de la transsubstantiation, quand après avoir prononcé certains mots, ceux qui disent que la blancheur, la rondeur, la magnitude, la quali, la corruptibili, qui sont toutes incorporelles, sortent de l'hos­tie pour entrer dans le corps de notre Sauveur béni, ne font-ils pas de ces eurs, de ces tudes et de ces tés autant d'esprits possédant son corps? Car, par esprits, ils entendent toujours des choses qui, étant incorporelles, peuvent cependant être mues d'un lieu à un autre. Si bien que ce genre d'absurdité peut à bon droit être compté parmi les nombreuses sortes de folie, et tous les moments où, guidés par les pensées claires de leur con­cupiscence mondaine, ils s'abstiennent de disputer ou d'écrire ainsi, ne sont que des intervalles de lucidité. Et c'est assez pour les vertus et les défauts intellectuels.

 

Chapitre IX: Des différents objets de connaissance

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

            Il y a deux genres de CONNAISSANCE, dont l'une est la connaissance des faits, et l'autre la connaissance de la consécution qui va d'une affirmation à une autre. La première n'est rien d'autre que la sensation et le souvenir, et elle est une connaissance absolue, comme quand nous voyons un fait se faire, ou que nous nous rappelons qu'il a été fait. C'est la connaissance qu'on exige pour un témoignage. La seconde est appelée science, et elle est conditionnelle, comme quand nous savons que : si la figure qu'on nous montre est un cercle, alors toute ligne droite qui passe par le centre divisera ce cercle en deux parties égales. Et c'est la connaissance qu'on exige d'un philosophe, c'est-à-dire de celui qui prétend raisonner .

            Le registre de la connaissance des faits est appelée histoire. L'histoire est de deux sortes : l'une appelée histoire naturelle, et c'est l'histoire des faits, ou effets de la nature, en tant qu'ils ne sont pas dépendants de la volonté humaine. Telles sont les histoires des métaux, des plantes, des animaux, des régions, et ainsi de suite. L'autre est l'histoire civile, qui est l'histoire des actions volontaires des hommes dans des Républiques .

            Les registres de la science sont les livres qui contiennent les démonstrations des consécutions qui vont d’une affirmation à une autre, et qui sont communément appelés livres de philosophie, dont il y a de nombreuses sortes, selon la diversité du sujet. On peut les diviser de la façon dont je les ai divisées dans le tableau suivant.

Voir le tableau.

 

Chapitre X : Du Pouvoir, de la valeur, de la dignité et de la compétence

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

LE POUVOIR d'un homme, pris au sens universel, consiste en les moyens actuels d'obtenir quelque bien futur apparent, et il est soit originel, soit instrumental.

 

Le pouvoir naturel est l'excellence des facultés du corps ou de l'esprit, comme une force, un physique, une prudence, des talents dans le domaine des arts, une éloquence, une libéralité, une noblesse, tout cela à un niveau hors du commun. Le pouvoir ins­trumental consiste en ces pouvoirs qui, acquis grâce aux premiers, ou grâce à la fortune, sont des instruments, des moyens d'en acquérir davantage, comme la riches­se, la réputation, les amis, et la secrète opération de Dieu, qu'on appelle la chance. Car la nature du pouvoir est, sur ce point, semblable à la renommée qui s'accroît en s'exerçant; ou comme le mouvement des corps pesants qui vont d'autant plus vite qu'ils vont plus loin.

 

Le plus grand des pouvoirs humains est celui qui est composé des pouvoirs de la plus grande partie des hommes, unis par consentement en une seule personne, natu­relle ou civile, qui a l'usage de tous leurs pouvoirs  qui dépendent [alors] de sa volon­té, comme est le pouvoir d'une République, ou celui qui dépend des volontés de chaque particulier, comme est le pouvoir d'une faction ou de différentes factions liguées. Avoir des serviteurs est donc un pouvoir, avoir des amis est un pouvoir. Ce sont en effet des forces unies.

 

De même, la richesse jointe à la libéralité est un pouvoir, parce qu'elle permet de se procurer des amis et des serviteurs. Sans libéralité, rien de tel, parce que, dans ce cas, vos richesses ne vous défendent pas mais vous exposent à l'envie des hommes, comme une proie.

 

La réputation d'avoir du pouvoir est un pouvoir, parce qu'on s'attache grâce à elle ceux qui ont besoin de protection.

 

C'est la même chose pour la réputation d'aimer son pays, qu'on appelle la popu­larité, et pour la même raison.

 

De même, n'importe quelle qualité qui fait qu'un homme est aimé ou craint par beaucoup, ou la [simple] réputation d'avoir cette qualité, est un pouvoir, car c'est un moyen d'obtenir l'assistance et le service d'un grand nombre d'individus.

 

La réussite est un pouvoir car elle produit la réputation d'être sage ou d'avoir de la chance, ce qui fait que les hommes ou vous craignent, ou vous font confiance.

 

L'affabilité des hommes qui ont déjà un pouvoir, accroît ce pouvoir, car elle procure l'amour.

 

La réputation de la prudence dans la conduite, en temps de guerre ou en temps de paix, est un pouvoir, parce que nous confions plus volontiers le gouvernement de nous-mêmes à des hommes prudents qu'aux autres.

 

La noblesse est un pouvoir, pas partout, mais seulement dans ces Républiques où il y a des privilèges, car c'est en de tels privilèges que consiste son pouvoir.

 

L'éloquence est un pouvoir, car elle a l'apparence de la prudence.

 

Le physique est un pouvoir car, étant la promesse d'un bien, il recommande les hommes à la faveur des femmes et de ceux qui ne nous connaissent pas.

 

Les sciences sont de petits pouvoirs, parce qu'elles ne sont pas éminentes et visibles chez tous les hommes, et même pas du tout, si ce n'est chez une minorité, et sur un petit nombre de sujets. La science est en effet d'une nature telle que personne ne peut se rendre compte qu'elle existe sans l'avoir acquise dans une large mesure.

 

Les arts d'utilité publique, comme la fortification, la fabrication de machines, et d'autres instruments de guerre, parce qu'ils contribuent à la défense et la victoire, sont du pouvoir, et quoique leur vraie mère soit la science, à savoir les mathématiques, pourtant, comme c'est la main de l'artisan qui leur donne le jour, on les considère (la sage-femme passant pour la mère aux yeux du vulgaire) comme sa progéniture.

 

Le prix ou la VALEUR d'un homme est, comme pour tous les autres objets, son prix, c'est-à-dire ce qu'on donnerait pour avoir l'usage de son pouvoir. Cependant, ce n'est pas une valeur absolue, elle dépend du besoin et du jugement d'autrui. Un chef d'armée compétent est d'un grand prix en temps de guerre effective ou imminente, mais il n'en est pas ainsi en temps de paix. Un juge érudit et incorruptible est de grande valeur en temps de paix, mais sa valeur est moindre en temps de guerre. Et il en est des hommes comme des autres choses, ce n'est pas le vendeur, mais l'acheteur, qui détermine le prix. En effet, qu'un homme, comme la plupart des hommes, s'attribue la plus haute valeur possible, pourtant, sa vraie valeur n'est rien de plus que ce qui est estimé par autrui.

 

La manifestation de la valeur que nous nous attribuons les uns aux autres est ce qui est communément appelé honorer et attenter à  l'honneur. Évaluer quelqu'un à un haut prix, c'est l'honorer, l'évaluer à un bas prix, c'est attenter à son honneur. Mais haut et bas, dans ce cas, doivent être compris par comparaison avec le prix que cha­que homme s'attribue à lui-même.

 

La valeur publique d'un homme, qui est la valeur qui lui est attribuée par la République, est ce que les hommes nomment communément DIGNITÉ. Et cette valeur attribuée par la République se traduit par des postes de commandements, des postes de magistrats, des emplois publics, ou par des dénominations et des titres établis pour distinguer une telle valeur.

 

Implorer l'aide de quelqu'un, c'est l'HONORER, car c'est le signe que nous avons l'idée qu'il possède le pouvoir d'aider; et plus l'aide est difficile, plus l'honneur est grand.

 

Obéir, c'est honorer, car aucun homme n'obéit à ceux qu'il pense ne pas avoir le pouvoir de l'aider ou de lui nuire. Et par conséquent, désobéir, c'est attenter à l'hon­neur.

 

Faire de larges présents à quelqu'un, c'est l'honorer, car c'est [là] acheter sa pro­tection et reconnaître son pouvoir. Faire de menus présents à quelqu'un, c'est at­tenter à son honneur, car ce ne sont que des aumônes, ce qui signifie que nous pensons qu'il a besoin de menus secours.

 

S'empresser de favoriser le bien d'un autre, et aussi le flatter, c'est l'honorer, car c'est le signe que nous recherchons sa protection ou son aide. Le négliger est attenter à son honneur.

 

S'effacer ou laisser la place à quelqu'un, pour l'obtention de quelque bien, c'est l'honorer, car c'est l'aveu de son plus grand pouvoir. Vouloir se l'attribuer avec arro­gance, c'est attenter à son honneur.

 

Donner à quelqu'un quelque signe d'amour ou de crainte, c'est l'honorer, car aimer ou craindre, c'est accorder de la valeur. Mépriser, aimer ou craindre quelqu'un moins qu'il ne s'y attendait, c'est attenter à son honneur, car c'est le dévaloriser.

 

Faire l'éloge de quelqu'un, le magnifier, ou l'appeler heureux, c'est l'honorer, car rien n'est estimé, sinon les qualités, le pouvoir et la félicité. Insulter quelqu'un, se moquer de lui, s'apitoyer sur lui, c'est attenter à son honneur.

 

Parler à quelqu'un avec considération, apparaître devant lui avec décence et humi­lité, c'est l'honorer, car on lui montre qu'on craint de l'offenser. Lui parler inconsi­dérément, faire devant lui quelque chose d'obscène, d'incorrect ou d'impudent, c'est attenter à son honneur.

 

Croire quelqu'un, lui faire confiance, compter sur lui, c'est l'honorer, car c'est le signe de l'opinion que l'on a de sa vertu et de son pouvoir. Ne pas lui faire confiance, ou ne pas le croire, c'est attenter à son honneur.

 

Écouter le conseil d'un homme, ou son propos, de quelque genre qu'il soit, c'est l'honorer, parce que c'est le signe qu'on le pense sage, éloquent ou spirituel. Dormir, s'en aller, ou parler en même temps que lui, c'est attenter à son honneur.

 

Faire à quelqu'un ce qu'il prend pour des signes d'honneur, ou ce que la loi ou la coutume considère comme tels, c'est l'honorer, car en approuvant l'honneur rendu par d'autres, on reconnaît le pouvoir que ces autres reconnaissent. Refuser de le faire, c'est attenter à son honneur.

 

Être d'accord avec l'opinion de quelqu'un, c'est l'honorer, car c'est le signe qu'on approuve son jugement et sa sagesse. Être d'un avis différent, c'est attenter à son hon­neur, c'est lui reprocher son erreur, et, si le différent porte sur de nombreuses choses, lui reprocher sa sottise.

 

Prendre comme modèle quelqu'un, c'est l'honorer, car c'est l'approuver très vivement. Prendre comme modèle son ennemi, c'est attenter à son honneur.

 

Honorer ceux que quelqu'un honore, c'est l'honorer, car c'est un signe d'appro­bation de son jugement. Honorer ses ennemis, c'est attenter à son honneur.

 

User des conseils de quelqu'un, ou de son aide pour des actions difficiles, c'est l'honorer, car c'est le signe qu'on le pense sage ou doué de quelque pouvoir. Refuser d'utiliser dans les mêmes situations ceux qui se proposent, c'est attenter à leur hon­neur.

 

Toutes ces façons d'honorer sont naturelles, aussi bien à l'intérieur des Républi­ques, qu'à l'extérieur. Mais, dans les Républiques, où celui ou ceux qui possèdent l'autorité suprême peuvent  établir des signes d'honneur de leur choix, il y a d'autres honneurs.

 

Un souverain honore en effet un sujet avec n'importe quel titre, charge, emploi ou action que lui-même considérera comme le signe  de sa volonté de l'honorer.

 

Le roi de Perse honora Mardochée quand il le désigna pour être conduit à tra­vers les rues dans l'habit royal, sur l'un des chevaux du roi, avec une couronne sur la tête, et un dignitaire devant lui, qui proclamait : Ainsi sera-t-il fait à celui que le roi honorera. Et cependant, un autre roi de Perse, ou le même à un autre moment, à quelqu'un qui demandait pour quelque grand service [rendu] de porter l'un des habits royaux, donna sa permission, mais en ajoutant qu'il le porterait en qualité de bouffon du roi; et ce fut alors un déshonneur.  Si bien que la source de l'honneur civil est dans la personne de la République, et dépend de la volonté du Souverain, et c'est pourquoi il est temporaire et appelé honneur civil. Tels sont les magistratures, les charges, les titres, et, à certains endroits, les armoiries et les écussons. Et les hommes honorent ceux qui les ont, comme autant de signes de faveur dans la République, laquelle faveur est pouvoir.

 

Est honorable toute possession, action, ou qualité qui est une preuve et un signe de pouvoir.

 

Et c'est pourquoi être honoré, aimé ou craint d'un grand nombre est honorable, car ce sont des preuves de pouvoir. Être honoré par un petit nombre ou par personne, ce n'est pas honorable.

 

La domination et la victoire sont honorables parce qu'elles sont acquises par le pouvoir. La servitude, par besoin ou par crainte, n'est pas honorable.

 

La bonne fortune, si elle dure, est honorable, et est un signe de la faveur de Dieu. Les malheurs et la déchéance ne sont pas honorables. Les richesses sont honorables car elles constituent un pouvoir. La pauvreté n'est pas honorable. La magnanimité, la libéralité, l'espoir, le courage, la confiance sont honorables car elles procèdent de la conscience d'avoir du pouvoir. La petitesse d'esprit, la parcimonie, la crainte, le manque d'assurance ne sont pas honorables.

 

Se décider au moment opportun, c'est-à-dire se déterminer à faire quelque chose, est honorable, en tant que c'est là mépriser les petites difficultés et les petits dangers. L'irrésolution n'est pas honorable, car c'est le signe qu'on accorde trop de valeur aux petits obstacles et aux petits avantages. En effet, quand on a pesé les choses, aussi longtemps que le moment le permet, et qu'on ne se décide pas, c'est que la différence de poids est petite, et c'est pourquoi, si l'on ne se décide pas, c'est qu'on surévalue les petites choses, ce qui est de la petitesse d'esprit.

 

Toutes les actions et paroles qui procèdent, ou semblent procéder, de beaucoup d'expérience, de science, de discernement, ou d'esprit sont honorables car ce sont toutes des pouvoirs. Les actions et paroles qui procèdent de l'erreur, de l'ignorance, ou de la sottise, ne sont pas honorables.

 

La gravité, pour autant qu'elle semble procéder d'un esprit occupé à quelque chose d'autre, est honorable car cette occupation est un signe de pouvoir. Mais si elle sem­ble procéder du dessein de paraître grave, ce n'est pas honorable. Car la gravité du premier est comparable à la stabilité d'un navire chargé de marchandises, mais celle du second est comparable à la stabilité d'un navire lesté de sable et de pacotille.

 

Etre célèbre, c'est-à-dire être connu pour sa richesse, sa fonction, de grandes ac­tions, ou quelque bien éminent, est honorable, car c'est le signe du pouvoir par lequel on est en vue. Au contraire, être obscur, ce n'est pas honorable.

 

Descendre de parents célèbres est honorable, parce qu'on bénéficie plus facile­ment des aides et des amitiés de nos aïeux. Au contraire, descendre d'une lignée obscure n'est pas honorable.

 

Les actions qui procèdent de l'équité, jointes à une perte, sont honorables, car ce sont des signes de magnanimité, et cette dernière est un signe de pouvoir. Au con­traire la ruse, la débrouillardise, le non respect de l'équité, ne sont pas hono­rables.

 

Convoiter de grandes richesses, ambitionner de grands honneurs est honorable, car c'est le signe qu'on a le pouvoir de les obtenir. Convoiter ou ambitionner de petits gains, de petits avancements n'est pas honorable.

 

Qu'une action (pourvu qu'elle soit grande et difficile, et qu'elle soit par conséquent un signe de grand pouvoir) soit juste ou injuste, cela ne change en rien la question de l'honneur, car l'honneur ne consiste qu'en l'idée qu'il y a du pouvoir. C'est pourquoi les anciens païens ne croyaient pas déshonorer les dieux, mais [au contraire] grande­ment les honorer, quand ils les faisaient entrer dans leurs poèmes, commettant des enlèvements, des vols, ou d'autres grandes actions, mais injustes et impures. A un point tel que rien n'est si célébré en Jupiter que ses adultères, en Mercure que ses fraudes et ses vols. Dans un hymne d'Homère, de toutes les louanges, la plus grande est celle-ci : étant né le matin, il avait inventé la musique à midi, et, avant la nuit, avait dérobé aux bergers d'Apollon son bétail.

 

De même, jusqu'à ce que de grands Républiques se soient constituées, les hom­mes ne croyaient pas déshonorant d'être un pirate ou un voleur de grands chemins. C'était même un trafic légal, non seulement chez les Grecs, mais aussi dans toutes les autres nations, comme cela ressort manifestement des textes historique de l'Antiquité. Et de nos jours, dans cette partie du monde, les duels privés sont, et seront toujours honorables, quoiqu'illégaux, jusqu'à ce qu'on décrète qu'il est honorable de refuser [le duel] et qu'il est honteux de lancer le défi. Car les duels, souvent, sont aussi les effets du courage, et le courage est fondé sur la force ou l'adresse, qui sont du pouvoir, quoique, pour la majorité, ce soient les effets de paroles inconsidérées, et de la crainte du déshonneur, chez l'un des combattants, ou chez les deux qui, engagés inconsidérément, sont entraînés sur le pré pour échapper au déshonneur.

 

Les écussons et les armoiries héréditaires, là où ils donnent d'éminents pri­vilèges, sont honorables; autrement non, car leur pouvoir consiste en ces privilèges, ou en richesses ou choses semblables qui sont également honorées chez les autres hommes. Ce genre d'honneur, qu'on appelle communément noblesse, vient des anciens Germains, car rien de tel n'était connu où n'étaient pas connues les coutumes germaniques. Aujourd'hui, ce n'est nulle part en usage là où les Germains n'ont pas vécu. Les généraux Grecs de l'antiquité, quand ils allaient à la guerre, avaient leurs boucliers peints de devises de leur choix, à tel point qu'un bouclier qui n'était pas peint était un signe de pauvreté et révélait un simple soldat; mais ils ne les transmet­taient pas par héritage. Les Romains transmettaient les emblèmes de leurs familles, mais c'étaient les images, non les devises de leurs ancêtres. Parmi les peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, il n'y a rien et il n'y a jamais eu rien de tel. Seuls les Germains avaient cette coutume, qui passa en Angleterre, en France, en Espagne et en Italie quand, très nombreux, ils aidèrent les Romains ou firent leurs propres conquêtes dans ces parties occidentales du monde.

 

Car la Germanie, comme tous les autres pays à leurs débuts, était anciennement divisée entre un nombre infini de petits seigneurs, ou chefs de familles, qui se faisaient constamment la guerre. Ces chefs, ou seigneurs, surtout dans le but, quand ils étaient revêtus de leur armement, d'être reconnus de leurs soldats, et à titre d'ornement, décoraient leur armure, leur écusson et leurs armoiries, d'images de bêtes, ou d'autres choses, et mettaient aussi sur le cimier de leurs casque quelque emblème saillant et visible. Et cet ornement des armes et du cimier se transmettait par héritage à leurs enfants, sans changement pour l'aîné, et pour les autres avec certaines modi­fications que le vieux chef, c'est-à-dire, en Allemand Here-alt, jugeait conve­nables. Mais quand de nombreuses familles se joignirent pour former une plus grande monar­chie, cette fonction du héraut qui consistait à distinguer les écussons devint une charge privée autonome. Et la descendance de ces seigneurs est la grande et ancienne noblesse dont les membres, pour la plupart, portent des créatures vivantes remar­quées pour le courage et la rapine, ou des châteaux, des créneaux, des baudriers, des armes, des barrières, des palissades, et d'autres signes de guerre, rien n'étant alors en honneur, sinon la vertu militaire. Par la suite, non seulement les rois, mais aussi les Républiques populaires, donnèrent diverses sortes d'écussons à ceux qui partaient pour la guerre ou en revenaient, pour les encourager ou les récompenser de leurs services. Tout cela peut être trouvé par un lecteur attentif, dans les livres historiques grecs ou latins   de l'antiquité qui font mention de la nation germanique et des coutumes de l'époque.

 

Les titres honorifiques, tels que duc, comte, marquis et baron, sont honorables, en tant qu'ils signifient la valeur qu'y place le pouvoir souverain de la République, lesquels titres étaient dans les temps anciens des titres de fonction et de comman­dement, dont certains venaient des Romains, d'autres des Germains et des Français. Les ducs, duces en latin, étaient généraux en temps de guerre; les comtes, comites [en latin], soutenaient le général de leur amitié, et on les chargeait de gouverner et défendre les places conquises et pacifiées; les marquis, marchiones [en latin], étaient les comtes qui gouvernaient les marches, ou frontières de l'Empire. Lesquels titres de duc, comte et marquis, issus des coutumes de la milice germanique, s'introduisirent dans l'Empire à  peu près à l'époque de Constantin le grand. Mais baron semble avoir été un titre Gaulois et signifie un grand homme, tels les hommes que les rois et les princes employaient à la guerre autour de leur personne, et ce mot semble venir de vir, qui a donné ber et bar, qui avaient le même sens dans la langue des Gaulois que vir en Latin, et de là se sont formés bero et baro. Si bien que ces hommes furent appelés berones, et ensuite barones, et (en Espagnol) varones. Mais celui qui voudrait connaître plus particulièrement l'origine des titres honorifiques, peut la trouver, comme je l'ai fait, dans le traité tout à fait excellent de M. Selden sur ce sujet. Le temps passant, ces fonctions honorifiques, à cause de certains problèmes, et parce qu'on entendait gouverner sagement et dans la paix, furent transformées en simples titres, servant, pour l'essentiel, à distinguer la préséance, la place et le rang des sujets dans la République, et des hommes furent faits ducs, comtes, marquis, et barons de lieux où ils ne possédaient ni ne commandaient rien, et d'autres titres furent imaginés pour la même fin.

 

La COMPÉTENCE est une chose qui diffère du prix ou de la valeur d'un hom­me, et aussi de son mérite et de ce qui lui est dû, et consiste en un pouvoir particu­lier, en une capacité en quoi il est dit être compétent, laquelle capacité parti­culière est habituellement nommée DISPOSITION ou aptitude.

 

Car celui qui est le plus compétent pour être général ou juge, ou pour avoir quelque autre charge, est celui qui est le mieux pourvu des qualités requises pour bien s'en acquitter. Le plus compétent pour les richesses est celui qui a le plus de qualités requises pour en faire bon usage. Si l'une des qualités est absente, on peut néanmoins être un homme compétent, et être précieux pour faire quelque chose d'autre. De même, un homme peut être compétent pour des richesses, une fonction ou un emploi sans pouvoir pourtant invoquer aucun droit d'en disposer avant autrui , et on ne peut donc pas dire qu'il les mérite ou que cela lui est dû; car le mérite présuppose un droit, et la chose due l'est par promesse, ce dont je parlerai davantage par la suite quand je traiterai des contrats.

 

 

Chapitre XI : De la Diversité des Moeurs

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

Par MŒURS, je n'entends pas ici la décence du comportement, comment un homme doit en saluer un autre, ou comment il doit se laver la bouche, ou se curer les dents devant le monde, et d'autres points semblables de la petite morale, mais ces qualités humaines qui concernent les hommes dans leur vie commune, dans la paix et l'unité. A cette fin, nous devons considérer que la félicité de cette vie ne consiste pas dans le repos d'un esprit satisfait, car ce finis ultimus (fin dernière) et ce summum bonum (souverain bien) dont on parle dans les livres des anciens moralistes n'exis­tent pas. Celui dont les désirs arrivent à leur terme ne peut pas plus vivre que celui dont les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir d'un objet à un autre, l'obtention du premier n'étant toujours rien d'autre que le moyen d'atteindre le second. La cause en est que l'objet du désir humain n'est pas de jouir une seule fois, et pour un instant, mais d'assurer pour toujours le moyen de son futur désir. C'est pourquoi les actions volontaires et les inclinations de tous les hommes ne tendent pas simplement à se procurer, mais aussi à s'assurer une vie heureuse, et elles diffèrent seulement dans le moyen [utilisé], ce qui vient en partie de la diversité des passions chez des hommes différents, et en partie de la différence de connaissance ou d'opinion qu'a chacun des causes qui produisent l'effet désiré.

 

Si bien qu'en premier, je tiens comme une inclination générale de tous les hom­mes un désir permanent et sans relâche [d'acquérir] pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu'à la mort. Et la cause de ce désir n'est pas toujours que l'homme espère un plaisir plus intense que celui qu'il a déjà atteint, ou qu'il ne puisse pas se contenter d'un pouvoir modéré, mais c'est qu'il ne peut pas assurer le pouvoir et les moyens de vivre bien qu'il possède à présent sans en acquérir davantage. Et de là vient que les rois, dont le pouvoir est le plus grand, dirigent leurs efforts pour le rendre sûr à l'intérieur, par des lois, et à l'extérieur, par des guerres. Et quand cela est réalisé, un nouveau désir succède [à l'ancien]; chez certains, désir d'une gloire qui viendrait d'une nouvelle conquête, chez d'autres, désir de bien-être et de plaisirs sensuels, chez d'autres [encore] désir d'être admiré, ou d'être flatté pour leur excel­lence dans quelque art ou quelle faculté de l'esprit.

 

La compétition pour les richesses, l'honneur, les postes de commandement, ou pour d'autres pouvoirs, incline à la discorde, à l'hostilité, et à la guerre, parce que le moyen pour celui qui entre en compétition d'atteindre ce qu'il désire est de tuer, d'assujettir, de supplanter, ou de repousser l'autre. En particulier, la compétition pour les louanges incline à avoir une vénération pour l'antiquité, car les hommes luttent avec les vivants, non avec les morts, ce qui fait qu'ils attribuent à ces derniers plus qu'il n'est dû pour pouvoir obscurcir la gloire des premiers.

 

Le désir de bien-être et de plaisir sensuel dispose les hommes à obéir à un pouvoir commun, parce que de tels désirs leur font renoncer à la protection qu'ils pourraient espérer de leurs propres efforts et de leur propre peine. La crainte de la mort et des blessures les met dans les mêmes dispositions, et pour la même raison. Au contraire, des hommes ambitieux, téméraires et non satisfaits de leur condition présente, tout comme ceux qui aspirent à des postes de commandement militaire, sont inclinés à entretenir les causes de guerre et fomenter des troubles et des séditions, car il n'est d'honneur militaire que par la guerre, et d'espoir d'améliorer un mauvais jeu qu'en battant à nouveau les cartes.

 

Le désir de la connaissance et des arts pacifiques incline les hommes à obéir à un pouvoir commun, car un tel désir comprend le désir de loisir, et par conséquent [le désir de bénéficier] de quelque autre pouvoir que le leur.

 

Le désir de louange dispose les hommes aux actions louables, en tant que ces dernières plaisent à ceux dont ils estiment le jugement car, des hommes que nous méprisons, nous méprisons aussi le jugement. Le désir de renommée après la mort est du même type. Et quoiqu'après la mort, il n'y ait aucune sensation des louanges qu'on nous donne sur terre, en tant que ce sont des joies qui ou sont englouties dans les joies ineffables du paradis, ou sont éclipsées par les tourments extrêmes de l'enfer, pourtant, une telle renommée n'est pas vaine, parce que les hommes en tirent un plai­sir présent, en la prévoyant, et par le bénéfice qui peut en rejaillir sur leur postérité, et bien qu'ils ne voient pas cela dans le présent, pourtant ils l'imaginent, et tout ce qui plaît à la sensation plaît aussi à l'imagination.

 

Recevoir de quelqu'un, dont on pense être l'égal, de trop grands bienfaits pour qu'on espère s'en acquitter, dispose à contrefaire l'amour, dispose en réalité à la haine secrète, et nous met dans l'état d'un débiteur sans espoir qui s'arrange pour ne pas voir son créancier, et qui souhaite tacitement se trouver là où il ne pourrait jamais plus le rencontrer. Car les bienfaits obligent, et une obligation est un esclavage; et une obligation dont on ne peut s'acquitter est un esclavage perpétuel, ce qui est odieux quand il s'agit de son égal. Mais avoir reçu des bienfaits de quelqu'un que nous recon­naissons comme supérieur incline à aimer, parce que l'obligation ne nous rabaisse pas, et l'acceptation de bon cœur (ce que l'on nomme gratitude) est tant un honneur fait à celui qui nous oblige qu'elle est généralement considérée comme une rétribu­tion. De même, recevoir des bienfaits, quoiqu'un d'un égal ou d'un inférieur, aussi longtemps qu'il y a espoir de s'acquitter, dispose à l'amour car dans l'intention de celui qui reçoit, l'obligation est d'aide et de service mutuels. De là procède une émulation pour savoir qui sera le plus généreux, la dispute la plus noble et la plus profitable qu'il se peut, où le gagnant est heureux de sa victoire, et où l'autre prend sa revanche en avouant sa défaite.

 

Avoir fait plus de mal qu'on ne peut ou ne veut réparer incline son auteur à haïr la victime, car il doit compter sur la vengeance ou le pardon, le deux étant odieux.

 

La crainte de subir des violences dispose un homme à anticiper et à chercher le secours de la société, car il n'y a pas d'autre façon par laquelle un homme peut mettre en sûreté sa vie et sa liberté.

 

Les hommes qui se défient de leur propre subtilité sont, dans les moments d'agita­tion et dans les séditions, plus à même de remporter la victoire que ceux qui se supposent sage et habiles, car ces derniers aiment délibérer, tandis que les autres, craignant d'être victimes d'une ruse, aiment frapper les premiers. Et comme dans les séditions, les hommes sont toujours à un endroit où il peut y avoir bataille, rester unis et user de tous les avantages de la force est un meilleur stratagème que tout ce qui peut procéder de la subtilité de l'esprit.

 

Les hommes vaniteux, tels que ceux qui ont conscience qu'ils n'ont pas de grandes capacités, et qui se plaisent à s'imaginer qu'ils sont vaillants, sont seulement inclinés à l'ostentation, et ils ne tentent rien, parce que, quand apparaît le danger ou la diffi­culté, ils ne s'attendent qu'à une chose : qu'on découvre leur incapacité.

 

Les hommes vaniteux, tels que ceux qui estiment leurs capacités en fonction de la flatterie d'autrui, ou de la chance d'une action précédente, sans raisons certaines d'es­pérer, tirées de la vraie connaissances d'eux-mêmes, sont inclinés à s'engager inconsi­dérément, et, à l'approche du danger, ou des difficultés, à battre en retraite, car ne voyant pas comment se tirer d'affaire, ils hasarderont leur honneur, ce qu'on peut apaiser par une excuse, plutôt que leur vie, auquel cas aucun baume n'est efficace.

 

Les hommes qui ont une haute opinion de leur propre sagesse en matière de gou­vernement sont portés à l'ambition car, sans emploi public de conseiller ou de magis­trat, ils ratent l'occasion de profiter de l'honneur de leur sagesse. Et c'est pourquoi les orateurs éloquents sont enclins à l'ambition, car l'éloquence a les apparences de la sagesse, aussi bien à leurs yeux qu'aux yeux d'autrui.

 

La petitesse d'esprit porte les hommes à l'irrésolution, et par conséquent les porte à rater les occasions et les moments les plus opportuns pour agir. Car quand on a délibéré et que le moment d'agir est proche, si ce qu'il est meilleur de faire n'est pas manifeste, c'est signe que la différence des motifs, d'un côté ou de l'autre, n'est pas grande. C'est pourquoi ne pas se décider alors, c'est manquer l'occasion parce qu'on soupèse des bagatelles, ce qui est petitesse d'esprit.

 

Le fait d'être économe, bien que ce soit une vertu chez les pauvres, rend un hom­me inapte à mener à bien les actions qui requièrent la force de nombreux hommes [agissant] ensemble, car il affaiblit leur effort, qui doit être entretenu et maintenu dans sa vigueur par une rémunération.

 

L'éloquence, quand elle s'accompagne de flatterie porte les hommes à se fier à ceux qui la possèdent, car la première a les apparences de la sagesse, et la deuxième a les apparences de la bienveillance. Ajoutez-leur la réputation militaire, et les hom­mes sont [alors] portés à s'attacher et à s'assujettir à ceux qui réunissent ces caracté­ristiques; les deux premières leur donnant une garantie contre les dangers qui pour­raient venir de lui, la dernière leur donnant une garantie contre les dangers qui pourraient venir d'autrui.

 

Le défaut de science, c'est-à-dire l'ignorance des causes, porte un homme, ou plutôt le contraint à se fier au conseil et à l'autorité d'autrui. Car tous les hommes qui se soucient de la vérité, s'ils ne se fient pas à eux-mêmes, doivent se fier à l'opinion que quelque autre qu'ils pensent plus sage qu'eux-mêmes, et qu'ils ne croient pas susceptible de les tromper.

 

L'ignorance de la signification des mots est un défaut de compréhension et elle porte les hommes à accepter de confiance, non seulement la vérité qu'ils ne con­naissent pas, mais aussi les erreurs, et qui plus est, les absurdités de ceux à qui ils se fient, car ni une erreur, ni une absurdité ne peut être découverte sans une parfaite compréhension des mots.

 

De cette ignorance vient que les hommes donnent différentes dénominations à une seule et même chose, en fonction de la différence de leurs propres passions : par exemple, ceux qui approuvent une opinion particulière la nomment opinion, mais ceux qui ne l'apprécient pas la nomment hérésie, et pourtant, hérésie ne signifie rien de plus qu'opinion particulière. Le mot a seulement une plus grande teinture de colère.

 

De là vient aussi que les hommes ne sont pas capables de distinguer, sans étude et sans une grande faculté de comprendre, entre une seule action de nombreux hommes et de nombreuses actions d'une multitude; comme, par exemple, entre la seule action de tous les sénateurs de Rome tuant Catalina, et les nombreuses actions des sénateurs tuant César; et c'est pourquoi ils sont disposés à prendre pour l'action du peuple ce qui est une multitude d'actions faites par une multitude d'hommes, peut-être entraînés par la persuasion d'un seul.

 

L'ignorance des causes et de la constitution originelle du droit, de l'équité, de la loi et de la justice dispose l'homme à faire de la coutume et de l'exemple la règle de ses actions, de telle sorte qu'il pense que l'injuste est ce qui a été la coutume de punir, et le juste ce dont il peut produire un exemple d'impunité et d'approbation, ou (comme les juristes qui usent de ce faux critère de justice le désignent par une expression barbare) un précédent; comme les petits enfants qui n'ont pas d'autre règle des bonnes et des mauvaises manières que les corrections qu'ils reçoivent de leurs parents et de leur maître; sauf que les enfants sont fidèles à leurs règles, alors que les hommes ne le sont pas parce que, étant devenus forts et têtus, ils en appellent à la coutume contre la raison, et à la raison contre la coutume, comme cela sert leurs intentions, fuyant la coutume quand leur intérêt l'exige, et s'opposant à la raison aussi souvent que la raison s'oppose à eux. Ce qui fait que la doctrine du juste et de l'injuste est perpé­tuellement un objet de débat, tant par la plume que par l'épée, alors que la doctrine [qui traite] des lignes et des figures ne l'est pas, parce que les hommes ne se soucient pas, dans ce domaine, de la vérité comme de quelque chose qui [puisse] contrecarre[r] leurs ambitions, leur profit ou leurs désirs. Mais je ne doute pas que, s'il avait été contraire au droit de domination de quelqu'un, ou aux intérêts des hommes qui exercent cette domination que les trois angles d'un triangle fussent égaux aux deux angles d'un carré, cette doctrine aurait été, sinon débattue, du moins réprimée par un autodafé de tous les livres de géométrie, dans la limite du pouvoir de celui qui était concerné.

 

L'ignorance des causes éloignées dispose les hommes à attribuer tous les événe­ments aux causes immédiates et instrumentales, car ce sont les seules causes qu'ils perçoivent. Et de là, il arrive en tout lieu que les hommes qui sont accablés par ce qu'ils doivent verser aux autorités légales déchargent leur colère sur les publicains, c'est-à-dire les fermiers [généraux], les percepteurs, et les autres fonctionnaires des recettes publiques, et se collent à ceux qui trouvent à redire contre le gouvernement public; et quand, de ce fait, ils se sont engagés au-delà de ce qu'ils [peuvent] espére[r] justifier, ils attaquent l'autorité suprême, par crainte de la punition ou par honte du pardon qu'il faut [alors] recevoir.

 

L'ignorance des causes naturelles dispose à la crédulité, comme quand on croit, [ce qui arrive] souvent, à des choses impossibles, parce qu'on n'est pas capable de déceler leur impossibilité, ne connaissant rien qui s'oppose à ce qu'elles soient vraies. Et la crédulité dispose les hommes au mensonge, parce qu'ils aiment être écoutés en compagnie; si bien que l'ignorance, par elle-même, sans malice, peut faire qu'un peut homme croie des mensonges et les répète, et, quelquefois aussi, en invente.

 

L'angoisse de l'avenir dispose les hommes à s'enquérir des causes des choses, car la connaissance de ces causes les rend plus capables d'organiser le présent à leur meilleur avantage. La curiosité, ou amour de la connaissance des causes, conduit l'homme, à partir de la considération de l'effet, à la recherche de la cause, et, à nou­veau, de la cause de cette cause, jusqu'à ce que, par nécessité, il soit amené finalement à la pensée qu'il existe quelque cause sans cause antérieure, c'est-à-dire une cause éternelle, qui est appelée Dieu par les hommes. De sorte qu'il est impossible de faire une enquête approfondie des causes naturelles sans être par là incliné à croire qu'exis­te un Dieu éternel, quoique les hommes ne puissent avoir en leur esprit aucune idée de lui qui corresponde à sa nature. Car, tout comme un homme aveugle de nais­sance, qui entend les hommes parler de se réchauffer auprès du feu, et qui est amené à s'y réchauffer lui-même, peut facilement concevoir et être certain qu'il y a quelque chose que les hommes appellent feu et qui est la cause de la chaleur qu'il sent, mais ne peut imaginer à quoi ça ressemble, ni avoir dans son esprit une idée pareille à celle de ceux qui le voient, un homme, par les choses visibles de ce monde, et leur ordre admirable, peut concevoir que tout cela a une cause, que les hommes appellent Dieu, et cependant il n'a pas une idée ou une image de lui dans son esprit.

 

Et ceux qui font peu de recherches, ou n'en font pas du tout, sur les causes naturelles des choses, sont cependant enclins, par la crainte qui vient de l'ignorance même de ce qui a le pouvoir de leur faire beaucoup de bien ou de mal, à supposer et à feindre en eux-mêmes différentes sortes de pouvoirs invisibles, à redouter leurs propres imaginations, à les invoquer en temps de détresse, et à leur rendre grâces quand ce qu'on espérait a été obtenu avec succès, faisant [ainsi] leurs dieux des créa­tures de leur propre imagination. De cette façon, les hommes, à partir d'une variété innombrable de dieux, ont créé dans le monde d'innombrables sortes de dieux. Et cette crainte des choses invisibles est le germe naturel de ce que chacun appelle religion pour lui-même, et superstition chez ceux qui rendent un culte diffé­rent du leur et éprouvent une crainte différente de la leur à l'égard de cette puissance.

 

Et ce germe de religion, ayant été observé par beaucoup, certains de ceux qui l'ont observé ont été enclins par là à le nourrir, à l'apprêter, à lui donner forme de lois, et à y ajouter toute opinion de leur propre invention sur les causes des événe­ments futurs qu'ils croyaient susceptible de leur permettre au mieux de gouverner les autres et d'user au mieux pour leur propre compte de leurs pouvoirs.

 

 

Chapitre XII : De la religion

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

Etant donné qu'il n'y a de signes et de fruits de la religion que chez l'homme, il n'y a pas de raison de douter que le germe de la religion ne se trouve aussi qu'en l'homme, et il consiste en quelque qualité [qui lui est] particulière, ou du moins [qui se révèle] chez lui à un degré supérieur qu'on ne peut trouver chez les autres créatures vivantes.

 

Et en premier, il est particulier à la nature des hommes d'être curieux des causes des événements qu'ils voient, certains plus, d'autres moins, mais suffisamment chez tous les hommes dans la recherche des causes de leur propre bonne ou mauvaise fortune.

 

Deuxièmement, à la vue de quelque chose qui a un commencement, de penser aussi qu'elle eut une cause qui détermina son commencement, au moment où cela se fit, plutôt qu'avant ou plus tard.

 

Troisièmement, alors qu'il n'y a pas d'autre félicité, pour les bêtes, que de jouir, au quotidien, de leur nourriture, de leur bien-être, et de leur concupiscence, n'ayant que peu ou pas de prévision du temps à venir, parce qu'il leur manque l'observation et le souvenir de l'ordre, de la consécution, et de la dépendance des choses qu'elles voient, l'homme observe comment un événement a été produit par un autre, se rappelle ce qui les a précédés et ce qui les a suivis; et quand il ne peut pas s'assurer des véritables causes des choses (car les causes de la bonne et de la mauvaise fortune sont pour la plupart invisibles), il suppose des causes de ces choses, soit telles que sa propre imagination les lui suggère, soit en se fiant à l'autorité d'autres hommes, ceux qu'il pense être ses amis, et être plus sages que lui-même.

 

Les deux premières [caractéristiques dont nous avons parlé au deuxième et troi­sième paragraphe de ce chapitre] produisent l'angoisse. Car, étant assuré que toutes les choses qui sont arrivées jusqu'à maintenant, ou qui arriveront désormais, ont des causes, il est impossible à un homme qui s'efforce continuellement de se mettre à l'abri des maux qu'il craint, et de se procurer le bien qu'il désire, de ne pas être dans un souci perpétuel du temps à venir; si bien que tout homme, surtout ceux qui sont sur-prévoyants, sont dans une situation semblable à celle de Prométhée. Car, tout comme Prométhée (mot qui, traduit, signifie l'homme prudent) était attaché sur le mont Caucase, lieu d'où l'on voit très loin, où un aigle, se nourrissant de son foie, dévorait le jour ce qui s'était reconstitué pendant la nuit, l'homme qui regarde trop loin devant lui par souci du temps futur a tout le jour le cœur rongé par la crainte de la mort, de la pauvreté, ou d'une autre infortune, et son angoisse ne connaît aucun repos, aucun répit sinon dans le sommeil.

 

Cette crainte perpétuelle, qui accompagne toujours les hommes dans leur igno­rance des causes, comme s'ils étaient dans les ténèbres, doit nécessairement avoir quelque chose pour objet. Et donc, quand il n'y a rien à voir, il n'y a rien auquel ils puissent attribuer leur bonne ou leur mauvaise fortune, sinon quelque pouvoir ou agent invisible, et c'est peut-être en ce sens que l'un des anciens poètes a dit que les dieux furent à l'origine créés par la crainte humaine, ce qui, à propos des dieux (c'est-à-dire des nombreux dieux des Gentils), est très vrai. Mais le fait de reconnaître un seul Dieu éternel, infini et omnipotent peut plus aisément provenir du désir qu'ont les hommes de connaître les causes des corps naturels, leurs différentes vertus, leurs différentes façon d'agir, que de la crainte de ce qui doit leur arriver dans les temps à venir. Car celui qui, à partir d'un effet qu'il voit se produire, raisonnerait pour découvrir sa cause prochaine et immédiate, et de là la cause de cette cause, et se plongerait profondément dans la poursuite des causes, arriverait finalement à ceci, qu'il doit y avoir (comme même les philosophes païens l'ont avoué) un unique Pre­mier Moteur, qui est la première et éternelle cause de toutes choses, et c'est ce qu'on entend par la dénomination Dieu; et tout cela sans avoir pensé à son sort, dont le souci à la fois incline à la crainte et détourne de la recherche des causes des autres choses, et de ce fait donne occasion d'imaginer autant de dieux qu'il y a d'hom­mes qui les imaginent.

 

Et pour ce qui est de la matière ou substance des agents invisibles ainsi imaginés, les hommes ne purent, par la réflexion naturelle, arriver à d'autre idée sinon que leur matière, ou substance, était la même que celle de l'âme humaine, et que l'âme humaine était de la même substance que ce qui apparaît dans le rêve de quelqu'un qui dort, ou dans un miroir chez quelqu'un qui est éveillé. Ne sachant pas que de telles apparitions ne sont rien d'autre que les créatures de l'imagination, les hommes pensent qu'elles sont des substances réelles et extérieures, et par suite, ils les appellent spectres, tout comme les Latins les appelaient imagines et umbrae, et croyaient que c'étaient des esprits (c'est-à-dire des corps ténus et aériens), et que ces agents invisibles, qu'ils craignaient, étaient semblables à eux, sauf qu'ils apparaissaient et disparaissaient comme il leur plaisait.  Mais l'idée que de tels esprits soient incorporels, ou immaté­riels, ne pourrait jamais entrer naturellement dans l'esprit d'un homme, parce que, bien que les hommes puissent mettre ensemble des mots de signification contradic­toire, tels esprit et incorporel, cependant ils ne peuvent jamais avoir l'imagination de quelque chose qui leur corresponde; et, par conséquent, les hommes qui, par leur propre méditation, arrivent à reconnaître un unique Dieu infini, omnipotent et éternel, choisissent plutôt d'admettre qu'il est incompréhensible et au-dessus de leur compré­hension, que de définir Sa nature par esprit incorporel, pour avouer ensuite que leur définition est inintelligible. Ou, s'ils lui donnent un tel titre, ce n'est pas dogmatique­ment, avec l'intention de rendre la nature divine compréhensible, mais pieusement, pour l'honorer par des attributs de significations aussi éloignées que possible de la grossièreté des corps visibles.

 

Puis, pour ce qui est de la façon dont ils pensent que ces agents invisibles pro­duisaient leurs effets, c'est-à-dire quelles causes immédiates ils utilisaient pour faire en sorte que les choses aient lieu, les hommes qui ne savent pas ce que nous appelons causer (c'est-à-dire presque tous les hommes) n'ont pas d'autre règle, pour faire des conjectures, que d'observer et de se souvenir de ce qu'ils ont vu antérieurement précéder le même effet une ou plusieurs fois, sans apercevoir entre l'événement antécédent et l'événement subséquent aucune dépendance ou connexion. Et c'est pourquoi,  en partant des choses semblables du passé, ils s'attendent à ce qu'arrivent les mêmes choses dans le futur et ils comptent superstitieusement sur une bonne ou une mauvaise fortune, en se fondant sur des choses qui n'ont aucune part à sa causation; comme le firent les Athéniens qui, pour la guerre de Lépante réclamèrent une autre Phormion, et les factieux liés à Pompée dans la guerre d'Afrique, qui récla­mèrent un autre Scipion. Et depuis, d'autres ont fait la même chose en diverses autres occasions. De la même manière, ils attribuent leur [bonne ou mauvaise] fortune à quelqu'un qui se trouve là, à un endroit qui porte chance ou malchance, à des mots prononcés, surtout si le nom de Dieu est parmi ces mots, considérés comme des sorti­lèges et des conjurations (la liturgie des sorcières), à tel point qu'ils croient que ces formules ont le pouvoir de transformer une pierre en pain, un pain en homme, ou n'importe quoi en n'importe quoi.

 

Troisièmement, pour ce qui est du culte que les hommes rendent naturellement aux puissances invisibles, il ne peut être rien d'autre que [l'ensemble] des témoignages de leur vénération, dont ils useraient envers les hommes : présents, prières, remercie­ments, soumission, paroles pleines d'égards, comportement tempérant, paroles réflé­chies, serment prêté (c'est-à-dire s'assurer mutuellement de [la valeur] des promesses) en les invoquant.  La raison ne suggère rien de plus, mais leur laisse le choix soit d'en rester là, soit, pour des cérémonies supplémentaires, de se fier à ceux qu'ils croient plus sages qu'eux-mêmes.

 

Enfin, sur la façon dont ces puissances invisibles déclarent aux hommes les cho­ses qui arriveront à l'avenir, surtout ce qui a trait à leur bonne ou mauvaise fortune en général, ou au succès ou insuccès de quelque entreprise particulière, les hommes sont naturellement en suspens; sauf que, habitués à conjecturer le futur par le passé, ils sont très portés, non seulement à considérer des choses fortuites, après une ou deux expériences, comme permettant toujours désormais des pronostics pour une expé­rience semblable, mais aussi à croire les mêmes pronostics qui viennent d'autres hommes dont ils ont conçu une fois une bonne opinion.

 

Et c'est en ces quatre choses, l'opinion sur les spectres, l'ignorance des causes secondes, la dévotion  envers ce que les hommes craignent, et le fait de considérer les choses fortuites comme permettant des pronostics, que consiste le germe naturel de la religion qui, en raison de la diversité des imaginations, des jugements et des passions des différents hommes, a produit en poussant des cérémonies si différentes que celles qu'un homme pratique sont pour l'essentiel ridicules aux yeux d'un autre.

 

Car ces germes ont été cultivés par deux sortes d'hommes. La première a été celle d'hommes qui les ont nourris et arrangés à leur façon. Les seconds l'ont fait sous le commandement et la direction de Dieu. Mais les deux sortes l'ont fait avec le dessein de porter davantage ces hommes qui se fiaient à eux à l'obéissance, aux lois, à la paix, à la charité, et à la société civile. De sorte que la religion de la première sorte d'hommes est une partie de la politique humaine, et elle enseigne une partie des de­voirs que les rois de la terre exigent de leurs sujets. Et la religion de la seconde sorte d'hommes est la politique divine, et elle contient des préceptes pour ceux qui se sont soumis à Dieu et sont devenus sujets de son royaume. De la première sorte furent les fondateurs de Républiques, et les législateurs des Gentils. De la seconde sorte étaient Abraham, Moïse, et notre Sauveur béni, par qui les lois du royaume de Dieu nous sont parvenues.

 

Et pour ce qui est de cette partie de la religion qui consiste en opinions sur la nature des puissances invisibles, n'existe presque rien de connu qui n'ait été con­sidéré par les Gentils, à un endroit à un autre, comme un dieu ou un diable, ou qui n'ait été imaginé par les poètes comme animé, habité ou possédé par tel ou tel esprit.

 

La matière informe du monde était un dieu, sous le nom de Chaos.

 

Le ciel, l'océan, les planètes, le feu, la terre, les vents étaient autant de dieux.

 

Des hommes, des femmes, un oiseau, un crocodile, un veau, un chien, un serpent, un oignon, [toutes ces réalités] furent déifiées. De plus, les hommes remplissaient presque tous les lieux avec des esprits nommés démons : les plaines, avec Pan et les Sylvains, ou satyres; les bois, avec les Faunes et les Nymphes; la mer, avec les Tritons et d'autres Nymphes; chaque rivière, chaque source, avec un esprit portant son nom et des Nymphes, chaque demeure, avec ses Lares ou esprits familiers, chaque homme, avec son Génie; l'Enfer, avec les fantômes et les officiers spirituels, tels Charon, Cerbère et les Furies; et pendant la nuit, tous les lieux avec des larves, des lémures, les fantômes des morts, et tout un royaume de fées et de spectres à tête d'ours. Ils ont aussi attribué la divinité à de simples accidents et qualités, et leur ont édifié des temples, par exemple le Temps, la Nuit, le Jour, la Paix, la Concorde, l'Amour, la Dispute, la Vertu, l'Honneur, la Santé, la Rouille, la Fièvre, ainsi de suite. Quand ils leur adressaient des prières pour [obtenir] ou [éviter ces choses], ils le faisaient comme s'il y avait des esprits portant ces noms suspendus au-dessus de leur tête, laissant tomber ou retenant ce bien pour lequel, ou ce mal contre lequel ils priaient. Ils invoquaient aussi leurs propres qualités d'esprit, sous le nom de Muses; leur propre ignorance, sous le nom de Fortune; leur propre concupiscence, sous le nom de Cupi­don, leur propre fureur, sous le nom de Furies; leur propre membre intime sous le nom de Priape; et ils attribuaient leurs pollutions aux incubes et aux succubes; à tel point qu'il n'y avait rien qu'un poète ne pût introduire dans son poème en le personnifiant pour en faire un dieu ou un diable.

 

Les mêmes auteurs de la religion des Gentils; remarquant le second fondement de la religion, qui est l'ignorance des causes, et de ce fait, leur tendance à attribuer leur sort à des causes dont il ne semble manifestement pas du tout dépendre, en profi­tèrent pour imposer à leur ignorance, au lieu des causes secondes, une sorte de dieux seconds chargés de certains offices, attribuant la cause de la fécondité à Vénus, la cause des arts à Apollon, de la subtilité et de la ruse à Mercure, des tempêtes et des orages à Eole, et des autres effets à d'autres dieux, de sorte qu'il y avait chez les païens, une diversité presque aussi importante de dieux que d'activités.

 

Et pour ce qui est du culte que les hommes imaginaient naturellement propres à être employés pour leurs dieux, à savoir offrandes, prières, actions de grâces et tout ce qui a été précédemment indiqué, les mêmes législateurs des Gentils ont ajouté leurs images, tant peintes que sculptées, pour que les plus ignorants (c'est-à-dire la plupart des gens, la majorité), pensant que les dieux, pour qui ces représentations étaient faites, étaient réellement contenus et comme logés en elles, pussent être d'autant plus à même de les craindre; et ils les dotèrent de terres, de maisons, d'employés et de revenus,  et cela de façon à ce que les humains ne puissent en faire usage, c'est-à-dire que furent consacrés et sanctifiés, pour ceux qui étaient leurs idoles, des grottes, des bosquets, des bois, des montagnes et des îles entières. On attribua à ces dieux non seulement la forme des hommes à certains, des bêtes à d'autres, des monstres à d'autre [encore], mais aussi les facultés et les passions des hommes et des bêtes, comme la sensation, la parole, le sexe, la concupiscence, la génération, et ceci non seulement en unissant les dieux les uns avec les autres, pour propager l'espèce des dieux, mais aussi en les unissant à des hommes et des femmes pour engendrer des dieux hybrides, qui ne sont que des hôtes des cieux, comme Bacchus, Hercule, et d'autres. On leur attribua en plus la colère, le désir de vengeance, et d'autres passions des créatures vivantes, et les actions qui en procèdent, comme la tromperie, le vol, l'adultère, la sodomie, et tout vice qui puisse être pris comme un effet du pouvoir ou une cause de plaisir, et tous les vices semblables qui, parmi les hommes, sont plus jugés contraires à la loi que contraires à l'honneur.

 

Enfin, aux pronostics touchant le temps à venir, qui ne sont, d'un point de vue naturel, que des conjectures sur l'expérience passée, et d'un point de vue surnaturel, que la révélation divine, les mêmes auteurs de la religion des Gentils, se fondant en partie sur une soi-disant expérience, en partie sur une soi-disant révélation, ont ajou­té d'innombrables modes superstitieux de divination, et ils ont fait croire aux hommes qu'ils pourraient lire leur destin soit dans les réponses ambiguës ou dénuées de signification des prêtres de Delphes, Délos, Ammon, et des autres fameux oracles; lesquelles réponses étaient rendues ambiguës à dessein, pour s'approprier l'événement dans les deux cas, ou étaient absurdes, à cause des vapeurs toxiques de l'endroit, ce qui est très fréquent dans les grottes sulfureuses; soit dans les feuilles des Sibylles, dont les prophéties, comme peut-être celles de Nostradamus (car les fragments qui subsistent aujourd'hui semblent être l'invention d'une époque plus tardive), formaient des livres réputés à l'époque de la République romaine; soit dans les propos inco­hé­rents des fous, qu'on supposait possédés par un esprit divin, laquelle possession était nommée enthousiasme; et ces sortes de prédictions étaient tenues pour de la théo­mancie ou de la prophétie; soit dans l'aspect des astres au moment de leur naissance, ce qui a été nommé horoscope, qu'on considérait être une partie de l'astrologie judi­ciaire; soit dans leurs propres espoirs et craintes, ce qu'on appelait thymomancie, ou présage; soit dans la prédiction des sorcières qui prétendaient consulter les morts, ce qui était nommé nécromancie, évocation, sorcellerie, et qui n'est rien que la compli­cité de la prestidigitation et de la friponnerie; soit dans le vol fortuit ou la façon fortuite de se nourrir des oiseaux, ce qu'on appelait science des augures; soit dans les entrailles d'une bête sacrifiée, [ce qu'on appelait] la science des aruspices (aruspi­cina); soit dans les rêves; soit dans le croassement des corbeaux, ou le caquetage des oiseaux; soit dans les traits du visage, ce qu'on appelait la métoposcopie; ou par la chiromancie, dans les lignes de la main ou les paroles fortuites qu'on appelait omina; soit dans les choses monstrueuses ou les accidents inhabituels, comme les éclipses, les comètes, les rares météores, les tremblements de terre, les inondations, les nais­sances d'enfants malformés, et choses semblables, ce qu'il appelaient portenta et ostenta parce qu'ils croyaient que ces événements présageaient ou indiquaient à l'avance quelque grand malheur à venir; soit dans un simple tirage au sort, comme pile ou face, ou en comptant les trous d'un crible, ou en puisant [au hasard] dans les vers d'Homère et de Virgile, et d'innombrables autres vaines prétentions du même genre. Il est si facile à ceux qui ont acquis du crédit auprès des hommes de les amener à croire n'importe quoi, et ces hommes peuvent, avec douceur et habileté, manipuler leur crainte et leur ignorance.

 

C'est pourquoi les premiers fondateurs et législateurs des Républiques, parmi les Gentils, dont le but était seulement de maintenir les gens dans l'obéissance et la paix, ont partout pris soin : premièrement d'imprimer en leurs esprits une croyance qui fit qu'on ne pût penser que les préceptes qu'ils donnaient provenaient de leur propre invention, mais qu'on crût qu'ils venaient des commandements de quelque dieu ou de quelque autre esprit, ou bien qu'eux-mêmes étaient d'une nature supérieure à celles des simples mortels, afin que leurs lois pussent être plus facilement acceptées. C'est ainsi que Numa Pompilius prétendait tenir de la nymphe Egérie les rites qu'il instituait parmi les Romains, que le premier roi et fondateur du royaume du Pérou prétendait que lui-même et sa femme étaient les enfants du soleil, que Mahomet, pour établir sa religion, prétendait avoir des entretiens avec le Saint-Esprit [qui lui apparaissait] sous la forme d'une colombe. Deuxièmement, ils ont pris soin de faire croire que les cho­ses qui déplaisaient aux dieux étaient les mêmes que celles que les lois interdisaient. Troisièmement, d'ordonner des rites, des supplications, des sacrifices, et des fêtes, et ils devaient croire que, de cette façon, la colère des dieux pourrait être apaisée, et [croire] que les défaites militaires, les grandes épidémies, les tremblements de terre, et les malheurs privés de chaque homme venaient de la colère des dieux, et que cette colère venait de ce qu'on négligeait leur culte, qu'on oubliait quelque point des céré­monies qu'il fallait faire, ou qu'on se trompait sur ce point. Et bien que, chez les Romains, il n'était pas interdit de nier ce qu'on trouve dans les écrits des poètes sur les peines et les plaisirs d'après cette vie, écrits que plusieurs hommes d'une grande auto­rité et d'un grands poids dans l’État ont ouvertement tourné en déraison dans leurs harangues, cependant, cette croyance a toujours été plus entretenue que la croyance contraire.

 

Et par ces institutions, ou d'autres institutions du même type, ils obtinrent - afin d'atteindre leur but, la paix dans la République - que les gens du commun, attribuant ce qui n'allait pas à leur négligence ou leurs erreurs dans les rites, ou [encore] à leur propre désobéissance aux lois, soient d'autant moins susceptibles de se révolter contre les gouvernants; et que, divertis par le faste et l'amusement des fêtes et des jeux pu­blics institués en l'honneur des dieux, n'aient besoin de rien d'autre que du pain pour être préservés du mécontentent, des murmures et de l'agitation contre l’État. Et c'est pourquoi les Romains, qui avaient conquis la plus grande partie du monde connu, ne se firent aucun scrupule de tolérer n'importe quelle religion dans la cité même de Rome, à moins que quelque chose en elle ne pût s'accorder avec le gouver­nement civil. Nous ne lisons pas qu'une religion ait été interdite, sinon celle des Juifs, qui (formant le royaume particulier de Dieu) croyaient illégitime de se reconnaître sujet de quelque roi mortel ou de quelque État, quel qu'il fût. Vous voyez ainsi comment la religion des Gentils était une partie de leur politique.

 

Mais là où Dieu lui-même, par une révélation surnaturelle, implanta la religion, il établit pour lui-même un royaume particulier, et donna des lois, non seulement du comportement des hommes envers lui-même, mais aussi du comportement des hommes l'un envers l'autre; de sorte que, dans le royaume de Dieu, la politique et les lois civiles sont une partie de la religion, et c'est pourquoi la distinction de la domi­nation temporelle et de la domination spirituelle n'a ici pas lieu d'être. Il est vrai que Dieu est le roi de toute la terre. Cependant, il peut être le roi d'une nation particulière et élue ; car cela n'est pas plus incongru que quand celui qui a le commandement général de toute l'armée a, en même temps, un régiment particulier ou une compagnie qui lui appartient. Dieu est le roi de toute la terre en vertu de sa puissance, mais de son peuple élu, il est roi en vertu d'une convention. Mais, pour parler plus largement du royaume de Dieu, aussi bien par nature que par contrat, j'ai consacré un autre endroit [à ce sujet], dans la suite du discours (chapitre XXXV).

 

A partir de la propagation de la religion, il n'est pas difficile de comprendre pourquoi elle se réduit à ses premiers germes ou principes, qui ne sont que l'idée d'une divinité et de puissances invisibles et surnaturelles, germes qui ne peuvent ja­mais être extirpés de la nature humaine à un point tel qu'on ne puisse encore en faire surgir de nouvelles religions, s'ils sont cultivés par des hommes qui sont réputés pouvoir réaliser un tel dessein.

 

Car, vu que toute religion constituée est fondée en premier lieu sur la foi qu'une multitude a en une personne unique, qu'ils croient non seulement être un homme sage qui oeuvre à leur procurer le bonheur, mais aussi être un saint homme à qui Dieu lui-même a daigné déclarer sa volonté de façon surnaturelle, il s'ensuit nécessairement que, quand ceux qui possèdent le gouvernement de la religion en viennent à suspecter soit la sagesse de ces hommes, soit leur sincérité, soit leur amour, ou qu'ils sont incapables d'exhiber quelque  signe vraisemblable de révélation divine, la religion qu'ils désirent soutenir sera suspectée de la même façon et (sans la crainte du glaive civil) contredite et rejetée.

 

Ce qui ôte la réputation de sagesse à celui qui constitue une religion, ou celui qui lui ajoute quelque chose quand elle est déjà constituée, c'est d'obliger à croire à des choses contradictoires, car il n'est pas possible que les deux termes d'une contradic­tion soient vrais. Par conséquent, obliger à y croire, c'est une preuve d'ignorance, ce qui révèle l'auteur en cela, et le discrédite dans toutes les autres choses qu'il prétendra tenir d'une révélation surnaturelle; [car] on peut certainement avoir révélation de nombreuses choses [qui se situent] au-dessus de la raison naturelle, mais de rien qui lui soit contraire.

 

Ce qui ôte la réputation de sincérité, c'est de faire ou de dire des choses telles qu'elles semblent être les signes que ce qu'on ordonne aux autres de croire n'est pas cru par soi-même, et c'est pourquoi toutes ces actions et ces propos sont appelés scandaleux, parce ce sont des pierres d'achoppement qui font trébucher les hommes qui sont sur la voie de la religion, comme l'injustice, la cruauté, l'impiété, l'avarice, et la luxure. Car qui peut croire que celui qui fait ordinairement de telles actions procé­dant de l'une de ces racines, croit qu'il y a quelque puissance invisible à redouter, pareille à celle avec laquelle il effraie autrui pour des fautes moindres ?

 

Ce qui ôte la réputation d'amour, c'est la découverte de buts personnels, comme quand la croyance que certains hommes exigent des autres conduit, ou semble conduire, pour ces hommes, à l'acquisition de domination, richesses, dignité, ou à leur assurer du plaisir à eux seuls ou surtout à eux. Car quand les hommes tirent un béné­fice personnel, on pense qu'ils agissent pour leur propre intérêt, et non pour l'amour d'autrui.

 

Enfin, le témoignage que les hommes peuvent exposer de leur mission divine ne peut être autre chose que l'accomplissement de miracles, ou une vraie prophétie (ce qui est aussi un miracle), ou une exceptionnelle félicité. Et donc, à ces articles de religion qui ont été reçus de ceux qui ont fait de tels miracles, les articles qui sont ajoutés par ceux qui ne font pas la preuve de leur mission par quelque miracle ne provoquent pas chez les hommes une plus grande croyance que celle que la coutume et les lois de l'endroit où ils ont été éduqués ont forgée en eux. Car tout comme les hommes, pour les choses naturelles, exigent des signes et des preuves naturels, pour les choses surnaturelles, ils exigent des signes surnaturels (qui sont les miracles) avant qu'ils n'accordent intimement, du fond du cœur, leur assentiment.

 

Toutes ces causes de l'affaiblissement de la foi des hommes se révèlent mani­festement dans les exemples suivants. Nous avons d'abord l'exemple des enfants d'Israël qui, quand Moïse, qui leur avait prouvé sa mission par des miracles et par la conduite heureuse de ces enfants hors d’Égypte, s'absenta pendant quarante jours, se révoltèrent contre le culte du vrai Dieu qu'il leur avait recommandé, et ils instituèrent comme leur dieu un veau d'or, retombant dans l'idolâtrie des Égyptiens dont ils avaient été si récemment délivrés. Et, de nouveau, après la mort de Moïse, Aaron, Josué, et de cette génération qui avait vu les grandes oeuvres de Dieu en Israël, une nouvelle génération survint qui servit Baal. Aussi, quand les miracles font défaut, la foi fait aussi défaut.

 

De nouveau, quand les fils de Samuel, établis par leur père juges à Bersabée se laissèrent corrompre et jugèrent injustement, le peuple d'Israël refusa  que Dieu soit plus longtemps leur roi d'une autre façon qu'il était roi d'un autre peuple, et c'est pourquoi ils demandèrent à grands cris à Samuel de leur choisir un roi d'après la manière des nations. De sorte que la justice faisant défaut, la foi fit aussi défaut, à tel point qu'ils déposèrent leur Dieu du règne qu'il exerçait sur eux.

 

Et tandis que s'implantait la religion Chrétienne, les oracles se turent dans toutes les parties de l'Empire Romain, et le nombre de Chrétiens augmenta prodigieusement chaque jour et en chaque lieu grâce à la prédication des Apôtres et des Évangélistes, et une grande part de ce succès peut raisonnablement être attribuée au mépris que les prêtres des Gentils de cette époque s'étaient attiré par leur impureté, leur avarice, leurs affaires louches avec les princes. C'est aussi en partie pour la même cause que l’Église de Rome fut abolie en Angleterre, et dans d'autres parties de la Chrétienté, à un tel point que l'affaiblissement de la vertu chez les pasteurs fait que la foi diminue dans le peuple; et en partie parce que les Scolastiques avaient introduit dans la reli­gion la philosophie et la doctrine d'Aristote, d'où surgirent tant de contradictions et d'absurdités que le clergé fut porté à la réputation d'ignorance et, en même temps, d'intention frauduleuse; et le peuple fut incliné à se rebeller contre lui, soit contre la volonté de leur propre prince, comme en France et en Hollande, soit avec leur accord, comme en Angleterre.

 

Enfin, parmi les articles que l’Église de Rome déclara nécessaires au salut, il y en avait tant qui étaient manifestement à l'avantage du Pape et de ses sujets spirituels résidant dans les territoires des autres princes Chrétiens que, si ce n'était à cause de la rivalité mutuelle de ces princes, ils auraient pu, sans guerre et sans trouble, rejeter toute autorité étrangère, aussi facilement que cela a été fait en Angleterre.  Qui, dans ce cas, ne voit pas au profit de qui conduit le fait de faire croire qu'un roi ne tient pas son autorité du Christ, à moins d'être couronné par un évêque ? Qu'un roi, s'il est prêtre, ne peut se marier ? Que l'autorité Romaine doit juger si un prince est né, ou non, d'un mariage légitime ? Que les sujets peuvent être affranchis de leur allégeance, si le roi est jugé hérétique par la cour de Rome ? Qu'un roi, comme Childéric, roi de France, peut être déposé par un Pape, comme le Pape Zacharie, sans raison, et son royaume donné à l'un de ses sujets? Que le clergé et les réguliers, quel que soit le pays, seront soustraits à la juridiction de leur roi dans les affaires criminelles ? Qui ne voit aussi à qui profite les rétributions des Messes privées et des indulgences, et on peut trouver d'autres signes de l'intérêt personnel, suffisants pour mortifier la foi la plus vive si, comme je l'ai dit, le magistrat civil et la coutume ne la soutenaient pas plus qu'ils ne soutiennent l'idée de la sainteté, de la sagesse et de la probité de ceux qui la professent? De sorte que je peux attribuer tous les changements de religion dans le monde à une seule et même cause, et c'est le mécontentement à l'égard des prêtres, non seulement parmi les catholiques, mais même en cette Église qui se prévaut le plus d'une réforme.

 

 

Chapitre XIII : De la Condition naturelle des Hommes en ce qui concerne leur Félicité et leur Misère.

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

 

La Nature a fait les hommes si égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l'esprit que, quoiqu'on puisse trouver parfois un homme manifestement plus fort corporellement, ou d'un esprit plus vif, cependant, tout compte fait, globalement, la différence entre un homme et un homme n'est pas si considérable qu'un homme particulier puisse de là revendiquer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s'unissant à d'autres qui sont menacés du même danger que lui-même.

 

Et encore, pour ce qui est des facultés de l'esprit, sans compter les arts fondés sur des mots, et surtout cette compétence qui consiste à procéder selon des règles générales et infaillibles, appelée science, que très peu possèdent, et seulement sur peu de choses, qui n'est ni une faculté innée née avec nous, ni une faculté acquise en s'occupant de quelque chose d'autre, comme la prudence, je trouve une plus grande égalité entre les hommes que l'égalité de force. Car la prudence n'est que de l'expérience qui, en des temps égaux, est également donnée à tous les hommes sur les choses auxquelles ils s'appliquent également. Ce qui, peut-être, fait que les hommes ne croient pas à une telle égalité, ce n'est que la conception vaniteuse que chacun a de sa propre sagesse, [sagesse] que presque tous les hommes se figurent posséder à un degré plus élevé que le vulgaire, c'est-à-dire tous [les autres] sauf eux-mêmes, et une minorité d'autres qu'ils approuvent, soit à cause de leur renommée, soit parce qu'ils partagent leur opinion. Car telle est la nature des hommes que, quoiqu'ils reconnais­sent que nombreux sont ceux qui ont plus d'esprit [qu'eux-mêmes], qui sont plus éloquents ou plus savants, pourtant ils ne croiront guère que nombreux sont ceux qui sont aussi sages qu'eux-mêmes; car ils voient leur propre esprit de près, et celui des autres hommes de loin. Mais cela prouve que les hommes sont plutôt égaux qu'inégaux sur ce point. Car, ordinairement, il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot.

 

De cette égalité de capacité résulte une égalité d'espoir d'atteindre nos fins. Et c'est pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cepen­dant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis; et, pour atteindre leur but (principa­lement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu'ils savourent), ils s'efforcent de se détruire ou de subjuguer l'un l'autre. Et de là vient que, là où un envahisseur n'a plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, si quelqu'un plante, sème, construit, ou possède un endroit commode, on peut s'attendre à ce que d'autres, probablement, arrivent, s'étant préparés en unissant leurs forces, pour le déposséder et le priver, non seulement du fruit de son travail, mais aussi de sa vie ou de sa liberté. Et l'envahisseur, à son tour, est exposé au même danger venant d'un autre.

 

Et de cette défiance de l'un envers l'autre, [il résulte qu'] il n'existe aucun moyen pour un homme de se mettre en sécurité aussi raisonnable que d'anticiper, c'est-à-dire de se rendre maître, par la force ou la ruse de la personne du plus grand nombre possible d'hommes, jusqu'à ce qu'il ne voit plus une autre puissance assez importante pour le mettre en danger; et ce n'est là rien de plus que ce que sa conservation exige, et ce qu'on permet généralement. Aussi, parce qu'il y en a certains qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance dans les actes de conquête, qu'ils poursuivent au-delà de ce que leur sécurité requiert, si d'autres, qui autrement seraient contents d'être tranquilles à l'intérieur de limites modestes, n'augmentaient pas leur puissance par invasion, ils ne pourraient pas subsister longtemps, en se tenant seulement sur la défensive. Et par conséquent, une telle augmentation de la domination sur les hom­mes étant nécessaire à la conservation de l'homme, elle doit être permise.

 

De plus, les hommes n'ont aucun plaisir (mais au contraire, beaucoup de déplaisir) à être ensemble là où n'existe pas de pouvoir capable de les dominer tous par la peur. Car tout homme escompte que son compagnon l'estime au niveau où il se place lui-même, et, au moindre signe de mépris ou de sous-estima­tion, il s'efforce, pour autant qu'il l'ose (ce qui est largement suffisant pour faire que ceux qui n'ont pas de pouvoir commun qui les garde en paix se détruisent l'un l'autre), d'arracher une plus haute valeur à ceux qui le méprisent, en leur nuisant, et aux autres, par l'exemple.

 

De sorte que nous trouvons dans la nature humaine trois principales causes de querelle : premièrement, la rivalité; deuxièmement, la défiance; et troisièmement la fierté.

 

La première fait que les hommes attaquent pour le gain, la seconde pour la sécurité, et la troisième pour la réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, femmes, enfants, et du bétail; dans le second cas, pour les défendre; et dans le troisième cas, pour des baga­telles, comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit, indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom.

 

Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu'on appelle guerre, et cette guerre est telle qu'elle est celle de tout homme contre homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l'acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue; et c'est pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en considération la notion de temps, comme on le fait pour le temps qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours, la nature de la guerre ne consiste pas en un combat effectif, mais en une disposition connue au combat, pen­dant tout le temps où il n'y a aucune assurance du contraire. Tout autre temps est PAIX.

 

Par conséquent, tout ce qui résulte d'un temps de guerre, où tout homme est l'ennemi de tout homme, résulte aussi d'un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d'invention leur donneront. Dans un tel état, il n'y a aucune place pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu'elles requièrent beaucoup de force; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps; pas d'arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente; et la vie de l'homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève.

 

Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne se fiant pas à cette inférence faire à partir des passions, cet homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience. Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.

 

Peut-être peut-on penser qu'il n'y a jamais eu une telle période, un état de guerre tel que celui-ci; et je crois aussi que, de manière générale, il n'en a jamais été ainsi dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d'endroits où les hommes vivent aujourd'hui ainsi. En effet, en de nombreux endroits de l'Amérique, les sauvages, à l'exception du gouvernement de petites familles, dont la concorde dépend de la concupiscence naturelle, n'ont pas du tout de gouvernement et vivent à ce jour d'une manière animale, comme je l'ai dit plus haut. Quoi qu'il en soit, on peut se rendre compte de ce que serait le genre de vie, s'il n'y avait pas de pouvoir commun à crain­dre, par celui où tombent ordinairement, lors d'une guerre civile, ceux qui ont précédemment vécu sous un gouvernement pacifique.

 

Mais, bien qu'il n'y ait jamais eu un temps où les particuliers fussent en un état de guerre de chacun contre chacun, cependant, à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont dans l'état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de guerre. Mais, parce que, par là, ils protègent l'activité laborieuse de leurs sujets, il n'en découle pas cette misère qui accompagne la liberté des particuliers.

 

De cette guerre de tout homme contre tout homme résulte aussi que rien ne peut être injuste. Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. La justice et l'injustice ne sont aucunement des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient se trouver en un homme qui serait seul dans le monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives aux hommes en société, non dans la solitude. Il résulte aussi de ce même état qu'il ne s'y trouve pas de propriété, de domination, de distinction du mien et du tien, mais qu'il n'y a que ce que chaque homme peut obtenir, et aussi longtemps qu'il peut le conserver. Et en voilà assez pour la malheureux état où l'homme se trouve placé par simple nature, quoiqu'avec une possibilité d'en sortir, qui consiste en partie dans les passions, en partie dans sa raison.

 

Les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et un espoir de les obtenir par leur activité. Et la raison suggère les clauses de paix qui conviennent, sur lesquelles on peut amener les hommes à se mettre d'accord. Ces clauses sont celles qu'on appelle d'une autre manière les lois de nature, dont je vais parler plus particulièrement dans les deux chapitres suivants.

 

 

 

Chapitre XIV : De la première et de la deuxième Lois naturelles, et des Contrats.

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

Le DROIT DE NATURE, que les auteurs nomment couramment jus naturale, est la liberté que chaque homme a d'user de son propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature, c'est-à-dire de sa propre vie; et, par conséquent, de faire tout ce qu'il concevra, selon son jugement et sa raison propres, être le meilleur moyen pour cela.

 

Par LIBERTÉ, j'entends, selon la signification propre du mot, l'absence d'obsta­cles extérieurs, lesquels obstacles peuvent souvent enlever une part du pouvoir d'un homme pour faire ce qu'il voudrait, mais ne peuvent pas l'empêcher d'user du pouvoir restant, selon ce que son jugement et sa raison lui dicteront.

 

Une LOI DE NATURE (lex naturalis) est un précepte, une règle générale, découverte par la raison, par laquelle il est interdit à un homme de faire ce qui détruit sa vie, ou lui enlève les moyens de la préserver, et d'omettre ce par quoi il pense qu'elle peut être le mieux préservée. Car, quoique ceux qui parlent de ce sujet aient l'habitude de confondre jus et lex, droit et loi, il faut cependant les distinguer, parce que le DROIT consiste en la liberté de faire ou de s'abstenir, alors que la LOI détermine et contraint à l'un des deux. Si bien que la loi et le droit diffèrent autant que l'obligation et la liberté qui, pour une seule et même chose, sont incompatibles.

 

Et parce que la condition de l'homme (comme il a été dit au chapitre précédent) est d'être dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu'il n'y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l'aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s'ensuit que, dans un tel état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d'un autre homme. Et c'est pourquoi, aussi longtemps que ce droit naturel de tout homme sur toute chose perdure, aucun homme, si fort et si sage soit-il, ne peut être assuré de vivre le temps que la nature alloue ordinairement aux hommes. Et par conséquent, c'est un précepte, une règle générale de la raison, que tout homme doit s'efforcer à la paix, aussi longtemps qu'il a l'espoir de l'obtenir, et, que, quand il ne parvient pas à l'obtenir, il peut rechercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre. La première partie de cette règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est de rechercher la paix et de s'y conformer. La seconde [contient] le résumé du droit de nature, qui est : par tous les moyens, nous pouvons nous défendre.

 

De cette fondamentale loi de nature qui ordonne aux hommes de s'efforcer à la paix, dérive la seconde loi : qu'un homme consente, quand les autres consentent aussi, à se démettre de ce droit sur toutes choses, aussi longtemps qu'il le jugera nécessaire pour la paix et sa propre défense; et qu'il se contente d'autant de liberté à l'égard des autres hommes qu'il en accorderait aux hommes  à son propre égard. Car aussi longtemps que chaque homme détient ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l'état de guerre. Mais si les autres hommes ne veulent pas se démettre de leur droit aussi bien que lui, alors il n'y a aucune raison pour quelqu'un de se dépouiller du sien, car ce serait s'exposer à être une proie, ce à quoi aucun homme n'est tenu, plutôt que de se disposer à la paix. C'est cette loi de l’Évangile : tout ce que vous demandez aux autres de vous faire, faites-le leur, et c'est cette loi de tous les hommes : quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris.

 

Se démettre du droit qu'on a sur quelque chose, c'est se dépouiller de la liberté d'empêcher un autre de profiter de son propre droit sur la même chose. Car celui qui renonce à son droit ou qui le transmet ne donne pas à un autre homme un droit qu'il n'avait pas avant, parce qu'il n'y a rien auquel tout homme n'ait pas droit par nature. Il s'écarte seulement de son chemin pour qu'il puisse jouir de son propre droit originaire sans empêchement de sa part, mais pas sans empêchement de la part des autres. De sorte que l'effet qui résulte pour l'un quand l'autre se défait de son droit n'est que de réduire d'autant les obstacles à l'usage de son propre droit originaire.

 

On se démet d'un droit, soit en y renonçant simplement, soit en le transmettant à un autre. En y RENONÇANT simplement, quand on ne se soucie pas [de savoir] à qui profite l'avantage de cela. En le TRANSMETTANT, quand on destine cet avantage à une certaine personne ou à certaines personnes. Et quand, de l'une des deux manières, un homme a abandonné ou cédé son droit, on dit alors qu'il est OBLIGÉ ou TENU de ne pas empêcher de bénéficier de ce droit ceux à qui ce droit est cédé, ou abandonné; qu'il doit et que c'est un DEVOIR, de ne pas rendre nul cet acte fait volontairement et de sa propre initiative; et qu'un tel empêchement est une INJUSTICE et un TORT, étant sine jure, puisqu'il a précédemment renoncé au droit ou qu'il l'a transmis. De sorte que le tort, l'injustice, dans les controverses du monde, est quelque chose comme ce qu'on appelle absurdité, dans les disputes d'éco­les. Car comme, dans ce cas, on appelle absurdité le fait de contredire ce qu'on soutenait au début, de même on appelle dans le monde injustice et tort le fait de défaire volontairement ce qu'au début on avait fait volontairement. La façon par laquelle un homme renonce simplement à son droit, ou le transmet, est une déclara­tion ou une façon de signifier, par un ou des signes volontaires et suffisants, qu'il renonce à son droit ou le transmet, ou, de même, qu'il a renoncé à ce droit ou l'a transmis à celui qui l'a accepté. Et ces signes sont ou seulement des paroles, ou seulement des actions, ou, comme il arrive le plus souvent, les deux à la fois. Et ce sont les LIENS par lesquels les hommes sont tenus et obligés, liens qui tiennent leur force, non de leur propre nature (car rien n'est plus facile à rompre que la parole d'un homme), mais de la crainte de quelque conséquence fâcheuse de la rupture.

 

Toutes les fois qu'un homme transmet son droit, ou qu'il y renonce, c'est soit en considération d'un droit qu'on lui transmet par réciprocité, soit pour quelque autre bien qu'il espère [obtenir] par ce moyen.  Car c'est un acte volontaire, et l'objet des actes volontaires de tout homme est un bien pour lui-même. C'est pourquoi il est inconcevable qu'un homme ait pu, par des paroles ou d'autres signes, abandonner ou transmettre certains droits. D'abord, un homme ne peut pas se démettre du droit de résister à ceux qui l'attaquent par la force pour lui ôter la vie, parce qu'il est incon­cevable qu'il vise de cette façon quelque bien pour lui-même. On peut dire la même chose pour les blessures, les fers, l'emprisonnement, parce que, d'une part, il n'y a aucun avantage consécutif au fait d'endurer ces choses, comme il y en a au fait de souffrir qu'un autre soit blessé ou emprisonné, et d'autre part, parce qu'un homme, quand il voit des hommes agir avec violence à son égard, ne peut pas dire s'ils projettent ou non sa mort. Enfin, le motif, la fin pour lesquels un homme accepte ce renoncement au droit et sa transmission n'est rien d'autre que la sécurité de sa personne, pour ce qui est de sa vie et des moyens de la préserver telle qu'il ne s'en dégoûte pas. Et c'est pourquoi, si un homme, par des paroles, ou d'autres signes, semble se dépouiller de la fin que visaient ces signes, on ne doit pas comprendre qu'il voulait dire cela, ou que c'était sa volonté, mais qu'il était ignorant de la façon dont de telles paroles et de telles actions seraient interprétées.

 

La transmission mutuelle du droit est ce que les hommes appellent CONTRAT.

 

Il y a une différence entre transférer un droit sur une chose, et transmettre ou fournir, c'est-à-dire livrer la chose elle-même. Car la chose peut être livrée en même temps qu'on transfère le droit, comme quand on achète ou vend argent comp­tant, ou qu'on échange des biens ou des terres, et elle peut être livrée quelque temps après.

 

De plus, l'un des contractants peut remplir sa part du contrat en livrant la chose, et laisser l'autre remplir la sienne à un moment ultérieur déterminé, en lui faisant confiance dans l'intervalle; et alors, le contrat qui porte sur cette deuxième part est appelé PACTE ou CONVENTION; ou bien les deux parties peuvent contracter maintenant et s'acquitter plus tard. Dans ces cas, celui qui doit s'acquitter dans un temps à venir, et à qui on fait confiance, est dit tenir sa promesse, être fidèle à sa parole, et, s'il ne s'acquitte pas, dans le cas où c'est volontaire, on dit qu'il viole sa parole.

 

Quand la transmission du droit n'est pas mutuelle, mais que l'une des parties le transmet dans l'espoir de gagner l'amitié ou les services de quelqu'un, ou de ses amis, ou dans l'espoir de gagner une réputation de charité ou de grandeur d'âme, ou pour délivrer son esprit des douleurs de la compassion, ou dans l'espoir d'une récompense dans le ciel, il n'y a pas là contrat, mais DON, DON GRACIEUX, GRÂCE, lesquels mots signifient une seule et même chose.

 

Les signes du contrat sont soit exprès soit par inférence. Sont expresses les paroles qu'on prononce en comprenant ce qu'elles signifient, et ces paroles sont soit au présent, soit au passé, comme je donne,  j'accorde, j'ai donné, j'ai accordé, je veux que cela soit tien, soit au futur, comme je donnerai, j'accorderai, lesquelles paroles portant sur le futur sont appelées PROMESSE.

 

Les signes par inférence sont tantôt la conséquence des paroles, tantôt la conséquence du silence, tantôt la conséquence d'actions, tantôt la conséquence du fait qu'on s'abstient [de faire] une action; et en général, un signe par inférence, dans n'importe quel contrat, est tout ce qui démontre de façon suffisante la volonté du contractant.

 

Des paroles seules, si elles sont exprimées au futur, et contiennent une simple promesse, sont des signes insuffisants d'un don gracieux et, par conséquent, elles ne créent pas d'obligations. Car si elles sont exprimées au futur, comme demain, je donnerai, elles sont le signe que je n'ai pas encore donné, et, par conséquent, que mon droit n'est pas transmis, mais demeure [en ma possession] jusqu'à ce que je le transmette par quelque autre acte. Mais si ces paroles sont exprimées au présent, ou au passé, comme j'ai donné, ou je donne pour que ce soit livré demain, alors je me suis dépossédé aujourd'hui de mon droit de demain; et cela en vertu des paroles, quoiqu'il n'y ait pas eu d'autre démonstration de ma volonté. Car il y a une grande différence de signification entre cette phrase volo hoc tuum esse cras, and cras dabo, c'est-à-dire entre je veux que ceci soit tien demain et je te le donnerai demain; car la dénomination I will, dans le premier type de discours, signifie un acte de la volonté au présent, alors que dans le second, elle signifie la promesse d'un acte de la volonté dans le futur; et c'est pourquoi la première phrase, exprimée au présent, transmet un futur droit, [alors que] la seconde, exprimée au futur, ne transmet rien. Mais s'il y a d'autres signes de la volonté, en plus des paroles, de transmettre un droit, alors, quoique le don soit gracieux, on peut cependant comprendre que le droit passe [à quelqu'un] par des mots exprimés au futur. Par exemple, si un homme  propose un prix à celui qui arrivera le premier au terme d'une course, le don est gracieux; et bien que les paroles soient exprimées au futur, cependant le droit passe [au gagnant], car s'il ne voulait pas que ses paroles soient ainsi comprises, il ne devait pas les laisser courir.

 

Dans les contrats, le droit passe [à autrui], non seulement quand les paroles sont au présent et au passé, mais aussi quand elles sont au futur, parce tout contrat est un transfert mutuel, ou échange de droits; et c'est pourquoi il faut comprendre que celui qui n'a fait que promettre, parce qu'il a déjà reçu le bénéfice pour lequel il promet, a l'intention de faire passer son droit [à autrui]; car s'il n'avait pas approuvé que ses paroles soient ainsi comprises, l'autre n'aurait pas rempli sa part du contrat. Et pour cette raison, quand on achète ou qu'on vend, ou pour d'autres actes contrac­tuels, une promesse équivaut à une convention, et elle crée par conséquent une obligation.

 

Le premier qui remplit sa part du contrat est dit MÉRITER ce qu'il doit recevoir quand l'autre remplit sa part, et on dit qu'il l'a comme un . De même, quand un prix est proposé à plusieurs, qui doit être donné seulement à celui qui gagne, ou quand de l'argent est jeté parmi plusieurs pour que ceux qui l'attrapent en aient la possession, quoique ce soit un don gracieux, pourtant, gagner ainsi, ou attraper ainsi, c'est mériter, et avoir son DÛ. Car le droit est transmis quand on propose le prix, et quand on jette l'argent, quoiqu'on n'ait pas décidé des bénéficiaires, cela dépendant de l'issue de la compétition. Mais il y a entre ces deux sortes de mérite cette différence que, dans un contrat, je mérite en vertu de mon propre pouvoir et du besoin de [l'autre] contractant, tandis que dans le cas d'un don gracieux, je suis habilité à mériter seulement par la bonté du donateur. Dans un contrat, je mérite, par ce que me transmet [l'autre] contractant, qu'il se départisse de son droit. Dans le cas d'un don, je ne mérite pas que le donateur se départisse de son droit, mais que, quand il s'en est départi, ce droit m'appartienne plutôt qu'aux autres. Et je pense que c'est là le sens de cette distinction des scolastiques entre meritum congrui et meritum condigni. Car Dieu Tout-Puissant, ayant promis le paradis à ces hommes, soumis à la séduction des désirs charnels, qui sauront traverser ce monde selon les préceptes et les limites qu'il a prescrits, ils disent que ceux qui suivront ce chemin mériteront le paradis ex congruo. Mais parce qu'aucun homme ne peut revendiquer un droit au paradis par sa propre droiture, ou par quelque autre puissance en lui-même, sinon par la seule grâce gratuite de Dieu, ils disent qu'aucun homme ne mérite le paradis ex condigno. Je pense, dis-je, que c'est le sens de cette distinction; mais parce que les disputeurs ne s'accordent pas sur la signification de leurs propres termes techniques aussi longtemps que cela sert leur position, je n'affirmerai rien sur le sens qu'ils donnent à ces mots. Je dis seulement ceci : quand un don est fait sans qu'on détermine le bénéficiaire, par exemple pour un prix pour lequel il faut se battre, celui qui gagne le mérite, et peut le réclamer comme son dû.

 

Si une convention est faite de telle façon qu'aucune des parties ne s'exécute tout de suite, car chacune fait confiance à l'autre, dans l'état de nature (qui est un état de guerre de tout homme contre homme), au [moindre] soupçon bien fondé, cette convention est nulle. Mais si existe un pouvoir commun institué au-dessus des deux parties, avec une force et un droit suffisants pour les contraindre à s'exécuter, la convention n'est pas nulle. Car celui qui s'exécute le premier n'a aucune assurance que l'autre s'exécutera après, parce que les liens créés par les mots sont trop faibles pour brider, chez les hommes, l'ambition, la cupidité, la colère et les autres passions, sans la crainte de quelque pouvoir coercitif qu'il n'est pas possible de supposer dans l'état de simple nature, où tous les hommes sont égaux, et juges du bien-fondé de leurs propres craintes. C'est pourquoi celui qui s'exécute le premier ne fait que se livrer à son ennemi, contrairement au droit, qu'il ne peut jamais abandonner, de défendre sa vie et ses moyens de vivre.

 

Mais dans un état civil, où existe un pouvoir institué pour contraindre ceux qui, autrement, violeraient leur parole, cette crainte n'est plus raisonnable; et pour cette raison, celui qui, selon la convention, doit s'exécuter le premier, est obligé de le faire.

 

La cause de crainte, qui rend une telle convention invalide, doit toujours être quelque chose qui se produit après que la convention a été faite, comme quelque nouveau fait ou quelque autre signe de la volonté de ne pas s'exécuter. Autrement, la convention demeure valide, car on ne doit pas admettre que ce qui n'a pas pu empêcher un homme de promettre puisse l'empêcher de s'exécuter.

 

Celui qui transmet un droit transmet les moyens d'en jouir, dans la mesure où c'est en son pouvoir. Par exemple, celui qui vend un terrain est censé transmettre l'herbe et tout ce qui y pousse; De même, celui qui vend un moulin ne peut pas détourner le cours d'eau qui le fait fonctionner. Et ceux qui donnent un homme le droit de gouverner comme souverain sont censés lui donner le droit de lever des impôts pour entretenir des troupes et nommer des magistrats pour l'administration de la justice.

 

Faire des conventions avec des bêtes brutes est impossible parce que, ne compre­nant notre langage, elles ne comprennent et n'acceptent aucun transfert de droit, ni ne peuvent transférer un droit à un autre; et sans acceptation mutuelle, il n'y a pas de convention.

 

Faire une convention avec Dieu est impossible, sinon par l'intermédiaire de ceux à qui Dieu parle, soit par révélation surnaturelle, soit par ses lieutenants qui gouvernent sous lui et en son nom, car autrement, nous ne savons pas si nos conventions sont acceptées ou non. Et c'est pourquoi ceux qui jurent quelque chose de contraire à une loi de nature, jurent en vain, car c'est une chose injuste de s'acquitter de ce qu'on a pu ainsi jurer. Et si c'est une chose ordonnée par la loi de nature, ce n'est pas le fait d'avoir juré, mais la loi, qui les lie.

 

La matière, l'objet d'une convention est toujours quelque chose qui est soumis à la délibération, car s'engager par une convention est un acte de la volonté, c'est-à-dire un acte, et le dernier acte d'une délibération; et il faut donc entendre que c'est toujours quelque chose à venir, et que celui qui s'engage par une convention juge possible de l'exécuter.

 

Et par conséquent, la promesse de ce que l'on sait être impossible n'est pas une convention. Mais si ce qui a d'abord été jugé possible s'avère après coup impossible, le convention est valide et elle lie, non à fournir la chose elle-même, mais à s'acquitter de sa valeur; ou, dans la même impossibilité, à s'efforcer sincèrement de l'exécuter autant que c'est possible, car personne ne peut être tenu à davantage.

 

Les hommes sont libérés de leurs conventions de deux façons : soit en les exécutant, soit par la remise de l'obligation. Car l'exécution de la convention est la fin naturelle de l'obligation, et la remise est la restitution de la liberté, en tant qu'elle est une restitution de ce droit en lequel l'obligation consistait.

 

Les conventions par lesquelles on s'est engagé par crainte, dans l'état de nature, sont obligatoires. Par exemple, si je m'engage par convention à payer une rançon à un ennemi, ou à exécuter un service, cela pour sauver ma vie, je suis lié par cette convention. Car c'est un contrat, par lequel l'un reçoit le bénéfice de la vie, et l'autre doit recevoir de l'argent, ou un service pour cela, et par conséquent, là où aucune autre loi (comme dans l'état de simple nature) n'en interdit l'exécution, la convention est valide. C'est pourquoi les prisonniers de guerre à qui l'on fait confiance pour le paiement d'une rançon sont obligés de la payer. Si un prince plus faible, par crainte, conclut une paix désavantageuse avec un prince plus fort, il est lié et doit la respecter, à moins que (comme on l'a dit ci-dessus) n'apparaisse quelque nouvelle et juste raison de craindre  qui lui fasse reprendre la guerre. Et même dans les Républi­ques, si je suis forcé de me racheter [moi-même] à un brigand en lui promettant de l'argent, je suis tenu de payer la somme, jusqu'à ce que la loi civile m'en décharge. Car quoique je puisse légitimement faire sans y être obligé, je peux légitimement m'engager par convention à le faire, sous le coup de la crainte; et je ne peux pas légitimement rompre une convention par laquelle je me suis légitimement engagé.

 

Une convention antérieure annule une convention ultérieure, car un homme qui a transmis son droit  à quelqu'un aujourd'hui, ne l'a pas pour le transmettre demain à quelqu'un d'autre; et c'est pourquoi la dernière promesse ne transmet aucun droit, et est nulle.

 

Une convention par laquelle je m'engage à ne pas me défendre contre la force par la force est toujours nulle. Car (comme je l'ai montré précédemment) personne ne peut transmettre son droit de se protéger de la mort, des blessures et de l'emprison­nement, ou s'en démettre, éviter cela étant la seule fin [visée] quand on se démet d'un droit; et c'est pourquoi la promesse de ne pas résister ne transmet aucun droit, dans aucune convention, et elle ne constitue pas une obligation. Car, quoiqu'un homme puisse s'engager ainsi par une convention : si je ne fais pas ceci ou cela, tue-moi; il ne peut pas s'engager par une convention ainsi : si je ne fais pas ceci ou cela, je ne te résisterai pas quand tu viendras me tuer; car l'homme, par nature, choisit le moindre mal, qui est le risque de mourir en résistant, plutôt que le plus grand mal, qui est de mourir tout de suite et de façon certaine sans résister. Et c'est admis comme une vérité par tous les hommes, puisqu'on conduit les criminels à l'exécution et en prison avec des hommes armés, quoique ces criminels aient accepté la loi par laquelle ils sont condamnés.

 

Une convention par laquelle on s'engage à s'accuser [soi-même], sans être assuré d'être pardonné, est de la même façon invalide. Car dans l'état de nature, où tout homme est juge, il n'y a pas de place pour l'accusation; et dans l'état civil, l'accusation est suivie d'une punition qui, comme il s'agit d'une force, n'oblige pas [l'accusé] à ne pas résister. La chose est vraie aussi pour la condamnation de ceux, père, femme, ou bienfaiteur, dont la condamnation ferait sombrer quelqu'un dans la détresse. Car le témoignage d'un tel accusateur, s'il n'est pas fait de plein gré, est présumé corrompu par nature, et ne peut donc être accepté; et là où le témoignage d'un homme ne doit pas être cru, cet homme n'est pas tenu de le donner. De même, les accusations faites sous la torture ne sont pas considérés comme des témoignages. Car la torture ne doit être utilisée que comme un moyen de conjecture, et comme une lumière dans l'interrogatoire ultérieur et la recherche de la vérité; et ce qui, dans ce cas, est avoué tend à soulager celui qui est torturé, non à informer les tortionnaires, et c'est pourquoi on ne doit pas accorder à un tel aveu le crédit d'un témoignage suffisant; car que celui qui est torturé se délivre par une accusation vraie ou fausse, il ne le fait que par le droit qu'il a de conserver sa propre vie.

 

La force des mots étant (comme je l'ai précédemment noté) trop faible pour contraindre les hommes à exécuter leurs conventions, il n'y a, dans la nature de l'homme, que deux remèdes imaginables pour leur donner de la force. Ce sont, soit une crainte de la conséquence du manquement à sa parole, soit la fierté, la l'orgueil de ne pas paraître avoir besoin de ce manquement. Cette deuxième [passion] est une grandeur d'âme qu'on trouve trop rarement pour qu'on puisse la présumer [chez les hommes], surtout [chez ceux] qui poursuivent la richesse, l'autorité, ou le plaisir sensuel, qui forment la plus grande partie du genre humain. La passion sur laquelle on doit compter est la crainte, qui a deux objets très généraux : l'un, qui est le pouvoir des esprits invisibles, l'autre, qui est le pouvoir de ces hommes qu'on offensera par le manquement à sa parole. De ces deux objets, bien que le premier soit un pouvoir plus grand, pourtant la crainte du dernier est couramment la crainte la plus forte. La crainte du premier est en chaque homme sa religion propre, qui réside dans la nature de l'homme avant la société civile, ce qui n'est pas le cas pour la seconde, du moins pas assez pour contraindre les hommes à tenir leurs promesses, parce que, dans l'état de simple nature, on ne discerne pas l'inégalité de pouvoir, sinon à l'issue du combat. Si bien que, avant le temps de la société civile, ou quand la guerre l'interrompt, il n'y a rien qui puisse donner de la force à une convention de paix sur laquelle on s'est accordé, contre les tentations de la cupidité, de l'ambition, de la concupiscence, ou d'un autre ardent désir, sinon la crainte de cette puissance invisible à laquelle tous rendent un culte sous le nom de Dieu, et que tous craignent comme celui qui peut se venger de leur perfidie.  Par conséquent, tout ce qu'on peut faire entre deux hommes qui ne sont pas assujettis à un pouvoir civil est de les faire jurer l'un à l'autre par le Dieu qu'ils craignent, lequel acte de jurer ou SERMENT est une formule du discours, ajoutée à la promesse, par laquelle celui qui promet déclare que s'il ne s'exécute pas, il renonce à la miséricorde de son Dieu ou en appelle à sa vengeance sur lui-même. Telle était la formule païenne : que Jupiter me tue comme je tue cette bête. De la même façon, notre formule [déclare] : je ferai comme ceci et comme cela, et que Dieu me vienne en aide. Et cela accompagné des rites et des cérémonies dont chacun se sert dans sa propre religion, pour que la crainte de manquer à sa parole puisse être plus grande.

 

On voit par là qu'un serment fait selon toute autre forme, ou rite, que celui de la personne qui jure, est vain et n'est pas un serment, et qu'on ne jure pas sur quelque chose que celui qui jure ne croit pas être Dieu. Car, quoique les hommes aient parfois eu coutume de jurer par leurs rois, par crainte ou par flatterie, cependant ils [ne] voulaient [que] faire entendre de cette façon qu'ils leur attribuaient un honneur divin. Et on voit que jurer par Dieu sans nécessité n'est que profaner son nom, et que jurer par d'autres choses, comme les hommes le font en parlant couramment, ce n'est pas jurer, mais [suivre] une habitude impie, fruit d'une trop grande véhémence de la parole.

 

On voit aussi que le serment n'ajoute rien à l'obligation. Car une convention, si elle est légitime, vous lie aux yeux de Dieu, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas serment. Si elle est illégitime, elle ne vous lie pas du tout, même si elle est confirmée par un serment.

 

 

Chapitre XV : Des autres lois de nature.

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

De cette loi de nature par laquelle nous sommes obligés de transmettre à autrui des droits qui, s'ils sont conservés, empêchent la paix du genre humain, il s'ensuit une troisième, qui est celle-ci : que les hommes exécutent les conventions qu'ils ont faites; sans quoi, les conventions sont [faites] en vain et ne sont que des paroles vides; et le droit de tous les hommes sur toutes choses demeurant, nous sommes toujours dans l'état de guerre.

 

Et c'est en cette loi de nature que consiste la source et l'origine de la JUSTICE. Car là où aucune convention n'a précédé, aucun droit n'a été transmis, et tout homme a droit sur toute chose et, par conséquent, aucune action ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors la rompre est injuste, et la définition de l'INJUSTICE n'est rien d'autre que la non-exécution de convention. Et tout ce qui n'est pas injuste est juste.

 

Mais parce que les conventions fondées sur la confiance mutuelle, où il y a une crainte que l'une des parties ne s'exécute pas (comme il a été dit au chapitre précé­dent), sont invalides, quoique l'origine de la justice soit l'établissement de convent­ions, cependant en fait, il ne peut pas y avoir d'injustice tant que la cause d'une telle crainte ne disparaît pas, ce qui ne peut être réalisé alors que les hommes sont dans l'état naturel de guerre. C'est pourquoi, avant que les dénominations de juste et d'in­juste puissent avoir place, il faut qu'il y ait quelque pouvoir coercitif pour contraindre également les hommes à exécuter leurs conventions, par la terreur de quelque châtiment plus grand que le bénéfice qu'ils comptent tirer de la violation de la con­vention, et pour rendre sûre cette propriété que les hommes acquièrent par contrat mutuel, en compensation du droit universel qu'ils abandonnent. Un tel pouvoir, il n'en existe aucun avant l'érection d'une République. Et c'est ce qui ressort aussi de la définition ordinaire de la justice dans les Écoles, car il y est dit que la justice est une volonté constante de donner à chaque homme ce qui est sien. Et donc, où il n'y a rien à soi, c'est-à-dire, nulle propriété, il n'y a aucune injustice, et là où aucun pouvoir coercitif n'a été érigé, c'est-à-dire là où il n'y a pas de République, il n'y a pas de propriété, tous les hommes ayant droit sur toutes choses. C'est pourquoi là où il n'y a pas de République, rien n'est injuste. Si bien que la nature de la justice consiste à observer les conventions valides, mais la validité des conventions ne commence qu'avec la constitution d'un pouvoir civil suffisant pour contraindre les hommes à les observer; et c'est alors aussi que commence la propriété.

 

L'insensé a dit dans son cœur : il n'existe aucune chose telle que la justice, et quelquefois, il l'a dit aussi en paroles, alléguant sérieusement que, la conservation et la satisfaction de chaque homme étant confiées à ses propres soins, il n'y avait aucune raison pour qu'il ne pût faire ce qu'il croyait y contribuer :  et c'est pourquoi faire ou ne pas faire des conventions, les respecter ou ne pas les respecter, n'était pas contraire à la raison quand cela contribuait à son propre bénéfice. Il ne nie pas par là qu'il y ait des conventions, et qu'elles soient tantôt rompues, tantôt respectées et qu'une telle rupture [de contrat] puisse être appelée injustice, et l'observation [des conventions] justice; mais il pose la question de savoir si l'injustice, la crainte de Dieu ôtée (car le même insensé a dit dans son cœur qu'il n'y avait pas de Dieu), ne se trouve pas parfois en accord avec cette raison qui dicte à tout homme son propre bien, en particulier quand elle contribue à un avantage tel qu'il nous met en état de ne pas tenir compte, non seulement de la désapprobation et des insultes, mais aussi du pouvoir des autres hommes. Le royaume de Dieu se gagne par la violence, mais qu'en serait-il s'il pouvait être gagné par la violence injuste? Serait-il contraire à la raison de l'obtenir ainsi, quand il serait impossible d'en recevoir du mal ? Et si ce n'est pas contraire à la raison, ce n'est pas contraire à la justice, ou sinon, la justice ne peut pas être considérée comme bonne. A partir d'un tel raisonnement, la méchanceté couronnée de succès a obtenu le nom de vertu, et certains, qui, en toutes autres choses, ont interdit la violation de la parole, l'ont cependant autorisée quand c'était pour gagner un royaume. Et les païens, qui croyaient que Saturne avait été déposé par son fils Jupiter, croyaient pourtant que le même Jupiter était le vengeur de l'injustice, un peu comme dans ce passage portant sur le droit dans les commentaires de Coke sur Littleton, où il dit que, si l'héritier en titre de la couronne est convaincu de trahison, la couronne doit cependant lui être transmise, et eo instante l'acte de loi [qui accusait l'héritier] doit être [considéré comme] nul. On pourra être porté à inférer de ces exemples que quand l'héritier présomptif d'un royaume tuera celui qui le possède, même son père, vous pouvez appeler cela une injustice, ou par quelque autre dénomination de votre choix, et cependant, cet acte ne peut jamais être contraire à la raison, vu que toutes les actions volontaires des hommes tendent à leur propre avantage, et que sont les plus raisonnables celles qui contribuent le plus aux fins qu'ils visent. Toujours est-il que ce raisonnement spécieux est faux.

 

En effet, la question n'est pas celle des promesses mutuelles, où il n'y a aucune assurance, d'un côté et de l'autre, que la promesse sera tenue, comme quand aucun pouvoir civil n'a été érigé au-dessus des parties qui promettent, car de telles promesses ne sont pas des conventions; mais si l'une ou l'autre des parties s'est déjà exécutée, ou là où il existe un pouvoir pour la faire s'exécuter, la question est de savoir s'il est contraire ou non à la raison, c'est-à-dire contraire à l'avantage de l'autre, de s'exécuter. Je dis que ce n'est pas contraire à la raison. Pour rendre cela évident, nous devons considérer ceci : premièrement, quand un homme fait une chose qui, quelles que soient les choses qu'il puisse prévoir ou sur lesquelles il puisse compter, tend à sa propre destruction, même si un événement fortuit, auquel il ne pouvait s'attendre, tourne à son avantage en se produisant, pourtant une telle issue ne rend pas la chose raisonnable ou sage. Deuxièmement, dans un état de guerre où, parce que fait défaut un pouvoir commun pour maintenir tous les hommes dans la peur, tout homme est l'ennemi de tout homme, personne ne peut espérer, par sa propre force, ou par ses qualités d'esprit, se protéger de la destruction sans l'aide de confédérés, et chacun attend que la confédération le défende de la même façon qu'elle défend tout autre; et c'est pourquoi celui qui déclare qu'il croit raisonnable de tromper ceux qui l'aident ne peut raisonnablement attendre d'autres moyens pour se mettre en sécurité que ceux qu'il peut tirer de son propre pouvoir singulier. C'est pourquoi celui qui rompt sa convention et qui, par conséquent, déclare qu'il pense qu'il peut en raison le faire ainsi, ne peut pas être admis dans une société qui unit les hommes pour la paix et la défense, sinon par l'erreur de ceux qui l'admettent; et quand il est admis, ils ne peu­vent le garder en cette société sans voir le danger de leur erreur. On ne peut raisonnablement compter sur de telles erreurs comme moyens [d'assurer] sa sécurité. Et donc, s'il est laissé, ou jeté hors de la société, il périt; et s'il vit en société, c'est par l'erreur des autres hommes, qu'il ne peut pas prévoir, sur laquelle il ne pouvait pas compter, et par conséquent ce n'est pas là une façon raisonnable de préserver sa vie. Ainsi, tous les hommes qui ne contribuent pas à sa destruction le supportent unique­ment par ignorance de ce qui est bon pour eux-mêmes

 

Pour à ce qui est de gagner assurément et pour toujours la félicité céleste par n'importe quel moyen, voilà qui est frivole. Il n'y a qu'un moyen imaginable, et c'est de ne pas rompre mais de respecter les conventions.

 

Et pour ce qui est d'acquérir la souveraineté par rébellion, même si le résultat est obtenu, cependant, parce qu'on ne pouvait raisonnablement s'y attendre, mais s'atten­dre plutôt au contraire, et parce que, l'acquérant ainsi, on apprend aux autres à l'ac­quérir de la même manière, il est évident que cette tentative est contraire à la raison. La justice, donc, c'est-à-dire le respect des conventions, est une règle de raison par laquelle il nous est interdit de faire quelque chose qui détruit notre vie, et par conséquent, c'est une loi de nature.

 

Certains vont plus loin, et pensent que la loi de nature n'est pas de ces règles qui conduisent à la préservation de la vie humaine sur terre, mais de celles qui mènent à une félicité éternelle après la mort, félicité à laquelle peut conduire la rupture des conventions qui, par conséquent, est juste et raisonnable. Ainsi sont ceux qui pensent que c'est une oeuvre méritoire de tuer ou déposer le pouvoir souverain qui a été constitué au-dessus d'eux par leur propre consentement, ou de se rebeller contre lui. Mais parce qu'il n'existe aucune connaissance naturelle de la condition de l'homme après la mort, encore moins de la récompense qui sera alors donnée pour avoir violé sa parole, mais seulement une croyance fondée sur d'autres hommes qui disent qu'ils en ont une connaissance surnaturelle, ou qu'ils connaissent ceux qui connaissent ceux qui en connaissent d'autres qui en ont une connaissance surnaturelle, la violation de sa parole ne peut pas être appelée un précepte de raison ou de nature.

 

D'autres, qui admettent comme une loi de nature le respect de la parole, font cependant exception de certaines personnes, comme les hérétiques ou ceux qui ont coutume de ne pas exécuter les conventions qu'ils ont passées avec d'autres; et cela est aussi contraire à la raison. Car si quelque défaut d'un homme était suffisant pour se libérer d'un pacte qui a été conclu, le même défaut aurait dû, en raison, être suffisant pour empêcher qu'il soit conclu.

 

Les dénominations de juste et d'injuste, quand elles sont attribuées aux hommes, signifient une chose, et quand elles sont attribuées aux actions, une autre chose. Quand elles sont attribuées aux hommes, elles signifient la conformité ou la non conformité des mœurs à la raison. Mais quand elles sont attribuées à l'action, elles signifient la conformité ou la conformité à la raison, non des mœurs, ou de la manière de vivre, mais des actions particulières. Un homme juste, par conséquent, est celui qui veille le plus possible à ce que ses actions soient justes, et un homme injuste est celui qui néglige cela. Dans notre langue, on désigne de tels hommes plus souvent par les dénominations righteous et unrighteous que par celles de just et injust, bien que le sens soit le même. C'est pourquoi un homme juste (righteous) ne perd pas ce titre par une ou quelques actions injustes (unjust) qui procèdent d'une passion soudaine, ou d'une erreur sur les choses ou les personnes, pas plus qu'un homme injuste (unrighteous) ne perd son caractère par des actions qu'il fait, ou dont il s'abstient, par crainte; parce que sa volonté n'est pas réglée par la justice, mais par l'avantage manifeste de ce qu'il doit faire. Ce qui donne aux actions humaines la saveur de la justice est une certaine noblesse, un courage chevaleresque, qu'on trouve rarement, par lequel un homme dédaigne de devoir la satisfaction de son existence au dol et au non respect des promesses. Cette justice des mœurs est ce que nous entendons quand nous nommons la justice une vertu et l'injustice un vice.

 

Mais la justice des actions ne fait pas qu'on nomme les hommes justes, mais innocents; et l'injustice des actions (qui se nomme aussi tort) ne leur donne que la dénomination coupables.

 

De plus, l'injustice des mœurs est la tendance ou disposition à faire tort, et elle est injustice avant de procéder à l'acte, et sans supposer quelque personne individuelle subissant un tort. Mais l'injustice d'une action (c'est-à-dire le tort) suppose qu'une personne individuelle subisse un tort, à savoir celle avec qui la convention a été faite : et c'est pourquoi, souvent, le tort est subi par un homme alors que le dommage rejaillit sur un autre. Par exemple, quand le maître ordonne à son serviteur de donner de l'argent à un tiers, si cela n'est pas fait, le tort est fait au maître, auquel il avait convenu d'obéir, mais le dommage rejaillit sur le tiers, envers qui il n'avait aucune obligation, et à qui, par conséquent, il ne pouvait faire tort. De même, dans les Républiques, des particuliers peuvent se remettre les uns aux autres leurs dettes, mais pas les vols et autres violences par lesquels ils subissent un dommage ; parce que la détention de [l'argent de] la dette est un tort qui leur est fait, mais les vols et la violence sont des torts faits à la personne de la République.

 

Tout ce qui peut être fait à un homme conformément à sa propre volonté, signifiée à l'agent, n'est pas un tort qui lui est fait. Car si celui qui agit n'a pas transmis son droit originaire de faire ce qui lui plaît par quelque convention antérieure, il n'y a pas de rupture de convention, et par conséquent, aucun tort ne lui est fait. Si cette transmission a été faite par convention antérieure, alors, le fait que la volonté que l'acte soit fait ait été signifiée [par celui qui subit l'action] libère celui qui agit de cette convention, et de nouveau, aucun tort n'est fait à celui qui subit l'action.

 

La justice des actions est divisée par les auteurs en commutative et distributive. Ils disent que la première consiste en une proportion arithmétique, et que la seconde en une proportion géométrique. La justice commutative se trouve dans l'égalité de valeur des choses pour lesquelles on contracte, et la justice distributive dans la distribution d'avantages égaux à des hommes de mérite égal; comme si c'était une injustice de vendre plus cher qu'on n'achète, ou de donner à un homme plus qu'il ne mérite. La valeur de toutes les choses pour lesquelles on contracte est mesurée par l'appétit des contractants, et la juste valeur est donc celle qu'ils veulent bien leur donner. Et le mérite (en dehors de celui des conventions, où la partie qui s'exécute mérite que l'autre partie s'exécute, et qui relève de la justice commutative, non de la justice distributive) ne donne aucun droit à un dû, mais est simplement récompensé par une grâce. Et c'est pourquoi cette distinction, dans le sens où on a l'habitude de l'exposer, n'est pas correcte. A proprement parler, la justice commutative est la justice d'un contractant, c'est-à-dire l'exécution d'une convention dans l'achat et la vente, la prise et le don en location, le prêt et l'emprunt, l'échange, le troc, et les autres actes con­tractuels.

 

Et la justice distributive est la justice d'un arbitre, c'est-à-dire l'acte de définir ce qui est juste.  La charge d'arbitre lui ayant été confiée par certains, s'il remplit la charge confiée, on dit qu'il distribue à chaque homme ce qui est sien. Et c'est en vérité une juste distribution, qui peut être appelée, quoiqu'improprement, justice dis­tributive, mais plus proprement équité, qui est aussi une loi de nature, comme nous le montrerons quand il sera nécessaire.

 

De même que la justice dépend d'une convention antérieure, la GRATITUDE dépend d'une grâce antérieure, autrement dit d'un don gratuit, et c'est une quatrième loi de nature, qui peut être conçue sous cette forme : que celui qui reçoit un avantage d'un autre par pure grâce s'efforce que celui qui fait le don n'ait pas de cause raisonnable de se repentir de sa bonne volonté. Car personne ne fait un don, sinon avec l'intention d'un bien pour soi-même, parce que le don est volontaire, et l'objet de tous les actes volontaires de tout homme est son propre bien. Si des hommes voient qu'ils seront frustrés de ce bien, il n'y aura aucun commencement de bienveillance ou de confiance, ni par conséquent d'aide mutuelle, ni de réconciliation de l'un avec l'autre. Et ils doivent donc demeurer dans l'état de guerre, ce qui est contraire à la première et fondamentale loi de nature qui ordonne aux hommes de rechercher la paix. L'infraction à cette loi est nommée ingratitude, et elle a la même relation avec la grâce que l'injustice avec l'obligation par convention.

 

Une cinquième loi de nature est la COMPLAISANCE; autrement dit que chaque homme s'efforce de s'accommoder à autrui. Pour comprendre cela, nous devons considérer qu'en ce qui concerne le penchant à la société, il y a chez les hommes une diversité de nature qui provient de la diversité des affections, qui n'est pas différente de celle que nous voyons entre les pierres réunies pour construire un édifice. Car, tout comme une pierre qui, par l'aspérité et l'irrégularité de sa forme prend plus de place aux autres qu'elle n'en remplit elle-même, et qui, à cause de sa dureté, ne peut pas être aisément aplanie et empêche par là la construction, est rejetée par les constructeurs comme inutilisable et gênante, un homme qui, par aspérité de nature, tâchera de conserver ces choses qui lui sont superflues mais qui sont nécessaires aux autres, et qui, à cause de l'entêtement de ses passions, ne peut être corrigé, sera laissé hors de la société, ou rejeté comme une gêne pour la société. Car, vu que tout homme, non seulement par droit de nature, mais aussi par nécessité de nature, est supposé s'effor­cer autant que possible d'obtenir ce qui est nécessaire pour sa conservation, celui qui s'y opposera pour des choses superflues est coupable de la guerre qui doit en résulter, et il fait donc ce qui est contraire à la loi fondamentale de nature qui ordonne de rechercher la paix. Ceux qui observent cette loi peuvent être appelés SOCIABLES (les latins les nomment commodi), le contraire étant entêtés, insociables, rebelles, intraitables.

 

Une sixième loi de nature est celle-ci : que, si on a des garanties pour l'avenir, on doit pardonner les offenses passées à ceux qui s'en repentent et qui désirent ce pardon. PARDONNER, en effet, n'est rien d'autre qu'octroyer la paix. Cependant, si elle est octroyée à ceux qui persévèrent dans leur hostilité, elle n'est pas paix, mais crainte. Néanmoins, ne pas l'octroyer à ceux qui donnent des garanties pour l'avenir est signe d'une aversion pour la paix, et [ce refus] est contraire à la loi de nature.

 

Une septième loi est : que, dans les vengeances (c'est-à-dire punir le mal par le mal), on ne regarde pas à la grandeur du mal passé, mais à la grandeur du mal à venir; loi par laquelle il nous est interdit d'infliger des punitions avec un autre dessein que celui de corriger l'offenseur ou de diriger les autres. Car cette loi est la conséquence de celle qui précède immédiatement, qui ordonne de pardonner quand on est assuré de l'avenir. En outre, la vengeance qui ne tient pas compte de l'exemple et de l'avantage à venir n'est qu'un triomphe, une gloire qu'on tire du mal subi par les autres, qui ne tend à aucune fin (car la fin est toujours quelque chose à venir); et tirer gloire [de quelque chose] sans tendre à une fin, c'est de la vaine gloire, et elle est contraire à la raison. Faire du mal à quelqu'un sans raison tend à introduire la guerre, ce qui est contraire à la loi de nature et est couramment désigné par la dénomination cruauté.

 

Et parce que tous les signes de haine ou de mépris incitent au combat, vu que la plupart des hommes choisissent de hasarder leur vie plutôt que de ne pas se venger, nous pouvons, en huitième lieu, poser ce précepte : que personne, par des actes, des paroles, par des expressions du visage, par des gestes, ne déclare haïr ou mépriser un autre. L'infraction à cette loi est couramment nommée outrage.

 

La question de savoir qui est le meilleur n'a pas sa place dans l'état de simple nature (comme il a été montré précédemment) où tous les hommes sont égaux. L'inégalité qui existe aujourd'hui a été introduite par les lois civiles. Je sais qu'Aris­tote, au premier livre de ses Politiques, comme fondement de sa doctrine, rend, par nature, certains hommes dignes de commander, entendant [par là] la catégorie la plus sage, à laquelle il croyait appartenir par sa philosophie, et d'autres de servir, entendant [par là] ceux qui possédaient des corps vigoureux, mais n'étaient pas philosophes comme lui; comme si les maîtres et les serviteurs n'étaient pas introduits par le consentement des hommes, mais par la différence d'esprit; ce qui n'est pas seule­ment contraire à la raison, mais est aussi contraire à l'expérience. Car il en est très peu qui sont assez insensés pour se laisser gouverner par les autres plutôt que de se gouverner eux-mêmes. Quand ceux qui s'imaginent être sages combattent par la force avec ceux qui se défient de leur propre sagesse, ils n'obtiennent la victoire ni toujours, ni souvent, mais presque jamais. Donc, si la nature a fait les hommes égaux, cette égalité doit être reconnue, ou si la nature a fait les hommes inégaux, cependant parce que les hommes qui se croient eux-mêmes égaux ne concluront pas la paix, sinon sur des clauses égales, une telle égalité doit être admise. Et c'est pourquoi comme neuvième loi de nature, je pose celle-ci : que tout homme reconnaisse autrui comme son égal par nature. L'infraction à cette loi est l'orgueil.

 

De cette loi en dépend une autre : que, en concluant la paix, personne n'exige de se réserver un droit qu'il ne serait pas satisfait de voir tous les autres se réserver. De même qu'il est nécessaire que tous les hommes qui recherchent la paix sacrifient certains droits de nature, c'est-à-dire qu'ils n'aient pas la liberté de faire tout ce qui leur plaît, aussi il est nécessaire, pour la vie de l'homme, d'en conserver certains : comme le droit de gouverner son propres corps, de jouir de l'air, de l'eau, du mouvement, d'aller d'un endroit à un autre, et toutes les autres choses sans lesquelles un homme ne peut vivre, ou [du moins] ne peut vivre bien. Si, dans ce cas, en faisant la paix, des hommes exigent pour eux-mêmes ce qu'ils ne voudraient pas voir accor­der aux autres, ils agissent contrairement à la précédente loi qui ordonne qu'on reconnaisse l'égalité naturelle, et par conséquent aussi contre la loi de nature. Ceux qui observent cette loi sont ceux que nous appelons hommes modestes, et ceux qui enfreignent cette loi des hommes arrogants. Les Grecs appellent la violation de cette loi pleonexia, c'est-à-dire un désir d'avoir plus que sa part.

 

De même, si un homme se voit confier la charge de juger entre un homme et un homme, c'est un précepte de la loi de nature qu'il les traite avec égalité. Sans cela, les disputes des hommes ne peuvent être résolues, sinon par la guerre. Par consé­quent, celui qui est partial dans un jugement fait tout ce qu'il faut pour décourager les hommes de recourir aux juges et aux arbitres, et [ce qu'il fait ainsi] contre la loi fondamentale de nature est la cause de la guerre.

 

L'observation de cette loi, qui porte sur l'égale distribution à chacun de ce qui lui appartient en raison, est appelée ÉQUITÉ, et (comme je l'ai dit précédemment) justice distributive. La violation [de cette loi] est appelée acception de personnes, prosopolepsia.

 

Et de là découle une autre loi :qu'on jouisse en commun des choses qui ne peuvent être divisées, si c'est possible; et si la quantité des choses le permet, sans restriction; autrement, proportionnellement au nombre de ceux qui y ont droit. Car autrement, la distribution est inégale et contraire à l'équité.

 

Mais il existe certaines choses qu'on ne peut diviser ou dont on ne peut jouir en commun. Alors, la loi de nature qui prescrit l'équité exige : que le droit entier, ou autrement (faisant un usage alterné) la première possession, soit déterminé par le sort. Car l'égale distribution est prescrite par la loi de nature, et d'autres moyens d'égale distribution ne peuvent pas être imaginés.

 

Il y a deux sortes de sort, l'un arbitraire, l'autre naturel. L'arbitraire est celui sur lequel s'accordent les concurrents, le naturel est soit la primogéniture (que les Grecs nomment kleronomia, qui signifie donné par le sort), soit la première occupation.

 

Et par conséquent, ces choses dont on ne peut jouir en commun, et qui ne peuvent pas être divisées, doivent être adjugées au premier possesseur, et dans certains cas au premier-né, en tant que choses acquises par sort.

 

C'est aussi une loi de nature qu'on alloue un sauf-conduit à ceux qui servent de médiateur pour [conclure] la paix. En effet, la loi qui ordonne la paix comme fin ordonne la médiation comme moyen, et le sauf-conduit est le moyen de la médiation.

 

Quelque bien disposés que soient jamais les hommes à observer ces lois, il peut cependant surgir des questions au sujet de l'action d'un homme : premièrement, si elle a été faite ou non; deuxièmement, au cas où elle est faite, si elle contraire à la loi ou non. La première est appelée question de fait, la seconde question de droit; et donc, à moins que les parties, pour la question, ne conviennent mutuellement de s'en tenir au jugement d'un tiers, elles sont aussi loin que jamais de la paix. Ce tiers, au jugement duquel ils se soumettent, est appelé un ARBITRE. Et, par conséquent, c'est la loi de nature que ceux qui sont en dispute soumettent leur droit au jugement d'un arbitre.

 

Et, vu que tout homme est présumé faire toute chose en vue de son propre avantage, nul n'est le juge qui convient pour sa propre cause; et si jamais il convenait parfaitement, cependant l'équité allouant à chaque partie un avantage égal, si l'on admet que l'une soit juge, il faut aussi admettre que l'autre le soit; et ainsi la dispute, c'est-à-dire la cause de guerre, demeure, contrairement [à ce que prescrit] la loi de nature.

 

Pour la même raison, nul, en une cause quelconque, ne doit être reçu comme arbitre, s'il retire apparemment un plus grand avantage, un plus grand honneur, un plus grand plaisir de la victoire d'une des parties que de celle de l'autre, car il se laisse malgré tout corrompre, bien que ce soit une corruption inévitable, et personne n'est obligé de lui faire confiance. Et ainsi, de même, la dispute et l'état de guerre demeurent, ce qui est contraire à la loi de nature.

 

Et dans une dispute qui concerne un fait, le juge ne devant pas accorder plus de crédit à l'une des parties qu'à l'autre, il doit, s'il n'y a pas d'autres preuves, accorder crédit à un troisième; ou à un troisième et un quatrième, et davantage; car autrement, la question n'est pas résolue, et elle est abandonnée à la force, ce qui est contraire à la loi de nature.

 

Voilà les lois de nature, qui ordonnent la paix comme un moyen de conservation des hommes dans les multitudes, et qui concernent seulement la doctrine de la société civile. Il y a d'autres choses qui tendent à la destruction des particuliers, comme l'ivrognerie et les autres sortes d'intempérance, qui peuvent par conséquent être comptées parmi ces choses que la loi de nature a interdites, mais qu'il n'est pas néces­saire et pertinent de mentionner à cet endroit.

 

Et quoique cette déduction des lois de nature puisse paraître trop subtile pour que tous les hommes y prêtent attention, hommes dont la plupart sont trop occupés du soin de leur alimentation, et le reste trop négligent pour comprendre, cependant, pour les laisser sans excuses, ces lois de nature ont été condensées en un résumé facile [à comprendre], même intelligible à celui qui a les capacités les plus limitées, et ce résumé est : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît à toi-même, [résumé] qui lui montre qu'il n'a rien de plus à faire, pour apprendre les lois de nature, que, quand il compare le poids des actions des autres hommes avec les siennes et qu'elles semblent trop lourdes, les mettre sur l'autre plateau de la balance, et mettre les siennes à leur place, pour que ses propres passions et son amour de soi ne puissent rien ajouter au poids. Alors, il n'est aucune de ces lois de nature qui ne lui apparaîtra très raisonnable.

 

Les lois de nature obligent in foro interno, autrement dit, on se sent contraint de désirer qu'elles s'effectuent; mais pas toujours in foro externo, c'est-à-dire de les appliquer dans les faits. Car celui qui serait modeste et accommodant, et qui exécuterait toutes ses promesses en un temps et un lieu où aucun autre ferait de même, s'offrirait aux autres comme une proie, et provoquerait assurément sa propre perte, contrairement au fondement de toutes les lois de nature qui tend(ent) à la préservation de la nature. Et de même, celui qui, ayant une assurance suffisante que les autres observeront les mêmes lois envers lui, ne les observe pas lui-même, ne recherche pas la paix, mais recherche la guerre, et par conséquent la destruction de sa nature par la violence.

 

Et quelles que soient les lois qui obligent in foro externo, elles peuvent être enfreintes, non seulement par un fait contraire à la loi, mais aussi par un fait qui s'accorde avec la loi, au cas où un homme la croit contraire. Car, bien que son action, dans ce cas, s'accorde avec la loi, cependant son intention est contraire à la loi, ce qui, là où l'obligation est in foro interno, est une infraction.

 

Les lois de nature sont immuables et éternelles, car l'injustice, l'ingratitude, l'arrogance, l'orgueil, l'iniquité, l'acception de personnes, et le reste, ne peuvent jamais être rendues légitimes, car il n'est jamais possible que la guerre préserve la vie, et que la paix la détruise.

 

Les mêmes lois, parce qu'elles n'obligent qu'à désirer et s'efforcer, entendu au sens d'un effort non simulé et constant, sont faciles à observer, car en ce qu'elles n'exigent rien d'autre qu'un effort, celui qui s'efforce de les exécuter leur obéit pleinement; et celui qui obéit pleinement à la loi est juste.

 

Et la science de ces lois est la seule et vraie philosophie, car la philosophie morale n'est rien d'autre que la science de ce qui est bon et mauvais pour les relations et la société humaines. Bon et mauvais sont des dénominations qui signifient nos appétits et nos aversions, qui diffèrent selon les différents tempéraments, coutumes et doctrines des hommes. Et les hommes divers ne diffèrent pas seulement dans leur jugement sur la sensation de ce qui est plaisant ou déplaisant au goût, à l'odorat, à l'ouïe, au toucher et  la vue, mais aussi sur ce qui est conforme ou non conforme à la raison dans les actions de la vie courante. Mieux, le même homme, à divers moments, diffère de lui-même, et à un moment, il loue, c'est-à-dire il appelle bon, ce qu'à un autre moment il blâme et appelle mauvais. De là surgissent des querelles, des polémiques et finalement la guerre. Et c'est pourquoi, tant qu'on est dans l'état de simple nature, qui est un état de guerre, l'appétit personnel est la mesure du bon et du mauvais. Par conséquent, tous les hommes s'accordent en ce que la paix est bonne, et donc aussi le chemin [qui mène à la paix], les moyens [d'atteindre] cette paix, qui (comme je l'ai déjà montré) sont la justice, la gratitude, la modestie, l'équité, la pitié et les autres lois de nature, sont bons, c'est-à-dire des vertus morales, et leur contraire des vices, des choses mauvaises. Or la science de la vertu et du vice est la philo­sophie morale, et donc la vraie doctrine des lois de nature est la vraie philosophie morale. Mais les auteurs de philosophie morale, quoiqu'ils reconnaissent les mêmes vertus et les mêmes vices, ne voyant pas en qui consiste leur bonté, et en quoi elles viennent à être loués en tant que moyens d'une vie paisible, sociale et agréable, les situent dans la médiocrité des passions, comme si ce n'était pas la cause, mais le degré d'audace, qui faisait la force d'âme, ou comme si ce n'était pas la cause, mais la quantité donnée, qui faisait la libéralité.

 

Ces hommes ont coutume de désigner ces commandements de la raison par la dénomination lois, mais c'est improprement [qu'ils le font], car ces commandements ne sont que les conclusions ou théorèmes qui concernent ce qui conduit à la conservation et à la défense de soi-même, alors que la loi est proprement ce que dit celui qui, de droit, à le commandement sur autrui. Cependant, si nous considérons les mêmes théorèmes en tant qu'ils sont transmis par la parole de Dieu qui, de droit, commande à toutes choses, alors ils  sont proprement appelées lois.

 

 

Chapitre XVI : Des personnes, des auteurs et des choses personnifiées.

Retour à la table des matières

Même version du chapitre avec notes sur Philotra

 

Une PERSONNE est celui dont les mots ou les actions sont considérés, soit comme les siens, soit comme représentant les mots et les paroles d'un autre homme, ou de quelque autre chose à qui ils sont attribués, soit véritablement, soit par fiction.

 

Quand les mots et les actions d'un homme sont considérés comme siens, on l'appelle alors une personne, et quand ils sont considérés comme représentant les paroles et les actions d'un autre, on l'appelle alors une personne fictive ou artificielle.

 

Le mot personne est latin. Les Grecs ont pour cela le mot prosôpon, qui signifie le visage, tout comme persona en latin signifie le déguisement, l'apparence extérieure d'un homme, imités sur la scène; et parfois, plus particulièrement cette partie qui déguise le visage, le masque, la visière. De la scène, ce mot a été transféré à tout représentant d'un discours ou d'une action, aussi bien dans les tribunaux qu'au théâtre. De sorte qu'une personne est la même chose qu'un acteur, aussi bien à la scène que dans une conversation courante. Et personnifier, c'est être l'acteur, c'est se représenter soi-même ou représenter autrui, et celui qui est l'acteur d'un autre est dit tenir le rôle de la personne de cet autre, ou être acteur en son nom (c'est le sens qu'utilise Cicéron quand il dit Unus sustineo tres personas; mei, adversarii, et judicis, j'ai à charge le rôle de trois personnes, la mienne, celle de l'adversaire, et celle du juge, et on l'appelle de différentes façons selon les différentes circonstances :  un représentant ou quelqu'un de représentatif, un lieutenant, un vicaire, un mandataire, un fondé de pouvoir, un procureur, un acteur, ainsi de suite.

 

Parmi les personnes artificielles, certaines ont leurs paroles et leurs actions qui sont reconnues comme leurs par ceux qu'elles représentent . La personne est alors l'acteur, et celui qui reconnaît pour siennes ses paroles et actions est l'AUTEUR, auquel cas l'acteur agit par autorité. Car celui qui, quand il s'agit des biens et des possessions, est appelé un propriétaire, et en latin dominus, en grec kurios, est appelé auteur quand il s'agit des actions. Tout comme le droit de possession est appelé domination, le droit de faire une action quelconque est appelé AUTORITÉ. Si bien que par autorité, on entend toujours un droit de faire quelque acte, et l'acte fait par autorité, fait par délégation d'autorité, avec l'autorisation  de celui dont c'est le droit.

 

De là s'ensuit que quand l'acteur fait une convention par autorité, il lie par là l'auteur tout autant que si cet auteur l'avait faite lui-même, et l'assujettit tout autant à toutes les conséquences de cette convention. Et tout ce qui a été dit précédemment (chapitre XIV) de la nature des conventions entre les hommes [réduits] à ce qu'ils peuvent faire naturellement est donc aussi vrai quand ces conventions sont faites par des acteurs, des représentants ou procureurs, qui tiennent de ces hommes leur autorité, dans les limites de la délégation d'autorité, mais pas au-delà.

 

C'est pourquoi celui qui fait une convention avec l'acteur, ou représentant, sans savoir quelle est l'autorité de l'acteur, le fait à ses propres risques. Car personne n'est obligé par une convention dont il n'est pas l'auteur, ni par conséquent par une convention faite contre l'autorité qu'il a donnée ou en dehors de cette autorité.

 

Quand l'acteur fait quelque chose de contraire à la loi de nature par ordre de l'auteur, s'il est obligé par une convention antérieure de lui obéir, ce n'est pas lui, mais l'auteur qui enfreint la loi de nature, car quoique l'action soit contraire à la loi de nature, cependant ce n'est pas son action. Mais, au contraire, refuser de faire cette action est contraire à la loi de nature qui interdit d'enfreindre les conventions.

 

Et celui qui fait une convention avec l'auteur par l'intermédiaire de l'acteur, quand il ne sait pas quelle autorité cet acteur a, mais s'en rapporte seulement à sa parole, au cas où cette autorité ne lui est pas montrée clairement quand il le demande, n'est plus obligé, car la convention faite avec l'auteur n'est pas valide sans sa confirmation. Mais si celui qui passe une convention savait préalablement qu'il ne devait pas escompter d'autre assurance que la parole de l'acteur, alors la convention est valide, parce que l'acteur, dans ce cas, se fait [lui-même] l'auteur. Et donc, tout comme, quand l'autorité est évidente, la convention oblige l'auteur, pas l'acteur, de même, quand l'autorité est simulée, elle oblige seulement l'acteur, car il n'y a pas d'autre auteur que lui-même.

 

Il existe peu de choses qui ne puissent être représentées fictivement. Les choses inanimées, comme une église, un hôpital, peuvent être personnifiées par un recteur, un directeur, un inspecteur. Mais les choses inanimées ne peuvent pas être auteurs, ni par conséquent donner autorité à leurs acteurs. Pourtant, les acteurs peuvent avoir autorité en étant chargés de leur entretien, [autorité] donnée par ceux qui en sont propriétaires ou gouverneurs. Et c'est pourquoi de telles choses ne peuvent pas être personnifiées avant l'établissement d'un gouvernement civil.

 

De même, des enfants, des idiots ou des fous, qui n'ont aucune usage de la raison, peuvent être personnifiés par des tuteurs, ou curateurs, mais, à ce moment-là, ils ne peuvent être auteurs des actions faites par ces tuteurs, que dans la mesure (quand ils recouvreront l'usage de la raison) où ils jugeront ces actions raisonnables. Cependant, pendant cette période de non-usage de la raison, celui qui a le droit de gouverner ces êtres peut donner autorité au tuteur. Mais, là encore, cela ne peut concerner que l'état civil, parce qu'avant cet état n'existe pas de domination des personnes.

 

Une idole, ou simple fiction du cerveau, peut être personnifiée, comme l'étaient les dieux des païens qui étaient personnifiés par des fonctionnaires nommés par l'État, qui détenaient des possessions et d'autres biens, et des droits, que les hommes, de temps en temps, leur dédiaient et leur consacraient. Mais les idoles ne peuvent pas être auteurs, car une idole n'est rien. L'autorité procédait de l’État, et c'est pourquoi, avant l'introduction d'un gouvernement civil, les dieux des païens ne pouvaient pas être personnifiés.

 

Le vrai Dieu peut être personnifié, comme il le fut en premier par Moïse, qui gouvernait les Israélites (qui n'étaient pas son peuple, mais le peuple de Dieu) non en son propre nom, par [les mots] Hoc dicit Moses, mais au nom de Dieu, par [les mots] hoc dicit Dominus. En second lieu, [il fut personnifié] par le Fils de l'Homme, son propre fils, notre Sauveur béni Jésus Christ, qui vint pour ramener les Juifs et amener toutes les nations dans le royaume de son Père, non en son propre nom, mais comme envoyé par son Père. Et en troisième lieu, [il fut personnifié] par l'Esprit Saint, ou Consolateur, parlant et oeuvrant dans les Apôtres; lequel Esprit Saint était un Consolateur qui ne venait pas de lui-même, mais était envoyé par le Père et le Fils, et qui procédait d'eux.

 

Une multitude d'hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme, ou une seule personne, de telle sorte que ce soit fait avec le consentement de chaque homme de cette multitude en particulier. Car c'est l'unité du représentant, non l'unité du représenté qui fait une la personne, et c'est le représentant qui tient le rôle de la personne, et il ne tient le rôle que d'une seule personne. L'unité dans une multitude ne peut pas être comprise autrement.

 

Et parce que naturellement la multitude n'est pas une, mais multiple, les hommes de cette multitude ne doivent pas être entendus comme un seul auteur, mais comme de multiples auteurs de tout ce que leur représentant dit ou fait en leur nom; chacun donnant au représentant commun  une autorité [qui vient] de lui-même en particulier, et reconnaissant comme siennes toutes les actions que le représentant fait, au cas où ils lui ont donné autorité sans restriction. Autrement, quand ils le restreignent dans l'objet pour lequel il les représentera, et qu'ils lui indiquent les limites de la représentation, aucun d'eux ne reconnaît comme sien ce qui est au-delà de la délégation d'autorité qu'ils lui ont donnée pour être l'acteur.

 

Et si le représentant se compose de plusieurs hommes, la voix du plus grand nombre doit être considérée comme la voix de tous ces hommes. Car si le plus petit nombre, par exemple, se prononce pour l'affirmative, et le plus grand nombre pour la négative, il y aura plus de votes négatifs qu'il ne faut pour annuler les votes affirmatifs. Par là, le surplus de votes négatifs, qui demeure sans opposition, est la seule voix du représentant.

 

Et un représentant composé d'un nombre pair [d'individus], surtout quand ce nombre n'est pas important, et que, à cause de cela, les voix opposées sont souvent en nombre égal, est souvent muet et incapable d'agir. Cependant, dans certains cas, des voix opposées en nombre égal peuvent trancher une question : quand il s'agit de condamner ou d'acquitter, l'égalité des voix, en cela même qu'elle ne condamne pas, acquitte, et non pas condamne, en ce qu'elle n'acquitte pas. Car quand la cause est entendue, ne pas condamner est acquitter ; mais, au contraire, dire que ne pas acquitter est condamner n'est pas vrai. Il en va de même quand on délibère pour savoir si l'on exécute quelque chose tout de suite ou si on reporte cette exécution à une autre date, car quand les voix sont égales, le non-décret d'exécution est un décret d'ajournement.

 

Ou si le nombre est impair, comme trois hommes, trois assemblées, ou davantage, et que chacun a autorité, par une voix négative, d'annuler l'effet de toutes les voix affirmatives des autres, ce nombre n'est pas un représentant. Par la diversité des opinions et des intérêts des hommes, ce représentant devient fréquemment, et dans des situations de la plus grande importance, une personne muette et incapable, comme pour de nombreuses autres choses, de gouverner une multitude, surtout en temps de guerre.

 

Il y a deux sortes d'auteurs. L'auteur de la première sorte, ainsi simplement nommé, a été précédemment défini comme étant celui qui s'approprie simplement l'action d'un autre. Le second est celui qui reconnaît comme sienne l'action ou la convention d'un autre conditionnellement ; c'est-à-dire qui se charge de l'action si l'autre ne la fait pas, à un certain moment ou avant ce moment. Ces auteurs condi­tionnels sont généralement appelés CAUTIONS, en latin fidejussores et sponsores, et en particulier pour les dettes, praedes, et pour une comparution devant un juge ou un magistrat, vades.

 

 

 

Fin de la première partie. Traduction Philippe Folliot

 

Deuxième partie



[1] Correction apportée suite à une remarque judicieuse de M. Antonio Fiscarelli.