PHILOTRAThomas HOBBES (1651)

Léviathan

La matière, la forme et le pouvoir

d'une république ecclésiastique et civile
II

Traduit de l'anglais par Philippe Folliot

Professeur de philosophie au Lycée Jehan Ango de Dieppe

à partir de

LEVIATHAN

or the Matter, Forme and Power of A Commonwealth Ecclesiastical and civil

by Thomas Hobbes of Malmesbury

London

Printed for Andrew Crooke

1651

La traduction a été commencée le 20 août 2002. Elle a été terminée le 06 décembre 2003.

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Table des matières

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE: DE L'HOMME

DEUXIÈME PARTIE: DE LA RÉPUBLIQUE

Chap. XVII. Des Causes, de la Génération et de la Définition de la République
Chap. XVIII. Des Droits des Souverains par institution
Chap. XIX. Des différentes espèces de Républiques d'institution, et de la Succession au
Pouvoir souverain

Chap. XX. Des Dominations paternelle et despotique
Chap. XXI. De la Liberté des Sujets
Chap. XXII. Des systèmes assujettis (politiques et privés)
Chap. XXIII. Des Ministres publics du Pouvoir souverain
Chap. XXIV. De l'Alimentation et de la Procréation de la République
Chap. XXV. Du Conseil
Chap. XXVI. Des Lois civiles
Chap. XXVII. Des Infractions à la loi, Excuses et Circonstances atténuantes
Chap. XXVIII. Des Châtiments et des Récompenses
Chap. XXIX. Des choses qui affaiblissent la République, ou qui tendent à sa Dissolution
Chap. XXX. De la Fonction du Représentant souverain
Chap. XXXI. Du Royaume de Dieu par nature


TROISIÈME PARTIE: DE LA RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE

QUATRIÈME PARTIE: DU ROYAUME DES TÉNÈBRES



Deuxième partie

De la République


Chapitre XVII : Des causes, de la génération et de la définition de la République

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La cause finale, la fin, ou l'intention des hommes (qui aiment naturellement la liberté et la domination [exercée] sur les autres), quand ils établissent pour eux-mêmes cette restriction dans laquelle nous les voyons vivre dans les Républiques, est la prévision de leur propre préservation, et, par là, d'une vie plus satisfaisante; c'est-à-dire [qu'ils prévoient] de s'arracher de ce misérable état de guerre qui est la conséquence nécessaire, comme il a été montré, des passions naturelles des hommes quand n'existe aucun pouvoir visible pour les maintenir dans la peur, et les lier, par crainte de la punition, à l'exécution des conventions qu'ils ont faites, et à l'observation de ces lois de nature exposées aux chapitres quatorze et quinze.

 

Car les lois de nature, comme la justice, l'équité, la modestie, la pitié, et, en résumé, faire aux autres comme nous voudrions qu'on nous fît, d'elles-mêmes, sans la terreur de quelque pouvoir qui les fasse observer, sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à la partialité, à l'orgueil, à la vengeance, et à des compor­tements du même type. Et les conventions, sans l'épée, ne sont que des mots, et n'ont pas du tout de force pour mettre en sécurité un homme. C'est pourquoi, malgré les lois de nature (que chacun a alors observées, quand il le veut, quand il peut le faire sans danger), si aucun pouvoir n'est érigé, ou s'il n'est pas assez fort pour [assurer] notre sécurité, chacun se fiera - et pourra légitimement le faire - à sa propre force, à sa propre habileté, pour se garantir contre les autres hommes. Partout où les hommes ont vécu en petites familles, se voler l'un l'autre, se dépouiller l'un l'autre a été un métier, et si loin d'être réputé contraire à la loi de nature que plus grand était le butin acquis, plus grand était l'honneur, et les hommes, en cela, n'observaient pas d'autres lois que les lois de l'honneur; à savoir s'abstenir de cruauté, laisser aux hommes la vie sauve et les instruments agricoles. Et les cités et les royaumes font aujourd'hui ce que faisaient alors les petites familles, [cités et royaumes] qui ne sont que de plus grandes familles (pour leur sécurité), qui étendent leurs dominations, sous prétexte de danger, ou par crainte d'invasion ou de l'assistance qui peut être donnée aux envahisseurs, et qui s'efforcent, autant qu'ils le peuvent, d'assujettir ou d'affaiblir leurs voisins, par la force, au grand jour, ou par des machinations secrètes, tout cela avec justice, en raison d'un manque d'autre garantie, ce que les époques ultérieures honoreront dans leur souvenir, à cause de cela.

 

Ce n'est pas non plus la réunion d'un petit nombre d'hommes qui leur donne cette sécurité, parce que, quand les hommes sont en petits nombres, les petits ajouts d'un côté ou de l'autre donnent l'avantage d'une force suffisamment grande pour em­porter la victoire, qui encourage donc à l'invasion. La quantité d'individus suffisante pour nous garantir de notre sécurité n'est pas déterminée par un certain nombre, mais par comparaison avec l'ennemi que nous craignons, et cette quantité est suffi­sante quand la supériorité numérique n'a pas une importance assez visible, assez remarquable pour déterminer l'issue de la guerre et pour pousser à en faire l'essai.

 

Et aussi grande que soit jamais une multitude, cependant si les actions [des indi­vidus de cette multitude] sont dirigées selon leurs jugements et appétits particuliers, ils ne peuvent attendre de cela aucune défense, aucune protection, ni contre un ennemi commun, ni contre les torts qu'ils se font les uns aux autres. Car ayant des opinions divergentes sur le meilleur usage et la meilleure application de leur force, ils ne s'entraident pas, mais se font obstacle les uns aux autres, et par une opposition mutuelle, ils réduisent leur force à néant, et de là, non seulement ils sont aisément assujettis par un très petit nombre d'hommes qui s'accordent ensemble, mais aussi, quand n'existe aucun ennemi commun, ils se font la guerre l'un à l'autre pour des intérêts particuliers. En effet, si nous pouvions supposer qu'une grande multitude d'hommes soient d'accord pour observer la justice et les autres lois de nature, sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la crainte, nous pourrions tout aussi bien supposer que tous les hommes fassent de même; et alors, aucun gouvernement civil ou République n'existerait, ni ne serait nécessaire, parce que la paix existerait sans sujétion.

 

Ce n'est pas non plus suffisant pour la sécurité, qui devrait, selon le désir des hommes, durer toute leur vie, qu'ils soient gouvernés et dirigés par un seul jugement pour un temps limité, comme celui d'une seule bataille, ou d'une seule guerre. Car, quoiqu'ils remportent une victoire par leur effort unanime contre un ennemi extérieur, pourtant, ultérieurement, soit quand ils n'ont plus d'ennemi commun, soit quand celui qui est tenu par une partie comme un ennemi est tenu par une autre comme un ami, ils doivent nécessairement se dissoudre par la différence de leurs intérêts, et retomber dans une guerre en leur sein.

 

Il est vrai que certaines créatures vivantes, comme les abeilles et les fourmis, vivent sociablement les unes avec les autres (c'est pourquoi elles sont comptées par Aristote au nombre des créatures politiques), et cependant, elles n'ont pas d'autre direction que leurs jugements et leurs appétits particuliers. Elles n'ont aucune parole, par laquelle l'une d'entre elles peut signifier à l'autre ce qu'elle juge avantageux à l'intérêt commun. C'est pourquoi on peut peut-être avoir le désir de savoir pourquoi le genre humain ne peut pas faire la même chose. A cela, je réponds :

 

Premièrement, que les hommes sont continuellement en rivalité pour l'honneur et la dignité, ce qui n'est pas le cas de ces créatures, et que, par conséquent, sur ce fondement, chez les hommes naissent l'envie et la haine, et finalement la guerre, ce qui ne se passe pas ainsi chez ces créatures.

 

Deuxièmement, que chez ces créatures, le bien commun ne diffère pas du bien privé, et que, étant par nature portés à leur bien privé, elles réalisent par là l'intérêt commun. Mais l'homme, dont la joie consiste à se comparer aux autres, ne peut rien savourer d'autre que ce qui est supérieur.

 

Troisièmement, que ces créatures, n'ayant pas comme l'homme l'usage de la raison, ne voient pas, ou ne croient pas voir, quelque défaut dans l'administration de leurs affaires communes, alors que, parmi les hommes, très nombreux sont ceux qui se croient plus sages et plus capables que les autres de gouverner de meilleure façon la chose publique, qui tâchent de réformer et d'innover, l'un en ce sens, un autre en cet autre sens, et qui, de cette façon, la mènent au désordre et à la guerre civile.

 

Quatrièmement, que ces créatures, quoiqu'elles aient quelque usage de la voix pour se faire connaître les unes aux autres leurs désirs et autres affections, manquent cependant de cet art des mots par lequel certains peuvent représenter aux autres ce qui est bon sous l'apparence du mal, et ce qui est mal sous l'apparence du bien, et augmenter ou diminuer le grandeur apparente du bien et du mal, mécontentant les hommes et troublant leur paix selon leur bon plaisir.

 

Cinquièmement, que les créatures dépourvues de raison ne peuvent pas faire la distinction entre tort et dommage, et c'est pourquoi, tant qu'elles sont à leur aise, elles ne se sentent pas offensées par leurs semblables, tandis que l'homme est le plus incommode quand il est le plus à l'aise, car c'est alors qu'il aime montrer sa sagesse, et contrôler les actions de ceux qui gouvernent la République.

 

Enfin, l'accord de ces créatures est naturel, celui des hommes provient unique­ment d'une convention, qui est artificielle, et c'est pourquoi il n'est pas étonnant que quelque chose d'autre soit requis, en plus de la convention, pour rendre leur accord constant et durable : un pouvoir commun pour les maintenir dans la crainte et pour diriger leurs actions vers l'intérêt commun.

 

La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l'invasion des étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu'il reconnaisse être l'auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d'individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C'est plus que consentir ou s'accorder : c'est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c'est comme si chacun devait dire à chacun : J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l'usage d'un si grand pouvoir et d'une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu'ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l'intérieur, et l'aide mutuelle contre les ennemis à l'extérieur. Et en lui réside l'essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d'une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec l'autre, se sont faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection.

 

Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir souverain. Tout autre individu est son SUJET.

 

On parvient à ce pouvoir souverain de deux façons. La première est la force naturelle : comme quand un homme parvient à faire en sorte que ses enfants, et leurs enfants se soumettent à son gouvernement, en tant qu'il est capable de les détruire s'ils refusent, ou quand, par la guerre, il assujettit ses ennemis à sa volonté, leur laissant la vie à cette condition. L'autre façon consiste en ce que, quand des hommes, entre eux, se mettent d'accord pour se soumettre à quelque homme, ou quelque assemblée d'hommes, volontairement, parce qu'ils leur font confiance pour les protéger de tous les autres. On peut alors parler de République politique, ou de République par institution, et dans le premier cas, de République par acquisition. Je parlerai en premier lieu de la République par acquisition.

 

 

 

Chapitre XVIII : Des Droits des Souverains par institution.

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Une république est dite être instituée quand une multitude d'hommes s'accordent et conviennent par convention; chacun avec chacun, que, quels que soient l'homme, ou l'assemblée d'hommes auxquels la majorité donnera le droit de présenter la personne de tous, c'est-à-dire d'être leur représentant, chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et tous les jugements de cet homme, ou assemblée d'hommes, de la même manière que si c'étaient ses propres actions et jugements, afin que les hommes vivent entre eux dans la paix, et qu'ils soient protégés contre les autres.

 

De cette institution de la République sont dérivés tous les droits et libertés de celui ou de ceux à qui le pouvoir souverain a été conféré par le consentement du peuple assemblé.

 

Premièrement, puisqu'ils conviennent par contrat, il doit être entendu qu'ils ne sont pas obligés par une convention antérieure à quelque chose d'incompatible avec cet acte. Et, par conséquent, ceux qui ont déjà institué une République, étant par là liés par convention à reconnaître comme leurs les actions et les jugements d'un seul ne peuvent pas légitimement faire une nouvelle convention entre eux pour obéir à un autre, en quelque domaine que ce soit, sans la permission du premier. Et c'est pourquoi ceux qui sont sujets d'un monarque ne peuvent pas, sans son autorisation, renier la monarchie et retourner à la confusion d'une multitude désunie, ni transférer leur personne de celui qui en tient le rôle à un autre homme, ou une autre assemblée d'hommes : car ils sont tenus, chacun envers chacun, de reconnaître pour leur tout ce que celui qui est déjà leur souverain fera ou jugera bon de faire, et d'en être réputés auteurs; de sorte que si un seul homme faisait dissidence, tous les autres devraient rompre leur convention faite avec lui, ce qui est injustice; et ils ont aussi tous donné la souveraineté à celui qui tient le rôle de leur personne, et donc s'ils le déposent, ils lui prennent ce qui lui appartient, et c'est encore ainsi une injustice. D'ailleurs, si celui qui tente de déposer son souverain est tué ou puni par celui-ci, il est l'auteur de sa propre punition, en tant qu'il est, par institution, l'auteur de tout ce que son souverain fera; et comme il est injuste pour un homme de faire tout ce pourquoi il peut être puni par son propre autorité, il est aussi injuste à ce titre. Et quoique que certains aient prétendu, pour [justifier] la désobéissance à leur souverain, [avoir fait] une nouvelle convention, non avec les hommes mais avec Dieu, cela est aussi injuste, car il n'existe nulle convention avec Dieu si ce n'est par la médiation de quelqu'un qui représente la personne de Dieu, ce que personne ne fait, sinon le lieutenant de Dieu qui possède sous lui la souveraineté. Mais cette prétention de convention avec Dieu est un mensonge si visible, même dans la propre conscience de ceux qui prétendent, que ce n'est pas seulement l'acte d'une disposition injuste, mais aussi celui d'une disposition vile et indigne.

 

Deuxièmement, puisque le droit de tenir le rôle de la personne de tous est donné à celui qu'ils ont fait souverain, par une convention de l'un à l'autre seulement, et non du souverain à chacun d'eux, il ne peut survenir aucune rupture de convention de la part du souverain, et par conséquent, aucun de ses sujets ne peut être libéré de sa sujétion, en prétextant une quelconque forfaiture. Que celui qui est fait souverain ne fasse aucune convention avec ses sujets avant la transmission du pouvoir est manifeste, parce que, soit il doit faire cette convention avec toute la multitude, com­me une partie contractante, soit il doit faire une convention séparée avec chaque individu. Mais avec la multitude entière, comme une seule partie, c'est impossible, parce les individus de la multitude ne forment pas une personne unique; et s'il fait autant de conventions séparées qu'il y a d'hommes, ces conventions, après qu'il possède la souveraineté, sont nulles, car quel que soit l'acte [du souverain] que l'un d'entre eux prétendre être une rupture [de la convention], cet acte est à la fois son acte et celui des autres, parce qu'il est fait au nom et par le droit de chacun d'entre eux en particulier. En outre, si l'un d'entre eux (ou plus) prétend qu'il y a une rupture [de la convention] faite par le souverain lors de son institution, et que d'autres, ou l'un de ses sujets, ou seulement lui-même, prétendent qu'il n'y avait pas une telle rupture [de convention], il n'existe en ce cas aucun juge pour trancher la controverse, qui sera de nouveau tranchée par l'épée; et chacun recouvre le droit de se protéger par sa propre force, contrairement au dessein que les hommes avaient lors de l'institution. C'est donc en vain que l'on accorde la souveraineté au moyen d'une convention préalable. L'opinion selon laquelle un monarque reçoit son pouvoir par convention, c'est-à-dire sous condition, procède d'un manque de compréhension de cette vérité [qu'il est] facile [de comprendre] : les conventions, n'étant que des mots et du vent, n'ont aucune force pour obliger, contenir, contraindre ou protéger quelqu'un, sinon la force issue de l'épée publique, c'est-à-dire des mains sans liens de cet homme, ou de cette assem­blée d'hommes, qui possède la souveraineté, et dont les actions sont reconnues par tous, et exécutées par la force de tous, réunie en cet homme ou cette assemblée. Mais quand une assemblée d'hommes est rendue souveraine, aucun homme alors n'imagine qu'une telle convention a été passée lors de l'institution, car aucun homme n'est assez stupide pour dire, par exemple, que le peuple de Rome avait fait une con­vention avec les romains en vue de détenir la souveraineté à telle ou telle condition, et que, si elle n'était pas exécutée, les romains pourraient légitimement déposer le peuple romain. Que les hommes ne voient pas que le raisonnement est le même pour une monarchie que pour un gouvernement populaire vient de l'ambition de certains qui sont plus favorables au gouvernement d'une assemblée, auquel ils peuvent espérer participer, qu'à celui d'une monarchie, dont ils n'ont pas l'espoir de profiter.

 

Troisièmement, parce que la majorité a, par le consentement des voix, proclamé un souverain, celui qui  était d'un avis contraire doit désormais être d'accord avec les autres, autrement dit il doit accepter de reconnaître les actions que fera ce souverain, ou, autrement, d'être justement tué par les autres. Car s'il s'est entré volontairement dans ce regroupement d'hommes qui étaient assemblés , il a par là déclaré de façon suffisante sa volonté, et il a donc tacitement convenu de se tenir à ce que la majorité ordonnerait ; et c'est pourquoi s'il refuse de se tenir à cette décision, ou s'il proteste contre l'un quelconque des décrets de cette majorité, il fait le contraire de ce qu'il a convenu, et le fait donc injustement. Et qu'il fasse partie de ce regroupement ou non, qu'on demande ou non son accord, il doit ou se soumettre à ses décrets ou être laissé dans l'état de guerre où il était avant, où il peut sans injustice être détruit par n'importe quel homme.

 

Quatrièmement, de ce que chaque sujet est, par cette institution, auteur de toutes les actions et tous les jugements du souverain institué, il s'ensuit que quoi qu'il fasse, ce ne peut être un tort fait à l'un de ses sujets et il ne doit être accusé d'injustice par aucun d'eux. Car celui qui fait quelque chose par autorité d'un autre ne fait en cela aucun tort à celui par l'autorité duquel il agit. Par cette institution d'une République, chaque homme particulier est auteur de tout ce que le souverain fait et, par consé­quent celui qui se plaint de ce qui lui est fait par son souverain se plaint de ce dont il est lui-même l'auteur, et il ne doit accuser personne, sinon lui-même. Non ! pas lui-même non plus, parce que se faire tort à soi-même est impossible. Il est vrai que ceux qui ont le pouvoir souverain peuvent commettre une iniquité, mais pas une injustice ou un tort, au sens propre.

 

Cinquièmement, en conséquence de ce qui vient d'être dit, aucun homme ayant le pouvoir souverain ne peut être justement mis à mort, ou puni de quelque autre manière, par ses sujets. Car, vu que chaque sujet est auteur des actions de son souve­rain, il punit un autre pour les actions qui ont été commises par lui-même.

 

Et parce que la fin de cette institution est la paix et la protection de tous, et que quiconque a droit à la fin a droit aux moyens, il appartient de droit à tout homme ou assemblée qui a la souveraineté d'être à la fois juge des moyens de la paix et de la protection, et aussi de ce qui les empêche et les trouble, et de faire tout ce qu'il jugera nécessaire de faire, autant par avance, pour préserver la paix et la sécurité, en préve­nant la discorde à l'intérieur, et l'hostilité à l'extérieur, que, quand la paix et la sécurité sont perdues, pour les recouvrer. Et donc, sixièmement, il appartient à la souveraineté de juger des opinions et des doctrines qui détournent de la paix ou qui [au contraire] la favorisent, et, par conséquent, de juger aussi en quels hommes (et en quelles occa­sions, dans quelles limites) on doit placer sa confiance pour parler aux gens des multitudes et pour examiner les doctrines de tous les livres avant qu'ils ne soient publiés. Car les actions des hommes procèdent de leurs opinions, et c'est dans le bon gouvernement des opinions que consiste le bon gouvernement des actions des hom­mes en vue de leur paix et de leur concorde. Et quoiqu'en matière de doctrines, on ne doit considérer rien d'autre que la vérité, cependant il n'est pas contraire à la vérité de l'ajuster à la paix ; car les doctrines qui sont contraires à la paix ne peuvent pas plus être vraies que la paix et la concorde ne sont contraires à la loi de nature. Il est vrai que dans une République, où, par la négligence ou l'incompétence des gouvernants et des professeurs, les fausses doctrines sont, avec le temps, généralement acceptées, les vérités contraires peuvent être généralement choquantes. Cependant, tout ce que peut faire l'irruption la plus soudaine et brutale d'une nouvelle vérité, c'est seulement de réveiller parfois la guerre, mais jamais de rompre la paix. Car des hommes qui sont gouvernés avec tant de négligence qu'ils osent prendre les armes pour défendre ou introduire une opinion sont encore en guerre, et leur état n'est pas un état de paix, mais seulement un état d'armistice dû à la crainte qu'ils ont les uns des autres; et ils vivent, pour ainsi dire, continuellement sur le pied de guerre. Il appartient donc à celui qui a le pouvoir souverain d'être juge, ou de nommer tous les juges des opinions et des doctrines, chose nécessaire à la paix, et de prévenir par là la discorde et la guerre civile.

 

Septièmement, appartient à la souveraineté le pouvoir entier de prescrire des règles par lesquelles chaque homme peut savoir de quels biens il peut jouir, et quelles actions il peut faire, sans être molesté par ses semblables, sujets de la même République; et c'est ce que les hommes appellent propriété. Car avant la constitution du pouvoir souve­rain, comme on l'a déjà montré, tous les hommes avaient un droit sur toutes choses, ce qui cause nécessairement la guerre. C'est pourquoi cette propriété, étant nécessaire à la paix, et dépendant du pouvoir souverain, est l'acte de ce pouvoir en vue de la paix publique. Ces règles de la propriété ( ou meum et tuum), et du bon, du mauvais, du légitime, et de l'illégitime dans les actions des sujets sont les lois civiles, c'est-à-dire les lois de chaque République en particulier, quoique la dénomination de loi civile soit désormais restreinte aux antiques lois civiles de la cité de Rome, lois qui, quand cette cité était la tête d'une grande partie du monde, étaient chez nous à cette époque la loi civile.

 

Huitièmement, appartient à la souveraineté le droit de judicature, c'est-à-dire le droit d'entendre et de trancher toutes les disputes qui peuvent surgir au sujet de la loi, soit civile soit naturelle, ou au sujet des faits. Car si l'on ne tranche pas les disputes, il n'existe aucune protection d'un sujet contre les torts faits par un autre sujet ; les lois concernant le meum et le tuum sont faites en vain, et chaque homme, en raison de son appétit naturel et nécessaire pour sa propre conservation, garde le droit de se protéger par sa force privée, ce qui est l'état de guerre, et est contraire à la fin pour laquelle toute République est instituée.

 

Neuvièmement, appartient à la souveraineté le droit de faire la guerre et la paix avec les autres nations et Républiques, c'est-à-dire de juger quand c'est fait pour le bien public, de juger de l'importance des forces qui doivent être réunies, armées, et payées dans ce but, et de juger des impôts à lever pour couvrir les frais de cette entreprise. Car le pouvoir par lequel le peuple doit être défendu consiste en ses armées, et la force d'une armée dans l'union de ses forces sous un unique comman­dement, lequel commandement est possédé par le souverain institué, parce que le commandement de la milice, sans autre institution, fait de celui qui le possède le souverain. Et donc, quel que soit celui qui est fait général d'une armée, celui qui possède le pouvoir souverain est toujours généralissime.

 

Dixièmement, appartient à la souveraineté le choix de tous les conseillers, minis­tres, magistrats et officiers, tant en paix qu'en guerre. Car étant donné que le souverain est chargé de la fin, qui est la paix et la défense communes, on comprend qu'il ait le pouvoir d'user des moyens qu'il jugera les plus appropriés pour s'acquitter de sa charge.

 

Onzièmement, au souverain est confié la pouvoir de récompenser par des riches­ses et des honneurs, et de punir par des punitions corporelles ou pécuniaires, ou par l'infamie, tout sujet, conformément à la loi qu'il a faite antérieurement, ou si la loi n'est pas faite, conformément à ce qu'il jugera le plus susceptible d'encourager les gens à servir la République ou de les dissuader de faire quelque chose qui la desservirait.

 

Enfin, étant donné la valeur que les hommes sont naturellement portés à s'attribuer, vu le respect qu'ils cherchent [à obtenir] des autres, vu le peu de valeur qu'ils accordent aux autres hommes, d'où résultent constamment entre eux des rivalités, des querelles, des factions, et finalement la guerre, jusqu'à se détruire les uns les autres, et diminuer leur force contre un ennemi commun, il est nécessaire qu'il y ait des lois de l'honneur et une estimation publique de la valeur des hommes qui ont mérité ou sont suscep­tibles de bien mériter de la République, et que la force soit placée dans les mains de tel ou tel pour mettre à exécution ces lois. Mais il a déjà été montré que ce n'est pas seulement la milice entière, ou forces de la République, mais aussi la judicature de toutes les disputes qui appartiennent à la souveraineté. Au souverain, donc, il appar­tient aussi de donner des titres d'honneur, de désigner le rang et la dignité de chacun, et les marques de respect que les hommes sont tenus de se témoigner les uns aux autres dans les rencontres publiques et privées.

 

Voilà quels sont les droits qui font l'essence de la souveraineté, et quels sont les signes par lesquels on peut discerner en quel homme ou en quelle assemblée d'hommes est placé et réside le pouvoir souverain. Car ces signes sont inaliénables et inséparables. Le pouvoir de battre monnaie, de disposer des biens et de la personne des héritiers mineurs, le pouvoir de préemption dans les marchés, et toutes les autres prérogatives légales peuvent être transmis par le souverain, et cependant le pouvoir de protéger les sujets peut lui rester. En effet, s'il transmet la milice, il conserve la judicature en vain, car il lui est impossible d'exécuter les lois; ou s'il cède le pouvoir de lever des impôts, la milice ne peut plus remplir sa fonction ; ou s'il renonce au gouvernement des doctrines, les hommes, par la crainte des esprits seront amenés par la peur à la rébellion. Et ainsi, en considérant l'un quelconque des droits énoncés, nous verrons tout de suite que la conservation de tous les autres droits ne sera d'aucun effet pour la conservation de la paix et de la justice, fin pour laquelle toutes les Républiques sont instituées. Et c'est de cette division dont il est question, quand on dit qu'un royaume divisé en lui-même ne peut subsister, car à moins que cette division ne précède, la division entre des armées opposées ne peut jamais survenir. Si n'avait pas d'abord été acceptée par la plupart en Angleterre l'opinion que ces pouvoirs étaient divisés entre le roi, les lords, et la Chambre des Communes, le peuple n'aurait jamais été divisé et ne serait jamais tombé dans la guerre civile, d'abord entre ceux qui n'étaient pas politiquement d'accord, et ensuite entre ceux qui différaient sur la question de la liberté religieuse; ce qui a tant instruit les hommes sur ce point du droit souverain que peu nombreux sont désormais ceux qui, en Angleterre, ne voient pas que ces droits sont inséparables, et seront ainsi reconnus au prochain retour de la paix, et le demeureront, jusqu'à ce que leurs misères soient oubliées, mais pas plus longtemps, sauf si l'on instruit le vulgaire de meilleure façon qu'il ne l'a été jusqu'ici.

 

Et parce qu'il y a des droits essentiels et inséparables, il s'ensuit nécessairement que, quelles que soient les paroles par lesquelles l'un quelconque de ces droits semble avoir été cédé, si cependant le pouvoir souverain lui-même n'a pas été abandonné en termes exprès, et si le nom de souverain est toujours accordé par les donataires au donateur, la cession est nulle, car quand le souverain a cédé tout ce qu'il pouvait céder, et que nous lui rétrocédons la souveraineté, tout est rétabli, en tant qu'insépa­rablement lié à sa souveraineté.

 

Cette grande autorité étant indivisible, et inséparablement liée à la souveraineté, peu fondée est l'opinion de ceux qui disent que les rois souverains, quoiqu'ils soient singulis majores, d'un pouvoir plus grand que celui de chaque sujet, sont cependant universis minores, d'un pouvoir moindre que celui de tous les sujets pris ensemble. Car, si par tous ensemble, ils n'entendent pas le corps collectif comme une seule per­sonne, alors tous ensemble et chacun d'eux signifient la même chose, et le propos est absurde. Mais si par tous ensemble, ils les comprennent comme une seule personne (personne dont le souverain tient le rôle), alors le pouvoir de tous ensemble est le même que le pouvoir du souverain, et de nouveau le propos est absurde; et ils en voient bien assez l'absurdité quand la souveraineté réside dans une assemblée du peuple; mais quand c'est un monarque, ils ne la voient pas, et pourtant, le pouvoir de la souveraineté est le même, où qu'il soit placé.

 

Et l'honneur du souverain, tout comme son pouvoir, doit être plus grand que celui de l'un quelconque de ses sujets ou de tous ses sujets, car dans la souveraineté se trouve la source de l'honneur. Les dignités de lord, comte, duc, prince sont ses créa­tures. De même que les serviteurs, en présence du maître, sont égaux, et sans aucun honneur, de même sont les sujets en présence du souverain. Et quoi qu'ils brillent, certains plus, certains moins, quand ils sont hors de sa vue, cependant, en sa présence, ils ne brillent pas plus que les étoiles en présence du soleil.

 

Mais quelqu'un pourra ici objecter que la condition des sujets est très misérable, car ils sont soumis à la concupiscence et aux autres passions déréglées de celui ou de ceux qui ont un pouvoir si illimité en leurs mains. Et couramment, ceux qui vivent sous un monarque pensent que c'est la faute de la monarchie, et ceux qui vivent sous le gouvernement de la démocratie, ou d'une autre assemblée souveraine, attribuent tous les inconvénients à cette forme de République, alors que le pouvoir, sous toutes les formes, si ces formes sont suffisamment parfaites pour les protéger, est le même. [Ceux qui disent cela] ne considèrent pas que la condition de l'homme ne peut jamais être sans quelque incommodité, et que les plus grandes incommodités, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, que le peuple en général puisse connaî­tre, ne sont guère sensibles par rapport aux misères et aux horribles calamités qui accompagnent une guerre civile, ou l'état dissolu des hommes sans maître, sans la sujétion des lois et d'un pouvoir coercitif pour lier leurs mains [et empêcher ainsi] la rapine et la vengeance. Ils ne considèrent pas non plus la plus grande pression exercée par les gouvernants souverains [sur les sujets] ne procède pas de quelque jouissance ou de quelque avantage qu'ils escompteraient du dommage subi par leurs sujets et de leur affaiblissement, leur propre force et leur propre gloire consistant dans la vigueur de ces sujets, mais elle procède de l'indocilité de ces sujets qui sont peu disposés à contribuer à leur propre défense, ce qui rend nécessaire que leurs gouver­nants tirent d'eux tout ce qu'ils peuvent en temps de paix, pour pouvoir avoir les moyens, en des occasions imprévues ou en cas de besoin soudain, de résister à leurs ennemis ou de l'emporter sur eux. Car tous les hommes sont par nature pourvus de verres considérablement grossissants (qui sont leurs passions et l'amour de soi) au travers desquels tout petit paiement est une grande injustice, mais ils sont dépourvus de ces lunettes prospectives (à savoir les sciences morale et civile) pour s'assurer, [en voyant] au loin, des misères qui sont suspendues au-dessus d'eux, et qui ne peuvent être évitées sans de tels paiements.

 

 

Chapitre XIX : Des différentes espèces de Républiques par institution, et de la succession au pouvoir souverain.

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La différence [qui se trouve entre] les Républiques consiste en la différence [qui se trouve entre] les souverains, ou personnes représentatives de toute la multitude et de chaque individu de cette multitude. Et parce que la souveraineté est soit dans un seul homme, soit dans une assemblée de plus d'un seul, et que, dans cette assemblée ont le droit d'entrer soit tous les hommes, soit pas tous mais certains, distingués des autres, il est manifeste qu'il ne peut y avoir que trois espèces de Républiques. Car le représentant doit nécessairement être un seul homme, ou davantage, et si c'est davantage, alors c'est l'assemblée de tous, ou sinon d'une partie. Quand le représentant est un seul homme, la République est alors une MONARCHIE; quand c'est l'assem­blée de tous ceux qui veulent se réunir, la République est alors une DÉMOCRATIE, ou République populaire; quand c'est une assemblée d'une partie seulement, alors la République est appelée une ARISTOCRATIE. Il ne peut y avoir aucune autre espèce de République, car c'est soit un seul, soit davantage, soit tous qui doit ou doivent avoir le pouvoir souverain (qui est, je l'ai montré, indivisible) absolu.

 

Il y a d'autres noms de gouvernements dans les livres d'histoire et de politique, comme tyrannie et oligarchie; mais ce ne sont pas les noms d'autres formes de gouvernement, mais les noms des mêmes formes quand on ne les aime pas. Car ceux qui sont mécontents sous la monarchie l'appellent tyrannie, et ceux à qui l'aristocratie déplaît l'appellent oligarchie. De même, ceux que la démocratie chagrine l'appellent anarchie (ce qui signifie absence de gouvernement); et pourtant, je pense que personne ne croit qu'une absence de gouvernement soit une nouvelle espèce de gou­vernement. Pour la même raison, on ne doit pas non plus croire que le gouvernement est d'une espèce, quand on l'aime, et d'une autre quand on ne l'aime pas ou qu'on est opprimé par les gouvernants.

 

Il est manifeste que les hommes qui sont dans une absolue liberté peuvent, s'ils le désirent, donner autorité à un seul homme pour représenter chacun d'eux, aussi bien que donner cette autorité à une assemblée d'hommes, quelle qu'elle soit; et par consé­quent, ils peuvent s'assujettir, s'ils le jugent bon, à un monarque aussi absolument qu'à un autre représentant. Donc, là où un pouvoir souverain est déjà érigé, il ne peut y avoir aucun autre représentant du même peuple, sinon seulement pour certaines fins particulières, et dans des limites imposées par le souverain. Car ce serait ériger deux souverains, et chaque homme aurait sa personne représentée par deux acteurs qui, en s'opposant l'un à l'autre, devraient nécessairement diviser ce pouvoir qui est (si les hommes veulent vivre en paix) indivisible, et par là réduire la multitude à l'état de guerre, contrairement à la fin pour laquelle toute souveraineté est instituée. Et c'est pourquoi, tout comme il est absurde de penser qu'une assemblée souveraine, invitant le peuple qui est sous sa domination à envoyer ses députés avec le pouvoir de faire connaître son avis ou son désir, devrait alors tenir ces députés, plutôt qu'elle-même, pour le représentant absolu du peuple, il est absurde aussi de penser la même chose dans une monarchie. Et je ne comprends pas comment une vérité aussi évidente ait pu dernièrement être si peu observée : que, dans une monarchie, celui qui détenait la sou­veraineté d'une transmission de six cents ans et qui était seul appelé souverain, à qui chacun des sujets donnait le titre de Majesté, et qui était indiscutablement considéré par eux comme leur roi, n'ait cependant jamais été considéré comme leur représen­tant, ce nom de représentant passant, sans opposition, pour le titre de ces hommes qui, sur son ordre, étaient envoyés par le peuple pour lui porter ses requêtes, et lui donner, s'il le permettait, son avis. Ce qui peut servir d'avertissement à ceux qui sont les représentants véritables et absolus d'un peuple, pour qu'ils instruisent les hommes de la nature de cette fonction, et qu'ils prennent garde à la façon dont ils admettent quelque autre représentation générale, en quelque occasion que ce soit, s'ils entendent s'acquitter de la charge qui leur a été confiée.

 

La différence entre ces trois espèces de Républiques consiste, non en la différence de pouvoir, mais en la différence de commodité ou d'aptitude pour réaliser la paix et la sécurité du peuple, fin pour laquelle ces Républiques ont été instituées. Et pour comparer la monarchie aux deux autres [formes de Républiques], nous pouvons remarquer : premièrement, que quiconque tient le rôle de la personne du peuple, ou est l'un de ceux qui forment cette assemblée qui le tient, tient aussi le rôle de sa pro­pre personne naturelle, et même s'il est attentif, dans sa personne publique, à réaliser l'intérêt commun, cependant, il est plus, ou non moins, attentif à réaliser son propre bien privé, celui de sa famille, de sa parenté et de ses amis; et, dans la plupart des cas, si l'intérêt public vient à contrarier l'intérêt privé, il préfère ce dernier : car les pas­sions des hommes sont communément plus puissantes que leur raison. Il s'ensuit que là où l'intérêt public et l'intérêt privé sont étroitement unis, c'est l'intérêt public qui y gagne. Or, en monarchie, l'intérêt privé est le même intérêt que l'intérêt public. Les richesses, le pouvoir et l'honneur d'un monarque ne proviennent que des riches­ses, de la force et de la réputation de ses sujets. Car aucun roi ne peut être riche, ni glorieux, ni en sécurité si ses sujets sont soit pauvres, soit méprisables, soit trop faibles, à cause du besoin ou des dissensions, pour soutenir une guerre contre leurs ennemis, alors que dans une démocratie, ou une aristocratie, la prospérité publique ne confère pas autant à la fortune privée de celui qui est corrompu, ou ambitieux, que ne le fait souvent un conseil perfide, une action traîtresse ou une guerre civile.

 

Deuxièmement, [nous pouvons remarquer] qu'un monarque reçoit le conseil de qui lui plaît, quand il lui plaît, où il lui plaît, et par conséquent qu'il peut entendre l'opinion d'hommes versés dans la question dont il délibère, de quelque rang ou de quelque qualité qu'ils soient, et aussi longtemps avant le moment d'agir et avec autant de secret qu'il veut. Mais quand une assemblée souveraine a besoin de conseils, personne n'est admis, sinon ceux qui en ont le droit depuis le début, qui, pour la plupart, sont de ceux qui, alors, étaient plus versés dans l'acquisition des richesses que dans celle du savoir, et qui donnent nécessairement leur avis dans de longs dis­cours qui peuvent exciter les hommes à l'action, et qui le font communément, mais qui ne les dirigent pas dans l'action. En effet, l'entendement n'est jamais éclairé par la flamme des passions, il est aveuglé. Il n'existe pas non plus un lieu ou un moment où une assemblée peut recevoir des conseils en secret, parce que, par défi­nition, elle est formée de plusieurs membres.

 

Troisièmement, [nous pouvons remarquer] que les résolutions d'un monarque ne sont pas sujettes à une autre inconstance que celle de la nature humaine, alors que dans les assemblées, outre l'inconstance de nature, se révèle l'inconstance qui tient au nombre. En effet, l'absence de quelques-uns qui, une fois la résolution prise, l'auraient soutenue avec constance (ce qui peut arriver pour des raisons de sécurité, à cause de la négligence ou d'empêchements privés), et la présence assidue de quelques-uns d'un avis contraire, défont aujourd'hui tout ce qui fut conclu hier.

 

Quatrièmement, [nous pouvons remarquer] qu'un monarque ne peut pas être en désaccord avec lui-même, par envie ou par intérêt, alors qu'une assemblée le peut, et à un point tel que ce désaccord peut produire une guerre civile.

 

Cinquièmement, [nous pouvons remarquer] qu'en monarchie, il y a cet inconvénient, qu'un sujet, par le pouvoir d'un seul homme, peut être dépossédé de tous ses biens pour enrichir un favori ou un flatteur; ce qui, je l'avoue, est un grand et inévitable inconvénient. Mais la même chose peut aussi bien arriver quand le pouvoir souverain se trouve en une assemblée, car leur pouvoir est le même; et [les membres de cette assemblée] sont aussi sujets [à recevoir] de mauvais conseils et à être séduits par des orateurs qu'un monarque peut l'être par des flatteurs, les uns se faisant les flatteurs des autres, les uns servant l'avidité et l'ambition des autres, et cela à tour de rôle. Et alors que les favoris des monarques sont peu nombreux et n'ont personne d'autre à avantager que leur propre parenté, les favoris d'une assemblée sont nombreux, et leur parenté est beaucoup plus importante que celle d'un monarque. En outre, il n'est pas de favori d'un monarque qui ne puisse aussi bien secourir ses amis que nuire à ses ennemis; mais les orateurs, c'est-à-dire les favoris d'une assemblée souveraine, quoiqu'ils aient un grand pouvoir de nuire, n'ont qu'un petit pouvoir de sauver. Car accuser requiert moins d'éloquence (telle est la nature de l'homme) qu'excuser, et la condamnation ressemble plus à la justice que l'absolution.

 

Sixièmement, [nous pouvons remarquer] que c'est un inconvénient, en monarchie, que la souveraineté peut être transmise à un enfant ou à quelqu'un qui n'est pas capable de distinguer le bon du mauvais, et cet inconvénient consiste en ce que l'usa­ge du pouvoir doit être entre les mains d'un autre homme, ou de quelque assemblée d'hommes, qui ont à gouverner par son droit et en son nom, en tant que curateurs et protecteurs de sa personne et de son autorité. Mais dire que c'est un inconvénient de mettre l'usage du pouvoir souverain entre les mains d'un homme, ou d'une assemblée d'hommes, c'est dire que tout gouvernement comporte plus d'inconvénients que la confusion et la guerre civile. Et donc, tout le danger que l'on puisse supposer doit venir de la discorde entre ceux qui, pour une charge d'un si grand honneur et d'un si grand profit, peuvent devenir concurrents. Pour montrer que cet inconvénient ne procède pas de la forme de gouvernement que nous appelons monarchie, nous devons faire cette hypothèse : le précédent monarque a désigné celui qui aura la tutelle de son successeur mineur, soit expressément par testament, soit tacitement en ne s'opposant pas à la coutume reçue en ce cas. Alors, un tel inconvénient, s'il se manifeste, doit être imputé, non à la monarchie, mais à l'ambition et à l'injustice des sujets qui, dans toutes les espèces de gouvernement, où le peuple n'est pas bien instruit de son devoir et des droits de souveraineté, sont les mêmes. Autrement, si le précédent monarque n'a donné aucune instruction pour cette tutelle, alors la loi de nature a fourni cette règle suffisante, que la tutelle sera exercée par celui qui, par nature, a le plus d'intérêt à la préservation de l'autorité du mineur, et à qui le moins de profit peut échoir par sa mort ou sa déchéance. Etant donné que tout homme, par nature, recherche son propre profit et sa propre promotion, placer un mineur sous le pouvoir de ceux qui peuvent se promouvoir par sa mort ou en lui causant un préjudice, ce n'est pas tutelle, mais traîtrise. Si bien que, si les dispositions sont suffisamment prises contre toute juste querelle au sujet du gouvernement [qui s'exerce] sous un enfant, si quelque discorde surgit, susceptible de troubler la paix publique, on ne doit pas l'imputer à la forme de la monarchie, mais à l'ambition des sujets et à l'ignorance de leur devoir. D'un autre côté, il n'est pas de grande République, dont la souveraineté réside dans une grande assemblée, qui ne soit, pour ce qui est des délibérations sur la paix, la guerre, l'élaboration des lois, dans la même condition que si le gouvernement appartenait à un enfant. De même qu'un enfant manque de jugement pour être en désaccord avec les conseils qui lui sont donnés et est par là dans la nécessité de se tenir à l'avis de celui, ou de ceux à qui il est confié, de même, à une assemblée, fait défaut la liberté d'être en désaccord avec le conseil de la majorité, que ce conseil soit bon ou qu'il soit mauvais. Et de même qu'un enfant a besoin d'un tuteur, ou protecteur, pour préserver sa personne et son autorité, de même, dans les grandes Républiques, l'assemblée sou­veraine, dans tous les grands dangers et troubles, a besoin de custodes libertatis, c'est-à-dire de dictateurs, ou protecteurs de leur autorité, qui sont la même chose que des monarques temporaires, à qui, pour une période [donnée], les assemblées peuvent confier l'exercice entier de son pouvoir, et à l'issue de laquelle, ces assemblées ont été plus souvent dépossédées de ce pouvoir que ne l'ont été les rois mineurs par leurs protecteurs, régents ou autres tuteurs.

 

Quoique les espèces de souveraineté ne soient que trois, comme je viens de le montrer, c'est-à-dire la monarchie, où un homme a la souveraineté, la démocratie, où c'est l'assemblée générale des sujets, l'aristocratie, où c'est une assemblée de certaines personnes nommées, ou distinguées d'une autre façon des autres, cependant celui qui considérera les Républiques particulières qui ont existé et existent dans le monde ne les réduira peut-être pas facilement à trois [espèces], et il pourra avoir tendance à croire qu'il existe d'autres formes qui proviennent du mélange des ces trois espèces; comme par exemple les royaumes électifs, où le pouvoir souverain est mis entre les mains des rois pour un temps, ou les royaumes dans lesquels le roi a un pouvoir limité; lesquels gouvernements n'en sont pas moins appelés monarchies par la plupart des auteurs. De même, si une République populaire ou aristocratique soumet un pays ennemi, et le gouverne par un préfet, un procurateur, ou un autre magistrat, il peut sembler peut-être à première vue qu'il s'agit d'un gouvernement démocratique ou aristocratique. Mais il n'en est pas ainsi, car les rois électifs ne sont pas souverains, mais des ministres du souverain, tout comme les rois au pouvoir limité ne sont pas souverains, mais ministres de ceux qui ont le pouvoir souverain, tout comme ces pro­vinces qui sont assujetties à une démocratie ou à une aristocratie d'une autre Répu­blique ne sont pas gouvernées démocratiquement ou aristocratiquement, mais monarchiquement.

 

Et d'abord, pour ce qui est du roi électif, dont le pouvoir est limité à la durée de sa vie, comme c'est le cas à ce jour en de nombreux endroits de la chrétienté, ou limité à un certain nombre d'années ou de mois, comme c'était le cas pour le pouvoir des dictateurs chez les Romains, s'il a le droit de désigner son successeur, il n'est plus électif mais héréditaire. Mais s'il n'a pas le pouvoir de choisir son successeur, il y a alors quelque autre homme connu, ou assemblée connue, qui peuvent, après son décès, élire un nouveau roi. Autrement, la République meurt et se dissout avec lui, et retourne à l'état de guerre. Si l'on connaît ceux qui ont le pouvoir de donner la sou­veraineté après sa mort, on connaît aussi que la souveraineté était en eux avant [sa mort], car nul n'a le droit de donner ce qu'il n'a pas le droit de posséder, et de le garder pour soi, s'il le juge bon. Mais s'il n'existe personne qui puisse donner la souveraineté après le décès de celui qui avait d'abord été élu, alors celui-ci a le pouvoir, et pour mieux dire, il y est obligé par la loi de nature, de prendre des mesures préventives, en instituant son successeur, pour empêcher que ceux qui lui ont confié le gou­vernement ne rechutent dans le misérable état de guerre civile. Et, par conséquent, il était, quand il a été élu, un souverain absolu.

 

Deuxièmement, ce roi dont le pouvoir est limité n'est pas supérieur à celui ou à ceux qui ont le pouvoir de limiter ce pouvoir, et celui qui n'est pas supérieur n'est pas suprême, c'est-à-dire n'est pas souverain. Par conséquent, la souveraineté était toujours en cette assemblée qui avait le droit de le limiter, et par conséquent, le gouvernement n'était pas une monarchie, mais soit une démocratie soit une aristo­cratie, comme jadis à Sparte, où les rois avaient le privilège de diriger les armées, mais où la souveraineté appartenait aux éphores.

 

Troisièmement, quand jadis le peuple romain gouvernait le pays de Judée, par exemple, par un préfet, la Judée n'était cependant pas pour cela une démocratie, parce que les hommes de Judée n'étaient pas gouvernés par une assemblée dans laquelle chacun d'eux avait le droit d'entrer, ni une aristocratie, parce qu'ils n'étaient pas gouvernés par une assemblée dans laquelle chacun pouvait entrer en étant élu; mais ils étaient gouvernés par une seule personne qui, quoique pour le peuple de Rome, était une assemblée du peuple, ou démocratie, était cependant, pour le peuple de Judée, qui n'avait aucunement le droit de participer au gouvernement, un monarque. Car, quoique là où les gens sont gouvernés par une assemblée choisie par eux-mêmes dans leurs propres rangs, le gouvernement soit appelé une démocratie, ou une aristocratie, pourtant quand ils sont gouvernés par une assemblée qui ne résulte pas de leur propre choix, c'est une monarchie, non d'un seul homme sur un autre homme, mais d'un seul peuple sur un autre peuple.

 

La matière de toutes ces formes de gouvernement étant mortelle, en sorte que non seulement les monarques, mais aussi les assemblées entières meurent, il est nécessaire, pour la conservation de la paix des hommes, de même qu'on a agencé les choses pour créer un homme artificiel, qu'on agence aussi les choses pour donner à cet homme artificiel une vie éternelle artificielle, sans laquelle les hommes qui sont gouvernés par une assemblée retourneraient à l'état de guerre à chaque génération, et ceux qui sont gouvernés par un seul homme dès la mort de leur gouvernant. Cette éternité artificielle est ce que les hommes appellent le droit de succession.

 

Il n'est pas de forme parfaite de gouvernement là où le choix de la succession n'appartient pas au souverain actuel. En effet, si ce choix appartient à un autre parti­culier, ou à une assemblée privée, il appartient à une personne sujette, et le souverain peut en prendre possession comme il lui plaît, et par conséquent, le droit [de succession] lui appartient. Si ce choix n'appartient à aucun particulier, mais est laissé à un nouveau choix, la République est alors dissoute, et le droit appartient à celui qui peut s'en emparer, contrairement à l'intention de ceux qui ont institué la République pour leur sécurité perpétuelle, non temporaire.

 

Dans une démocratie, l'assemblée entière ne peut faire défaut, à moins que la multitude à gouverner ne fasse défaut. Et par conséquent la question du droit de succession ne se pose aucunement dans cette forme de gouvernement.

 

Dans une aristocratie, quand un membre de l'assemblée meurt, l'élection d'un autre membre à sa place appartient à l'assemblée, en tant que souveraine, à qui il appartient de choisir tous les conseillers et officiers. Car ce que le représentant fait, en tant qu'acteur, chacun des sujets le fait, en tant qu'auteur. Et quoique l'assemblée souveraine puisse donner pouvoir à d'autres pour élire de nouveaux hommes, pour pourvoir en membres la cour [souveraine], cependant c'est encore par son autorité que l'élection est faite, de même que, par cette autorité, l'assemblée peut, quand l'intérêt public l'exige, annuler cette élection.

 

La plus grande difficulté au sujet du droit de succession se trouve en monarchie, et la difficulté vient de ce qu'à première vue, il n'est pas évident [de savoir] qui doit nommer le successeur, ni souvent qui a été nommé. En effet, dans les deux cas, il est requis une plus exacte ratiocination que celle que tout homme a coutume d'utiliser. Pour la question [de savoir] qui nommera le successeur d'un monarque qui détient l'autorité souveraine, c'est-à-dire qui décidera du droit de succession (car les rois et les princes électifs n'ont pas le pouvoir souverain en propriété, ils en ont simplement l'usage), nous devons considérer que ou celui qui est en possession [du pouvoir souverain] a le droit de disposer de la succession, ou, dans l'autre cas, que ce droit retourne à la multitude sans cohésion . Car la mort de celui qui détient le pouvoir souverain en propriété laisse la multitude sans aucun souverain, c'est-à-dire sans aucun représentant en qui ils soient unis et par lequel ils soient capables de faire une seule action; et ils sont donc incapables d'élire quelque nouveau monarque, chacun ayant un droit égal à se soumettre à celui qu'il croit le plus capable de le protéger, ou, s'il le peut, de se protéger par sa propre épée, ce qui est un retour à la confusion et à l'état de guerre de chacun contre chacun, contrairement à la fin pour laquelle on a d'abord institué la monarchie. C'est pourquoi il est évident que, par l'institution d'une monarchie, le choix du successeur est toujours laissé au jugement et à la volonté du celui qui détient alors le pouvoir souverain.

 

Et pour ce qui est de la question, qui peut surgir parfois, de savoir qui le monar­que qui détient le pouvoir souverain a désigné pour succéder à son pouvoir et en hériter, cela est déterminé par ses paroles expresses et par son testament, ou par d'autres signes tacites suffisants.

 

Par des paroles expresses, ou par testament, [il faut entendre] ce qu'il a déclaré, de son vivant, viva voce ou par écrit, comme les premiers empereurs de Rome qui déclaraient qui seraient leurs héritiers. Car le mot héritier ne signifie pas par lui-même les enfants et la plus proche parenté d'un homme, mais celui qui, quel qu'il soit, selon ses déclarations faites d'une façon ou d'une autre, devra hériter de sa succession. Si donc un monarque déclare de façon expresses que tel homme sera son héritier, soit par des paroles, soit par écrit, alors cet homme, immédiatement après le décès de son prédécesseur, est investi du droit d'être monarque.

 

Mais là où un testament et des paroles expresses font défaut, on doit se conformer à d'autres signes naturels de la volonté, dont l'un est la coutume. C'est pourquoi là où la coutume est que le plus proche parent succède sans autre condition, le plus proche parent a de ce fait le droit à la succession; car si la volonté de celui qui était en possession [du pouvoir souverain] avait été autre, il aurait pu aisément la déclarer de son vivant. De même, là où la coutume est que le plus proche parent mâle succède, le droit de succession appartient de ce fait au plus proche parent mâle, pour la même raison. Ce serait la même chose si la coutume était d'avantager la femelle. Car quelle que soit la coutume, si un homme peut par un mot s'en rendre maître, et qu'il ne le fait pas, c'est le signe naturel qu'il veut la maintenir.

 

Mais là ou aucune coutume, aucun testament n'a précédé [le décès], il doit être entendu : premièrement, que la volonté d'un monarque est que le gouvernement de­meure monarchique, parce qu'il a approuvé ce gouvernement en lui-même. Deuxiè­mement, qu'un enfant qui vient de lui, mâle ou femelle, doit avoir la priorité sur un autre enfant, parce qu'on présume que les hommes sont, par nature, plus portés à avantager leurs propres enfants que ceux des autres hommes, et parmi leurs enfants, un mâle plus qu'une femelle, parce que les hommes sont plus propres que les femmes aux actions pénibles et dangereuses. Troisièmement, quand sa propre descendance fait défaut, [on présume qu'il faut avantager] un frère plutôt qu'un étranger, et de même, encore, le plus proche par le sang plutôt que le plus éloigné, parce qu'on présume toujours que le plus proche parent et plus proche par l'affection; et il est évident que, de la grandeur des plus proches parents, rejaillit toujours sur un homme le plus d'honneur.

 

Mais, s'il est légitime qu'un monarque dispose de la succession par les termes d'un contrat, ou par un testament, certains pourront peut-être objecter un grand incon­vénient : car il peut vendre ou donner son droit de gouverner à un étranger, ce qui, parce que les étrangers (c'est-à-dire les hommes qui n'ont pas l'habitude de vivre sous le même gouvernement, et qui ne parlent pas la même langue) se sous-évaluent les uns les autres, peut tourner à l'oppression de ses sujets, ce qui est en vérité un grand inconvénient. Mais cela ne procède pas nécessairement de l'assujettissement au gouvernement d'un étranger, mais du manque de compétence des gouvernants, qui ignorent les vraies règles de la politique. Et c'est pourquoi les Romains, après avoir soumis de nombreuses nations, avaient coutume, pour rendre leur gouvernement digeste, de supprimer ce grief, autant qu'ils le jugeaient nécessaire, en donnant tantôt à des nations entières, tantôt aux hommes les plus importants de chaque nation conquise, non seulement les privilèges, mais aussi le nom de Romains; et ils admirent beaucoup d'entre eux au Sénat et à des fonctions privilégiées, même dans la cité de Rome. Et c'est cela que visait notre très sage roi Jacques, en s'efforçant d'unir ses deux royaumes d'Angleterre et d’Écosse, et s'il y était parvenu, cela aurait, selon toute vraisemblance, prévenu les guerres civiles qui affligent ces deux royaumes à présent. Qu'un monarque dispose de la succession par testament ne peut donc pas causer un tort au peuple, bien que, par la faute de nombreux princes, [ce droit] se soit révélé gênant. Mais il y a un autre argument pour montrer la légitimité de cette façon de faire : quel que soit l'inconvénient qui puisse survenir en donnant un royaume à un étranger, il peut aussi survenir quand on se marie avec des étrangers, et que le droit de succession puisse ainsi leur échoir. Pourtant, cela est considéré par tous comme légitime.

 

 

 

Chapitre XX : Des Dominations paternelle et despotique.

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Même version du chapitre avec notes sur Philotra

Remarque préliminaire : pour la justification de la traduction du mot « conquest », voir la version avec notes.

Une république par acquisition est celle où le pouvoir souverain est acquis par la force; et il est acquis par la force quand des hommes, individuellement, ou plu­sieurs ensemble à la majorité des voix, par crainte de la mort, ou des fers, autori­sent toutes les actions de cet homme, ou de cette assemblée, qui a leurs vies et leur liberté en son pouvoir.

 

Et cette espèce de domination, ou de souveraineté, diffère de la souveraineté par institution seulement en ceci que les hommes qui choisissent leur souverain le font par crainte l'un de l'autre, et non par crainte de celui qu'ils instituent. Mais dans ce cas, ils s'assujettissent à celui dont ils ont peur. Dans les deux cas, ils le font par crainte, ce qui doit être noté par ceux qui soutiennent que toutes les conventions qui procèdent de la peur de la mort ou de la violence sont nulles. Si c'était vrai, personne, dans aucune espèce de République, ne pourrait être obligé d'obéir. Il est vrai que, une fois une République instituée, ou acquise, des promesses qui procèdent de la peur de la mort ou de la violence ne sont pas des conventions, et n'obligent pas, quand la chose promise est contraire aux lois; mais la raison n'en est pas que la promesse a été faite sous la crainte, mais que celui qui promet n'a aucun droit sur la chose promise. De même, quand il peut légalement s'exécuter, et qu'il ne le fait pas, ce n'est pas l'invalidité de la convention qui le dispense [de le faire], mais la sentence du souverain. Autrement, toutes les fois qu'un homme promet légalement, il rompt illégalement sa promesse, mais quand le souverain, qui est l'acteur, l'en acquitte, alors celui qui lui a extorqué la promesse l'en acquitte aussi, en tant qu'auteur de cette dispense.

 

Mais les droits et conséquences de la souveraineté sont les mêmes dans les deux cas. Le pouvoir du souverain ne peut pas, sans son consentement, être transmis à un autre, on ne peut lui confisquer ce pouvoir, il ne peut être accusé par l'un de ses sujets d'avoir commis un tort, il ne peut pas être puni par eux, il est juge de ce qui est nécessaire à la paix, et il est juge des doctrines. Il est l'unique législateur, et le juge suprême des disputes, des moments et des opportunités de la guerre et de la paix. Il lui appartient de choisir les magistrats, conseillers, commandants, et tous les autres officiers et ministres, et de déterminer les récompenses et les punitions, les honneurs et le rang. Les raisons de cela sont les mêmes que celles qui sont alléguées dans le chapitre précédent pour les mêmes droits et conséquences de la souveraineté par institution.

 

La domination est acquise de deux façons, par la génération et par la conquête. Le droit de domination par génération est celui que le parent a sur ses enfants, et il est appelé PATERNEL. Et il ne provient pas tant de la génération, comme si donc le parent avait domination sur son enfant parce qu'il l'avait engendré, que du consentement de l'enfant, soit exprès, soit déclaré par des preuves suffisantes. En effet, pour ce qui est de la génération, Dieu a conféré à l'homme un aide, et il y en a toujours deux, qui sont [ses] parents à égalité. C'est pourquoi la domination sur l'enfant devrait appartenir à égalité aux deux, et l'enfant devrait être assujetti aux deux à égalité, ce qui est impossible, car nul ne peut obéir à deux maîtres. Et en attribuant la domination à l'homme seulement, en tant qu'étant de sexe supérieur, certains ont mal raisonné, car entre l'homme et la femme, il n'y a pas une différence de force et de prudence telle que le droit puisse être déterminé sans guerre. Dans les Républiques, cette dispute est tranchée par la loi civile, et la plupart du temps, mais pas toujours, la sentence est favorable au père, parce que la plupart des Républiques ont été érigées par des pères et non par des mères de famille. Mais la question se pose désormais dans l'état de simple nature où l'on suppose qu'il n'y a ni lois du mariage, ni lois sur l'éducation des enfants, mais [seulement] la loi de nature et la naturelle inclination des sexes l'un pour l'autre, et pour les enfants. Dans cet état de simple nature, ou bien les parents disposent entre eux de la domination de l'enfant, par contrat, ou ils n'en disposent pas du tout. S'ils en disposent, le droit est transmis conformément au contrat. L'histoire nous montre que les Amazones contractaient avec les hommes des pays voisins, à qui elles avaient recours pour leur descendance, [et le contrat stipulait] que la descendance mâle serait renvoyée [aux hommes] tandis que la descendance femelle resterait avec elles; si bien que la domination des femelles appartenait à la mère.

 

S'il n'y a pas de contrat, la domination appartient à la mère, car dans l'état de simple nature, où il n'y a pas de lois du mariage, on ne peut savoir qui est le père, à moins que la mère ne déclare qui il est, et donc le droit de domination dépend de sa volonté, et par conséquent, lui appartient. De plus, vu que l'enfant est d'abord au pouvoir de la mère, et qu'elle peut soit le nourrir, soit l'exposer, si elle le nourrit, il lui doit la vie, et il est donc obligé de lui obéir plutôt que d'obéir à un autre, et en conséquence de cela, la domination de l'enfant lui appartient. Mais si elle l'expose, et qu'un autre le trouve et le nourrit, la domination appartient à celui qui le nourrit. En effet, il doit obéir à celui qui le préserve, parce que la préservation de la vie étant la fin pour laquelle un homme s'assujettit à un autre, tout homme est censé promettre obéissance à celui qui a le pouvoir de le garder sauf ou de le tuer.

 

Si la mère est assujettie au père, l'enfant est au pouvoir du père, et si le père est assujetti à la mère (comme quand une reine souveraine se marie avec l'un de ses sujets), l'enfant est assujetti à la mère, parce que le père aussi lui est assujetti.

 

Si un homme et une femme, monarques de deux royaumes différents, ont un enfant, et qu'ils contractent pour savoir qui en aura la domination, le droit de domi­nation est transmis par le contrat. S'ils ne contractent pas, la domination se conforme à la domination du lieu de résidence de l'enfant, car le souverain de chaque pays domine tous ceux qui y résident.

 

Celui qui a la domination d'un enfant a aussi la domination des enfants de l'enfant, et des enfants des enfants; car celui qui a la domination de la personne d'un homme a [aussi] la domination de tout ce qui lui appartient. Sinon, la domination ne serait qu'un titre sans effet.

 

On procède, pour le droit de succession à la domination paternelle, de la même manière que pour le droit de succession à la monarchie, ce dont j'ai déjà suffisamment parlé dans le chapitre précédent.

 

La domination acquise par conquête, ou victoire à la guerre, est celle que certains auteurs nomment DESPOTIQUE, de despotes, qui signifie un seigneur ou un maître, et elle est la domination que le maître a sur le serviteur. Et cette domination est alors acquise par le vainqueur quand le vaincu, pour éviter à ce moment-là le coup mortel, convient, soit par des paroles expresses, soit par d'autres signes suffisants de la volonté, qu'aussi longtemps qu'on lui accordera la vie et la liberté de son corps, le vainqueur en aura l'usage comme il lui plaît. Et dès que cette convention est faite, le vaincu est un SERVITEUR, mais pas avant ; car par le mot serviteur (s'il est dérivé de servire, servir, ou de servare, garder, c'est ce que je laisse aux disputes des gram­mairiens), on n'entend pas un captif, qui est gardé en prison ou dans les fers, jusqu'à ce que son propriétaire, qui l'a capturé, ou acheté à quelqu'un qui l'a capturé, envisage ce qu'il va en faire, car les hommes communément appelés esclaves n'ont aucune obligation et peuvent briser leurs fers et détruire leur prison, tuer ou emmener captif leur maître justement, mais on entend un homme qui, capturé, se voit accorder la liberté corporelle et qui, promettant de ne pas s'enfuir et de ne pas faire violence à son maître, reçoit la confiance de celui-ci.

 

Ce n'est donc pas la victoire qui donne le droit de domination sur le vaincu, mais sa propre convention. Il n'est pas obligé parce qu'il est conquis, c'est-à-dire battu, capturé ou mis en fuite, mais parce qu'il se rend et se soumet au vainqueur. Le vainqueur n'est pas non plus obligé par la reddition d'un ennemi (sauf s'il a promis de le laisser en vie) de l'épargner, car cela est soumis à sa discrétion, et cette reddition n'oblige pas le vainqueur plus longtemps qu'il ne le juge bon, à sa propre discrétion.

 

Quant à ce que les hommes font quand ils demandent quartier, comme on le dit aujourd'hui (ce que les Grecs appelaient Zogria, prendre vivant), c'est se soustraire à ce moment-là à la fureur du vainqueur en se soumettant, et composer pour sauver sa vie en payant une rançon ou en le servant; et donc celui à qui l'on fait quartier ne se voit pas donner la vie, mais celle-ci est en suspens jusqu'à plus ample délibération; car il ne s'est pas rendu à condition d'avoir la vie sauve mais il s'est rendu à la discré­tion du vainqueur. Et alors sa vie n'est en sécurité, son service n'est dû que lorsque le vainqueur lui a confié sa liberté corporelle ; car les esclaves, qui tra­vaillent en prison ou dans les fers, ne le font pas par devoir mais pour éviter la brutalité des surveillants.

 

Le maître du serviteur est aussi maître de tout ce que le serviteur possède, et il peut en exiger l'usage, c'est-à-dire l'usage de ses biens, de son travail, de ses serviteurs et de ses enfants, aussi souvent qu'il le jugera bon. En effet, le serviteur tient sa vie de son maître par la convention d'obéissance, qui est : reconnaître pour sien et autori­ser tout ce que le maître fera. Et au cas où le maître, s'il refuse, le tue, le jette dans les fers, ou le punit d'une autre manière à cause de sa désobéissance, il est lui-même l'auteur de ces actes et ne peut pas accuser le maître de lui causer un tort.

 

En somme, les droits et les conséquences des deux dominations, paternelle et despotique, sont exactement les mêmes que ceux d'un souverain par institution, et pour les mêmes raisons, lesquelles raisons ont été exposées dans le chapitre précé­dent. Si bien que si un homme, qui est monarque de différentes nations, l'une où il tient la souveraineté par institution du peuple assemblé, l'autre qu'il tient de la conquête*, c'est-à-dire de la soumission de chaque particulier pour éviter la mort ou les fers, [si donc cet homme] demande plus à une nation qu'à l'autre, au titre de la conquête*, en tant que cette nation est conquise*, c'est un acte d'ignorance des droits de souveraineté; car le souverain est le souverain absolu des deux nations de la même façon, ou autrement il n'y a aucune souveraineté, et donc tout homme peut légitimement se protéger, s'il le peut, avec sa propre épée, ce qui est l'état de guerre.

 

Par là, on voit qu'une grande famille, si elle n'est pas une partie d'une république, est en elle-même, en ce qui concerne les droits du souverain, une petite monarchie (qu'elle se compose d'un homme et de ses enfants, ou d'un homme et de ses serviteurs, ou [encore] d'un homme, de ses enfants et de ses serviteurs), où le père ou maître est le souverain. Cependant, une famille n'est pas à proprement parler une République à moins que, grâce à son propre nombre [d'individus], ou grâce à d'autres occasions, elle ne soit de ce type de pouvoir qu'on ne peut soumettre sans risquer une guerre. Car là où le nombre d'hommes est manifestement trop faible pour qu'ils se défendent en étant unis, chacun, quand il y a danger, pour sauver sa propre vie, peut faire usage de sa propre raison, soit en fuyant, soit en se soumettant à l'ennemi, selon ce qu'il jugera le meilleur, tout comme une très petite compagnie de soldats, surprise par une armée, peut baisser les armes et demander quartier, ou s'enfuir plutôt que d'être passée par le fil de l'épée. Et cela suffira largement sur ce que j'ai découvert par spéculation et par déduction, des droits souverains, à partir de la nature, du besoin, et des desseins des hommes lorsqu'ils érigent des Républiques, et se placent sous des monarques ou des assemblées, à qui ils confient assez de pouvoir pour les protéger.

 

Considérons maintenant ce que l’Écriture enseigne sur ce point. À Moïse, les en­fants d'Israël parlèrent ainsi : Parle-nous, toi, et nous t'entendrons; mais que Dieu ne nous parle pas, de crainte que nous ne mourrions. C'est là une absolue obéissance à Moïse. Sur le droit des rois, Dieu lui-même, par la bouche de Samuel, dit : Voici quel sera le droit du roi qui devra régner sur vous. Il prendra vos fils pour les affecter à la conduite de ses chars, et à la cavalerie, pour les faire courir devant ses chars, pour récolter sa moisson, et pour construire ses engins de guerre, et des instruments pour ses chars; il prendra vos filles pour faire des parfums, pour être ses cuisinières et ses boulangères. Il prendra vos champs, vos vignobles, vos oliveraies, et les donnera à ses serviteurs. Il prendra la dîme de votre blé et de votre vin et la donnera à des hommes de sa Chambre et à ses autres serviteurs. Il prendra vos serviteurs et vos servantes, et les meilleurs de vos jeunes gens, et il les emploiera dans ses affaires. Il prendra la dîme de vos troupeaux, et vous serez ses serviteurs. C'est là un pouvoir absolu, résumé dans les derniers mots : vous serez ses serviteurs. De plus, quand le peuple entendit quel pouvoir leur roi aurait, il y consentit cependant, et dit ceci : Nous serons comme toutes les autres nations, et notre roi jugera nos causes, et il marchera devant nous, pour conduire nos guerres . Ici est confirmé le droit que les souverains ont, à la fois pour la milice et pour toute judicature, droit dans lequel est contenu le pouvoir absolu qu'un homme puisse transmettre à un autre. En outre, la prière du roi Salomon à Dieu était celle-ci : Donne l'entendement à ton serviteur, pour qu'il juge ton peuple et distingue le bon du mauvais.  C'est pourquoi il appartient au souverain d'être juge et de prescrire les règles de distinction du bon et du mauvais, lesquelles règles sont les lois. En lui est donc le pouvoir législatif. Saül cherchait à tuer David. Cependant, quand il fut en son pouvoir de le mettre à mort, et que ses serviteurs allaient le faire, David le leur interdit, disant : A Dieu ne plaise que je fasse un tel acte contre mon Seigneur, l'Oint de Dieu. Pour l'obéissance des serviteurs, saint Paul dit : Serviteurs, obéissez à vos maîtres en toutes choses, et Enfants, obéissez à vos parents en toutes choses. Il y a une simple obéissance en ceux qui sont assujettis à la domination paternelle ou despotique. De même Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse, et c'est pourquoi tout ce qu'ils vous ordonnent d'observer, observez-le et faites-le. Il y a [là] encore une simple obéissance. Et saint Paul dit : Rappelle-leur qu'ils s'as­sujettissent aux princes et à ceux qui ont en autorité, et qu'ils leur obéissent. Cette obéissance est aussi simple. Enfin, notre Sauveur lui-même reconnaît que les hommes doivent payer les taxes que les rois imposent, quand il dit : "donnez à César ce qui est à César  et qu'il paie ces taxes lui-même; et que la parole du roi est suffisante pour prendre quelque chose à un sujet, quand c'est nécessaire, et que le roi est juge de cette nécessité; car lui-même, en tant que roi des Juifs, commanda à ses disciples de prendre l'âne et son ânon, pour le porter lors de son entrée dans Jérusalem, disant : Entrez dans le village qui est sur votre chemin, et vous trouverez une ânesse attachée, et son ânon avec elle. Détachez-les et amenez-les moi. Et si quelqu'un vous demande quelle est votre intention, dites que le Seigneur en a besoin, et on vous laissera aller. Ils ne demanderont pas si cette nécessité est un titre suffisant, ni s'il est juge de cette nécessité, mais ils acquiesceront à la volonté du Seigneur.

 

À ces passages peut être aussi ajouté celui de la Genèse : Vous serez comme des dieux, connaissant le bon et le mauvais, et Qui t'a dit que tu étais nu? As-tu man­gé de cet arbre dont je t'avais ordonné de ne pas manger? Car connaître le bon et le mauvais, ou juger du bon et du mauvais était interdit sous le nom de fruit de l'arbre de la connaissance, pour mettre à l'épreuve l'obéissance d'Adam. Le diable, pour enflammer l'ambition de la femme, à qui ce fruit paraissait beau, lui dit qu'en le goûtant ils seraient comme des dieux, connaissant le bon et le mauvais. Là-dessus, en ayant mangé tous les deux, ils s'arrogèrent la fonction de Dieu, qui est de juger du bon et du mauvais, mais ils n'acquirent aucune nouvelle capacité à les distinguer justement. Et où il est dit qu'ayant mangé ils virent qu'ils étaient nus, personne n'a interprété ce passage comme s'ils avaient été antérieurement aveugles, et n'avaient pas vu leur propre peau. Le sens est évident : ils jugèrent pour la première fois que leur nudité (voulue par Dieu en les créant) était inconvenante; et, par leur honte ils condamnèrent tacitement Dieu lui-même. Sur ce, Dieu leur dit : As-tu mangé, etc., comme s'il disait : toi qui me dois obéissance, t'arroges-tu [le droit] de juger mes commandements ? Par là, il est clairement, quoiqu'une façon allégorique, signifié que les commandements de ceux qui ont le droit de commander n'ont pas à être condamnés ou discutés.

 

De sorte qu'il apparaît évident à mon entendement, tant par la raison que par l’Écriture, que le pouvoir souverain, qu'il soit entre les mains d'un seul homme, com­me en monarchie, ou d'une seule assemblée d'hommes, comme dans les Républiques populaire et aristocratique, est le plus grand pouvoir que les hommes puissent jamais imaginer de construire. Et quoique d'un pouvoir aussi illimité, on puisse imaginer de nombreuses mauvaises conséquences, cependant les conséquences de son absence, une guerre permanente de chaque homme contre son voisin, sont nettement pires. La condition de l'homme dans cette vie ne sera jamais sans inconvénients, mais dans aucune République, ne se manifeste de grands inconvénients, sinon ceux qui pro­cèdent de la désobéissance des sujets et de la rupture des contrats qui donnent à la République son être. Et quiconque, pensant que le pouvoir souverain est trop grand, cherchera à le diminuer, doit s'assujettir au pouvoir qui peut le limiter, c'est-à-dire qu'il doit s'assujettir à un pouvoir [encore] plus grand.

 

      La plus grande objection est celle de la pratique, quand on demande où et quand un tel pouvoir a été reconnu par des sujets. Mais on peut demander à ceux qui font cette objection quand et où un royaume est demeuré longtemps sans sédition et sans guerre civile. Dans ces nations où les Républiques ont duré longtemps, et n'ont pas été détruites, sinon par une guerre avec l'étranger, les sujets ne se sont jamais disputé le pouvoir souverain. Mais quoi qu'il en soit, un argument tiré de la pratique des hommes, qui n'a pas été entièrement passé au crible, qui n'a pas pesé avec exacte raison les causes et la nature des Républiques, et qui souffre quotidiennement les misères qui procèdent de cette ignorance, n'est pas valide. Car même si partout dans les monde, les hommes mettaient les fondations de leurs maisons sur le sable, on ne pourrait pas inférer de là qu'il doit en être ainsi. L'art d'établir et de conserver les Ré­publiques consiste en des règles certaines, comme en arithmétique et en géométrie, et non, comme au jeu de paume, sur la seule pratique, lesquelles règles ne sont découvertes ni par les pauvres gens qui en auraient le loisir, ni par ceux qui en ont le loisir, [mais] qui, jusqu'alors, n'ont pas eu la curiosité et la méthode pour faire cette découverte.

 

 

Chapitre XXI : De la Liberté des Sujets.

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LIBERTY ou FREEDOM signifient proprement l'absence d'opposition (par opposition, j'entends les obstacles extérieurs au mouvement) et ces deux mots peuvent être appliqués aussi bien aux créatures sans raison et inanimées qu'aux créatures raisonnables; car quelle que soit la chose qui est si liée, si entourée, qu'elle ne peut pas se mouvoir, sinon à l'intérieur d'un certain espace, lequel espace est déter­miné par l'opposition de quelque corps extérieur, nous disons que cette chose n'a pas la liberté d'aller plus loin. Et il en est ainsi des créatures vivantes, alors qu'elles sont emprisonnées, ou retenues par des murs ou des chaînes, et de l'eau, alors qu'elle est contenue par des rives ou par des récipients, qui autrement se répandrait dans un espace plus grand ; et nous avons coutume de dire qu'elles ne sont pas en liberté de se mouvoir de la manière dont elles le feraient sans ces obstacles extérieurs. Mais quand l'obstacle au mouvement est dans la constitution de la chose elle-même, nous n'avons pas coutume de dire qu'il lui manque la liberté, mais nous disons qu'il lui manque le pouvoir de se mouvoir; comme quand une pierre demeure immobile ou qu'un homme est cloué au lit par la maladie.

 

Et selon le sens propre, et généralement reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est capable de faire par sa force et par son intelligence, n'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, ils sont employés abusivement. En effet, ce qui n'est pas sujet au mouvement n'est pas sujet à des empêchements, et donc, quand on dit, par exemple, que le chemin est libre, l'expression ne signifie pas la liberté du chemin, mais la liberté de ceux qui marchent sur ce chemin sans être arrêtés. Et quand nous disons qu'un don est libre, nous n'entendons pas [par là] une quelconque liberté du don, mais celle du donateur, qui n'était pas tenu par une loi ou une convention de le faire. De même, quand nous parlons librement, ce n'est pas la liberté de la voix, ou de la prononciation, mais celle de l'homme, qu'aucune loi n'a obligé à parler autrement qu'il ne l'a fait. Enfin, de ce que nous utilisons les mots libre volonté, nous ne pouvons inférer aucune liberté de la volonté, du désir, ou de l'inclination, mais [il s'agit] de la liberté de l'homme, qui consiste en ce qu'il ne se trouve pas arrêté dans l'exécution de ce qu'il a la volonté, le désir, ou l'inclination de faire.

 

La crainte et la liberté sont compatibles. Ainsi, quand un homme jette ses biens à la mer, parce qu'il craint que le bateau ne coule, il le fait cependant tout à fait volon­tairement, et il peut refuser de le faire s'il le veut. C'est donc l'action de quelqu'un qui était alors libre. De même, un homme paie parfois ses dettes, seulement par crainte de la prison, et c'était alors l'acte d'un homme en liberté, parce qu'aucun corps ne l'empêchait de conserver [l'argent]. Et en général, toutes les actions que les hommes font dans les Républiques, par crainte de la loi, sont des actions dont ils avaient la liberté de s'abstenir.

 

La liberté et la nécessité sont compatibles, comme dans le cas de l'eau qui n'a pas seulement la liberté, mais qui se trouve [aussi] dans la nécessité de s'écouler en pente en suivant le lit [du fleuve]. Il en est de même pour les actions que les hommes font volontairement, qui, parce qu'elles procèdent de leur volonté, procèdent de la liberté; et cependant, parce que chaque acte de la volonté de l'homme et chaque désir et chaque inclination procèdent de quelque cause, et cette cause d'une autre cause, dans une chaîne continue (dont le premier maillon est dans la main de Dieu, la première de toutes les causes), [ces actions] procèdent de la nécessité. De sorte que, à celui qui pourrait voir la connexion de ces causes, la nécessité de toutes les actions des hommes apparaîtrait évidente. Et Dieu, par conséquent, qui voit et dispose toutes choses, voit aussi que la liberté de l'homme quand il fait ce qu'il veut est accompagnée de la nécessité de faire ce que Dieu veut, ni plus, ni moins. Car quoique les hommes puissent faire de nombreuses choses que Dieu ne commande pas, dont il n'est par conséquent pas l'auteur, ils ne peuvent cependant avoir de passion ou d'appétit pour quelque chose, dont la volonté de Dieu ne soit pas la cause. Et si la volonté de Dieu ne garantissait pas la nécessité de la volonté de l'homme, et par conséquent de tout ce qui dépend de la volonté de l'homme, la liberté des hommes contredirait et empêcherait l'omnipotence et la liberté de Dieu. Et cela suffira, quant à la question qui nous intéresse, sur cette liberté naturelle, qui seule est proprement appelée liberté.

 

Mais de même que les hommes, pour parvenir à la paix et par là se conserver eux-mêmes, ont fabriqué un homme artificiel, que nous appelons une République, ils ont aussi fabriqué des chaînes artificielles, appelés lois civiles, qu'ils ont eux-mêmes, par des conventions mutuelles, attachées à une extrémité aux lèvres de cet homme, ou de cette assemblée, à qui ils ont donné le pouvoir souverain, et à l'autre extrémité à leurs propres oreilles. Bien que ces liens, par leur propre nature, soient fragiles, on peut néanmoins faire en sorte qu'ils tiennent, non parce qu'il est difficile de les rompre, mais parce qu'il y a danger à les rompre.

 

C'est seulement par rapport à ces liens que j'ai maintenant à parler de la liberté des sujets. Vu qu'il n'existe aucune République dans le monde où suffisamment de règles soient formulées pour régler toutes les actions et paroles des hommes (c'est une chose impossible), il s'ensuit nécessairement que, pour toutes les espèces d'actions et paroles que les lois ont passées sous silence, les hommes ont la liberté de faire ce que leur propre raison leur suggérera comme leur étant le plus profitable. En effet, si nous prenons la liberté au sens propre de liberté corporelle, c'est-à-dire le fait de ne pas être enchaîné ou en prison, il serait tout à fait absurde de revendiquer à grands cris une liberté, comme le font [pourtant] les hommes, dont ils jouissent si manifestement. En outre, si nous considérons la liberté comme le fait d'être affranchi des lois, il n'est pas moins absurde de la part des hommes de réclamer comme ils le font cette liberté par laquelle tous les autres hommes peuvent se rendre maîtres de leurs vies. Et cependant, aussi absurde que ce soit, c'est ce qu'ils réclament, ne sachant pas que les lois ne sont d'aucun pouvoir pour les protéger sans une épée dans les mains d'un homme, ou de plusieurs, pour les faire exécuter. Par conséquent, la liberté d'un sujet ne se trouve que dans ces choses que le souverain, en réglant les actions des hommes, a passées sous silence, comme la liberté d'acheter, de vendre, ou de passer d'autres contrats les uns avec les autres, de choisir leur domicile personnel, leur alimentation personnelle, leur métier personnel, et d'éduquer leurs enfants comme ils le jugent bon, et ainsi de suite.

 

Cependant, il ne faut pas comprendre que le pouvoir souverain de vie est de mort est ou aboli, ou limité par une telle liberté. En effet, il a déjà été montré que le représentant souverain ne peut rien faire à un sujet, sous quelque prétexte que ce soit, qui puisse être appelé injustice ou tort, parce que chaque sujet est auteur de chaque acte accompli par le souverain, de sorte que le droit à une chose quelconque ne lui fait jamais défaut, sinon en tant qu'il est lui-même le sujet de Dieu, et est tenu par là d'observer les lois de nature. Et donc, il peut arriver, et il arrive souvent, dans les Républiques, qu'un sujet puisse être mis à mort par ordre du pouvoir souverain, et que cependant aucun des deux n'ait causé un tort à l'autre, comme quand Jephté fit sacrifier sa fille, cas où, comme dans des cas semblables, celui qui meurt ainsi avait la liberté de faire l'action pour laquelle il est mis à mort, sans qu'un tort lui soit néanmoins causé. Et cela est aussi valable dans le cas d'un prince souverain qui met à mort un sujet innocent. Car quoique l'action soit contraire à la loi de nature, comme dans le cas du meurtre d'Urie par David, en tant que contraire à l'équité, elle n'est cependant pas un tort causé à Urie mais un tort causé à Dieu. Pas à Urie, parce que le droit de faire ce qui lui plaisait lui fut donné par Urie lui-même, mais cependant à Dieu, parce que David était sujet de Dieu qui interdit toute iniquité par la loi de nature; laquelle distinction David lui-même confirma manifestement en se repentant, quand il dit : Contre toi seulement j'ai péché. De la même manière, le peuple d'Athènes, quand il bannissait pour dix ans le plus puissant de sa République, croyait ne pas commettre une injustice et il ne demandait jamais quel crime il avait fait, mais quel mal il pourrait faire. Mieux ! Il ordonnait le bannissement de quelqu'un qu'il ne connaissait pas, et chaque citoyen apportait sa coquille d'huître sur la place du marché, avec écrit dessus le nom de celui qu'il désirait voir bannir, sans l'accuser véritablement de quelque chose. Le peuple bannissait tantôt un Aristide, pour sa réputation de justice, tantôt un vil bouffon, comme Hyperbolos, histoire de railler l'ostracisme. Pourtant, on ne peut pas dire que le droit de les bannir faisait défaut au souverain peuple d'Athènes, ou que la liberté de plaisanter ou d'être juste faisait défaut à un Athénien.

 

La liberté qui est si fréquemment mentionnée et avec tant d'honneur dans les livres d'histoire et de philosophie des anciens Grecs et Romains, et dans les écrits et paroles de ceux qui ont reçu d'eux tout ce qu'ils ont appris chez les auteurs politiques, n'est pas la liberté des particuliers, mais la liberté de la République, qui est la même que celle qu'aurait chacun s'il n'y avait pas du tout de lois civiles et de République. Et les effets seraient aussi les mêmes. Car, de même que parmi des hommes sans maître, il y a une guerre permanente de chaque homme contre son voisin, aucun héritage à transmettre au fils, ou à attendre du père, aucune propriété des biens et des terres, aucune sécurité, mais [seulement] une liberté pleine et absolue en chaque particulier, de même, dans les États et Républiques qui ne dépendent pas l'un de l'autre, chaque République, non chaque homme, a une liberté absolue de faire ce qu'elle jugera, c'est-à-dire ce que cet homme ou cette assemblée qui la représente jugera contribuer à son avantage. Mais en même temps, les Républiques vivent dans un état de guerre permanente, [toujours] à la limite de se battre, avec leurs frontières armées, et les canons pointés en direction des voisins. Les Athéniens et les Romains étaient libres, c'est-à-dire que leurs Républiques étaient libres ; non que des particuliers avaient la liberté de résister à leur propre représentant, mais que leur représentant avait la liberté de résister à d'autres peuples, ou de les envahir. De nos jours, le mot LIBERTAS est écrit en gros caractères sur les tourelles de la cité de Lucques, et cependant personne ne peut en inférer qu'un particulier y est plus libre ou y est plus dispensé de servir la République qu'à Constantinople. Qu'une Répu­blique soit monarchique ou qu'elle soit populaire, la liberté reste la même.

 

Mais les hommes sont facilement trompés par la dénomination spécieuse de liberté, et, par manque de jugement pour faire des distinctions, ils prennent fausse­ment pour leur héritage privé et leur droit de naissance ce qui est le droit de la seule chose publique. Et quand la même erreur reçoit la confirmation de l'autorité d'hommes réputés pour leurs écrits sur le sujet, il n'est pas étonnant quelle produise la sédition et le renversement du gouvernement. En occident, nous sommes déterminés à recevoir nos opinions sur l'institution et les droits des Républiques d'Aristote, de Cicéron, et d'autres Grecs ou Romains qui, vivant sous des États populaires, ne tirèrent pas ces droits des principes de la nature, mais les transcrivirent dans leurs livres à partir de la pratique de leurs propres Républiques, qui étaient populaires, comme les grammairiens décrivent les règles du langage à partir de la pratique de leur époque, ou les règles de la poésie à partir des poèmes d'Homère et de Virgile. Et parce qu'on enseignait aux Athéniens (pour les empêcher de désirer renverser leur gouver­nement) qu'ils étaient des hommes libres, et que tous ceux qui vivaient sous la monarchie étaient esclaves, Aristote écrivit dans ses Politiques : "On doit, en démocratie, supposer la liberté, car on soutient communément que personne n'est libre dans aucun autre gouvernement." Et comme Aristote, Cicéron et d'autres auteurs ont fondé leur doctrine civile sur les opinions des Romains, à qui la haine de la monarchie avait été enseignée, d'abord par ceux qui avaient déposé leur souverain et partagé entre eux la souveraineté de Rome, et ensuite par leurs successeurs. Et, lisant les auteurs grecs et latins depuis leur enfance, les hommes ont pris l'habitude, sous une fausse apparence de liberté, de favoriser l'agitation, de contrôler sans retenue les actions de leurs souverains, puis de contrôler ceux qui contrôlent, avec une telle effusion de sang que je pense pouvoir sans dire sans me tromper que rien n'a jamais été payé si cher que l'apprentissage par l'Occident des langues grecque et latine.

 

Pour en venir maintenant aux détails de la véritable liberté d'un sujet, c'est-à-dire aux choses que, quoiqu'elles soient ordonnées par le souverain, le sujet peut cependant sans injustice refuser de faire, nous devons envisager quels droits nous transmettons quand nous construisons une République, ou, ce qui est tout un, de quelle liberté nous nous privons en faisant nôtres toutes les actions, sans exception, de l'homme ou de l'assemblée dont nous faisons notre souverain. Car c'est dans l'acte de notre soumission que consistent à la fois notre obligation et notre liberté, [obli­gation et liberté] qui doivent donc être inférées d'arguments tirés de cet acte, un homme n'ayant aucune obligation sinon celle provenant de quelque acte fait de son propre gré; car tous les hommes sont naturellement égaux. Et parce que ces argu­ments doivent soit être tirés de paroles expresses ("J'autorise toutes ses actions"), soit de l'intention de celui qui se soumet au pouvoir (laquelle intention doit être comprise par la fin que vise celui qui se soumet ainsi), l'obligation et la liberté du sujet doivent provenir soit de ces paroles, ou d'autres paroles équivalentes, soit, autrement, de la fin de l'institution de la souveraineté, à savoir la paix entre les sujets, et leur défense contre l'ennemi commun.

 

Premièrement, donc, vu que la souveraineté par institution est issue d'une conven­tion de chacun envers chacun, et la souveraineté par acquisition de conventions du vaincu envers le vainqueur, ou de l'enfant envers le parent, il est évident que chaque sujet dispose de liberté en toutes ces choses dont le droit n'a pas pu être transmis par convention. J'ai montré précédemment, au chapitre quatorze, que les conventions [où l'on stipule] qu'on ne défendra pas son propre corps sont nulles. Par conséquent,

 

Si le souverain ordonne à un homme, même justement condamné, de se tuer, de se blesser, ou de se mutiler, ou de ne pas résister à ceux qui l'attaquent, ou de s'abstenir d'user de nourriture, d'air, de médicaments, ou de quelque autre chose sans laquelle il ne peut vivre, cet homme a cependant la liberté de désobéir.

 

 Si un homme est interrogé par le souverain, ou par quelqu'un à qui il a conféré cette autorité, sur un crime qu'il a commis, il n'est pas tenu (sans l'assurance du pardon) d'avouer, parce que personne, comme je l'ai montré dans le même chapitre, ne peut être obligé par convention de s'accuser.

 

D'ailleurs, le consentement d'un sujet au pouvoir souverain est contenu dans ces paroles, J'autorise, ou prends sur moi, toutes ses actions; paroles en lesquelles il n'y a aucune restriction de la liberté naturelle personnelle d'avant [la convention], car, en autorisant le souverain à me tuer, je ne suis pas tenu de me tuer quand il me l'ordonne. C'est une chose de dire Tue-moi, ou tue mon semblable, si tu le veux, une autre de dire je me tuerai, ou je tuerai mon semblable. Il s'ensuit donc que,

 

Nul n'est tenu, par les paroles elles-mêmes, soit de se tuer, soit de tuer un autre homme, et, par conséquent, l'obligation qu'on peut parfois avoir, sur ordre du souverain, d'exécuter une fonction dangereuse ou déshonorante, ne dépend pas des paroles de notre soumission, mais de l'intention, qu'il faut entendre par la fin visée par cette soumission. Quand donc notre refus d'obéir contrecarre la fin pour laquelle la souveraineté fut ordonnée, alors nous n'avons aucune liberté de refuser. Sinon, nous l'avons.

 

[En raisonnant] sur la même base, un homme, à qui l'on ordonne, en tant que soldat, de combattre l'ennemi, quoique son souverain ait un droit suffisant pour punir de mort son refus, peut néanmoins, dans de nombreux cas, refuser sans injustice, comme quand il se fait remplacer par un soldat suffisamment apte, car dans ce cas il ne déserte pas le service de la République. Et on doit tenir compte de la crainte naturelle, non seulement des femmes (de qui on n'attend aucun service dangereux de ce type), mais aussi des hommes d'un courage féminin. Quand des armées com­battent, il y a d'un côté, ou des deux, des soldats qui s'enfuient; cependant, s'ils ne le font pas dans l'idée de trahir, mais qu'ils le font par crainte, on n'estime pas que c'est injuste, mais que c'est déshonorant. Pour la même raison, éviter la bataille n'est pas injustice mais lâcheté. Mais celui qui s'enrôle comme soldat, ou qui touche une prime d'engagement, perd l'excuse d'une nature craintive, et il est obligé, non seulement d'aller combattre, mais aussi de ne pas fuir le combat sans la permission de son capitaine. Et quand la défense de la République requiert sur-le-champ l'aide de tous ceux qui sont capables de porter les armes, chacun est obligé, parce qu'autrement la République, qu'ils n'ont pas le dessein ou le courage de protéger, a été instituée en vain.

 

Nul n'a la liberté de résister à l'épée de la République pour défendre un autre homme, coupable ou innocent, parce qu'une telle liberté prive le souverain des moyens de nous protéger, et détruit donc l'essence même du gouvernement. Mais au cas où un grand nombre d'hommes ont ensemble déjà résisté injustement au pouvoir souverain, ou commis quelque crime capital pour lequel chacun d'eux s'attend à être mis à mort, n'ont-ils pas alors la liberté de s'unir, de s'entraider, et de se défendre les uns les autres ? Certainement, ils l'ont, car ils ne font que défendre leurs vies, ce que le coupable peut faire aussi bien que l'innocent. C'était certes une injustice quand ils ont d'abord enfreint leur devoir : le fait de rester en armes à la suite de cela, même si c'est pour continuer leur action, n'est pas un nouvel acte injuste. Et si c'est seulement pour défendre leurs personnes, il n'est pas injuste du tout. Mais l'offre de pardon ôte à ceux à qui elle est faite l'excuse de la légitime défense et rend illégitime le fait de continuer à secourir ou défendre les autres.

 

Les autres libertés dépendent du silence de la loi. Dans les cas où le souverain n'a prescrit aucune règle, le sujet a alors la liberté de faire ou de s'abstenir, cela à sa propre discrétion. Par conséquent, une telle liberté est plus importante en certains lieux, moins importante en d'autres, plus importante à certains moments, moins importante à d'autres, selon ce que ceux qui possèdent la souveraineté jugeront le plus opportun. Par exemple, il fut un temps où, en Angleterre, un homme pouvait entrer sur ses propres terres, et expulser ceux qui en avaient pris illégalement possession, et toute cela par la force. Mais, par la suite, cette liberté d'entrer de force fut supprimée par une loi faite par le roi en son Parlement. Et en certains endroits du monde, les hommes ont la liberté d'avoir plusieurs épouses, [tandis que] dans d'autres, cette liberté n'est pas reconnue.

 

Si un sujet a un litige avec son souverain, pour une dette, un droit de possession de terres ou de biens, un service qu'on exige de lui, une peine corporelle ou pécu­niaire, sur la base d'une loi antérieure, il a la même liberté de faire une action en justice pour [défendre] son droit que si c'était contre un [autre] sujet, devant des jugés nommés par le souverain. En effet, vu que ce qu'exige le souverain est exigé en application de la loi antérieure, et non en vertu de son pouvoir, il déclare par là qu'il n'exige rien de plus que ce qu'on jugera être dû en application de la loi. La requête n'est donc pas contraire à la volonté du souverain, et le sujet a donc la liberté de demander que le juge entende sa cause et [rende] une sentence conforme à la loi. Mais si le souverain revendique ou prend quelque chose en se réclamant de son pouvoir, il n'existe, en ce cas, aucune action juridique [possible], car tout ce qui est fait par lui en vertu de son pouvoir est fait avec l'autorisation de chaque sujet et, par conséquent, celui qui intente une action contre le souverain intente une action contre lui-même.

 

Si un monarque, ou une assemblée souveraine concède une liberté à tous ses sujets ou à certains de ses sujets, laquelle concession durant, ce monarque, ou assemblée, est incapable de pourvoir à leur sécurité, la concession est nulle, à moins que ce souverain n'abandonne ou ne transfère immédiatement la souveraineté à un autre. Car, en tant qu'il pouvait ouvertement (si cela avait été sa volonté), et en termes clairs, abandonner ou transférer cette souveraineté et qu'il ne l'a pas fait, on doit comprendre que ce n'était pas sa volonté, mais que la concession procédait de l'igno­rance de la contradiction existant entre une telle liberté et le pouvoir souverain; et donc la souveraineté est conservée [par le souverain], et, par conséquent, tous les pouvoirs qui sont nécessaires à son exercice, tels que le pouvoir de guerre et de paix, le pouvoir de juger, le pouvoir de nommer des officiers et des conseillers, celui de lever des impôts, et les autres, cités au chapitre XVIII.

 

L'obligation des sujets envers le souverain est censée durer aussi longtemps, mais pas plus, que le pouvoir qui est capable de les protéger, car le droit que les hommes ont par nature de se protéger quand personne d'autre ne peut le faire, n'est pas un droit dont on peut se dessaisir par convention. La souveraineté est l'âme de la Républi­que, et quand elle est séparée du corps, les membres ne reçoivent plus d'elle leur mouvement. La fin de l'obéissance est la protection, et quel que soit l'endroit où un homme voit cette protection, que ce soit dans sa propre épée ou dans celle d'un autre, la nature le porte à obéir à cette épée et à s'efforcer de la soutenir. Et quoique la souveraineté, dans l'intention de ceux qui l'instituent, soit immortelle, pourtant non seulement elle est par sa propre nature sujette à la mort violente par une guerre avec l'étranger, mais aussi elle porte en elle, dès son institution même, par l'ignorance et les passions des hommes, de nombreux germes d'une mortalité naturelle, à cause de la discorde intestine.

 

Si un sujet est fait prisonnier à la guerre, ou que ses moyens d'existence soient aux mains de l'ennemi, et qu'on lui accorde la vie et la liberté corporelle à condition d'être assujetti au vainqueur, il a la liberté d'accepter la condition, et, l'ayant acceptée, il est le sujet de celui qui l'a capturé, puisqu'il n'avait aucune autre façon de se conser­ver [en vie]. Le cas est le même s'il est détenu, aux mêmes conditions, dans un pays étranger. Mais si un homme est retenu en prison, ou dans des chaînes, ou qu'on ne lui confie pas la liberté de son corps, il n'est pas censé être tenu à la sujétion par convention, et il peut donc s'évader par n'importe quel moyen.

 

Si un monarque abandonne la souveraineté, tant pour lui-même que pour ses héritiers, ses sujets retournent à la liberté absolue de nature, parce que, quoique la nature puisse faire savoir qui sont ses fils, et qui sont ses plus proches parents, cependant il appartient au souverain, par sa propre volonté, comme il a été dit au cha­pitre précédent, [de désigner] qui sera son héritier. Si donc il ne veut pas d'héritier, il n'y a ni souveraineté, ni sujétion. Le cas est le même s'il meurt sans parenté connue, et sans avoir fait connaître son héritier, car alors, il ne peut y avoir aucun héritier connu et, par conséquent, aucune sujétion n'est due.

 

Si le souverain bannit l'un de ses sujets, durant le bannissement il n'est pas sujet. Mais celui qui transmet un message [à l'étranger], ou qui a l'autorisation d'y voyager, demeure sujet, mais c'est par contrat entre souverains, non en vertu de la convention de sujétion; car quiconque entre sous la domination [d'un autre souverain] est sujet de toutes les lois de ce souverain, à moins qu'il n'ait un privilège dû à la bonne entente des souverains ou à une autorisation spéciale.

 

Si un monarque, ayant perdu la guerre, s'assujettit au vainqueur, ses sujets sont libérés de leur précédente obligation, et ils deviennent obligés envers le vainqueur. Mais s'il est retenu prisonnier, ou s'il n'a pas la liberté de son propre corps, il n'est pas censé avoir renoncé au droit de souveraineté, et ses sujets sont donc obligés d'obéir aux magistrats précédemment mis en place, qui ne gouvernent pas en leur propre nom, mais au nom du souverain. En effet, son droit demeurant, la question est seulement celle de l'administration, c'est-à-dire des magistrats et des officiers, et on suppose que, si le souverain n'a aucun moyen de les nommer, il approuve ceux qu'il a lui-même précédemment nommés.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre XXII : Des Systèmes assujettis (politiques et privés).

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Même version du chapitre avec notes sur Philotra

Remarque préliminaire : pour la justification de l’utilisation du mot « système », voir la version avec notes sur les « Classiques des Sciences Sociales ».

 

Ayant parlé de la génération, de la forme et du pouvoir de la République, je suis maintenant en mesure de parler de ses parties ; et, d'abord, des systèmes qui ressem­blent aux parties similaires ou muscles d'un corps naturel. Par SYSTEMES, j'entends un nombre quelconque d'hommes unis par un intérêt ou une affaire. Certains de ces systèmes sont réglés, d'autres ne sont pas réglés. Réglés sont ceux où un seul homme, ou une seule assemblée, est institué représentant de l'ensemble des individus [du système]. Tous les autres sont des systèmes non réglés.

 

Parmi les systèmes réglés, certains sont absolus et indépendants, assujettis à personne d'autre qu'à leur propre représentant. Telles sont uniquement les Républi­ques, dont j'ai déjà parlé dans les cinq derniers chapitres. Les autres sont dépendants, c'est-à-dire subordonnés à un pouvoir souverain, auquel tous, y compris leur repré­sentant, sont assujettis.

 

Parmi les systèmes subordonnés, certains sont des systèmes politiques, et d'autres des systèmes privés. Les systèmes politiques (appelés aussi corps politiques et per­sonnes juridiques) sont ceux qui sont institués par autorité du pouvoir souverain de la République. Les systèmes privés sont ceux qui sont constitués par les sujets entre eux, ou par autorité d'un étranger. Aucune autorité venant d'un pouvoir étranger, en effet, n'est publique là où s'exerce la domination intérieure d'un souverain, cette autorité n'y est que privée.

 

Et parmi les systèmes privés, certains sont légaux, d'autres illégaux. Légaux sont ceux qui sont autorisés par la République. Tous les autres sont illégaux. Les systèmes non réglés sont ceux qui, n'ayant pas de représentant, consistent seulement en un rassemblement de gens qui, n'étant pas interdit par la République, et ne se faisant pas à partir d'un mauvais dessein (tels sont l'afflux de gens vers les marchés, les spectacles, ou tout autre rassemblement à des fins inoffensives), est légal. Mais quand l'intention est mauvaise, ou (si le nombre de gens est considérable) inconnue, ces rassemblements sont illégaux.

 

Dans les corps politiques, le pouvoir du représentant est toujours limité, et c'est le pouvoir souverain qui en prescrit les limites ; car un pouvoir illimité est la souve­raineté absolue, et le souverain, dans toutes les Républiques, est le représentant absolu de tous les sujets, et c'est pourquoi aucun autre ne peut être le représentant d'une quelconque partie d'entre eux, sinon dans la mesure où il aura donné son autorisation. Et donner l'autorisation à un corps politique de sujets d'avoir un repré­sentant absolu, pour tous les buts et desseins [de ce corps], ce serait abandonner le gouvernement d'une partie de la République et diviser l’empire, contrairement à la paix et à la défense, ce que le souverain n'est pas censé faire, puisque cette concession déchargerait clairement et directement ces sujets de la sujétion. Car les consé­quences des paroles du souverain ne sont pas les signes de sa volonté quand d'autres conséquences sont les signes du contraire, ce sont plutôt des signes d'erreur et de mauvais calcul, auxquels l'humanité n'est que trop portée.

 

Les limites de ce pouvoir qui est donné au représentant d'un corps politique doi­vent être connues à partir de deux choses : l'une est le mandat [confié à ce corps], ou lettres du souverain, l'autre est la loi de la République.

 

Car, quoique pour l'institution ou acquisition d'une République, qui est indépen­dante, il ne soit pas besoin d'écrits, puisque le pouvoir du représentant n'a pas d'autres limites que celles qui sont instituées par la loi de nature non écrite, cependant, pour les corps subordonnés, il y a une telle diversité de limites nécessaires, en ce qui concerne les affaires, le temps, le lieu, qu'on ne pourrait s'en souvenir sans lettres, ni en prendre connaissance, à moins que ces lettres ne soient patentes, pour pouvoir être lues, et de plus, scellées et authentifiées par les sceaux et les autres signes perma­nents de l'autorité souveraine.

 

Et parce qu'il n'est pas toujours facile, ou peut-être possible, de signaler ces limites par écrit, les lois ordinaires, communes à tous les sujets, doivent déterminer ce que le représentant peut légalement faire dans tous les cas que les lettres elles-mêmes passent sous silence.

 

Et par conséquent, dans un corps politique, si le représentant est un homme, tout ce qu'il fait au nom du corps et qui n'est autorisé ni par ses lettres, ni par les lois, est son propre acte, non l'acte du corps, ni l'acte de quelque membre autre que lui-même, car, au-delà de [ce qu'autorisent] ses lettres, ou des limites des lois, il ne représente aucune autre personne que la sienne. Mais ce qu'il fait conformément à ces lettres ou ces lois est l'acte de tous, car chacun est l'auteur de l'acte du souverain, parce que ce dernier est, sans limites, leur représentant ; et l'acte de celui qui ne s'écarte pas des lettres du souverain est l'acte du souverain, dont tout membre du corps est par conséquent l'auteur.

 

Mais si le représentant est une assemblée, tout ce que cette assemblée décrétera et qui n'est pas autorisé par ses lettres ou par les lois est l'acte de l'assemblée, ou corps politique, et [cet acte est] l'acte de tous ceux par le vote duquel le décret a été fait; mais pas l'acte de ceux qui, présents à l'assemblée, ont voté contre, ni l'acte des absents, à moins qu'ils n'aient voté pour par procuration. C'est l'acte de l'assemblée car il est voté à la majorité. Si c'est un crime, l'assemblée peut être punie, dans la limite où elle peut l'être, par dissolution ou confiscation de ses lettres (ce qui est, pour ces corps artificiels et fictifs, la peine capitale), ou, si l'assemblée a un fonds commun dans lequel aucun des membres innocents n'a quelque chose à lui, par une amende pécuniaire. En effet, la nature a exempté les corps politiques des peines corporelles. Mais ceux qui n'ont pas donné leur vote sont donc innocents, parce que l'assemblée ne peut représenter aucun homme dans les choses qui ne sont pas autorisées par les lettres, et, par conséquent, ils ne sont pas compromis par le vote de l'assemblée.

 

Si la personne du corps politique, étant un seul homme, emprunte de l'argent à un tiers, c'est-à-dire à quelqu'un qui n'est pas du même corps, la dette est la dette du représentant (car il n'est pas besoin que les lettres limitent les emprunts, vu que la limitation des prêts est laissée aux inclinations personnelles des hommes). Car si, par ses lettres, il avait autorité pour faire payer aux membres ce qu'il emprunte, il serait par conséquent leur souverain, et la concession serait donc ou nulle, ou procédant d'une erreur, générale conséquence de la nature humaine, et elle serait un signe insuffisant de la volonté de celui qui fait la concession; ou, si ce dernier reconnaît la concession, alors le représentant est souverain, et il n'est pas concerné par la présente question qui est uniquement celle des corps subordonnés. Aucun membre, donc, n'est obligé de payer la dette ainsi contractée, si ce n'est le représentant, parce que celui qui a prêté, étant étranger [au contenu] des lettres et à ce que le corps a qualité de faire, ne considère comme ses débiteurs que ceux qui se sont engagés [envers lui]; et vu que le représentant peut s'engager lui-même, mais ne peut engager personne d'autre, c'est lui son débiteur, qui doit donc le payer, soit à partir du fonds commun, s'il y en a un, soit sur ses propres biens, s'il n'y en a pas.

 

Qu'il s'endette par contrat, ou à cause d'une amende, le cas est le même.

 

Mais quand le représentant est une assemblée, et qu'elle emprunte à un tiers, seuls sont responsables de la dette tous ceux, et seulement ceux qui ont voté pour cet emprunt, ou pour le contrat  qui a occasionné la dette, ou pour le fait qui a causé l'imposition de l'amende, parce que chacun d'eux, en votant, s'est engagé à payer. En effet, l'auteur de l'emprunt est obligé de payer, même toute la dette, quoique s'il soit déchargé de cette dette quand quelqu'un d'autre la paie.

 

Mais si l'assemblée emprunte à l'un de ses membres, l'assemblée seule est obligée de payer, sur les fonds communs, s'il y en existe, car, ayant la liberté de vote, si ce membre vote pour l'emprunt, il vote pour le paiement de la dette, et s'il vote contre l'emprunt, ou s'il est absent, cependant, parce qu'en prêtant, il vote pour l'emprunt, il contredit son précédent vote, se trouve obligé par le second, et devient à la fois emprunteur et prêteur, et par conséquent il ne peut réclamer le paiement d'aucun membre particulier, mais seulement du trésor commun. Si ce dernier fait défaut, il n'a ni recours, ni plainte [à formuler], sinon contre lui-même, car, ayant connaissance des actes de l'assemblée, et de sa capacité de payer, n'étant pas forcé, il a cependant, à cause de sa propre sottise, prêté son argent.

 

On voit clairement par là que, dans les corps politiques subordonnés, et assujettis au pouvoir souverain, il est parfois, non seulement légal, mais [aussi] opportun, pour un particulier, de protester ouvertement contre les décrets de l'assemblée représen­tative, et de faire enregistrer son désaccord, ou de se faire des témoins de ce désac­cord, parce qu'autrement, il peut être obligé de payer les dettes contractées, ou de répondre des crimes commis par d'autres hommes. Mais dans une assemblée souveraine, on ne dispose pas de cette liberté, à la fois parce que celui qui proteste dans ce cas dénie la souveraineté de l'assemblée, et que tout ce qui est commandé par le souverain est, pour le sujet (quoiqu'il n'en soit pas toujours ainsi aux yeux de Dieu), légitimité par le commandement, car chaque sujet est l'auteur de ce commandement.

 

La variété des corps est presque infinie, car on ne les distingue pas seulement par les différentes affaires pour lesquelles ils sont constitués, dont il y a une indicible diversité, mais aussi par les moments, les lieux, le nombre de membres, sujets à de nombreuses limitations. En ce qui concerne leurs affaires, certains corps sont destinés à assurer un gouvernement, comme, d'abord, le gouvernement d'une province qui peut être confié à une assemblée d'hommes dont toutes les résolutions dépendront de votes à la majorité; et alors, cette assemblée est un corps politique, et son pouvoir est limité par mandat. Ce mot province signifie une commission, une charge d'affaire de quelqu'un qui la confie à un autre homme pour qu'il l'administre à sa place et sous son autorité. Quand donc, dans une République, il y a différents pays qui ont des lois différentes et qui sont éloignés les uns des autres, l'administration du gouvernement étant confiée à différentes personnes, ces pays, où le souverain ne réside pas, mais gouverne par mandat, sont appelés des provinces. Mais il y a peu d'exemples de gouvernement d'une province par une assemblée résidant dans la province elle-même. Les Romains, qui étaient souverains de nombreuses provinces, les gouvernaient cependant toujours par des préfets et des prêteurs, et non par des assemblées, comme pour le gouvernement de la cité de Rome et des territoires adja­cents. De la même manière, quand on envoya d'Angleterre des colonies pour qu'elles s'implantent en Virginie et dans les Iles Somers, quoique le gouvernement de ces colonies fût confié à des assemblées à Londres, ces assemblées ne confièrent cepen­dant jamais le gouvernement dont elles avaient l'autorité à quelque assemblée sur place, et elles envoyèrent un gouverneur dans chaque établissement. En effet, quoique que chacun désire par nature participer au gouvernement là où il peut être présent, pourtant, là où les hommes ne peuvent être présents, ils sont portés, aussi par nature, à confier le gouvernement de leurs intérêts communs à un gouvernement de forme monarchique plutôt qu'à un gouvernement de forme populaire, ce qui est visible aussi chez ces hommes qui ont de grands biens personnels et qui, quand ils ne veulent pas prendre la peine d'administrer les affaires qui leur appartiennent, choisissent plutôt de faire confiance à un seul serviteur qu'à une assemblée composée de leurs amis ou de leurs serviteurs. Mais quoi qu'il en soit dans les faits, nous pouvons néanmoins supposer que le gouvernement d'une province ou d'une colonie soit confié à un as­semblée, et si c'est le cas, j'ai alors à dire ceci :  que toute dette contractée par cette assemblée, tout acte illégal qu'elle décrète, est l'acte de ceux-là seuls qui ont donné leur assentiment, et non de ceux qui étaient en désaccord, ou étaient absents, pour les raisons précédemment alléguées; aussi, qu'une assemblée résidant hors des frontières de la colonie dont elle a le gouvernement ne peut exercer aucun pouvoir sur les personnes et les biens de quelqu'un de la colonie, pour les saisir pour dette, ou pour une autre obligation, ailleurs que dans la colonie elle-même, car cette assemblée, hors de cette colonie, n'a ni juridiction ni autorité, et il ne lui reste que le recours autorisé par la loi de l'endroit. Et quoique l'assemblée ait le droit d'imposer une amende à quiconque, parmi ses membres, enfreindra les lois qu'elle fait, pourtant, hors de la colonie elle-même, elle n'a aucun droit de mettre à exécution cette imposi­tion. Et ce qui est dit ici des droits d'une assemblée pour le gouvernement d'une province, ou d'une colonie, peut aussi s'appliquer à l'assemblée pour le gouvernement d'une ville, d'une université, d'un collège, d'une église, ou pour n'importe quel autre gouvernement [s'exerçant] sur les personnes des hommes.

 

Et généralement, dans tous les corps politiques, si un membre particulier estime que le corps lui-même lui a causé un tort, il appartient au souverain d'instruire et juger sa cause, et à ceux que le souverain a ordonnés juges pour de tels procès, ou qu'il ordonnera juges pour ce procès en particulier, mais cette compétence n'appar­tient pas au corps lui-même. Car le corps entier est, dans ce cas, sujet comme ce membre, alors qu'il en va autrement dans une assemblée souveraine, car là, si le souverain n'est pas juge, même en sa propre cause, il ne peut plus y avoir de juge du tout.

 

Dans un corps politique [affecté] à la bonne organisation du commerce extérieur, le représentant qui convient le mieux est une assemblée de tous les membres, c'est-à-dire une assemblée telle que tout spéculateur puisse, s'il le veut, être présent à toutes les délibérations et pour toutes les résolutions du corps. Pour preuve de cela ; nous devons considérer la fin pour laquelle des négociants, qui peuvent acheter et vendre, exporter et importer leurs marchandises, cela à leur propre discrétion, se regroupent cependant en une seule compagnie. Peu nombreux, il est vrai, sont les négociants qui peuvent, avec les marchandises qu'ils achètent dans leur pays, affréter un navire pour les exporter, ou rapporter dans leur pays ce qu'ils ont acheté à l'étranger. C'est pourquoi il leur est nécessaire de se réunir en une seule association, où chacun puisse, soit participer au profit en proportion de son inves­tissement, soit agir de sa propre initiative et vendre ce qu'il transporte, ou importe, aux prix qu'ils juge bons. Mais cette association n'est pas un corps politique car aucun représentant commun ne les oblige à quelque autre loi que celles qui sont communes à tous les autres sujets. La fin de la constitution de leur compagnie est d'accroître leur profit, ce qui se fait de deux façons : en étant l'acheteur exclusif, et le vendeur exclusif, aussi bien chez soi qu'à l'étranger. De sorte qu'octroyer à une société de marchands le privilège d'être une compagnie, ou corps politique, c'est leur octroyer un double monopole, l'un d'être l'acheteur exclusif, l'autre d'être le vendeur exclusif. Car, quand une société se constitue en compagnie pour un pays étranger particulier, elle exporte seulement les marchandises qu'on peut vendre dans ce pays, et c'est être ainsi l'acheteur exclusif dans son pays et le vendeur exclusif à l'étranger, car, dans son pays, il n'y a qu'un acheteur, et à l'étranger, il n'y a qu'un vendeur; ce qui est profitable aux négociants parce que, de cette façon, ils achètent chez eux à un tarif moins élevé, et vendent à l'étranger à un tarif plus élevé. À l'étranger, il n'y a qu'un seul acheteur de marchandises étrangères, et, dans le pays d'origine, qu'un seul vendeur, encore deux choses profitables aux spéculateurs.

 

Ce double monopole est pour une part désavantageux aux gens du pays, pour une part désavantageux aux étrangers. En effet, dans le pays, étant l'exportateur exclusif, la compagnie établit comme elle l'entend le prix du travail agricole et artisanal des gens, et étant l'importateur exclusif, elle établit comme elle l'entend le prix de toutes les marchandises étrangères dont les gens ont besoin, ce qui, dans les deux cas, est mauvais pour les gens [du pays]. Dans l'autre sens, étant le vendeur exclusif des marchandises du pays à l'étranger, et étant le seul acheteur des marchandises étrangè­res sur place, elle fait monter le prix des premières et fait baisser le prix des secondes, au désavantage des étrangers ; car là où il n'y a qu'un seul vendeur, la marchandise est plus chère, et là où il n'y a qu'un seul acheteur, elle est meilleur marché. Par conséquent, de telles compagnies ne sont rien d'autre que des monopoles. Pourtant, elles seraient très profitables à la République si, se regroupant en un corps sur les marchés étrangers, chaque négociant avait la liberté, dans son pays, d'acheter et de vendre au prix qu'il pourrait.

 

La fin de ces corps de négociants n'est pas un avantage commun à l'ensemble du corps (qui n'a en ce cas aucun fonds commun, sinon ce qui est déduit des investis­sements particuliers pour construire, acheter, fournir en vivres et en hommes des navires), mais le profit particulier de chaque spéculateur, et c'est la raison pour laquelle chacun doit avoir connaissance de l'emploi qui est fait de ses fonds personnels, c'est-à-dire être membre de l'assemblée qui aura le pouvoir de décider de cet emploi, et avoir connaissance de la comptabilité. Et c'est pourquoi le représentant d'un tel corps doit être une assemblée où chaque membre du corps peut être présent aux délibérations, s'il le veut.

 

Si un corps politique de négociants contracte une dette à l'égard d'un tiers, par un acte de l'assemblée représentative, chaque membre est personnellement responsable de la dette entière. En effet un tiers ne peut pas tenir compte de leurs lois privées, mais il considère les membres de l'assemblée comme autant de particuliers, chacun étant obligé de payer le tout, jusqu'à ce que le paiement soit fait par l'un des membres qui décharge [ainsi] tous les autres membres. Mais si la dette est contractée à l'égard d'un membre de la société, le créancier est débiteur du tout à l'égard de lui-même, et il ne peut réclamer ce qui lui est dû que sur le fonds commun, s'il en existe un.

 

Si la République impose une taxe au corps, cette taxe est censée s'appliquer à tous les membres, proportionnellement à leur investissement dans la société, car, dans ce cas, il n'y a pas d'autre fonds commun que celui qui est constitué par les investis­sements particuliers.

 

Si une amende frappe le corps pour quelque acte illégal, seuls sont responsables ceux par le vote duquel l'acte a été décrété, ou ceux par qui il a été exécuté, car aucun des autres membres n'a commis d'autre crime que d'appartenir au corps, ce qui, si c'est un crime, n'est pas leur crime, parce que le corps a été ordonné par l'autorité de la République.

 

Si l'un des membres est endetté à l'égard du corps, il peut être poursuivi par le corps, mais ses biens ne peuvent être pris, ni sa personne emprisonnée par autorité du corps, mais seulement par autorité de la République, car si ce corps peut faire cela en vertu de sa propre autorité, il peut, en vertu de cette même autorité, rendre un juge­ment [stipulant] que la dette est due, ce qui équivaut à être juge pour sa propre cause.

 

Ces corps créés pour le gouvernement des hommes, ou du commerce, sont soit perpétuels, soit [créés] pour une période prescrite par écrit. Mais il y a aussi des corps dont la durée est limitée, et cela uniquement à cause de la nature des affaires [traitées]. Par exemple, si un monarque souverain, ou une assemblée souveraine, juge bon d'ordonner aux villes et à différentes autres parties du territoire de lui envoyer leurs députés pour l'informer de la condition des sujets et de leurs besoins, ou pour réfléchir avec lui afin de faire de bonnes lois, ou pour quelque autre raison, comme avec la seule personne qui représente le pays entier, de tels députés, étant rassemblés à un lieu et pour une période qui leur sont assignés, sont alors, et à ce moment, un corps politique, représentant chaque sujet de cet empire; mais c'est seulement pour des questions qui leur seront proposées par cet homme, ou cette assemblée, qui les a convoqués en vertu de son autorité souveraine; et quand il sera déclaré que rien d'autre ne leur sera proposé, ni ne sera débattu par eux, le corps est dissous. Car si ce corps de députés était le représentant absolu du peuple, il serait alors l'assemblée souveraine, et il y aurait ainsi deux assemblées souveraines, ou deux souverains, au-dessus du même peuple, ce qui n'est pas compatible avec la paix. Et donc, à partir du moment où il y a une souveraineté, il ne peut y avoir aucune représentation absolue du peuple, si ce n'est pas par cette souveraineté. Et jusqu'à quelles limites un tel corps représentera l'ensemble du peuple, cela est énoncé dans l'écrit par lequel ce corps a été convoqué; car le peuple ne peut pas choisir ses députés dans un dessein autre que celui qui a été exprimé dans l'écrit qui lui a été adressé par le souverain.

 

Les corps privés réglés et légaux sont ceux qui sont constitués sans lettres, ou autre autorisation écrite, mis à part les lois communes à tous les autres sujets. Et parce que les membres sont unis en une seule personne représentative, on les tient pour réguliers. Telles sont toutes les familles, dans lesquelles le père ou maître com­mande à toute la famille. Il oblige, en effet, ses enfants et ses serviteurs, dans la mesure où les lois le permettent, mais pas au-delà, parce qu'aucun d'eux n'est tenu d'obéir dans les actions que la loi interdit de faire. Pour toutes les autres actions, tant qu'ils vivent sous un gouvernement domestique, ils sont assujettis à leur père et maître, comme à leur souverain immédiat, car le père et maître étant, avant l'institu­tion de la République, le souverain absolu dans sa propre famille, il ne perd, à partir de cette institution, rien de plus que ce que la loi de la République lui ôte.

 

Les corps privés réguliers, mais illégaux, sont ceux où les membres s'unissent en une seule personne représentative sans aucune autorisation publique. Telles sont les sociétés de mendiants, de voleurs et de bohémiens, pour arranger au mieux leur trafic de mendicité et de vol, et les sociétés d'hommes qui se réunissent sous l'autorité d'une personne étrangère d'un autre empire pour propager plus facilement certaines doctrines, et pour créer un parti contre le pouvoir de la République.

 

Les systèmes non réglés ne sont rien d'autre par nature que des ligues, ou parfois le simple rassemblement de gens, qui ne sont unis ni en vue d'un dessein particulier, ni par une obligation de l'un envers l'autre, mais qui procèdent seulement d'une similitude de volontés et d'inclinations. Ces systèmes deviennent légaux ou illégaux selon la légalité ou l'illégalité du dessein de chaque homme qui y participe, et le dessein de chacun doit être compris par les circonstances.

 

Les ligues de sujets, parce que les ligues sont communément faites pour la défense mutuelle, ne sont pas, dans la République (qui n'est rien de plus qu'une ligue de tous les sujets réunis), pour la plupart, nécessaires, et elles sentent le dessein illégal. Elles sont pour cette raison illégales, et passent communément sous la déno­mination de factions ou de conspirations. En effet, une ligue étant un ensemble d'hommes liés par des conventions, si n'existe aucun pouvoir donné à un seul homme ou une seule assemblée (comme dans l'état de simple nature) pour les contraindre à exécuter [ces conventions], elle n'est valide qu'aussi longtemps que ne surgit aucune juste cause de méfiance; et c'est pourquoi les ligues entre Républiques, au-dessus desquelles n'existe aucun pouvoir humain établi pour les maintenir toutes en respect, sont non seulement légitimes, mais aussi avantageuses le temps qu'elles durent. Mais les ligues des sujets d'une seule et même République, alors que chacun peut faire valoir ses droits au moyen du pouvoir souverain, ne sont pas nécessaires au maintien de la paix et de la justice, et, dans le cas d'un dessein mauvais ou ignoré par la République, elles sont illégales, car toute union de force par des particuliers est, si elle est réalisée dans un mauvais dessein, injuste, et si son dessein est ignoré, elle est dangereuse pour le bien public, et injustement tenue secrète.

 

Si le pouvoir souverain appartient à une vaste assemblée, et qu'un [certain] nom­bre d'hommes, qui forment une partie de cette assemblée, se consultent à part pour prendre, par une machination, la direction du reste [de l'assemblée], c'est une faction, ou une conspiration illégale, car ils séduisent frauduleusement l'assemblée pour leur intérêt particulier. Mais si celui dont l'intérêt privé doit être débattu et jugé au sein de l'assemblée se fait autant d'amis qu'il le peut, ce n'est pas une injustice de sa part, parce que, dans ce cas, il ne fait pas partie de l'assemblée. Et même s'il s'assure les services de ses amis avec de l'argent, à moins que n'existe une loi expresse contre cette pratique, ce n'est cependant pas une injustice. En effet, quelque­fois, vu ce que sont les mœurs des hommes, on ne peut obtenir justice sans argent, et chaque homme peut juger sa propre cause juste tant qu'elle n'a pas été entendue et jugée.

 

Dans toutes les Républiques, si un particulier entretient plus de serviteurs que ne le requièrent le gouvernement de ses biens et l'emploi légal de ces serviteurs, c'est une faction, et elle est illégale, car étant protégé par la République, il n'a pas besoin de se défendre par des forces privées. Et bien que, dans des nations imparfaitement civilisées, des familles nombreuses différentes aient vécu dans une continuelle hostilité et se soient attaquées les unes les autres avec des forces privées, cependant, il est assez évident qu'elles le faisaient injustement, ou encore qu'elles n'avaient pas de République.

 

Et de même que les factions qui tiennent à des liens de parenté, les factions qui veulent s'emparer du gouvernement de la religion, comme les papistes, les protes­tants, etc., ou du gouvernement de l’État, comme les factions de patriciens et de plébéiens dans l'ancienne Rome, et les factions aristocratique et démocratique dans l'ancienne Grèce, sont injustes, car elles sont contraires à la paix et à la sûreté du peuple et elles enlèvent l'épée de la main du souverain.

 

Un rassemblement populaire est un système non réglé, sa légalité ou son illéga­lité dépendant des circonstances et du nombre de ceux qui sont assemblés. Si les circonstances sont légales, et manifestes, le rassemblement est légal, comme les rencontres habituelles des hommes à l'église, ou lors d'un spectacle public, le nom­bre d'individus demeurant habituel ; car si le nombre est exceptionnellement élevé, les circonstances ne sont pas évidentes, et, par conséquent, celui qui ne peut pas précisé­ment et de façon satisfaisante rendre compte de sa présence dans ce rassemblement doit être jugé avoir consciemment le dessein illégal de provoquer des troubles. Il peut être légal qu'un millier d'hommes prenne part à une pétition pour qu'elle soit remise au juge ou au magistrat, mais si mille hommes viennent la présenter, leur assemblée occasionne des troubles, parce que, pour ce dessein, un ou deux hommes étaient suffisants. Mais dans de tels cas, ce n'est pas un nombre établi qui rend l'as­semblée illégale, mais un nombre de gens tel que les officiers présents ne puissent pas les maîtriser et les déférer en justice.

 

Quand un nombre inhabituel d'hommes s'assemblent contre un homme qu'ils accusent, leur assemblée est un trouble illégal, parce qu'un ou quelques hommes peuvent remettre leur accusation au magistrat. Tel fut le cas de saint Paul à Ephèse, quand Démétrius et un grand nombre d'autres hommes amenèrent devant le magistrat deux des compagnons de Paul, disant d'une seule voix : Grande est la Diane des Ephésiens, ce qui était leur façon de demander justice contre eux pour avoir enseigné au peuple une doctrine qui allait contre leur religion et leur métier. Par rapport aux lois de ce peuple, c'était là quelque chose de juste; et pourtant, leur assemblée fut jugée illégale, et le magistrat les blâma pour cela en ces mots : Si Démétrios et les autres artisans peuvent accuser quelqu'un de quelque chose, il y a des procès et des magistrats. Qu'ils plaident! Et si vous avez autre chose à réclamer, votre cas sera jugé par une assemblée légalement convoquée; car nous risquons d'être accusés pour la sédition de ce jour, parce qu'il n'existe aucun motif par lequel on puisse rendre compte de ce rassemblement populaire. Celui qui s'exprime ainsi appelle sédition une assemblée dont les hommes ne peuvent pas rendre compte justement et qui est telle qu'ils ne pourraient pas la justifier. Et c'est tout ce que je dirai sur les systèmes, et assemblées du peuple, qui peuvent être com­parés, comme je l'ai dit, aux parties similaires du corps de l'homme : celles qui sont légales, aux muscles, celles qui sont illégales, aux tumeurs, aux excès d'atrabile, aux apostumes, engendrés par la rencontre anormale des mauvaises humeurs.

 

 

 

 

Chapitre XXIII : Des Ministres publics du Souverain.

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Dans le chapitre précédent, j'ai parlé des parties similaires de la République. Dans celui-ci, je parlerai des parties organiques, qui sont les ministres publics.

 

Un MINISTRE PUBLIC est celui qui est employé par le souverain, qu'il soit un monarque ou une assemblée, avec autorité de représenter dans cet emploi la personne de la République. Et, étant donné que chaque homme ou chaque assemblée qui détient la souveraineté représente deux personnes, ou, pour utiliser la formule habituelle, a deux capacités, l'une naturelle et l'autre politique (un monarque a non seulement la personne de la République, mais aussi celle d'un homme, une assemblée souveraine a la personne non seulement de la République, mais aussi celle de l'assemblée), ceux qui sont les serviteurs de ce monarque ou de cette assemblée dans leur capacité naturelle ne sont pas des ministres publics. Seuls le sont ceux qui les servent dans l'administration des affaires publiques. C'est pourquoi, dans une aristocratie ou une démocratie, ni les huissiers, ni les sergents d'armes, ni les autres officiers, qui ne sont au service de l'assemblée que pour le confort des hommes assemblés, pas plus que, dans une monarchie, les majordomes, chambellans, trésoriers, ou autres officiers de la Maison du roi, ne sont des ministres publics.

 

Pour ce qui est des ministres publics, certains se voient confier la charge de l'ad­ministration générale, soit de tout l'empire, soit d'une partie de celui-ci. S'il s'agit de tout l'empire, toute l'administration d'un royaume peut être confiée, par le prédé­cesseur d'un roi mineur, à un ministre public, qui est alors protecteur ou régent pendant la minorité de ce roi. Dans ce cas, chaque sujet est obligé d'obéir tant que les ordonnances que ce ministre public fera, et les ordres qu'il donnera, seront faites et donnés au nom du roi, et qu'ils ne seront pas incompatibles avec le pouvoir souverain [du roi]. Il peut s'agir d'une partie de l'empire, ou d'une province, comme quand un monarque ou une assemblée souveraine donne la charge générale de cette partie à un gouverneur, un lieutenant, un préfet ou un vice-roi ; et dans ce cas aussi, chaque sujet de la province est obligé par tout ce que ce ministre public fera au nom du souverain et qui ne sera pas incompatible avec le droit de ce souverain. Car ces protecteurs, vice-rois et gouverneurs n'ont pas d'autre droit que ce qui dépend de la volonté du souverain, et aucune délégation qui leur est donnée ne peut être interprétée comme une déclaration de la volonté de transmettre la souveraineté sans des paroles expresses et claires en ce sens. Et cette sorte de ministres publics ressemble aux nerfs et tendons qui meuvent les différents membres d'un corps naturel.

 

D'autres ministres ont une administration particulière, c'est-à-dire la charge d'af­faires particulières, soit dans le pays, soit à l'étranger. Dans le pays, pour les finances de la République, ceux qui ont autorité, en ce qui concerne les tributs, les impôts, les rentes, les amendes, ou quelque autre revenu public, pour les collecter, les percevoir ou les verser, et pour tenir la comptabilité de tout cela, sont des minis­tres publics; ministres, parce qu'ils servent la personne représentative et ne peuvent rien faire de contraire à ses ordres, ou sans son autorité, et publics, parce qu'ils la servent dans sa capacité politique.

 

Deuxièmement, ceux qui ont autorité, en ce qui concerne la milice, pour avoir la garde des armes, des forts, des ports, pour recruter, payer, ou diriger les soldats, ou pour pourvoir aux choses nécessaires pour faire la guerre, soit sur terre, soit sur mer, sont des ministres publics. Mais un soldat qui n'exerce pas un commandement, quoiqu'il combatte pour la République, ne représente cependant pas la personne de la République, car il n'y a personne à l'égard de qui la représenter. En effet, tout individu qui exerce un commandement représente la personne de la République seulement à l'égard de ceux qu'il commande

 

Ceux, aussi, qui ont autorité pour enseigner, ou pour rendre d'autres capables d'ensei­gner au peuple ses devoirs à l'égard du pouvoir souverain, et de l'instruire dans la connaissance de ce qui est juste ou injuste, et de cette façon rendre les sujets plus aptes à vivre entre eux dans la piété et la paix et à résister à l'ennemi public, sont des ministres publics; ministres car ce qu'ils font n'est pas fait de leur propre autorité mais de l'autorité d'un autre, et publics parce qu'ils le font, ou devraient le faire, par aucune autre autorité que celle du souverain. Le monarque, ou l'assemblée souveraine, tient son autorité directement de Dieu pour enseigner et instruire le peuple, et aucun autre homme que le souverain ne reçoit son pouvoir que Dei gratia, c'est-à-dire de la  grâce de personne d'autre que Dieu. Tous les autres reçoivent le leur de la grâce et de la providence de Dieu et de leur souverain, c'est-à-dire, dans une monarchie, Dei gratia et regis, ou Dei providentia et voluntate regis.

 

Ceux aussi à qui la juridiction est donnée sont des ministres publics. En effet, en siégant comme juges, ils représentent la personne du souverain, et leur sentence est sa sentence, car, comme il a été déclaré précédemment, toute judicature est de façon indispensable attachée à la souveraineté, et c'est pourquoi tous les autres juges ne sont que les ministres de celui ou de ceux qui ont le pouvoir souverain. Et tout comme les litiges sont de deux sortes, à savoir de fait et de droit, les jugements sont aussi, certains de fait, d'autres de droit, et, par conséquent, pour le même litige, il peut y avoir deux juges, l'un qui juge le fait, l'autre qui juge le droit.

 

Et, pour ces deux [types de] litiges, il peut s'élever un litige entre la partie jugée et le juge qui, parce qu'ils sont tous les deux assujettis au souverain, doit, en équité, être jugé par des hommes agréés par le consentement des deux, car aucun homme ne peut être juge pour sa propre cause. Mais le souverain est déjà un juge sur lequel ils se sont mis tous les deux d'accord, et il doit donc, soit entendre la cause et en décider, soit nommer des juges sur lesquels les deux s'accorderont. Et cet accord est censé se faire entre eux de différentes façons : d'abord, si le défendeur est autorisé à récuser certains de ses juges, dont l'intérêt fait qu'il les suspecte (car pour ce qui est du plaignant, il a déjà choisi son propre juge), ceux qu'il ne récuse pas sont des juges sur lesquels il est lui-même d'accord. Deuxièmement, s'il fait appel auprès d'un autre juge, il ne peut pas de nouveau faire appel, car son appel est son choix. Troisième­ment, s'il fait appel auprès du souverain lui-même, et si ce dernier, par lui-même, ou par des délégués sur lesquels les parties s'accorderont, rend la sentence, cette sentence est la sentence finale, le défendeur est jugé par ses propres juges, c'est-à-dire, par lui-même.

 

Ces propriétés de la judicature juste et rationnelle étant considérées, je ne peux m'abstenir de remarquer l'excellente organisation des cours de justice établies en Angleterre, aussi bien pour les procès communs que pour les procès publics. Par procès communs, j'entends ceux où le plaignant et le défendeur sont tous les deux des sujets, et par procès publics (qui sont aussi appelés procès de la couronne) ceux où le plaignant est le souverain. Vu, en effet, qu'il y avait deux ordres, celui des lords, et celui des gens du commun, les lords avaient ce privilège de n'avoir pour juges des crimes capitaux que des lords, tous ceux qui voulaient être présents; ce qui fut tou­jours reconnu comme un privilège et une faveur, leurs juges n'étant personne d'autre que ceux qu'ils avaient eux-mêmes désiré avoir. Et dans tous les litiges, chaque sujet (et aussi les lords dans les litiges civils) avait pour juges les hommes du pays où se trouvait l'objet du litige, qu'il pouvait récuser jusqu'à ce qu'enfin, ayant accepté douze hommes sans les récuser, il fût jugé par ces douze. Ainsi, chacun ayant ses propres juges, rien ne pouvait être allégué par l'une des parties contre le caractère définitif de la sentence. Ces personnes publiques, avec autorité du pouvoir souverain, soit pour instruire, soit pour juger le peuple, sont ces membres de la République qui peuvent être comparés à propos aux organes de la voix dans un corps naturel.

 

Sont aussi ministres publics sont qui ont autorité du souverain pour assurer l'exécution des jugements rendus, pour publier les ordres du souverain, pour réprimer les troubles, pour appréhender et emprisonner les malfaiteurs, et pour les autres actes qui visent à la conservation de la paix. Car tous les actes qu'ils font en vertu de cette autorité sont les actes de la République, et leur fonction correspond à celle des mains dans un corps naturel.

 

À l'extérieur, les ministres publics sont ceux qui représentent la personne de leur propre souverain auprès des États étrangers. Tels sont les ambassadeurs, les messa­gers, agents et hérauts, envoyés par autorité publique, et pour des affaires publiques.

 

Mais ceux qui sont envoyés par simple autorité d'une partie privée d'un État qui connaît des troubles même s'ils sont reçus, ne sont ni des ministres publics, ni des ministres privés de la République, parce qu'aucune de leurs actions n'a la République pour auteur. De la même façon, un ambassadeur envoyé par un prince pour féliciter, exprimer ses condoléances, ou pour assister à une cérémonie, même s'il le fait par autorité publique, est cependant une personne privée, parce que l'affaire est privée et relève de sa capacité naturelle. De même, si un homme est envoyé dans un pays étranger pour espionner ses intentions et ses forces, quoique l'autorité et l'affaire soient toutes deux publiques, parce que personne ne peut considérer, en lui, une autre personne que la sienne propre, il n'est qu'un ministre privé, mais pourtant un ministre de la République; et il peut être comparé à un oeil d'un corps naturel. Et ceux qui sont nommés pour recevoir les pétitions ou les autres informations du peuple, et qui sont, pour ainsi dire, l'oreille publique, sont des ministres publics et représentent leur souverain dans cette fonction.

 

Ni un conseiller, ni un conseil d’État, si nous considérons qu'il n'a aucune autorité pour juger ou donner des ordres, mais qu'il se contente de donner son avis au souve­rain quand c'est requis, ou le proposer quand ce n'est pas requis, n'est une personne publique, car l'avis est adressé au seul souverain, dont la personne ne peut pas, en sa propre présence, être représentée auprès de lui par un autre. Mais un corps de conseillers n'est jamais sans quelque autre autorité, soit de judicature, soit d'adminis­tration directe, comme dans une monarchie où il représente le monarque pour trans­mettre ses ordres aux ministres publics, ou dans une démocratie, ou le conseil, ou sénat, propose au peuple, comme un conseil, le résultat de ses délibérations. Mais quand il nomme des juges, ou donne audience aux ambassadeurs, c'est en qualité de ministre du peuple. Et dans une aristocratie, le conseil d’État est l'assemblée souveraine elle-même, et il ne donne de conseil à personne d'autre que lui-même.

 

 

 

 

Chapitre XXIV : De l’Alimentation et de la Procréation de la République.

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L'ALIMENTATION de la République consiste dans l'abondance et la distribu­tion des matières nécessaires à la vie, dans leur digestion ou préparation, et quand elles sont digérées, dans leur transport vers leur utilisation publique par les conduits qui conviennent .

 

L'abondance de matière est une chose limitée par nature à ces biens venant des deux mamelles de notre mère commune, la terre et la mère, que Dieu, habituellement, ou donne gratuitement au genre humain, ou vend contre le travail.

 

En effet, la matière de cette nourriture consistant en animaux, végétaux et minéraux, Dieu a gratuitement déposé devant nous ces derniers, à la surface de la terre, ou près, de sorte qu'il n'est besoin de rien de plus que le travail et l'industrie pour les recevoir. Si bien que l'abondance ne dépend, après la grâce de Dieu, que du travail et de l'industrie des hommes.

 

Cette matière, que l'on appelle habituellement les biens, est en partie indigène et en partie étrangère : indigène est la matière qu'on peut avoir sur le territoire de la République; étrangère est celle qui est importée de l'extérieur. Et parce qu'il n'existe pas de territoire sous l'empire d'une seule République, sauf s'il est de vaste étendue, qui produise toutes les choses nécessaires à l'entretien et au mouvement du corps entier, et parce qu'il en est peu qui ne produisent pas quelque chose de plus que ce qui est nécessaire, les biens superflus qu'on peut avoir à l'intérieur cessent d'être superflus, et ils suppléent à ce qui fait défaut chez soi, par l'importation de ce qu'on peut obtenir à l'étranger, soit par l'échange, soit par une juste guerre, soit par le travail ; car le travail d'un homme est aussi une marchandise qu'on peut échanger contre un gain, tout comme une quelconque autre chose. Il a existé certaines Républiques qui, n'ayant pas plus de territoire que celui qui servait aux habitations, ont cependant conservé, mais aussi accru leur puissance, en partie par le travail du commerce, d'un lieu à un autre, en partie en vendant des objets manufacturés dont les matériaux étaient importés d'autres endroits.

 

La distribution des matières de l'alimentation est la constitution du mien, du tien, et du sien, c'est-à-dire, en un mot, de la propriété, et elle relève, dans tous les genres de République, du pouvoir souverain. En effet, là où n'existe pas de Répu­blique, il y a, comme il a déjà été montré, une guerre perpétuelle de chaque homme contre son prochain, et donc toute chose est à celui qui la prend et la garde par la force, ce qui n'est ni propriété, ni communauté, mais incertitude. C'est si évident que même Cicéron, défenseur passionné de la liberté, dans un plaidoyer public, attribue toute propriété à la loi civile : Que la loi civile, dit-il, soit un jour aban­donnée, ou seulement négligemment gardée, pour ne pas dire étouffée, et il n'y a rien qu'un homme puisse être sûr de recevoir de son ancêtre ou de laisser à ses enfants. De même : Supprimez la loi civile, et personne ne sait ce qui est sien, et ce qui est à l'autre. Donc, vu que l'introduction de la propriété est un effet de la République, qui ne peut rien faire sinon par la personne qui la représente, elle est l'acte du seul souverain et consiste dans la loi que personne ne peut faire s'il n'a le pouvoir souve­rain. Et c'était bien connu des anciens qui l'appelaient nomos (c'est-à-dire distribu­tion), que nous appelons loi, et qui définissaient la justice comme la distribution à chacun de ce qui est sien.

 

La première loi de cette distribution est la division de la terre elle-même, par laquelle le souverain assigne à chacun un lot, selon ce qu'il juge (et non selon ce que juge un sujet, ou une certain nombre de sujets) convenir à l'équité et au bien commun. Les enfants d'Israël formaient une République dans le désert, mais les biens de la terre leur firent défaut jusqu'à ce qu'ils fussent maîtres de la Terre promise ; laquelle fut ensuite divisée entre eux, non à leur propre discrétion, mais à la discrétion du prêtre Eléazar et de leur général Josué. Ces derniers, quand il y eut douze tribus, faisant d'elles treize tribus par la sous-division de la tribu de Joseph, ne firent cependant que douze lots de terre, ne destinant aucune terre à la tribu de Lévi, ne lui assignant que la dixième part de tous les fruits [des terres des tribus d'Israël]. Cette division était donc discrétionnaire. Et quoiqu'un peuple venant en possession d'une terre par la guerre n'extermine pas toujours les anciens habitants, comme le firent les Juifs, mais laisse à beaucoup d'entre eux, ou à la plupart, ou à tous, leurs domaines, il est cependant manifeste que ces derniers les tiennent ensuite de la distribution faite par le vainqueur, comme le peuple d'Angleterre tenaient les siens de Guillaume le Conquérant.

 

On peut conclure de cela que la propriété qu'un sujet a de ses terres consiste dans le droit d'exclure tous les autres sujets de leur usage, mais non dans le droit d'en exclure son souverain, que ce soit une assemblée ou un monarque. En effet, étant donné que le souverain, c'est-à-dire la République (dont il représente la personne) est censé ne rien faire sinon en vue de la paix commune et de la sécurité, la distribution des terres est nécessairement censée être faite dans le même but. Par conséquent, toute distrib­tion qu'il fera au préjudice de cette fin est contraire à la volonté de chaque sujet qui a confié sa paix et sa sûreté à sa discrétion et à sa conscience, et elle est donc, par la volonté de chacun des sujets, réputée nulle. Il est vrai qu'un monarque souverain (ou la plus grande partie d'une assemblée souveraine) peut ordonner, afin de satisfaire ses passions, de nombreuses choses contraire à sa propre conscience, ce qui est un abus de confiance et une infraction aux lois de la nature; mais ce n'est pas suffisant pour autoriser un sujet, ou à préparer la guerre, ou même à accuser son souverain d'injus­tice ou en dire du mal de quelque façon, parce les sujets ont autorisé toutes ses actions et, en lui conférant le pouvoir souverain, les ont faites leurs. Mais dans quels cas les ordres du souverain sont contraires à l'équité et à la loi de nature, c'est que nous aurons à envisager ultérieurement, à un autre endroit.

 

Dans la distribution des terres, on peut concevoir que la République elle-même, par son représentant, ait un lot, en ait la jouissance et le fasse valoir, et qu'on fasse en sorte que ce lot soit suffisant pour soutenir toutes les dépenses nécessairement requises pour la paix et la défense communes; ce qui serait très vrai, si l'on pouvait imaginer qu'il y eût un représentant affranchi des passions et des faiblesses humaines. Mais la nature des hommes étant ce qu'elle est, mettre en avant [la nécessité] d'un domaine public, ou d'un certain revenu, c'est [vouloir quelque chose de] vain et qui tend à la dissolution du gouvernement, au retour à l'état de simple nature et à la guerre si jamais le pouvoir souverain tombe dans les mains d'un monarque (ou d'une assemblée) qui, soit utilise l'argent avec négligence, soit engage de façon hasardeuse les fonds publics dans une guerre longue et coûteuse. Les Républiques ne souffrent pas [qu'on les mette] à la diète. En effet, vu que leurs dépenses ne sont pas limitées par leur propre appétit, mais par des accidents extérieurs et par l'appétit de leurs voisins, les richesses publiques ne peuvent pas être limitées par d'autres limites que celles que requerra l'urgence des circonstances. Alors qu'en Angleterre, le Conqué­rant s'était réservé différentes terres pour son propre usage (en plus des forêts et des chasses, soit pour son divertissement, soit pour la préservation des bois), et différents services réservés sur les terres qu'il donna à ses sujets, il semble pourtant qu'ils n'aient pas été réservés pour ses besoins dans sa capacité publique, mais dans sa capacité naturelle, car lui et ses successeurs, pour tout cela, établirent des taxes discrétionnaires sur toutes les terres des sujets quand ils le jugèrent nécessaire. Et si ces terres publiques et ces services étaient destinés à suffire à l'entretien de la République, c'était contraire aux fins de l'institution, car ils ne suffisaient pas (les taxes qui ont suivi le montrèrent) et (comme le montra récemment le faible revenu de la Couronne) ils étaient sujets à aliénation et diminution. Il est donc vain d'assigner un lot à la République, qui peut vendre ou se dénantir, et qui, en effet, vend et se dénantit quand elle le fait par son représentant.

 

Tout comme pour la distribution des terres dans le pays, il appartient au souverain de fixer les endroits où les sujets feront du commerce et les biens [qui seront concernés]; car s'il appartenait aux personnes privées d'en user dans ce domaine à leur propre discrétion, certains seraient poussés par le gain à fournir à l'ennemi des moyens de nuire à la République, ou à lui nuire eux-mêmes, en important des choses qui, plaisant aux appétits des hommes, sont cependant nuisibles, ou du moins ne leur sont d'aucun profit. Et c'est pourquoi il appartient à la République (c'est-à-dire au seul souverain) d'agréer ou de refuser d'agréer à la fois les endroits de commerce à l'étranger et ce qui en est l'objet.

 

De plus, vu qu'il ne suffit pas, pour la sustentation d'une République, que chaque homme ait en propriété une portion de terre, ou quelques biens, ou qu'il ait un talent naturel dans quelque art utile (et il n'est pas au monde d'art qui ne soit nécessaire, ou à l'existence, ou au bien-être de tous les particuliers), il est nécessaire que les hommes distribuent ce dont ils n'ont pas besoin, et qu'ils se transfèrent mutuellement les uns les autres ce qu'ils possèdent par échange et contrat mutuel. Et c'est pourquoi il appartient à la République (c'est-à-dire au souverain) de fixer la manière dont tous les types de contrats entre sujets (d'achat, de vente, d'échange, d'emprunt, de prêt, de location) doivent être faits, et les termes et signes qui rendront ces contrats valides. Si l'on considère le plan de l'ensemble de l'ouvrage, j'en ai dit assez sur la distribution de la nourriture entre les différents membres de la République.

 

Par digestion, j'entends la réduction de tous les biens qui ne sont pas consommés tout de suite, mais mis en réserve pour l'alimentation future à quelque chose d'égale valeur, et en même temps assez transportable pour ne pas gêner le mouvement des hommes d'un lieu à un autre, afin qu'on puisse, n'importe où, acheter les aliments que l'endroit offre. Ce n'est rien d'autre que l'or, l'argent et la monnaie, car se trou­vant que l'or et l'argent ont dans presque tous les pays du monde une grande valeur, ils sont des mesures commodes, entre les nations, de la valeur de toutes les autres choses; et la monnaie, quelle que soit la matière dans laquelle elle est frappée par le souverain d'une République, est une mesure suffisante de la valeur de toutes les autres choses entre les sujets de cette République. Au moyen de ces mesures, tous les biens meubles et immeubles peuvent accompagner un homme dans tous ses lieux de séjour, là où il réside ordinairement, ou ailleurs. Ces biens passent et repassent d'hom­me à homme, à l'intérieur de la République, nourrissant, par cette circulation, chacune de ses parties, de telle sorte que cette digestion est, pour ainsi dire, l'irriga­tion sanguine de la République, car le sang naturel est de la même manière fait des fruits de la terre, et, en circulant, il nourrit, sur sa route, tous les membres du corps de l'homme.

 

Et parce que l'or et l'argent tiennent leur valeur de la matière même, ils ont premièrement ce privilège que leur valeur, étant une mesure commune de tous les biens de partout, ne peut pas être changée par le pouvoir d'une ou de quelques Républiques. Mais [la valeur] de la vile monnaie peut être élevée ou abaissée. En second lieu, elles ont ce privilège de permettre aux Républiques de mouvoir et d'éten­dre leurs bras, en cas de besoin, jusque dans les pays étrangers, et d'approvisionner, non seulement les sujets privés qui voyagent, mais aussi des armées entières. Mais ces pièces qui ne sont pas considérées pour leur matière, mais [seulement] pour l'estampage local, étant incapables d'endurer le changement d'air, ne sont en vigueur que dans leur pays d'origine, où elles sont aussi sujettes au changement des lois, et, par là, sujettes à voir leur valeur diminuer, au préjudice, souvent, de ceux qui les possèdent.

 

Les conduits et voies par lesquels la monnaie est acheminée vers l'usage public sont de deux espèces : l'une, qui l'achemine aux coffres publics, l'autre qui l'écoule à l'extérieur pour les paiements publics. De la première espèce sont les percepteurs, receveurs et trésoriers ; de la seconde sont de nouveau les trésoriers, et les officiers nommés pour payer différents ministres privés et publics. Et en cela aussi, l'homme artificiel maintient sa ressemblance avec l'homme naturel, dont les veines, recevant le sang des différents parties du corps, le portent jusqu'au cœur où, étant rendu vital, il est renvoyé par les artères pour animer tous les membres et leur permettre de se mouvoir.

 

La procréation de la République, ses enfants, sont ce que nous appelons des établissements, ou colonies. C'est un certain nombre d'hommes envoyés hors de la République, sous [le commandement] d'un chef ou gouverneur, pour habiter un pays étranger, soit antérieurement vide d'habitants, soit alors vidé de ses habitants par la guerre. Et quand une colonie est établie, soit les hommes eux-mêmes se constituent en République, déchargée de la sujétion au souverain qui les a envoyés (comme il a été fait par de nombreuses Républiques de l'antiquité), auquel cas la République d'où ils viennent est appelée leur métropole, leur mère, et elle n'exige d'eux rien de plus que ce qu'un père exige de ses enfants qu'il émancipe et affranchit de son gouverne­ment domestique, c'est-à-dire l'honneur et l'amitié, soit, autrement, ils demeurent unis à la métropole, comme l'étaient les colonies du peuple de Rome, et ils ne constituent pas par eux-mêmes une République, mais une province, une partie de la République qui les a envoyés. De sorte que le droit des colonies, mis à part honorer la métropole et lui rester liées, dépend entièrement de la patente, des lettres par lesquelles le souverain a autorisé leur établissement.

 

 

 

 

Chapitre XXV : Du Conseil.

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Combien il est trompeur de juger de la nature des choses par l'usage habituel inconstant des mots n'apparaît nulle part mieux que dans la confusion entre les conseils et les commandements, qui provient [de ce que nous usons] dans les deux cas d'une façon de parler impérative, comme d'ailleurs en de nombreuses autres occasions. En effet, les mots fais ceci ne sont pas seulement les mots de celui qui commande, mais aussi les mots de celui qui donne un conseil ou de celui qui exhorte; et pourtant, peu d'hommes ne voient pas que ce sont des choses très différentes, ou ne peuvent pas les distinguer quand ils comprennent qui est celui qui parle, à qui les paroles s'adressent, et en quelle occasion. Mais trouvant ces expressions dans les livres, et n'étant pas capables d'entreprendre l'examen des circonstances, ou ne le voulant pas, ils confondent tantôt les préceptes des conseillers et les préceptes de ceux qui commandent, tantôt l'inverse, selon que cela s'accorde  au mieux avec les conclusions qu'ils veulent inférer ou avec les actions qu'ils approuvent. Pour éviter ces méprises et rendre à ces termes de commander, conseiller et exhorter leurs signi­fications propres et distinctes, je les définis ainsi.

 

Il y a COMMANDEMENT quand un homme dit Fais ceci, ou Ne fais pas ceci, et qu'on ne peut attendre d'autre raison que la volonté de celui qui le dit. De cela, il s'ensuit manifestement que celui qui commande prétend de cette façon à son propre avantage, car la raison de son commandement est sa seule volonté personelle, et l'objet propre de la volonté de tout homme est quelque bien pour lui-même.

 

Il y a CONSEIL quand un homme dit Fais ceci ou Ne fais pas ceci, et qu'on déduit ses raisons d'un avantage que tire du conseil celui à qui l'on parle. Et de cela, il est évident que celui qui donne un conseil prétend seulement (quelle que soit son intention) au bien de celui à qui il le donne.

 

Par conséquent, l'une des grandes différences entre conseil et commandement est que le commandement vise le propre avantage de celui qui commande, et le conseil l'avantage d'un autre. Et de là provient une autre différence : on peut être obligé de faire ce qui est commandé, comme quand on s'engage par convention à obéir, mais on ne peut pas être obligé de le faire quand on reçoit un conseil, parce qu'on pâtit soi-même du mal qui peut résulter du fait de ne pas le suivre. Ou si l'on a à s'engager par convention à suivre le conseil, ce dernier prend la nature d'un commandement. Une troisième différence est que personne ne peut prétendre au droit d'être le conseiller d'un autre, parce qu'il n'a pas à prétendre en tirer un avantage pour lui-même. Récla­mer le droit de conseiller un autre prouve une volonté de connaître ses desseins, ou d'acquérir quelque bien pour soi-même, ce qui, comme je l'ai dit plus haut, est l'objet propre de la volonté de tout homme.

 

Il appartient aussi à la nature du conseil que, quel qu'il soit, celui qui le demande ne peut pas en équité accuser ou punir celui qui a donné le conseil. Demander conseil à quelqu'un, en effet, c'est lui permettre de donner le conseil qu'il jugera le meilleur, et, par conséquent, celui qui donne un conseil à son souverain (monarque ou assem­blée) quand on le lui demande ne peut pas en équité être puni pour ce conseil, que ce dernier soit conforme à l'opinion de la majorité ou qu'il ne le soit pas, tant que ce conseil va dans le sens de l'affaire en question. En effet, si l'on pouvait prendre connaissance du sentiment de l'assemblée avant la fin du débat, l'assemblée ne demanderait ni ne recevrait  plus de conseils, car le sentiment de l'assemblée est la décision qui clôt le débat et la fin de toute délibération. Et, en général, celui qui demande un conseil est l'auteur de ce conseil, et il ne peut donc punir celui qui le lui donne; et ce que le souverain ne peut pas, aucune autre homme ne le peut. Mais si un sujet donne conseil à un autre de faire quelque chose de contraire aux lois, si ce conseil procède d'une mauvaise intention ou simplement de l'ignorance, c'est punis­sable par la République, parce l'ignorance de la loi n'est pas une excuse valable, tout homme étant tenu de prendre connaissance des lois auxquelles il est assujetti.

 

L'EXHORTATION, comme la DISSUASION; est un conseil, accompagné, chez celui qui le donne, de signes d'un désir véhément de le voir suivi, ou, pour le dire plus brièvement, qui incite avec véhémence. En effet, celui qui exhorte ne déduit pas les conséquences de ce qu'il conseille de faire, et ne se tient pas, en faisant cela, à la rigueur du raisonnement vrai, mais il encourage à l'action celui qu'il conseille, com­me il en détourne celui qu'il dissuade. Et c'est pourquoi, dans leurs discours, en déduisant leurs raisons, [ceux qui donnent des conseils] tiennent compte des passions et des opinions habituelles des hommes, et font usage d'analogies, de métaphores, d'exemples, et d'autres instruments oratoires, pour persuader leurs auditeurs de l'utilité, de l'honneur ou de la justice qu'il y a à suivre leur conseil.

 

De là, on peut inférer : premièrement, que l'exhortation et la dissuasion sont orientées vers le bien de celui qui donne le conseil, non vers celui qui le demande, ce qui est contraire au devoir d'un conseiller qui, en vertu de la définition du conseil, devrait considérer, non son propre avantage, mais l'avantage de celui qu'il conseille. Et qu'il oriente son conseil vers son propre avantage est assez visible par la longueur et la véhémence de ses recommandations, ou par les artifices qu'il utilise en donnant ce conseil qui, ne lui ayant pas été réclamé, et procédant par conséquent de raisons personnelles, vise principalement son propre avantage et accidentellement, ou pas du tout, le bien de celui qui est conseillé.

 

Deuxièmement, qu'on n'use de l'exhortation et de la dissuasion que quand on parle à une multitude, parce que, quand le discours ne s'adresse qu'à un seul, ce dernier peut interrompre celui qui parle et examiner ses raisons avec plus de rigueur qu'on ne peut le faire au sein d'une multitude, où les individus sont trop nombreux pour s'engager dans une discussion et dialoguer avec celui qui leur parle à eux tous à la fois, sans faire de différences.

 

Troisièmement, que ceux qui exhortent et dissuadent, quand on les requiert pour qu'ils donnent conseil, sont des conseilleurs vénaux et, pour ainsi dire, corrompus par leur intérêt personnel. En effet, quelque bon que soit jamais le conseil qu'ils donnent, celui qui le donne n'est cependant pas davantage un bon conseiller que celui qui donne une sentence juste contre une récompense n'est un juge juste. Mais quand un homme peut légalement commander, comme un père dans sa famille, ou un chef dans une armée, ses exhortations et ses dissuasions sont non seulement légales, mais aussi nécessaires et louables, mais ce ne sont plus des conseils mais des commande­ments. Et ces commandements, quand ils [ordonnent] l'exécution d'une tâche déplaisante, la nécessité parfois, l'humanité toujours, requièrent qu'on les adoucisse en donnant des encouragements, avec le ton et la forme du conseil plutôt qu'avec le langage dur du commandement.

 

Des exemples de la différence entre commandement et conseil peuvent être tirés des formes de discours qui les expriment dans l’Écriture sainte. N'aie pas d'autre Dieux que moi, Ne te fabrique pas d'images taillées, Ne t'empare pas du nom de Dieu en vain, Sanctifie le sabbat, honore tes parents, ne tue pas, ne vole pas, etc., sont des commandements, parce que la raison pour laquelle nous devons obéir est tirée de la volonté de Dieu notre roi, à qui nous sommes obligés d'obéir. Mais ces mots Vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis-moi sont des conseils, parce que la raison pour laquelle nous devons le faire est tirée de notre avantage personnel, qui est que nous aurons un trésor dans les cieux. Ces mots Entrez dans le village qui se trouve devant vous, et vous trouverez une ânesse atta­chée et son ânon; détachez-la et amenez-la moi sont un commandement, car la raison de leur action est tirée de la volonté de leur maître; mais ces mots Repentez-vous et soyez baptisés au nom de Jésus sont des conseils, parce que la raison pour laquelle nous agirions ainsi ne tend pas à l'avantage de Dieu tout-puissant, qui sera toujours le roi, de quelque manière que nous nous rébellions, mais à notre avantage, nous qui n'avons pas d'autre moyen d'éviter le châtiment suspendu au-dessus de nous à cause de nos péchés.

 

De même que la différence entre conseil et commandement vient d'être déduite de la nature du conseil, et cela consiste à déduire l'avantage ou le mal qui peut arriver à celui qui a à être conseillé, par les conséquences nécessaires ou probables de l'action que le conseiller propose, de même, on peut en dériver les différences entre conseil­lers compétents et conseillers incompétents. En effet, l'expérience n'étant que la mémoire des conséquences d'actions semblables précédemment observées, et le con­seil n'étant que le discours par lequel cette connaissance est portée à la connaissance d'autrui, les vertus et les défauts du conseil sont les mêmes que les vertus et défauts intellectuels. Et pour la personne de la République, les conseillers tiennent lieu de mémoire et de discours mental. Mais à cette ressemblance de la République avec un homme naturel est jointe une dissemblance de grande importance, qui est qu'un homme naturel reçoit son expérience des objets naturels de la sensation qui agissent sur lui sans avoir de passions ou d'intérêts personnels, alors que ceux qui donnent des conseils à la personne représentative d'une République peuvent avoir, et ont fréquemment, des fins et des passions particulières qui rendent leurs conseils toujours suspects, et souvent déloyaux. Et nous pouvons donc poser comme première condi­tion d'un bon conseiller : que ses fins et ses intérêts ne soient pas incompatibles avec les fins et les intérêts de celui qu'il conseille.

 

Deuxièmement, comme la fonction d'un conseiller, quand une action vient à être délibérée, est de rendre manifestes les conséquences, d'une manière telle que celui qui est conseillé puisse être informé avec vérité et évidence, le conseiller doit soumettre son avis dans un discours d'une forme telle qu'elle puisse faire apparaître la vérité le plus évidemment, c'est-à-dire avec une ratiocination aussi solide, avec un langage aussi sensé et aussi approprié, d'une façon aussi brève que l'exposé des arguments le permettra. Et c'est pourquoi les inférences faites à la légère et sans preuves, telles que celles qu'on puise dans les exemples, ou dans l'autorité des livres, et qui ne prouvent pas ce que sont le bon et le mauvais, mais ne sont que des témoignages de fait et d'opinion, les expressions obscures, confuses et ambiguës, de même que les discours métaphoriques tendant à exciter les passions (car de tels raisonnements et de telles expressions ne sont bons qu'à tromper ou conduire celui qu'on conseille vers d'autres fins que les siennes propres), sont incompatibles avec la fonction de conseiller.

 

Troisièmement, comme la compétence d'un conseiller procède de l'expérience et d'une longue étude, et que personne n'est présumé avoir de l'expérience dans ces choses qu'il est nécessaire de connaître pour l'administration d'une grande Républi­que, nul n'est présumé être un bon conseiller, sinon pour des affaires dans lesquelles il est très versé et qu'il a beaucoup méditées et examinées. En effet, vu que l'affaire de la République est de maintenir le peuple dans la paix intérieure, et de le protéger des invasions étrangères, nous constaterons que cette affaire requiert une grande connais­sance des dispositions de l'humanité, des droits du gouvernement, et de la nature de l'équité, de la loi, de la justice et de l'honneur, - connaissance qu'on ne peut acquérir sans étude des forces, des biens [disponibles], des lieux, aussi bien de son propre pays que de ceux des voisins, comme aussi des inclinations et desseins de toutes les nations qui pourraient d'une façon ou d'une autre lui nuire. Et cette connaissance ne s'acquiert pas sans beaucoup d'expérience. De toutes ces choses, ce n'est pas seule­ment l'ensemble, mais chacun des détails qui requiert l'âge et l'expérience d'un homme mûr ayant fait plus que des études ordinaires. L'intelligence requise pour conseiller, comme je l'ai dit précédemment (Chapitre VIII), est le jugement. Et les différences des hommes sur ce point viennent d'éducations différentes consacrées, chez certains, à un genre d'études et d'affaires, chez d'autres, à un autre genre. Quand, pour faire quelque chose, il existe des règles infaillibles (comme pour les machines et les édifices, les règles de géométrie), toute l'expérience du monde ne peut égaler le conseil de celui qui a appris ou découvert la règle. Et quand n'existe pas une telle règle, celui qui le plus d'expérience dans un genre particulier d'affaire y a le meilleur jugement et est le meilleur conseiller.

 

Quatrièmement, pour être capable de donner des conseils à la République, dans une affaire qui a trait à une autre République, il est nécessaire d'avoir connaissance des renseignements et des lettres qui proviennent de cette République, et de tous les dossiers des traités et autres transactions d’État entre ces deux Républiques ; ce que personne ne peut faire sinon ceux que le représentant jugera compétents. On voit par là que ceux qui ne sont pas convoqués pour un conseil ne peuvent imposer aucun bon conseil.

 

Cinquièmement, en supposant un nombre égal de conseillers, on est mieux conseillé en les écoutant séparément que dans une assemblée, et cela pour de nom­breuses raisons. Premièrement, en les écoutant séparément, on a l'avis de chacun ; mais dans une assemblée, nombreux sont ceux qui donnent leur avis par oui ou non, ou par les mains et les pieds, et ils ne sont pas mus par leur propre sentiment, mais par l'éloquence d'autrui, ou par crainte de déplaire à certains qui ont parlé, ou à toute l'assemblée, ou par crainte de paraître plus lents à saisir que ceux qui ont applaudi l'opinion contraire. Deuxièmement, dans une assemblée nombreuse, il doit nécessai­rement y en avoir certains dont les intérêts sont contraires aux intérêts publics, et ceux-là, leurs intérêts les rendent passionnés, et la passion les rend éloquents, et l'éloquence attire autrui vers leur avis. En effet, les passions des hommes, qui, séparé­ment, sont modérées, comme la chaleur d'un seul tison, dans une assemblée, sont semblables à de nombreux tisons qui s'enflamment l'un l'autre (surtout quand ils se soufflent l'un sur l'autre par leurs harangues) jusqu'à mettre le feu à la République sous prétexte de la conseiller. Troisièmement, en entendant chaque conseiller sépa­rément, on peut examiner, si besoin est, la vérité ou la probabilité des raisons [avancées], et les fondements de l'avis qu'il donne, par de fréquentes interruptions et objections; ce qui ne peut être fait dans une assemblée où, à chaque question difficile, on est plutôt surpris et aveuglé par la variété des discours qui s'y rapportent, qu'informé de la direction qu'on doit prendre. De plus, il ne peut y avoir d'assemblée nombreuse, où les membres sont convoqués ensemble, dans laquelle ne se trouvent pas certains qui, ayant l'ambition d'être jugés éloquents, et aussi instruits en politique, ne donnent pas leur avis en se souciant de l'affaire proposée, mais des applaudisse­ments pour leurs discours bariolés, faits de fils et de lambeaux de différentes couleurs [pris] chez les auteurs; ce qui est pour le moins une impertinence qui fait perdre du temps aux consultations sérieuses, ce qui est facilement évité par le secret d'une consultation séparée. Quatrièmement, dans les délibérations qui doivent être tenues secrètes, et c'est souvent le cas dans les affaires publiques, les conseils de plusieurs, surtout dans les assemblées, sont dangereux ; et c'est pourquoi il est nécessaire que les grandes assemblées confient de telles affaires à un nombre moins important [de conseillers], formé des personnes les plus compétentes, et en qui elles ont le plus confiance.

 

Pour conclure, qui approuverait suffisamment [l'idée] de prendre conseil d'un grande assemblée de conseillers, pour désirer, accepter [le résultat] de leurs efforts, quand il est question de marier ses enfants, de gérer ses terres, de gouverner sa maison, d'administrer ses biens personnels, surtout si certains, dans l'assemblée, ne souhaitent pas sa prospérité? Un homme qui fait ses affaires en étant aidé par des conseillers nombreux et sages, en consultant chacun séparément, et dans son domaine de compétence, agit au mieux, comme celui qui, au jeu de paume, utilise des seconds capables, placés aux endroits appropriés. Juste au dessous, est meilleur celui qui n'use que de son propre jugement, comme celui qui, [au jeu de paume], n'a aucun second.  Mais un homme qui, pour ses affaires, est entraîné en tous sens par un conseil sans souplesse, qui ne peut se mouvoir que par la majorité des opinions concordantes, mouvement le plus souvent retardé, par envie ou par intérêt, par la partie du conseil qui se trouve en désaccord, cet homme fait ce qu'il y a de pire, et est semblable à celui qui est porté vers la balle, même par de bons joueurs, mais dans une brouette, ou un autre appareil, lourds en eux-mêmes, et retardé aussi par les jugements et efforts contradictoires de ceux qui conduisent l'appareil, et cela d'autant plus que ceux qui y mettent la main sont plus nombreux, le pire de tout étant que l'un des conseillers, ou davantage, désirent le voir perdre. Et quoiqu'il soit vrai que de nombreux yeux voient mieux qu'un seul oeil, il ne faut pas le croire de nombreux conseillers, sinon quand la résolution finale appartient à un seul homme. Autrement dit, comme de nombreux yeux voient la même chose sous des angles différents, et sont portés à lorgner du côté de leur avantage personnel, ceux qui ne désirent pas manquer la cible, bien qu'ils regardent normalement avec deux yeux, ne visent jamais que d'un oeil. C'est pourquoi aucune grande République populaire ne s'est jamais maintenue que par l'union contre un ennemi étranger, ou par la réputation de quelque homme éminent en son sein, ou par le conseil secret d'une minorité, ou par la crainte mutuelle de factions égales; mais pas par les consultations publiques de l'assemblée. Quant aux très petites Républiques, qu'elles soient populaires ou monarchiques, il n'existe aucune sagesse humaine capable de les maintenir tant que dure la jalousie de puissants voisins.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre XXVI : Des Lois civiles.

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Par LOIS CIVILES, j'entends les lois que les hommes sont tenus d'observer parce qu'ils sont membres, non de telle ou telle République en particulier, mais d'une République. En effet, la connaissance des lois particulières appartient à ceux qui font profession d'étudier les lois de leurs pays respectifs; mais la connaissance de la loi civile en général appartient à tout homme. L'ancienne loi de Rome était appelée sa loi civile, du mot civitas, qui signifie une République; et les pays qui, ayant été assujettis à l'empire romain et gouvernés par cette loi, en conservent encore la partie qu'ils pensent leur convenir, appellent cette partie la loi civile pour la distinguer du reste de leurs propres lois civiles. Mais ce n'est pas d'elle que j'ai l'intention de parler maintenant, mon dessein étant de montrer, non ce qu'est la loi ici ou là, mais ce qu'est la loi; comme l'ont fait Platon, Aristote, Cicéron, et divers autres auteurs, sans prétendre faire profession d'étudier la loi.

 

Et premièrement, il est manifeste que la loi en général n'est pas un conseil, mais un commandement; non un commandement de n'importe qui à n'importe qui, mais uniquement de celui dont le commandement est adressé à quelqu'un qui est déjà obligé de lui obéir. Pour comprendre ce qu'est la loi civile, il suffit d'indiquer qui est la personne qui commande, c'est-à-dire la persona civitatis, la personne de la République.

 

Cela étant considéré, je définis la loi civile de cette manière : par LOI CIVILE, il faut entendre ces règles dont la République, oralement ou par écrit, ou par un autre signe suffisant de la volonté, a commandé à tout sujet d'user pour distinguer le bon et le mauvais (right and wrong), c'est-à-dire ce qui est contraire et ce qui n'est pas contraire à la règle.

 

Dans cette définition, il n'y a rien qui ne soit, à première vue, évident. En effet, chacun voit que certaines lois s'adressent en général à tous les sujets, certaines en particulier à des provinces, d'autres en particulier à des professions, et d'autres [encore] en particulier à des individus, et qu'elles sont lois pour chacun de ceux à qui le commandement s'adresse, et pour personne d'autre; que les lois sont des règles du juste et de l'injuste, rien n'étant réputé injuste qui ne soit contraire à quelque loi; que personne, de même, ne peut faire de lois si ce n'est la République, parce que nous ne sommes assujettis qu'à la République ; et que les commandements doivent être signi­fiés par des signes suffisants, parce qu'autrement on ne sait pas comment leur obéir. Et tout ce qui peut être déduit de cette définition par consécution nécessaire doit être reconnu pour vrai. J'en déduis tout de suite ce qui suit.

 

Le législateur, dans toutes les Républiques, est le seul souverain, que ce soit un seul homme, comme dans une monarchie, ou une seule assemblée d'hommes, comme en démocratie ou en aristocratie. Le législateur est en effet celui qui fait la loi. Et la République seule prescrit et commande l'observation de ces règles que nous appelons loi. La République est donc le législateur. Mais la République n'est une personne et n'a la capacité de faire quelque chose que par son représentant, c'est-à-dire le souve­rain ; et c'est pourquoi le souverain est le seul législateur. Pour la même raison, personne ne peut abroger une loi [déjà] faite, si ce n'est le souverain, parce qu'une loi n'est abrogée que par une autre loi qui interdit qu'on la mette à exécution.

 

Le souverain de la République, qu'il soit une assemblée ou un seul homme, n'est pas assujetti aux lois civiles, car, ayant le pouvoir de faire ou d'abroger les lois, il peut, quand il lui plaît, se libérer de cette sujétion en abrogeant ces lois qui le gênent et en en faisant de nouvelles. Il était par conséquent déjà libre, car est libre celui qui peut se libérer quand il le veut. Il n'est pas non plus possible qu'une personne soit contrainte par elle-même parce que celui qui peut contraindre peut libérer [de la contrainte]; et celui qui n'est contraint que par lui-même n'est pas contraint.

 

Quand un long usage donne l'autorité d'une loi, ce n'est pas la durée qui fait cette autorité, mais la volonté du souverain signifiée par son silence (car le silence est parfois une preuve de consentement), et cet usage n'est loi qu'aussi longtemps que le souverain sera silencieux sur la question. Et c'est pourquoi, si le souverain fonde une question de droit, non sur sa volonté présente, mais sur les lois antérieurement faites, la durée écoulée ne porte aucun préjudice à son droit, et la question sera jugée selon l'équité. En effet, de nombreuses actions et de sentences injustes demeurent sans contrôle un temps plus long que ce qu'un homme peut avoir en mémoire. Et nos juristes ne considèrent pas les coutumes comme des lois, sinon quand elles sont raisonnables, et [ils considèrent] qu'il appartient à celui qui fait la loi, assemblée souveraine ou monarque souverain, de décider de ce qui doit être aboli.

 

La loi de nature et la loi civile se contiennent l'une l'autre et sont d'égale étendue. En effet, les lois de nature, qui consistent dans l'équité, la justice, la gratitude et les autres vertus morales qui en dépendent, dans l'état de simple nature (comme je l'ai dit précédemment à la fin du chapitre XV), ne sont pas, à proprement parler, des lois, mais [plutôt] des qualités qui disposent les hommes à la paix et à l'obéissance. Une fois qu'une République est établie, elles sont effectivement des lois, mais pas avant, car elles sont alors les commandements de la République et sont donc aussi les lois civiles, le pouvoir souverain obligeant les hommes à leur obéir. Pour [régler] les différends entre les particuliers, il est nécessaire, pour déclarer ce qu'est l'équité, la justice et la vertu morale, et pour contraindre ces hommes, qu'il y ait des ordonnances du pouvoir souverain, et que des châtiments soient ordonnés pour ceux qui les enfreindront ; lesquelles ordonnances sont donc une partie de la loi civile. La loi de nature est donc une partie de la loi civile dans toutes les Républiques du monde. Réci­proquement, aussi, la loi civile est une partie de ce que dicte la nature. En effet, la justice, c'est-à-dire exécuter les conventions et donner à chacun ce qui est sien, est ce que dicte la loi de nature. Tout sujet, dans une République, s'est engagé par convention à obéir à la loi civile, soit par une convention de l'un avec l'autre, comme quand les hommes s'assemblent pour constituer un représentant commun, soit par une convention du représentant lui-même avec chacun, un par un, quand, soumis par l'épée, les hommes promettent d'obéir pour conserver la vie. L'obéissance à la loi civile est donc aussi une partie de la loi de nature. La loi civile et la loi naturelle ne sont pas des lois d'un genre différent, mais les différentes parties de la loi, dont une partie, écrite, est appelée loi civile, et une autre, non écrite, loi naturelle. Mais le droit de nature, c'est-à-dire la liberté naturelle de l'homme, peut être diminué et restreint. [Disons] mieux! La fin de l'élaboration des lois n'est autre que cette restriction, sans laquelle aucune paix n'est possible. Et la loi ne fut mise au monde pour aucune autre chose que de limiter la liberté naturelle des individus de telle manière qu'ils puissent, au lieu de se nuire, s'assister les uns les autres et s'unir contre un ennemi commun.

 

Si le souverain d'une République soumet un peuple qui a vécu sous d'autres lois écrites, et qu'il les gouverne ensuite par les mêmes lois que celles par lesquelles ce peuple a été antérieurement gouverné, ces lois sont cependant les lois civiles du vainqueur et non celles de la République vaincue, car le législateur n'est pas celui par l'autorité duquel les lois ont été faites à l'origine, mais celui par l'autorité duquel elles continuent aujourd'hui à être des lois. Si donc il y a différentes provinces dans l'em­pire de la République, et dans ces province une diversité de lois, qui sont communé­ment appelées les coutumes de chaque province, il ne faut pas entendre que ces coutumes tirent leur force du temps écoulé, mais qu'elles étaient anciennement des lois écrites, ou rendues publiques d'une autre façon, comme les arrêts et statuts de leurs souverains, et qu'elles sont désormais des lois, non en vertu de la prescription de temps, mais par les arrêts de leurs souverains actuels. Mais si une loi non écrite, dans toutes les provinces de l'empire, est généralement observée, et qu'aucune iniquité n'apparaît dans son usage, cette loi ne peut qu'être une loi de la nature, obligeant également tout le genre humain.

 

Vu que toutes les lois, écrites et non écrites, tiennent leur autorité et leur force de la volonté de la République, c'est-à-dire de la volonté du représentant, qui est un monarque en monarchie et une assemblée souveraine dans les autres Républiques, on peut se demander d'où procèdent ces opinions qu'on trouve dans les livres d'éminents juristes de plusieurs Républiques qui, directement ou par des consécutions, font dé­pendre le pouvoir législatif des particuliers ou des juges subalternes. Ainsi, par exemple, l'opinion que la common law n'est contrôlée que par le Parlement, ce qui n'est vrai que si le Parlement a le pouvoir souverain et qu'il ne peut être assemblé et dissous qu'à la propre discrétion de ses membres; car si quelqu'un d'autre détient le droit de le dissoudre, il détient aussi le droit de le réglementer, et par conséquent de réglementer ses réglementations. Et si ce droit n'existe pas, alors celui qui réglemente les lois n'est le parlamentum mais le rex in parlamento. Mais quand un Parlement est souverain, qu'il convoque autant d'hommes, ou autant de sages venant des pays qui lui sont assujettis, quelle que soit la cause, personne ne croira qu'une telle assemblée a acquis par là sur le Parlement un pouvoir législatif. Il existe aussi cette autre opinion : que les deux armes de la République sont la force et la justice, la pre­mière appartenant au roi, l'autre étant déposée entre les mains du Parlement. Comme si une République pouvait subsister quand la force se trouve entre des mains que la justice n'a pas l'autorité de commander et de gouverner.

 

Que la loi ne puisse jamais être contraire à la raison, nos juristes en conviennent; et ils conviennent que ce n'est pas la lettre (c'est-à-dire toute interprétation de la lettre), qui est loi, mais l'interprétation qui s'accorde avec l'intention du législateur. Et c'est vrai, mais on doute : quel est celui dont la raison sera reçue comme loi? Il ne peut s'agir de quelque raison d'un particulier, car alors il y aurait autant de contra­dictions dans les lois qu'il y en a dans les Écoles. Ni même, comme l'assurait Sir Edward Coke, d'une artificielle perfection de raison (comme la sienne), acquise par une longue étude, une longue observation et une longue expérience. En effet, il est possible qu'une longue étude augmente le nombre de sentences erronées, et qu'elle les confirme; et quand on construit sur de faux fondements, plus on construit, et plus grand est le gâchis; et parmi ceux qui étudient et font des observations pendant une durée égale et avec la même diligence, les raisons et résolutions sont, et doivent de­meurer, discordantes. Ce n'est donc pas cette juris prudentia, cette sagesse des juges subalternes, mais la raison de cet homme artificiel, la République et ses commandements, qui fait la loi; et la République n'étant, par son représentant, qu'une seule personne, il ne peut facilement survenir de contradictions dans les lois; et s'il en survient, la même raison est capable, par des interprétations et des modifications, de les faire disparaître. Dans toutes les cours de justice, le souverain (qui est la personne de la République) est celui qui juge. Le juge subalterne doit faire attention à la raison qui a amené le souverain à faire telle loi, afin que sa sentence s'accorde avec cette raison, et dans ce cas, cette sentence est la sentence de son souverain. Autre­ment, c'est sa propre sentence, et elle est injuste.

 

La loi étant un commandement, et un commandement consistant en la déclaration, la manifestation de la volonté de celui qui commande, oralement, ou par écrit, ou par quelque autre preuve suffisante [qu'il s'agit bien de sa volonté], nous pouvons comprendre que le commandement de la République est loi uniquement pour ceux qui ont les moyens d'en prendre connaissance. Il n'est pas de loi au-dessus des idiots de naissance, des enfants, des fous, pas plus qu'au-dessus des bêtes brutes, et d'un point de vue juridique ils ne sont ni justes ni injustes, parce qu'ils n'ont jamais eu le pouvoir de passer une convention ou d'en comprendre les conséquences, et que, par conséquent, ils n'ont jamais pris sur eux d'autoriser les actions de quelque souverain, comme ils doivent le faire pour se construire une République. Il en est de même de ceux que la nature ou un accident a privés de la connaissance de toutes les lois en général. De même, tout homme, qu'un accident dont il n'est pas responsable a privé des moyens de prendre connaissance de quelque loi particulière, est excusé s'il ne l'observe pas, et, à proprement parler, cette loi n'est pas une loi pour lui. Il est donc nécessaire de considérer quelles preuves et quels signes suffisent pour que soit connue ce qu'est la loi, c'est-à-dire ce qu'est la volonté du souverain, aussi bien dans les monarchies que dans les autres formes de gouvernement.

 

Premièrement, s'il existe une loi qui oblige tous les sujets sans exception, et qui n'est pas écrite, ni publiée d'une autre façon en ces lieux où l'on peut en prendre con­naissance, c'est une loi de nature. En effet, tout ce que les hommes doivent recon­naître pour loi, non sur la parole d'autrui, mais chacun par sa propre raison, doit être tel qu'il y ait accord avec la raison de tous les hommes, ce qui ne peut être pour aucune loi, sinon pour la loi de nature. Il n'est donc pas nécessaire de publier, ni de proclamer, les lois de nature, en tant qu'elles sont contenues dans cette unique sen­tence, approuvée dans le monde entier : ne fais pas à autrui ce que tu juges déraison­nable qu'autrui te fasse.

 

Deuxièmement, si c'est une loi qui oblige uniquement des hommes d'une certaine condition, ou un seul individu, et qu'elle n'est pas écrite, ni publiée par le monde, c'est alors aussi une loi de nature, et elle est connue par les mêmes preuves et signes qui distinguent ceux qui sont dans une telle condition des autres sujets. En effet, toute loi non écrite, ou qui n'est en aucune façon publiée par celui qui fait qu'elle est loi, ne peut être connue d'aucune autre manière que par la raison de celui qui doit lui obéir, et elle est donc non seulement une loi civile, mais aussi une loi naturelle. Par exem­ple, si le souverain emploie un ministre public, sans instructions écrites précisant ce qu'il faut faire, ce ministre est obligé de prendre comme instructions ce que dicte la raison; et s'il institue un juge, le juge doit tenir compte du fait que sa sentence doit être en accord avec la raison de son souverain , et, sa raison étant censée être l'équité, le juge est tenu de s'y tenir par la loi de nature. S'il s'agit d'un ambassadeur, celui-ci doit, pour toutes les choses qui ne sont pas contenues dans les instructions écrites, prendre pour instruction ce que la raison lui dicte comme étant le plus favorable à l'intérêt de son souverain; et il en est ainsi des toutes les autres ministres de la souveraineté, publics ou privés. Toutes ces instructions de la raison naturelle peuvent être englobées sous le nom de loyauté, qui est une branche de la justice naturelle.

 

À l'exception de la loi de nature, il appartient à l'essence de toutes les autres lois d'être portées à la connaissance de tout homme qui sera obligé de leur obéir, soit oralement, soit par écrit, soit par quelque autre acte connu comme procédant de l'autorité souveraine. En effet, la volonté d'autrui ne peut être comprise que par ses propres paroles, ses actes, ou par des conjectures faites à partir de ses buts et desseins, que l'on suppose toujours, dans la personne de la République, s'accorder avec l'équité et la raison. Dans les temps anciens, avant que l'écriture ne soit d'un usage commun, les lois étaient souvent mises en vers, pour que le peuple inculte, prenant plaisir à les chanter ou à les réciter, puisse plus facilement les retenir en mémoire. Et pour la même raison, Salomon recommande à un homme de lier les Dix Commandements à ses dix doigts. Quant à la Loi que Moïse donna aux enfants d'Israël au renouvelle­ment du contrat d'Alliance, il leur ordonna de l'apprendre à leurs enfants, en en parlant aussi bien à la maison qu'en chemin, aussi bien en allant se coucher qu'en se levant, de l'inscrire sur les montants et les portes de leurs maisons, et de rassembler le peuple, hommes, femmes et enfants, pour en entendre la lecture.

 

Il n'est pas suffisant que la loi soit écrite et publiée, il faut aussi qu'il existe des signes manifestes qu'elle procède de la volonté du souverain, car les particuliers, quand ils ont, ou croient avoir assez de force pour assurer leurs injustes desseins, et les mener en toute sécurité jusqu'au but [visé] par leurs ambitions, peuvent publier comme lois ce qui leur plaît, sans ou contre l'autorité législative. Il est donc néces­saire qu'il y ait, non seulement une déclaration de loi, mais aussi des signes suffisants de l'auteur et de l'autorité. Qui est l'auteur, le législateur, en toute République, cela est évident, parce qu'il est le souverain qui, ayant été institué par le consentement de chacun, est supposé être suffisamment connu par tous. Et quoique l'ignorance et le [sentiment] de sécurité des hommes soient tels, pour la plupart, qu'ils finissent par en oublier la première institution de leur République et ne songent plus au pouvoir qui les défend habituellement contre leurs ennemis, qui protège leurs activités, qui leur rend justice quand un tort leur a été fait, cependant, parce que nul, y songeant, ne peut avoir un doute, aucune excuse ne peut être tirée de l'ignorance du lieu où se trouve la souveraineté. Et la raison naturelle nous dicte (et c'est par conséquent une loi de nature évidente) que nul ne doit affaiblir ce pouvoir dont il a lui-même réclamé ou reçu sciemment la protection contre autrui. Par conséquent, à la question qui est souverain?, nul homme ne peut avoir un doute sans en être personnellement responsable (quoi que les méchants suggèrent). La difficulté consiste à prouver que l'autorité a bien pour origine le souverain; et sa solution dépend de la connais­sance des tous les registres publics, des conseils publics, des ministres et sceaux publics par lesquels toutes les lois sont suffisamment authentifiées. Authentifiées, ai-je dit, et pas autorisées, car la vérification n'est que l'attestation et l'enregistrement, non l'autorité de la loi, qui consiste uniquement dans le commandement du souverain.

 

Si donc un homme est impliqué dans une affaire de tort qui dépend de la loi de nature, c'est-à-dire de la commune équité, la sentence du juge à qui a été confiée l'au­torité d'instruire de telles causes est une authentification suffisante de la loi de nature dans ce cas individuel. En effet, quoique l'avis de celui qui fait profession d'étudier la loi soit utile pour éviter les disputes, ce n'est cependant qu'un avis. C'est le juge qui doit, sur audition du litige, dire aux hommes ce qu'est la loi.

 

Mais quand l'affaire porte sur un tort, ou une infraction à la loi, et relève de la loi écrite, chacun, ayant la possibilité d'avoir recours aux registres par lui-même ou par d'autres, peut, s'il le veut, être suffisamment informé, avant de faire tort de cette façon, ou de commettre l'infraction à la loi, pour savoir s'il s'agit ou non d'un tort. Mieux! Il doit procéder ainsi. En effet, quand un homme se demande si l'action qu'il va faire est juste ou injuste, et qu'il peut s'informer s'il le veut, faire cette action est illégal. De la même manière, celui qui se juge victime d'un tort, dans un cas détermi­né par la loi écrite, qu'il peut, par lui-même ou par d'autres, consulter et examiner, et qui porte plainte avant d'avoir consulté la loi, agit injustement et révèle une disposition à importuner autrui plutôt qu'une disposition à réclamer le droit qui est le sien.

 

Si l'affaire porte sur une question d'obéissance à un officier public, avoir vu son mandat avec le sceau public, l'avoir entendu lire ou avoir eu les moyens d'en être informé si on l'avait voulu, c'est là une vérification suffisante de son autorité. En effet, chacun est obligé de s'efforcer de son mieux de s'informer de tous les lois écrites qui peuvent concerner ses propres actions futures.

 

Le législateur étant connu, et les lois étant suffisamment publiées, soit par écrit, soit par la lumière naturelle, il manque cependant une condition tout à fait essentielle pour les rendre obligatoires. En effet, ce n'est pas dans la lettre que consiste la nature de la loi, mais dans ce qui est visé par la loi, dans ce qu'elle veut dire, c'est-à-dire dans l'interprétation authentique de la loi (qui est le jugement du législateur); et c'est pourquoi l'interprétation de toutes les lois appartient au souverain, et que les interprètes ne peuvent être que les interprètes que le souverain (à qui seul les sujets doivent obéissance) nommera. Autrement, en effet, un interprète habile peut faire porter à la loi un jugement contraire à celui du souverain, auquel cas l'interprète devient le législateur.

 

Tous les lois, écrites et non écrites, ont besoin d'être interprétées. Bien que la loi non écrite de nature soit facile à interpréter par ceux qui font usage de leur raison sans partialité et sans passion, ce qui fait que ceux qui la violent n'ont pas d'excuse, cepen­dant, si l'on considère qu'il en est peu, peut-être aucun, qui ne soient dans certains cas aveuglés par l'amour de soi ou quelque autre passion, elle est désormais devenue, de toutes les lois, la plus obscure, et a donc le plus grand besoin d'interprètes compé­tents. Les lois écrites, si elles sont brèves, sont facilement mal interprétées, à cause des différentes significations d'un ou de deux mots; et si elles sont longues, elles sont encore plus obscures, à cause des différentes significations de nombreux mots, à un point tel qu'aucune loi écrite, rédigée en peu ou en beaucoup de mots, ne peut être bien comprise sans une parfaite compréhension des causes finales pour lesquelles la loi fut faite, connaissance qui appartient au législateur. Pour le législateur, donc, il ne peut y avoir de nœud impossible à dénouer, soit en découvrant les fins de la loi, par lesquelles on peut le dénouer, soit en les choisissant comme il le veut (comme le fit Alexandre avec son épée pour le nœud gordien), par son pouvoir législatif, ce qu'au­cun autre interprète ne peut faire.

 

L'interprétation des lois de nature, dans une République, ne dépend pas des livres de philosophie morale. L'autorité des auteurs, sans l'autorité de la République, ne fait pas de leurs opinions des lois, aussi vraies puissent-elles jamais être. Ce que j'ai écrit dans ce traité sur les vertus morales, et sur leur nécessité pour se procurer et maintenir la paix, bien qu'il s'agisse de vérités évidentes, n'est donc pas immédiatement loi par cela, si ce n'est parce que, dans toutes les Républiques du monde, c'est une partie de la loi civile. En effet, quoique ce soit naturellement raisonnable, c'est cependant par le pouvoir souverain que c'est loi. Sinon, ce serait une grande erreur d'appeler les lois de nature lois non écrites, lois sur lesquelles nous voyons tant de volumes publiés, tant de contradictions entre ces volumes, et au sein d'un même volume.

 

L'interprétation de la loi de nature est la sentence du juge institué par l'autorité souveraine pour entendre les litiges relevant de cette loi et en décider, et elle consiste dans l'application de la loi au cas en question. En effet, par l'acte de judicature, le juge ne fait rien de plus que considérer si la requête de la partie s'accorde avec la raison naturelle et l'équité, et la sentence qu'il rend est donc l'interprétation de la loi de nature, laquelle interprétation est authentique, non parce que c'est sa sentence privée, mais parce qu'il la rend par autorité du souverain, par laquelle elle devient la sentence du souverain qui est dès lors loi pour les parties qui plaident.

 

Mais comme n'existe aucun juge subalterne, aucun souverain qui ne puisse se tromper dans un jugement en équité, si ensuite, pour un autre cas semblable, il trouve plus en accord avec l'équité de rendre une sentence contraire, il est obligé de le faire. Aucune erreur humaine ne devient sa propre loi, ni le l'oblige à persévérer en ce sens. Pour la même raison, elle ne devient pas non plus une loi pour les autres juges, même s'ils ont juré de la suivre. En effet, bien qu'une sentence, dans le cas des lois qui peuvent être modifiées, rendue à tort par autorité du souverain qui le sait et le permet, institue une nouvelle loi pour des cas où chaque petit détail est le même, cependant, pour les lois immuables, comme le sont les lois de nature, n'existe aucune loi à laquelle le même juge, ou d'autres juges, doivent se conformer à l'avenir. Les princes succèdent à d'autres princes, un juge passe et un autre juge arrive. Mieux! Le ciel et la terre passeront, mais pas un seul iota de la loi de nature ne passera car c'est la loi éternelle de Dieu. C'est pourquoi toutes les sentences des juges du passé ne peuvent pas, toutes ensemble, constituer une loi contraire à l'équité naturelle. Aucun exemple non plus, puisé chez les juges précédents, ne peut donner une autorité à une sentence déraisonnable, ou dispenser un juge actuel de se donner la peine de rechercher ce qu'est l'équité (pour le cas qu'il doit juger) à partir des principes de sa propre raison naturelle. Pour prendre un exemple, il est contraire à la loi de nature de punir l'innocent, et l'innocent est celui qui se disculpe en justice et est reconnu inno­cent par le juge. Supposons maintenant le cas d'un homme accusé d'une infraction capitale, qui, vu le pouvoir et la malveillance de quelque ennemi, et la fréquente corruption et partialité des juges, s'enfuie par crainte de l'issue, soit ensuite repris et soumis à un jugement légal, qu'il apparaisse de façon suffisante qu'il n'est pas coupa­ble de l'infraction à la loi, et que, étant acquitté de son infraction, il soit cependant condamné à perdre ses biens : c'est là une condamnation manifeste de l'innocent. Je dis par conséquent qu'il n'est aucun endroit au monde où cela puisse être une inter­prétation d'une loi de nature, ou être institué une loi par les sentences des précédents juges qui ont jugé de la même façon. En effet, celui qui a jugé ce type de cas le premier a jugé injustement, et aucune injustice ne peut être un modèle de jugement pour les juges ultérieurs. Une loi écrite peut interdire aux innocents de s'enfuir, et ils peuvent être punis pour s'être enfuis; mais que cette fuite par crainte de subir un tort soit considérée comme une présomption de culpabilité, après qu'un homme a été déjà été acquitté de l'infraction à la loi en justice, voilà qui est contraire à la nature d'une présomption, qui n'a plus lieu d'être après qu'on a rendu le jugement. C'est pourtant ce qu'écrit un grand spécialiste de la Common Law anglaise : Si un homme, dit-il, qui est accusé de crime, et qui s'enfuit par crainte de cette accusation, même s'il se disculpe en justice de ce crime, si cependant il s'avère qu'il a fui à cause de cette accusation, on confisquera, nonobstant son innocence, tous ses biens et effets, créances et droits. En effet, pour la confiscation, la loi n'admet aucune preuve contre la présomption légale fondée sur sa fuite. On voit ici un innocent acquitté par la justice, condamné, nonobstant son innocence (alors qu'aucune loi ne lui inter­disait de s'enfuir), après son acquittement, sur une présomption légale, à perdre tous les biens qu'il possède. Si la loi avait fondé sur sa fuite une présomption de fait (ce qui était passible de la peine capitale), la sentence aurait dû être la sentence capitale. Si la présomption ne se fonde pas sur le fait, pourquoi perdrait-il alors ses biens? Cela ne correspond donc à aucune loi de l'Angleterre, et cette condamnation n'est pas fondée sur une présomption de loi, mais sur la présomption des juges. Il est aussi contraire à la loi de dire qu'aucune preuve ne sera admise contre une présomp­tion légale. En effet, tout juge, souverain ou subalterne, s'il refuse d'entendre les preuves, refuse de faire justice car, encore que la sentence soit juste, cependant les juges qui condamnent sans entendre les preuves présentées, sont des juges injustes, et leur présomption n'est qu'une prévention qu'aucun homme ne doit apporter avec lui pour siéger en justice, quels que soient les jugements et exemples précédents qu'il prétendra suivre. Il y a d'autres choses de cette nature où les jugements des hommes ont été pervertis parce qu'ils se sont fiés à des précédents. Mais cela suffit pour montrer que, quoique la sentence du juge soit une loi pour les parties qui plaident, elle n'est cependant pas loi pour le juge qui lui succédera dans cette fonction.

 

De la même manière, quand la question porte sur la signification des lois écrites, celui qui écrit un commentaire sur ces lois n'est pas leur interprète. En effet, les commentaires sont communément plus sujets aux arguties que le texte lui-même, ils exigent d'autres commentaires, et ainsi, on n'aura jamais fini d'interpréter. Et donc, à moins qu'il n'y ait un interprète autorisé par le souverain, dont les juges subalternes ne doivent pas s'écarter, l'interprète ne peut être autre que les juges ordinaires, de la même manière qu'ils le sont dans le cas d'une loi non écrite. Leurs sentences doivent être prises comme des lois par ceux qui plaident, mais les autres juges ne sont pas tenus, pour les cas semblables, de rendre des jugements semblables. En effet, un juge peut se tromper, même dans l'interprétation des lois écrites, mais aucune erreur d'un juge subalterne ne peut modifier la loi, qui est la sentence générale du souverain.

 

Pour les lois écrites, on a l'habitude de faire une différence entre la lettre et l'esprit de la loi; et si par lettre, on entend tout ce qu'on peut faire sortir des simples mots, c'est une bonne distinction. En effet, les significations de presque tous les mots, soit en eux-mêmes, soit dans leur usage métaphorique, sont ambiguës et, dans un débat, on peut les tirer vers de nombreux sens, alors que la loi n'a qu'un seul sens. Mais si par lettre, on entend le sens littéral, alors la lettre et l'esprit, ou intention de la loi ne font qu'une. En effet, le sens littéral est celui que le législateur avait l'intention de signifier par la loi. Or, l'intention du législateur est toujours supposée être l'équité, car ce serait pour un juge offenser gravement le souverain que de penser autrement. Le juge doit donc, si ce que dit la loi n'autorise pas pleinement une sentence raison­nable, y suppléer par la loi de nature, ou, si le cas est difficile, reporter le jugement jusqu'à ce qu'il reçoive un mandat plus précis. Par exemple, une loi écrite ordonne que celui qui est chassé par la force de sa maison y soit réintégré par la force. Or, il se trouve qu'un homme a laissé sa maison inoccupée, et à son retour on l'empêche d'entrer par la force. Dans ce cas, aucune loi spéciale n'a été prévue. Il est manifeste que ce cas est compris dans la même loi, car autrement, il n'a plus aucun recours, ce qu'on doit supposer contraire à l'intention du législateur. De même, le texte de la loi ordonne de juger conformément aux dépositions. Un homme est accusé à tort d'un acte que le juge lui-même a vu un autre faire, et non celui qui est accusé. Dans ce cas, le juge ne doit ni suivre la lettre de la loi pour condamner l'innocent, ni rendre une sentence qui soit contraire aux dépositions des témoins, parce que la lettre de la loi y est contraire. Il doit obtenir du souverain qu'un autre juge soit choisi et qu'il soit lui-même témoin. De sorte que les incommodités qui viennent des simples mots de la loi écrite peuvent le conduire à l'intention de la loi, afin, de cette façon, de l'interpréter au mieux, car aucune incommodité ne peut justifier une sentence contraire à la loi. En effet, tout juge est juge du bon et du mauvais, non de ce qui convient ou ne convient pas à la République.

 

Les aptitudes qu'on exige d'un bon interprète de la loi, c'est-à-dire d'un bon juge, ne sont pas les mêmes que celles qu'on exige d'un avocat, à savoir [celles qui sont fondées sur] l'étude des lois. En effet, un juge, tout comme il ne doit prendre con­naissance du fait que par les seuls témoins, doit de même prendre connaissance de la loi par les seuls statuts et arrêts du souverain, allégués dans les plaidoiries, ou qui ont été portés à sa connaissance par ceux qui tiennent du souverain l'autorité de le faire; et il n'a pas besoin de se soucier, avant, de son jugement, puisque ce qu'il dira sur le fait lui sera donné par les témoins, et ce qu'il dira sur les questions de loi par ceux qui les lui indiqueront par leurs plaidoiries, [et ceux] qui ont autorité pour interpréter la loi au tribunal. An Angleterre, les Lords du Parlement étaient juges, et les cas les plus difficiles ont été entendus et décidés par eux. Cependant, peu d'entre eux étaient vraiment versés dans l'étude des lois, et encore moins nombreux étaient ceux qui en faisaient profession, et quoiqu'ils consultassent des juristes qui étaient nommés pour pouvoir être consultés sur place, ils étaient cependant seuls à avoir autorité pour rendre la sentence. De la même manière, dans les procès ordinaires, douze hommes sans titre particulier sont juges et rendent la sentence non seulement sur le fait, mais aussi sur le droit, et ils se bornent à se prononcer pour le plaignant et le défendeur. Et s'il est question d'infraction à la loi, ils ne déterminent pas seule­ment si elle a été commise ou non, mais aussi si c'est un meurtre, un homicide, un crime, des voies de fait, etc., [bref] ce qu'a décidé la loi. Mais parce qu'ils ne pas sont pas censés connaître la loi par eux-mêmes, quelqu'un a autorité pour les informer de cette loi dans le cas particulier qu'ils ont à juger. Cependant, s'ils ne ju­gent pas en accord avec ce que leur est dit, ils ne sont pas pour cela susceptibles d'encourir une peine, à moins qu'on ne fasse apparaître qu'ils ont jugé contre leur conscience ou qu'ils ont été soudoyés.

 

Ce qui fait un bon juge ou un bon interprète de la loi, c'est : premièrement, l'exacte compréhension de cette principale loi de nature qu'on appelle l'équité, qui ne dépend pas de la lecture de ce que les hommes ont écrit, mais de la bonne qualité, chez un homme, de sa propre raison naturelle, et de la méditation, et qui est censée se trouver chez ceux qui ont le plus de loisir pour méditer sur cette loi, et qui y sont le plus portés. Deuxièmement, le dédain des richesses superflues et de l'avancement. Troisièmement, être capable, pour juger, de se débarrasser de toute crainte, colère, haine, amour et compassion. Quatrièmement et dernièrement, avoir la patience d'écouter, pendre soin d'être attentif pour cela, avoir de la mémoire pour retenir, digérer et appliquer ce qui a été entendu.

 

La distinction et la classification des lois a été faite de diverses manières, selon les méthodes différentes des hommes qui ont écrit sur ce sujet. En effet, c'est une chose qui ne dépend pas de la nature mais du plan de l'écrivain, et qui est donc subor­donnée à la méthode personnelle de chacun. Dans les Institutes de Justinien, nous trouvons sept sortes de lois civiles :

 

Les édits, arrêts et lettres du prince, c'est-à-dire de l'empereur, parce que tout le pouvoir du peuple lui appartenait. Les proclamations des rois d'Angleterre leur sont semblables.

 

Les décrets de tout le peuple de Rome, y compris le Sénat, quand ils étaient mis en débat par le Sénat. Ce furent des lois, d'abord, en vertu du pouvoir souverain rési­dant dans le peuple, et celles d'entre elles qui ne furent pas abrogées par les empereurs demeurèrent lois en vertu de l'autorité impériale. En effet, toutes les lois auxquelles on est tenu sont censées être lois par l'autorité de celui qui a le pouvoir de les abroger. Ces lois sont en quelque sorte semblables aux actes du parlement, en Angleterre.

 

Les décrets de la plèbe, à l'exclusion du Sénat, quand ils étaient mis en débat par le tribun du peuple. En effet, ceux d'entre eux qui ne furent pas abrogés par les empe­reurs demeurèrent lois en vertu de l'autorité impériale. Ces décrets sont semblables aux  ordres de la Chambre des Communes, en Angleterre.

 

 Les senatusconsulta, les ordres du Sénat, parce que, quand le peuple de Rome devint si nombreux qu'il était difficile de l'assembler, l'empereur jugea bon de devoir consulter le Sénat au lieu du peuple; et ces lois ont quelque ressemblance avec les actes du conseil.

 

Les édits des prêteurs, et dans certains cas des édiles, tels les présidents de tribunaux des cours d'Angleterre.

 

Les responsa prudentium, qui étaient les sentences et les opinions de ces juristes auxquels l'empereur donnait autorité pour interpréter la loi et pour répondre à ceux qui leur demandaient leur avis en matière de loi. Les juges, en rendant leur jugement, étaient obligés par les arrêts de l'empereur de se conformer à ces avis. Ce serait semblable aux procès-verbaux des affaires jugées, si les autres juges étaient tenus par la loi d'Angleterre de s'y conformer. En effet, les juges de la common law d'Angleterre ne sont pas proprement des juges, mais des juris consulti, à qui les juges, qui sont soit les lords, soit douze hommes du pays, doivent demander avis sur les points de loi.

 

Aussi les coutumes non écrites, qui sont, par leur nature propre, une imitation de la loi, sont de véritables lois par le consentement tacite de l'empereur, au cas où elles ne sont pas contraires à la loi de nature.

 

Il existe une autre classification des lois en lois naturelles et lois positives. Les lois naturelles sont celles qui sont lois de toute éternité, et elles sont appelées non seulement lois naturelles, mais aussi lois morales, qui consistent en vertus morales comme l'équité et toutes les tournures d'esprit conduisant à la paix et à la charité, dont j'ai déjà parlé aux chapitres quatorze et quinze.

 

Les lois positives sont celles qui n'existent pas de toute éternité, mais qui ont été faites lois par ceux qui détenaient le pouvoir souverain sur les autres, et ces lois sont soit écrites, soit portées à la connaissance des hommes par quelque autre preuve [qu'il s'agit bien] de la volonté de leur législateur.

 

De plus, parmi les lois positives, certaines sont humaines, d'autres sont divines; et parmi les lois positives humaines, certaines sont distributives, d'autres sont pénales. Les lois distributives sont celles qui déterminent les droits des sujets, déclarant à chaque homme quel est le droit par lequel il acquiert et détient une propriété en terres ou en biens mobiliers, et un droit d'action, ou liberté d'action. Ces lois s'adressent à tous les sujets. Les lois pénales sont celles qui déclarent quelle peine sera infligée à ceux qui violent la loi, et elles s'adressent aux ministres et officiers institués pour les exécuter. Car, quoique chacun doive être informé des châtiments prévus en cas de transgression, cependant le commandement n'est pas adressé à celui qui commet une infraction (on ne peut imaginer qu'il veuille lui-même loyalement se punir), mais aux ministres publics nommés pour veiller à l'exécution de la peine. Et ces lois pénales sont pour la plupart rédigées en même temps que les lois distributives, et elles sont parfois appelées des jugements, car toutes les lois sont des jugements généraux, ou sentences du législateur, de même que chaque jugement particulier est une loi pour celui dont l'affaire est jugée.

 

Les lois divines positives (car les lois naturelles, étant éternelles et universelles, sont toutes divines) sont celles qui, étant les commandements de Dieu, non de toute éternité, ni universellement adressés à tous les hommes, mais seulement à un certain peuple ou à certaines personnes, sont déclarées telles par ceux qui sont autorisés par Dieu à les déclarer. Mais comment peut-on savoir quel est l'homme qui a cette autorité pour déclarer quelles sont ces lois positives de Dieu? Dieu peut commander de façon surnaturelle à un homme de transmettre des lois aux autres hommes. Mais, comme il est de l'essence de la loi que celui qui est obligé soit assuré de l'autorité de celui qui la lui déclare, et comme on ne peut pas naturellement prendre connaissance que cette autorité vient de Dieu, comment peut-on sans révélation surnaturelle être assuré de la révélation reçue par celui qui la déclare? Et comment peut-on être tenu d'obéir à ces lois ? Pour ce qui est de la première question (comment peut-on être assuré de la révélation d'un autre sans qu'on ait eu soi-même une révélation parti­culière?), c'est évidemment impossible. En effet, quoiqu'on puisse être induit à croire une telle révélation, par les miracles qu'on voit faire à un homme, en voyant l'extraor­dinaire sainteté de sa vie, sa sagesse extraordinaire ou la félicité extraordi­naire de ses actions, toutes choses qui sont des signes d'une grâce extraordinaire de Dieu, cependant, ce ne sont pas des preuves certaines d'une révélation particulière. Faire des miracles, c'est faire quelque chose de merveilleux, mais ce qui est merveilleux pour l'un ne l'est pas pour l'autre. La sainteté peut être feinte, et les félicités visibles de ce monde sont le plus souvent l'ouvrage de Dieu par des causes naturelles et ordinaires. C'est pourquoi nul homme ne peut infailliblement savoir par raison naturelle qu'un autre a eu une révélation surnaturelle de la volonté de Dieu, ce n'est qu'une croyance, et chacun aura une croyance plus ferme ou plus faible selon que les signes lui appa­raîtront plus ou moins importants.

 

Mais la seconde question (comment peut-on être tenu d'obéir à ces lois?) n'est pas aussi difficile. En effet, si la loi déclarée n'est pas contraire à la loi de nature, qui est indubitablement une loi de Dieu, et si l'on s'engage à lui obéir, on est tenu par son propre acte; tenu, dis-je, de lui obéir, non tenu d'y croire, car la croyance des hommes et les pensées intérieures ne sont pas assujetties aux commandements de Dieu, mais seulement à son action, ordinaire ou extraordinaire. Avoir foi en une loi surnaturelle n'est pas lui obéir dans les faits, mais lui donner seulement son assentiment, et ce n'est pas un devoir dont nous faisons preuve à l'égard de Dieu, mais un don que Dieu donne gratuitement à qui lui plaît, de même que ne pas y croire n'est pas faire une infraction à l'une quelconque de ses lois, c'est les rejeter toutes, à l'exception des lois naturelles. Mais ce que je dis sera rendu encore plus clair par les exemples et témoignages qui concernent cette question dans l’Écriture Sainte. La convention que Dieu fit avec Abraham était celle-ci : Ceci est la convention que tu observeras entre moi et toi, et ta descendance après toi. Les descendants d'Abraham n'ont pas eu cette révélation, ils n'existaient pas encore. Pourtant ils étaient une partie de la convention et étaient tenus d'obéir à ce qu'Abraham leur déclarerait être la loi de Dieu, ce qu'ils ne pouvaient être qu'en vertu de l'obéissance qu'ils devaient à leurs parents qui (s'ils ne sont pas assujettis à un autre pouvoir terrestre, comme ici dans le cas d'Abraham) détiennent le pouvoir souverain sur leurs enfants et leurs serviteurs. De même, quand Dieu dit à Abraham, En toi, toutes les nations de la terre seront bénies, car je sais que ordonneras à tes enfants et à ta maison de garder après toi la voie du Seigneur, et d'observer la justice et les décisions judiciaires, il est manifeste que l'obéissance de sa famille, qui n'avait pas eu de révélation, dépendait de la précédente obligation d'obéir à leur souverain. Au mont Sinaï, Moïse monta seul vers Dieu. Il était interdit au peuple d'approcher sous peine de mort. Cependant, le peuple était tenu d'obéir à tout ce que Moïse lui déclarait être la loi de Dieu. Pour quelle raison, sinon leur propre soumission : parle-nous et nous t'entendrons; mais que Dieu ne nous parle pas, de peur que nous ne mourrions. Ces deux passages mon­trent de façon suffisante que, dans une République, un sujet qui n'a pas en particulier une révélation certaine et assurée quant à la volonté de Dieu doit obéir aux com­mandements de la République comme s'il s'agissait de cette volonté; car si les hommes avaient la liberté de prendre comme commandements de Dieu leurs propres rêves et phantasmes, ou les rêves et phantasmes des particuliers, c'est à peine si deux hommes s'accorderaient sur ce que sont les commandements de Dieu, et cependant chacun, par égard à ces songes et phantasmes, mépriserait les commandements de la République. Je conclus donc que, pour toutes les choses qui ne sont pas contraires à la loi morale (c'est-à-dire à la loi de nature), tous les sujets sont tenus d'obéir à ce que les lois de la République déclarent être la loi divine; ce qui est aussi évident à la raison de tout homme, car tout ce qui n'est pas contraire à la loi de nature peut être fait loi au nom de ceux qui détiennent le pouvoir souverain, et il n'y a aucune raison pour que les hommes soient moins obligés par cette loi quand elle est faite au nom de Dieu. D'ailleurs, il n'existe aucun endroit dans le monde où les hommes aient la permission d'alléguer d'autres commandements de Dieu que ceux qui sont déclarés tels par la République. Les États chrétiens punissent ceux qui se révoltent contre la religion chrétienne, et tous les autres États ceux qui établissent une religion qu'ils interdisent. En effet, dans tout ce qui n'est pas réglementé par la République, c'est l'équité (qui est la loi de nature, et donc une loi éternelle de Dieu) que tout homme jouisse également de sa liberté.

 

Il y a aussi une autre distinction entre les lois fondamentales et les lois non fondamentales. Mais je n'ai jamais pu trouver chez un auteur ce que signifie loi fondamentale. Néanmoins, on peut très raisonnablement distinguer les lois de cette manière.

 

En effet, une loi fondamentale, dans toute République, est celle dont la disparition provoque la ruine et la dissolution complète de la République, comme un immeuble dont les fondations sont détruites. Et c'est pourquoi une loi fondamentale est celle par laquelle les sujets sont tenus de soutenir tout pouvoir donné au souverain, qu'il s'agisse d'un monarque ou d'une assemblée souveraine, pouvoir sans lequel la Répu­blique ne peut se maintenir, comme le pouvoir de guerre et de paix, de judicature, de choix des officiers, et tout ce que le souverain jugera nécessaire pour le bien public. Une loi non fondamentale est celle dont l'abrogation n'entraîne pas avec elle la dissolution de la République, comme sont les lois qui concernent les litiges de sujet à sujet. C'est assez pour la classification des lois.

 

Je trouve les expressions lex civilis et jus civile, c'est-à-dire loi civile et droit civil employées indifféremment [pour désigner] la même chose, même chez les auteurs les plus savants, ce qui, pourtant, ne devrait pas être. En effet, le droit est liberté, à savoir cette liberté que la loi civile nous accorde, mais la loi civile est une obligation qui nous ôte la liberté que la loi de nature nous a donnée. La nature a donné à tout homme le droit d'assurer sa sécurité par sa propre force et d'attaquer préventivement son prochain s'il le suspecte; mais la loi civile nous ôte cette liberté dans tous les cas où l'on peut attendre sans danger la protection de la loi, de sorte que lex et jus diffèrent autant que l'obligation et la liberté.

 

De même les mots lois et chartes sont employées indifféremment [pour désigner] la même chose. Pourtant, les chartes sont des donations du souverain, et ne sont pas des lois, mais des exemptions de la loi. La formule d'une loi est jubeo, injungo, [c'est-à-dire] je commande, j'enjoins, la formule d'une charte est dedi, concessi, [c'est-à-dire] j'ai donné, j'ai concédé. Mais ce qui est donné ou concédé à un homme ne lui est pas imposé de force par une loi. Une loi peut être faite pour obliger tous les sujets d'une République; une liberté, une charte est faite pour un seul homme ou une seule partie du peuple. En effet, dire que le peuple entier de la République dispose de liberté en tel ou tel cas, c'est dire que, dans un tel cas, aucune loi n'a été faite, ou, si une loi a été faite, qu'elle est désormais abrogée.

 

 

Chapitre XXVII : Des Infractions à la loi, excuses et circonstances atténuantes.

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Un péché n'est pas seulement la transgression d'une loi, elle est aussi tout mépris du législateur, car un tel mépris est une infraction à toutes les lois à la fois. Le péché peut donc consister non seulement dans le fait de commettre un acte, ou de tenir un discours interdit par les lois, ou dans l'omission de ce que la loi commande, mais aussi dans l'intention, dans le dessein de la transgresser. En effet, le dessein d'enfreindre la loi est un certain degré de mépris envers celui à qui il appartient de veiller à son exécution. Se délecter, en imagination seulement, [à l'idée] de posséder les biens d'un autre homme, ses serviteurs, ou sa femme, sans aucune intention de les lui prendre par la force ou la ruse, ce n'est pas une violation de la loi qui dit : Tu ne convoiteras pas. N'est pas non plus un péché le plaisir qu'on a à imaginer ou rêver la mort de celui dont on ne peut attendre de son vivant que dommage et déplaisir. Mais c'est un péché que de décider de mettre à exécution quelque acte tendant à provoquer sa mort. En effet, éprouver du plaisir en imaginant ce qui donnerait du plaisir si c'était réel est une passion si attachée à la nature, aussi bien de l'homme que de toute autre créature vivante, qu'en faire un péché serait considérer le fait d'être un homme comme un péché. Cette réflexion m'a fait juger trop sévères ceux qui, aussi bien pour eux-mêmes que pour les autres, soutiennent que les premiers mouvements de l'esprit, même mis en échec par la crainte de Dieu, sont des péchés. J'avoue cependant qu'il est moins risqué de se tromper dans ce sens que dans l'autre.

 

Une INFRACTION A LA LOI est un péché consistant à commettre par des actes ou des paroles ce que la loi interdit, ou à omettre ce qu'elle commande. Ainsi, toute infraction à la loi est un péché, mais tout péché n'est pas une infraction à la loi. Avoir l'intention de voler ou de tuer est un péché, même si cette intention ne se manifeste jamais dans des paroles ou des actes, car Dieu, qui voit la pensée de l'hom­me, peut l'accuser de cette intention. Mais tant que cette intention ne se manifeste pas dans quelque chose qui soit fait ou dit, par lequel un juge humain puisse prouver qu'il y a eu intention, cette intention ne porte pas le nom d'infraction à la loi. Les Grecs observaient cette distinction entre le mot amartêma et les mots enklêma ou aitia, le premier (qu'on traduit par péché) signifiant tout écart par rapport à la loi, et les deux autres (qu'on traduit par infraction à la loi) signifiant seulement ce péché dont un homme peut accuser un autre homme. Mais il n'y a aucunement lieu que les intentions qui ne se manifestent pas par quelque acte extérieur soient l'objet d'une accusation humaine. De la même manière, les Latins, par le mot peccatum (qui signi­fie péché), entendaient toutes sortes d'écarts par rapport à la loi, mais par le mot crimen (mot qu'ils tirent de cerno, qui signifie percevoir), ils entendaient seulement ces péchés qui peuvent être rendues manifestes devant un juge, et qui, par conséquent, ne sont pas de simples intentions.

 

De cette relation du péché à la loi, et de l'infraction à la loi civile, on peut inférer que : premièrement, là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de péché. Mais comme la loi de nature est éternelle, la violation des conventions, l'ingratitude, l'arrogance, et tous les actes contraires à quelque vertu morale ne peuvent jamais cesser d'être des péchés. Deuxièmement, là où il n'y a pas de loi civile, il n'y a pas d'infraction à la loi, car comme aucune loi ne demeure, sinon la loi de nature, il n'y a aucunement lieu qu'il y ait accusation, tout homme étant son propre juge, accusé seulement par sa propre conscience, et innocenté par la droiture de sa propre intention. Quand donc son intention est droite, son acte n'est pas un péché. Dans le cas contraire, son acte est un péché, mais ce n'est pas une infraction à la loi. Troisièmement, quand il n'y a pas de pouvoir souverain, il n'y a pas non plus d'infraction à la loi, car quand n'existe pas un tel pouvoir, on ne peut avoir aucune protection de la loi, et, par conséquent, chacun peut se protéger par son propre pouvoir. En effet, lors de l'institution du pouvoir souverain, nul n'est censé abandonner le droit de préserver son propre corps, pour la sécurité duquel toute souveraineté est ordonnée. Mais cela doit s'entendre uniquement de ceux qui n'ont pas contribué eux-mêmes à supprimer ce pouvoir qui les protégeait, car cette suppression serait dès le début une infraction à la loi.

 

La source de toute infraction à la loi est quelque défaut de compréhension, quel­que erreur de raisonnement ou quelque soudaine violence des passions. Le défaut de compréhension est l'ignorance ; dans le raisonnement, c'est une opinion erronée. Ajoutons que l'ignorance est de trois sortes : ignorance de la loi, ignorance du souve­rain, et ignorance de la peine. L'ignorance de la loi de nature n'excuse personne, parce que tout homme qui a atteint l'âge d'user de la raison est censé savoir qu'il ne doit pas faire à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fasse. Par conséquent, quel que soit l'endroit où l'on aille, si l'on fait quelque chose de contraire à cette loi, c'est une infraction à la loi. Si un homme arrive chez nous des Indes, et qu'il persuade les gens d'ici de recevoir une nouvelle religion, ou s'il leur enseigne quelque chose qui les incite à désobéir aux lois du pays, même s'il est autant persuadé qu'on peut l'être de la vérité de ce qu'il enseigne, il commet une infraction à la loi, et il peut être avec justice puni pour cette infraction, non seulement parce que sa doctrine est fausse, mais aussi parce qu'il fait ce qu'il n'approuverait pas d'un autre qui, venant de chez nous, tenterait de modifier la religion de là-bas. Mais l'ignorance de la loi civile excusera un homme dans un pays étranger jusqu'à ce que cette loi lui soit déclarée, parce que, jusque-là, il n'est lié par aucune loi civile.

 

De la même manière, si la loi civile, dans son propre pays, n'est pas suffisamment déclarée pour qu'on puisse la connaître si on le veut, et si l'action n'est pas contraire à la loi de nature, l'ignorance est une excuse valable. Dans les autres cas, l'ignorance de la loi civile n'excuse pas.

 

L'ignorance du pouvoir souverain de l'endroit où l'on réside ordinairement n'est pas une excuse, parce qu'on doit prendre connaissance du pouvoir par lequel on est, à cet endroit, protégé.

 

L'ignorance de la peine, quand la loi est déclarée, n'excuse personne, car, en vio­lant la loi (qui, sans une crainte de la peine qui suit l'infraction, ne serait pas une loi, mais de vaines paroles), un homme se soumet à la peine, même s'il ne sait quelle elle est, parce que quiconque fait une action en accepte toutes les conséquences con­nues. Or, le châtiment est une conséquence connue de la violation des lois de toute République. Si le châtiment est déjà déterminé par la loi, il y est assujetti, et si ce n'est pas le cas, il est alors assujetti à un châtiment discrétionnaire. En effet, il est logique que celui qui a causé un tort sans autre limitation que celle de sa propre volonté subisse un châtiment sans autre limitation que celle de la volonté de celui dont la loi a été de cette façon violée.

 

Mais quand une peine, soit est attachée à l'infraction dans la loi elle-même, soit a été infligée habituellement pour des cas semblables, celui qui commet l'infraction est exempté d'une peine plus lourde. En effet, si le châtiment, connu à l'avance, n'est pas assez lourd pour décourager les hommes de commettre l'action, il est une invi­tation à cette action, parce que, quand les hommes comparent l'avantage de l'injustice avec le mal de la punition [correspondante], ils choisissent, par une nécessité de nature, ce qui leur semble meilleur. Et par conséquent, quand ils sont punis plus lourdement que ce que la loi avait antérieurement déterminé, ou plus lourdement que ceux qui ont été punis pour la même infraction, c'est la loi qui les a tentés et qui les a trompés.

 

Aucune loi faite après que l'acte a été commis ne peut faire de cet acte une infrac­tion à la loi, parce que si l'acte est contraire à la loi de nature, la loi existait avant l'acte; et il est impossible d'en prendre connaissance avant qu'elle ne soit faite, et elle ne peut donc pas être obligatoire. Mais quand la loi qui interdit un acte est faite avant que l'acte ne soit commis, celui qui commet l'acte est passible de la peine instituée après coup, au cas où une peine moins lourde n'a été instituée avant ni par écrit, ni par l'exemple, pour la raison qui vient juste d'être alléguée.

 

À partir de défauts de raisonnement (c'est-à-dire d'erreurs), les hommes sont incités à enfreindre les lois de trois façons. Premièrement, par la présomption de faux principes, comme quand les hommes, ayant observé comment, en tous lieux et de tous temps, les actions injustes ont acquis une autorité par la violence et les victoires de ceux qui les ont commises, et que, les puissants, se frayant un passage à travers la toile d'araignée des lois de leur pays, seuls les plus faibles et ceux qui ont échoué dans leur entreprise ont été jugés criminels, ces puissants ont de là pris pour principes et fondements de leur raisonnement que la justice n'est qu'un vain discours; que ce que quiconque peut obtenir par sa propre industrie et à son propre risque lui appartient; que la pratique de toutes les nations ne peut être injuste; que les exemples du temps passé sont de bonnes raisons de refaire la même chose; et de nombreuses autres choses du même genre qui, si on les accepte, font qu'aucun acte ne peut en lui-même être une infraction à la loi, que les actes ne peuvent devenir infractions par la loi, mais [seulement] par le succès de ceux qui les ont commis, et que le même acte peut être vertueux ou vicieux selon le plaisir de la fortune. Ainsi, ce que Marius con­sidère comme une infraction à la loi, Sylla en fait un acte méritoire, et César (les mêmes lois demeurant établies) le retransformera en infraction à la loi, tout cela troublant de façon perpétuelle la paix de la République.

 

Deuxièmement, ils y sont incités par de faux maîtres qui, soit interprètent mal la loi de nature, la rendant incompatible avec la loi civile, soit enseignent comme lois des doctrines de leur cru, ou des traditions des temps passés, en contradiction avec les devoirs d'un sujet.

 

Troisièmement, ils y sont incités par des inférences erronées à partir de vrais principes, ce qui arrive communément aux hommes qui se hâtent et se précipitent pour conclure et décider de ce qu'il faut faire. Tels sont ceux qui, à la fois, ont une haute opinion de leur propre compréhension et croient que les choses de cette nature ne requièrent ni temps ni étude, mais seulement l'expérience commune et une bonne intelligence naturelle, ce dont personne ne se juge dépourvu, alors que personne ne prétendra posséder, sans une étude longue et approfondie, la connaissance du bien et du mal, qui n'est pas moins difficile. Aucun de ces défauts de raisonnement ne peut excuser (quoique certains puissent atténuer) une infraction à la loi chez celui qui prétend à l'administration de ses propres affaires privées, et encore moins chez ceux qui assument une charge publique, parce qu'ils prétendent à cette raison sur le défaut de laquelle ils voudraient fonder leur excuse.

 

Parmi les passions qui sont le plus fréquemment causes d'infraction à la loi, l'une est la vaine gloire, ou surestimation ridicule de sa propre valeur, comme si la diffé­rence de valeur était un effet de l'intelligence, des richesses, du sang, ou de quelque autre qualité naturelle ne dépendant pas de la volonté de ceux qui ont l'autorité souveraine. De là vient la prétention de certains [qui estiment] que les châtiments prévus par les lois, qui s'étendent généralement à tous les sujets, ne doivent pas leur être infligés avec la même rigueur qu'ils sont infligés aux pauvres, aux obscurs et aux simples, qu'on englobe sous le nom de vulgaire.

 

C'est pourquoi il arrive couramment que ceux qui estiment leur valeur à partir de l'étendue de leurs richesses s'aventurent à commettre des infractions à la loi, avec l'espoir d'échapper au châtiment en corrompant la justice publique, ou en obtenant le pardon par de l'argent ou par d'autres avantages.

 

Il arrive que ceux qui ont des parents nombreux et puissants, ou que des hommes populaires qui ont acquis une réputation auprès de la multitude, puisent le courage d'enfreindre les lois dans l'espoir de soumettre le pouvoir auquel il appartient de les faire exécuter.

 

Il arrive que ceux qui ont une haute et fausse opinion de leur propre sagesse se permettent de blâmer les actions de ceux qui gouvernent et de remettre en question leur autorité, et ainsi d'ébranler les lois par leurs discours publics, [prétendant par exemple] que rien ne sera une infraction à la loi, si ce n'est ce que leurs propres desseins requerront être tel. Il arrive aussi que les mêmes hommes soient portés à commettre des infractions consistant à utiliser la ruse et à tromper leurs prochains, parce qu'ils estiment que leurs desseins sont trop subtils pour être aperçus. Ce sont là, selon moi, les effets d'une fausse présomption de leur propre sagesse. Parmi ceux qui sont les premiers moteurs des troubles dans la République (ce qui ne peut jamais arriver sans une guerre civile), très peu nombreux sont ceux qui demeurent vivants assez longtemps pour voir leurs nouveaux desseins réalisés; de sorte que le bénéfice de leurs infractions retombe sur la postérité et sur ceux qui l'auraient le moins souhaité. Ce qui prouve qu'ils n'étaient pas si sages qu'ils le pensaient. Et ceux qui trompent [autrui] dans l'espoir d'échapper à la surveillance se trompent couramment, l'obscurité dans laquelle ils croient se tenir cachés n'étant rien d'autre que leur propre aveuglement, et ils ne sont pas plus sages que des enfants qui croient qu'ils se cachent entièrement en cachant leurs propres yeux.

 

Et généralement, tous les hommes vaniteux, à moins qu'ils ne soient aussi timorés, sont sujets à la colère, et plus portés que les autres à interpréter comme du mépris la liberté habituelle du commerce humain ; et il est peu d'infractions aux lois qui ne puissent être causés par la colère.

 

Pour ce qui est des passions de haine, concupiscence, ambition, et convoitise, quelles infractions elles sont susceptibles de causer, cela s'impose tant à l'expérience et à la compréhension de tout homme qu'il est inutile d'en parler, sinon [pour dire] que ce sont des infirmités, tellement attachées à la nature, aussi bien de l'homme que de toutes les autres créatures vivantes, qu'on ne peut empêcher leurs effets, sinon par un usage de la raison hors du commun, ou en les punissant avec une constante sévé­rité. En effet, dans ces choses que les hommes haïssent, ils trouvent des tourments continuels et inévitables pour lesquels il faut, soit une patience humaine infinie, soit un soulagement apporté par la suppression du pouvoir qui les tourmente. Avoir cette patience est difficile, et le deuxième [remède] est souvent impossible sans quelque violation de la loi. L'ambition et la convoitise sont aussi des passions qui pèsent et pressent de façon permanente, tandis que la raison n'est pas perpétuelle­ment présente pour leur résister. Toutes les fois donc que l'espoir de l'impunité se manifeste, leurs effets se produisent. Pour ce qui est de la concupiscence, ce qui lui manque en durée, elle l'a en véhémence, ce qui suffit à rabattre la crainte des châtiments, peu dérangeants et incertains.

 

De toutes les passions, celle qui incline le moins les hommes à enfreindre les lois est la crainte. Mieux ! Mis à part quelques généreuses natures, c'est la seule chose (quand il y a apparence de profit ou de plaisir à les enfreindre) qui fait qu'ils les observent. Et pourtant, dans de nombreux cas, une infraction à la loi peut être commise par crainte.

 

En effet, ce n'est pas toute crainte qui justifie l'action qu'elle produit, mais seulement la crainte d'un dommage corporel, que nous appelons crainte corporelle, dont on ne voit pas comment se libérer, sinon par l'action. Un homme est attaqué, il craint la mort immédiate, à laquelle il ne voit pas d'échappatoire, sinon en blessant celui qui l'attaque: s'il le blesse mortellement, ce n'est pas une infraction à la loi, parce que personne n'est censé, lors de l'institution de la République, avoir renoncé à la défense de sa vie ou de ses membres quand la loi n'intervient pas à temps pour lui porter secours. Mais tuer un homme parce que, de ses actions et de ses menaces, je peux soutenir qu'il me tuera quand il le pourra (vu que j'ai le temps et les moyens de demander protection au pouvoir souverain), est une infraction à la loi. Il en est de même pour un homme qui subit des paroles déshonorantes ou certains torts mineurs pour lesquels ceux qui ont fait les lois n'ont pas fixé de châtiment, ni jugé digne qu'un homme ayant l'usage de la raison en tienne compte, qui a peur, à moins qu'il ne se venge, d'être déchu jusqu'au mépris, et par suite de subir les mêmes torts de la part des autres, et qui, pour éviter cela, enfreint la loi, et se protège en vue du futur par la terreur de sa vengeance privée. C'est une infraction à la loi, car le dommage n'est pas corporel, il est imaginé, et (quoique, dans ce coin de l'univers, il ait été rendu sensible par une coutume à l'oeuvre depuis peu parmi les hommes jeunes et vaniteux) si léger qu'un homme vaillant et qui est assuré de son propre courage ne saurait en tenir compte. De même, un homme peut être dans la crainte des esprits, soit à cause de sa propre superstition, soit parce qu'il accorde trop de crédit à d'autres hommes qui lui racontent des rêves et des visions étranges ; et cette crainte peut lui faire croire que ces esprits lui feront du mal s'il fait ou omet certaines choses que, cependant, il est contraire aux lois de faire ou d'omettre. Et ce qui est ainsi fait ou omis n'est pas excusé par cette crainte, mais est une infraction à la loi. En effet, comme je l'ai mon­tré au second chapitre, les rêves ne sont que les phantasmes qui, pendant notre sommeil, restent des impressions que nos sens ont antérieurement reçues quand nous étions éveillés. Quand les hommes, à cause d'une circonstance quelconque, ne sont pas certains d'avoir dormi, il leur semble que ces phantames sont de véritables visions. Par conséquent, celui qui a la prétention d'enfreindre la loi à cause de ses propres rêves et soi-disant visions, ou à cause de ceux d'autrui, ou à cause d'une façon d'imaginer le pouvoir des esprits invisibles autre que celles qui sont permises par la République, celui-là délaisse la loi de nature, ce qui est indubitablement une infraction, et il suit les images de son propre cerveau, ou de celui d'un autre particulier, sans savoir si elles signifient quelque chose ou ne signifient rien, et sans savoir non plus si celui qui raconte ses rêves dit la vérité ou ment. S'il était permis à chaque particulier de faire cela (ce qui doit être, selon la loi de nature, si quelqu'un a cette permission), aucune loi instituée ne pourrait tenir, et toute République, ainsi, se dissoudrait.

 

De ces différentes sources d'infractions à la loi, il apparaît déjà que toutes les infractions, contrairement à ce que les stoïciens de l'antiquité soutenaient, ne sont pas de même valeur. Il y a lieu de tenir compte, non seulement de l'EXCUSE, par laquelle est prouvé que ce qui semblait être une infraction n'en est pas du tout une, mais aussi des CIRCONSTANCES ATTENUANTES, par lesquelles une infraction qui semblait grave se révèle de moindre importance. En effet, quoique toutes ces infractions méritent toutes le nom d'injustice, comme toutes les déviations par rapport à une ligne droite sont des courbures, ce que les stoïciens ont justement observé, cependant il ne s'ensuit pas que toutes les infractions soient également injustes, pas plus que toutes les lignes courbes ne suivent la même courbure, ce que n'ont pas observé les stoïciens qui tenaient pour une aussi grave infraction à la loi de tuer une poule que de tuer son père.

 

Ce qui excuse totalement un acte, et lui enlève sa nature d'infraction à la loi, ne peut être que ce qui, en même temps, supprime l'obligation de la loi. En effet, une fois que l'acte est commis contrairement à la loi, si celui qui l'a commis est obligé par la loi, cet acte ne peut être autre chose qu'une infraction.

 

Le manque de moyens de connaître la loi excuse totalement, car la loi dont on ne peut s'informer n'est pas obligatoire. Mais le défaut de diligence à s'enquérir de la loi ne sera pas considéré comme un manque de moyens. De même, celui qui prétend posséder assez de raison pour gouverner ses affaires privées est censé ne pas manquer de moyens pour connaître les lois de nature, parce qu'elles sont connues par la raison qu'il prétend avoir. Seuls les enfants et les fous sont excusés des infractions qu'ils commettent contre la loi naturelle.

 

Quand un homme est prisonnier, ou au pouvoir de l'ennemi (et il est en ce cas au pouvoir de l'ennemi quand sa personne ou ses moyens de vivre le sont), si ce n'est pas par sa propre faute, l'obligation de la loi cesse, parce qu'il doit obéir à l'ennemi ou mourir, et, par conséquent, une telle obéissance n'est pas une infraction à la loi, nul n'étant obligé (quand la protection de la loi fait défaut) à ne pas se protéger par les meilleurs moyens possibles.

 

Si un homme, effrayé par [la menace d'] une mort immédiate, est contraint de faire quelque chose de contraire à la loi, il est totalement excusé, parce qu'aucune loi ne peut obliger un homme à renoncer à sa propre préservation. En supposant qu'une telle loi soit obligatoire, un homme, cependant, raisonnerait ainsi : "si je ne le fais pas, je meurs immédiatement, si je le fais, je meurs plus tard. Donc, en le faisant, je gagne du temps de vie." La nature le contraint donc à commettre l'acte.

 

Quand un homme est dépourvu de nourriture ou d'autres choses nécessaires à la vie, et qu'il ne peut se préserver d'autre façon que par quelque acte contraire à la loi, par exemple quand, pendant une grande famine, il prend par la violence, ou de façon furtive, ce qu'il ne peut obtenir par l'argent ou la charité, ou quand, pour défendre sa vie, il s'empare de l'épée d'un autre, il est totalement excusé, pour la raison alléguée ci-dessus.

 

En outre, si des actes contraires à la loi sont faits en vertu de l'autorité d'un autre, l'auteur est excusé, en vertu de cette autorité, parce que nul ne doit accuser de son propre acte celui qui n'est qu'un instrument, mais cet acte n'est pas excusé par rapport à la tierce personne qui a subi par là un tort, parce que, en violant la loi, les deux, auteur et acteur, ont commis une infraction à la loi. Il s'ensuit de là que, quand l'homme ou l'assemblée qui détient le pouvoir souverain commande à un homme de faire ce qui est contraire à une loi déjà établie, l'accomplissement de l'acte est totale­ment excusé, car le souverain, en tant qu'il en est l'auteur, ne doit pas le condamner lui-même. Et ce qui ne peut être avec justice condamné par le souverain ne peut avec justice être puni par un autre. D'ailleurs, quand le souverain commande de faire quel­que chose de contraire à une loi qu'il a déjà instituée, le commandement, pour ce qui est de cet acte particulier, est une abrogation de cette loi.

 

Si l'homme ou l'assemblée qui détient le pouvoir souverain renonce à quelque droit essentiel à la souveraineté, et qu'il en résulte pour le sujet quelque liberté incompatible avec le pouvoir souverain, c'est-à-dire avec l'existence même d'une République, et si le sujet refuse d'obéir au commandement de faire quelque chose de contraire à la liberté accordée, c'est pourtant un péché, et [ce refus est] contraire au devoir du sujet, car il doit tenir compte de ce qui est incompatible avec la souverai­neté, parce que cette dernière a été érigée par son propre consentement et pour sa propre défense, et parce qu'une telle liberté, incompatible avec la souveraineté, lui a été accordée par ignorance de ses malheureuses conséquences. Mais s'il ne refuse pas seulement d'obéir, mais qu'en plus il résiste à un ministre public qui exécute ce commandement, c'est alors une infraction à la loi, parce qu'il aurait pu obtenir justice en déposant plainte, sans rompre la paix.

 

Les degrés d'infraction à la loi sont établis à partir de différentes échelles, et mesurés, premièrement par la malignité de la source, de la cause, deuxièmement, par la contagion de l'exemple, troisièmement par le dommage causé, et quatrièmement par les circonstances de temps, lieu et personnes.

 

Pour ce qui est d'un même acte contraire à la loi, s'il procède de ce qu'on présume de sa force, de ses richesses, ou de ses amis, pour résister à ceux qui ont à exécuter la loi, c'est une plus grande infraction que s'il procède de l'espoir de ne pas être découvert, ou d'échapper par la fuite, car présumer de son impunité par la force est une racine d'où surgit, à tout moment, et à chaque tentation, un mépris de toutes les lois; alors que dans l'autre cas, l'appréhension du danger qui fait fuir un homme le rend plus obéissant à l'avenir. Une infraction que l'on sait être une infraction est plus grave que la même infraction procédant de la fausse conviction que l'acte est légal, car celui qui la commet contre sa propre conscience se prévaut de sa force, ou d'un autre pouvoir, ce qui l'encourage à récidiver, alors que celui qui la commet par erreur se conforme à la loi après qu'on lui a montré son erreur.

 

Celui dont l'erreur procède de l'autorité d'un maître, ou d'un interprète officiel de la loi, n'est pas aussi fautif que celui dont l'erreur procède de ce qu'il suit sans hésiter ses propres principes et raisonnements, car ce qui est enseigné par celui qui enseigne par autorité publique est ce que la République enseigne, et cet enseignement ressemble à la loi, tant que la même autorité ne le censure pas. Et dans toutes les infractions qui ne comportent pas en elles-mêmes un déni du pouvoir souverain et qui ne sont pas contraires à une loi évidente, c'est une excuse totale, alors que celui qui fonde ses actions sur son jugement personnel doit, en fonction de la rectitude ou de la fausseté de ce jugement, réussir ou échouer.

 

Le même acte, s'il a été constamment puni chez les autres, est une infraction plus grave qui s'il y a eu de nombreux exemples précédents d'impunité. En effet, ces exemples sont autant d'espoirs d'impunité donnés par le souverain lui-même, et parce que celui qui donne à un homme un espoir et une présomption de grâce tels qu'ils l'encouragent à l'infraction a sa part dans l'infraction, il ne peut pas raisonnablement lui imputer toute l'infraction.

 

Une infraction qui naît d'une soudaine passion n'est pas aussi grave que la même infraction naissant d'une longue méditation, car, dans le premier cas, la faiblesse commune au genre humain peut être considérée comme une circonstance atténuante, mais celui qui la commet avec préméditation a usé de circonspection, et il a jeté un oeil sur la loi, sur le châtiment, et sur les conséquences de l'infraction sur la société humaine, tout ce qu'il a méprisé et fait passer après son propre appétit. Mais aucune soudaineté de passion n'est suffisante pour être une excuse totale car tout le temps qui s'écoule entre la découverte de la loi et le fait de commettre l'acte doit être considéré comme un temps de délibération, parce qu'on doit, en méditant les lois [pendant ce temps], rectifier l'irrégularité de ses passions.

 

Là où la loi est lue et interprétée publiquement et régulièrement devant tout le peuple, un acte qui lui est contraire est une plus grande infraction que là où les hommes sont réduits, sans une telle instruction, à s'en enquérir avec difficulté, de façon incertaine, et en interrompant leurs activités professionnelles, et en étant [seu­lement] informés par des particuliers, car, dans ce cas, une part du péché est à imputer à la faiblesse commune [du genre humain], alors que dans le premier cas, il y a une négligence manifeste, qui n'est pas dénuée d'un certain mépris à l'égard du pouvoir souverain.

 

Les actes que la loi condamne expressément, mais que le législateur approuve tacitement par d'autres signes manifestes de sa volonté, sont des infractions moindres que les mêmes actes quand ils sont condamnés par les deux. Etant donné que la volonté du législateur est une loi, il est visible dans ce cas qu'il y a deux lois qui se contredisent, ce qui excuserait totalement, si les hommes étaient tenus de prendre connaissance de l'approbation du souverain par d'autres preuves que celles qui ont été témoignées par son commandement. Mais parce qu'il y a des châtiments qui résultent, non seule­ment de la transgression de sa loi, mais aussi de son observation, le souverain est en partie cause de la transgression, et il ne peut donc raisonnablement imputer l'infrac­tion entière à celui qui la commet. Par exemple, la loi condamne les duels de la peine capitale; mais, en contradiction avec cela, celui qui refuse le duel subit le mépris et les railleries, sans aucun recours, et quelquefois, c'est le souverain lui-même qui le juge indigne d'obtenir une charge ou une promotion dans le métier des armes. Si, à cause de cela, il accepte le duel, considérant que tous les hommes font légitimement tous leurs efforts pour que ceux qui détiennent le pouvoir souverain aient une bonne opinion d'eux, il ne doit pas raisonnablement être puni avec rigueur, vu qu'une part du péché peut être imputée à celui qui punit. Je dis cela, non parce que je souhaite une liberté des vengeances privées, ou quelque autre sorte de désobéissance, mais parce que je souhaite que les gouvernants prennent soin de ne pas approuver de biais ce qu'ils interdisent de front. Les exemples des princes sont, et ont toujours été, aux yeux de ceux qui les voient, plus puissants pour gouverner leurs actions que les lois elles-mêmes. Et quoique ce soit notre devoir de faire, non ce que ces princes font, mais ce qu'ils disent, cependant, ce devoir ne sera jamais accompli tant qu'il ne plaira pas à Dieu de donner aux hommes une grâce extraordinaire et surnaturelle pour suivre ce précepte.

 

De plus, si nous comparons les infractions par les dommages causés : première­ment, le même acte est plus grave quand il en résulte un dommage pour beaucoup de gens que quand il en résulte un mal pour peu de gens. Et donc, quand un acte est nuisible, non seulement dans le présent, mais aussi par l'exemple qu'il donne pour l'avenir, c'est une infraction plus grave que quand il nuit seulement dans le présent, car le premier est une infraction féconde, qui se multiplie jusqu'à nuire à beaucoup de gens, alors que le deuxième est stérile. Soutenir des doctrines contraires à la religion établie est un péché plus grave de la part d'un prédicateur autorisé que de la part d'une personne particulière; de même vivre dans l'impiété, dans la débauche, ou accomplir des actions irréligieuses, quelles qu'elles soient. De même, soutenir quelque argu­ment, ou quelque action qui tend à affaiblir le pouvoir souverain est une infraction plus grave de la part d'un docteur de la loi que de la part d'un autre homme. De même aussi, un acte contraire à la loi est une infraction plus grave de la part d'un homme qui a une réputation telle que ses conseils sont suivis et ses actions imitées par beaucoup que de la part d'un autre. En effet, de tels hommes, non seulement commettent une infraction, mais l'enseignent comme une loi à tous les autres hom­mes. Et, en général, elles sont d'autant plus graves que le scandale qu'elles produisent est grand, c'est-à-dire qu'elles deviennent les pierres d'achoppement du faible, qui ne regarde pas tant le chemin dans lequel il s'engage que la lumière que d'autres portent devant eux.

 

De même, des actes d'hostilité contre l'état présent de la République sont des infractions plus graves que les mêmes actes faits contre des particuliers, car le dommage s'étend à tous. C'est le cas quand on livre à l'ennemi [l'état] des forces de la République ou qu'on lui révèle ses secrets, quand on tente de s'en prendre au repré­sentant de la République, monarque ou assemblée; et quand on fait tous ses efforts, par la parole ou par les actes, pour diminuer son autorité, soit dans le présent, soit pour ses successeurs; lesquelles infractions, que les Latins appelaient crimina laesae majestatis, consistent en desseins ou actes contraires à une loi fondamentale.

 

De la même façon, les infractions qui rendent les jugements sans effet sont plus graves que les torts faits à une ou quelques personnes, tout comme recevoir de l'argent pour donner un faux jugement ou porter un faux témoignage est une infrac­tion plus grave que de s'emparer de la même somme, ou d'une somme plus impor­tante, en trompant quelqu'un, non seulement parce qu'on porte tort à celui dont on provoque la chute par un tel jugement, mais parce qu'on fait que les jugements ne servent plus à rien et qu'on donne à la violence et à la vengeance privée l'occasion [de s'exercer].

 

De même, le vol et le péculat commis au détriment du trésor et des revenus publics est une infraction plus grave que le vol ou l'escroquerie commis au détriment d'un particulier, parce que voler ce qui est public, c'est voler de nombreuses personnes en une seule fois.

 

De même, usurper par une contrefaçon un ministère public, contrefaire les sceaux publics, la monnaie publique, est une infraction plus grave que d'usurper l'identité de la personne d'un particulier ou de contrefaire son sceau, parce que le dommage ainsi causé s'étend à de nombreuses personnes.

 

Parmi les actes contraires à la loi commis contre les particuliers, la plus grande infraction est celle où le dommage, selon l'opinion commune, est le plus sensible. Par conséquent :

 

Tuer, alors que c'est illégal, est une infraction plus grave que de porter un autre tort en laissant la vie.

 

Tuer en torturant est plus grave que de simplement tuer.

 

Mutiler un homme d'un membre est plus grave que de le dépouiller de ses biens.

 

Dépouiller un homme de ses biens en lui faisant craindre la mort ou des blessures est plus grave que de le faire subrepticement.

 

Le faire subrepticement est plus grave que de le faire en obtenant frauduleusement le consentement [de la victime].

 

Violer la chasteté [d'une personne] par la violence est plus grave que de le faire en la séduisant.

 

Le faire avec une femme mariée est plus grave que de le faire avec une femme non mariée.

 

En effet, toutes ces choses sont communément ainsi évaluées, quoique certains soient plus ou moins sensibles à la même offense. Mais la loi considère l'inclination générale de l'humanité, non les inclinations particulières.

 

Et c'est pourquoi l'offense que les hommes retiennent des outrages, mots ou gestes, quand ces derniers ne causent pas d'autre mal que la peine présente de celui qui subit l'injure, a été négligée par les lois des Grecs, des Romains, et des autres Républiques, aussi bien anciennes que modernes, parce qu'ils pensaient que la véri­table cause d'une telle peine ne consiste pas dans l'outrage (qui n'a aucune prise sur les hommes conscients de leur propre vertu), mais dans la petitesse d'esprit de celui qui en est offensé.

 

Il y a, pour une infraction commise contre un particulier, des circonstances aggra­vantes en fonction de la victime, et en fonction du moment et du lieu de l'infraction. En effet, tuer l'un de ses parents est une infraction plus grave que de tuer quelqu'un d'autre, car un parent doit être honoré comme un souverain (quoiqu'il ait cédé ce pouvoir à la loi civile), parce qu'on lui devait cet honneur originellement, par nature. Et voler un pauvre homme est une infraction plus grave que de voler un homme riche, parce que le dommage est plus sensible pour le pauvre.

 

Une infraction commise au moment et au lieu assignés au culte est plus grave que si elle est commise à un autre moment et dans un autre lieu, car elle procède d'un mépris plus grand de la loi.

 

De nombreux autres cas de circonstances aggravantes ou atténuantes pourraient être ajoutés, mais, à partir de ceux que j'ai consignés, chacun peut clairement juger de l'importance de toute autre infraction qu'il faudrait envisager.

 

Enfin, comme dans presque toutes les infractions, un tort est causé, non seulement à certains particuliers, mais aussi à la République, la même infraction, quand l'accusa­tion est portée au nom de la République, est appelée une infraction publique, et quand elle est portée au nom d'un particulier, une infraction privée; et les procès, confor­mément à cela, sont appelés procès publics, judicia publica, procès de la couronne, ou procès privés. Par exemple, pour une accusation de meurtre, si l'accusateur est un particulier, le procès est un procès privé, et si l'accusateur est le souverain, le procès est un procès public.

 

 

 

Chapitre XXVIII : Des Châtiments et des Récompenses.

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Un CHÂTIMENT est un mal infligé par l'autorité publique à celui qui a fait ou omis ce qui est jugé par cette autorité être une transgression de la loi, afin que la volonté des hommes soit par là mieux disposée à l'obéissance.

 

Avant que je n'infère quelque chose de cette définition, il faut répondre à une question de grande importance, qui est : par quelle porte le droit ou autorité de punir, quel que soit le cas, s'est-il introduit ? En effet, d'après ce qui a été dit précédem­ment, nul n'est censé être tenu par convention de ne pas résister à la violence, et par conséquent, on ne peut entendre qu'un homme ait donné quelque droit à un autre de lui faire violence en portant la main sur lui. Lors de l'institution de la République, chacun renonce au droit de défendre autrui, mais non au droit de se défendre [lui-même]. De même, il s'oblige à assister celui qui détient la souveraineté pour punir autrui, mais non pour se punir lui-même. Mais convenir d'assister le souverain pour faire du mal à autrui, à moins que celui qui convient ainsi n'ait le droit de le faire lui-même, n'est pas lui donner le droit de punir. Il est donc manifeste que le droit que la République (c'est-à-dire celui ou ceux qui la représentent) a de punir n'est pas fondé sur quelque concession ou don de la part les sujets. Mais comme je l'ai aussi montré précédemment, avant l'institution de la République, chacun avait un droit sur toute chose, et le droit de faire tout ce qu'il jugeait nécessaire à sa propre préservation : soumettre n'importe quel homme, lui faire du mal, ou le tuer, dans ce but. Et c'est là le fondement de ce droit de punir qui est exercé dans toute République. En effet, les sujets n'ont pas donné au souverain ce droit, mais, en se démettant de leurs droits, ils ont fait que le souverain a d'autant plus de force pour user de son propre droit comme il le jugera bon pour la préservation de tous les sujets. Ainsi, ce droit n'a pas été donné au souverain, il lui a été laissé, et à lui seul; et, exception faite des limites imposées par la loi naturelle, il est aussi entier que dans l'état de simple nature, et de guerre de chacun contre son prochain.

 

De cette définition du châtiment, j'infère, premièrement, que ni les vengeances privées ni les torts causés par les particuliers ne peuvent être appelés châtiments, parce qu'ils ne procèdent pas de l'autorité publique.

 

Deuxièmement, si la faveur publique nous manque d'égards ou si elle ne nous élève pas à une dignité, ce n'est pas un châtiment, parce qu'aucun nouveau mal ne nous est par là infligé. Elle nous laisse seulement dans l'état où nous étions aupa­ravant.

 

Troisièmement, si un mal est infligé par l'autorité publique [pour un acte], sans qu'il y ait eu de condamnation publique précédente [de cet acte], on ne doit pas appeler cela un châtiment, mais un acte d'hostilité, parce que l'acte pour lequel un homme est puni doit d'abord être jugé par l'autorité publique être une transgression de la loi.

 

Quatrièmement, tout mal infligé par un pouvoir usurpé, ou par des juges à qui le souverain n'a pas donné autorité, n'est pas un châtiment, mais un acte d'hostilité, parce que les actes du pouvoir usurpé n'ont pas pour auteur la personne condamnée, et ne sont donc pas des actes de l'autorité publique.

 

Cinquièmement, tout mal infligé sans intention ou possibilité de disposer celui qui a commis l'infraction ou, par son exemple, les autres hommes, à obéir aux lois n'est pas un châtiment, mais un acte d'hostilité, parce que, sans une telle fin, aucun mal fait [à quelqu'un] ne saurait entrer sous ce nom.

 

Sixièmement, quoiqu'à certaines actions soient attachées par nature diverses conséquences fâcheuses, comme quand un homme qui en agresse un autre est lui-même blessé ou tué, ou quand quelqu'un tombe malade en faisant quelque acte illégal, et quoiqu'au regard de Dieu, qui est l'auteur de la nature, ces maux puissent être considérés comme infligés et donc comme des châtiments divins, cependant on ne fait pas entrer ces maux sous le nom de châtiment au regard des hommes, parce qu'ils ne sont pas infligés par l'autorité de l'homme.

 

Septièmement, si le mal infligé est moindre que l'avantage ou la satisfaction qui accompagnent naturellement l'infraction commise, ce mal n'entre pas dans la définition du châtiment, et il est le prix, la rançon de l'infraction, plutôt que son châtiment, parce qu'il est de la nature du châtiment d'avoir pour fin de disposer les hommes à obéir à la loi, laquelle fin n'est pas atteinte si le mal est moindre que l'avantage [qui résulte] de la transgression, et c'est l'effet inverse qui est causé.

 

Huitièmement, si le châtiment est fixé et prescrit par la loi elle-même, et qu'après l'infraction commise, on inflige un châtiment plus sévère, l'excès n'est pas un châti­ment, mais un acte d'hostilité. En effet, vu que le but visé par le châtiment n'est pas la vengeance, mais la terreur [qu'il inspire], et vu que la terreur qu'inspire un châtiment inconnu est supprimée par l'annonce d'un châtiment moindre, le supplément inattendu ne fait pas partie du châtiment. Mais quand la loi n'a fixé aucun châtiment, tout ce qui est infligé a la nature d'un châtiment. En effet, celui qui entreprend de violer la loi, quand aucune peine n'est fixée, doit s'attendre à un châtiment indé­terminé, c'est-à-dire discrétionnaire.

 

Neuvièmement, un mal infligé pour un acte commis avant qu'il n'y ait une loi qui l'interdise n'est pas un châtiment, mais un acte d'hostilité, car, avant la loi, il n'y a nulle transgression de la loi. Or, le châtiment suppose qu'un acte est jugé avoir été une transgression de la loi. Le mal infligé avant que la loi ne soit faite n'est donc pas un châtiment, mais un acte d'hostilité.

 

Dixièmement, un mal infligé au représentant de la République n'est pas un châtiment, mais un acte d'hostilité, parce que il est de la nature du châtiment d'être infligé par l'autorité publique, qui est uniquement l'autorité de son représentant lui-même.

 

Enfin, le mal infligé à un ennemi déclaré ne tombe pas sous le nom de châtiment, parce que, vu que cet ennemi, soit n'a jamais été assujetti à la loi et ne peut donc la transgresser, soit a été sujet à cette loi, mais déclare qu'il ne l'est plus, et par conséquent nie qu'il puisse la transgresser, tous les maux qui peuvent lui être faits doivent être pris pour des actes d'hostilité. Mais quand l'hostilité est déclarée, tout le mal infligé est légal. De là, il s'ensuit que si un sujet renie sciemment et délibérément, par des paroles ou des actes, l'autorité du représentant de la République (quelle que soit la peine précédemment prévue pour la trahison), il peut légalement avoir à subir  tout ce que le représentant voudra, car, en reniant la sujétion, il nie le châtiment prévu par la loi, et subit donc un châtiment en tant qu'ennemi de la République, c'est-à-dire comme il plaît à la volonté du représentant. En effet, les châtiments institués par la loi sont destinés aux sujets, non aux ennemis, et sont ennemis ceux qui, ayant été sujets par leur propre acte, se révoltant délibérément, renient le pouvoir souverain.

 

La première et la plus générale classification des châtiments [sépare] les châti­ments divins et les châtiments humains. J'aurai l'occasion ci-dessous de parler des premiers, à un endroit qui convient mieux.

 

Les châtiments humains sont ceux qui sont infligés par le commandement d'un homme, et ils sont ou corporels, ou pécuniaires, ou infamants, ou ce sont des peines d'emprisonnement ou d'exil, ou des peines mixtes.

 

Le châtiment corporel est celui qui est infligé directement sur le corps, confor­mément à l'intention de celui qui l'inflige : les coups de fouet, les blessures, la privation de certains plaisirs du corps dont l'on jouissait légalement avant.

 

Et parmi ces châtiments, certains sont capitaux, d'autres d'un degré moindre. Le châtiment capital consiste à infliger la mort, et cela soit simplement, soit avec des supplices. Le châtiment d'un degré moindre consiste en coups de fouet, blessures, ou enchaînement, et en d'autres souffrances corporelles qui ne sont pas mortelles par nature. En effet, si l'application du châtiment entraîne la mort, et que ce n'était pas l'intention de celui qui l'a infligé, le châtiment ne doit pas être estimé capital, même si le mal qui se révèle mortel accidentellement n'a pas été prévu. Dans ce cas, la mort n'a pas été infligée, mais hâtée.

 

Le châtiment pécuniaire consiste non seulement en la privation d'argent, mais aussi en la privation de terres, ou d'autres biens qui sont habituellement achetés et vendus avec de l'argent. Et, au cas où la loi qui prévoit un tel châtiment est faite avec le dessein de tirer de l'argent de ceux qui la transgresseront, ce n'est pas proprement un châtiment, mais le prix d'un privilège et d'une exemption de la loi, qui, [alors], n'interdit pas absolument l'acte, mais l'interdit seulement à ceux qui ne peuvent pas payer la somme, sauf s'il s'agit d'une loi naturelle, ou qui fait partie de la religion, auquel cas ce n'est pas une exemption de la loi, mais sa transgression. Par exemple, quand la loi impose une amende à ceux qui prennent le nom de Dieu en vain, le paiement de l'amende n'est le prix d'une dispense qui permettrait de jurer, mais le châtiment de la transgression d'une loi dont personne ne peut être dispensé. De la même manière, si la loi impose qu'on paye une somme d'argent à celui qui a subi un tort, ce n'est qu'une satisfaction pour le tort qui lui est fait, qui éteint l'accusation de la partie qui a subi le tort, mais pas l'infraction de l'offenseur.

 

Le châtiment infamant consiste à infliger un mal que la République rend désho­norant, ou à priver de biens que la République a rendu honorables. En effet, certaines choses sont honorables par nature, comme les effets du courage, de la magnanimité, de la force, de la sagesse, et des autres aptitudes du corps et de l'esprit, et d'autres sont rendues honorables par la République, comme les insignes, les titres, les charges, et les autres marques de la faveur du souverain. Les premières, quoiqu'elles puissent faire défaut par nature ou par accident, ne peuvent pas être supprimées par une loi, et c'est pourquoi leur perte n'est pas un châtiment; mais les deuxièmes peuvent être supprimées par l'autorité publique qui les a rendues honorables, et cette suppression est proprement un châtiment, par exemple quand on destitue des hommes condamnés de leurs insignes, titres et charges, ou qu'on les déclare incapables d'avoir ces marques d'honneur dans l'avenir.

 

Il y a emprisonnement quand un homme est privé de sa liberté par l'autorité publique, et cela peut arriver en vue de deux fins différentes : le premier type d'em­prisonnement est la détention préventive d'un homme accusé, le deuxième est l'in­fliction d'une souffrance à un homme condamné. Dans le premier cas, il ne s'agit pas d'un châtiment, parce que nul n'est censé être puni avant qu'il ne soit entendu en justice et déclaré coupable. Et c'est pourquoi tout mal qu'on fait subir à un homme, en l'attachant ou en restreignant sa liberté, avant que sa cause ne soit entendue, au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer sa détention préventive, est contraire à la loi de nature. Dans le deuxième cas, il s'agit d'un châtiment, parce c'est un mal infligé par l'autorité publique pour quelque chose qui a été jugé, par la même autorité, être une transgression de la loi. Sous ce mot emprisonnement, j'englobe toute restriction du mouvement causée par un obstacle extérieur, que ce soit une maison, qui est appelée généralement prison, une île, comme quand on dit que les hommes y sont relégués, ou un lieu où les hommes sont assignés au travail (les hommes étaient condamnés aux carrières dans l'antiquité, et sont condamnés aux galères à notre époque), des fers, ou toute autre entrave.

 

Il y a exil (bannissement) quand un homme est condamné pour une infraction à quitter l'empire de la République, ou une partie de l'empire, et à ne pas y retourner, pour un temps fixé à l'avance, ou pour toujours, et il ne semble pas que, par sa propre nature, et sans d'autres circonstances, ce soit un châtiment : c'est plutôt une fuite, ou un commandement public d'éviter le châtiment par la fuite. Et Cicéron dit qu'un tel châtiment n'a jamais été prévu dans la cité de Rome, et il l'appelle le refuge des hommes en danger. En effet, si on bannit un homme et qu'on lui permet cependant de jouir de ses biens et du revenu de ses terres, le simple changement d'air n'est pas un châtiment, et, pour la République, il ne tend pas à l'avantage pour lequel tous les châtiments ont été prévus, c'est-à-dire former la volonté des hommes à l'observation des lois, mais tend souvent à son préjudice. En effet, l'homme qui est banni est légalement un ennemi de la République qui le bannit, en tant qu'il n'en est plus membre. Mais si, en même temps, il est privé de ses terres ou de ses biens, alors le châtiment ne consiste pas dans l'exil, mais doit être compté parmi les châtiments pécuniaires.

 

Tous les châtiments de sujets innocents, qu'ils soient lourds ou légers, sont contraires à la loi de nature, car on ne punit que quand la loi est transgressée. C'est pourquoi il ne peut exister aucun châtiment [prévu] pour l'innocent. Un tel châti­ment est donc une violation, premièrement, de cette loi de nature qui interdit aux hommes, dans leurs vengeances, de considérer autre chose que quelque bien futur, car aucun bien ne peut résulter pour la République du châtiment de l'innocent. Deuxième­ment, c'est une violation de cette loi de nature qui interdit l'ingratitude car, vu que tout pouvoir souverain est originellement donné par le consentement de chacun des sujets pour qu'ils soient de cette façon protégés aussi longtemps qu'ils obéissent, punir l'innocent est rendre le mal pour le bien. Et troisièmement, c'est une violation de cette loi de nature qui commande l'équité, c'est-à-dire une égale distri­bution de la justice, qu'on n'observe pas en punissant l'innocent.

 

Mais si l'on inflige un mal, quel qu'il soit, à un homme innocent qui n'est pas un sujet, si c'est pour l'avantage de la République, et sans violation de quelque conven­tion antérieure, ce n'est pas une infraction à la loi de nature. En effet, tous les hommes qui ne sont pas sujets, soit sont ennemis, soit ont cessé de l'être par certaines conventions antérieures. Mais il est légitime, en vertu du droit originel de nature, de faire la guerre aux ennemis que la République juge susceptibles de lui nuire, et alors, l'épée ne juge pas, et le vainqueur ne fait pas de distinction entre coupable et inno­cent en tenant compte du passé, et il n'use de pitié qu'en tant qu'elle conduit au bien de son propre peuple. Sur ce principe, c'est légitimement que la vengeance s'étend aux sujets qui renient délibérément l'autorité de la République établie, non seulement aux pères, mais aussi à la troisième et à la quatrième générations, qui n'existent pas encore, et qui sont par conséquent innocents de l'acte pour lequel ils sont punis, parce que la nature de cette infraction consiste à renoncer à la sujétion, ce qui est une rechute dans l'état de guerre communément appelé rébellion; et ceux qui commettent cette infraction ne subissent pas [un mal] en tant que sujets, mais en tant qu'ennemis, car la rébellion n'est qu'une reprise de la guerre.

 

Une RÉCOMPENSE est obtenue par don ou par contrat. Quand c'est par con­trat, on l'appelle un salaire ou des gages, c'est-à-dire un profit dû pour un service rendu ou promis. Quand c'est par un don, c'est un profit qui procède de la faveur de ceux qui l'accordent pour encourager des hommes à leur rendre un service ou pour leur permettre de le faire. Et c'est pourquoi, quand le souverain d'une République fixe un salaire pour quelque fonction publique, celui qui le reçoit est tenu en justice de s'acquitter de sa fonction. Sinon, il est seulement tenu par l'honneur à la reconnais­sance, et il doit s'efforcer de le payer en retour. En effet, quoique les hommes n'aient aucun recours légal quand on leur commande de quitter leurs affaires privées pour servir la République sans récompense ni salaire, ils n'y sont cependant pas tenus par la loi de nature, ni par l'institution de la République, à moins que le service ne puisse être accompli autrement, parce que le souverain est censé pouvoir faire usage de toutes les ressources des sujets, de telle sorte que le soldat le plus ordinaire puisse réclamer comme un dû la solde gagnée à la guerre.

 

Les avantages qu'un souverain accorde à un sujet par crainte de son pouvoir ou de sa capacité de nuire à la République ne sont pas proprement des récompenses, car ce ne sont pas des salaires, parce que dans ce cas, nul contrat n'est censé avoir eu lieu, tout homme étant déjà obligé de ne pas desservir la République. Ce ne sont pas non plus des faveurs parce qu'ils ont été extorqués par la crainte, ce qui ne doit pas arriver au pouvoir souverain. Ce sont plutôt des sacrifices que le souverain, considéré dans sa personne personnelle, et non dans la personne de la République, fait pour apaiser le mécontentement de celui qu'il juge plus puissant que lui, sacrifices qui n'en­couragent pas à l'obéissance, mais encouragent au contraire à poursuivre et augmenter à l'avenir les extorsions.

 

Alors que certains salaires sont constants et procèdent du trésor public, certains sont variables et casuels, procédant de l'exécution d'une charge pour laquelle le salaire est prévu, et ces derniers sont dans certains cas nuisibles à la République, comme dans le cas de la judicature. En effet, quand les profits des juges et des magistrats d'une cour de justice viennent du nombre de causes qui sont portées à leur connaissance, il doit nécessairement s'ensuivre deux inconvénients : l'un est d'ali­menter le nombre de procès, car plus il y a de procès, plus le profit est grand. Un autre, qui dépend du premier, est le conflit de juridiction, chaque cour tirant à elle autant de causes qu'elle le peut. Mais dans les charges d'exécution, ces inconvénients n'existent pas, parce qu'il y est impossible d'accroître l'activité de son propre chef. Et cela suffira pour ce qui est de la nature du châtiment et de la récompense qui sont, pour ainsi dire, les nerfs et les tendons qui meuvent les membres et les articulations d'une République.

 

Jusqu'ici, j'ai montré la nature de l'homme, que l'orgueil et les autres passions ont contraint à se soumettre au gouvernement, ainsi que le grand pouvoir de son gouver­nant, que j'ai comparé au Léviathan, tirant cette comparaison des deux derniers versets du chapitre 41 du livre de Job, où Dieu, après avoir montré le grand pouvoir du Léviathan, l'appelle le roi des orgueilleux : Il n'existe rien sur terre, dit-il, qui peut lui être comparé. Il est fait tel que rien ne l'effraie. Il considère toute chose élevée comme inférieure à lui, et il est le roi de tous les enfants de l'orgueil. Mais parce qu'il est mortel, et sujet à la corruption, comme toutes les créatures terrestres le sont, et parce qu'il y a au ciel, mais pas sur terre, ce qu'il doit craindre, et aux lois de qui il doit obéir, je parlerai dans les prochains chapitres de ses maladies et des causes de sa mort, et des lois de nature auxquelles il est tenu d'obéir.

 

 

 

 

 

 

Chapitre XXIX : Des Choses qui affaiblissent la République ou qui tendent à sa dissolution.

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Bien que rien de ce que fabriquent les mortels ne puisse être immortel, cependant, si les hommes avaient l'usage de la raison qu'ils prétendent avoir, leurs Républiques pourraient au moins être assurées de ne pas périr de maladies internes. En effet, par la nature de leur institution, elles sont destinées à vivre aussi longtemps que le genre humain, ou que les lois de nature, ou que la justice elle-même qui leur donne vie. Quand donc elles viennent à être dissoutes, non par une violence externe, mais par un désordre intestin, la faute n'en revient pas aux hommes en tant qu'ils sont la matière de ces Républiques, mais en tant qu'ils en sont les fabricants et les ordonnateurs. En effet, comme les hommes, finalement lassés de se disputer anarchiquement une place en taillant dans celle des autres, et désirant de tout leur cœur s'ajuster en un édifice solide et durable, manquent aussi bien de l'art de faire des lois susceptibles d'équarrir leurs actions pour les rendre compatibles, que de l'humilité et de la patience qui leur permettent de souffrir qu'on supprime les aspérités grossières et gênantes de leur grandeur d'alors, ils ne peuvent, sans l'aide d'un architecte très compétent, être entassés dans rien d'autre qu'un édifice hétéroclite qui, ne durant guère plus long­temps qu'eux, doit assurément s'effondrer sur la tête de leurs descendants.

 

Parmi donc les infirmités d'une République, je rangerai en premier celles qui nais­sent d'une institution imparfaite, et qui ressemblent aux maladies d'un corps naturel qui procèdent d'une génération défectueuse.

 

Parmi elles est celle-ci : qu'on se contente parfois, pour obtenir un royaume, de moins de pouvoir qu'il n'en est nécessairement requis pour la paix et la défense de la République. D'où il arrive que, quand on doit reprendre, pour la sûreté publique, l'exercice du pouvoir qui avait été délaissé, l'acte paraît injuste et dispose un grand nombre d'hommes, quand l'occasion se présente, à se rebeller, de la même manière que les corps des enfants venant de parents malades sont sujets, soit à mourir prématurément, soit à évacuer les humeurs malignes qui viennent d'une conception viciée par des excès de bile et par l'éruption de pustules. Et quand les rois se privent d'un tel pouvoir nécessaire, ce n'est pas toujours (mais parfois) par ignorance de ce qui est nécessaire à la charge qu'ils assument, mais souvent dans l'espoir de recouvrer ce pouvoir quand il leur plaira : en quoi ils ne raisonnent pas bien, car ceux qui voudront les obliger à tenir leurs promesses seront soutenus contre eux par les Républiques étrangères qui, pour le bien de leurs propres sujets, laissent échapper peu d'occasions d'affaiblir la situation de leurs voisins. Ce fut le cas de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, soutenu contre Henry II par le pape, les ecclésiastiques ayant été dispensés de la sujétion à la République par Guillaume le Conquérant qui, lors de son couronnement, fit serment de ne pas empiéter sur la liberté de l’Église. Ce fut aussi le cas des barons dont le pouvoir avait été accru par Guillaume le Roux (pour avoir leur aide afin de récupérer la couronne qui aurait dû revenir à son aîné) à un degré incompatible avec le pouvoir souverain, barons qui furent soutenus par les Français dans leur rébellion contre le roi Jean.

 

Cela n'arrive pas qu'en monarchie. En effet, alors que la République romaine de l'antiquité se nommait le sénat et le peuple de Rome, ni le sénat ni le peuple ne pré­tendaient détenir tout le pouvoir, ce qui, d'abord, causa les séditions de Tiberius Gracchus, Caius Gracchus, Lucius Saturninus, et d'autres, et plus tard, les guerres entre le sénat et le peuple sous Marius et Sylla, et de nouveau sous Pompée et César, jusqu'à l'extinction de la démocratie et l'établissement de la monarchie.

 

Le peuple d'Athènes ne s'était interdit qu'une seule action : que personne, sous peine de mort, ne proposât de reprendre la guerre pour l'île de Salamine. Et pourtant, de ce fait, si Solon n'avait pas fait courir le bruit qu'il était fou, et n'avait pas ensuite, avec les gestes et les façons de faire habituelles d'un fou, et en vers, proposé cette guerre au peuple amassé autour de lui, ils auraient eu un ennemi constamment prêt [à attaquer] aux portes même de leur cité. De tels maux et de tels bouleversements, toutes les Républiques les connaissent inévitablement, si leur pouvoir est limité, aussi peu que ce soit.

 

En second lieu, je note les maladies d'une République qui procèdent du poison des doctrines séditieuses, dont l'une est que chaque particulier est juge des bonnes et des mauvaises actions. C'est vrai dans l'état de simple nature, où il n'y a pas de lois civiles, et aussi sous un gouvernement civil, dans les cas qui ne sont pas déterminés par la loi. Mais dans les autres cas, il est évident que la mesure des actions bonnes et mauvaises est la loi civile, et le juge est le législateur, qui est toujours le représen­tant de la République. À partir de cette fausse doctrine, les hommes sont inclinés à débattre en eux-mêmes, et à disputer des commandements de la République, et à leur obéir après coup, ou leur désobéir, selon ce qu'ils penseront bon [de faire] en fonction de leurs jugements personnels. De cette façon, la République est troublée et affaiblie.

 

Une autre doctrine incompatible avec la société civile est que tout ce que fait un homme contre sa conscience est un péché, et elle repose sur la prétention à être soi-même juge du bon et du mauvais. En effet, la conscience d'un homme et son jugement sont la même chose ; et ainsi, comme le jugement, la conscience peut aussi être erronée. Par conséquent, même si celui qui n'est assujetti à aucune loi pèche en tout ce qu'il fait contre sa conscience, parce qu'il n'a pas d'autre règle que sa propre raison à suivre, cependant il n'en est pas de même pour celui qui vit dans une République, parce que la loi est la conscience publique, par laquelle il s'en engagé à être guidé. Autrement, avec une telle diversité de consciences privées, qui ne sont que des opinions privées, la République doit nécessairement être troublée, et nul n'osera obéir au pouvoir souverain au-delà ce qui semblera bon à ses propres yeux.

 

Il a aussi été couramment enseigné que la foi et la sainteté ne sauraient être atteintes par l'étude et la raison, mais par l'inspiration surnaturelle ou la grâce infuse. Si l'on accorde cela, je ne vois ni pourquoi un homme devrait rendre raison de sa foi, ni pourquoi chaque chrétien ne serait pas aussi un prophète, ni pourquoi un homme devrait prendre la loi de son pays plutôt que sa propre inspiration comme règle de son action. Et ainsi, nous tombons de nouveau dans la faute qui consiste à se permettre de juger du bon et du mauvais, ou d'en faire juges des particuliers qui prétendent être inspirés de façon surnaturelle, ce qui mène à la dissolution de tout gouvernement civil. La foi vient de ce que l'on entend, et cela se fait par ces circons­tances accidentelles qui nous conduisent en présence de ceux qui nous parlent, lesquelles circonstances sont toutes combinées par Dieu tout-puissant, et ne sont cependant pas surnaturelles mais seulement indiscernables, à cause de leur grand nombre à concourir à [la production de] chaque effet. La foi et la sainteté ne sont en vérité pas très fréquentes, mais elles ne sont cependant pas des miracles : elles viennent de l'éducation, de la discipline, du redressement, et des autres voies natu­relles par lesquelles Dieu les fait naître en ceux qu'il a élus, quand il le juge bon. Et ces trois opinions, nuisibles à la paix et au gouvernement, sont venues, dans cette partie du monde, de la langue et de la plume de théologiens ignorants qui, mettant en rapport des paroles de l’Écriture sainte d'une façon contraire à la raison, font tout ce qu'ils peuvent pour faire croire aux hommes que la sainteté et la raison naturelle ne peuvent se trouver réunies.

 

Une quatrième opinion, incompatible avec la nature d'une République, est celle-ci : que celui qui détient le pouvoir souverain est assujetti aux lois civiles. Il est vrai que les souverains sont tous assujettis aux lois de nature, parce que ces lois sont divines et ne peuvent être abrogées par aucun homme ni aucune République. Mais à ces lois que le souverain lui-même, c'est-à-dire la République, fait, il n'est pas assujetti. En effet, être assujetti aux lois, c'est être assujetti à la République, c'est-à-dire au représentant souverain, c'est-à-dire à lui-même, ce qui n'est pas, par rapport aux lois, sujétion, mais liberté. Cette erreur, qui place les lois au-dessus du souverain, place aussi un juge au-dessus de lui, et un pouvoir pour le punir, ce qui est instituer un nouveau souve­rain, et, encore une fois, pour la même raison, un troisième pour punir le deuxième, et ainsi de suite, sans fin, jusqu'à la désorganisation et la dissolution de la République.

 

Une cinquième doctrine, qui tend à la dissolution de la République est que chaque homme particulier a une telle propriété absolue de ses biens qu'elle exclut le droit du souverain. Tout homme a certes une propriété qui exclut le droit de tout autre sujet, mais il ne la tient que du pouvoir souverain, sans la protection duquel tout autre homme aurait un droit sur elle. Mais si l'on exclut le droit du souverain, ce dernier ne peut pas exécuter la fonction dans laquelle les hommes l'ont placé, qui est de les défendre aussi bien des ennemis étrangers que des torts qu'ils se causent [à l'intérieur] les uns aux autres, et, par conséquent, il n'y a plus de République.

 

Et si la propriété des sujets n'exclut pas le droit du représentant souverain sur leurs biens, encore moins l'exclut-elle en ce qui concerne les fonctions de judicature ou d'exécution dans lesquelles ils représentent le souverain lui-même.

 

Il existe une sixième doctrine, qui est manifestement et directement contraire à l'essence de la République, qui est celle-ci : que le pouvoir souverain peut être divisé. En effet, qu'est-ce que diviser le pouvoir d'une République, sinon la dissou­dre. En effet, des pouvoirs divisés se détruisent l'un l'autre. Ces doctrines, les hommes les tiennent principalement de certains de ceux qui, spécialistes des lois, s'efforcent de les faire se fonder sur leur propre savoir, et non sur le pouvoir législatif.

 

[Agissant] comme une fausse doctrine, souvent, l'exemple d'un gouvernement différent chez une nation voisine, incline les hommes à changer la forme de gou­vernement déjà établie. Ainsi, le peuple juif fut incité à rejeter Dieu, et il réclama au prophète Samuel un roi à la manière des [autres] nations. De même, les petites cités grecques furent continuellement troublées par les séditions des factions aristocra­tiques et démocratiques, certains désirant, dans presque toutes les Républiques, imiter les Lacédémoniens, d'autres les Athéniens. Et je ne doute pas que nombreux aient été ceux qui furent satisfaits de voir les troubles récents en Angleterre et qui, se fiant à l'exemple des Pays-bas, supposèrent que, pour devenir riches, il suffisait de changer la forme de leur gouvernement, comme l'avaient fait les Hollandais. En effet, la constitution de la nature de l'homme est en elle-même sujette à désirer la nouveauté. Quand, par conséquent, ils sont incités à la nouveauté par le voisinage de ceux qu'elle a enrichis, il leur est presque impossible de ne pas voir d'un bon oeil ceux qui leur demandent de changer, et ne pas aimer les premiers débuts, même s'ils sont accablés par le désordre qui persiste, semblables à ces êtres à sang chaud qui, ayant attrapé la gale, se déchirent de leurs propres ongles jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus endurer la brûlure.

 

Et pour ce qui est de la rébellion, en particulier contre la monarchie, l'une de ses plus fréquentes causes est la lecture de livres de politique et d'histoire des anciens Grecs et Romains. Les jeunes gens, et tous ceux, parmi les autres, qui sont dépourvus de l'antidote de la solide raison, recevant une forte et très plaisante impression des grands exploits de guerre accomplis par les chefs de leurs armées, reçoivent en même temps une idée positive de tout ce qu'ils ont fait par ailleurs, et ils imaginent que leur grande prospérité n'a pas procédé de l'émulation de quelques hommes en particulier, mais de la vertu de leur forme populaire de gouvernement, ne considé­rant pas les fréquentes séditions et guerres civiles produites par l'imperfection de leur régime politique. À partir de la lecture de tels livres, dis-je, les hommes ont entrepris de tuer leurs rois, parce que les auteurs grecs et latins, dans leurs livres et leurs discours politiques, considéraient comme légitime et louable qu'un homme quel­conque procède ainsi, pourvu qu'avant de le faire, il nomme le roi tyran. En effet, ces auteurs ne disent pas que le régicide, le meurtre d'un roi, est légitime, mais que le tyrannicide, le meurtre d'un tyran, l'est. À partir des mêmes livres, ceux qui vivent sous un monarque conçoivent l'opinion que les sujets d'une République populaire jouissent de la liberté, mais que dans une monarchie ils sont tous esclaves. Je dis que ceux qui vivent sous une monarchie conçoivent une telle opinion, pas ceux qui vivent sous un gouvernement populaire, car ces derniers ne trouvent pas une telle chose. En résumé, je ne peux pas imaginer que quelque chose soit plus préjudiciable à une monarchie que de permettre que ces livres soient lus au grand jour, sans qu'on leur applique immédiatement des correctifs de maîtres avisés propres à leur ôter leur venin. Ce venin, je n'hésiterai pas à le comparer à la morsure d'un chien enragé, mala­die que les médecins nomment hydrophobie, ou peur de l'eau. En effet, tout comme celui qui est ainsi mordu est constamment tourmenté par la soif, et pourtant abhorre l'eau, et est dans un état tel [qu'on dirait] que le poison s'efforce de le changer en chien, la monarchie, une fois mordue au vif par ces auteurs démocrates qui grognent constamment contre elle, n'a besoin de rien d'autre que d'un monarque fort, qu'ils abhorrent quand ils l'ont, à cause d'une certaine tyrranophobie, ou peur d'être solide­ment gouvernés.

 

De même qu'il y a eu des docteurs qui ont soutenu qu'il y a trois âmes en l'homme, il y en a aussi qui pensent qu'il peut y avoir dans une République plus qu'une seule âme, c'est-à-dire plus qu'un seul souverain, et ils établissent une supré­matie qui s'oppose à la souveraineté, des canons qui s'opposent aux lois, et une autorité spirituelle qui s'oppose à l'autorité civile, qui agissent sur les esprits des hommes avec des mots et des distinctions qui, en eux-mêmes ne signifient rien, mais qui laissent entrevoir, par leur obscurité, l'existence dans les ténèbres d'un autre royaume (que certains croient invisible), qui serait comme un royaume de sylphes. Or, vu qu'il est manifeste que le pouvoir civil et le pouvoir de la République sont la même chose, et que la suprématie et le pouvoir de faire des canons et d'accorder des libertés impliquent une République; il s'ensuit que là où l'un est souverain et un autre suprême, là où l'un peut faire des lois, et un autre des canons, il doit nécessai­rement y avoir deux Républiques, formées d'un unique groupe des mêmes sujets, ce qui est un royaume divisé en lui-même, qui ne peut demeurer. En effet, même si la distinction entre temporel et spirituel n'a pas de sens, il y a pourtant deux royaumes, et chaque sujet est assujetti à deux maîtres. En effet, vu que le pouvoir spirituel prétend au droit de déclarer ce qu'est le péché, il prétend en conséquence à celui de déclarer ce qu'est la loi, le péché n'étant rien d'autre que la transgression de la loi, et vu que, de même, le pouvoir civil prétend au droit de déclarer ce qu'est la loi, tout sujet doit obéir à deux maîtres qui, tous deux, veulent que leurs commandements soient observés comme des lois, ce qui est impossible.  Ou, s'il n'y a qu'un seul royaume, soit le pouvoir civil, qui est le pouvoir de la République, doit être subor­donné au pouvoir spirituel, et alors n'existe qu'une souveraineté, la souveraineté spirituelle, soit le pouvoir spirituel doit être subordonné au pouvoir temporel, et alors il n'y a qu'une suprématie, la suprématie temporelle. Quand donc ces deux pouvoirs s'opposent l'un à l'autre, la République ne peut qu'être en grand danger de guerre civile et de dissolution.  En effet, l'autorité civile, étant plus visible, et se trouvant dans la lumière plus éclairée de la raison naturelle, ne peut faire autrement qu'attirer à elle, en tout temps, une partie très considérable du peuple; et l'autorité spirituelle, quoiqu'elle se tienne dans l'obscurité des distinctions scolastiques et des mots difficiles, cependant, parce que la crainte des ténèbres et des esprits est plus importante que les autres craintes, ne peut manquer d'un parti suffisant pour troubler, et parfois détruire, une République. Et c'est une maladie qui peut, sans impropriété, être comparée à l'épilepsie, ou mal caduc du corps naturel (que les Juifs prenaient pour une sorte de possession par les esprits ). En effet, de même que dans cette maladie, il y a dans le tête un esprit ou vent non naturel qui obstrue les racines des nerfs et qui, les mouvant violemment, supprime le mouvement que naturellement ils devraient recevoir du pouvoir de l'âme dans le cerveau, et cause ainsi dans les organes des mouvements violents et irréguliers, que les hommes appellent convulsions, de sorte que celui dont le mal s'est emparé tombe parfois dans l'eau, parfois dans le feu, comme un homme privé de ses sens, de même aussi, dans le corps politique, quand le pouvoir spirituel, par la terreur des châtiments et l'espoir des récompenses, qui sont les nerfs de la République, meut les membres de cette dernière autrement que par le pouvoir civil, qui est l'âme de la République, et que, par des mots étranges et diffi­ciles, il étouffe la compréhension du peuple, il doit nécessairement de cette façon affoler le peuple, et, ou écraser la République en l'opprimant, ou la jeter dans le feu de la guerre civile.

 

Parfois aussi, dans un gouvernement purement civil, il arrive qu'il y ait plus qu'une seule âme : comme quand le pouvoir de lever des impôts, qui est la faculté nutritive, dépend d'une assemblée générale, le pouvoir de diriger et de commander, qui est la faculté motrice, d'un seul homme, et le pouvoir de faire des lois, qui est la faculté rationnelle, dépend de l'accord accidentel, non seulement de ces deux parties, mais aussi d'une troisième : cela met en danger la République, parfois par défaut d'un accord sur de bonnes lois, mais plus souvent par défaut de cette nourriture qui est nécessaire à la vie et au mouvement. En effet, quoique peu s'aperçoivent qu'un tel gouvernement n'est pas un gouvernement, mais la division de la République en trois factions indépendantes, et quoiqu'on l'appelle monarchie mixte, cependant, la vérité est que ce n'est pas une République indépendante, mais trois factions indépendantes, ni une seule personne représentative, mais trois. Dans le royaume de Dieu, il peut y avoir trois personnes indépendantes, sans que cela rompe l'unité en Dieu qui règne, mais où les hommes règnent, qui sont sujets à une diversité d'opinions, il ne peut pas en être ainsi. Et donc, si le roi tient le rôle de la personne du peuple, et que l'assem­blée générale tient aussi le rôle de la personne du peuple, et si une autre assemblée tient le rôle de la personne d'une partie du peuple, ils ne sont pas une seule personne, ni un seul souverain, mais trois personnes et trois souverains.

 

Je ne sais à quelle maladie du corps naturel de l'homme je peux exactement comparer cette anomalie de la République. Mais j'ai vu un homme qui en avait un autre qui lui poussait sur le côté, avec une tête, des bras, une poitrine et un abdomen qui lui étaient propres. S'il avait eu un autre homme poussant de l'autre côté, la comparaison aurait alors pu être exacte.

 

Jusqu'alors, j'ai nommé les maladies de la République qui sont du plus grand et du plus immédiat danger. Il y en a d'autres, moins importantes, qu'il n'est pas inopportun de noter. D'abord, la difficulté de lever des impôts que la République doit nécessai­rement employer, surtout quand la guerre approche. Cette difficulté provient de l'opinion selon laquelle tout sujet a de ses terres et de ses biens une propriété qui exclut le souverain du droit d'en faire usage. De là, il arrive que le pouvoir souve­rain, qui prévoit les besoins de la République, et les dangers auxquels elle est exposée, s'apercevant que le peuple s'obstine à faire obstacle au transfert de l'argent vers le trésor public, alors qu'il devrait se dilater pour affronter et prévenir de tels dangers dès leur début, se contracte aussi longtemps qu'il peut, et quand il ne le peut plus, lutte avec le peuple en usant de stratagèmes juridiques pour obtenir de petites sommes qui, ne suffisant pas, le contraignent finalement, ou à se frayer violemment un chemin pour s'approvisionner, ou à périr. Étant conduit à de telles extrémités, il ramène enfin le peuple à la trempe qu'il doit [normalement] avoir, ou sinon la République doit périr. De sorte que nous pouvons comparer à propos ce trouble à une fièvre des marais, dans laquelle les parties charnues étant coagulées ou obstruées par la matière venimeuse, les veines, qui dans leur cours naturel se vident dans le cœur, ne sont pas approvisionnées par les artères. Suivent alors, d'abord une contraction froide et un tremblement des membres, puis un chaud et puissant effort du cœur afin d'ouvrir de force un passage pour le sang, et, avant de pouvoir le faire, le cœur se contente de petits rafraîchissements de matières qui refroidissent provisoire­ment, jusqu'à ce qu'il brise la résistance des parties obstruées et dissipe le venin en sueur, si la nature est assez forte, ou que le patient meure, si la nature est trop faible.

 

Il y a aussi parfois en la République une maladie qui ressemble à la pleurésie : cela arrive quand le trésor de la République, s'écoulant hors de son cours normal, s'amasse en trop grande abondance chez un ou quelques particuliers, à cause de monopoles ou d'affermages des revenus publics, de la même manière que le sang, dans une pleurésie, pénétrant dans la membrane de la poitrine, y produit une inflam­mation qui s'accompagne d'une fièvre et de points de côté douloureux.

 

La popularité d'un sujet puissant, à moins que la République n'ait une très bonne garantie de sa loyauté, est aussi une maladie dangereuse, parce que le peuple, qui devrait recevoir son mouvement de l'autorité du souverain, est, par la flatterie et la réputation d'un homme ambitieux, détourné de l'obéissance aux lois pour suivre un homme dont les vertus et les desseins lui sont inconnus. Et c'est communément d'un plus grand danger dans un gouvernement populaire que dans une monarchie, parce qu'une armée est d'une si grande force et d'un si grand nombre d'hommes qu'on peut aisément lui faire croire qu'elle est le peuple [entier]. C'est par ce moyen que Jules César, élevé par le peuple contre le sénat, ayant gagné l'affection de son armée, se rendit maître à la fois du sénat et du peuple. Cette façon de faire des hommes popu­laires et ambitieux est manifestement une rébellion, et elle peut être comparée aux effets de la sorcellerie.

 

Une autre infirmité de la République est la taille démesurée d'une ville, quand elle est capable d'alimenter, à partir de son propre territoire, une grande armée en hommes et en dépenses, et c'est comme le grand nombre de corporations, qui sont, pour ainsi dire, de nombreuses petites Républiques dans les intestins d'une grande, comme des vers dans les entrailles d'un homme naturel. A quoi l'on peut ajouter la liberté de contester le pouvoir absolu de ceux qui prétendent à la prudence politique, hommes qui, quoique nés pour la plupart dans la lie du peuple et animés par de fausses doctrines, se mêlent des lois fondamentales, importunant la République, comme les petits vers que les médecins appellent ascarides.

 

Nous pouvons en outre ajouter la boulimie, ou appétit insatiable d'agrandir l'empi­re, avec les blessures incurables que l'on reçoit souvent à cause de cela de l'ennemi, et les kystes que sont les conquêtes mal intégrées [à l'empire], qui sont souvent un fardeau qu'il est moins dangereux d'abandonner que de conserver ; et aussi la léthargie qui vient du bien-être, et la consomption due aux excès et au luxe.

 

Enfin, quand dans une guerre étrangère ou intestine, les ennemis obtiennent la victoire finale, de sorte que les forces de la République ne sont plus maîtres des posi­tions, la fidélité des sujets ne les protège plus, et la République est alors DISSOUTE, et tout homme est libre de se protéger par tous les moyens qui lui sembleront bons. Le souverain est en effet l'âme publique qui donne vie et mouvement à la République. Quand cette dernière expire, les membres ne sont pas plus gouvernés [par cette âme publique] que le cadavre d'un homme ne l'est par son âme qui, quoiqu'immortelle, s'en est allée. En effet, quoique le droit d'un monarque souverain ne puisse s'éteindre à cause de l'acte d'un autre, l'obligation des membres, cependant, le peut, car celui à qui fait défaut la protection peut la chercher partout et, quand il l'a [trouvée], il est obligé (sans prétendre faussement s'être soumis par crainte) de protéger sa protection aussi longtemps qu'il en est capable. Mais une fois que le pouvoir d'une assemblée est supprimé, le droit de cette assemblée périt entièrement, parce que l'assemblée elle-même est éteinte, et que, par conséquent, la souveraineté n'a aucune possibilité d'y revenir.

 

 

 

Chapitre XXX : De la Fonction du Réprésentant souverain.

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La FONCTION du souverain, qu'il soit un monarque ou une assemblée, consiste dans la fin pour laquelle le pouvoir souverain lui a été confié, à savoir procurer au peuple la sécurité, fonction à laquelle il est obligé par la loi de nature, et il est obligé d'en rendre compte à Dieu, l'auteur de cette loi, et à personne d'autre. Mais par sécurité, je n'entends pas ici la seule préservation, mais aussi toutes les autres satisfac­tions de la vie, que tout homme pourra légalement acquérir par sa propre industrie, sans danger ni nuisance pour la République.

 

L'intention n'est pas de faire cela en se préoccupant des individus au-delà de leur protection des torts quand ils porteront plainte, mais d'y pourvoir de manière générale, par un enseignement public (des doctrines et des exemples) et en faisant et exécutant de bonnes lois que les personnes individuelles puissent appliquer à leur propre cas.

 

Et parce que, si les droits essentiels de la souveraineté (spécifiés précédemment au chapitre XVIII) sont supprimés, la République est de ce fait dissoute, et chaque homme retourne dans le malheureux état de guerre contre tout autre homme, ce qui est le plus grand mal qui puisse arriver en cette vie, c'est la fonction du souverain de conserver entièrement ces droits, et il est par conséquent contraire à son devoir, premièrement, de transférer à un autre l'un quelconque de ces droits, ou de s'en démettre. En effet, celui qui abandonne les moyens abandonne les fins, et abandonne les fins celui qui, étant le souverain, se reconnaît assujetti aux lois civiles et renonce au pouvoir de la judicature suprême, ou à celui de faire la guerre ou la paix par sa propre autorité, ou à celui de juger de ce qui est nécessaire à la République, ou à celui de lever des impôts et des armées, au moment et dans les limites qu'il jugera nécessaire en sa propre conscience, ou à celui d'instituer des officiers et des minis­tres, aussi bien pour la paix que pour la guerre, ou à celui de nommer des enseignants, et d'examiner quelles doctrines s'accordent avec la défense, la paix et le bien du peuple, ou leur sont contraires. Deuxièmement, il est contraire à son devoir de laisser le peuple ignorant ou mal informé des fondements et des raisons de ces droits essentiels qui sont siens, parce que, dans cet état, il est facile d'abuser le peuple et de l'amener à lui résister quand la République aura besoin que ces droits soient utilisés et exercés.

 

Et il est plutôt nécessaire d'enseigner avec diligence et vérité ces fondements, parce qu'ils ne peuvent pas être soutenus par quelque loi civile ou par la terreur d'un châtiment légal. En effet, une loi civile qui interdit la rébellion (et est telle toute résistance aux droits essentiels de la souveraineté) n'est pas, en tant que loi civile, une obligation, mais elle l'est en vertu seulement de la loi de nature qui interdit de trahir sa parole. Si les hommes ne connaissent pas cette obligation naturelle, ils ne peuvent connaître le droit d'aucune des lois faites par le souverain. Quant au châtiment, ils le prennent pour un acte d'hostilité, qu'ils s'efforceront d'éviter par des actes d'hostilité quand ils jugeront qu'ils sont assez forts.

 

De même que j'ai entendu certains dire que la justice n'est qu'un mot sans substance, et que tout ce qu'un homme peut acquérir pour lui-même par la force ou l'habileté, non seulement dans l'état de guerre, mais dans une République, lui appartient (ce qui est faux, je l'ai déjà montré), de même il en est aussi qui soutien­nent que n'existent ni fondements, ni principes de raison pour soutenir ces droits essentiels qui rendent la souveraineté absolue. Car, [disent-ils], s'ils existaient, ils auraient été découverts, en un lieu ou en un autre, tandis que nous voyons qu'il n'y a eu jusqu'ici aucune République où ces droits aient été reconnus ou revendiqués. En quoi ils argumentent aussi mal que le feraient les sauvages d'Amérique qui nieraient qu'existent des fondements ou principes de raison pour construire une maison qui puisse durer aussi longtemps que les matériaux parce qu'ils n'en ont jamais vu une aussi bien construite.  Le temps et l'industrie produisent chaque jour de nouvelles connaissances. Et de même que l'art de bien construire est tiré de principes de raison aperçus par des hommes industrieux qui ont longuement étudié la nature des matériaux, et les divers effets de leur taille et de leurs proportions, bien après que l'humanité eut commencé, quoique piètrement, à construire, de même, bien après que les hommes eurent commencé à constituer des Républiques, imparfaites et susceptibles de retomber dans le désordre, certains principes de raison peuvent être découverts par une méditation industrieuse, pour faire durer à jamais leur constitu­tion, exception faite de la violence extérieure. Et tels sont ceux que j'ai exposés dans ce discours : que ceux qui ont le pouvoir d'en faire usage n'en aient pas connaissance, qu'ils y fassent ou non attention, cela, à ce jour, m'intéresse très peu. Mais en supposant que mes principes ne soient pas des principes de raison, cependant je suis certain que ce sont des principes qu'on peut tirer de l'autorité de l'Ecriture, comme je le montrerai quand j'en viendrai à parler du règne de Dieu (administré par Moïse) sur les Juifs, son peuple particulier en vertu d'une convention.

 

De plus, ils disent que même si les principes sont justes, les gens du commun  n'ont pas les capacités suffisantes pour qu'on les leur fasse comprendre. Je serais heureux que les sujets riches et puissants d'un royaume, ou ceux qu'on tient pour les plus instruits n'en fussent pas moins incapables qu'eux; mais tout le monde sait que les obstacles à cette sorte de doctrine ne procèdent pas tant de la difficulté de la matière que de l'intérêt de ceux qu'on doit instruire. Les puissants ne digèrent guère tout ce qui établit un pouvoir pour brider leurs passions, et ceux qui sont instruits, tout ce qui révèle leurs erreurs, et par là diminue leur autorité, alors que les esprits des gens du commun, à moins que ces esprits n'aient été corrompus par la dépendance à l'égard des puissants, ou qu'ils n'aient été griffonnés par les opinions des docteurs, sont comme une feuille vierge, propre à recevoir tout ce que l'autorité publique y impri­mera. Des nations entières seraient amenées à acquiescer aux grands mystères de la religion chrétienne, qui dépassent la raison, et on ferait croire à des millions d'hommes que le même corps peut se trouver en des lieux innombrables en un seul et même moment, ce qui est contraire à la raison, et on ne serait pas capable, par un enseignement et une prédication protégés par la loi, de leur faire accepter ce qui s'accorde tant avec la raison que n'importe quel homme sans préjugé n'a besoin, pour l'apprendre, que de l'entendre? Je conclus donc qu'il n'y a, pour instruire le peuple des droits essentiels qui sont les lois naturelles et fondamentales de la souveraineté, aucune difficulté tant que le souverain possède tout son pouvoir, sinon celles qui procèdent de sa propre faute ou de la faute de ceux à qui il a confié l'administration de la République. En conséquence, c'est son devoir de faire en sorte que le peuple soit instruit de cela. C'est non seulement son devoir, mais c'est aussi son avantage et sa sécurité contre le danger qui peut l'atteindre dans sa personne naturelle en cas de rébellion.

 

Et, pour descendre jusqu'aux détails, on doit apprendre au peuple, premièrement qu'il ne doit aimer aucune forme de gouvernement qu'il voit dans les nations voisines plus que la forme de son propre gouvernement, ni désirer en changer, quelle que soit la prospérité actuelle qu'il aperçoive dans les nations qui sont gouvernées autrement que la sienne. En effet, la prospérité d'un peuple gouverné par une assemblée aristo­cratique ou démocratique ne vient ni de l'aristocratie, ni de la démocratie, mais de l'obéissance et de la concorde des sujets. De même, un peuple n'est pas florissant en monarchie parce qu'un seul homme a le droit de les gouverner, mais parce qu'ils lui obéissent. Dans n'importe quelle sorte d’État, supprimez l'obéissance, et en consé­quence la concorde du peuple, et le peuple, non seulement ne sera pas florissant, mais de plus se dissoudra en peu de temps. Et ceux qui entreprennent de désobéir pour simplement réformer la République, ils découvriront qu'ils la détruisent de cette façon, semblables aux filles insensées de Pélée, dans la fable, qui, désirant redonner la jeunesse à leur père décrépit, le coupèrent en morceaux, sur le conseil de Médée, et le firent bouillir avec d'étranges herbes, sans faire de lui un homme neuf. Ce désir de changement est comparable à la violation du premier des commandements de Dieu, car Dieu y dit : Non habebis Deos alienos : Tu n'auras pas les dieux des autres nations; et ailleurs, il dit au sujet des rois, qu'ils sont des dieux.

 

Deuxièmement, il faut leur apprendre qu'ils ne doivent pas être amenés à admirer la vertu de l'un de leurs compagnons assujettis, si haut placé soit-il, et quelque remarquable que soit la façon dont il brille dans la République, ou la vertu de quelque assemblée, à l'exception de l'assemblée souveraine, au point de leur témoigner une obéissance et de leur rendre un honneur qui ne conviennent qu'au souverain qu'ils représentent, dans les postes particuliers qu'ils occupent. Il faut aussi apprendre aux sujets qu'ils ne doivent pas non plus subir leur influence, sinon quand cette dernière est transmise par eux au nom de l'autorité souveraine. En effet, on ne peut pas croire qu'un souverain aime son peuple comme il le devrait s'il n'en est pas jaloux, et qu'il souffre que ce peuple soit détourné de sa fidélité par la flatterie d'hommes populaires, ce qu'il a souvent été, non seulement en secret, mais [aussi] ouvertement, en se proclamant marié à eux in facie Ecclesiae, par des prédicateurs et par des publications faites en pleine rue ; ce qui peut être proprement comparé à la violation du second des Dix Commandements.

 

Troisièmement, en conséquence de cela, ils doivent être informés que c'est une grande faute de parler mal du représentation souverain, qu'il s'agisse d'un seul homme ou d'une assemblée d'hommes, ou d'argumenter contre son pouvoir et de le contester, ou d'user en quelque façon de son nom de façon irrévérencieuse, ce qui pourrait amener le peuple à le mépriser et son obéissance (en quoi consiste la sécurité de la République) à se relâcher. C'est là une doctrine qui évoque, par ressemblance, le troisième commandement.

 

Quatrièmement, vu que les gens du peuple ne peuvent apprendre cela, ou, s'ils l'apprennent, ne peuvent s'en souvenir, à tel point que, une génération passée, ils oublient en qui le pouvoir souverain est placé, si on n'institue pas, à côté du labeur ordinaire, certains moments déterminés où ils puissent se rendre auprès de ceux qui sont chargés de les instruire, il est nécessaire que de tels moments soient fixés, pendant lesquels ils pourront s'assembler et, après avoir adressé des prières et des louanges à Dieu, le Souverain des souverains, écouter ces devoirs qui sont leurs et qu'on leur apprendra, les lois, celles qui les concernent généralement tous, qui seront lues et expliquées, et on leur rappellera par quelle autorité ces lois sont lois. Dans ce but, les Juifs avaient chaque septième jour un sabbat, pendant lequel la loi était lue et expliquée, et pendant cette fête sacrée, on leur rappelait que leur roi était Dieu, qui avait créé le monde en six jours, s'était reposé le septième, et en se reposant ce jour-là de leur labeur, il leur était rappelé que Dieu était leur roi, qui les avait libérés de leurs travaux serviles et pénibles d’Égypte, et leur donnait un temps, après s'être réjouis en lui, pour prendre aussi de la joie en eux-mêmes, par des divertissements légitimes. De telle sorte que la première table des Commandements est consacrée à noter l'essentiel du pouvoir absolu de Dieu, non seulement en tant que Dieu, mais aussi en tant que roi particulier des Juifs, en vertu d'un pacte, et elle peut donc éclairer ceux à qui le pouvoir souverain a été conféré par le consentement des hommes, pour qu'ils voient quelle doctrine ils doivent enseigner à leurs sujets.

 

Et parce que la première instruction des enfants dépend du soin que prennent les parents, il est nécessaire que les enfants obéissent à leurs parents aussi longtemps qu'ils sont éduqués par eux; non seulement cela, mais aussi qu'ensuite, comme la gratitude l'exige, ils reconnaissent le bienfait de leur éducation par des marques extérieures d'honneur. À cette fin, on doit leur enseigner qu'à l'origine, le père de chaque homme était aussi son seigneur souverain, avec le pouvoir de vie et de mort sur lui, et que, quand les pères de famille, lors de l'institution de la République, se démirent de leur pouvoir absolu, il ne fut cependant jamais entendu qu'ils perdraient l'honneur qui leur est dû pour l'éducation qu'ils donnent. En effet, renoncer à ce droit n'était pas nécessaire à l'institution du pouvoir souverain, et il n'y aurait aucune raison qu'un homme désire avoir des enfants, ou prenne soin de les nourrir et de les éduquer, si ensuite il ne devait en attendre aucun autre avantage que celui qu'on attend des autres hommes. Et cela s'accorde avec le cinquième commandement.

 

De plus, tout souverain doit faire enseigner la justice, qui consiste à ne pendre à aucun homme ce qui est sien, autrement dit faire enseigner aux hommes à ne pas priver leur prochain, par la violence ou la ruse, de quelque chose que l'autorité souveraine a fait sien. Parmi les choses détenues en propriété, celles qui sont les plus chères à l'homme sont sa propre vie et ses propres membres, et juste après, celles qui concernent l'affection conjugale, et [encore après], les richesses et les moyens d'existence. On doit donc apprendre aux gens à s'abstenir de violence par des vengeances privées exercées sur la personne d'autrui, à s'abstenir de porter atteinte à l'honneur conjugal, de prendre par la force, ou subrepticement, par la ruse, les biens d'autrui. À cette fin, il est aussi nécessaire qu'on montre aux gens les fâcheuses conséquences des jugements qui vont contre la vérité, soit à cause de la corruption des juges, soit à cause de celle des témoins, jugements qui suppriment la distinction des propriétés, et par lesquels la justice devient sans effet : toutes choses qui sont intimées par les sixième, septième, huitième et neuvième Commandements.

 

Enfin, il faut apprendre aux gens qu'il y a injustice non seulement dans les actes injustes, mais aussi dans les desseins et intentions de les faire, même si on est accidentellement empêché, [car] l'injustice consiste dans la dépravation de la volonté, aussi bien que dans l'irrégularité de l'action. Et c'est ce que vise le dixième commandement, et l'essentiel de la seconde table [de la loi], qui se réduit tout entière à cet unique commandement de charité mutuelle : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, tout comme l'essentiel de la première table se réduit à l'amour de Dieu, que les Juifs venaient d'accepter comme roi.

 

Pour ce qui est des moyens et des voies par lesquels le peuple peut recevoir cette instruction, nous devons chercher par quels moyens autant d'opinions contraires à la paix du genre humain et fondées sur des principes faibles et faux se sont cependant si profondément enracinées en lui. Je veux parler ici de ces opinions que j'ai précisées au chapitre précédent : comme celle qui prétend que les hommes doivent juger de ce qui est légitime ou pas, non par la loi elle-même, mais par leur propre conscience, c'est-à-dire par leurs propres jugements personnels; que les sujets pèchent en obéissant aux commandements de la République, à moins qu'ils ne les aient d'abord eux-mêmes jugés légitimes; que la propriété qu'ils ont de leurs richesses est telle qu'elle exclut l'empire que la République a sur elles; qu'il est légitime que les sujets tuent ceux qu'ils appellent tyrans; que le pouvoir souverain peut être divisé, et opinions du même type qu'on instille dans le peuple de la façon qui suit : ceux que la nécessité ou la cupidité gardent occupés à leur métier et leur travail, et ceux d'autre part que l'excès de richesses et la paresse poussent à rechercher les plaisirs des sens (ces deux sortes d'hommes comprennent la plus grande partie du genre humain), étant détournés de la profonde méditation que requiert nécessairement l'étude de la vérité, non seulement dans le domaine de la justice naturelle, mais aussi dans toutes les autres sciences, reçoivent les notions de leur devoir essentiellement des théologiens en chaire, et en partie de ceux de leurs voisins ou proches qui, ayant la faculté de discourir avec aisance et avec de belles paroles, semblent plus sages et mieux instruits qu'eux-mêmes sur les questions de lois et les cas de conscience. Et les théologiens, et d'autres du même type qui font étalage d'érudition, tirent leurs connaissances des universités, et des écoles de droit, ou des livres que des hommes éminents, dans ces écoles et universités, ont publiés. Il est donc manifeste que l'instruction du peuple dépend totalement de la rectitude de l'enseignement de la jeunesse dans les universités. Mais, peuvent dire certains, les universités d'Angleterre ne sont-elles pas déjà assez savantes pour faire cela ? ou est-ce que vous allez vous charger d'enseigner les universités? Difficiles questions. Pourtant, en ce qui concerne la première, je n'hésite pas à répondre que, jusque vers la fin du règne d'Henri VIII, le pouvoir du pape a toujours pris parti contre le pouvoir de la République, principalement par les universités :  que les doctrines aient été soutenues par tant de prédicateurs contre le pouvoir souverain du roi, et par tant de légistes et par d'autres qui ont reçu leur éducation de ces universités, prouve suffisamment que, même si les universités n'étaient pas les auteurs de ces fausses doctrines, elles ne savaient cependant pas comment implanter la vérité. En effet, dans une telle contra­diction d'opinions, il est au plus haut point certain que les sujets n'ont pas été suffisamment instruits, et il n'est pas étonnant qu'ils conservent un arrière-goût de cette subtile liqueur, contraire à l'autorité civile, avec laquelle ils furent d'abord assaisonnés. Pour ce qui est de la deuxième question, il n'est ni opportun ni utile d'y répondre par oui ou par non, car celui qui se rend compte de ce que je suis en train de faire peut aisément voir ce que j'en pense.

 

De plus, la sécurité du peuple requiert, de celui ou de ceux qui détiennent le pouvoir souverain, que la justice soit rendue avec égalité, quel que soit le rang des sujets, c'est-à-dire que les riches et puissants, aussi bien que les pauvres et obscurs puissent obtenir justice pour les torts qui leur sont faits, de sorte que les premiers ne puissent avoir de plus grand espoir d'impunité quand ils font violence aux seconds, les déshonorent, ou leur causent un tort que l'un de ces derniers quand il fait la même chose à l'égard de l'un d'eux; car c'est en cela que consiste l'équité, à laquelle, en tant qu'elle est un précepte de la loi de nature, un souverain est aussi assujetti que le plus petit sujet de son peuple. Toutes les infractions à la loi sont des offenses à la République mais il en est certaines qui sont aussi faites contre des personnes privées. Celles qui ne concernent que la République peuvent être pardonnées sans violation de l'équité, car tout homme peut, à sa propre discrétion, pardonner ce qui est fait contre lui-même. Mais une offense à un particulier ne peut pas, en équité, être pardonnée sans le consentement de celui qui a subi le tort, ou sans une réparation raisonnable.

 

L'inégalité des sujets procède des actes du pouvoir souverain, et elle n'a pas plus lieu d'être en présence du souverain, c'est-à-dire dans une cour de justice, que l'inégalité entre les rois et leurs sujets en présence du Roi des rois. L'honneur des grands doit être évalué en fonction de leur bienfaisance et des aides qu'ils donnent aux hommes d'un rang inférieur. En dehors de cela, il n'est rien. Et les violences, oppressions, et torts dont ils sont responsables ne sont pas atténués, mais aggravés par la grandeur de leur personne, parce qu'ils sont ceux qui ont le moins besoin de commettre de tels actes. Les conséquences de la partialité en faveur des grands sont celle-ci : l'impunité produit l'insolence, l'insolence produit la haine, et la haine est la source d'efforts pour abattre toute grandeur oppressive et insolente, même si cela doit entraîner la ruine de la République.

 

Une égale justice suppose une égale imposition des taxes, égalité qui ne dépend pas de l'égalité des richesses, mais de celle de la dette dont tout homme est redevable à la République pour sa défense. Il n'est pas suffisant qu'un homme travaille pour se maintenir en vie, il doit aussi se battre, si c'est nécessaire, pour la sécurité de son travail. Les hommes doivent, ou faire comme le firent les Juifs au retour de leur captivité, quand ils réédifièrent le temple, bâtissant d'une main et tenant l'épée de l'autre, ou payer d'autres hommes pour qu'ils combattent à leur place. En effet, les impôts que le peuple paie au pouvoir souverain ne sont rien d'autre que les gages dus à ceux qui tiennent l'épée publique pour défendre les particuliers dans l'exercice de leurs différents métiers et états. Etant donné que l'avantage que chacun tire de cela est la jouissance de la vie, qui est également chère aux pauvres et aux riches, la dette dont un pauvre est redevable à ceux qui défendent sa vie est la même que celle dont un riche est redevable pour la défense de la sienne (mais les riches, qui ont les pauvres ont à leur service, peuvent être débiteurs non seulement pour leur propre personne, mais aussi pour beaucoup plus d'hommes). Ceci étant considéré, l'égalité d'imposition consiste plus en l'égalité de ce qui est consommé qu'en l'égalité des richesses des personnes qui consomment la même chose. Pour quelle raison celui qui travaille beaucoup et qui, épargnant ce qu'il gagne, consomme peu, serait-il plus imposé que celui qui, vivant dans l'oisiveté, gagne peu et dépense tout ce qu'il gagne, alors que le premier n'est pas plus protégé par la République que le deuxième? Mais quand les impôts sont calculés sur ce que les gens consomment, tout homme paie également pour ce dont il use, et la République n'est pas escroquée par le gaspillage excessif des particuliers.

 

Attendu que beaucoup d'hommes, à la suite d'accidents inévitables, deviennent incapables de subvenir à leurs besoins par leur travail, ils ne doivent pas être aban­donnés à la charité des particuliers, mais les lois de la République doivent pourvoir à leurs besoins, dans les limites que requièrent les nécessités naturelles. En effet, tout comme c'est un manque de charité de la part d'un homme de ne prendre aucun soin des invalides, c'en est aussi un de la part du souverain de la République que de les exposer au hasard d'une charité aussi incertaine.

 

Mais pour ceux dont le corps est vigoureux, le cas est différent : il faut les forcer à travailler, et pour éviter l'excuse qui consiste à dire qu'on ne trouve pas d'emploi, il faut des lois qui encouragent toutes les sortes d'arts, comme la navigation, l'agri­culture, la pêche, et toutes les activités manufacturières qui requièrent de la main-d’œuvre. La multitude des pauvres, pourtant vigoureux, augmentant toujours, il faut les transplanter dans des régions qui ne sont pas assez peuplées, où ils ne doivent pas cependant exterminer ceux qu'ils trouvent à cet endroit, mais les contraindre à vivre plus à l'étroit avec eux, à ne pas parcourir beaucoup de territoire pour se saisir de ce qu'ils y trouvent, mais à s'occuper assidûment de chaque parcelle avec habileté et efforts, pour qu'elle leur donne leur subsistance le moment venu. Et quand le monde entier est surpeuplé, alors le dernier recours est la guerre, qui pourvoit au sort de chacun, par la victoire ou par la mort.

 

C'est au souverain qu'appartient le soin de faire de bonnes lois. Mais qu'est-ce qu'une bonne loi ? Par bonne loi, je n'entends pas une loi juste, car aucune loi ne peut être injuste. La loi est faite par le pouvoir souverain, et tout ce qui est fait par ce pouvoir est autorisé et reconnu comme sien par chaque membre du peuple; et ce qui arrivera de cette façon à tout homme, personne ne peut le dire injuste. Il en est des lois de la République comme des lois des jeux : tout ce sur quoi les joueurs s'accor­dent tous n'est injustice pour aucun d'eux. Une bonne loi est celle qui est nécessaire pour le bien du peuple et en même temps claire.

 

En effet, l'utilité des lois (qui ne sont que des règles autorisées) n'est pas d'em­pêcher les gens de faire toute action volontaire, mais de les diriger et de les maintenir dans un mouvement tel qu'ils ne se fassent pas de mal par l'impétuosité de leurs propres désirs, par leur imprudence et leur manque de discernement, comme des haies sont installées, non pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir dans le [droit] chemin. Et c'est pourquoi une loi qui n'est pas nécessaire, n'ayant pas la véritable finalité d'une loi, n'est pas une bonne loi. On pourrait imaginer qu'une loi est bonne quand elle est faite pour l'avantage du souverain, quoiqu'elle ne soit pas nécessaire au peuple, mais il n'en va pas ainsi, car le bien du souverain et le bien du peuple ne peuvent être séparés. C'est un souverain faible que celui qui a des sujets faibles, et c'est un peuple faible que celui dont le souverain n'a pas le pouvoir de régir les sujets selon sa volonté. Des lois qui ne sont pas nécessaires ne sont pas de bonnes lois, mais des pièges pour récupérer de l'argent, qui sont superflus là où le droit du pouvoir souverain est reconnu, et qui sont insuffisants pour défendre le peuple là où il ne l'est pas.

 

La clarté d'une loi ne consiste pas tant dans les termes de la loi elle-même que dans l'explication des causes et des motifs pour lesquels elle a été faite. C'est cela qui nous montre l'intention du législateur, et quand cette intention est connue, la loi est plus facilement comprise en peu de mots qu'en beaucoup. En effet, tous les mots sont sujets à ambiguïté, et c'est pourquoi la multiplication des mots dans le corps de la loi multiplie l'ambiguïté : d'ailleurs, quand la loi est rédigée avec trop de soin, il semble qu'elle implique que quiconque peut se soustraire aux mots se met hors de portée de la loi. Et c'est la cause de nombreux procès inutiles. En effet, quand je considère comme étaient brèves les anciennes lois, et comme elles deviennent, par degrés, toujours plus longues, je crois voir une dispute entre les rédacteurs de la loi et les avocats, les premiers cherchant à circonscrire les seconds, et les seconds cher­chant à leur échapper, et je crois que ce sont les avocats qui ont obtenu la victoire. Il appartient donc à la fonction du législateur (ce qu'est le représentant suprême de toute République, qu'il soit un seul homme ou une assemblée) de rendre claires les raisons pour lesquelles la loi a été faite, et de faire que le corps de la loi lui-même soit aussi bref que possible, mais dans des termes aussi appropriés et aussi significatifs que possible.

 

Il appartient aussi à la fonction du souverain de faire une juste application des châtiments et des récompenses. Et vu que la fin du châtiment n'est pas de se venger et de décharger sa colère, mais de corriger soit celui qui a commis l'infraction, soit les autres par l'exemple, les châtiments les plus sévères doivent être infligés pour ces infractions à la loi qui sont du plus grand danger pour le public, comme celles qui procèdent d'une intention de nuire au gouvernement, celles qui naissent du mépris de la justice, celles qui provoquent l'indignation de la multitude, et celles qui, restées impunies, semblent autorisées, comme celles qui sont commises par les fils, les serviteurs et les favoris des hommes qui détiennent l'autorité. En effet, l'indignation porte les hommes, non seulement contre les acteurs et les auteurs de l'injustice, mais [aussi] contre tout pouvoir qui semble susceptible de les protéger, comme dans le cas de Tarquin, quand il fut chassé de Rome par l'action insolente de l'un de ses fils, et que la monarchie fut elle-même dissoute. Mais pour les infractions à la loi qui pro­viennent de la faiblesse, comme celles qui procèdent d'une grande provocation, d'une grande crainte, d'une grand nécessité, ou du fait que l'on ignore si l'acte est ou non une grande infraction, on peut souvent se montrer clément, sans que cela nuise à la République, et la clémence, quand il y a moyen de l'exercer, est requise par la loi de nature. Le châtiment des chefs et des instigateurs de troubles (et non celui du petit peuple qui a été séduit) peut, par l'exemple, profiter à la République. Être sévère avec le peuple, c'est punir une ignorance qui peut être pour une grande part imputée au souverain, dont la faute est que ce peuple n'a pas été mieux instruit.

 

De la même manière, il appartient à la fonction et au devoir du souverain d'attri­buer toujours ses récompenses de telle façon que la République en tire un avantage, ce en quoi consiste leur fonction et leur fin. Il en est ainsi quand ceux qui ont bien servi la République sont, avec la moindre dépense possible pour le trésor public, si bien récompensés que les autres peuvent par là être encouragés, aussi bien à servir la République aussi fidèlement qu'ils le peuvent, qu'à étudier les arts par lesquels ils puissent être capables de le faire [encore] mieux. Acheter par de l'argent ou par de l'avancement un sujet populaire ambitieux, pour qu'il se tienne tranquille et renonce à exercer de mauvaises influences sur les esprits des gens, cela n'a rien de la nature d'une récompense (qui est destinée à ceux qui ont servi, non à ceux qui desservent). Ce n'est pas non plus un signe de gratitude, mais c'est un signe de crainte, qui ne tend pas à l'avantage, mais au désavantage de la République. C'est un combat contre l'ambition, comme celui d'Hercule contre l'Hydre, monstre à plusieurs têtes, auquel repoussait trois têtes pour chaque tête coupée. De la même manière en effet, quand on vient à bout d'un homme populaire réfractaire par une récompense, l'exemple en fait surgir beaucoup plus qui causent le même tort dans l'espoir d'un même avantage : comme tous les objets manufacturés, la méchanceté se multiplie en se vendant. Et quoique, parfois, une guerre civile puisse être différée quand on use de tels moyens, le danger devient toujours plus grand, et la ruine publique plus certaine. Il est donc contraire au devoir du souverain, à qui la sécurité publique a été commise, de récompenser ceux qui aspirent à la grandeur en troublant la paix de leur pays, au lieu de s'opposer dès le début à de tels individus sans courir de risque, alors qu'il sera plus dangereux de le faire plus tard.

 

Une autre fonction du souverain est de choisir de bons conseillers : j'entends par conseillers ceux dont il devra prendre l'avis pour le gouvernement de la République. Car ce mot conseil (consilium, altération de considium) a une large signification et comprend toutes les assemblées de ceux qui siègent ensemble, non seulement pour délibérer sur ce qui doit être fait dans le futur, mais aussi pour juger de faits passés, ou de la loi, pour le présent. Ici, je prends le mot seulement dans son premier sens : en ce sens, il n'y a de choix de conseillers ni en démocratie ni en aristocratie, parce que les personnes qui conseillent sont membres de la personne conseillée. Le choix des conseillers est donc propre à la monarchie, en laquelle le souverain qui ne s'efforce pas de faire choix de ceux qui sont les plus capables dans leur domaine, ne s'acquitte pas de sa fonction comme il devrait le faire. Les meilleurs conseillers sont ceux qui ont le moins d'espoir de tirer un avantage en donnant de mauvais conseils, et qui connaissent le mieux tout ce qui conduit à la paix et à la défense de la République. C'est une chose difficile que de reconnaître ceux qui espèrent un avantage des troubles publics, mais on a l'indice d'une suspicion légitime quand des hommes dont les biens ne sont pas suffisants pour subvenir à leurs dépenses habituelles se montrent complaisants par rapport aux griefs de certains, déraisonnables, ou qui se plaignent des choses contre lesquelles on ne peut rien. Mais il est encore plus difficile de savoir qui connaît le mieux les affaires publiques, et ceux qui savent reconnaître ces gens compétents sont ceux qui ont le moins besoin de leurs services. En effet, dans n'importe quel art, ou presque, reconnaître qui en connaît les règles suppose un haut niveau de connaissance de cet art, parce que personne ne peut être assuré de la vérité des règles d'un autre s'il n'a d'abord appris à les comprendre. Mais les meilleurs signes de la connaissance d'un art sont de l'avoir beaucoup exercé et d'avoir obtenu cons­tamment de bons résultats. Le bon conseil ne vient pas du sort ou par héritage, et il n'y a donc pas plus de raisons d'attendre d'un riche ou d'un noble un bon avis en matière d’État que pour tracer le plan d'une forteresse, à moins que nous ne pensions qu'il n'est nul besoin de méthode dans l'étude de la politique, comme c'est nécessaire dans l'étude de la géométrie, et qu'il suffit d'être spectateur ; mais il n'en est pas ainsi. En effet, des deux études, la politique est la plus difficile. Au contraire, dans cette partie de l'Europe, on a considéré comme un droit héréditaire de certaines personnes de siéger au plus haut conseil de l’État, et cela vient des conquêtes des anciens Germains, chez qui de nombreux seigneurs absolus, s'unissant pour conquérir d'autres nations, ne voulurent pas entrer dans la confédération sans certains privilèges qui pourraient êtres les marques d'une différence, à l'avenir, entre leur postérité et la postérité de leurs sujets. Ces privilèges étant incompatibles avec le pouvoir souverain, ils peuvent sembler les conserver par la faveur du souverain, mais s'ils les revendi­quent comme leur droit, ils devront nécessairement les abandonner par degrés, et finalement, n'avoir plus pour honneurs que ceux qui sont naturellement liés à leurs capacités.

 

Quelle que soit l'affaire et quelle que soit la compétence des conseillers, le profit à tirer de leur conseil est plus grand quand chacun donne son avis et les raisons de celui-ci à part que quand les conseillers le font dans une assemblée au moyen de discours, et quand ils médité à l'avance que quand ils improvisent, à la fois parce qu'ils ont plus de temps pour apercevoir les conséquences de l'action et parce qu'ils sont moins sujets à être entraînés à la contradiction par l'envie, l'émulation, et d'autres passions qui naissent de la différence d'opinions.

 

Pour ces choses qui ne concernent pas les autres nations, mais seulement le bien-être et l'avantage dont les sujets peuvent jouir par les lois qui n'ont trait qu'aux affaires intérieures, le meilleur conseil est à retirer des informations générales et des plaintes des sujets de chaque province, qui connaissent le mieux leurs propres besoins, et, quand ils ne réclament rien qui déroge aux droits essentiels de la souveraineté, il faut donc attentivement en tenir compte ; car, sans ces droits essentiels, comme je l'ai souvent déjà dit, la République ne peut absolument pas subsister.

 

Le commandant en chef d'une armée, s'il n'est pas populaire, ne sera ni aimé ni craint comme il se doit par son armée, et il ne pourra donc pas accomplir cette fonction avec succès. Il doit donc être assidu, vaillant, affable, généreux, et chanceux s'il veut qu'on pense de lui qu'il est à la fois compétent et aimé de ses soldats. C'est là la popularité, qui fait naître chez les soldats aussi bien le désir de se recommander à la faveur du général que le courage [qui en est la condition], et qui protège de sa sévérité lorsqu'il punit, quand c'est nécessaire, les soldats mutins ou négligents. Mais cette affection des soldats, si la fidélité du commandant n'est pas garantie, est une chose dangereuse pour le pouvoir souverain, surtout quand ce dernier est entre les mains d'une assemblée impopulaire. Il est donc nécessaire, pour la sécurité du peuple, que le souverain confie ses armées à ceux qui sont en même temps des chefs compétents et des sujets fidèles.

 

Mais quand le souverain lui-même est populaire, c'est-à-dire vénéré et aimé de son peuple, la popularité d'un sujet n'est absolument pas dangereuse, car les soldats ne sont généralement jamais assez injustes pour se ranger du côté de leur capitaine, quelque affection qu'ils aient pour lui, contre leur souverain, quand ils aiment non seulement la personne de ce dernier, mais aussi sa cause. Et c'est pourquoi, de tout temps, ceux qui ont supprimé le pouvoir de leur souverain légitime ont toujours pris la peine, avant de pouvoir s'installer à sa place, de s'inventer des titres pour éviter au peuple la honte de les recevoir comme souverain. Avoir un droit reconnu au pouvoir souverain est une qualité si populaire que celui qui le possède n'a besoin de rien de plus, pour s'attirer le cœur des sujets, que, pour sa part, de se montrer capable de gouverner de façon absolue sa propre famille, et pour ce qui est des ennemis, de disperser leurs armées. En effet, la part la plus grande et la plus active du genre humain ne s'est guère jusqu'ici contentée du présent.

 

En ce qui concerne les fonctions d'un souverain dans ses relations avec un autre souverain, qui sont comprises dans cette loi qui est communément appelée droit des gens, je n'ai pas besoin d'en dire quelque chose ici, parce que le droit des gens et la loi de nature sont la même chose. Et tout souverain a le même droit de se procurer la sécurité de son peuple que celui d'un particulier de se procurer la sécurité de son propre corps. Et la même loi qui dicte aux hommes qui n'ont pas de gouvernement civil ce qu'ils doivent faire l'un par rapport à l'autre, et ce qu'ils doivent éviter, dicte la même chose aux Républiques, et c'est la conscience des princes souverains et des assemblées souveraines. Il n'y a pas de tribunal de justice naturelle, sinon dans la seule conscience, où Dieu, et non l'homme, règne, et les lois de Dieu, celles qui obligent tout le genre humain, sont naturelles par rapport à Dieu en tant qu'il est l'Auteur de la nature, et sont des lois par rapport au même Dieu, en tant qu'il est le Roi des rois. Mais de ce règne de Dieu, comme Roi des rois, et aussi comme Roi d'un peuple particulier, j'en parlerai dans le reste de ce discours.

 

 

Chapitre XXXI : Du Royaume de Dieu par nature.

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Qu'un état de simple nature, c'est-à-dire d'absolue liberté, tel que celui de ceux qui ne sont ni souverains ni sujets, soit l'anarchie et l'état de guerre; que les préceptes par lesquels les hommes sont conduits à éviter cet état soient les lois de nature; qu'une République sans pouvoir souverain ne soit qu'un mot sans substance et ne puisse se maintenir ; que les sujets doivent une obéissance absolue aux souverains pour ces choses qui ne sont pas incompatibles avec les lois de Dieu : je l'ai suffisam­ment prouvé dans ce que j'ai déjà écrit. Il n'est besoin, pour connaître entièrement le devoir civil, que de savoir quelles sont ces lois de Dieu. En effet, sans cela, on ne sait pas, quand le pouvoir civil nous commande quelque chose, si cette chose est contraire ou non à la loi de Dieu, et ainsi, soit on offense la Majesté Divine par une trop grande obéissance civile, soit on transgresse les commandements de la Répub­lique par crainte d'offenser Dieu. Pour éviter ces deux écueils, il est nécessaire d'avoir connaissance des lois divines. Et vu que la connaissance de toute loi dépend de la connaissance du pouvoir souverain, je parlerai dans la suite du ROYAUME DE DIEU.

 

Dieu est roi, que la terre se réjouisse, dit le psalmiste. Et aussi : Dieu est roi, même si les nations sont en colère, et il est celui qui siège au-dessus des chérubins, même si la terre tremble. Que les hommes le veuillent ou non, ils sont nécessai­rement toujours assujettis au pouvoir divin. En niant l'existence ou la providence de Dieu, les hommes peuvent se défaire de leur tranquillité, mais ils ne peuvent s'affranchir de leur joug. Mais appeler ce pouvoir de Dieu, qui s'étend lui-même non seulement à l'homme, mais aussi aux bêtes, aux plantes et aux corps inanimés, du nom de royaume, c'est faire seulement un usage métaphorique du mot. En effet, seul peut être dit proprement régner celui qui gouverne ses sujets par sa parole et par des promesses de récompenses à ceux qui lui obéissent, menaçant de châtiments ceux qui ne lui obéissent pas. Dans le royaume de Dieu, les sujets ne sont donc pas les corps inanimés, ni les créatures sans raison, parce qu'ils ne comprennent pas des préceptes comme les siens, ni les athées, ni ceux qui ne croient pas que Dieu fasse attention aux actions de l'humanité, parce qu'ils ne reconnaissent aucune parole comme sienne, n'espèrent pas ses récompenses et ne craignent pas ses menaces. Sont donc sujets de Dieu ceux qui croient qu'il y a un Dieu qui gouverne le monde, qui a donné des préceptes à l'humanité, qui a institué pour elle des récompenses et des châtiments, et tous les autres doivent être considérés comme ses ennemis.

 

Gouverner par des paroles requiert que ces paroles soient portées de façon manifeste à la connaissance des hommes, car autrement ces paroles ne sont pas des lois. Il appartient en effet à la nature des lois d'être promulguées largement et claire­ment, pour pouvoir ôter l'excuse de l'ignorance. Pour les lois humaines, il n'y a qu'une seule façon de faire, c'est de les proclamer et les promulguer par la voix humaine. Mais Dieu fait connaître ses lois de trois manières : par ce que dicte la raison natu­relle, par la révélation, et par la voix de quelque homme à qui, par l'action des miracles, il donne du crédit auprès des autres hommes. De là résulte une triple parole de Dieu, rationnelle, sensible et prophétique, à quoi correspond une triple audition : droite raison, sensation surnaturelle, et foi. En ce qui concerne la sensa­tion surnaturelle, qui consiste en révélation ou inspiration, aucune loi universelle n'a été donnée ainsi, parce que Dieu ne parle de cette manière qu'à des personnes particulières, et dit des choses différentes à des individus différents.

 

À partir de cette différence entre ces deux sortes de parole de Dieu, rationnelle et prophétique, on peut attribuer à Dieu un double royaume, naturel et prophétique : un royaume naturel où il gouverne par les prescriptions naturelles de la droite raison la part de l'humanité qui reconnaît sa providence, et un royaume prophétique, où, ayant choisi comme sujets les hommes d'une nation particulière, les Juifs, il les gouvernait, et personne d'autre, non seulement par la raison naturelle, mais [aussi] par des lois positives qu'il leur donnait par la bouche de ses saints prophètes. J'ai l'intention de parler du royaume naturel de Dieu dans ce chapitre.

 

Le droit de nature par lequel Dieu règne sur les hommes, et punit ceux qui enfrei­gnent ses lois, ne vient pas du fait qu'il les a créés, comme s'il exigeait une obéissance en reconnaissance de ses bienfaits, mais vient de son pouvoir irrésistible. J'ai précédemment montré comment le droit souverain naît d'un pacte. Pour montrer comment le même droit peut naître de la nature, il suffit de montrer en quel cas ce droit ne peut jamais être ôté. Attendu que tous les hommes, par nature, avaient droit sur toute chose, ils avaient chacun le droit de régner sur tous les autres. Mais comme ce droit ne pouvait s'obtenir par la force, il importait à la sécurité de chacun de mettre de côté ce droit, pour établir, par un consentement commun, des hommes possédant l'autorité souveraine, pour gouverner et défendre les autres ; tandis que s'il y avait eu un homme d'un pouvoir irrésistible, il n'y aurait eu aucune raison pour qu'il ne dût pas, par ce pouvoir, gouverner et défendre, aussi bien lui-même que les autres, à sa propre discrétion. Donc, à ceux dont le pouvoir est irrésistible, l'empire sur tous les hommes est naturellement attaché, par l'excellence de leur pouvoir, et par conséquent, c'est en vertu de ce pouvoir que le royaume sur les hommes et le droit de les affliger comme il lui plaît appartiennent naturellement à Dieu tout-puissant ; non en tant que Créateur et miséricordieux, mais en tant qu'omnipotent. Et quoique le châtiment ne soit dû qu'au péché, parce que, par ce mot, on entend une affliction à cause du péché, cependant le droit d'affliger ne vient pas toujours du péché des hommes, mais du pouvoir de Dieu.

 

Pourquoi, souvent, les méchants prospèrent-ils et les bons souffrent-ils l'adver­sité ? Cette question a été largement débattue par les anciens, et elle est la même que celle qui est la nôtre [aujourd'hui] : en vertu de quel droit Dieu dispense-t-il les prospérités et les adversités de cette vie? Question d'une telle difficulté qu'elle a ébranlé la foi en la divine providence, non seulement du vulgaire, mais aussi des philosophes, et, qui plus est, des saints. Que le Dieu d'Israël, dit David, est bon pour ceux qui ont le cœur droit, et pourtant j'ai perdu pied et j'ai bien failli tomber, car je souffrais de voir les méchants et les impies dans une telle prospérité. Et Job, avec quelle conviction se plaint-il à Dieu des nombreuses afflictions qu'il a subies malgré sa droiture? Dans le cas de Job, cette question est décidée par Dieu lui-même, non par des arguments tirés du péché de Job, mais des arguments tirés de son propre pouvoir. En effet, alors que les amis de Job tiraient argument de son affliction pour [montrer] son péché, et qu'il se défendait par la conscience de son innocence, Dieu lui-même prend la question en main et, ayant justifié l'affliction par des arguments tirés de son pouvoir, tels que : où étais-tu quand je posais les fondations de la terre ?  et par d'autres arguments semblables, il reconnaît l'innocence de Job et condamne la doctrine erronée de ses amis. Conforme à cette doctrine est la phrase de notre Seigneur qui concerne l'aveugle-né : ni cet homme, si ses parents n'ont péché, mais c'est pour que les oeuvres de Dieu se manifestent en lui. Et bien qu'il soit dit que la mort est entrée dans le monde par le péché (ce qui signifie que si Adam n'avait jamais péché, il ne serait jamais mort, c'est-à-dire qu'il n'aurait jamais souffert la séparation de son âme d'avec son corps), il ne s'ensuit pas que Dieu ne pouvait pas justement l'affliger, même s'il n'avait pas péché, tout comme il afflige les autres créatures vivantes qui ne peuvent pas pécher.

 

Ayant parlé du droit de la souveraineté de Dieu en tant que fondé seulement sur la nature, nous devons considérer maintenant quelles sont les lois divines, ou prescrip­tions de la raison naturelle, lois qui concernent soit les devoirs naturels d'un homme envers un autre, soit l'honneur naturellement dû à notre divin Souverain. Les premières sont les lois de nature dont j'ai déjà parlé aux chapitres XIV et XV de ce traité, à savoir l'équité, la justice, la pitié, l'humilité, et les autres vertus morales. Il reste donc à considérer quels préceptes sont dictés aux hommes par leur seule raison naturelle, sans autre parole de Dieu, touchant l'honneur et le culte dus à la Majesté Divine.

 

L'honneur consiste dans la pensée et l'opinion intérieures que l'on a du pouvoir et de la bonté d'autrui; et, par conséquent, honorer Dieu est avoir une pensée aussi élevée que possible de son pouvoir et de sa bonté. Et les signes extérieurs de cette opinion, qui apparaissent dans les paroles et les actions des hommes, sont appelées culte, qui est une partie de ce que les Latins entendent par le mot cultus ; car cultus signifie, au sens propre et invariable, la peine qu'on se donne pour quelque chose dans le but d'en tirer avantage. Or, ces choses dont nous tirons avantage, soit nous sont assujetties, et le profit qu'elles rapportent vient comme un effet naturel de la peine que nous nous donnons, soit ne nous sont pas assujetties, et elles répondent à notre peine selon leur volonté propre. Dans le premier sens, la peine que l'on se donne pour la terre s'appelle culture, et l'éducation des enfants, une culture de leurs esprits. Dans le second sens, quand on façonne la volonté des hommes pour atteindre son but, non par la force, mais en se montrant obligeant, cela équivaut à courtiser, c'est-à-dire gagner les faveurs de quelqu'un par de bons offices : par exemple, par des louanges, par la reconnaissance de son pouvoir, et par tout ce qui plaît à celui dont on attend un avantage. Et c'est cela qui est à proprement parler le culte : c'est en ce sens qu'on entend par publicola celui qui a le culte du peuple, et par cultus Dei, le culte de Dieu.

 

De l'honneur interne, qui consiste en l'opinion que l'on a du pouvoir et de la bonté [d'autrui] naissent trois passions : l'amour qui renvoie à la bonté, l'espoir et la crainte, qui se rapportent au pouvoir; et trois parties du culte extérieur : la louange, la glorification, et la bénédiction; le sujet de la louange étant la bonté, le sujet de la glorification et de la bénédiction étant le pouvoir, et leur effet, la félicité. La louange et la glorification sont signifiées aussi bien par des paroles que par des actions : par des paroles, quand nous disons qu'un homme est bon ou grand ; et par des actions, quand nous le remercions pour sa bonté, et obéissons à son pouvoir. L'opinion que l'on a du bonheur d'autrui ne peut être exprimée que par des paroles.

 

Il existe des signes d'honneur, qui consistent aussi bien en attributs qu'en actions, qui sont naturellement tels : parmi les attributs, ceux de bon, juste, généreux, et les attributs semblables, et parmi les actions, les prières, les remerciements et l'obéissan­ce. Les autres signes le sont par institution, ou par la coutume des hommes, et, à certaines époques et en certains lieux, ils sont signes qu'on honore, à d'autres, qu'on déshonore, et à d'autres, ils sont indifférents. Tels sont les gestes de salutation, de prière, ou d'action de grâces, dont l'usage diffère selon les époques et les lieux. Les premiers signes constituent le culte naturel, les deuxièmes le culte con­ventionnel.

 

Il existe deux sortes de cultes conventionnels : tantôt, le culte est ordonné, tantôt il est volontaire. Il est ordonné quand il est tel que l'exige celui à qui l'on rend un culte, il est libre, quand il est tel que celui qui rend le culte le juge bon. Quand le culte est ordonné, il consiste en l'obéissance, non en paroles et gestes. Mais quand il est libre, il consiste en l'opinion de ceux qui le voient, car si les paroles et les actions par lesquelles nous entendons les honorer leur semblent  être ridicules et tendre à l'outrage, elles ne forment pas un culte, car elles ne sont pas des signes d'honneur; et elles ne sont pas des signes d'honneur parce qu'un signe n'est pas un signe pour celui qui le fait, mais pour celui pour qui il est fait, c'est-à-dire le spectateur.

 

De même, il y a un culte public et un culte privé. Le culte public est celui que la République célèbre, comme une seule personne. Le culte privé est celui dont fait preuve une personne privée. Le culte public est libre par rapport à la République prise comme un tout, mais il ne l'est pas par rapport aux particuliers. Le culte privé est libre dans le secret, mais à la vue de la multitude il n'existe jamais sans certaines contraintes, venant soit des lois, soit de l'opinion des hommes; ce qui est contraire à la nature de la liberté.

 

Chez les hommes, la fin du culte est le pouvoir, car quand un homme voit un autre homme recevoir un culte, il le suppose puissant, et il est d'autant plus disposé à lui obéir, ce qui rend le pouvoir de cet autre plus important.  Mais Dieu ne vise aucune fin : le culte que nous lui rendons procède de notre devoir et est régi, conformément à notre capacité, par ces règles de l'honneur que la raison dicte aux faibles dans leurs rapports aux plus puissants, dans l'espoir d'un avantage, ou dans la crainte d'un dommage, ou en remerciement du bien qu'ils ont déjà reçu d'eux.

 

Afin que nous puissions savoir quel culte de Dieu nous est enseigné par la lumière naturelle, je commencerai par ses attributs. Où, premièrement, il est évident que nous devons lui attribuer l'existence, car nul ne saurait avoir la volonté d'honorer ce qu'il croit n'avoir aucun être.

 

Deuxièmement, que ces philosophes qui disaient que le monde, ou l'âme du monde, était Dieu, en parlaient d'une manière indigne, et niaient son existence, car, par Dieu, il faut entendre la cause du monde, et dire que le monde est Dieu est dire qu'il n'a pas de cause, c'est-à-dire qu'il n'existe aucun Dieu.

 

Troisièmement, que dire que le monde n'a pas été créé, mais est éternel, c'est nier qu'il y ait un Dieu, vu que ce qui est éternel n'a pas de cause.

 

Quatrièmement, que ceux qui, attribuant à Dieu, comme ils le croient, la quiétude, lui ôtent le souci de l'humanité, et lui ôtent [donc] son honneur, car ils suppriment l'amour et la crainte que les hommes éprouvent envers lui, qui forment la racine de l'honneur.

 

Cinquièmement, que dire, pour les choses qui expriment la grandeur et le pouvoir, que Dieu est fini n'est pas l'honorer, car ce n'est pas le signe d'une volonté d'honorer Dieu que de lui attribuer moins que ce que nous pouvons : et fini est moins que ce que nous pouvons, parce qu'il est facile d'ajouter quelque chose au fini.

 

Par conséquent, lui attribuer une figure n'est pas l'honorer, car toute figure est finie.

 

Ni dire que nous le concevons, l'imaginons, ou avons une idée de lui dans notre esprit, car tout ce que nous concevons est fini.

 

Ni de lui attribuer des parties ou un tout, qui sont seulement des attributs des choses finies.

 

Ni de dire qu'il est en ce lieu-ci ou en ce lieu-là, car tout ce qui est en un lieu est limité et fini.

 

Ni qu'il est en mouvement ou en repos, car ces deux attributs lui attribuent un lieu.

 

Ni qu'il y a plusieurs dieux au lieu d'un Dieu unique, parce que cela implique qu'ils soient tous finis, car il ne peut pas y avoir plus d'un seul Dieu infini.

 

Ni lui attribuer (à moins que ce ne soit métaphoriquement, pour signifier non la passion, mais l'effet) des passions qui participent de l'affliction, comme le repentir, la colère, la pitié, ou du manque, comme l'appétit, l'espoir, le désir, ou de quelque faculté passive, car la passion est un pouvoir limité par quelque chose d'autre.

 

Et donc, quand nous attribuons à Dieu une volonté, il ne faut pas entendre, com­me pour l'homme, un appétit rationnel, mais un pouvoir par lequel il effectue toute chose.

 

De même, quand nous attribuons à Dieu la vision, et d'autres actes de la sensation, et aussi la connaissance et la compréhension, qui, en nous, ne sont rien d'autre qu'un tumulte de l'esprit produit par les choses extérieures qui font pression sur les parties organiques du corps humain, car il n'y rien de tel en Dieu, et ces choses, dépendant de causes naturelles, ne sauraient lui être attribuées.

 

Celui qui ne veut attribuer à Dieu que ce qui est garanti par la raison naturelle doit ou user d'attributs négatifs tels que infini, éternel, incompréhensible, ou super­latifs, tels que le plus haut, le plus grand, etc., ou indéfinis, tels que bon, juste, saint, créateur, et en user dans un sens tel qu'il n'entend pas déclarer ce qu'il est (car ce serait le circonscrire à l'intérieur des limites de notre imagination), mais combien nous l'admirons et sommes disposés à lui obéir : ce qui est un signe d'humilité, et de notre volonté de l'honorer autant que nous le pouvons. En effet, il n'y a qu'une dénomination pour signifier notre conception de sa nature, et c'est JE SUIS, et qu'une seule dénomination pour signifier sa relation aux hommes, et c'est Dieu, mot qui englobe père, roi et seigneur.

 

Pour ce qui est des actions du culte divin, c'est un précepte des plus généraux de la raison qu'elles soient des signes de notre intention d'honorer Dieu. Telles sont, premièrement, les prières, car on ne croyait pas que c'étaient les sculpteurs qui, quand ils fabriquaient les images, en faisaient des dieux, mais on croyait que c'était le peuple qui adressaient des prières à ces images.

 

Deuxièmement, l'action de grâces, qui diffère de la prière, dans le culte divin, seulement en ceci que les prières précèdent le bienfait, alors que les remerciements lui font suite, le but des unes et des autres étant de reconnaître Dieu comme auteur de tous les bienfaits, aussi bien passés que futurs.

 

Troisièmement, les dons, c'est-à-dire les sacrifices et les oblations qui, s'ils portent sur les meilleures choses, sont des signes d'honneur, car ce sont des actions de grâces.

 

Quatrièmement, ne jurer par nul autre que Dieu est naturellement un signe d'honneur, car c'est avouer que Dieu seul connaît le cœur et qu'aucune intelligence ou force humaine ne peut protéger un homme contre la vengeance de Dieu quand cet homme fait un parjure.

 

Cinquièmement, c'est une partie du culte rationnel de parler de Dieu avec des égards, car cela prouve qu'on le craint, et le craindre est avouer son pouvoir. Il s'ensuit que le nom de Dieu ne doit pas être utilisé à la légère et sans motif, car cela équivaut à l'utiliser en vain; et il n'y a de motif que si l'on prête serment, ou si la République nous le commande, pour rendre les décisions judiciaires certaines, ou, entre les Républiques, pour éviter la guerre. Et disputer de la nature de Dieu est contraire à son honneur, car c'est supposer que, dans le royaume naturel de Dieu, il n'y a pas d'autre moyen pour connaître quelque chose que la raison naturelle, c'est-à-dire les principes de la science naturelle, qui sont si loin de nous enseigner quelque chose de la nature de Dieu qu'ils ne peuvent nous enseigner notre propre nature, ni la nature de la plus petite créature vivante. Et donc, quand les hommes, à partir des principes de la raison naturelle, disputent des attributs de Dieu, ils ne font que le déshonorer, car, dans les attributs que nous donnons à Dieu, nous ne devons pas considérer ce qu'ils expriment de vérité philosophique, mais ce qu'ils expriment de pieuse intention de lui rendre le plus grand honneur possible. C'est faute d'avoir considéré cela qu'on a produit des volumes de disputes au sujet de la nature de Dieu, qui ne tendent pas à son honneur, mais à l'honneur de notre propre intelligence et de notre propre savoir, et qui ne sont rien d'autre qu'un emploi abusif, inconsidéré et vain, de son nom sacré.

 

Sixièmement, pour les prières, les actions de grâces, les offrandes et les sacrifices, la raison naturelle nous dicte que chacune de ces choses soit la meilleure en son genre et la plus susceptible d'exprimer l'honneur; par exemple, que les prières et les actions de grâce soient faites avec des mots et des formules qui ne soient ni improvisés, ni frivoles, ni plébéiens, mais que ces formules soient joliment et bien com­posées; sinon, nous ne rendons pas à Dieu tout l'honneur dont nous sommes capables. Et c'est pourquoi les païens qui agissaient de manière absurde en adorant des images comme des dieux, mais qui le faisaient en vers, et avec de la musique, tant vocale qu'instrumentale, agissaient raisonnablement. De même, les bêtes qu'ils offraient en sacrifices, les dons qu'ils offraient, les actions du culte, tout cela, plein de soumission et de commémoration des bienfaits reçus, était conforme à la raison, en tant que procédant d'une intention d'honorer leur dieu.

 

Septièmement, la raison ordonne de rendre un culte à Dieu non seulement en secret, mais surtout en public et à la vue des hommes, car sans cela, ce qui, quand on rend honneur, est le plus agréable, obtenir des autres qu'ils l'honorent, est perdu.

 

Enfin, l'obéissance à ses lois (c'est-à-dire, dans ce cas, aux lois de nature) est le culte le plus important. En effet, tout comme l'obéissance est plus agréable à Dieu que le sacrifice, prendre à la légère ses commandements est le plus grand de tous les outrages. Et telles sont les lois de ce culte divin que la raison naturelle dicte aux particuliers.

 

Mais étant donné qu'une République n'est qu'une seule personne, elle doit aussi rendre à Dieu un seul culte, ce qu'elle fait quand elle ordonne que ce culte soit rendu publi­quement par les particuliers. Tel est le culte public, dont la particularité est d'être uniforme, car des actions qui sont faites de façon différente par des hommes différents ne peuvent pas être considérées comme un culte public. Et c'est pourquoi, quand on autorise de nombreuses sortes de culte, procédant des différentes religions des parti­culiers, on ne peut absolument pas dire qu'il y a un culte public, ni que la République est d'une religion particulière.

 

Et parce que les mots (et par conséquent les attributs de Dieu) tirent leur signi­fication de l'accord et de l'institution des hommes, il faut tenir ces attributs comme significatifs de l'honneur que les hommes entendent exprimer par ces mots, et tout ce qui peut être fait par la volonté des particuliers, là où n'existe pas d'autre loi que la raison, peut être fait selon la volonté de la République par des lois civiles. Et parce qu'une République n'a pas de volonté, ni ne fait de lois, si ce n'est par la volonté de celui ou de ceux qui détiennent le pouvoir souverain, il s'ensuit que ces attributs que le souverain, pour le culte de Dieu, fixe comme signes d'honneur, doivent être pris et utilisés comme tels par les particuliers dans leur culte public.

 

Mais parce que toutes les actions ne sont pas des signes par institution, mais que certaines sont naturellement des signes d'honneur, d'autres des signes d'outrage, un pouvoir humain ne peut pas faire de ces dernières actions, qui sont celles que les hommes ont honte de faire en présence de ceux qu'ils respectent, une partie du culte divin, ni jamais séparer de ce culte les premières actions, telles qu'une conduite décente, modeste et humble. Mais alors qu'il existe un nombre infini d'actions et de gestes d'une nature indifférente, ceux, parmi eux, que la République prévoira comme signes d'honneur et comme partie du culte divin pour l'usage public et universel devront être pris et utilisés comme tels par les sujets. Et ce qui est dit dans l’Écriture, il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes a sa place dans le royaume de Dieu par pacte, et non par nature.

 

Ayant ainsi brièvement parlé du royaume naturel de Dieu, et de ses lois naturelles, j'ajouterai seulement à ce chapitre une courte présentation de ses châtiments naturels. Il n'existe pas d'action humaine, en cette vie, qui ne soit le début d'une chaîne de conséquences si longue qu'aucune prévision humaine n'est assez étendue pour permettre à l'homme d'en percevoir l'issue. Et dans cette chaîne sont reliés des événements à la fois plaisants et déplaisants, de telle manière que celui qui veut faire quelque chose pour son plaisir, doit s'engager à subir toutes les souffrances attachées à cette chose, et ces souffrances sont les châtiments naturels de ces actions qui sont le commencement de plus de mal que de bien. Il arrive ainsi que l'intempérance soit naturellement punie par des maladies, l'imprudence par la malchance, l'injustice par la violence des ennemis, l'orgueil par la ruine, la lâcheté par l'oppression, le gouverne­ment négligent des princes par la rébellion, et la rébellion par le massacre. En effet, étant donné que les châtiments résultent des infractions aux lois, les châtiments naturels doivent résulter naturellement des infractions aux lois de nature, et donc les suivre comme leurs effets naturels, et non arbitraires.

 

Et voilà pour ce qui concerne la constitution, la nature, et le droit des souverains, et ce qui concerne les devoir des sujets, [tout cela] tiré des principes de la raison naturelle. Et maintenant, considérant comme cette doctrine est différente de la prati­que de la plus grande partie du monde, surtout dans ces pays occidentaux qui ont reçu de Rome et d'Athènes leur enseignement moral, et quelle profondeur, en matière de philosophie morale, est exigée chez ceux qui détiennent l'administration du pouvoir souverain, je suis sur le point de croire que ce travail, mon travail, est aussi inutile que la République de Platon; car lui aussi est d'avis qu'il est impossible de jamais faire disparaître les désordres de l’État et les changements de gouvernements par la guerre civile, tant que les souverains ne seront pas philosophes. En outre, quand je considère que cette science de justice naturelle est la seule science nécessaire aux souverains et à leurs principaux ministres, et qu'il n'est nul besoin de les charger avec les sciences mathématiques, comme ils le sont par Platon, au-delà de ce qui encou­rage, par de bonnes lois, les hommes à les étudier ; et que ni Platon, ni aucun autre philosophe, n'ont jusqu'ici mis en ordre, et prouvé de façon suffisante ou probable tous les théorèmes de la doctrine morale par lesquels les hommes puissent apprendre à la fois à gouverner et à obéir, je retrouve quelque espoir qu'un jour ou l'autre, cet écrit, mon écrit, puisse tomber entre les mains d'un souverain qui l'étudiera par lui-même (car il est court, et, je pense, clair), sans l'aide de quelque interprète intéressé ou envieux, et qui, par l'exercice de l'entière souveraineté, en protégeant l'enseigne­ment public de cet écrit, convertira cette vérité spéculative en utilité pratique.

 

Traduction de la deuxième partie terminée le 20 avril 2003. Traduction de Philippe Folliot.

 

Troisième partie