Léviathan
La
matière, la forme et le pouvoir
d'une
république ecclésiastique et civile
II
Traduit de l'anglais par Philippe Folliot
Professeur de philosophie au Lycée Jehan Ango de Dieppe
à partir de
LEVIATHAN
or the Matter, Forme and Power of A
Commonwealth Ecclesiastical and civil
by Thomas Hobbes of Malmesbury
London
Printed for Andrew Crooke
1651
La traduction a été commencée le 20 août 2002. Elle a été terminée le 06 décembre 2003.
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DEUXIÈME PARTIE: DE LA RÉPUBLIQUE
Chap. XVII. Des Causes, de la Génération et de la
Définition de la République
Chap. XVIII. Des Droits des Souverains par institution
Chap. XIX. Des différentes espèces de Républiques
d'institution, et de la Succession au
Pouvoir souverain
Chap. XX. Des Dominations paternelle et despotique
Chap. XXI. De la Liberté des Sujets
Chap. XXII. Des systèmes assujettis (politiques et
privés)
Chap. XXIII. Des Ministres publics du Pouvoir souverain
Chap. XXIV. De l'Alimentation et de la Procréation de la
République
Chap. XXV. Du Conseil
Chap. XXVI. Des Lois civiles
Chap. XXVII. Des Infractions à la loi, Excuses et
Circonstances atténuantes
Chap. XXVIII. Des Châtiments et des Récompenses
Chap. XXIX. Des choses qui affaiblissent la République,
ou qui tendent à sa Dissolution
Chap. XXX. De la Fonction du Représentant souverain
Chap. XXXI. Du Royaume de Dieu par nature
TROISIÈME PARTIE: DE LA RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE
QUATRIÈME PARTIE: DU ROYAUME DES TÉNÈBRES
De la République
Chapitre
XVII : Des causes, de la génération et de la définition de la République
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Même version du chapitre avec notes sur
Philotra
La cause finale, la fin, ou l'intention des
hommes (qui aiment naturellement la liberté et la domination [exercée] sur les
autres), quand ils établissent pour eux-mêmes cette restriction dans laquelle
nous les voyons vivre dans les Républiques, est la prévision de leur propre
préservation, et, par là, d'une vie plus satisfaisante; c'est-à-dire [qu'ils
prévoient] de s'arracher de ce misérable état de guerre qui est la conséquence
nécessaire, comme il a été montré, des passions naturelles des hommes quand
n'existe aucun pouvoir visible pour les maintenir dans la peur, et les lier,
par crainte de la punition, à l'exécution des conventions qu'ils ont faites, et
à l'observation de ces lois de nature exposées aux chapitres quatorze et
quinze.
Car les lois de nature, comme la justice, l'équité, la modestie, la pitié, et, en résumé, faire aux autres comme nous voudrions qu'on
nous fît, d'elles-mêmes, sans la terreur de quelque pouvoir qui les fasse
observer, sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à la
partialité, à l'orgueil, à la vengeance, et à des comportements du même type.
Et les conventions, sans l'épée, ne sont que des mots, et n'ont pas du tout de
force pour mettre en sécurité un homme. C'est pourquoi, malgré les lois de nature
(que chacun a alors observées, quand il le veut, quand il peut le faire sans
danger), si aucun pouvoir n'est érigé, ou s'il n'est pas assez fort pour
[assurer] notre sécurité, chacun se fiera - et pourra légitimement le faire - à
sa propre force, à sa propre habileté, pour se garantir contre les autres
hommes. Partout où les hommes ont vécu en petites familles, se voler l'un
l'autre, se dépouiller l'un l'autre a été un métier, et si loin d'être réputé
contraire à la loi de nature que plus grand était le butin acquis, plus grand
était l'honneur, et les hommes, en cela, n'observaient pas d'autres lois que
les lois de l'honneur; à savoir s'abstenir de cruauté, laisser aux hommes la
vie sauve et les instruments agricoles. Et les cités et les royaumes font aujourd'hui
ce que faisaient alors les petites familles, [cités et royaumes] qui ne sont
que de plus grandes familles (pour leur sécurité), qui étendent leurs
dominations, sous prétexte de danger, ou par crainte d'invasion ou de
l'assistance qui peut être donnée aux envahisseurs, et qui s'efforcent, autant
qu'ils le peuvent, d'assujettir ou d'affaiblir leurs voisins, par la force, au
grand jour, ou par des machinations secrètes, tout cela avec justice, en raison
d'un manque d'autre garantie, ce que les époques ultérieures honoreront dans
leur souvenir, à cause de cela.
Ce n'est pas non plus la réunion d'un petit
nombre d'hommes qui leur donne cette sécurité, parce que, quand les hommes sont
en petits nombres, les petits ajouts d'un côté ou de l'autre donnent l'avantage
d'une force suffisamment grande pour emporter la victoire, qui encourage donc
à l'invasion. La quantité d'individus suffisante pour nous garantir de notre
sécurité n'est pas déterminée par un certain nombre, mais par comparaison avec
l'ennemi que nous craignons, et cette quantité est suffisante quand la
supériorité numérique n'a pas une importance assez visible, assez remarquable
pour déterminer l'issue de la guerre et pour pousser à en faire l'essai.
Et aussi grande que soit jamais une multitude,
cependant si les actions [des individus de cette multitude] sont dirigées
selon leurs jugements et appétits particuliers, ils ne peuvent attendre de cela
aucune défense, aucune protection, ni contre un ennemi commun, ni contre les
torts qu'ils se font les uns aux autres. Car ayant des opinions divergentes sur
le meilleur usage et la meilleure application de leur force, ils ne
s'entraident pas, mais se font obstacle les uns aux autres, et par une
opposition mutuelle, ils réduisent leur force à néant, et de là, non seulement
ils sont aisément assujettis par un très petit nombre d'hommes qui s'accordent
ensemble, mais aussi, quand n'existe aucun ennemi commun, ils se font la guerre
l'un à l'autre pour des intérêts particuliers. En effet, si nous pouvions supposer
qu'une grande multitude d'hommes soient d'accord pour observer la justice et
les autres lois de nature, sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans
la crainte, nous pourrions tout aussi bien supposer que tous les hommes fassent
de même; et alors, aucun gouvernement civil ou République n'existerait, ni ne
serait nécessaire, parce que la paix existerait sans sujétion.
Ce n'est pas non plus suffisant pour la
sécurité, qui devrait, selon le désir des hommes, durer toute leur vie, qu'ils
soient gouvernés et dirigés par un seul jugement pour un temps limité, comme
celui d'une seule bataille, ou d'une seule guerre. Car, quoiqu'ils remportent
une victoire par leur effort unanime contre un ennemi extérieur, pourtant,
ultérieurement, soit quand ils n'ont plus d'ennemi commun, soit quand celui qui
est tenu par une partie comme un ennemi est tenu par une autre comme un ami,
ils doivent nécessairement se dissoudre par la différence de leurs intérêts, et
retomber dans une guerre en leur sein.
Il est vrai que certaines créatures
vivantes, comme les abeilles et les fourmis, vivent sociablement les unes avec
les autres (c'est pourquoi elles sont comptées par Aristote au nombre des
créatures politiques), et cependant, elles n'ont pas d'autre direction que leurs
jugements et leurs appétits particuliers. Elles n'ont aucune parole, par
laquelle l'une d'entre elles peut signifier à l'autre ce qu'elle juge
avantageux à l'intérêt commun. C'est pourquoi on peut peut-être avoir le désir
de savoir pourquoi le genre humain ne peut pas faire la même chose. A cela, je
réponds :
Premièrement, que les hommes sont
continuellement en rivalité pour l'honneur et la dignité, ce qui n'est pas le
cas de ces créatures, et que, par conséquent, sur ce fondement, chez les hommes
naissent l'envie et la haine, et finalement la guerre, ce qui ne se passe pas
ainsi chez ces créatures.
Deuxièmement, que chez ces créatures, le
bien commun ne diffère pas du bien privé, et que, étant par nature portés à
leur bien privé, elles réalisent par là l'intérêt commun. Mais l'homme, dont la
joie consiste à se comparer aux autres, ne peut rien savourer d'autre que ce
qui est supérieur.
Troisièmement, que ces créatures, n'ayant pas
comme l'homme l'usage de la raison, ne voient pas, ou ne croient pas voir,
quelque défaut dans l'administration de leurs affaires communes, alors que,
parmi les hommes, très nombreux sont ceux qui se croient plus sages et plus
capables que les autres de gouverner de meilleure façon la chose publique, qui
tâchent de réformer et d'innover, l'un en ce sens, un autre en cet autre sens,
et qui, de cette façon, la mènent au désordre et à la guerre civile.
Quatrièmement, que ces créatures,
quoiqu'elles aient quelque usage de la voix pour se faire connaître les unes
aux autres leurs désirs et autres affections, manquent cependant de cet art des
mots par lequel certains peuvent représenter aux autres ce qui est bon sous
l'apparence du mal, et ce qui est mal sous l'apparence du bien, et augmenter ou
diminuer le grandeur apparente du bien et du mal, mécontentant les hommes et
troublant leur paix selon leur bon plaisir.
Cinquièmement, que les créatures dépourvues
de raison ne peuvent pas faire la distinction entre tort et dommage, et c'est
pourquoi, tant qu'elles sont à leur aise, elles ne se sentent pas offensées par
leurs semblables, tandis que l'homme est le plus incommode quand il est le plus
à l'aise, car c'est alors qu'il aime montrer sa sagesse, et contrôler les
actions de ceux qui gouvernent la République.
Enfin, l'accord de ces créatures est
naturel, celui des hommes provient uniquement d'une convention, qui est
artificielle, et c'est pourquoi il n'est pas étonnant que quelque chose d'autre
soit requis, en plus de la convention, pour rendre leur accord constant et
durable : un pouvoir commun pour les maintenir dans la crainte et pour diriger
leurs actions vers l'intérêt commun.
La seule façon d'ériger un tel pouvoir
commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l'invasion des
étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là
assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les
fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de
rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une
seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la
majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une
assemblée d'hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun
reconnaisse comme sien (qu'il reconnaisse être l'auteur de) tout ce que celui
qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui
concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela, soumettent leurs
volontés d'individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C'est plus
que consentir ou s'accorder : c'est une unité réelle de tous en une seule et
même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle
manière que c'est comme si chacun devait dire à chacun : J'autorise cet homme, ou
cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette
condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la
même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est
appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand
LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre
protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier
de la République, il a l'usage d'un si grand pouvoir et d'une si grande force
rassemblés en lui que, par la terreur qu'ils inspirent, il est à même de
façonner les volontés de tous, pour la paix à l'intérieur, et l'aide mutuelle
contre les ennemis à l'extérieur. Et en lui réside l'essence de la République
qui, pour la définir, est : une personne
unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d'une grande
multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec l'autre, se sont
faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de
tous comme elle le jugera utile pour
leur paix et leur commune protection.
Et celui qui a cette personne en dépôt est
appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir
souverain. Tout autre individu est son SUJET.
On parvient à ce pouvoir souverain de deux
façons. La première est la force naturelle : comme quand un homme parvient à
faire en sorte que ses enfants, et leurs enfants se soumettent à son
gouvernement, en tant qu'il est capable de les détruire s'ils refusent, ou
quand, par la guerre, il assujettit ses ennemis à sa volonté, leur laissant la
vie à cette condition. L'autre façon consiste en ce que, quand des hommes,
entre eux, se mettent d'accord pour se soumettre à quelque homme, ou quelque
assemblée d'hommes, volontairement, parce qu'ils leur font confiance pour les
protéger de tous les autres. On peut alors parler de République politique, ou
de République par institution, et
dans le premier cas, de République par acquisition.
Je parlerai en premier lieu de la République par acquisition.
Chapitre XVIII : Des Droits des Souverains par institution.
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table des matières
Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
Une république est dite être instituée
quand une multitude d'hommes s'accordent et conviennent par
convention; chacun avec chacun, que, quels que soient l'homme,
ou l'assemblée d'hommes auxquels la majorité donnera le droit de présenter
la personne de tous, c'est-à-dire d'être leur représentant, chacun,
aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera
toutes les actions et tous les jugements de cet homme, ou assemblée d'hommes,
de la même manière que si c'étaient ses propres actions et jugements, afin que
les hommes vivent entre eux dans la paix, et qu'ils soient protégés contre les
autres.
De cette institution de la République sont
dérivés tous les droits et libertés de celui ou de ceux à qui le
pouvoir souverain a été conféré par le consentement du peuple assemblé.
Premièrement, puisqu'ils conviennent par
contrat, il doit être entendu qu'ils ne sont pas obligés par une convention
antérieure à quelque chose d'incompatible avec cet acte. Et, par conséquent,
ceux qui ont déjà institué une République, étant par là liés par convention à
reconnaître comme leurs les actions et les jugements d'un seul ne peuvent pas
légitimement faire une nouvelle convention entre eux pour obéir à un autre, en
quelque domaine que ce soit, sans la permission du premier. Et c'est pourquoi
ceux qui sont sujets d'un monarque ne peuvent pas, sans son autorisation, renier
la monarchie et retourner à la confusion d'une multitude désunie, ni transférer
leur personne de celui qui en tient le rôle à un autre homme, ou une autre
assemblée d'hommes : car ils sont tenus, chacun envers chacun, de
reconnaître pour leur tout ce que celui qui est déjà leur souverain fera ou
jugera bon de faire, et d'en être réputés auteurs; de sorte que si un seul
homme faisait dissidence, tous les autres devraient rompre leur convention
faite avec lui, ce qui est injustice; et ils ont aussi tous donné la
souveraineté à celui qui tient le rôle de leur personne, et donc s'ils le
déposent, ils lui prennent ce qui lui appartient, et c'est encore ainsi une
injustice. D'ailleurs, si celui qui tente de déposer son souverain est tué ou
puni par celui-ci, il est l'auteur de sa propre punition, en tant qu'il est,
par institution, l'auteur de tout ce que son souverain fera; et comme il est
injuste pour un homme de faire tout ce pourquoi il peut être puni par son
propre autorité, il est aussi injuste à ce titre. Et quoique que certains aient
prétendu, pour [justifier] la désobéissance à leur souverain, [avoir fait] une
nouvelle convention, non avec les hommes mais avec Dieu, cela est aussi
injuste, car il n'existe nulle convention avec Dieu si ce n'est par la médiation
de quelqu'un qui représente la personne de Dieu, ce que personne ne fait, sinon
le lieutenant de Dieu qui possède sous lui la souveraineté. Mais cette
prétention de convention avec Dieu est un mensonge si visible, même dans la
propre conscience de ceux qui prétendent, que ce n'est pas seulement l'acte
d'une disposition injuste, mais aussi celui d'une disposition vile et indigne.
Deuxièmement, puisque le droit de tenir le
rôle de la personne de tous est donné à celui qu'ils ont fait souverain, par
une convention de l'un à l'autre seulement, et non du souverain à chacun d'eux,
il ne peut survenir aucune rupture de convention de la part du souverain, et
par conséquent, aucun de ses sujets ne peut être libéré de sa sujétion, en
prétextant une quelconque forfaiture. Que celui qui est fait souverain ne fasse
aucune convention avec ses sujets avant la transmission du pouvoir est
manifeste, parce que, soit il doit faire cette convention avec toute la
multitude, comme une partie contractante, soit il doit faire une convention
séparée avec chaque individu. Mais avec la multitude entière, comme une seule
partie, c'est impossible, parce les individus de la multitude ne forment pas
une personne unique; et s'il fait autant de conventions séparées qu'il y a
d'hommes, ces conventions, après qu'il possède la souveraineté, sont nulles,
car quel que soit l'acte [du souverain] que l'un d'entre eux prétendre être une
rupture [de la convention], cet acte est à la fois son acte et celui des
autres, parce qu'il est fait au nom et par le droit de chacun d'entre eux en
particulier. En outre, si l'un d'entre eux (ou plus) prétend qu'il y a une
rupture [de la convention] faite par le souverain lors de son institution, et
que d'autres, ou l'un de ses sujets, ou seulement lui-même, prétendent qu'il
n'y avait pas une telle rupture [de convention], il n'existe en ce cas aucun
juge pour trancher la controverse, qui sera de nouveau tranchée par l'épée; et
chacun recouvre le droit de se protéger par sa propre force, contrairement au
dessein que les hommes avaient lors de l'institution. C'est donc en vain que
l'on accorde la souveraineté au moyen d'une convention préalable. L'opinion
selon laquelle un monarque reçoit son pouvoir par convention, c'est-à-dire sous
condition, procède d'un manque de compréhension de cette vérité [qu'il est]
facile [de comprendre] : les conventions, n'étant que des mots et du vent,
n'ont aucune force pour obliger, contenir, contraindre ou protéger quelqu'un,
sinon la force issue de l'épée publique, c'est-à-dire des mains sans liens de
cet homme, ou de cette assemblée d'hommes, qui possède la souveraineté, et
dont les actions sont reconnues par tous, et exécutées par la force de tous,
réunie en cet homme ou cette assemblée. Mais quand une assemblée d'hommes est
rendue souveraine, aucun homme alors n'imagine qu'une telle convention a été
passée lors de l'institution, car aucun homme n'est assez stupide pour dire,
par exemple, que le peuple de Rome avait fait une convention avec les
romains en vue de détenir la souveraineté à telle ou telle condition, et que,
si elle n'était pas exécutée, les romains pourraient légitimement déposer le
peuple romain. Que les hommes ne voient pas que le raisonnement est le même
pour une monarchie que pour un gouvernement populaire vient de l'ambition de
certains qui sont plus favorables au gouvernement d'une assemblée, auquel ils
peuvent espérer participer, qu'à celui d'une monarchie, dont ils n'ont pas
l'espoir de profiter.
Troisièmement, parce que la majorité a, par
le consentement des voix, proclamé un souverain, celui qui était d'un avis contraire doit désormais
être d'accord avec les autres, autrement dit il doit accepter de reconnaître
les actions que fera ce souverain, ou, autrement, d'être justement tué par les
autres. Car s'il s'est entré volontairement dans ce regroupement d'hommes qui
étaient assemblés , il a par là déclaré de façon suffisante sa volonté, et il a
donc tacitement convenu de se tenir à ce que la majorité ordonnerait ; et
c'est pourquoi s'il refuse de se tenir à cette décision, ou s'il proteste
contre l'un quelconque des décrets de cette majorité, il fait le contraire de
ce qu'il a convenu, et le fait donc injustement. Et qu'il fasse partie de ce
regroupement ou non, qu'on demande ou non son accord, il doit ou se soumettre à
ses décrets ou être laissé dans l'état de guerre où il était avant, où il peut
sans injustice être détruit par n'importe quel homme.
Quatrièmement, de ce que chaque sujet est,
par cette institution, auteur de toutes les actions et tous les jugements du
souverain institué, il s'ensuit que quoi qu'il fasse, ce ne peut être un tort
fait à l'un de ses sujets et il ne doit être accusé d'injustice par aucun
d'eux. Car celui qui fait quelque chose par autorité d'un autre ne fait en cela
aucun tort à celui par l'autorité duquel il agit. Par cette institution d'une
République, chaque homme particulier est auteur de tout ce que le souverain
fait et, par conséquent celui qui se plaint de ce qui lui est fait par son
souverain se plaint de ce dont il est lui-même l'auteur, et il ne doit accuser
personne, sinon lui-même. Non ! pas lui-même non plus, parce que se faire
tort à soi-même est impossible. Il est vrai que ceux qui ont le pouvoir
souverain peuvent commettre une iniquité, mais pas une injustice ou un tort, au
sens propre.
Cinquièmement, en conséquence de ce qui
vient d'être dit, aucun homme ayant le pouvoir souverain ne peut être justement
mis à mort, ou puni de quelque autre manière, par ses sujets. Car, vu que
chaque sujet est auteur des actions de son souverain, il punit un autre pour
les actions qui ont été commises par lui-même.
Et parce que la fin de cette institution
est la paix et la protection de tous, et que quiconque a droit à la fin a droit
aux moyens, il appartient de droit à tout homme ou assemblée qui a la
souveraineté d'être à la fois juge des moyens de la paix et de la protection,
et aussi de ce qui les empêche et les trouble, et de faire tout ce qu'il jugera
nécessaire de faire, autant par avance, pour préserver la paix et la sécurité,
en prévenant la discorde à l'intérieur, et l'hostilité à l'extérieur, que,
quand la paix et la sécurité sont perdues, pour les recouvrer. Et donc,
sixièmement, il appartient à la souveraineté de juger des opinions et des
doctrines qui détournent de la paix ou qui [au contraire] la favorisent, et,
par conséquent, de juger aussi en quels hommes (et en quelles occasions, dans
quelles limites) on doit placer sa confiance pour parler aux gens des
multitudes et pour examiner les doctrines de tous les livres avant qu'ils ne
soient publiés. Car les actions des hommes procèdent de leurs opinions, et
c'est dans le bon gouvernement des opinions que consiste le bon gouvernement
des actions des hommes en vue de leur paix et de leur concorde. Et quoiqu'en
matière de doctrines, on ne doit considérer rien d'autre que la vérité,
cependant il n'est pas contraire à la vérité de l'ajuster à la paix ; car
les doctrines qui sont contraires à la paix ne peuvent pas plus être vraies que
la paix et la concorde ne sont contraires à la loi de nature. Il est vrai que
dans une République, où, par la négligence ou l'incompétence des gouvernants et
des professeurs, les fausses doctrines sont, avec le temps, généralement
acceptées, les vérités contraires peuvent être généralement choquantes.
Cependant, tout ce que peut faire l'irruption la plus soudaine et brutale d'une
nouvelle vérité, c'est seulement de réveiller parfois la guerre, mais jamais de
rompre la paix. Car des hommes qui sont gouvernés avec tant de négligence
qu'ils osent prendre les armes pour défendre ou introduire une opinion sont
encore en guerre, et leur état n'est pas un état de paix, mais seulement un
état d'armistice dû à la crainte qu'ils ont les uns des autres; et ils vivent,
pour ainsi dire, continuellement sur le pied de guerre. Il appartient donc à
celui qui a le pouvoir souverain d'être juge, ou de nommer tous les juges des
opinions et des doctrines, chose nécessaire à la paix, et de prévenir par là la
discorde et la guerre civile.
Septièmement, appartient à la souveraineté
le pouvoir entier de prescrire des règles par lesquelles chaque homme peut
savoir de quels biens il peut jouir, et quelles actions il peut faire, sans
être molesté par ses semblables, sujets de la même République; et c'est ce que
les hommes appellent propriété. Car avant la constitution du pouvoir
souverain, comme on l'a déjà montré, tous les hommes avaient un droit sur
toutes choses, ce qui cause nécessairement la guerre. C'est pourquoi cette
propriété, étant nécessaire à la paix, et dépendant du pouvoir souverain, est
l'acte de ce pouvoir en vue de la paix publique. Ces règles de la propriété (
ou meum et tuum), et du bon, du mauvais, du légitime, et de
l'illégitime dans les actions des sujets sont les lois civiles, c'est-à-dire
les lois de chaque République en particulier, quoique la dénomination de loi
civile soit désormais restreinte aux antiques lois civiles de la cité de Rome,
lois qui, quand cette cité était la tête d'une grande partie du monde, étaient
chez nous à cette époque la loi civile.
Huitièmement, appartient à la souveraineté
le droit de judicature, c'est-à-dire le droit d'entendre et de trancher toutes
les disputes qui peuvent surgir au sujet de la loi, soit civile soit naturelle,
ou au sujet des faits. Car si l'on ne tranche pas les disputes, il n'existe
aucune protection d'un sujet contre les torts faits par un autre sujet ;
les lois concernant le meum et le tuum sont faites en vain, et
chaque homme, en raison de son appétit naturel et nécessaire pour sa propre
conservation, garde le droit de se protéger par sa force privée, ce qui est
l'état de guerre, et est contraire à la fin pour laquelle toute République est
instituée.
Neuvièmement, appartient à la souveraineté
le droit de faire la guerre et la paix avec les autres nations et Républiques,
c'est-à-dire de juger quand c'est fait pour le bien public, de juger de
l'importance des forces qui doivent être réunies, armées, et payées dans ce
but, et de juger des impôts à lever pour couvrir les frais de cette entreprise.
Car le pouvoir par lequel le peuple doit être défendu consiste en ses armées,
et la force d'une armée dans l'union de ses forces sous un unique commandement,
lequel commandement est possédé par le souverain institué, parce que le
commandement de la milice, sans autre institution, fait de celui qui le possède
le souverain. Et donc, quel que soit celui qui est fait général d'une armée,
celui qui possède le pouvoir souverain est toujours généralissime.
Dixièmement, appartient à la souveraineté
le choix de tous les conseillers, ministres, magistrats et officiers, tant en
paix qu'en guerre. Car étant donné que le souverain est chargé de la fin, qui
est la paix et la défense communes, on comprend qu'il ait le pouvoir d'user des
moyens qu'il jugera les plus appropriés pour s'acquitter de sa charge.
Onzièmement, au souverain est confié la
pouvoir de récompenser par des richesses et des honneurs, et de punir par des
punitions corporelles ou pécuniaires, ou par l'infamie, tout sujet,
conformément à la loi qu'il a faite antérieurement, ou si la loi n'est pas
faite, conformément à ce qu'il jugera le plus susceptible d'encourager les gens
à servir la République ou de les dissuader de faire quelque chose qui la
desservirait.
Enfin, étant donné la valeur que les hommes
sont naturellement portés à s'attribuer, vu le respect qu'ils cherchent [à
obtenir] des autres, vu le peu de valeur qu'ils accordent aux autres hommes,
d'où résultent constamment entre eux des rivalités, des querelles, des
factions, et finalement la guerre, jusqu'à se détruire les uns les autres, et
diminuer leur force contre un ennemi commun, il est nécessaire qu'il y ait des
lois de l'honneur et une estimation publique de la valeur des hommes qui ont
mérité ou sont susceptibles de bien mériter de la République, et que la force
soit placée dans les mains de tel ou tel pour mettre à exécution ces lois. Mais
il a déjà été montré que ce n'est pas seulement la milice entière, ou
forces de la République, mais aussi la judicature de toutes les disputes qui
appartiennent à la souveraineté. Au souverain, donc, il appartient aussi de
donner des titres d'honneur, de désigner le rang et la dignité de chacun, et
les marques de respect que les hommes sont tenus de se témoigner les uns aux
autres dans les rencontres publiques et privées.
Voilà quels sont les droits qui font
l'essence de la souveraineté, et quels sont les signes par lesquels on peut
discerner en quel homme ou en quelle assemblée d'hommes est placé et réside le
pouvoir souverain. Car ces signes sont inaliénables et inséparables. Le pouvoir
de battre monnaie, de disposer des biens et de la personne des héritiers
mineurs, le pouvoir de préemption dans les marchés, et toutes les autres
prérogatives légales peuvent être transmis par le souverain, et cependant le
pouvoir de protéger les sujets peut lui rester. En effet, s'il transmet la milice,
il conserve la judicature en vain, car il lui est impossible d'exécuter les
lois; ou s'il cède le pouvoir de lever des impôts, la milice ne peut
plus remplir sa fonction ; ou s'il renonce au gouvernement des doctrines,
les hommes, par la crainte des esprits seront amenés par la peur à la
rébellion. Et ainsi, en considérant l'un quelconque des droits énoncés, nous
verrons tout de suite que la conservation de tous les autres droits ne sera
d'aucun effet pour la conservation de la paix et de la justice, fin pour
laquelle toutes les Républiques sont instituées. Et c'est de cette division
dont il est question, quand on dit qu'un royaume divisé en lui-même ne peut
subsister, car à moins que cette division ne précède, la division entre des
armées opposées ne peut jamais survenir. Si n'avait pas d'abord été acceptée
par la plupart en Angleterre l'opinion que ces pouvoirs étaient divisés
entre le roi, les lords, et la Chambre des Communes, le peuple n'aurait jamais
été divisé et ne serait jamais tombé dans la guerre civile, d'abord entre ceux
qui n'étaient pas politiquement d'accord, et ensuite entre ceux qui différaient
sur la question de la liberté religieuse; ce qui a tant instruit les hommes sur
ce point du droit souverain que peu nombreux sont désormais ceux qui, en Angleterre,
ne voient pas que ces droits sont inséparables, et seront ainsi reconnus au
prochain retour de la paix, et le demeureront, jusqu'à ce que leurs misères
soient oubliées, mais pas plus longtemps, sauf si l'on instruit le vulgaire de
meilleure façon qu'il ne l'a été jusqu'ici.
Et parce qu'il y a des droits essentiels et
inséparables, il s'ensuit nécessairement que, quelles que soient les paroles
par lesquelles l'un quelconque de ces droits semble avoir été cédé, si
cependant le pouvoir souverain lui-même n'a pas été abandonné en termes exprès,
et si le nom de souverain est toujours accordé par les donataires au donateur,
la cession est nulle, car quand le souverain a cédé tout ce qu'il pouvait
céder, et que nous lui rétrocédons la souveraineté, tout est rétabli, en tant
qu'inséparablement lié à sa souveraineté.
Cette grande autorité étant indivisible, et
inséparablement liée à la souveraineté, peu fondée est l'opinion de ceux qui
disent que les rois souverains, quoiqu'ils soient singulis majores, d'un
pouvoir plus grand que celui de chaque sujet, sont cependant universis
minores, d'un pouvoir moindre que celui de tous les sujets pris ensemble.
Car, si par tous ensemble, ils n'entendent pas le corps collectif comme
une seule personne, alors tous ensemble et chacun d'eux
signifient la même chose, et le propos est absurde. Mais si par tous
ensemble, ils les comprennent comme une seule personne (personne dont le
souverain tient le rôle), alors le pouvoir de tous ensemble est le même que le
pouvoir du souverain, et de nouveau le propos est absurde; et ils en voient
bien assez l'absurdité quand la souveraineté réside dans une assemblée du
peuple; mais quand c'est un monarque, ils ne la voient pas, et pourtant, le
pouvoir de la souveraineté est le même, où qu'il soit placé.
Et l'honneur du souverain, tout comme son
pouvoir, doit être plus grand que celui de l'un quelconque de ses sujets ou de
tous ses sujets, car dans la souveraineté se trouve la source de l'honneur. Les
dignités de lord, comte, duc, prince sont ses créatures. De même que les
serviteurs, en présence du maître, sont égaux, et sans aucun honneur, de même
sont les sujets en présence du souverain. Et quoi qu'ils brillent, certains
plus, certains moins, quand ils sont hors de sa vue, cependant, en sa présence,
ils ne brillent pas plus que les étoiles en présence du soleil.
Mais quelqu'un pourra ici objecter que la condition
des sujets est très misérable, car ils sont soumis à la concupiscence et aux
autres passions déréglées de celui ou de ceux qui ont un pouvoir si illimité en
leurs mains. Et couramment, ceux qui vivent sous un monarque pensent que c'est
la faute de la monarchie, et ceux qui vivent sous le gouvernement de la
démocratie, ou d'une autre assemblée souveraine, attribuent tous les
inconvénients à cette forme de République, alors que le pouvoir, sous toutes
les formes, si ces formes sont suffisamment parfaites pour les protéger, est le
même. [Ceux qui disent cela] ne considèrent pas que la condition de l'homme ne
peut jamais être sans quelque incommodité, et que les plus grandes
incommodités, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, que le peuple en
général puisse connaître, ne sont guère sensibles par rapport aux misères et
aux horribles calamités qui accompagnent une guerre civile, ou l'état dissolu
des hommes sans maître, sans la sujétion des lois et d'un pouvoir coercitif
pour lier leurs mains [et empêcher ainsi] la rapine et la vengeance. Ils ne
considèrent pas non plus la plus grande pression exercée par les gouvernants
souverains [sur les sujets] ne procède pas de quelque jouissance ou de quelque
avantage qu'ils escompteraient du dommage subi par leurs sujets et de leur
affaiblissement, leur propre force et leur propre gloire consistant dans la
vigueur de ces sujets, mais elle procède de l'indocilité de ces sujets qui sont
peu disposés à contribuer à leur propre défense, ce qui rend nécessaire que
leurs gouvernants tirent d'eux tout ce qu'ils peuvent en temps de paix, pour
pouvoir avoir les moyens, en des occasions imprévues ou en cas de besoin
soudain, de résister à leurs ennemis ou de l'emporter sur eux. Car tous les
hommes sont par nature pourvus de verres considérablement grossissants (qui
sont leurs passions et l'amour de soi) au travers desquels tout petit paiement
est une grande injustice, mais ils sont dépourvus de ces lunettes prospectives
(à savoir les sciences morale et civile) pour s'assurer, [en voyant] au loin,
des misères qui sont suspendues au-dessus d'eux, et qui ne peuvent être évitées
sans de tels paiements.
Chapitre XIX : Des différentes espèces de Républiques par institution, et de la succession au pouvoir souverain.
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Même version du chapitre avec notes sur Philotra
La
différence [qui se trouve entre] les Républiques consiste en la différence [qui
se trouve entre] les souverains, ou personnes représentatives de toute la
multitude et de chaque individu de cette multitude. Et parce que la
souveraineté est soit dans un seul homme, soit dans une assemblée de plus d'un
seul, et que, dans cette assemblée ont le droit d'entrer soit tous les hommes,
soit pas tous mais certains, distingués des autres, il est manifeste qu'il ne
peut y avoir que trois espèces de Républiques. Car le représentant doit
nécessairement être un seul homme, ou davantage, et si c'est davantage, alors
c'est l'assemblée de tous, ou sinon d'une partie. Quand le représentant est un
seul homme, la République est alors une MONARCHIE; quand c'est l'assemblée de
tous ceux qui veulent se réunir, la République est alors une DÉMOCRATIE, ou
République populaire; quand c'est une assemblée d'une partie seulement, alors
la République est appelée une ARISTOCRATIE. Il ne peut y avoir aucune autre
espèce de République, car c'est soit un seul, soit davantage, soit tous qui
doit ou doivent avoir le pouvoir souverain (qui est, je l'ai montré,
indivisible) absolu.
Il y a
d'autres noms de gouvernements dans les livres d'histoire et de politique,
comme tyrannie et oligarchie; mais ce ne sont pas les noms
d'autres formes de gouvernement, mais les noms des mêmes formes quand on ne les
aime pas. Car ceux qui sont mécontents sous la monarchie l'appellent tyrannie,
et ceux à qui l'aristocratie déplaît l'appellent oligarchie. De
même, ceux que la démocratie chagrine l'appellent anarchie (ce
qui signifie absence de gouvernement); et pourtant, je pense que personne ne
croit qu'une absence de gouvernement soit une nouvelle espèce de gouvernement.
Pour la même raison, on ne doit pas non plus croire que le gouvernement est
d'une espèce, quand on l'aime, et d'une autre quand on ne l'aime pas ou qu'on
est opprimé par les gouvernants.
Il est
manifeste que les hommes qui sont dans une absolue liberté peuvent, s'ils le
désirent, donner autorité à un seul homme pour représenter chacun d'eux, aussi
bien que donner cette autorité à une assemblée d'hommes, quelle qu'elle soit;
et par conséquent, ils peuvent s'assujettir, s'ils le jugent bon, à un
monarque aussi absolument qu'à un autre représentant. Donc, là où un pouvoir
souverain est déjà érigé, il ne peut y avoir aucun autre représentant du même
peuple, sinon seulement pour certaines fins particulières, et dans des limites
imposées par le souverain. Car ce serait ériger deux souverains, et chaque
homme aurait sa personne représentée par deux acteurs qui, en s'opposant l'un à
l'autre, devraient nécessairement diviser ce pouvoir qui est (si les hommes
veulent vivre en paix) indivisible, et par là réduire la multitude à l'état de
guerre, contrairement à la fin pour laquelle toute souveraineté est instituée.
Et c'est pourquoi, tout comme il est absurde de penser qu'une assemblée
souveraine, invitant le peuple qui est sous sa domination à envoyer ses députés
avec le pouvoir de faire connaître son avis ou son désir, devrait alors tenir
ces députés, plutôt qu'elle-même, pour le représentant absolu du peuple, il est
absurde aussi de penser la même chose dans une monarchie. Et je ne comprends
pas comment une vérité aussi évidente ait pu dernièrement être si peu observée
: que, dans une monarchie, celui qui détenait la souveraineté d'une transmission
de six cents ans et qui était seul appelé souverain, à qui chacun des sujets
donnait le titre de Majesté, et qui était indiscutablement considéré par eux
comme leur roi, n'ait cependant jamais été considéré comme leur représentant,
ce nom de représentant passant, sans opposition, pour le titre de ces hommes
qui, sur son ordre, étaient envoyés par le peuple pour lui porter ses requêtes,
et lui donner, s'il le permettait, son avis. Ce qui peut servir d'avertissement
à ceux qui sont les représentants véritables et absolus d'un peuple, pour
qu'ils instruisent les hommes de la nature de cette fonction, et qu'ils
prennent garde à la façon dont ils admettent quelque autre représentation
générale, en quelque occasion que ce soit, s'ils entendent s'acquitter de la
charge qui leur a été confiée.
La
différence entre ces trois espèces de Républiques consiste, non en la
différence de pouvoir, mais en la différence de commodité ou d'aptitude pour
réaliser la paix et la sécurité du peuple, fin pour laquelle ces Républiques
ont été instituées. Et pour comparer la monarchie aux deux autres [formes de
Républiques], nous pouvons remarquer : premièrement, que quiconque tient le
rôle de la personne du peuple, ou est l'un de ceux qui forment cette assemblée
qui le tient, tient aussi le rôle de sa propre personne naturelle, et même
s'il est attentif, dans sa personne publique, à réaliser l'intérêt commun,
cependant, il est plus, ou non moins, attentif à réaliser son propre bien
privé, celui de sa famille, de sa parenté et de ses amis; et, dans la plupart
des cas, si l'intérêt public vient à contrarier l'intérêt privé, il préfère ce
dernier : car les passions des hommes sont communément plus puissantes que
leur raison. Il s'ensuit que là où l'intérêt public et l'intérêt privé sont
étroitement unis, c'est l'intérêt public qui y gagne. Or, en monarchie,
l'intérêt privé est le même intérêt que l'intérêt public. Les richesses, le
pouvoir et l'honneur d'un monarque ne proviennent que des richesses, de la
force et de la réputation de ses sujets. Car aucun roi ne peut être riche, ni
glorieux, ni en sécurité si ses sujets sont soit pauvres, soit méprisables,
soit trop faibles, à cause du besoin ou des dissensions, pour soutenir une
guerre contre leurs ennemis, alors que dans une démocratie, ou une
aristocratie, la prospérité publique ne confère pas autant à la fortune privée
de celui qui est corrompu, ou ambitieux, que ne le fait souvent un conseil
perfide, une action traîtresse ou une guerre civile.
Deuxièmement,
[nous pouvons remarquer] qu'un monarque reçoit le conseil de qui lui plaît,
quand il lui plaît, où il lui plaît, et par conséquent qu'il peut entendre
l'opinion d'hommes versés dans la question dont il délibère, de quelque rang ou
de quelque qualité qu'ils soient, et aussi longtemps avant le moment d'agir et
avec autant de secret qu'il veut. Mais quand une assemblée souveraine a besoin
de conseils, personne n'est admis, sinon ceux qui en ont le droit depuis le
début, qui, pour la plupart, sont de ceux qui, alors, étaient plus versés dans
l'acquisition des richesses que dans celle du savoir, et qui donnent
nécessairement leur avis dans de longs discours qui peuvent exciter les hommes
à l'action, et qui le font communément, mais qui ne les dirigent pas dans
l'action. En effet, l'entendement n'est jamais éclairé par la flamme des
passions, il est aveuglé. Il n'existe pas non plus un lieu ou un moment où une
assemblée peut recevoir des conseils en secret, parce que, par définition,
elle est formée de plusieurs membres.
Troisièmement,
[nous pouvons remarquer] que les résolutions d'un monarque ne sont pas sujettes
à une autre inconstance que celle de la nature humaine, alors que dans les
assemblées, outre l'inconstance de nature, se révèle l'inconstance qui tient au
nombre. En effet, l'absence de quelques-uns qui, une fois la résolution prise,
l'auraient soutenue avec constance (ce qui peut arriver pour des raisons de
sécurité, à cause de la négligence ou d'empêchements privés), et la présence
assidue de quelques-uns d'un avis contraire, défont aujourd'hui tout ce qui fut
conclu hier.
Quatrièmement,
[nous pouvons remarquer] qu'un monarque ne peut pas être en désaccord avec
lui-même, par envie ou par intérêt, alors qu'une assemblée le peut, et à un
point tel que ce désaccord peut produire une guerre civile.
Cinquièmement,
[nous pouvons remarquer] qu'en monarchie, il y a cet inconvénient, qu'un sujet,
par le pouvoir d'un seul homme, peut être dépossédé de tous ses biens pour
enrichir un favori ou un flatteur; ce qui, je l'avoue, est un grand et
inévitable inconvénient. Mais la même chose peut aussi bien arriver quand le
pouvoir souverain se trouve en une assemblée, car leur pouvoir est le même; et
[les membres de cette assemblée] sont aussi sujets [à recevoir] de mauvais
conseils et à être séduits par des orateurs qu'un monarque peut l'être par des
flatteurs, les uns se faisant les flatteurs des autres, les uns servant
l'avidité et l'ambition des autres, et cela à tour de rôle. Et alors que les
favoris des monarques sont peu nombreux et n'ont personne d'autre à avantager
que leur propre parenté, les favoris d'une assemblée sont nombreux, et leur
parenté est beaucoup plus importante que celle d'un monarque. En outre, il
n'est pas de favori d'un monarque qui ne puisse aussi bien secourir ses amis
que nuire à ses ennemis; mais les orateurs, c'est-à-dire les favoris d'une
assemblée souveraine, quoiqu'ils aient un grand pouvoir de nuire, n'ont qu'un
petit pouvoir de sauver. Car accuser requiert moins d'éloquence (telle est la
nature de l'homme) qu'excuser, et la condamnation ressemble plus à la justice
que l'absolution.
Sixièmement,
[nous pouvons remarquer] que c'est un inconvénient, en monarchie, que la
souveraineté peut être transmise à un enfant ou à quelqu'un qui n'est pas
capable de distinguer le bon du mauvais, et cet inconvénient consiste en ce que
l'usage du pouvoir doit être entre les mains d'un autre homme, ou de quelque
assemblée d'hommes, qui ont à gouverner par son droit et en son nom, en tant
que curateurs et protecteurs de sa personne et de son autorité. Mais dire que
c'est un inconvénient de mettre l'usage du pouvoir souverain entre les mains
d'un homme, ou d'une assemblée d'hommes, c'est dire que tout gouvernement
comporte plus d'inconvénients que la confusion et la guerre civile. Et donc,
tout le danger que l'on puisse supposer doit venir de la discorde entre ceux
qui, pour une charge d'un si grand honneur et d'un si grand profit, peuvent
devenir concurrents. Pour montrer que cet inconvénient ne procède pas de la
forme de gouvernement que nous appelons monarchie, nous devons faire cette
hypothèse : le précédent monarque a désigné celui qui aura la tutelle de son
successeur mineur, soit expressément par testament, soit tacitement en ne
s'opposant pas à la coutume reçue en ce cas. Alors, un tel inconvénient, s'il
se manifeste, doit être imputé, non à la monarchie, mais à l'ambition et à
l'injustice des sujets qui, dans toutes les espèces de gouvernement, où le
peuple n'est pas bien instruit de son devoir et des droits de souveraineté,
sont les mêmes. Autrement, si le précédent monarque n'a donné aucune
instruction pour cette tutelle, alors la loi de nature a fourni cette règle
suffisante, que la tutelle sera exercée par celui qui, par nature, a le plus
d'intérêt à la préservation de l'autorité du mineur, et à qui le moins de
profit peut échoir par sa mort ou sa déchéance. Etant donné que tout homme, par
nature, recherche son propre profit et sa propre promotion, placer un mineur
sous le pouvoir de ceux qui peuvent se promouvoir par sa mort ou en lui causant
un préjudice, ce n'est pas tutelle, mais traîtrise. Si bien que, si les
dispositions sont suffisamment prises contre toute juste querelle au sujet du
gouvernement [qui s'exerce] sous un enfant, si quelque discorde surgit, susceptible
de troubler la paix publique, on ne doit pas l'imputer à la forme de la
monarchie, mais à l'ambition des sujets et à l'ignorance de leur devoir. D'un
autre côté, il n'est pas de grande République, dont la souveraineté réside dans
une grande assemblée, qui ne soit, pour ce qui est des délibérations sur la
paix, la guerre, l'élaboration des lois, dans la même condition que si le
gouvernement appartenait à un enfant. De même qu'un enfant manque de jugement
pour être en désaccord avec les conseils qui lui sont donnés et est par là dans
la nécessité de se tenir à l'avis de celui, ou de ceux à qui il est confié, de
même, à une assemblée, fait défaut la liberté d'être en désaccord avec le
conseil de la majorité, que ce conseil soit bon ou qu'il soit mauvais. Et de
même qu'un enfant a besoin d'un tuteur, ou protecteur, pour préserver sa
personne et son autorité, de même, dans les grandes Républiques, l'assemblée
souveraine, dans tous les grands dangers et troubles, a besoin de custodes
libertatis, c'est-à-dire de dictateurs, ou protecteurs de leur autorité,
qui sont la même chose que des monarques temporaires, à qui, pour une période
[donnée], les assemblées peuvent confier l'exercice entier de son pouvoir, et à
l'issue de laquelle, ces assemblées ont été plus souvent dépossédées de ce
pouvoir que ne l'ont été les rois mineurs par leurs protecteurs, régents ou
autres tuteurs.
Quoique
les espèces de souveraineté ne soient que trois, comme je viens de le montrer,
c'est-à-dire la monarchie, où un homme a la souveraineté, la démocratie, où
c'est l'assemblée générale des sujets, l'aristocratie, où c'est une assemblée
de certaines personnes nommées, ou distinguées d'une autre façon des autres,
cependant celui qui considérera les Républiques particulières qui ont existé et
existent dans le monde ne les réduira peut-être pas facilement à trois
[espèces], et il pourra avoir tendance à croire qu'il existe d'autres formes
qui proviennent du mélange des ces trois espèces; comme par exemple les
royaumes électifs, où le pouvoir souverain est mis entre les mains des rois
pour un temps, ou les royaumes dans lesquels le roi a un pouvoir limité;
lesquels gouvernements n'en sont pas moins appelés monarchies par la plupart
des auteurs. De même, si une République populaire ou aristocratique soumet un
pays ennemi, et le gouverne par un préfet, un procurateur, ou un autre
magistrat, il peut sembler peut-être à première vue qu'il s'agit d'un
gouvernement démocratique ou aristocratique. Mais il n'en est pas ainsi, car
les rois électifs ne sont pas souverains, mais des ministres du souverain, tout
comme les rois au pouvoir limité ne sont pas souverains, mais ministres de ceux
qui ont le pouvoir souverain, tout comme ces provinces qui sont assujetties à
une démocratie ou à une aristocratie d'une autre République ne sont pas
gouvernées démocratiquement ou aristocratiquement, mais monarchiquement.
Et
d'abord, pour ce qui est du roi électif, dont le pouvoir est limité à la durée
de sa vie, comme c'est le cas à ce jour en de nombreux endroits de la
chrétienté, ou limité à un certain nombre d'années ou de mois, comme c'était le
cas pour le pouvoir des dictateurs chez les Romains, s'il a le droit de
désigner son successeur, il n'est plus électif mais héréditaire. Mais s'il n'a
pas le pouvoir de choisir son successeur, il y a alors quelque autre homme
connu, ou assemblée connue, qui peuvent, après son décès, élire un nouveau roi.
Autrement, la République meurt et se dissout avec lui, et retourne à l'état de
guerre. Si l'on connaît ceux qui ont le pouvoir de donner la souveraineté
après sa mort, on connaît aussi que la souveraineté était en eux avant [sa
mort], car nul n'a le droit de donner ce qu'il n'a pas le droit de posséder, et
de le garder pour soi, s'il le juge bon. Mais s'il n'existe personne qui puisse
donner la souveraineté après le décès de celui qui avait d'abord été élu, alors
celui-ci a le pouvoir, et pour mieux dire, il y est obligé par la loi de
nature, de prendre des mesures préventives, en instituant son successeur, pour
empêcher que ceux qui lui ont confié le gouvernement ne rechutent dans le
misérable état de guerre civile. Et, par conséquent, il était, quand il a été
élu, un souverain absolu.
Deuxièmement,
ce roi dont le pouvoir est limité n'est pas supérieur à celui ou à ceux qui ont
le pouvoir de limiter ce pouvoir, et celui qui n'est pas supérieur n'est pas
suprême, c'est-à-dire n'est pas souverain. Par conséquent, la souveraineté
était toujours en cette assemblée qui avait le droit de le limiter, et par
conséquent, le gouvernement n'était pas une monarchie, mais soit une démocratie
soit une aristocratie, comme jadis à Sparte, où les rois avaient le
privilège de diriger les armées, mais où la souveraineté appartenait aux éphores.
Troisièmement,
quand jadis le peuple romain gouvernait le pays de Judée, par exemple,
par un préfet, la Judée n'était cependant pas pour cela une démocratie,
parce que les hommes de Judée n'étaient pas gouvernés par une assemblée
dans laquelle chacun d'eux avait le droit d'entrer, ni une aristocratie, parce
qu'ils n'étaient pas gouvernés par une assemblée dans laquelle chacun pouvait
entrer en étant élu; mais ils étaient gouvernés par une seule personne qui,
quoique pour le peuple de Rome, était une assemblée du peuple, ou
démocratie, était cependant, pour le peuple de Judée, qui n'avait
aucunement le droit de participer au gouvernement, un monarque. Car, quoique là
où les gens sont gouvernés par une assemblée choisie par eux-mêmes dans leurs
propres rangs, le gouvernement soit appelé une démocratie, ou une aristocratie,
pourtant quand ils sont gouvernés par une assemblée qui ne résulte pas de leur
propre choix, c'est une monarchie, non d'un seul homme sur un autre
homme, mais d'un seul peuple sur un autre peuple.
La
matière de toutes ces formes de gouvernement étant mortelle, en sorte que non
seulement les monarques, mais aussi les assemblées entières meurent, il est
nécessaire, pour la conservation de la paix des hommes, de même qu'on a agencé
les choses pour créer un homme artificiel, qu'on agence aussi les choses pour
donner à cet homme artificiel une vie éternelle artificielle, sans laquelle les
hommes qui sont gouvernés par une assemblée retourneraient à l'état de guerre à
chaque génération, et ceux qui sont gouvernés par un seul homme dès la mort de
leur gouvernant. Cette éternité artificielle est ce que les hommes appellent le
droit de succession.
Il
n'est pas de forme parfaite de gouvernement là où le choix de la succession n'appartient
pas au souverain actuel. En effet, si ce choix appartient à un autre particulier,
ou à une assemblée privée, il appartient à une personne sujette, et le
souverain peut en prendre possession comme il lui plaît, et par conséquent, le
droit [de succession] lui appartient. Si ce choix n'appartient à aucun
particulier, mais est laissé à un nouveau choix, la République est alors
dissoute, et le droit appartient à celui qui peut s'en emparer, contrairement à
l'intention de ceux qui ont institué la République pour leur sécurité
perpétuelle, non temporaire.
Dans
une démocratie, l'assemblée entière ne peut faire défaut, à moins que la
multitude à gouverner ne fasse défaut. Et par conséquent la question du droit
de succession ne se pose aucunement dans cette forme de gouvernement.
Dans
une aristocratie, quand un membre de l'assemblée meurt, l'élection d'un autre
membre à sa place appartient à l'assemblée, en tant que souveraine, à qui il
appartient de choisir tous les conseillers et officiers. Car ce que le
représentant fait, en tant qu'acteur, chacun des sujets le fait, en tant
qu'auteur. Et quoique l'assemblée souveraine puisse donner pouvoir à d'autres
pour élire de nouveaux hommes, pour pourvoir en membres la cour [souveraine],
cependant c'est encore par son autorité que l'élection est faite, de même que,
par cette autorité, l'assemblée peut, quand l'intérêt public l'exige, annuler
cette élection.
La
plus grande difficulté au sujet du droit de succession se trouve en monarchie,
et la difficulté vient de ce qu'à première vue, il n'est pas évident [de
savoir] qui doit nommer le successeur, ni souvent qui a été nommé. En effet,
dans les deux cas, il est requis une plus exacte ratiocination que celle que
tout homme a coutume d'utiliser. Pour la question [de savoir] qui nommera le
successeur d'un monarque qui détient l'autorité souveraine, c'est-à-dire qui
décidera du droit de succession (car les rois et les princes électifs n'ont pas
le pouvoir souverain en propriété, ils en ont simplement l'usage), nous devons
considérer que ou celui qui est en possession [du pouvoir souverain] a le droit
de disposer de la succession, ou, dans l'autre cas, que ce droit retourne à la
multitude sans cohésion . Car la mort de celui qui détient le pouvoir
souverain en propriété laisse la multitude sans aucun souverain, c'est-à-dire
sans aucun représentant en qui ils soient unis et par lequel ils soient
capables de faire une seule action; et ils sont donc incapables d'élire quelque
nouveau monarque, chacun ayant un droit égal à se soumettre à celui qu'il croit
le plus capable de le protéger, ou, s'il le peut, de se protéger par sa propre
épée, ce qui est un retour à la confusion et à l'état de guerre de chacun
contre chacun, contrairement à la fin pour laquelle on a d'abord institué la
monarchie. C'est pourquoi il est évident que, par l'institution d'une
monarchie, le choix du successeur est toujours laissé au jugement et à la
volonté du celui qui détient alors le pouvoir souverain.
Et
pour ce qui est de la question, qui peut surgir parfois, de savoir qui le monarque
qui détient le pouvoir souverain a désigné pour succéder à son pouvoir et en
hériter, cela est déterminé par ses paroles expresses et par son testament, ou
par d'autres signes tacites suffisants.
Par
des paroles expresses, ou par testament, [il faut entendre] ce qu'il a déclaré,
de son vivant, viva voce ou par écrit, comme les premiers empereurs de Rome
qui déclaraient qui seraient leurs héritiers. Car le mot héritier ne signifie
pas par lui-même les enfants et la plus proche parenté d'un homme, mais celui
qui, quel qu'il soit, selon ses déclarations faites d'une façon ou d'une autre,
devra hériter de sa succession. Si donc un monarque déclare de façon expresses
que tel homme sera son héritier, soit par des paroles, soit par écrit, alors
cet homme, immédiatement après le décès de son prédécesseur, est investi du
droit d'être monarque.
Mais
là où un testament et des paroles expresses font défaut, on doit se conformer à
d'autres signes naturels de la volonté, dont l'un est la coutume. C'est
pourquoi là où la coutume est que le plus proche parent succède sans autre
condition, le plus proche parent a de ce fait le droit à la succession; car si
la volonté de celui qui était en possession [du pouvoir souverain] avait été autre,
il aurait pu aisément la déclarer de son vivant. De même, là où la coutume est
que le plus proche parent mâle succède, le droit de succession appartient de ce
fait au plus proche parent mâle, pour la même raison. Ce serait la même chose
si la coutume était d'avantager la femelle. Car quelle que soit la coutume, si
un homme peut par un mot s'en rendre maître, et qu'il ne le fait pas, c'est le
signe naturel qu'il veut la maintenir.
Mais
là ou aucune coutume, aucun testament n'a précédé [le décès], il doit être
entendu : premièrement, que la volonté d'un monarque est que le
gouvernement demeure monarchique, parce qu'il a approuvé ce gouvernement en
lui-même. Deuxièmement, qu'un enfant qui vient de lui, mâle ou femelle, doit
avoir la priorité sur un autre enfant, parce qu'on présume que les hommes sont,
par nature, plus portés à avantager leurs propres enfants que ceux des autres
hommes, et parmi leurs enfants, un mâle plus qu'une femelle, parce que les
hommes sont plus propres que les femmes aux actions pénibles et dangereuses.
Troisièmement, quand sa propre descendance fait défaut, [on présume qu'il faut
avantager] un frère plutôt qu'un étranger, et de même, encore, le plus proche
par le sang plutôt que le plus éloigné, parce qu'on présume toujours que le plus
proche parent et plus proche par l'affection; et il est évident que, de la
grandeur des plus proches parents, rejaillit toujours sur un homme le plus
d'honneur.
Mais,
s'il est légitime qu'un monarque dispose de la succession par les termes d'un
contrat, ou par un testament, certains pourront peut-être objecter un grand
inconvénient : car il peut vendre ou donner son droit de gouverner à un
étranger, ce qui, parce que les étrangers (c'est-à-dire les hommes qui n'ont
pas l'habitude de vivre sous le même gouvernement, et qui ne parlent pas la
même langue) se sous-évaluent les uns les autres, peut tourner à l'oppression
de ses sujets, ce qui est en vérité un grand inconvénient. Mais cela ne procède
pas nécessairement de l'assujettissement au gouvernement d'un étranger, mais du
manque de compétence des gouvernants, qui ignorent les vraies règles de la
politique. Et c'est pourquoi les Romains, après avoir soumis de nombreuses
nations, avaient coutume, pour rendre leur gouvernement digeste, de supprimer
ce grief, autant qu'ils le jugeaient nécessaire, en donnant tantôt à des
nations entières, tantôt aux hommes les plus importants de chaque nation
conquise, non seulement les privilèges, mais aussi le nom de Romains; et ils
admirent beaucoup d'entre eux au Sénat et à des fonctions privilégiées, même
dans la cité de Rome. Et c'est cela que visait notre très sage roi Jacques,
en s'efforçant d'unir ses deux royaumes d'Angleterre et d’Écosse,
et s'il y était parvenu, cela aurait, selon toute vraisemblance, prévenu les
guerres civiles qui affligent ces deux royaumes à présent. Qu'un monarque
dispose de la succession par testament ne peut donc pas causer un tort au
peuple, bien que, par la faute de nombreux princes, [ce droit] se soit révélé
gênant. Mais il y a un autre argument pour montrer la légitimité de cette façon
de faire : quel que soit l'inconvénient qui puisse survenir en donnant un
royaume à un étranger, il peut aussi survenir quand on se marie avec des
étrangers, et que le droit de succession puisse ainsi leur échoir. Pourtant,
cela est considéré par tous comme légitime.
Chapitre XX : Des Dominations paternelle et despotique.
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table des matières
Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
Remarque préliminaire : pour la justification de la traduction du
mot « conquest », voir la version avec notes.
Une république par acquisition est
celle où le pouvoir souverain est acquis par la force; et il est acquis par la
force quand des hommes, individuellement, ou plusieurs ensemble à la majorité
des voix, par crainte de la mort, ou des fers, autorisent toutes les actions
de cet homme, ou de cette assemblée, qui a leurs vies et leur liberté en son
pouvoir.
Et cette espèce de domination, ou de souveraineté,
diffère de la souveraineté par institution seulement en ceci que les hommes qui
choisissent leur souverain le font par crainte l'un de l'autre, et non par
crainte de celui qu'ils instituent. Mais dans ce cas, ils s'assujettissent à
celui dont ils ont peur. Dans les deux cas, ils le font par crainte, ce qui
doit être noté par ceux qui soutiennent que toutes les conventions qui
procèdent de la peur de la mort ou de la violence sont nulles. Si c'était vrai,
personne, dans aucune espèce de République, ne pourrait être obligé d'obéir. Il
est vrai que, une fois une République instituée, ou acquise, des promesses qui
procèdent de la peur de la mort ou de la violence ne sont pas des conventions,
et n'obligent pas, quand la chose promise est contraire aux lois; mais la
raison n'en est pas que la promesse a été faite sous la crainte, mais que celui
qui promet n'a aucun droit sur la chose promise. De même, quand il peut
légalement s'exécuter, et qu'il ne le fait pas, ce n'est pas l'invalidité de la
convention qui le dispense [de le faire], mais la sentence du souverain.
Autrement, toutes les fois qu'un homme promet légalement, il rompt illégalement
sa promesse, mais quand le souverain, qui est l'acteur, l'en acquitte, alors
celui qui lui a extorqué la promesse l'en acquitte aussi, en tant qu'auteur de
cette dispense.
Mais les droits et conséquences de la souveraineté
sont les mêmes dans les deux cas. Le pouvoir du souverain ne peut pas, sans son
consentement, être transmis à un autre, on ne peut lui confisquer ce pouvoir,
il ne peut être accusé par l'un de ses sujets d'avoir commis un tort, il ne
peut pas être puni par eux, il est juge de ce qui est nécessaire à la paix, et
il est juge des doctrines. Il est l'unique législateur, et le juge suprême des
disputes, des moments et des opportunités de la guerre et de la paix. Il lui
appartient de choisir les magistrats, conseillers, commandants, et tous les
autres officiers et ministres, et de déterminer les récompenses et les
punitions, les honneurs et le rang. Les raisons de cela sont les mêmes que
celles qui sont alléguées dans le chapitre précédent pour les mêmes droits et
conséquences de la souveraineté par institution.
La domination est acquise de deux façons, par la
génération et par la conquête. Le droit de domination par génération est celui
que le parent a sur ses enfants, et il est appelé PATERNEL. Et il ne provient
pas tant de la génération, comme si donc le parent avait domination sur son
enfant parce qu'il l'avait engendré, que du consentement de l'enfant, soit
exprès, soit déclaré par des preuves suffisantes. En effet, pour ce qui est de
la génération, Dieu a conféré à l'homme un aide, et il y en a toujours deux,
qui sont [ses] parents à égalité. C'est pourquoi la domination sur l'enfant
devrait appartenir à égalité aux deux, et l'enfant devrait être assujetti aux
deux à égalité, ce qui est impossible, car nul ne peut obéir à deux maîtres. Et
en attribuant la domination à l'homme seulement, en tant qu'étant de sexe
supérieur, certains ont mal raisonné, car entre l'homme et la femme, il n'y a
pas une différence de force et de prudence telle que le droit puisse être
déterminé sans guerre. Dans les Républiques, cette dispute est tranchée par la
loi civile, et la plupart du temps, mais pas toujours, la sentence est
favorable au père, parce que la plupart des Républiques ont été érigées par des
pères et non par des mères de famille. Mais la question se pose désormais dans
l'état de simple nature où l'on suppose qu'il n'y a ni lois du mariage, ni lois
sur l'éducation des enfants, mais [seulement] la loi de nature et la naturelle
inclination des sexes l'un pour l'autre, et pour les enfants. Dans cet état de
simple nature, ou bien les parents disposent entre eux de la domination de
l'enfant, par contrat, ou ils n'en disposent pas du tout. S'ils en disposent,
le droit est transmis conformément au contrat. L'histoire nous montre que les Amazones
contractaient avec les hommes des pays voisins, à qui elles avaient recours
pour leur descendance, [et le contrat stipulait] que la descendance mâle serait
renvoyée [aux hommes] tandis que la descendance femelle resterait avec elles;
si bien que la domination des femelles appartenait à la mère.
S'il n'y a pas de contrat, la domination appartient à
la mère, car dans l'état de simple nature, où il n'y a pas de lois du mariage,
on ne peut savoir qui est le père, à moins que la mère ne déclare qui il est,
et donc le droit de domination dépend de sa volonté, et par conséquent, lui
appartient. De plus, vu que l'enfant est d'abord au pouvoir de la mère, et
qu'elle peut soit le nourrir, soit l'exposer, si elle le nourrit, il lui doit
la vie, et il est donc obligé de lui obéir plutôt que d'obéir à un autre, et en
conséquence de cela, la domination de l'enfant lui appartient. Mais si elle l'expose,
et qu'un autre le trouve et le nourrit, la domination appartient à celui qui le
nourrit. En effet, il doit obéir à celui qui le préserve, parce que la
préservation de la vie étant la fin pour laquelle un homme s'assujettit à un
autre, tout homme est censé promettre obéissance à celui qui a le pouvoir de le
garder sauf ou de le tuer.
Si la mère est assujettie au père, l'enfant est au
pouvoir du père, et si le père est assujetti à la mère (comme quand une reine
souveraine se marie avec l'un de ses sujets), l'enfant est assujetti à la mère,
parce que le père aussi lui est assujetti.
Si un homme et une femme, monarques de deux royaumes
différents, ont un enfant, et qu'ils contractent pour savoir qui en aura la
domination, le droit de domination est transmis par le contrat. S'ils ne
contractent pas, la domination se conforme à la domination du lieu de résidence
de l'enfant, car le souverain de chaque pays domine tous ceux qui y résident.
Celui qui a la domination d'un enfant a aussi la
domination des enfants de l'enfant, et des enfants des enfants; car celui qui a
la domination de la personne d'un homme a [aussi] la domination de tout ce qui
lui appartient. Sinon, la domination ne serait qu'un titre sans effet.
On procède, pour le droit de succession à la
domination paternelle, de la même manière que pour le droit de succession à la
monarchie, ce dont j'ai déjà suffisamment parlé dans le chapitre précédent.
La domination acquise par conquête, ou victoire à la
guerre, est celle que certains auteurs nomment DESPOTIQUE, de despotes,
qui signifie un seigneur ou un maître, et elle est la domination
que le maître a sur le serviteur. Et cette domination est alors acquise par le
vainqueur quand le vaincu, pour éviter à ce moment-là le coup mortel, convient,
soit par des paroles expresses, soit par d'autres signes suffisants de la
volonté, qu'aussi longtemps qu'on lui accordera la vie et la liberté de son
corps, le vainqueur en aura l'usage comme il lui plaît. Et dès que cette
convention est faite, le vaincu est un SERVITEUR, mais pas avant ; car par
le mot serviteur (s'il est dérivé de servire, servir, ou de servare,
garder, c'est ce que je laisse aux disputes des grammairiens), on n'entend pas
un captif, qui est gardé en prison ou dans les fers, jusqu'à ce que son
propriétaire, qui l'a capturé, ou acheté à quelqu'un qui l'a capturé, envisage
ce qu'il va en faire, car les hommes communément appelés esclaves n'ont aucune
obligation et peuvent briser leurs fers et détruire leur prison, tuer ou
emmener captif leur maître justement, mais on entend un homme qui, capturé, se
voit accorder la liberté corporelle et qui, promettant de ne pas s'enfuir et de
ne pas faire violence à son maître, reçoit la confiance de celui-ci.
Ce n'est donc pas la victoire qui donne le droit de
domination sur le vaincu, mais sa propre convention. Il n'est pas obligé parce
qu'il est conquis, c'est-à-dire battu, capturé ou mis en fuite, mais parce
qu'il se rend et se soumet au vainqueur. Le vainqueur n'est pas non plus obligé
par la reddition d'un ennemi (sauf s'il a promis de le laisser en vie) de
l'épargner, car cela est soumis à sa discrétion, et cette reddition n'oblige
pas le vainqueur plus longtemps qu'il ne le juge bon, à sa propre discrétion.
Quant à ce que les hommes font quand ils demandent
quartier, comme on le dit aujourd'hui (ce que les Grecs appelaient Zogria,
prendre vivant), c'est se soustraire à ce moment-là à la fureur du
vainqueur en se soumettant, et composer pour sauver sa vie en payant une rançon
ou en le servant; et donc celui à qui l'on fait quartier ne se voit pas donner
la vie, mais celle-ci est en suspens jusqu'à plus ample délibération; car il ne
s'est pas rendu à condition d'avoir la vie sauve mais il s'est rendu à la
discrétion du vainqueur. Et alors sa vie n'est en sécurité, son service n'est
dû que lorsque le vainqueur lui a confié sa liberté corporelle ; car les
esclaves, qui travaillent en prison ou dans les fers, ne le font pas par
devoir mais pour éviter la brutalité des surveillants.
Le maître du serviteur est aussi maître de tout ce que
le serviteur possède, et il peut en exiger l'usage, c'est-à-dire l'usage de ses
biens, de son travail, de ses serviteurs et de ses enfants, aussi souvent qu'il
le jugera bon. En effet, le serviteur tient sa vie de son maître par la
convention d'obéissance, qui est : reconnaître pour sien et autoriser tout ce
que le maître fera. Et au cas où le maître, s'il refuse, le tue, le jette dans
les fers, ou le punit d'une autre manière à cause de sa désobéissance, il est
lui-même l'auteur de ces actes et ne peut pas accuser le maître de lui causer
un tort.
En somme, les droits et les conséquences des deux
dominations, paternelle et despotique, sont exactement les mêmes
que ceux d'un souverain par institution, et pour les mêmes raisons, lesquelles
raisons ont été exposées dans le chapitre précédent. Si bien que si un homme,
qui est monarque de différentes nations, l'une où il tient la souveraineté par
institution du peuple assemblé, l'autre qu'il tient de la conquête*,
c'est-à-dire de la soumission de chaque particulier pour éviter la mort ou les
fers, [si donc cet homme] demande plus à une nation qu'à l'autre, au titre de
la conquête*, en tant que cette nation est conquise*, c'est un acte d'ignorance
des droits de souveraineté; car le souverain est le souverain absolu des deux
nations de la même façon, ou autrement il n'y a aucune souveraineté, et donc
tout homme peut légitimement se protéger, s'il le peut, avec sa propre épée, ce
qui est l'état de guerre.
Par là, on voit qu'une grande famille, si elle n'est
pas une partie d'une république, est en elle-même, en ce qui concerne les
droits du souverain, une petite monarchie (qu'elle se compose d'un homme et de
ses enfants, ou d'un homme et de ses serviteurs, ou [encore] d'un homme, de ses
enfants et de ses serviteurs), où le père ou maître est le souverain.
Cependant, une famille n'est pas à proprement parler une République à moins
que, grâce à son propre nombre [d'individus], ou grâce à d'autres occasions,
elle ne soit de ce type de pouvoir qu'on ne peut soumettre sans risquer une
guerre. Car là où le nombre d'hommes est manifestement trop faible pour qu'ils
se défendent en étant unis, chacun, quand il y a danger, pour sauver sa propre
vie, peut faire usage de sa propre raison, soit en fuyant, soit en se
soumettant à l'ennemi, selon ce qu'il jugera le meilleur, tout comme une très
petite compagnie de soldats, surprise par une armée, peut baisser les armes et
demander quartier, ou s'enfuir plutôt que d'être passée par le fil de l'épée.
Et cela suffira largement sur ce que j'ai découvert par spéculation et par
déduction, des droits souverains, à partir de la nature, du besoin, et des
desseins des hommes lorsqu'ils érigent des Républiques, et se placent sous des
monarques ou des assemblées, à qui ils confient assez de pouvoir pour les
protéger.
Considérons maintenant ce que l’Écriture
enseigne sur ce point. À Moïse, les enfants d'Israël parlèrent ainsi : Parle-nous,
toi, et nous t'entendrons; mais que Dieu ne nous parle pas, de crainte que nous
ne mourrions. C'est là une absolue obéissance à Moïse. Sur le droit
des rois, Dieu lui-même, par la bouche de Samuel, dit : Voici quel sera le
droit du roi qui devra régner sur vous. Il prendra vos fils pour les affecter à
la conduite de ses chars, et à la cavalerie, pour les faire courir devant ses
chars, pour récolter sa moisson, et pour construire ses engins de guerre, et
des instruments pour ses chars; il prendra vos filles pour faire des parfums,
pour être ses cuisinières et ses boulangères. Il prendra vos champs, vos
vignobles, vos oliveraies, et les donnera à ses serviteurs. Il prendra la dîme
de votre blé et de votre vin et la donnera à des hommes de sa Chambre et à ses
autres serviteurs. Il prendra vos serviteurs et vos servantes, et les meilleurs
de vos jeunes gens, et il les emploiera dans ses affaires. Il prendra la dîme
de vos troupeaux, et vous serez ses serviteurs. C'est là un pouvoir absolu,
résumé dans les derniers mots : vous serez ses serviteurs. De plus,
quand le peuple entendit quel pouvoir leur roi aurait, il y consentit
cependant, et dit ceci : Nous serons comme toutes les autres nations, et
notre roi jugera nos causes, et il marchera devant nous, pour conduire nos
guerres . Ici est confirmé le droit que les souverains ont, à la fois
pour la milice et pour toute judicature, droit dans lequel est contenu le
pouvoir absolu qu'un homme puisse transmettre à un autre. En outre, la prière
du roi Salomon à Dieu était celle-ci : Donne l'entendement à
ton serviteur, pour qu'il juge ton peuple et distingue le bon du mauvais. C'est pourquoi il appartient au souverain
d'être juge et de prescrire les règles de distinction du bon et du
mauvais, lesquelles règles sont les lois. En lui est donc le pouvoir
législatif. Saül cherchait à tuer David. Cependant, quand il fut
en son pouvoir de le mettre à mort, et que ses serviteurs allaient le faire,
David le leur interdit, disant : A Dieu ne plaise que je fasse un tel acte
contre mon Seigneur, l'Oint de Dieu. Pour l'obéissance des serviteurs,
saint Paul dit : Serviteurs, obéissez à vos maîtres en toutes choses, et
Enfants, obéissez à vos parents en toutes choses. Il y a une simple
obéissance en ceux qui sont assujettis à la domination paternelle ou
despotique. De même Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de
Moïse, et c'est pourquoi tout ce qu'ils vous ordonnent d'observer, observez-le
et faites-le. Il y a [là] encore une simple obéissance. Et saint Paul dit :
Rappelle-leur qu'ils s'assujettissent aux princes et à ceux qui ont
en autorité, et qu'ils leur obéissent. Cette obéissance est aussi simple.
Enfin, notre Sauveur lui-même reconnaît que les hommes doivent payer les taxes
que les rois imposent, quand il dit : "donnez à César ce qui est à
César et qu'il paie ces taxes lui-même; et que la parole du roi est
suffisante pour prendre quelque chose à un sujet, quand c'est nécessaire, et
que le roi est juge de cette nécessité; car lui-même, en tant que roi des
Juifs, commanda à ses disciples de prendre l'âne et son ânon, pour le porter
lors de son entrée dans Jérusalem, disant : Entrez dans le village
qui est sur votre chemin, et vous trouverez une ânesse attachée, et son ânon
avec elle. Détachez-les et amenez-les moi. Et si quelqu'un vous demande quelle
est votre intention, dites que le Seigneur en a besoin, et on vous laissera
aller. Ils ne demanderont pas si cette nécessité est un titre suffisant, ni
s'il est juge de cette nécessité, mais ils acquiesceront à la volonté du
Seigneur.
À ces passages peut être aussi ajouté celui de la
Genèse : Vous serez comme des dieux, connaissant le bon et le mauvais,
et Qui t'a dit que tu étais nu? As-tu mangé de cet arbre dont je t'avais
ordonné de ne pas manger? Car connaître le bon et le mauvais, ou juger du
bon et du mauvais était interdit sous le nom de fruit de l'arbre de la
connaissance, pour mettre à l'épreuve l'obéissance d'Adam. Le diable,
pour enflammer l'ambition de la femme, à qui ce fruit paraissait beau, lui dit
qu'en le goûtant ils seraient comme des dieux, connaissant le bon et le
mauvais. Là-dessus, en ayant mangé tous les deux, ils s'arrogèrent la fonction
de Dieu, qui est de juger du bon et du mauvais, mais ils n'acquirent aucune
nouvelle capacité à les distinguer justement. Et où il est dit qu'ayant mangé
ils virent qu'ils étaient nus, personne n'a interprété ce passage comme s'ils
avaient été antérieurement aveugles, et n'avaient pas vu leur propre peau. Le
sens est évident : ils jugèrent pour la première fois que leur nudité (voulue
par Dieu en les créant) était inconvenante; et, par leur honte ils condamnèrent
tacitement Dieu lui-même. Sur ce, Dieu leur dit : As-tu mangé, etc.,
comme s'il disait : toi qui me dois obéissance, t'arroges-tu [le droit] de
juger mes commandements ? Par là, il est clairement, quoiqu'une façon
allégorique, signifié que les commandements de ceux qui ont le droit de
commander n'ont pas à être condamnés ou discutés.
De sorte qu'il apparaît évident à mon entendement,
tant par la raison que par l’Écriture, que le pouvoir souverain, qu'il soit
entre les mains d'un seul homme, comme en monarchie, ou d'une seule assemblée
d'hommes, comme dans les Républiques populaire et aristocratique, est le plus
grand pouvoir que les hommes puissent jamais imaginer de construire. Et quoique
d'un pouvoir aussi illimité, on puisse imaginer de nombreuses mauvaises
conséquences, cependant les conséquences de son absence, une guerre permanente
de chaque homme contre son voisin, sont nettement pires. La condition de
l'homme dans cette vie ne sera jamais sans inconvénients, mais dans aucune
République, ne se manifeste de grands inconvénients, sinon ceux qui procèdent
de la désobéissance des sujets et de la rupture des contrats qui donnent à la
République son être. Et quiconque, pensant que le pouvoir souverain est trop
grand, cherchera à le diminuer, doit s'assujettir au pouvoir qui peut le
limiter, c'est-à-dire qu'il doit s'assujettir à un pouvoir [encore] plus grand.
La plus
grande objection est celle de la pratique, quand on demande où et quand un tel
pouvoir a été reconnu par des sujets. Mais on peut demander à ceux qui font
cette objection quand et où un royaume est demeuré longtemps sans sédition et
sans guerre civile. Dans ces nations où les Républiques ont duré longtemps, et
n'ont pas été détruites, sinon par une guerre avec l'étranger, les sujets ne se
sont jamais disputé le pouvoir souverain. Mais quoi qu'il en soit, un argument
tiré de la pratique des hommes, qui n'a pas été entièrement passé au crible,
qui n'a pas pesé avec exacte raison les causes et la nature des Républiques, et
qui souffre quotidiennement les misères qui procèdent de cette ignorance, n'est
pas valide. Car même si partout dans les monde, les hommes mettaient les
fondations de leurs maisons sur le sable, on ne pourrait pas inférer de là
qu'il doit en être ainsi. L'art d'établir et de conserver les Républiques
consiste en des règles certaines, comme en arithmétique et en géométrie, et
non, comme au jeu de paume, sur la seule pratique, lesquelles règles ne sont
découvertes ni par les pauvres gens qui en auraient le loisir, ni par ceux qui
en ont le loisir, [mais] qui, jusqu'alors, n'ont pas eu la curiosité et la
méthode pour faire cette découverte.
Chapitre XXI : De la Liberté des Sujets.
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table des matières
Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
LIBERTY ou FREEDOM signifient proprement l'absence
d'opposition (par opposition, j'entends les obstacles extérieurs au mouvement)
et ces deux mots peuvent être appliqués aussi bien aux créatures sans raison et
inanimées qu'aux créatures raisonnables; car quelle que soit la chose qui est
si liée, si entourée, qu'elle ne peut pas se mouvoir, sinon à l'intérieur d'un
certain espace, lequel espace est déterminé par l'opposition de quelque corps
extérieur, nous disons que cette chose n'a pas la liberté d'aller plus loin. Et
il en est ainsi des créatures vivantes, alors qu'elles sont emprisonnées, ou
retenues par des murs ou des chaînes, et de l'eau, alors qu'elle est contenue
par des rives ou par des récipients, qui autrement se répandrait dans un espace
plus grand ; et nous avons coutume de dire qu'elles ne sont pas en liberté
de se mouvoir de la manière dont elles le feraient sans ces obstacles extérieurs.
Mais quand l'obstacle au mouvement est dans la constitution de la chose
elle-même, nous n'avons pas coutume de dire qu'il lui manque la liberté, mais
nous disons qu'il lui manque le pouvoir de se mouvoir; comme quand une pierre
demeure immobile ou qu'un homme est cloué au lit par la maladie.
Et selon le sens propre, et généralement
reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est
capable de faire par sa force et par son intelligence, n'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, ils sont employés abusivement. En effet, ce qui n'est pas
sujet au mouvement n'est pas sujet à des empêchements, et donc, quand on dit, par
exemple, que le chemin est libre, l'expression ne signifie pas la liberté du
chemin, mais la liberté de ceux qui marchent sur ce chemin sans être arrêtés.
Et quand nous disons qu'un don est libre, nous n'entendons pas [par là] une
quelconque liberté du don, mais celle du donateur, qui n'était pas tenu par une
loi ou une convention de le faire. De même, quand nous parlons librement, ce n'est pas la liberté de la voix, ou de la
prononciation, mais celle de l'homme, qu'aucune loi n'a obligé à parler autrement
qu'il ne l'a fait. Enfin, de ce que nous utilisons les mots libre volonté, nous ne pouvons inférer
aucune liberté de la volonté, du désir, ou de l'inclination, mais [il s'agit]
de la liberté de l'homme, qui consiste en ce qu'il ne se trouve pas arrêté dans
l'exécution de ce qu'il a la volonté, le désir, ou l'inclination de faire.
La crainte et la liberté sont compatibles.
Ainsi, quand un homme jette ses biens à la mer, parce qu'il craint que le bateau ne coule, il le
fait cependant tout à fait volontairement, et il peut refuser de le faire s'il
le veut. C'est donc l'action de quelqu'un qui était alors libre. De même, un homme paie parfois ses dettes, seulement par crainte de la prison, et c'était alors
l'acte d'un homme en liberté, parce qu'aucun corps ne l'empêchait de conserver
[l'argent]. Et en général, toutes les actions que les hommes font dans les
Républiques, par crainte de la loi,
sont des actions dont ils avaient la liberté
de s'abstenir.
La liberté
et la nécessité sont compatibles, comme
dans le cas de l'eau qui n'a pas seulement la liberté, mais qui se trouve
[aussi] dans la nécessité de s'écouler en pente en suivant le lit [du fleuve].
Il en est de même pour les actions que les hommes font volontairement, qui,
parce qu'elles procèdent de leur volonté, procèdent de la liberté; et
cependant, parce que chaque acte de la volonté de l'homme et chaque désir et
chaque inclination procèdent de quelque cause, et cette cause d'une autre
cause, dans une chaîne continue (dont le premier maillon est dans la main de
Dieu, la première de toutes les causes), [ces actions] procèdent de la
nécessité. De sorte que, à celui qui pourrait voir la connexion de ces causes,
la nécessité de toutes les actions
des hommes apparaîtrait évidente. Et Dieu, par conséquent, qui voit et dispose
toutes choses, voit aussi que la liberté
de l'homme quand il fait ce qu'il veut est accompagnée de la nécessité de faire ce que Dieu veut, ni
plus, ni moins. Car quoique les hommes puissent faire de nombreuses choses que
Dieu ne commande pas, dont il n'est par conséquent pas l'auteur, ils ne peuvent
cependant avoir de passion ou d'appétit pour quelque chose, dont la volonté de
Dieu ne soit pas la cause. Et si la volonté de Dieu ne garantissait pas la
nécessité de la volonté de l'homme, et par conséquent de tout ce qui dépend de
la volonté de l'homme, la liberté des
hommes contredirait et empêcherait l'omnipotence et la liberté de Dieu. Et cela suffira, quant à la question qui nous
intéresse, sur cette liberté
naturelle, qui seule est proprement appelée liberté.
Mais de même que les hommes, pour parvenir
à la paix et par là se conserver eux-mêmes, ont fabriqué un homme artificiel,
que nous appelons une République, ils ont aussi fabriqué des chaînes
artificielles, appelés lois civiles,
qu'ils ont eux-mêmes, par des conventions mutuelles, attachées à une extrémité
aux lèvres de cet homme, ou de cette assemblée, à qui ils ont donné le pouvoir
souverain, et à l'autre extrémité à leurs propres oreilles. Bien que ces liens,
par leur propre nature, soient fragiles, on peut néanmoins faire en sorte
qu'ils tiennent, non parce qu'il est difficile de les rompre, mais parce qu'il
y a danger à les rompre.
C'est seulement par rapport à ces liens que
j'ai maintenant à parler de la liberté des sujets. Vu qu'il n'existe aucune
République dans le monde où suffisamment de règles soient formulées pour régler
toutes les actions et paroles des hommes (c'est une chose impossible), il
s'ensuit nécessairement que, pour toutes les espèces d'actions et paroles que
les lois ont passées sous silence, les hommes ont la liberté de faire ce que
leur propre raison leur suggérera comme leur étant le plus profitable. En
effet, si nous prenons la liberté au sens propre de liberté corporelle,
c'est-à-dire le fait de ne pas être enchaîné ou en prison, il serait tout à
fait absurde de revendiquer à grands cris une liberté, comme le font [pourtant]
les hommes, dont ils jouissent si manifestement. En outre, si nous considérons
la liberté comme le fait d'être affranchi des lois, il n'est pas moins absurde
de la part des hommes de réclamer comme ils le font cette liberté par laquelle
tous les autres hommes peuvent se rendre maîtres de leurs vies. Et cependant,
aussi absurde que ce soit, c'est ce qu'ils réclament, ne sachant pas que les
lois ne sont d'aucun pouvoir pour les protéger sans une épée dans les mains
d'un homme, ou de plusieurs, pour les faire exécuter. Par conséquent, la
liberté d'un sujet ne se trouve que dans ces choses que le souverain, en
réglant les actions des hommes, a passées sous silence, comme la liberté
d'acheter, de vendre, ou de passer d'autres contrats les uns avec les autres,
de choisir leur domicile personnel, leur alimentation personnelle, leur métier
personnel, et d'éduquer leurs enfants comme ils le jugent bon, et ainsi de
suite.
Cependant, il ne faut pas comprendre que le
pouvoir souverain de vie est de mort est ou aboli, ou limité par une telle
liberté. En effet, il a déjà été montré que le représentant souverain ne peut
rien faire à un sujet, sous quelque prétexte que ce soit, qui puisse être
appelé injustice ou tort, parce que chaque sujet est auteur de chaque acte
accompli par le souverain, de sorte que le droit à une chose quelconque ne lui
fait jamais défaut, sinon en tant qu'il est lui-même le sujet de Dieu, et est
tenu par là d'observer les lois de nature. Et donc, il peut arriver, et il
arrive souvent, dans les Républiques, qu'un sujet puisse être mis à mort par
ordre du pouvoir souverain, et que cependant aucun des deux n'ait causé un tort
à l'autre, comme quand Jephté fit
sacrifier sa fille, cas où, comme dans des cas semblables, celui qui meurt
ainsi avait la liberté de faire l'action pour laquelle il est mis à mort, sans
qu'un tort lui soit néanmoins causé. Et cela est aussi valable dans le cas d'un
prince souverain qui met à mort un sujet innocent. Car quoique l'action soit
contraire à la loi de nature, comme dans le cas du meurtre d'Urie par David, en tant que contraire à l'équité, elle n'est cependant pas
un tort causé à Urie mais un tort
causé à Dieu. Pas à Urie, parce que
le droit de faire ce qui lui plaisait lui fut donné par Urie lui-même, mais cependant à Dieu, parce que David était sujet de Dieu qui interdit
toute iniquité par la loi de nature; laquelle distinction David lui-même confirma manifestement en se repentant, quand il dit
: Contre toi seulement j'ai péché. De
la même manière, le peuple d'Athènes,
quand il bannissait pour dix ans le plus puissant de sa République, croyait ne
pas commettre une injustice et il ne demandait jamais quel crime il avait fait,
mais quel mal il pourrait faire. Mieux ! Il ordonnait le bannissement de
quelqu'un qu'il ne connaissait pas, et chaque citoyen apportait sa coquille
d'huître sur la place du marché, avec écrit dessus le nom de celui qu'il désirait
voir bannir, sans l'accuser véritablement de quelque chose. Le peuple
bannissait tantôt un Aristide, pour
sa réputation de justice, tantôt un vil bouffon, comme Hyperbolos, histoire de railler l'ostracisme. Pourtant, on ne peut
pas dire que le droit de les bannir faisait défaut au souverain peuple d'Athènes, ou que la liberté de plaisanter
ou d'être juste faisait défaut à un Athénien.
La liberté qui est si fréquemment
mentionnée et avec tant d'honneur dans les livres d'histoire et de philosophie
des anciens Grecs et Romains, et dans les écrits et paroles de ceux qui ont
reçu d'eux tout ce qu'ils ont appris chez les auteurs politiques, n'est pas la
liberté des particuliers, mais la liberté de la République, qui est la même que
celle qu'aurait chacun s'il n'y avait pas du tout de lois civiles et de
République. Et les effets seraient aussi les mêmes. Car, de même que parmi des
hommes sans maître, il y a une guerre permanente de chaque homme contre son
voisin, aucun héritage à transmettre au fils, ou à attendre du père, aucune
propriété des biens et des terres, aucune sécurité, mais [seulement] une
liberté pleine et absolue en chaque particulier, de même, dans les États et
Républiques qui ne dépendent pas l'un de l'autre, chaque République, non chaque
homme, a une liberté absolue de faire ce qu'elle jugera, c'est-à-dire ce que
cet homme ou cette assemblée qui la représente jugera contribuer à son
avantage. Mais en même temps, les Républiques vivent dans un état de guerre
permanente, [toujours] à la limite de se battre, avec leurs frontières armées,
et les canons pointés en direction des voisins. Les Athéniens et les Romains
étaient libres, c'est-à-dire que leurs Républiques étaient libres ; non
que des particuliers avaient la liberté de résister à leur propre représentant,
mais que leur représentant avait la liberté de résister à d'autres peuples, ou
de les envahir. De nos jours, le mot LIBERTAS est écrit en gros caractères sur
les tourelles de la cité de Lucques,
et cependant personne ne peut en inférer qu'un particulier y est plus libre ou
y est plus dispensé de servir la République qu'à Constantinople. Qu'une République soit monarchique ou qu'elle soit
populaire, la liberté reste la même.
Mais les hommes sont facilement trompés par
la dénomination spécieuse de liberté, et, par manque de jugement pour faire des
distinctions, ils prennent faussement pour leur héritage privé et leur droit
de naissance ce qui est le droit de la seule chose publique. Et quand la même
erreur reçoit la confirmation de l'autorité d'hommes réputés pour leurs écrits
sur le sujet, il n'est pas étonnant quelle produise la sédition et le
renversement du gouvernement. En occident, nous sommes déterminés à recevoir
nos opinions sur l'institution et les droits des Républiques d'Aristote, de Cicéron, et d'autres Grecs ou Romains qui, vivant sous des États
populaires, ne tirèrent pas ces droits des principes de la nature, mais les
transcrivirent dans leurs livres à partir de la pratique de leurs propres
Républiques, qui étaient populaires, comme les grammairiens décrivent les
règles du langage à partir de la pratique de leur époque, ou les règles de la
poésie à partir des poèmes d'Homère
et de Virgile. Et parce qu'on
enseignait aux Athéniens (pour les
empêcher de désirer renverser leur gouvernement) qu'ils étaient des hommes
libres, et que tous ceux qui vivaient sous la monarchie étaient esclaves, Aristote écrivit dans ses Politiques :
"On doit, en démocratie, supposer
la liberté, car on soutient communément
que personne n'est libre dans aucun autre gouvernement." Et comme Aristote, Cicéron et d'autres auteurs ont fondé leur doctrine civile sur les
opinions des Romains, à qui la haine de la monarchie avait été enseignée,
d'abord par ceux qui avaient déposé leur souverain et partagé entre eux la souveraineté
de Rome, et ensuite par leurs
successeurs. Et, lisant les auteurs grecs et latins depuis leur enfance, les
hommes ont pris l'habitude, sous une fausse apparence de liberté, de favoriser
l'agitation, de contrôler sans retenue les actions de leurs souverains, puis de
contrôler ceux qui contrôlent, avec une telle effusion de sang que je pense
pouvoir sans dire sans me tromper que rien n'a jamais été payé si cher que
l'apprentissage par l'Occident des langues grecque et latine.
Pour en venir maintenant aux détails de la
véritable liberté d'un sujet, c'est-à-dire aux choses que, quoiqu'elles soient
ordonnées par le souverain, le sujet peut cependant sans injustice refuser de
faire, nous devons envisager quels droits nous transmettons quand nous construisons
une République, ou, ce qui est tout un, de quelle liberté nous nous privons en
faisant nôtres toutes les actions, sans exception, de l'homme ou de l'assemblée
dont nous faisons notre souverain. Car c'est dans l'acte de notre soumission que consistent à la fois
notre obligation et notre liberté, [obligation et liberté] qui
doivent donc être inférées d'arguments tirés de cet acte, un homme n'ayant
aucune obligation sinon celle provenant de quelque acte fait de son propre gré;
car tous les hommes sont naturellement égaux. Et parce que ces arguments
doivent soit être tirés de paroles expresses ("J'autorise toutes ses actions"), soit de l'intention de celui
qui se soumet au pouvoir (laquelle intention doit être comprise par la fin que
vise celui qui se soumet ainsi), l'obligation et la liberté du sujet doivent
provenir soit de ces paroles, ou d'autres paroles équivalentes, soit,
autrement, de la fin de l'institution de la souveraineté, à savoir la paix
entre les sujets, et leur défense contre l'ennemi commun.
Premièrement, donc, vu que la souveraineté
par institution est issue d'une convention de chacun envers chacun, et la
souveraineté par acquisition de conventions du vaincu envers le vainqueur, ou
de l'enfant envers le parent, il est évident que chaque sujet dispose de
liberté en toutes ces choses dont le droit n'a pas pu être transmis par
convention. J'ai montré précédemment, au chapitre quatorze, que les conventions
[où l'on stipule] qu'on ne défendra pas son propre corps sont nulles. Par
conséquent,
Si le souverain ordonne à un homme, même
justement condamné, de se tuer, de se blesser, ou de se mutiler, ou de ne pas
résister à ceux qui l'attaquent, ou de s'abstenir d'user de nourriture, d'air,
de médicaments, ou de quelque autre chose sans laquelle il ne peut vivre, cet
homme a cependant la liberté de désobéir.
Si
un homme est interrogé par le souverain, ou par quelqu'un à qui il a conféré
cette autorité, sur un crime qu'il a commis, il n'est pas tenu (sans
l'assurance du pardon) d'avouer, parce que personne, comme je l'ai montré dans
le même chapitre, ne peut être obligé par convention de s'accuser.
D'ailleurs, le consentement d'un sujet au
pouvoir souverain est contenu dans ces paroles, J'autorise, ou prends sur moi, toutes ses actions; paroles en
lesquelles il n'y a aucune restriction de la liberté naturelle personnelle
d'avant [la convention], car, en autorisant le souverain à me tuer, je ne suis pas tenu de me tuer quand il me l'ordonne.
C'est une chose de dire Tue-moi, ou tue
mon semblable, si tu le veux, une autre de dire je me tuerai, ou je tuerai mon semblable. Il s'ensuit donc que,
Nul n'est tenu, par les paroles
elles-mêmes, soit de se tuer, soit de tuer un autre homme, et, par conséquent,
l'obligation qu'on peut parfois avoir, sur ordre du souverain, d'exécuter une
fonction dangereuse ou déshonorante, ne dépend pas des paroles de notre
soumission, mais de l'intention, qu'il faut entendre par la fin visée par cette
soumission. Quand donc notre refus d'obéir contrecarre la fin pour laquelle la
souveraineté fut ordonnée, alors nous n'avons aucune liberté de refuser. Sinon,
nous l'avons.
[En raisonnant] sur la même base, un homme,
à qui l'on ordonne, en tant que soldat, de combattre l'ennemi, quoique son
souverain ait un droit suffisant pour punir de mort son refus, peut néanmoins,
dans de nombreux cas, refuser sans injustice, comme quand il se fait remplacer
par un soldat suffisamment apte, car dans ce cas il ne déserte pas le service
de la République. Et on doit tenir compte de la crainte naturelle, non
seulement des femmes (de qui on n'attend aucun service dangereux de ce type),
mais aussi des hommes d'un courage féminin. Quand des armées combattent, il y
a d'un côté, ou des deux, des soldats qui s'enfuient; cependant, s'ils ne le
font pas dans l'idée de trahir, mais qu'ils le font par crainte, on n'estime
pas que c'est injuste, mais que c'est déshonorant. Pour la même raison, éviter
la bataille n'est pas injustice mais lâcheté. Mais celui qui s'enrôle comme
soldat, ou qui touche une prime d'engagement, perd l'excuse d'une nature
craintive, et il est obligé, non seulement d'aller combattre, mais aussi de ne
pas fuir le combat sans la permission de son capitaine. Et quand la défense de
la République requiert sur-le-champ l'aide de tous ceux qui sont capables de
porter les armes, chacun est obligé, parce qu'autrement la République, qu'ils
n'ont pas le dessein ou le courage de protéger, a été instituée en vain.
Nul n'a la liberté de résister à l'épée de
la République pour défendre un autre homme, coupable ou innocent, parce qu'une
telle liberté prive le souverain des moyens de nous protéger, et détruit donc
l'essence même du gouvernement. Mais au cas où un grand nombre d'hommes ont
ensemble déjà résisté injustement au pouvoir souverain, ou commis quelque crime
capital pour lequel chacun d'eux s'attend à être mis à mort, n'ont-ils pas
alors la liberté de s'unir, de s'entraider, et de se défendre les uns les
autres ? Certainement, ils l'ont, car ils ne font que défendre leurs vies,
ce que le coupable peut faire aussi bien que l'innocent. C'était certes une
injustice quand ils ont d'abord enfreint leur devoir : le fait de rester en
armes à la suite de cela, même si c'est pour continuer leur action, n'est pas
un nouvel acte injuste. Et si c'est seulement pour défendre leurs personnes, il
n'est pas injuste du tout. Mais l'offre de pardon ôte à ceux à qui elle est
faite l'excuse de la légitime défense et rend illégitime le fait de continuer à
secourir ou défendre les autres.
Les autres libertés dépendent du silence de
la loi. Dans les cas où le souverain n'a prescrit aucune règle, le sujet a
alors la liberté de faire ou de s'abstenir, cela à sa propre discrétion. Par
conséquent, une telle liberté est plus importante en certains lieux, moins
importante en d'autres, plus importante à certains moments, moins importante à
d'autres, selon ce que ceux qui possèdent la souveraineté jugeront le plus
opportun. Par exemple, il fut un temps où, en Angleterre, un homme pouvait entrer sur ses propres terres, et
expulser ceux qui en avaient pris illégalement possession, et toute cela par la
force. Mais, par la suite, cette liberté d'entrer de force fut supprimée par
une loi faite par le roi en son Parlement. Et en certains endroits du monde, les
hommes ont la liberté d'avoir plusieurs épouses, [tandis que] dans d'autres,
cette liberté n'est pas reconnue.
Si un sujet a un litige avec son souverain,
pour une dette, un droit de possession de terres ou de biens, un service qu'on
exige de lui, une peine corporelle ou pécuniaire, sur la base d'une loi
antérieure, il a la même liberté de faire une action en justice pour [défendre]
son droit que si c'était contre un [autre] sujet, devant des jugés nommés par
le souverain. En effet, vu que ce qu'exige le souverain est exigé en
application de la loi antérieure, et non en vertu de son pouvoir, il déclare
par là qu'il n'exige rien de plus que ce qu'on jugera être dû en application de
la loi. La requête n'est donc pas contraire à la volonté du souverain, et le
sujet a donc la liberté de demander que le juge entende sa cause et [rende] une
sentence conforme à la loi. Mais si le souverain revendique ou prend quelque
chose en se réclamant de son pouvoir, il n'existe, en ce cas, aucune action
juridique [possible], car tout ce qui est fait par lui en vertu de son pouvoir
est fait avec l'autorisation de chaque sujet et, par conséquent, celui qui
intente une action contre le souverain intente une action contre lui-même.
Si un monarque, ou une assemblée souveraine
concède une liberté à tous ses sujets ou à certains de ses sujets, laquelle
concession durant, ce monarque, ou assemblée, est incapable de pourvoir à leur
sécurité, la concession est nulle, à moins que ce souverain n'abandonne ou ne
transfère immédiatement la souveraineté à un autre. Car, en tant qu'il pouvait
ouvertement (si cela avait été sa volonté), et en termes clairs, abandonner ou
transférer cette souveraineté et qu'il ne l'a pas fait, on doit comprendre que
ce n'était pas sa volonté, mais que la concession procédait de l'ignorance de
la contradiction existant entre une telle liberté et le pouvoir souverain; et
donc la souveraineté est conservée [par le souverain], et, par conséquent, tous
les pouvoirs qui sont nécessaires à son exercice, tels que le pouvoir de guerre
et de paix, le pouvoir de juger, le pouvoir de nommer des officiers et des
conseillers, celui de lever des impôts, et les autres, cités au chapitre XVIII.
L'obligation des sujets envers le souverain
est censée durer aussi longtemps, mais pas plus, que le pouvoir qui est capable
de les protéger, car le droit que les hommes ont par nature de se protéger
quand personne d'autre ne peut le faire, n'est pas un droit dont on peut se
dessaisir par convention. La souveraineté est l'âme de la République, et quand
elle est séparée du corps, les membres ne reçoivent plus d'elle leur mouvement.
La fin de l'obéissance est la protection, et quel que soit l'endroit où un
homme voit cette protection, que ce soit dans sa propre épée ou dans celle d'un
autre, la nature le porte à obéir à cette épée et à s'efforcer de la soutenir.
Et quoique la souveraineté, dans l'intention de ceux qui l'instituent, soit
immortelle, pourtant non seulement elle est par sa propre nature sujette à la
mort violente par une guerre avec l'étranger, mais aussi elle porte en elle,
dès son institution même, par l'ignorance et les passions des hommes, de
nombreux germes d'une mortalité naturelle, à cause de la discorde intestine.
Si un sujet est fait prisonnier à la
guerre, ou que ses moyens d'existence soient aux mains de l'ennemi, et qu'on
lui accorde la vie et la liberté corporelle à condition d'être assujetti au
vainqueur, il a la liberté d'accepter la condition, et, l'ayant acceptée, il
est le sujet de celui qui l'a capturé, puisqu'il n'avait aucune autre façon de
se conserver [en vie]. Le cas est le même s'il est détenu, aux mêmes
conditions, dans un pays étranger. Mais si un homme est retenu en prison, ou
dans des chaînes, ou qu'on ne lui confie pas la liberté de son corps, il n'est
pas censé être tenu à la sujétion par convention, et il peut donc s'évader par
n'importe quel moyen.
Si un monarque abandonne la souveraineté,
tant pour lui-même que pour ses héritiers, ses sujets retournent à la liberté
absolue de nature, parce que, quoique la nature puisse faire savoir qui sont
ses fils, et qui sont ses plus proches parents, cependant il appartient au
souverain, par sa propre volonté, comme il a été dit au chapitre précédent,
[de désigner] qui sera son héritier. Si donc il ne veut pas d'héritier, il n'y
a ni souveraineté, ni sujétion. Le cas est le même s'il meurt sans parenté
connue, et sans avoir fait connaître son héritier, car alors, il ne peut y
avoir aucun héritier connu et, par conséquent, aucune sujétion n'est due.
Si le souverain bannit l'un de ses sujets,
durant le bannissement il n'est pas sujet. Mais celui qui transmet un message
[à l'étranger], ou qui a l'autorisation d'y voyager, demeure sujet, mais c'est
par contrat entre souverains, non en vertu de la convention de sujétion; car
quiconque entre sous la domination [d'un autre souverain] est sujet de toutes
les lois de ce souverain, à moins qu'il n'ait un privilège dû à la bonne
entente des souverains ou à une autorisation spéciale.
Si un monarque, ayant perdu la guerre,
s'assujettit au vainqueur, ses sujets sont libérés de leur précédente
obligation, et ils deviennent obligés envers le vainqueur. Mais s'il est retenu
prisonnier, ou s'il n'a pas la liberté de son propre corps, il n'est pas censé
avoir renoncé au droit de souveraineté, et ses sujets sont donc obligés d'obéir
aux magistrats précédemment mis en place, qui ne gouvernent pas en leur propre
nom, mais au nom du souverain. En effet, son droit demeurant, la question est
seulement celle de l'administration, c'est-à-dire des magistrats et des
officiers, et on suppose que, si le souverain n'a aucun moyen de les nommer, il
approuve ceux qu'il a lui-même précédemment nommés.
Chapitre XXII : Des Systèmes assujettis (politiques et privés).
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table des matières
Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
Remarque préliminaire :
pour la justification de l’utilisation du mot « système », voir la
version avec notes sur les « Classiques des Sciences Sociales ».
Ayant parlé de la génération, de la forme et du
pouvoir de la République, je suis maintenant en mesure de parler de ses
parties ; et, d'abord, des systèmes qui ressemblent aux parties
similaires ou muscles d'un corps naturel. Par SYSTEMES, j'entends un nombre
quelconque d'hommes unis par un intérêt ou une affaire. Certains de ces
systèmes sont réglés, d'autres ne
sont pas réglés. Réglés sont ceux où un seul homme, ou une seule assemblée, est
institué représentant de l'ensemble des individus [du système]. Tous les autres
sont des systèmes non réglés.
Parmi les systèmes réglés, certains sont absolus et indépendants, assujettis à personne d'autre qu'à leur propre
représentant. Telles sont uniquement les Républiques, dont j'ai déjà parlé
dans les cinq derniers chapitres. Les autres sont dépendants, c'est-à-dire
subordonnés à un pouvoir souverain, auquel tous, y compris leur représentant,
sont assujettis.
Parmi les systèmes subordonnés, certains sont des
systèmes politiques, et d'autres des
systèmes privés. Les systèmes politiques (appelés aussi corps politiques et personnes juridiques) sont ceux qui sont institués par autorité du
pouvoir souverain de la République. Les systèmes privés sont ceux qui sont constitués par les sujets entre eux, ou
par autorité d'un étranger. Aucune autorité venant d'un pouvoir étranger, en
effet, n'est publique là où s'exerce la domination intérieure d'un souverain,
cette autorité n'y est que privée.
Et parmi les systèmes privés, certains sont légaux, d'autres illégaux. Légaux sont
ceux qui sont autorisés par la République. Tous les autres sont illégaux. Les systèmes non réglés sont ceux qui, n'ayant pas de
représentant, consistent seulement en un rassemblement de gens qui, n'étant pas
interdit par la République, et ne se faisant pas à partir d'un mauvais dessein
(tels sont l'afflux de gens vers les marchés, les spectacles, ou tout autre
rassemblement à des fins inoffensives), est légal. Mais quand l'intention est
mauvaise, ou (si le nombre de gens est considérable) inconnue, ces
rassemblements sont illégaux.
Dans les corps politiques, le pouvoir du représentant
est toujours limité, et c'est le pouvoir souverain qui en prescrit les
limites ; car un pouvoir illimité est la souveraineté absolue, et le
souverain, dans toutes les Républiques, est le représentant absolu de tous les
sujets, et c'est pourquoi aucun autre ne peut être le représentant d'une
quelconque partie d'entre eux, sinon dans la mesure où il aura donné son
autorisation. Et donner l'autorisation à un corps politique de sujets d'avoir
un représentant absolu, pour tous les buts et desseins [de ce corps], ce
serait abandonner le gouvernement d'une partie de la République et diviser
l’empire, contrairement à la paix et à la défense, ce que le souverain n'est
pas censé faire, puisque cette concession déchargerait clairement et
directement ces sujets de la sujétion. Car les conséquences des paroles du
souverain ne sont pas les signes de sa volonté quand d'autres conséquences sont
les signes du contraire, ce sont plutôt des signes d'erreur et de mauvais
calcul, auxquels l'humanité n'est que trop portée.
Les limites de ce pouvoir qui est donné au
représentant d'un corps politique doivent être connues à partir de deux choses
: l'une est le mandat [confié à ce corps], ou lettres du souverain, l'autre est
la loi de la République.
Car, quoique pour l'institution ou acquisition d'une
République, qui est indépendante, il ne soit pas besoin d'écrits, puisque le
pouvoir du représentant n'a pas d'autres limites que celles qui sont instituées
par la loi de nature non écrite, cependant, pour les corps subordonnés, il y a
une telle diversité de limites nécessaires, en ce qui concerne les affaires, le
temps, le lieu, qu'on ne pourrait s'en souvenir sans lettres, ni en prendre
connaissance, à moins que ces lettres ne soient patentes, pour pouvoir être
lues, et de plus, scellées et authentifiées par les sceaux et les autres signes
permanents de l'autorité souveraine.
Et parce qu'il n'est pas toujours facile, ou peut-être
possible, de signaler ces limites par écrit, les lois ordinaires, communes à
tous les sujets, doivent déterminer ce que le représentant peut légalement
faire dans tous les cas que les lettres elles-mêmes passent sous silence.
Et par conséquent, dans un corps politique, si le
représentant est un homme, tout ce qu'il fait au nom du corps et qui n'est
autorisé ni par ses lettres, ni par les lois, est son propre acte, non l'acte
du corps, ni l'acte de quelque membre autre que lui-même, car, au-delà de [ce
qu'autorisent] ses lettres, ou des limites des lois, il ne représente aucune
autre personne que la sienne. Mais ce qu'il fait conformément à ces lettres ou
ces lois est l'acte de tous, car chacun est l'auteur de l'acte du souverain,
parce que ce dernier est, sans limites, leur représentant ; et l'acte de
celui qui ne s'écarte pas des lettres du souverain est l'acte du souverain,
dont tout membre du corps est par conséquent l'auteur.
Mais si le représentant est une assemblée, tout ce que
cette assemblée décrétera et qui n'est pas autorisé par ses lettres ou par les
lois est l'acte de l'assemblée, ou corps politique, et [cet acte est] l'acte de
tous ceux par le vote duquel le décret a été fait; mais pas l'acte de ceux qui,
présents à l'assemblée, ont voté contre, ni l'acte des absents, à moins qu'ils
n'aient voté pour par procuration. C'est l'acte de l'assemblée car il est voté
à la majorité. Si c'est un crime, l'assemblée peut être punie, dans la limite
où elle peut l'être, par dissolution ou confiscation de ses lettres (ce qui
est, pour ces corps artificiels et fictifs, la peine capitale), ou, si
l'assemblée a un fonds commun dans lequel aucun des membres innocents n'a
quelque chose à lui, par une amende pécuniaire. En effet, la nature a exempté
les corps politiques des peines corporelles. Mais ceux qui n'ont pas donné leur
vote sont donc innocents, parce que l'assemblée ne peut représenter aucun homme
dans les choses qui ne sont pas autorisées par les lettres, et, par conséquent,
ils ne sont pas compromis par le vote de l'assemblée.
Si la personne du corps politique, étant un seul
homme, emprunte de l'argent à un tiers, c'est-à-dire à quelqu'un qui n'est pas
du même corps, la dette est la dette du représentant (car il n'est pas besoin
que les lettres limitent les emprunts, vu que la limitation des prêts est
laissée aux inclinations personnelles des hommes). Car si, par ses lettres, il
avait autorité pour faire payer aux membres ce qu'il emprunte, il serait par
conséquent leur souverain, et la concession serait donc ou nulle, ou procédant
d'une erreur, générale conséquence de la nature humaine, et elle serait un
signe insuffisant de la volonté de celui qui fait la concession; ou, si ce
dernier reconnaît la concession, alors le représentant est souverain, et il
n'est pas concerné par la présente question qui est uniquement celle des corps
subordonnés. Aucun membre, donc, n'est obligé de payer la dette ainsi
contractée, si ce n'est le représentant, parce que celui qui a prêté, étant étranger
[au contenu] des lettres et à ce que le corps a qualité de faire, ne considère
comme ses débiteurs que ceux qui se sont engagés [envers lui]; et vu que le
représentant peut s'engager lui-même, mais ne peut engager personne d'autre,
c'est lui son débiteur, qui doit donc le payer, soit à partir du fonds commun,
s'il y en a un, soit sur ses propres biens, s'il n'y en a pas.
Qu'il s'endette par contrat, ou à cause d'une amende,
le cas est le même.
Mais quand le représentant est une assemblée, et
qu'elle emprunte à un tiers, seuls sont responsables de la dette tous ceux, et
seulement ceux qui ont voté pour cet emprunt, ou pour le contrat qui a occasionné la dette, ou pour le fait
qui a causé l'imposition de l'amende, parce que chacun d'eux, en votant, s'est
engagé à payer. En effet, l'auteur de l'emprunt est obligé de payer, même toute
la dette, quoique s'il soit déchargé de cette dette quand quelqu'un d'autre la
paie.
Mais si l'assemblée emprunte à l'un de ses membres,
l'assemblée seule est obligée de payer, sur les fonds communs, s'il y en
existe, car, ayant la liberté de vote, si ce membre vote pour l'emprunt, il
vote pour le paiement de la dette, et s'il vote contre l'emprunt, ou s'il est
absent, cependant, parce qu'en prêtant, il vote pour l'emprunt, il contredit
son précédent vote, se trouve obligé par le second, et devient à la fois
emprunteur et prêteur, et par conséquent il ne peut réclamer le paiement
d'aucun membre particulier, mais seulement du trésor commun. Si ce dernier fait
défaut, il n'a ni recours, ni plainte [à formuler], sinon contre lui-même, car,
ayant connaissance des actes de l'assemblée, et de sa capacité de payer,
n'étant pas forcé, il a cependant, à cause de sa propre sottise, prêté son
argent.
On voit clairement par là que, dans les corps
politiques subordonnés, et assujettis au pouvoir souverain, il est parfois, non
seulement légal, mais [aussi] opportun, pour un particulier, de protester
ouvertement contre les décrets de l'assemblée représentative, et de faire
enregistrer son désaccord, ou de se faire des témoins de ce désaccord, parce
qu'autrement, il peut être obligé de payer les dettes contractées, ou de
répondre des crimes commis par d'autres hommes. Mais dans une assemblée
souveraine, on ne dispose pas de cette liberté, à la fois parce que celui qui
proteste dans ce cas dénie la souveraineté de l'assemblée, et que tout ce qui
est commandé par le souverain est, pour le sujet (quoiqu'il n'en soit pas
toujours ainsi aux yeux de Dieu), légitimité par le commandement, car chaque
sujet est l'auteur de ce commandement.
La variété des corps est presque infinie, car on ne
les distingue pas seulement par les différentes affaires pour lesquelles ils
sont constitués, dont il y a une indicible diversité, mais aussi par les
moments, les lieux, le nombre de membres, sujets à de nombreuses limitations.
En ce qui concerne leurs affaires, certains corps sont destinés à assurer un
gouvernement, comme, d'abord, le gouvernement d'une province qui peut être confié
à une assemblée d'hommes dont toutes les résolutions dépendront de votes à la
majorité; et alors, cette assemblée est un corps politique, et son pouvoir est
limité par mandat. Ce mot province
signifie une commission, une charge d'affaire de quelqu'un qui la confie à un
autre homme pour qu'il l'administre à sa place et sous son autorité. Quand
donc, dans une République, il y a différents pays qui ont des lois différentes
et qui sont éloignés les uns des autres, l'administration du gouvernement étant
confiée à différentes personnes, ces pays, où le souverain ne réside pas, mais
gouverne par mandat, sont appelés des provinces. Mais il y a peu d'exemples de
gouvernement d'une province par une assemblée résidant dans la province
elle-même. Les Romains, qui étaient souverains de nombreuses provinces, les
gouvernaient cependant toujours par des préfets et des prêteurs, et non par des
assemblées, comme pour le gouvernement de la cité de Rome et des territoires adjacents. De la même manière, quand on
envoya d'Angleterre des colonies pour
qu'elles s'implantent en Virginie et
dans les Iles Somers, quoique le
gouvernement de ces colonies fût confié à des assemblées à Londres, ces assemblées ne confièrent cependant jamais le gouvernement
dont elles avaient l'autorité à quelque assemblée sur place, et elles
envoyèrent un gouverneur dans chaque établissement. En effet, quoique que
chacun désire par nature participer au gouvernement là où il peut être présent,
pourtant, là où les hommes ne peuvent être présents, ils sont portés, aussi par
nature, à confier le gouvernement de leurs intérêts communs à un gouvernement
de forme monarchique plutôt qu'à un gouvernement de forme populaire, ce qui est
visible aussi chez ces hommes qui ont de grands biens personnels et qui, quand
ils ne veulent pas prendre la peine d'administrer les affaires qui leur
appartiennent, choisissent plutôt de faire confiance à un seul serviteur qu'à
une assemblée composée de leurs amis ou de leurs serviteurs. Mais quoi qu'il en
soit dans les faits, nous pouvons néanmoins supposer que le gouvernement d'une
province ou d'une colonie soit confié à un assemblée, et si c'est le cas, j'ai
alors à dire ceci : que toute
dette contractée par cette assemblée, tout acte illégal qu'elle décrète, est
l'acte de ceux-là seuls qui ont donné leur assentiment, et non de ceux qui
étaient en désaccord, ou étaient absents, pour les raisons précédemment
alléguées; aussi, qu'une assemblée résidant hors des frontières de la colonie
dont elle a le gouvernement ne peut exercer aucun pouvoir sur les personnes et
les biens de quelqu'un de la colonie, pour les saisir pour dette, ou pour une
autre obligation, ailleurs que dans la colonie elle-même, car cette assemblée,
hors de cette colonie, n'a ni juridiction ni autorité, et il ne lui reste que
le recours autorisé par la loi de l'endroit. Et quoique l'assemblée ait le
droit d'imposer une amende à quiconque, parmi ses membres, enfreindra les lois
qu'elle fait, pourtant, hors de la colonie elle-même, elle n'a aucun droit de
mettre à exécution cette imposition. Et ce qui est dit ici des droits d'une
assemblée pour le gouvernement d'une province, ou d'une colonie, peut aussi
s'appliquer à l'assemblée pour le gouvernement d'une ville, d'une université,
d'un collège, d'une église, ou pour n'importe quel autre gouvernement
[s'exerçant] sur les personnes des hommes.
Et généralement, dans tous les corps politiques, si un
membre particulier estime que le corps lui-même lui a causé un tort, il
appartient au souverain d'instruire et juger sa cause, et à ceux que le
souverain a ordonnés juges pour de tels procès, ou qu'il ordonnera juges pour
ce procès en particulier, mais cette compétence n'appartient pas au corps
lui-même. Car le corps entier est, dans ce cas, sujet comme ce membre, alors
qu'il en va autrement dans une assemblée souveraine, car là, si le souverain
n'est pas juge, même en sa propre cause, il ne peut plus y avoir de juge du
tout.
Dans un corps politique [affecté] à la bonne
organisation du commerce extérieur, le représentant qui convient le mieux est
une assemblée de tous les membres, c'est-à-dire une assemblée telle que tout
spéculateur puisse, s'il le veut, être présent à toutes les délibérations et
pour toutes les résolutions du corps. Pour preuve de cela ; nous devons
considérer la fin pour laquelle des négociants, qui peuvent acheter et vendre,
exporter et importer leurs marchandises, cela à leur propre discrétion, se
regroupent cependant en une seule compagnie. Peu nombreux, il est vrai, sont
les négociants qui peuvent, avec les marchandises qu'ils achètent dans leur
pays, affréter un navire pour les exporter, ou rapporter dans leur pays ce
qu'ils ont acheté à l'étranger. C'est pourquoi il leur est nécessaire de se
réunir en une seule association, où chacun puisse, soit participer au profit en
proportion de son investissement, soit agir de sa propre initiative et vendre
ce qu'il transporte, ou importe, aux prix qu'ils juge bons. Mais cette
association n'est pas un corps politique car aucun représentant commun ne les
oblige à quelque autre loi que celles qui sont communes à tous les autres
sujets. La fin de la constitution de leur compagnie est d'accroître leur
profit, ce qui se fait de deux façons : en étant l'acheteur exclusif, et le vendeur
exclusif, aussi bien chez soi qu'à l'étranger. De sorte qu'octroyer à une
société de marchands le privilège d'être une compagnie, ou corps politique,
c'est leur octroyer un double monopole, l'un d'être l'acheteur exclusif,
l'autre d'être le vendeur exclusif. Car, quand une société se constitue en
compagnie pour un pays étranger particulier, elle exporte seulement les
marchandises qu'on peut vendre dans ce pays, et c'est être ainsi l'acheteur
exclusif dans son pays et le vendeur exclusif à l'étranger, car, dans son pays,
il n'y a qu'un acheteur, et à l'étranger, il n'y a qu'un vendeur; ce qui est
profitable aux négociants parce que, de cette façon, ils achètent chez eux à un
tarif moins élevé, et vendent à l'étranger à un tarif plus élevé. À l'étranger,
il n'y a qu'un seul acheteur de marchandises étrangères, et, dans le pays
d'origine, qu'un seul vendeur, encore deux choses profitables aux spéculateurs.
Ce double monopole est pour une part désavantageux aux
gens du pays, pour une part désavantageux aux étrangers. En effet, dans le
pays, étant l'exportateur exclusif, la compagnie établit comme elle l'entend le
prix du travail agricole et artisanal des gens, et étant l'importateur
exclusif, elle établit comme elle l'entend le prix de toutes les marchandises
étrangères dont les gens ont besoin, ce qui, dans les deux cas, est mauvais
pour les gens [du pays]. Dans l'autre sens, étant le vendeur exclusif des
marchandises du pays à l'étranger, et étant le seul acheteur des marchandises
étrangères sur place, elle fait monter le prix des premières et fait baisser
le prix des secondes, au désavantage des étrangers ; car là où il n'y a
qu'un seul vendeur, la marchandise est plus chère, et là où il n'y a qu'un seul
acheteur, elle est meilleur marché. Par conséquent, de telles compagnies ne
sont rien d'autre que des monopoles. Pourtant, elles seraient très profitables
à la République si, se regroupant en un corps sur les marchés étrangers, chaque
négociant avait la liberté, dans son pays, d'acheter et de vendre au prix qu'il
pourrait.
La fin de ces corps de négociants n'est pas un
avantage commun à l'ensemble du corps (qui n'a en ce cas aucun fonds commun,
sinon ce qui est déduit des investissements particuliers pour construire,
acheter, fournir en vivres et en hommes des navires), mais le profit
particulier de chaque spéculateur, et c'est la raison pour laquelle chacun doit
avoir connaissance de l'emploi qui est fait de ses fonds personnels,
c'est-à-dire être membre de l'assemblée qui aura le pouvoir de décider de cet
emploi, et avoir connaissance de la comptabilité. Et c'est pourquoi le
représentant d'un tel corps doit être une assemblée où chaque membre du corps
peut être présent aux délibérations, s'il le veut.
Si un corps politique de négociants contracte une dette
à l'égard d'un tiers, par un acte de l'assemblée représentative, chaque membre
est personnellement responsable de la dette entière. En effet un tiers ne peut
pas tenir compte de leurs lois privées, mais il considère les membres de
l'assemblée comme autant de particuliers, chacun étant obligé de payer le tout,
jusqu'à ce que le paiement soit fait par l'un des membres qui décharge [ainsi]
tous les autres membres. Mais si la dette est contractée à l'égard d'un membre
de la société, le créancier est débiteur du tout à l'égard de lui-même, et il
ne peut réclamer ce qui lui est dû que sur le fonds commun, s'il en existe un.
Si la République impose une taxe au corps, cette taxe
est censée s'appliquer à tous les membres, proportionnellement à leur
investissement dans la société, car, dans ce cas, il n'y a pas d'autre fonds
commun que celui qui est constitué par les investissements particuliers.
Si une amende frappe le corps pour quelque acte
illégal, seuls sont responsables ceux par le vote duquel l'acte a été décrété,
ou ceux par qui il a été exécuté, car aucun des autres membres n'a commis
d'autre crime que d'appartenir au corps, ce qui, si c'est un crime, n'est pas
leur crime, parce que le corps a été ordonné par l'autorité de la République.
Si l'un des membres est endetté à l'égard du corps, il
peut être poursuivi par le corps, mais ses biens ne peuvent être pris, ni sa
personne emprisonnée par autorité du corps, mais seulement par autorité de la
République, car si ce corps peut faire cela en vertu de sa propre autorité, il
peut, en vertu de cette même autorité, rendre un jugement [stipulant] que la
dette est due, ce qui équivaut à être juge pour sa propre cause.
Ces corps créés pour le gouvernement des hommes, ou du
commerce, sont soit perpétuels, soit [créés] pour une période prescrite par
écrit. Mais il y a aussi des corps dont la durée est limitée, et cela
uniquement à cause de la nature des affaires [traitées]. Par exemple, si un
monarque souverain, ou une assemblée souveraine, juge bon d'ordonner aux villes
et à différentes autres parties du territoire de lui envoyer leurs députés pour
l'informer de la condition des sujets et de leurs besoins, ou pour réfléchir
avec lui afin de faire de bonnes lois, ou pour quelque autre raison, comme avec
la seule personne qui représente le pays entier, de tels députés, étant
rassemblés à un lieu et pour une période qui leur sont assignés, sont alors, et
à ce moment, un corps politique, représentant chaque sujet de cet empire; mais
c'est seulement pour des questions qui leur seront proposées par cet
homme, ou cette assemblée, qui les a convoqués en vertu de son autorité
souveraine; et quand il sera déclaré que rien d'autre ne leur sera proposé, ni
ne sera débattu par eux, le corps est dissous. Car si ce corps de députés était
le représentant absolu du peuple, il serait alors l'assemblée souveraine, et il
y aurait ainsi deux assemblées souveraines, ou deux souverains, au-dessus du
même peuple, ce qui n'est pas compatible avec la paix. Et donc, à partir du
moment où il y a une souveraineté, il ne peut y avoir aucune représentation
absolue du peuple, si ce n'est pas par cette souveraineté. Et jusqu'à quelles
limites un tel corps représentera l'ensemble du peuple, cela est énoncé dans
l'écrit par lequel ce corps a été convoqué; car le peuple ne peut pas choisir
ses députés dans un dessein autre que celui qui a été exprimé dans l'écrit qui
lui a été adressé par le souverain.
Les corps privés réglés et légaux sont ceux qui sont
constitués sans lettres, ou autre autorisation écrite, mis à part les lois
communes à tous les autres sujets. Et parce que les membres sont unis en une
seule personne représentative, on les tient pour réguliers. Telles sont toutes
les familles, dans lesquelles le père ou maître commande à toute la famille.
Il oblige, en effet, ses enfants et ses serviteurs, dans la mesure où les lois
le permettent, mais pas au-delà, parce qu'aucun d'eux n'est tenu d'obéir dans
les actions que la loi interdit de faire. Pour toutes les autres actions, tant
qu'ils vivent sous un gouvernement domestique, ils sont assujettis à leur père
et maître, comme à leur souverain immédiat, car le père et maître étant, avant
l'institution de la République, le souverain absolu dans sa propre famille, il
ne perd, à partir de cette institution, rien de plus que ce que la loi de la
République lui ôte.
Les corps privés réguliers, mais illégaux, sont ceux
où les membres s'unissent en une seule personne représentative sans aucune
autorisation publique. Telles sont les sociétés de mendiants, de voleurs et de
bohémiens, pour arranger au mieux leur trafic de mendicité et de vol, et les
sociétés d'hommes qui se réunissent sous l'autorité d'une personne étrangère
d'un autre empire pour propager plus facilement certaines doctrines, et pour
créer un parti contre le pouvoir de la République.
Les systèmes non réglés ne sont rien d'autre par
nature que des ligues, ou parfois le simple rassemblement de gens, qui ne sont
unis ni en vue d'un dessein particulier, ni par une obligation de l'un envers
l'autre, mais qui procèdent seulement d'une similitude de volontés et
d'inclinations. Ces systèmes deviennent légaux ou illégaux selon la légalité ou
l'illégalité du dessein de chaque homme qui y participe, et le dessein de
chacun doit être compris par les circonstances.
Les ligues de sujets, parce que les ligues sont
communément faites pour la défense mutuelle, ne sont pas, dans la République
(qui n'est rien de plus qu'une ligue de tous les sujets réunis), pour la plupart,
nécessaires, et elles sentent le dessein illégal. Elles sont pour cette raison
illégales, et passent communément sous la dénomination de factions ou de
conspirations. En effet, une ligue étant un ensemble d'hommes liés par des
conventions, si n'existe aucun pouvoir donné à un seul homme ou une seule
assemblée (comme dans l'état de simple nature) pour les contraindre à exécuter
[ces conventions], elle n'est valide qu'aussi longtemps que ne surgit aucune
juste cause de méfiance; et c'est pourquoi les ligues entre Républiques,
au-dessus desquelles n'existe aucun pouvoir humain établi pour les maintenir
toutes en respect, sont non seulement légitimes, mais aussi avantageuses le
temps qu'elles durent. Mais les ligues des sujets d'une seule et même République,
alors que chacun peut faire valoir ses droits au moyen du pouvoir souverain, ne
sont pas nécessaires au maintien de la paix et de la justice, et, dans le cas
d'un dessein mauvais ou ignoré par la République, elles sont illégales, car
toute union de force par des particuliers est, si elle est réalisée dans un
mauvais dessein, injuste, et si son dessein est ignoré, elle est dangereuse
pour le bien public, et injustement tenue secrète.
Si le pouvoir souverain appartient à une vaste
assemblée, et qu'un [certain] nombre d'hommes, qui forment une partie de cette
assemblée, se consultent à part pour prendre, par une machination, la direction
du reste [de l'assemblée], c'est une faction, ou une conspiration illégale, car
ils séduisent frauduleusement l'assemblée pour leur intérêt particulier. Mais
si celui dont l'intérêt privé doit être débattu et jugé au sein de l'assemblée
se fait autant d'amis qu'il le peut, ce n'est pas une injustice de sa part,
parce que, dans ce cas, il ne fait pas partie de l'assemblée. Et même s'il
s'assure les services de ses amis avec de l'argent, à moins que n'existe une
loi expresse contre cette pratique, ce n'est cependant pas une injustice. En
effet, quelquefois, vu ce que sont les mœurs des hommes, on ne peut obtenir
justice sans argent, et chaque homme peut juger sa propre cause juste tant
qu'elle n'a pas été entendue et jugée.
Dans toutes les Républiques, si un particulier
entretient plus de serviteurs que ne le requièrent le gouvernement de ses biens
et l'emploi légal de ces serviteurs, c'est une faction, et elle est illégale,
car étant protégé par la République, il n'a pas besoin de se défendre par des
forces privées. Et bien que, dans des nations imparfaitement civilisées, des
familles nombreuses différentes aient vécu dans une continuelle hostilité et se
soient attaquées les unes les autres avec des forces privées, cependant, il est
assez évident qu'elles le faisaient injustement, ou encore qu'elles n'avaient
pas de République.
Et de même que les factions qui tiennent à des liens
de parenté, les factions qui veulent s'emparer du gouvernement de la religion,
comme les papistes, les protestants, etc., ou du gouvernement de l’État, comme
les factions de patriciens et de plébéiens dans l'ancienne Rome, et les factions aristocratique et démocratique dans
l'ancienne Grèce, sont injustes, car
elles sont contraires à la paix et à la sûreté du peuple et elles enlèvent
l'épée de la main du souverain.
Un rassemblement populaire est un système non réglé,
sa légalité ou son illégalité dépendant des circonstances et du nombre de ceux
qui sont assemblés. Si les circonstances sont légales, et manifestes, le
rassemblement est légal, comme les rencontres habituelles des hommes à
l'église, ou lors d'un spectacle public, le nombre d'individus demeurant
habituel ; car si le nombre est exceptionnellement élevé, les
circonstances ne sont pas évidentes, et, par conséquent, celui qui ne peut pas
précisément et de façon satisfaisante rendre compte de sa présence dans ce
rassemblement doit être jugé avoir consciemment le dessein illégal de provoquer
des troubles. Il peut être légal qu'un millier d'hommes prenne part à une
pétition pour qu'elle soit remise au juge ou au magistrat, mais si mille hommes
viennent la présenter, leur assemblée occasionne des troubles, parce que, pour
ce dessein, un ou deux hommes étaient suffisants. Mais dans de tels cas, ce
n'est pas un nombre établi qui rend l'assemblée illégale, mais un nombre de
gens tel que les officiers présents ne puissent pas les maîtriser et les
déférer en justice.
Quand un nombre inhabituel d'hommes s'assemblent
contre un homme qu'ils accusent, leur assemblée est un trouble illégal, parce
qu'un ou quelques hommes peuvent remettre leur accusation au magistrat. Tel fut
le cas de saint Paul à Ephèse, quand Démétrius et un grand nombre d'autres hommes amenèrent devant le
magistrat deux des compagnons de Paul, disant d'une seule voix : Grande est la Diane des Ephésiens, ce
qui était leur façon de demander justice contre eux pour avoir enseigné au peuple
une doctrine qui allait contre leur religion et leur métier. Par rapport aux
lois de ce peuple, c'était là quelque chose de juste; et pourtant, leur
assemblée fut jugée illégale, et le magistrat les blâma pour cela en ces mots :
Si Démétrios et les autres artisans
peuvent accuser quelqu'un de quelque chose, il y a des procès et des magistrats.
Qu'ils plaident! Et si vous avez autre
chose à réclamer, votre cas sera jugé par une assemblée légalement convoquée;
car nous risquons d'être accusés pour la sédition de ce jour, parce qu'il
n'existe aucun motif par lequel on puisse rendre compte de ce rassemblement
populaire. Celui qui s'exprime ainsi appelle sédition une assemblée dont
les hommes ne peuvent pas rendre compte justement et qui est telle qu'ils ne pourraient
pas la justifier. Et c'est tout ce que je dirai sur les systèmes, et assemblées
du peuple, qui peuvent être comparés, comme je l'ai dit, aux parties
similaires du corps de l'homme : celles qui sont légales, aux muscles, celles
qui sont illégales, aux tumeurs, aux excès d'atrabile, aux apostumes, engendrés
par la rencontre anormale des mauvaises humeurs.
Chapitre XXIII : Des Ministres publics du Souverain.
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Même version du chapitre avec notes sur Philotra
Dans le chapitre précédent, j'ai parlé des
parties similaires de la République. Dans celui-ci, je parlerai des parties
organiques, qui sont les ministres publics.
Un MINISTRE PUBLIC est celui qui est employé
par le souverain, qu'il soit un monarque ou une assemblée, avec autorité de
représenter dans cet emploi la personne de la République. Et, étant donné que
chaque homme ou chaque assemblée qui détient la souveraineté représente deux
personnes, ou, pour utiliser la formule habituelle, a deux capacités, l'une
naturelle et l'autre politique (un monarque a non seulement la personne de la
République, mais aussi celle d'un homme, une assemblée souveraine a la personne
non seulement de la République, mais aussi celle de l'assemblée), ceux qui sont
les serviteurs de ce monarque ou de cette assemblée dans leur capacité
naturelle ne sont pas des ministres publics. Seuls le sont ceux qui les servent
dans l'administration des affaires publiques. C'est pourquoi, dans une
aristocratie ou une démocratie, ni les huissiers, ni les sergents d'armes, ni
les autres officiers, qui ne sont au service de l'assemblée que pour le confort
des hommes assemblés, pas plus que, dans une monarchie, les majordomes,
chambellans, trésoriers, ou autres officiers de la Maison du roi, ne sont des
ministres publics.
Pour ce qui est des ministres publics,
certains se voient confier la charge de l'administration générale, soit de
tout l'empire, soit d'une partie de celui-ci. S'il s'agit de tout l'empire,
toute l'administration d'un royaume peut être confiée, par le prédécesseur
d'un roi mineur, à un ministre public, qui est alors protecteur ou régent
pendant la minorité de ce roi. Dans ce cas, chaque sujet est obligé d'obéir
tant que les ordonnances que ce ministre public fera, et les ordres qu'il
donnera, seront faites et donnés au nom du roi, et qu'ils ne seront pas
incompatibles avec le pouvoir souverain [du roi]. Il peut s'agir d'une partie
de l'empire, ou d'une province, comme quand un monarque ou une assemblée
souveraine donne la charge générale de cette partie à un gouverneur, un
lieutenant, un préfet ou un vice-roi ; et dans ce cas aussi, chaque sujet
de la province est obligé par tout ce que ce ministre public fera au nom du
souverain et qui ne sera pas incompatible avec le droit de ce souverain. Car
ces protecteurs, vice-rois et gouverneurs n'ont pas d'autre droit que ce qui
dépend de la volonté du souverain, et aucune délégation qui leur est donnée ne
peut être interprétée comme une déclaration de la volonté de transmettre la
souveraineté sans des paroles expresses et claires en ce sens. Et cette sorte
de ministres publics ressemble aux nerfs et tendons qui meuvent les différents
membres d'un corps naturel.
D'autres ministres ont une administration
particulière, c'est-à-dire la charge d'affaires particulières, soit dans le
pays, soit à l'étranger. Dans le pays, pour les finances de la République, ceux
qui ont autorité, en ce qui concerne les tributs, les impôts, les rentes, les
amendes, ou quelque autre revenu public, pour les collecter, les percevoir ou
les verser, et pour tenir la comptabilité de tout cela, sont des ministres
publics; ministres, parce qu'ils servent la personne représentative et ne
peuvent rien faire de contraire à ses ordres, ou sans son autorité, et publics,
parce qu'ils la servent dans sa capacité politique.
Deuxièmement, ceux qui ont autorité, en ce
qui concerne la milice, pour avoir la
garde des armes, des forts, des ports, pour recruter, payer, ou diriger les
soldats, ou pour pourvoir aux choses nécessaires pour faire la guerre, soit sur
terre, soit sur mer, sont des ministres publics. Mais un soldat qui n'exerce
pas un commandement, quoiqu'il combatte pour la République, ne représente
cependant pas la personne de la République, car il n'y a personne à l'égard de
qui la représenter. En effet, tout individu qui exerce un commandement
représente la personne de la République seulement à l'égard de ceux qu'il
commande
Ceux, aussi, qui ont autorité pour
enseigner, ou pour rendre d'autres capables d'enseigner au peuple ses devoirs
à l'égard du pouvoir souverain, et de l'instruire dans la connaissance de ce
qui est juste ou injuste, et de cette façon rendre les sujets plus aptes à
vivre entre eux dans la piété et la paix et à résister à l'ennemi public, sont
des ministres publics; ministres car ce qu'ils font n'est pas fait de leur
propre autorité mais de l'autorité d'un autre, et publics parce qu'ils le font,
ou devraient le faire, par aucune autre autorité que celle du souverain. Le
monarque, ou l'assemblée souveraine, tient son autorité directement de Dieu
pour enseigner et instruire le peuple, et aucun autre homme que le souverain ne
reçoit son pouvoir que Dei gratia,
c'est-à-dire de la grâce de personne
d'autre que Dieu. Tous les autres reçoivent le leur de la grâce et de la
providence de Dieu et de leur souverain, c'est-à-dire, dans une monarchie, Dei gratia et regis, ou Dei providentia et voluntate regis.
Ceux aussi à qui la juridiction est donnée
sont des ministres publics. En effet, en siégant comme juges, ils représentent
la personne du souverain, et leur sentence est sa sentence, car, comme il a été
déclaré précédemment, toute judicature est de façon indispensable attachée à la
souveraineté, et c'est pourquoi tous les autres juges ne sont que les ministres
de celui ou de ceux qui ont le pouvoir souverain. Et tout comme les litiges
sont de deux sortes, à savoir de fait
et de droit, les jugements sont
aussi, certains de fait, d'autres de droit, et, par conséquent, pour le même
litige, il peut y avoir deux juges, l'un qui juge le fait, l'autre qui juge le
droit.
Et, pour ces deux [types de] litiges, il
peut s'élever un litige entre la partie jugée et le juge qui, parce qu'ils sont
tous les deux assujettis au souverain, doit, en équité, être jugé par des
hommes agréés par le consentement des deux, car aucun homme ne peut être juge
pour sa propre cause. Mais le souverain est déjà un juge sur lequel ils se sont
mis tous les deux d'accord, et il doit donc, soit entendre la cause et en
décider, soit nommer des juges sur lesquels les deux s'accorderont. Et cet
accord est censé se faire entre eux de différentes façons : d'abord, si le
défendeur est autorisé à récuser certains de ses juges, dont l'intérêt fait
qu'il les suspecte (car pour ce qui est du plaignant, il a déjà choisi son
propre juge), ceux qu'il ne récuse pas sont des juges sur lesquels il est
lui-même d'accord. Deuxièmement, s'il fait appel auprès d'un autre juge, il ne
peut pas de nouveau faire appel, car son appel est son choix. Troisièmement,
s'il fait appel auprès du souverain lui-même, et si ce dernier, par lui-même,
ou par des délégués sur lesquels les parties s'accorderont, rend la sentence,
cette sentence est la sentence finale, le défendeur est jugé par ses propres
juges, c'est-à-dire, par lui-même.
Ces propriétés de la judicature juste et
rationnelle étant considérées, je ne peux m'abstenir de remarquer l'excellente
organisation des cours de justice établies en Angleterre, aussi bien pour les
procès communs que pour les procès publics. Par procès communs, j'entends ceux
où le plaignant et le défendeur sont tous les deux des sujets, et par procès
publics (qui sont aussi appelés procès de la couronne) ceux où le plaignant est
le souverain. Vu, en effet, qu'il y avait deux ordres, celui des lords, et
celui des gens du commun, les lords avaient ce privilège de n'avoir pour juges
des crimes capitaux que des lords, tous ceux qui voulaient être présents; ce
qui fut toujours reconnu comme un privilège et une faveur, leurs juges n'étant
personne d'autre que ceux qu'ils avaient eux-mêmes désiré avoir. Et dans tous
les litiges, chaque sujet (et aussi les lords dans les litiges civils) avait
pour juges les hommes du pays où se trouvait l'objet du litige, qu'il pouvait
récuser jusqu'à ce qu'enfin, ayant accepté douze hommes sans les récuser, il
fût jugé par ces douze. Ainsi, chacun ayant ses propres juges, rien ne pouvait
être allégué par l'une des parties contre le caractère définitif de la
sentence. Ces personnes publiques, avec autorité du pouvoir souverain, soit
pour instruire, soit pour juger le peuple, sont ces membres de la République
qui peuvent être comparés à propos aux organes de la voix dans un corps
naturel.
Sont aussi ministres publics sont qui ont
autorité du souverain pour assurer l'exécution des jugements rendus, pour
publier les ordres du souverain, pour réprimer les troubles, pour appréhender
et emprisonner les malfaiteurs, et pour les autres actes qui visent à la conservation
de la paix. Car tous les actes qu'ils font en vertu de cette autorité sont les
actes de la République, et leur fonction correspond à celle des mains dans un
corps naturel.
À l'extérieur, les ministres publics sont
ceux qui représentent la personne de leur propre souverain auprès des États
étrangers. Tels sont les ambassadeurs, les messagers, agents et hérauts,
envoyés par autorité publique, et pour des affaires publiques.
Mais ceux qui sont envoyés par simple
autorité d'une partie privée d'un État qui connaît des troubles même s'ils sont
reçus, ne sont ni des ministres publics, ni des ministres privés de la
République, parce qu'aucune de leurs actions n'a la République pour auteur. De
la même façon, un ambassadeur envoyé par un prince pour féliciter, exprimer ses
condoléances, ou pour assister à une cérémonie, même s'il le fait par autorité
publique, est cependant une personne privée, parce que l'affaire est privée et
relève de sa capacité naturelle. De même, si un homme est envoyé dans un pays
étranger pour espionner ses intentions et ses forces, quoique l'autorité et
l'affaire soient toutes deux publiques, parce que personne ne peut considérer,
en lui, une autre personne que la sienne propre, il n'est qu'un ministre privé,
mais pourtant un ministre de la République; et il peut être comparé à un oeil
d'un corps naturel. Et ceux qui sont nommés pour recevoir les pétitions ou les
autres informations du peuple, et qui sont, pour ainsi dire, l'oreille
publique, sont des ministres publics et représentent leur souverain dans cette
fonction.
Ni un conseiller, ni un conseil d’État, si
nous considérons qu'il n'a aucune autorité pour juger ou donner des ordres,
mais qu'il se contente de donner son avis au souverain quand c'est requis, ou
le proposer quand ce n'est pas requis, n'est une personne publique, car l'avis
est adressé au seul souverain, dont la personne ne peut pas, en sa propre
présence, être représentée auprès de lui par un autre. Mais un corps de
conseillers n'est jamais sans quelque autre autorité, soit de judicature, soit
d'administration directe, comme dans une monarchie où il représente le
monarque pour transmettre ses ordres aux ministres publics, ou dans une
démocratie, ou le conseil, ou sénat, propose au peuple, comme un conseil, le
résultat de ses délibérations. Mais quand il nomme des juges, ou donne audience
aux ambassadeurs, c'est en qualité de ministre du peuple. Et dans une
aristocratie, le conseil d’État est l'assemblée souveraine elle-même, et il ne
donne de conseil à personne d'autre que lui-même.
Chapitre XXIV : De l’Alimentation et de la Procréation de la République.
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Même version du chapitre avec notes sur Philotra
L'ALIMENTATION
de la République consiste dans l'abondance
et la distribution des matières nécessaires à la vie, dans leur
digestion ou préparation, et quand elles sont digérées, dans leur transport
vers leur utilisation publique par les conduits qui conviennent .
L'abondance
de matière est une chose limitée par nature à ces biens venant des deux
mamelles de notre mère commune, la terre et la mère, que Dieu, habituellement,
ou donne gratuitement au genre humain, ou vend contre le travail.
En
effet, la matière de cette nourriture consistant en animaux, végétaux et
minéraux, Dieu a gratuitement déposé devant nous ces derniers, à la surface de
la terre, ou près, de sorte qu'il n'est besoin de rien de plus que le travail
et l'industrie pour les recevoir. Si bien que l'abondance ne dépend, après la
grâce de Dieu, que du travail et de l'industrie des hommes.
Cette
matière, que l'on appelle habituellement les biens, est en partie indigène et en partie étrangère : indigène est la matière qu'on peut avoir sur le territoire de la République;
étrangère est celle qui est importée
de l'extérieur. Et parce qu'il n'existe pas de territoire sous l'empire d'une
seule République, sauf s'il est de vaste étendue, qui produise toutes les
choses nécessaires à l'entretien et au mouvement du corps entier, et parce
qu'il en est peu qui ne produisent pas quelque chose de plus que ce qui est
nécessaire, les biens superflus qu'on peut avoir à l'intérieur cessent d'être
superflus, et ils suppléent à ce qui fait défaut chez soi, par l'importation de
ce qu'on peut obtenir à l'étranger, soit par l'échange, soit par une juste
guerre, soit par le travail ; car le travail d'un homme est aussi une
marchandise qu'on peut échanger contre un gain, tout comme une quelconque autre
chose. Il a existé certaines Républiques qui, n'ayant pas plus de territoire
que celui qui servait aux habitations, ont cependant conservé, mais aussi accru
leur puissance, en partie par le travail du commerce, d'un lieu à un autre, en
partie en vendant des objets manufacturés dont les matériaux étaient importés
d'autres endroits.
La
distribution des matières de l'alimentation est la constitution du mien, du tien, et du sien,
c'est-à-dire, en un mot, de la propriété,
et elle relève, dans tous les genres de République, du pouvoir souverain. En
effet, là où n'existe pas de République, il y a, comme il a déjà été montré,
une guerre perpétuelle de chaque homme contre son prochain, et donc toute chose
est à celui qui la prend et la garde par la force, ce qui n'est ni propriété, ni communauté, mais incertitude.
C'est si évident que même Cicéron,
défenseur passionné de la liberté, dans un plaidoyer public, attribue toute
propriété à la loi civile : Que la loi
civile, dit-il, soit un jour abandonnée,
ou seulement négligemment gardée, pour ne pas dire étouffée, et il n'y a rien
qu'un homme puisse être sûr de recevoir de son ancêtre ou de laisser à ses
enfants. De même : Supprimez la loi
civile, et personne ne sait ce qui est sien, et ce qui est à l'autre. Donc,
vu que l'introduction de la propriété est un effet de la République, qui ne
peut rien faire sinon par la personne qui la représente, elle est l'acte du
seul souverain et consiste dans la loi que personne ne peut faire s'il n'a le
pouvoir souverain. Et c'était bien connu des anciens qui l'appelaient nomos (c'est-à-dire distribution), que
nous appelons loi, et qui définissaient la justice comme la distribution à
chacun de ce qui est sien.
La
première loi de cette distribution est la division de la terre elle-même, par
laquelle le souverain assigne à chacun un lot, selon ce qu'il juge (et non
selon ce que juge un sujet, ou une certain nombre de sujets) convenir à
l'équité et au bien commun. Les enfants d'Israël
formaient une République dans le désert, mais les biens de la terre leur firent
défaut jusqu'à ce qu'ils fussent maîtres de la Terre promise ; laquelle
fut ensuite divisée entre eux, non à leur propre discrétion, mais à la
discrétion du prêtre Eléazar et de
leur général Josué. Ces derniers,
quand il y eut douze tribus, faisant d'elles treize tribus par la sous-division
de la tribu de Joseph, ne firent
cependant que douze lots de terre, ne destinant aucune terre à la tribu de Lévi, ne lui assignant que la dixième
part de tous les fruits [des terres des tribus d'Israël]. Cette division était
donc discrétionnaire. Et quoiqu'un peuple venant en possession d'une terre par
la guerre n'extermine pas toujours les anciens habitants, comme le firent les
Juifs, mais laisse à beaucoup d'entre eux, ou à la plupart, ou à tous, leurs
domaines, il est cependant manifeste que ces derniers les tiennent ensuite de
la distribution faite par le vainqueur, comme le peuple d'Angleterre tenaient les siens de Guillaume le Conquérant.
On
peut conclure de cela que la propriété qu'un sujet a de ses terres consiste
dans le droit d'exclure tous les autres sujets de leur usage, mais non dans le
droit d'en exclure son souverain, que ce soit une assemblée ou un monarque. En
effet, étant donné que le souverain, c'est-à-dire la République (dont il
représente la personne) est censé ne rien faire sinon en vue de la paix commune
et de la sécurité, la distribution des terres est nécessairement censée être
faite dans le même but. Par conséquent, toute distribtion qu'il fera au
préjudice de cette fin est contraire à la volonté de chaque sujet qui a confié
sa paix et sa sûreté à sa discrétion et à sa conscience, et elle est donc, par
la volonté de chacun des sujets, réputée nulle. Il est vrai qu'un monarque
souverain (ou la plus grande partie d'une assemblée souveraine) peut ordonner,
afin de satisfaire ses passions, de nombreuses choses contraire à sa propre
conscience, ce qui est un abus de confiance et une infraction aux lois de la
nature; mais ce n'est pas suffisant pour autoriser un sujet, ou à préparer la
guerre, ou même à accuser son souverain d'injustice ou en dire du mal de
quelque façon, parce les sujets ont autorisé toutes ses actions et, en lui
conférant le pouvoir souverain, les ont faites leurs. Mais dans quels cas les
ordres du souverain sont contraires à l'équité et à la loi de nature, c'est que
nous aurons à envisager ultérieurement, à un autre endroit.
Dans
la distribution des terres, on peut concevoir que la République elle-même, par
son représentant, ait un lot, en ait la jouissance et le fasse valoir, et qu'on
fasse en sorte que ce lot soit suffisant pour soutenir toutes les dépenses
nécessairement requises pour la paix et la défense communes; ce qui serait très
vrai, si l'on pouvait imaginer qu'il y eût un représentant affranchi des
passions et des faiblesses humaines. Mais la nature des hommes étant ce qu'elle
est, mettre en avant [la nécessité] d'un domaine public, ou d'un certain
revenu, c'est [vouloir quelque chose de] vain et qui tend à la dissolution du
gouvernement, au retour à l'état de simple nature et à la guerre si jamais le
pouvoir souverain tombe dans les mains d'un monarque (ou d'une assemblée) qui,
soit utilise l'argent avec négligence, soit engage de façon hasardeuse les
fonds publics dans une guerre longue et coûteuse. Les Républiques ne souffrent
pas [qu'on les mette] à la diète. En effet, vu que leurs dépenses ne sont pas
limitées par leur propre appétit, mais par des accidents extérieurs et par
l'appétit de leurs voisins, les richesses publiques ne peuvent pas être
limitées par d'autres limites que celles que requerra l'urgence des
circonstances. Alors qu'en Angleterre,
le Conquérant s'était réservé différentes terres pour son propre usage (en
plus des forêts et des chasses, soit pour son divertissement, soit pour la
préservation des bois), et différents services réservés sur les terres qu'il
donna à ses sujets, il semble pourtant qu'ils n'aient pas été réservés pour ses
besoins dans sa capacité publique, mais dans sa capacité naturelle, car lui et
ses successeurs, pour tout cela, établirent des taxes discrétionnaires sur
toutes les terres des sujets quand ils le jugèrent nécessaire. Et si ces terres
publiques et ces services étaient destinés à suffire à l'entretien de la
République, c'était contraire aux fins de l'institution, car ils ne suffisaient
pas (les taxes qui ont suivi le montrèrent) et (comme le montra récemment le
faible revenu de la Couronne) ils étaient sujets à aliénation et diminution. Il
est donc vain d'assigner un lot à la République, qui peut vendre ou se
dénantir, et qui, en effet, vend et se dénantit quand elle le fait par son
représentant.
Tout
comme pour la distribution des terres dans le pays, il appartient au souverain
de fixer les endroits où les sujets feront du commerce et les biens [qui seront
concernés]; car s'il appartenait aux personnes privées d'en user dans ce
domaine à leur propre discrétion, certains seraient poussés par le gain à
fournir à l'ennemi des moyens de nuire à la République, ou à lui nuire eux-mêmes,
en important des choses qui, plaisant aux appétits des hommes, sont cependant
nuisibles, ou du moins ne leur sont d'aucun profit. Et c'est pourquoi il
appartient à la République (c'est-à-dire au seul souverain) d'agréer ou de
refuser d'agréer à la fois les endroits de commerce à l'étranger et ce qui en
est l'objet.
De
plus, vu qu'il ne suffit pas, pour la sustentation d'une République, que chaque
homme ait en propriété une portion de terre, ou quelques biens, ou qu'il ait un
talent naturel dans quelque art utile (et il n'est pas au monde d'art qui ne
soit nécessaire, ou à l'existence, ou au bien-être de tous les particuliers),
il est nécessaire que les hommes distribuent ce dont ils n'ont pas besoin, et
qu'ils se transfèrent mutuellement les uns les autres ce qu'ils possèdent par
échange et contrat mutuel. Et c'est pourquoi il appartient à la République
(c'est-à-dire au souverain) de fixer la manière dont tous les types de contrats
entre sujets (d'achat, de vente, d'échange, d'emprunt, de prêt, de location)
doivent être faits, et les termes et signes qui rendront ces contrats valides.
Si l'on considère le plan de l'ensemble de l'ouvrage, j'en ai dit assez sur la
distribution de la nourriture entre les différents membres de la République.
Par
digestion, j'entends la réduction de tous les biens qui ne sont pas consommés
tout de suite, mais mis en réserve pour l'alimentation future à quelque chose
d'égale valeur, et en même temps assez transportable pour ne pas gêner le
mouvement des hommes d'un lieu à un autre, afin qu'on puisse, n'importe où,
acheter les aliments que l'endroit offre. Ce n'est rien d'autre que l'or,
l'argent et la monnaie, car se trouvant que l'or et l'argent ont dans presque
tous les pays du monde une grande valeur, ils sont des mesures commodes, entre
les nations, de la valeur de toutes les autres choses; et la monnaie, quelle
que soit la matière dans laquelle elle est frappée par le souverain d'une
République, est une mesure suffisante de la valeur de toutes les autres choses
entre les sujets de cette République. Au moyen de ces mesures, tous les biens
meubles et immeubles peuvent accompagner un homme dans tous ses lieux de
séjour, là où il réside ordinairement, ou ailleurs. Ces biens passent et
repassent d'homme à homme, à l'intérieur de la République, nourrissant, par
cette circulation, chacune de ses parties, de telle sorte que cette digestion
est, pour ainsi dire, l'irrigation sanguine de la République, car le sang
naturel est de la même manière fait des fruits de la terre, et, en circulant,
il nourrit, sur sa route, tous les membres du corps de l'homme.
Et
parce que l'or et l'argent tiennent leur valeur de la matière même, ils ont
premièrement ce privilège que leur valeur, étant une mesure commune de tous les
biens de partout, ne peut pas être changée par le pouvoir d'une ou de quelques
Républiques. Mais [la valeur] de la vile monnaie peut être élevée ou abaissée.
En second lieu, elles ont ce privilège de permettre aux Républiques de mouvoir
et d'étendre leurs bras, en cas de besoin, jusque dans les pays étrangers, et
d'approvisionner, non seulement les sujets privés qui voyagent, mais aussi des
armées entières. Mais ces pièces qui ne sont pas considérées pour leur matière,
mais [seulement] pour l'estampage local, étant incapables d'endurer le
changement d'air, ne sont en vigueur que dans leur pays d'origine, où elles
sont aussi sujettes au changement des lois, et, par là, sujettes à voir leur
valeur diminuer, au préjudice, souvent, de ceux qui les possèdent.
Les
conduits et voies par lesquels la monnaie est acheminée vers l'usage public
sont de deux espèces : l'une, qui l'achemine aux coffres publics, l'autre
qui l'écoule à l'extérieur pour les paiements publics. De la première espèce
sont les percepteurs, receveurs et trésoriers ; de la seconde sont de
nouveau les trésoriers, et les officiers nommés pour payer différents ministres
privés et publics. Et en cela aussi, l'homme artificiel maintient sa
ressemblance avec l'homme naturel, dont les veines, recevant le sang des différents
parties du corps, le portent jusqu'au cœur où, étant rendu vital, il est
renvoyé par les artères pour animer tous les membres et leur permettre de se
mouvoir.
La
procréation de la République, ses enfants, sont ce que nous appelons des établissements, ou colonies. C'est un certain nombre d'hommes envoyés hors de la
République, sous [le commandement] d'un chef ou gouverneur, pour habiter un
pays étranger, soit antérieurement vide d'habitants, soit alors vidé de ses
habitants par la guerre. Et quand une colonie est établie, soit les hommes
eux-mêmes se constituent en République, déchargée de la sujétion au souverain
qui les a envoyés (comme il a été fait par de nombreuses Républiques de
l'antiquité), auquel cas la République d'où ils viennent est appelée leur
métropole, leur mère, et elle n'exige d'eux rien de plus que ce qu'un père
exige de ses enfants qu'il émancipe et affranchit de son gouvernement
domestique, c'est-à-dire l'honneur et l'amitié, soit, autrement, ils demeurent
unis à la métropole, comme l'étaient les colonies du peuple de Rome, et ils ne constituent pas par
eux-mêmes une République, mais une province, une partie de la République qui
les a envoyés. De sorte que le droit des colonies, mis à part honorer la
métropole et lui rester liées, dépend entièrement de la patente, des lettres
par lesquelles le souverain a autorisé leur établissement.
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Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
Combien il est trompeur de juger de la
nature des choses par l'usage habituel inconstant des mots n'apparaît nulle
part mieux que dans la confusion entre les conseils et les commandements, qui
provient [de ce que nous usons] dans les deux cas d'une façon de parler
impérative, comme d'ailleurs en de nombreuses autres occasions. En effet, les
mots fais ceci ne sont pas seulement
les mots de celui qui commande, mais aussi les mots de celui qui donne un
conseil ou de celui qui exhorte; et pourtant, peu d'hommes ne voient pas que ce
sont des choses très différentes, ou ne peuvent pas les distinguer quand ils
comprennent qui est celui qui parle, à qui les paroles s'adressent, et en
quelle occasion. Mais trouvant ces expressions dans les livres, et n'étant pas
capables d'entreprendre l'examen des circonstances, ou ne le voulant pas, ils
confondent tantôt les préceptes des conseillers et les préceptes de ceux qui
commandent, tantôt l'inverse, selon que cela s'accorde au mieux avec les conclusions qu'ils veulent
inférer ou avec les actions qu'ils approuvent. Pour éviter ces méprises et
rendre à ces termes de commander, conseiller et exhorter leurs significations
propres et distinctes, je les définis ainsi.
Il y a COMMANDEMENT quand un homme dit Fais ceci, ou Ne fais pas ceci, et qu'on ne peut attendre d'autre raison que la
volonté de celui qui le dit. De cela, il s'ensuit manifestement que celui qui
commande prétend de cette façon à son propre avantage, car la raison de son
commandement est sa seule volonté personelle, et l'objet propre de la volonté
de tout homme est quelque bien pour lui-même.
Il y a CONSEIL quand un homme dit Fais ceci ou Ne fais pas ceci, et qu'on déduit ses raisons d'un avantage que
tire du conseil celui à qui l'on parle. Et de cela, il est évident que celui
qui donne un conseil prétend seulement (quelle que soit son intention) au bien
de celui à qui il le donne.
Par conséquent, l'une des grandes
différences entre conseil et commandement est que le commandement vise le
propre avantage de celui qui commande, et le conseil l'avantage d'un autre. Et
de là provient une autre différence : on peut être obligé de faire ce qui est
commandé, comme quand on s'engage par convention à obéir, mais on ne peut pas
être obligé de le faire quand on reçoit un conseil, parce qu'on pâtit soi-même
du mal qui peut résulter du fait de ne pas le suivre. Ou si l'on a à s'engager
par convention à suivre le conseil, ce dernier prend la nature d'un
commandement. Une troisième différence est que personne ne peut prétendre au
droit d'être le conseiller d'un autre, parce qu'il n'a pas à prétendre en tirer
un avantage pour lui-même. Réclamer le droit de conseiller un autre prouve une
volonté de connaître ses desseins, ou d'acquérir quelque bien pour soi-même, ce
qui, comme je l'ai dit plus haut, est l'objet propre de la volonté de tout
homme.
Il appartient aussi à la nature du conseil
que, quel qu'il soit, celui qui le demande ne peut pas en équité accuser ou
punir celui qui a donné le conseil. Demander conseil à quelqu'un, en effet,
c'est lui permettre de donner le conseil qu'il jugera le meilleur, et, par
conséquent, celui qui donne un conseil à son souverain (monarque ou assemblée)
quand on le lui demande ne peut pas en équité être puni pour ce conseil, que ce
dernier soit conforme à l'opinion de la majorité ou qu'il ne le soit pas, tant
que ce conseil va dans le sens de l'affaire en question. En effet, si l'on
pouvait prendre connaissance du sentiment de l'assemblée avant la fin du débat,
l'assemblée ne demanderait ni ne recevrait
plus de conseils, car le sentiment de l'assemblée est la décision qui
clôt le débat et la fin de toute délibération. Et, en général, celui qui
demande un conseil est l'auteur de ce conseil, et il ne peut donc punir celui
qui le lui donne; et ce que le souverain ne peut pas, aucune autre homme ne le
peut. Mais si un sujet donne conseil à un autre de faire quelque chose de
contraire aux lois, si ce conseil procède d'une mauvaise intention ou
simplement de l'ignorance, c'est punissable par la République, parce
l'ignorance de la loi n'est pas une excuse valable, tout homme étant tenu de
prendre connaissance des lois auxquelles il est assujetti.
L'EXHORTATION, comme la DISSUASION; est un
conseil, accompagné, chez celui qui le donne, de signes d'un désir véhément de
le voir suivi, ou, pour le dire plus brièvement, qui incite avec véhémence. En effet, celui qui exhorte ne déduit pas
les conséquences de ce qu'il conseille de faire, et ne se tient pas, en faisant
cela, à la rigueur du raisonnement vrai, mais il encourage à l'action celui
qu'il conseille, comme il en détourne celui qu'il dissuade. Et c'est pourquoi,
dans leurs discours, en déduisant leurs raisons, [ceux qui donnent des
conseils] tiennent compte des passions et des opinions habituelles des hommes,
et font usage d'analogies, de métaphores, d'exemples, et d'autres instruments
oratoires, pour persuader leurs auditeurs de l'utilité, de l'honneur ou de la
justice qu'il y a à suivre leur conseil.
De là, on peut inférer : premièrement, que
l'exhortation et la dissuasion sont orientées vers le bien de celui qui donne
le conseil, non vers celui qui le demande, ce qui est contraire au devoir d'un
conseiller qui, en vertu de la définition du conseil, devrait considérer, non
son propre avantage, mais l'avantage de celui qu'il conseille. Et qu'il oriente
son conseil vers son propre avantage est assez visible par la longueur et la
véhémence de ses recommandations, ou par les artifices qu'il utilise en donnant
ce conseil qui, ne lui ayant pas été réclamé, et procédant par conséquent de
raisons personnelles, vise principalement son propre avantage et
accidentellement, ou pas du tout, le bien de celui qui est conseillé.
Deuxièmement, qu'on n'use de l'exhortation
et de la dissuasion que quand on parle à une multitude, parce que, quand le
discours ne s'adresse qu'à un seul, ce dernier peut interrompre celui qui parle
et examiner ses raisons avec plus de rigueur qu'on ne peut le faire au sein
d'une multitude, où les individus sont trop nombreux pour s'engager dans une
discussion et dialoguer avec celui qui leur parle à eux tous à la fois, sans
faire de différences.
Troisièmement, que ceux qui exhortent et
dissuadent, quand on les requiert pour qu'ils donnent conseil, sont des
conseilleurs vénaux et, pour ainsi dire, corrompus par leur intérêt personnel.
En effet, quelque bon que soit jamais le conseil qu'ils donnent, celui qui le
donne n'est cependant pas davantage un bon conseiller que celui qui donne une
sentence juste contre une récompense n'est un juge juste. Mais quand un homme
peut légalement commander, comme un père dans sa famille, ou un chef dans une
armée, ses exhortations et ses dissuasions sont non seulement légales, mais
aussi nécessaires et louables, mais ce ne sont plus des conseils mais des
commandements. Et ces commandements, quand ils [ordonnent] l'exécution d'une
tâche déplaisante, la nécessité parfois, l'humanité toujours, requièrent qu'on
les adoucisse en donnant des encouragements, avec le ton et la forme du conseil
plutôt qu'avec le langage dur du commandement.
Des exemples de la différence entre
commandement et conseil peuvent être tirés des formes de discours qui les
expriment dans l’Écriture sainte. N'aie
pas d'autre Dieux que moi, Ne te
fabrique pas d'images taillées, Ne t'empare
pas du nom de Dieu en vain, Sanctifie
le sabbat, honore tes parents, ne tue pas, ne vole pas, etc., sont des commandements, parce que la raison pour
laquelle nous devons obéir est tirée de la volonté de Dieu notre roi, à qui nous
sommes obligés d'obéir. Mais ces mots Vends
tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis-moi sont des conseils,
parce que la raison pour laquelle nous devons le faire est tirée de notre
avantage personnel, qui est que nous aurons un
trésor dans les cieux. Ces mots Entrez
dans le village qui se trouve devant vous, et vous trouverez une ânesse attachée
et son ânon; détachez-la et amenez-la moi sont un commandement, car la
raison de leur action est tirée de la volonté de leur maître; mais ces mots Repentez-vous et soyez baptisés au nom de
Jésus sont des conseils, parce que la raison pour laquelle nous
agirions ainsi ne tend pas à l'avantage de Dieu tout-puissant, qui sera
toujours le roi, de quelque manière que nous nous rébellions, mais à notre
avantage, nous qui n'avons pas d'autre moyen d'éviter le châtiment suspendu
au-dessus de nous à cause de nos péchés.
De même que la différence entre conseil et
commandement vient d'être déduite de la nature du conseil, et cela consiste à déduire
l'avantage ou le mal qui peut arriver à celui qui a à être conseillé, par les
conséquences nécessaires ou probables de l'action que le conseiller propose, de
même, on peut en dériver les différences entre conseillers compétents et
conseillers incompétents. En effet, l'expérience n'étant que la mémoire des
conséquences d'actions semblables précédemment observées, et le conseil
n'étant que le discours par lequel cette connaissance est portée à la
connaissance d'autrui, les vertus et les défauts du conseil sont les mêmes que
les vertus et défauts intellectuels. Et pour la personne de la République, les
conseillers tiennent lieu de mémoire et de discours mental. Mais à cette
ressemblance de la République avec un homme naturel est jointe une dissemblance
de grande importance, qui est qu'un homme naturel reçoit son expérience des
objets naturels de la sensation qui agissent sur lui sans avoir de passions ou
d'intérêts personnels, alors que ceux qui donnent des conseils à la personne
représentative d'une République peuvent avoir, et ont fréquemment, des fins et
des passions particulières qui rendent leurs conseils toujours suspects, et
souvent déloyaux. Et nous pouvons donc poser comme première condition d'un bon
conseiller : que ses fins et ses intérêts
ne soient pas incompatibles avec les fins et les intérêts de celui qu'il
conseille.
Deuxièmement, comme la fonction d'un
conseiller, quand une action vient à être délibérée, est de rendre manifestes
les conséquences, d'une manière telle que celui qui est conseillé puisse être
informé avec vérité et évidence, le conseiller doit soumettre son avis dans un
discours d'une forme telle qu'elle puisse faire apparaître la vérité le plus
évidemment, c'est-à-dire avec une ratiocination aussi solide, avec un langage aussi
sensé et aussi approprié, d'une façon aussi brève que l'exposé des arguments le
permettra. Et c'est pourquoi les inférences
faites à la légère et sans preuves, telles que celles qu'on puise dans les
exemples, ou dans l'autorité des livres, et qui ne prouvent pas ce que sont le
bon et le mauvais, mais ne sont que des témoignages de fait et d'opinion, les expressions obscures, confuses et ambiguës,
de même que les discours métaphoriques tendant à exciter les passions (car
de tels raisonnements et de telles expressions ne sont bons qu'à tromper ou
conduire celui qu'on conseille vers d'autres fins que les siennes propres), sont incompatibles avec la fonction de
conseiller.
Troisièmement, comme la compétence d'un
conseiller procède de l'expérience et d'une longue étude, et que personne n'est
présumé avoir de l'expérience dans ces choses qu'il est nécessaire de connaître
pour l'administration d'une grande République, nul n'est présumé être un bon conseiller, sinon pour des affaires dans
lesquelles il est très versé et qu'il a beaucoup méditées et examinées. En
effet, vu que l'affaire de la République est de maintenir le peuple dans la
paix intérieure, et de le protéger des invasions étrangères, nous constaterons
que cette affaire requiert une grande connaissance des dispositions de
l'humanité, des droits du gouvernement, et de la nature de l'équité, de la loi,
de la justice et de l'honneur, - connaissance qu'on ne peut acquérir sans étude
des forces, des biens [disponibles], des lieux, aussi bien de son propre pays
que de ceux des voisins, comme aussi des inclinations et desseins de toutes les
nations qui pourraient d'une façon ou d'une autre lui nuire. Et cette
connaissance ne s'acquiert pas sans beaucoup d'expérience. De toutes ces
choses, ce n'est pas seulement l'ensemble, mais chacun des détails qui
requiert l'âge et l'expérience d'un homme mûr ayant fait plus que des études
ordinaires. L'intelligence requise pour conseiller, comme je l'ai dit
précédemment (Chapitre VIII), est le jugement. Et les différences des hommes
sur ce point viennent d'éducations différentes consacrées, chez certains, à un
genre d'études et d'affaires, chez d'autres, à un autre genre. Quand, pour
faire quelque chose, il existe des règles infaillibles (comme pour les machines
et les édifices, les règles de géométrie), toute l'expérience du monde ne peut
égaler le conseil de celui qui a appris ou découvert la règle. Et quand
n'existe pas une telle règle, celui qui le plus d'expérience dans un genre
particulier d'affaire y a le meilleur jugement et est le meilleur conseiller.
Quatrièmement, pour être capable de donner
des conseils à la République, dans une affaire qui a trait à une autre
République, il est nécessaire d'avoir
connaissance des renseignements et des lettres qui proviennent de cette
République, et de tous les dossiers des traités et autres transactions d’État
entre ces deux Républiques ; ce que personne ne peut faire sinon ceux que
le représentant jugera compétents. On voit par là que ceux qui ne sont pas
convoqués pour un conseil ne peuvent imposer aucun bon conseil.
Cinquièmement, en supposant un nombre égal
de conseillers, on est mieux conseillé en les écoutant séparément que dans une
assemblée, et cela pour de nombreuses raisons. Premièrement, en les écoutant
séparément, on a l'avis de chacun ; mais dans une assemblée, nombreux sont
ceux qui donnent leur avis par oui ou
non, ou par les mains et les pieds,
et ils ne sont pas mus par leur propre sentiment, mais par l'éloquence
d'autrui, ou par crainte de déplaire à certains qui ont parlé, ou à toute
l'assemblée, ou par crainte de paraître plus lents à saisir que ceux qui ont
applaudi l'opinion contraire. Deuxièmement, dans une assemblée nombreuse, il
doit nécessairement y en avoir certains dont les intérêts sont contraires aux
intérêts publics, et ceux-là, leurs intérêts les rendent passionnés, et la
passion les rend éloquents, et l'éloquence attire autrui vers leur avis. En
effet, les passions des hommes, qui, séparément, sont modérées, comme la
chaleur d'un seul tison, dans une assemblée, sont semblables à de nombreux
tisons qui s'enflamment l'un l'autre (surtout quand ils se soufflent l'un sur
l'autre par leurs harangues) jusqu'à mettre le feu à la République sous
prétexte de la conseiller. Troisièmement, en entendant chaque conseiller séparément,
on peut examiner, si besoin est, la vérité ou la probabilité des raisons
[avancées], et les fondements de l'avis qu'il donne, par de fréquentes
interruptions et objections; ce qui ne peut être fait dans une assemblée où, à
chaque question difficile, on est plutôt surpris et aveuglé par la variété des
discours qui s'y rapportent, qu'informé de la direction qu'on doit prendre. De
plus, il ne peut y avoir d'assemblée nombreuse, où les membres sont convoqués
ensemble, dans laquelle ne se trouvent pas certains qui, ayant l'ambition
d'être jugés éloquents, et aussi instruits en politique, ne donnent pas leur
avis en se souciant de l'affaire proposée, mais des applaudissements pour
leurs discours bariolés, faits de fils et de lambeaux de différentes couleurs
[pris] chez les auteurs; ce qui est pour le moins une impertinence qui fait
perdre du temps aux consultations sérieuses, ce qui est facilement évité par le
secret d'une consultation séparée. Quatrièmement, dans les délibérations qui doivent
être tenues secrètes, et c'est souvent le cas dans les affaires publiques, les
conseils de plusieurs, surtout dans les assemblées, sont dangereux ; et
c'est pourquoi il est nécessaire que les grandes assemblées confient de telles
affaires à un nombre moins important [de conseillers], formé des personnes les
plus compétentes, et en qui elles ont le plus confiance.
Pour conclure, qui approuverait
suffisamment [l'idée] de prendre conseil d'un grande assemblée de conseillers,
pour désirer, accepter [le résultat] de leurs efforts, quand il est question de
marier ses enfants, de gérer ses terres, de gouverner sa maison, d'administrer
ses biens personnels, surtout si certains, dans l'assemblée, ne souhaitent pas
sa prospérité? Un homme qui fait ses affaires en étant aidé par des conseillers
nombreux et sages, en consultant chacun séparément, et dans son domaine de
compétence, agit au mieux, comme celui qui, au jeu de paume, utilise des
seconds capables, placés aux endroits appropriés. Juste au dessous, est meilleur
celui qui n'use que de son propre jugement, comme celui qui, [au jeu de paume],
n'a aucun second. Mais un homme qui,
pour ses affaires, est entraîné en tous sens par un conseil sans souplesse, qui
ne peut se mouvoir que par la majorité des opinions concordantes, mouvement le
plus souvent retardé, par envie ou par intérêt, par la partie du conseil qui se
trouve en désaccord, cet homme fait ce qu'il y a de pire, et est semblable à
celui qui est porté vers la balle, même par de bons joueurs, mais dans une
brouette, ou un autre appareil, lourds en eux-mêmes, et retardé aussi par les
jugements et efforts contradictoires de ceux qui conduisent l'appareil, et cela
d'autant plus que ceux qui y mettent la main sont plus nombreux, le pire de
tout étant que l'un des conseillers, ou davantage, désirent le voir perdre. Et
quoiqu'il soit vrai que de nombreux yeux voient mieux qu'un seul oeil, il ne
faut pas le croire de nombreux conseillers, sinon quand la résolution finale
appartient à un seul homme. Autrement dit, comme de nombreux yeux voient la
même chose sous des angles différents, et sont portés à lorgner du côté de leur
avantage personnel, ceux qui ne désirent pas manquer la cible, bien qu'ils
regardent normalement avec deux yeux, ne visent jamais que d'un oeil. C'est
pourquoi aucune grande République populaire ne s'est jamais maintenue que par
l'union contre un ennemi étranger, ou par la réputation de quelque homme
éminent en son sein, ou par le conseil secret d'une minorité, ou par la crainte
mutuelle de factions égales; mais pas par les consultations publiques de
l'assemblée. Quant aux très petites Républiques, qu'elles soient populaires ou
monarchiques, il n'existe aucune sagesse humaine capable de les maintenir tant
que dure la jalousie de puissants voisins.
Chapitre XXVI : Des Lois civiles.
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Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
Par LOIS CIVILES, j'entends les lois que les hommes
sont tenus d'observer parce qu'ils sont membres, non de telle ou telle
République en particulier, mais d'une République. En effet, la connaissance des
lois particulières appartient à ceux qui font profession d'étudier les lois de
leurs pays respectifs; mais la connaissance de la loi civile en général
appartient à tout homme. L'ancienne loi de Rome
était appelée sa loi civile, du mot civitas, qui signifie une République; et
les pays qui, ayant été assujettis à l'empire romain et gouvernés par cette
loi, en conservent encore la partie qu'ils pensent leur convenir, appellent
cette partie la loi civile pour la distinguer du reste de leurs propres lois
civiles. Mais ce n'est pas d'elle que j'ai l'intention de parler maintenant,
mon dessein étant de montrer, non ce qu'est la loi ici ou là, mais ce qu'est la
loi; comme l'ont fait Platon, Aristote, Cicéron, et divers autres auteurs, sans prétendre faire profession
d'étudier la loi.
Et premièrement, il est manifeste que la loi en général
n'est pas un conseil, mais un commandement; non un commandement de n'importe
qui à n'importe qui, mais uniquement de celui dont le commandement est adressé
à quelqu'un qui est déjà obligé de lui obéir. Pour comprendre ce qu'est la loi
civile, il suffit d'indiquer qui est la personne qui commande, c'est-à-dire la persona civitatis, la personne de la
République.
Cela étant considéré, je définis la loi civile de
cette manière : par LOI CIVILE, il faut entendre ces règles dont la République, oralement ou par écrit, ou par un autre
signe suffisant de la volonté, a commandé à tout sujet d'user pour distinguer
le bon et le mauvais (right and wrong),
c'est-à-dire ce qui est contraire et ce qui n'est pas contraire à la règle.
Dans cette définition, il n'y a rien qui ne soit, à
première vue, évident. En effet, chacun voit que certaines lois s'adressent en
général à tous les sujets, certaines en particulier à des provinces, d'autres
en particulier à des professions, et d'autres [encore] en particulier à des individus,
et qu'elles sont lois pour chacun de ceux à qui le commandement s'adresse, et
pour personne d'autre; que les lois sont des règles du juste et de l'injuste,
rien n'étant réputé injuste qui ne soit contraire à quelque loi; que personne,
de même, ne peut faire de lois si ce n'est la République, parce que nous ne
sommes assujettis qu'à la République ; et que les commandements doivent
être signifiés par des signes suffisants, parce qu'autrement on ne sait pas
comment leur obéir. Et tout ce qui peut être déduit de cette définition par
consécution nécessaire doit être reconnu pour vrai. J'en déduis tout de suite
ce qui suit.
Le législateur, dans toutes les Républiques, est le
seul souverain, que ce soit un seul homme, comme dans une monarchie, ou une seule
assemblée d'hommes, comme en démocratie ou en aristocratie. Le législateur est
en effet celui qui fait la loi. Et la République seule prescrit et commande
l'observation de ces règles que nous appelons loi. La République est donc le
législateur. Mais la République n'est une personne et n'a la capacité de faire
quelque chose que par son représentant, c'est-à-dire le souverain ; et
c'est pourquoi le souverain est le seul législateur. Pour la même raison,
personne ne peut abroger une loi [déjà] faite, si ce n'est le souverain, parce
qu'une loi n'est abrogée que par une autre loi qui interdit qu'on la mette à
exécution.
Le souverain de la République, qu'il soit une
assemblée ou un seul homme, n'est pas assujetti aux lois civiles, car, ayant le
pouvoir de faire ou d'abroger les lois, il peut, quand il lui plaît, se libérer
de cette sujétion en abrogeant ces lois qui le gênent et en en faisant de
nouvelles. Il était par conséquent déjà libre, car est libre celui qui peut se
libérer quand il le veut. Il n'est pas non plus possible qu'une personne soit
contrainte par elle-même parce que celui qui peut contraindre peut libérer [de
la contrainte]; et celui qui n'est contraint que par lui-même n'est pas
contraint.
Quand un long usage donne l'autorité d'une loi, ce n'est
pas la durée qui fait cette autorité, mais la volonté du souverain signifiée
par son silence (car le silence est parfois une preuve de consentement), et cet
usage n'est loi qu'aussi longtemps que le souverain sera silencieux sur la
question. Et c'est pourquoi, si le souverain fonde une question de droit, non
sur sa volonté présente, mais sur les lois antérieurement faites, la durée
écoulée ne porte aucun préjudice à son droit, et la question sera jugée selon
l'équité. En effet, de nombreuses actions et de sentences injustes demeurent
sans contrôle un temps plus long que ce qu'un homme peut avoir en mémoire. Et
nos juristes ne considèrent pas les coutumes comme des lois, sinon quand elles
sont raisonnables, et [ils considèrent] qu'il appartient à celui qui fait la
loi, assemblée souveraine ou monarque souverain, de décider de ce qui doit être
aboli.
La loi de nature et la loi civile se contiennent l'une
l'autre et sont d'égale étendue. En effet, les lois de nature, qui consistent
dans l'équité, la justice, la gratitude et les autres vertus morales qui en
dépendent, dans l'état de simple nature (comme je l'ai dit précédemment à la
fin du chapitre XV), ne sont pas, à proprement parler, des lois, mais [plutôt]
des qualités qui disposent les hommes à la paix et à l'obéissance. Une fois
qu'une République est établie, elles sont effectivement des lois, mais pas
avant, car elles sont alors les commandements de la République et sont donc
aussi les lois civiles, le pouvoir souverain obligeant les hommes à leur obéir.
Pour [régler] les différends entre les particuliers, il est nécessaire, pour
déclarer ce qu'est l'équité, la justice et la vertu morale, et pour contraindre
ces hommes, qu'il y ait des ordonnances du pouvoir souverain, et que des
châtiments soient ordonnés pour ceux qui les enfreindront ; lesquelles
ordonnances sont donc une partie de la loi civile. La loi de nature est donc
une partie de la loi civile dans toutes les Républiques du monde. Réciproquement,
aussi, la loi civile est une partie de ce que dicte la nature. En effet, la
justice, c'est-à-dire exécuter les conventions et donner à chacun ce qui est
sien, est ce que dicte la loi de nature. Tout sujet, dans une République, s'est
engagé par convention à obéir à la loi civile, soit par une convention de l'un
avec l'autre, comme quand les hommes s'assemblent pour constituer un
représentant commun, soit par une convention du représentant lui-même avec
chacun, un par un, quand, soumis par l'épée, les hommes promettent d'obéir pour
conserver la vie. L'obéissance à la loi civile est donc aussi une partie de la
loi de nature. La loi civile et la loi naturelle ne sont pas des lois d'un
genre différent, mais les différentes parties de la loi, dont une partie,
écrite, est appelée loi civile, et une autre, non écrite, loi naturelle. Mais
le droit de nature, c'est-à-dire la liberté naturelle de l'homme, peut être
diminué et restreint. [Disons] mieux! La fin de l'élaboration des lois n'est
autre que cette restriction, sans laquelle aucune paix n'est possible. Et la loi
ne fut mise au monde pour aucune autre chose que de limiter la liberté
naturelle des individus de telle manière qu'ils puissent, au lieu de se nuire,
s'assister les uns les autres et s'unir contre un ennemi commun.
Si le souverain d'une République soumet un peuple qui
a vécu sous d'autres lois écrites, et qu'il les gouverne ensuite par les mêmes
lois que celles par lesquelles ce peuple a été antérieurement gouverné, ces
lois sont cependant les lois civiles du vainqueur et non celles de la
République vaincue, car le législateur n'est pas celui par l'autorité duquel
les lois ont été faites à l'origine, mais celui par l'autorité duquel elles
continuent aujourd'hui à être des lois. Si donc il y a différentes provinces
dans l'empire de la République, et dans ces province une diversité de lois,
qui sont communément appelées les coutumes de chaque province, il ne faut pas
entendre que ces coutumes tirent leur force du temps écoulé, mais qu'elles
étaient anciennement des lois écrites, ou rendues publiques d'une autre façon,
comme les arrêts et statuts de leurs souverains, et qu'elles sont désormais des
lois, non en vertu de la prescription de temps, mais par les arrêts de leurs
souverains actuels. Mais si une loi non écrite, dans toutes les provinces de
l'empire, est généralement observée, et qu'aucune iniquité n'apparaît dans son
usage, cette loi ne peut qu'être une loi de la nature, obligeant également tout
le genre humain.
Vu que toutes les lois, écrites et non écrites,
tiennent leur autorité et leur force de la volonté de la République,
c'est-à-dire de la volonté du représentant, qui est un monarque en monarchie et
une assemblée souveraine dans les autres Républiques, on peut se demander d'où
procèdent ces opinions qu'on trouve dans les livres d'éminents juristes de
plusieurs Républiques qui, directement ou par des consécutions, font dépendre
le pouvoir législatif des particuliers ou des juges subalternes. Ainsi, par
exemple, l'opinion que la common law n'est contrôlée que par le Parlement, ce
qui n'est vrai que si le Parlement a le pouvoir souverain et qu'il ne peut être
assemblé et dissous qu'à la propre discrétion de ses membres; car si quelqu'un
d'autre détient le droit de le dissoudre, il détient aussi le droit de le
réglementer, et par conséquent de réglementer ses réglementations. Et si ce
droit n'existe pas, alors celui qui réglemente les lois n'est le parlamentum mais le rex in parlamento. Mais quand un Parlement est souverain, qu'il
convoque autant d'hommes, ou autant de sages venant des pays qui lui sont
assujettis, quelle que soit la cause, personne ne croira qu'une telle assemblée
a acquis par là sur le Parlement un pouvoir législatif. Il existe aussi cette
autre opinion : que les deux armes de la République sont la force et la justice, la première
appartenant au roi, l'autre étant déposée entre les mains du Parlement.
Comme si une République pouvait subsister quand la force se trouve entre des
mains que la justice n'a pas l'autorité de commander et de gouverner.
Que la loi ne puisse jamais être contraire à la
raison, nos juristes en conviennent; et ils conviennent que ce n'est pas la
lettre (c'est-à-dire toute interprétation de la lettre), qui est loi, mais
l'interprétation qui s'accorde avec l'intention du législateur. Et c'est vrai,
mais on doute : quel est celui dont la raison sera reçue comme loi? Il ne peut
s'agir de quelque raison d'un particulier, car alors il y aurait autant de
contradictions dans les lois qu'il y en a dans les Écoles. Ni même, comme
l'assurait Sir Edward Coke, d'une artificielle perfection de raison (comme
la sienne), acquise par une longue étude,
une longue observation et une longue expérience. En effet, il est possible
qu'une longue étude augmente le nombre de sentences erronées, et qu'elle les
confirme; et quand on construit sur de faux fondements, plus on construit, et
plus grand est le gâchis; et parmi ceux qui étudient et font des observations
pendant une durée égale et avec la même diligence, les raisons et résolutions
sont, et doivent demeurer, discordantes. Ce n'est donc pas cette juris prudentia, cette sagesse des juges
subalternes, mais la raison de cet homme artificiel, la République et ses
commandements, qui fait la loi; et la République n'étant, par son représentant,
qu'une seule personne, il ne peut facilement survenir de contradictions dans
les lois; et s'il en survient, la même raison est capable, par des
interprétations et des modifications, de les faire disparaître. Dans toutes les
cours de justice, le souverain (qui est la personne de la République) est celui
qui juge. Le juge subalterne doit faire attention à la raison qui a amené le
souverain à faire telle loi, afin que sa sentence s'accorde avec cette raison,
et dans ce cas, cette sentence est la sentence de son souverain. Autrement,
c'est sa propre sentence, et elle est injuste.
La loi étant un commandement, et un commandement
consistant en la déclaration, la manifestation de la volonté de celui qui
commande, oralement, ou par écrit, ou par quelque autre preuve suffisante
[qu'il s'agit bien de sa volonté], nous pouvons comprendre que le commandement
de la République est loi uniquement pour ceux qui ont les moyens d'en prendre
connaissance. Il n'est pas de loi au-dessus des idiots de naissance, des
enfants, des fous, pas plus qu'au-dessus des bêtes brutes, et d'un point de vue
juridique ils ne sont ni justes ni injustes, parce qu'ils n'ont jamais eu le
pouvoir de passer une convention ou d'en comprendre les conséquences, et que,
par conséquent, ils n'ont jamais pris sur eux d'autoriser les actions de quelque
souverain, comme ils doivent le faire pour se construire une République. Il en
est de même de ceux que la nature ou un accident a privés de la connaissance de
toutes les lois en général. De même, tout homme, qu'un accident dont il n'est
pas responsable a privé des moyens de prendre connaissance de quelque loi
particulière, est excusé s'il ne l'observe pas, et, à proprement parler, cette
loi n'est pas une loi pour lui. Il est donc nécessaire de considérer quelles
preuves et quels signes suffisent pour que soit connue ce qu'est la loi,
c'est-à-dire ce qu'est la volonté du souverain, aussi bien dans les monarchies
que dans les autres formes de gouvernement.
Premièrement, s'il existe une loi qui oblige tous les
sujets sans exception, et qui n'est pas écrite, ni publiée d'une autre façon en
ces lieux où l'on peut en prendre connaissance, c'est une loi de nature. En
effet, tout ce que les hommes doivent reconnaître pour loi, non sur la parole
d'autrui, mais chacun par sa propre raison, doit être tel qu'il y ait accord
avec la raison de tous les hommes, ce qui ne peut être pour aucune loi, sinon
pour la loi de nature. Il n'est donc pas nécessaire de publier, ni de
proclamer, les lois de nature, en tant qu'elles sont contenues dans cette
unique sentence, approuvée dans le monde entier : ne fais pas à autrui ce que tu juges déraisonnable qu'autrui te fasse.
Deuxièmement, si c'est une loi qui oblige uniquement
des hommes d'une certaine condition, ou un seul individu, et qu'elle n'est pas écrite,
ni publiée par le monde, c'est alors aussi une loi de nature, et elle est
connue par les mêmes preuves et signes qui distinguent ceux qui sont dans une
telle condition des autres sujets. En effet, toute loi non écrite, ou qui n'est
en aucune façon publiée par celui qui fait qu'elle est loi, ne peut être connue
d'aucune autre manière que par la raison de celui qui doit lui obéir, et elle
est donc non seulement une loi civile, mais aussi une loi naturelle. Par exemple,
si le souverain emploie un ministre public, sans instructions écrites précisant
ce qu'il faut faire, ce ministre est obligé de prendre comme instructions ce
que dicte la raison; et s'il institue un juge, le juge doit tenir compte du
fait que sa sentence doit être en accord avec la raison de son souverain , et,
sa raison étant censée être l'équité, le juge est tenu de s'y tenir par la loi
de nature. S'il s'agit d'un ambassadeur, celui-ci doit, pour toutes les choses
qui ne sont pas contenues dans les instructions écrites, prendre pour instruction
ce que la raison lui dicte comme étant le plus favorable à l'intérêt de son
souverain; et il en est ainsi des toutes les autres ministres de la
souveraineté, publics ou privés. Toutes ces instructions de la raison naturelle
peuvent être englobées sous le nom de loyauté,
qui est une branche de la justice naturelle.
À l'exception de la loi de nature, il appartient à
l'essence de toutes les autres lois d'être portées à la connaissance de tout
homme qui sera obligé de leur obéir, soit oralement, soit par écrit, soit par
quelque autre acte connu comme procédant de l'autorité souveraine. En effet, la
volonté d'autrui ne peut être comprise que par ses propres paroles, ses actes,
ou par des conjectures faites à partir de ses buts et desseins, que l'on suppose
toujours, dans la personne de la République, s'accorder avec l'équité et la
raison. Dans les temps anciens, avant que l'écriture ne soit d'un usage commun,
les lois étaient souvent mises en vers, pour que le peuple inculte, prenant
plaisir à les chanter ou à les réciter, puisse plus facilement les retenir en
mémoire. Et pour la même raison, Salomon
recommande à un homme de lier les Dix Commandements à ses dix doigts. Quant à
la Loi que Moïse donna aux enfants d'Israël au renouvellement du contrat
d'Alliance, il leur ordonna de l'apprendre à leurs enfants, en en parlant aussi
bien à la maison qu'en chemin, aussi bien en allant se coucher qu'en se levant,
de l'inscrire sur les montants et les portes de leurs maisons, et de rassembler
le peuple, hommes, femmes et enfants, pour en entendre la lecture.
Il n'est pas suffisant que la loi soit écrite et
publiée, il faut aussi qu'il existe des signes manifestes qu'elle procède de la
volonté du souverain, car les particuliers, quand ils ont, ou croient avoir assez
de force pour assurer leurs injustes desseins, et les mener en toute sécurité
jusqu'au but [visé] par leurs ambitions, peuvent publier comme lois ce qui leur
plaît, sans ou contre l'autorité législative. Il est donc nécessaire qu'il y
ait, non seulement une déclaration de loi, mais aussi des signes suffisants de
l'auteur et de l'autorité. Qui est l'auteur, le législateur, en toute
République, cela est évident, parce qu'il est le souverain qui, ayant été
institué par le consentement de chacun, est supposé être suffisamment connu par
tous. Et quoique l'ignorance et le [sentiment] de sécurité des hommes soient
tels, pour la plupart, qu'ils finissent par en oublier la première institution
de leur République et ne songent plus au pouvoir qui les défend habituellement
contre leurs ennemis, qui protège leurs activités, qui leur rend justice quand
un tort leur a été fait, cependant, parce que nul, y songeant, ne peut avoir un
doute, aucune excuse ne peut être tirée de l'ignorance du lieu où se trouve la
souveraineté. Et la raison naturelle nous dicte (et c'est par conséquent une
loi de nature évidente) que nul ne doit affaiblir ce pouvoir dont il a lui-même
réclamé ou reçu sciemment la protection contre autrui. Par conséquent, à la
question qui est souverain?, nul
homme ne peut avoir un doute sans en être personnellement responsable (quoi que
les méchants suggèrent). La difficulté consiste à prouver que l'autorité a bien
pour origine le souverain; et sa solution dépend de la connaissance des tous
les registres publics, des conseils publics, des ministres et sceaux publics
par lesquels toutes les lois sont suffisamment authentifiées. Authentifiées,
ai-je dit, et pas autorisées, car la vérification n'est que l'attestation et
l'enregistrement, non l'autorité de la loi, qui consiste uniquement dans le
commandement du souverain.
Si donc un homme est impliqué dans une affaire de tort
qui dépend de la loi de nature, c'est-à-dire de la commune équité, la sentence
du juge à qui a été confiée l'autorité d'instruire de telles causes est une
authentification suffisante de la loi de nature dans ce cas individuel. En
effet, quoique l'avis de celui qui fait profession d'étudier la loi soit utile
pour éviter les disputes, ce n'est cependant qu'un avis. C'est le juge qui
doit, sur audition du litige, dire aux hommes ce qu'est la loi.
Mais quand l'affaire porte sur un tort, ou une
infraction à la loi, et relève de la loi écrite, chacun, ayant la possibilité
d'avoir recours aux registres par lui-même ou par d'autres, peut, s'il le veut,
être suffisamment informé, avant de faire tort de cette façon, ou de commettre
l'infraction à la loi, pour savoir s'il s'agit ou non d'un tort. Mieux! Il doit
procéder ainsi. En effet, quand un homme se demande si l'action qu'il va faire
est juste ou injuste, et qu'il peut s'informer s'il le veut, faire cette action
est illégal. De la même manière, celui qui se juge victime d'un tort, dans un
cas déterminé par la loi écrite, qu'il peut, par lui-même ou par d'autres,
consulter et examiner, et qui porte plainte avant d'avoir consulté la loi, agit
injustement et révèle une disposition à importuner autrui plutôt qu'une
disposition à réclamer le droit qui est le sien.
Si l'affaire porte sur une question d'obéissance à un
officier public, avoir vu son mandat avec le sceau public, l'avoir entendu lire
ou avoir eu les moyens d'en être informé si on l'avait voulu, c'est là une
vérification suffisante de son autorité. En effet, chacun est obligé de
s'efforcer de son mieux de s'informer de tous les lois écrites qui peuvent
concerner ses propres actions futures.
Le législateur étant connu, et les lois étant
suffisamment publiées, soit par écrit, soit par la lumière naturelle, il manque
cependant une condition tout à fait essentielle pour les rendre obligatoires.
En effet, ce n'est pas dans la lettre que consiste la nature de la loi, mais
dans ce qui est visé par la loi, dans ce qu'elle veut dire, c'est-à-dire dans
l'interprétation authentique de la loi (qui est le jugement du législateur); et
c'est pourquoi l'interprétation de toutes les lois appartient au souverain, et
que les interprètes ne peuvent être que les interprètes que le souverain (à qui
seul les sujets doivent obéissance) nommera. Autrement, en effet, un interprète
habile peut faire porter à la loi un jugement contraire à celui du souverain,
auquel cas l'interprète devient le législateur.
Tous les lois, écrites et non écrites, ont besoin
d'être interprétées. Bien que la loi non écrite de nature soit facile à
interpréter par ceux qui font usage de leur raison sans partialité et sans
passion, ce qui fait que ceux qui la violent n'ont pas d'excuse, cependant, si
l'on considère qu'il en est peu, peut-être aucun, qui ne soient dans certains
cas aveuglés par l'amour de soi ou quelque autre passion, elle est désormais
devenue, de toutes les lois, la plus obscure, et a donc le plus grand besoin
d'interprètes compétents. Les lois écrites, si elles sont brèves, sont
facilement mal interprétées, à cause des différentes significations d'un ou de
deux mots; et si elles sont longues, elles sont encore plus obscures, à cause
des différentes significations de nombreux mots, à un point tel qu'aucune loi
écrite, rédigée en peu ou en beaucoup de mots, ne peut être bien comprise sans
une parfaite compréhension des causes finales pour lesquelles la loi fut faite,
connaissance qui appartient au législateur. Pour le législateur, donc, il ne
peut y avoir de nœud impossible à dénouer, soit en découvrant les fins de la
loi, par lesquelles on peut le dénouer, soit en les choisissant comme il le
veut (comme le fit Alexandre avec son
épée pour le nœud gordien), par son pouvoir législatif, ce qu'aucun autre
interprète ne peut faire.
L'interprétation des lois de nature, dans une
République, ne dépend pas des livres de philosophie morale. L'autorité des
auteurs, sans l'autorité de la République, ne fait pas de leurs opinions des
lois, aussi vraies puissent-elles jamais être. Ce que j'ai écrit dans ce traité
sur les vertus morales, et sur leur nécessité pour se procurer et maintenir la paix,
bien qu'il s'agisse de vérités évidentes, n'est donc pas immédiatement loi par
cela, si ce n'est parce que, dans toutes les Républiques du monde, c'est une
partie de la loi civile. En effet, quoique ce soit naturellement raisonnable,
c'est cependant par le pouvoir souverain que c'est loi. Sinon, ce serait une
grande erreur d'appeler les lois de nature lois non écrites, lois sur
lesquelles nous voyons tant de volumes publiés, tant de contradictions entre
ces volumes, et au sein d'un même volume.
L'interprétation de la loi de nature est la sentence
du juge institué par l'autorité souveraine pour entendre les litiges relevant
de cette loi et en décider, et elle consiste dans l'application de la loi au
cas en question. En effet, par l'acte de judicature, le juge ne fait rien de
plus que considérer si la requête de la partie s'accorde avec la raison
naturelle et l'équité, et la sentence qu'il rend est donc l'interprétation de
la loi de nature, laquelle interprétation est authentique, non parce que c'est
sa sentence privée, mais parce qu'il la rend par autorité du souverain, par
laquelle elle devient la sentence du souverain qui est dès lors loi pour les
parties qui plaident.
Mais comme n'existe aucun juge subalterne, aucun
souverain qui ne puisse se tromper dans un jugement en équité, si ensuite, pour
un autre cas semblable, il trouve plus en accord avec l'équité de rendre une
sentence contraire, il est obligé de le faire. Aucune erreur humaine ne devient
sa propre loi, ni le l'oblige à persévérer en ce sens. Pour la même raison,
elle ne devient pas non plus une loi pour les autres juges, même s'ils ont juré
de la suivre. En effet, bien qu'une sentence, dans le cas des lois qui peuvent
être modifiées, rendue à tort par autorité du souverain qui le sait et le permet,
institue une nouvelle loi pour des cas où chaque petit détail est le même,
cependant, pour les lois immuables, comme le sont les lois de nature, n'existe
aucune loi à laquelle le même juge, ou d'autres juges, doivent se conformer à
l'avenir. Les princes succèdent à d'autres princes, un juge passe et un autre
juge arrive. Mieux! Le ciel et la terre passeront, mais pas un seul iota de la
loi de nature ne passera car c'est la loi éternelle de Dieu. C'est pourquoi
toutes les sentences des juges du passé ne peuvent pas, toutes ensemble,
constituer une loi contraire à l'équité naturelle. Aucun exemple non plus,
puisé chez les juges précédents, ne peut donner une autorité à une sentence
déraisonnable, ou dispenser un juge actuel de se donner la peine de rechercher
ce qu'est l'équité (pour le cas qu'il doit juger) à partir des principes de sa
propre raison naturelle. Pour prendre un exemple, il est contraire à la loi de
nature de punir l'innocent, et
l'innocent est celui qui se disculpe en justice et est reconnu innocent par le
juge. Supposons maintenant le cas d'un homme accusé d'une infraction capitale,
qui, vu le pouvoir et la malveillance de quelque ennemi, et la fréquente
corruption et partialité des juges, s'enfuie par crainte de l'issue, soit
ensuite repris et soumis à un jugement légal, qu'il apparaisse de façon
suffisante qu'il n'est pas coupable de l'infraction à la loi, et que, étant
acquitté de son infraction, il soit cependant condamné à perdre ses biens :
c'est là une condamnation manifeste de l'innocent. Je dis par conséquent qu'il
n'est aucun endroit au monde où cela puisse être une interprétation d'une loi
de nature, ou être institué une loi par les sentences des précédents juges qui
ont jugé de la même façon. En effet, celui qui a jugé ce type de cas le premier
a jugé injustement, et aucune injustice ne peut être un modèle de jugement pour
les juges ultérieurs. Une loi écrite peut interdire aux innocents de s'enfuir,
et ils peuvent être punis pour s'être enfuis; mais que cette fuite par crainte
de subir un tort soit considérée comme une présomption de culpabilité, après
qu'un homme a été déjà été acquitté de l'infraction à la loi en justice, voilà
qui est contraire à la nature d'une présomption, qui n'a plus lieu d'être après
qu'on a rendu le jugement. C'est pourtant ce qu'écrit un grand spécialiste de
la Common Law anglaise : Si un homme, dit-il, qui est accusé de crime,
et qui s'enfuit par crainte de cette
accusation, même s'il se disculpe en justice de ce crime, si cependant il
s'avère qu'il a fui à cause de cette accusation, on confisquera, nonobstant
son innocence, tous ses biens et effets,
créances et droits. En effet, pour la
confiscation, la loi n'admet aucune preuve contre la présomption légale fondée
sur sa fuite. On voit ici un innocent
acquitté par la justice, condamné, nonobstant
son innocence (alors qu'aucune loi ne lui interdisait de s'enfuir), après
son acquittement, sur une présomption
légale, à perdre tous les biens qu'il possède. Si la loi avait fondé sur sa
fuite une présomption de fait (ce qui était passible de la peine capitale), la
sentence aurait dû être la sentence capitale. Si la présomption ne se fonde pas
sur le fait, pourquoi perdrait-il alors ses biens? Cela ne correspond donc à
aucune loi de l'Angleterre, et cette
condamnation n'est pas fondée sur une présomption de loi, mais sur la
présomption des juges. Il est aussi contraire à la loi de dire qu'aucune preuve
ne sera admise contre une présomption légale. En effet, tout juge, souverain
ou subalterne, s'il refuse d'entendre les preuves, refuse de faire justice car,
encore que la sentence soit juste, cependant les juges qui condamnent sans
entendre les preuves présentées, sont des juges injustes, et leur présomption
n'est qu'une prévention qu'aucun homme ne doit apporter avec lui pour siéger en
justice, quels que soient les jugements et exemples précédents qu'il prétendra
suivre. Il y a d'autres choses de cette nature où les jugements des hommes ont
été pervertis parce qu'ils se sont fiés à des précédents. Mais cela suffit pour
montrer que, quoique la sentence du juge soit une loi pour les parties qui
plaident, elle n'est cependant pas loi pour le juge qui lui succédera dans
cette fonction.
De la même manière, quand la question porte sur la
signification des lois écrites, celui qui écrit un commentaire sur ces lois
n'est pas leur interprète. En effet, les commentaires sont communément plus
sujets aux arguties que le texte lui-même, ils exigent d'autres commentaires,
et ainsi, on n'aura jamais fini d'interpréter. Et donc, à moins qu'il n'y ait
un interprète autorisé par le souverain, dont les juges subalternes ne doivent
pas s'écarter, l'interprète ne peut être autre que les juges ordinaires, de la
même manière qu'ils le sont dans le cas d'une loi non écrite. Leurs sentences
doivent être prises comme des lois par ceux qui plaident, mais les autres juges
ne sont pas tenus, pour les cas semblables, de rendre des jugements semblables.
En effet, un juge peut se tromper, même dans l'interprétation des lois écrites,
mais aucune erreur d'un juge subalterne ne peut modifier la loi, qui est la
sentence générale du souverain.
Pour les lois écrites, on a l'habitude de faire une
différence entre la lettre et l'esprit de la loi; et si par lettre, on entend
tout ce qu'on peut faire sortir des simples mots, c'est une bonne distinction.
En effet, les significations de presque tous les mots, soit en eux-mêmes, soit
dans leur usage métaphorique, sont ambiguës et, dans un débat, on peut les
tirer vers de nombreux sens, alors que la loi n'a qu'un seul sens. Mais si par
lettre, on entend le sens littéral, alors la lettre et l'esprit, ou intention
de la loi ne font qu'une. En effet, le sens littéral est celui que le
législateur avait l'intention de signifier par la loi. Or, l'intention du législateur
est toujours supposée être l'équité, car ce serait pour un juge offenser
gravement le souverain que de penser autrement. Le juge doit donc, si ce que
dit la loi n'autorise pas pleinement une sentence raisonnable, y suppléer par
la loi de nature, ou, si le cas est difficile, reporter le jugement jusqu'à ce
qu'il reçoive un mandat plus précis. Par exemple, une loi écrite ordonne que
celui qui est chassé par la force de sa maison y soit réintégré par la force.
Or, il se trouve qu'un homme a laissé sa maison inoccupée, et à son retour on
l'empêche d'entrer par la force. Dans ce cas, aucune loi spéciale n'a été
prévue. Il est manifeste que ce cas est compris dans la même loi, car
autrement, il n'a plus aucun recours, ce qu'on doit supposer contraire à l'intention
du législateur. De même, le texte de la loi ordonne de juger conformément aux
dépositions. Un homme est accusé à tort d'un acte que le juge lui-même a vu un
autre faire, et non celui qui est accusé. Dans ce cas, le juge ne doit ni
suivre la lettre de la loi pour condamner l'innocent, ni rendre une sentence
qui soit contraire aux dépositions des témoins, parce que la lettre de la loi y
est contraire. Il doit obtenir du souverain qu'un autre juge soit choisi et
qu'il soit lui-même témoin. De sorte que les incommodités qui viennent des
simples mots de la loi écrite peuvent le conduire à l'intention de la loi,
afin, de cette façon, de l'interpréter au mieux, car aucune incommodité ne peut
justifier une sentence contraire à la loi. En effet, tout juge est juge du bon
et du mauvais, non de ce qui convient ou ne convient pas à la République.
Les aptitudes qu'on exige d'un bon interprète de la
loi, c'est-à-dire d'un bon juge, ne sont pas les mêmes que celles qu'on exige
d'un avocat, à savoir [celles qui sont fondées sur] l'étude des lois. En effet,
un juge, tout comme il ne doit prendre connaissance du fait que par les seuls
témoins, doit de même prendre connaissance de la loi par les seuls statuts et
arrêts du souverain, allégués dans les plaidoiries, ou qui ont été portés à sa
connaissance par ceux qui tiennent du souverain l'autorité de le faire; et il
n'a pas besoin de se soucier, avant, de son jugement, puisque ce qu'il dira sur
le fait lui sera donné par les témoins, et ce qu'il dira sur les questions de
loi par ceux qui les lui indiqueront par leurs plaidoiries, [et ceux] qui ont
autorité pour interpréter la loi au tribunal. An Angleterre, les Lords du Parlement étaient juges, et les cas les
plus difficiles ont été entendus et décidés par eux. Cependant, peu d'entre eux
étaient vraiment versés dans l'étude des lois, et encore moins nombreux étaient
ceux qui en faisaient profession, et quoiqu'ils consultassent des juristes qui
étaient nommés pour pouvoir être consultés sur place, ils étaient cependant seuls
à avoir autorité pour rendre la sentence. De la même manière, dans les procès
ordinaires, douze hommes sans titre particulier sont juges et rendent la
sentence non seulement sur le fait, mais aussi sur le droit, et ils se bornent
à se prononcer pour le plaignant et le défendeur. Et s'il est question
d'infraction à la loi, ils ne déterminent pas seulement si elle a été commise
ou non, mais aussi si c'est un meurtre, un homicide, un crime, des voies de
fait, etc., [bref] ce qu'a décidé la loi. Mais parce qu'ils ne pas sont pas
censés connaître la loi par eux-mêmes, quelqu'un a autorité pour les informer
de cette loi dans le cas particulier qu'ils ont à juger. Cependant, s'ils ne jugent
pas en accord avec ce que leur est dit, ils ne sont pas pour cela susceptibles
d'encourir une peine, à moins qu'on ne fasse apparaître qu'ils ont jugé contre
leur conscience ou qu'ils ont été soudoyés.
Ce qui fait un bon juge ou un bon interprète de la
loi, c'est : premièrement, l'exacte
compréhension de cette principale loi de nature qu'on appelle l'équité, qui ne dépend pas de la lecture
de ce que les hommes ont écrit, mais de la bonne qualité, chez un homme, de sa
propre raison naturelle, et de la méditation, et qui est censée se trouver chez
ceux qui ont le plus de loisir pour méditer sur cette loi, et qui y sont le
plus portés. Deuxièmement, le dédain des
richesses superflues et de l'avancement. Troisièmement, être capable, pour juger, de se débarrasser
de toute crainte, colère, haine, amour et compassion. Quatrièmement et
dernièrement, avoir la patience
d'écouter, pendre soin d'être attentif pour cela, avoir de la mémoire pour
retenir, digérer et appliquer ce qui a été entendu.
La distinction et la classification des lois a été
faite de diverses manières, selon les méthodes différentes des hommes qui ont
écrit sur ce sujet. En effet, c'est une chose qui ne dépend pas de la nature
mais du plan de l'écrivain, et qui est donc subordonnée à la méthode
personnelle de chacun. Dans les Institutes
de Justinien, nous trouvons sept
sortes de lois civiles :
Les édits, arrêts et lettres du prince,
c'est-à-dire de l'empereur, parce que tout le pouvoir du peuple lui
appartenait. Les proclamations des rois d'Angleterre
leur sont semblables.
Les décrets de
tout le peuple de Rome, y compris le Sénat, quand ils étaient mis en débat
par le Sénat. Ce furent des lois,
d'abord, en vertu du pouvoir souverain résidant dans le peuple, et celles
d'entre elles qui ne furent pas abrogées par les empereurs demeurèrent lois en
vertu de l'autorité impériale. En effet, toutes les lois auxquelles on est tenu
sont censées être lois par l'autorité de celui qui a le pouvoir de les abroger.
Ces lois sont en quelque sorte semblables aux actes du parlement, en Angleterre.
Les décrets de
la plèbe, à l'exclusion du Sénat, quand ils étaient mis en débat par le tribun du peuple. En effet, ceux d'entre
eux qui ne furent pas abrogés par les empereurs demeurèrent lois en vertu de
l'autorité impériale. Ces décrets sont semblables aux ordres de la Chambre des Communes, en Angleterre.
Les senatusconsulta, les ordres du Sénat, parce que, quand le peuple de Rome devint si nombreux qu'il était difficile de l'assembler,
l'empereur jugea bon de devoir consulter le Sénat au lieu du peuple; et ces
lois ont quelque ressemblance avec les actes du conseil.
Les édits des
prêteurs, et dans certains cas des édiles,
tels les présidents de tribunaux des cours d'Angleterre.
Les responsa
prudentium, qui étaient les sentences et les opinions de ces juristes
auxquels l'empereur donnait autorité pour interpréter la loi et pour répondre à
ceux qui leur demandaient leur avis en matière de loi. Les juges, en rendant
leur jugement, étaient obligés par les arrêts de l'empereur de se conformer à
ces avis. Ce serait semblable aux procès-verbaux des affaires jugées, si les
autres juges étaient tenus par la loi d'Angleterre
de s'y conformer. En effet, les juges de la common
law d'Angleterre ne sont pas
proprement des juges, mais des juris
consulti, à qui les juges, qui sont soit les lords, soit douze hommes du
pays, doivent demander avis sur les points de loi.
Aussi les coutumes
non écrites, qui sont, par leur nature propre, une imitation de la loi,
sont de véritables lois par le consentement tacite de l'empereur, au cas où
elles ne sont pas contraires à la loi de nature.
Il existe une autre classification des lois en lois naturelles et lois positives. Les lois naturelles
sont celles qui sont lois de toute éternité, et elles sont appelées non
seulement lois naturelles, mais aussi
lois morales, qui consistent en
vertus morales comme l'équité et toutes les tournures d'esprit conduisant à la
paix et à la charité, dont j'ai déjà parlé aux chapitres quatorze et quinze.
Les lois positives
sont celles qui n'existent pas de toute éternité, mais qui ont été faites lois
par ceux qui détenaient le pouvoir souverain sur les autres, et ces lois sont
soit écrites, soit portées à la connaissance des hommes par quelque autre
preuve [qu'il s'agit bien] de la volonté de leur législateur.
De plus, parmi les lois positives, certaines sont humaines, d'autres sont divines; et parmi les lois positives
humaines, certaines sont distributives,
d'autres sont pénales. Les lois distributives sont celles qui
déterminent les droits des sujets, déclarant à chaque homme quel est le droit
par lequel il acquiert et détient une propriété en terres ou en biens
mobiliers, et un droit d'action, ou liberté d'action. Ces lois s'adressent à
tous les sujets. Les lois pénales
sont celles qui déclarent quelle peine sera infligée à ceux qui violent la loi,
et elles s'adressent aux ministres et officiers institués pour les exécuter.
Car, quoique chacun doive être informé des châtiments prévus en cas de
transgression, cependant le commandement n'est pas adressé à celui qui commet
une infraction (on ne peut imaginer qu'il veuille lui-même loyalement se
punir), mais aux ministres publics nommés pour veiller à l'exécution de la
peine. Et ces lois pénales sont pour la plupart rédigées en même temps que les
lois distributives, et elles sont parfois appelées des jugements, car toutes
les lois sont des jugements généraux, ou sentences du législateur, de même que
chaque jugement particulier est une loi pour celui dont l'affaire est jugée.
Les lois divines
positives (car les lois naturelles, étant éternelles et universelles, sont
toutes divines) sont celles qui, étant les commandements de Dieu, non de toute
éternité, ni universellement adressés à tous les hommes, mais seulement à un
certain peuple ou à certaines personnes, sont déclarées telles par ceux qui
sont autorisés par Dieu à les déclarer. Mais comment peut-on savoir quel est
l'homme qui a cette autorité pour déclarer quelles sont ces lois positives de
Dieu? Dieu peut commander de façon surnaturelle à un homme de transmettre des
lois aux autres hommes. Mais, comme il est de l'essence de la loi que celui qui
est obligé soit assuré de l'autorité de celui qui la lui déclare, et comme on
ne peut pas naturellement prendre connaissance que cette autorité vient de
Dieu, comment peut-on sans révélation
surnaturelle être assuré de la révélation reçue par celui qui la déclare? Et
comment peut-on être tenu d'obéir à ces lois ? Pour ce qui est de la
première question (comment peut-on être assuré de la révélation d'un autre sans
qu'on ait eu soi-même une révélation particulière?), c'est évidemment
impossible. En effet, quoiqu'on puisse être induit à croire une telle
révélation, par les miracles qu'on voit faire à un homme, en voyant l'extraordinaire
sainteté de sa vie, sa sagesse extraordinaire ou la félicité extraordinaire de
ses actions, toutes choses qui sont des signes d'une grâce extraordinaire de
Dieu, cependant, ce ne sont pas des preuves certaines d'une révélation
particulière. Faire des miracles, c'est faire quelque chose de merveilleux,
mais ce qui est merveilleux pour l'un ne l'est pas pour l'autre. La sainteté
peut être feinte, et les félicités visibles de ce monde sont le plus souvent
l'ouvrage de Dieu par des causes naturelles et ordinaires. C'est pourquoi nul
homme ne peut infailliblement savoir par raison naturelle qu'un autre a eu une
révélation surnaturelle de la volonté de Dieu, ce n'est qu'une croyance, et
chacun aura une croyance plus ferme ou plus faible selon que les signes lui
apparaîtront plus ou moins importants.
Mais la seconde question (comment peut-on être tenu
d'obéir à ces lois?) n'est pas aussi difficile. En effet, si la loi déclarée
n'est pas contraire à la loi de nature, qui est indubitablement une loi de
Dieu, et si l'on s'engage à lui obéir, on est tenu par son propre acte; tenu,
dis-je, de lui obéir, non tenu d'y croire, car la croyance des hommes et les
pensées intérieures ne sont pas assujetties aux commandements de Dieu, mais
seulement à son action, ordinaire ou extraordinaire. Avoir foi en une loi
surnaturelle n'est pas lui obéir dans les faits, mais lui donner seulement son
assentiment, et ce n'est pas un devoir dont nous faisons preuve à l'égard de
Dieu, mais un don que Dieu donne gratuitement à qui lui plaît, de même que ne
pas y croire n'est pas faire une infraction à l'une quelconque de ses lois,
c'est les rejeter toutes, à l'exception des lois naturelles. Mais ce que je dis
sera rendu encore plus clair par les exemples et témoignages qui concernent
cette question dans l’Écriture Sainte. La convention que Dieu fit avec Abraham était celle-ci : Ceci est la convention que tu observeras
entre moi et toi, et ta descendance après toi. Les descendants d'Abraham n'ont pas eu cette révélation,
ils n'existaient pas encore. Pourtant ils étaient une partie de la convention et
étaient tenus d'obéir à ce qu'Abraham
leur déclarerait être la loi de Dieu, ce qu'ils ne pouvaient être qu'en vertu
de l'obéissance qu'ils devaient à leurs parents qui (s'ils ne sont pas
assujettis à un autre pouvoir terrestre, comme ici dans le cas d'Abraham) détiennent le pouvoir souverain
sur leurs enfants et leurs serviteurs. De même, quand Dieu dit à Abraham, En toi, toutes les nations de la terre seront bénies, car je sais que
ordonneras à tes enfants et à ta maison de garder après toi la voie du Seigneur,
et d'observer la justice et les décisions judiciaires, il est manifeste que
l'obéissance de sa famille, qui n'avait pas eu de révélation, dépendait de la
précédente obligation d'obéir à leur souverain. Au mont Sinaï, Moïse monta seul
vers Dieu. Il était interdit au peuple d'approcher sous peine de mort.
Cependant, le peuple était tenu d'obéir à tout ce que Moïse lui déclarait être la loi de Dieu. Pour quelle raison, sinon
leur propre soumission : parle-nous et
nous t'entendrons; mais que Dieu ne nous parle pas, de peur que nous ne
mourrions. Ces deux passages montrent de façon suffisante que, dans une
République, un sujet qui n'a pas en particulier une révélation certaine et
assurée quant à la volonté de Dieu doit obéir aux commandements de la République
comme s'il s'agissait de cette volonté; car si les hommes avaient la liberté de
prendre comme commandements de Dieu leurs propres rêves et phantasmes, ou les
rêves et phantasmes des particuliers, c'est à peine si deux hommes
s'accorderaient sur ce que sont les commandements de Dieu, et cependant chacun,
par égard à ces songes et phantasmes, mépriserait les commandements de la
République. Je conclus donc que, pour toutes les choses qui ne sont pas
contraires à la loi morale (c'est-à-dire à la loi de nature), tous les sujets
sont tenus d'obéir à ce que les lois de la République déclarent être la loi
divine; ce qui est aussi évident à la raison de tout homme, car tout ce qui
n'est pas contraire à la loi de nature peut être fait loi au nom de ceux qui détiennent
le pouvoir souverain, et il n'y a aucune raison pour que les hommes soient
moins obligés par cette loi quand elle est faite au nom de Dieu. D'ailleurs, il
n'existe aucun endroit dans le monde où les hommes aient la permission
d'alléguer d'autres commandements de Dieu que ceux qui sont déclarés tels par
la République. Les États chrétiens punissent ceux qui se révoltent contre la
religion chrétienne, et tous les autres États ceux qui établissent une religion
qu'ils interdisent. En effet, dans tout ce qui n'est pas réglementé par la
République, c'est l'équité (qui est la loi de nature, et donc une loi éternelle
de Dieu) que tout homme jouisse également de sa liberté.
Il y a aussi une autre distinction entre les lois fondamentales et les lois non fondamentales. Mais je n'ai jamais
pu trouver chez un auteur ce que signifie loi fondamentale. Néanmoins, on peut
très raisonnablement distinguer les lois de cette manière.
En effet, une loi fondamentale, dans toute République,
est celle dont la disparition provoque la ruine et la dissolution complète de
la République, comme un immeuble dont les fondations sont détruites. Et c'est
pourquoi une loi fondamentale est celle par laquelle les sujets sont tenus de
soutenir tout pouvoir donné au souverain, qu'il s'agisse d'un monarque ou d'une
assemblée souveraine, pouvoir sans lequel la République ne peut se maintenir,
comme le pouvoir de guerre et de paix, de judicature, de choix des officiers,
et tout ce que le souverain jugera nécessaire pour le bien public. Une loi non
fondamentale est celle dont l'abrogation n'entraîne pas avec elle la
dissolution de la République, comme sont les lois qui concernent les litiges de
sujet à sujet. C'est assez pour la classification des lois.
Je trouve les expressions lex civilis et jus civile,
c'est-à-dire loi civile et droit civil employées indifféremment
[pour désigner] la même chose, même chez les auteurs les plus savants, ce qui,
pourtant, ne devrait pas être. En effet, le droit
est liberté, à savoir cette liberté
que la loi civile nous accorde, mais la loi
civile est une obligation qui
nous ôte la liberté que la loi de nature nous a donnée. La nature a donné à
tout homme le droit d'assurer sa sécurité par sa propre force et d'attaquer
préventivement son prochain s'il le suspecte; mais la loi civile nous ôte cette
liberté dans tous les cas où l'on peut attendre sans danger la protection de la
loi, de sorte que lex et jus diffèrent autant que l'obligation et la liberté.
De même les mots lois
et chartes sont employées
indifféremment [pour désigner] la même chose. Pourtant, les chartes sont des
donations du souverain, et ne sont pas des lois, mais des exemptions de la loi.
La formule d'une loi est jubeo, injungo, [c'est-à-dire] je commande, j'enjoins, la formule d'une charte est dedi, concessi,
[c'est-à-dire] j'ai donné, j'ai concédé. Mais ce qui est donné ou
concédé à un homme ne lui est pas imposé de force par une loi. Une loi peut
être faite pour obliger tous les sujets d'une République; une liberté, une
charte est faite pour un seul homme ou une seule partie du peuple. En effet,
dire que le peuple entier de la République dispose de liberté en tel ou tel
cas, c'est dire que, dans un tel cas, aucune loi n'a été faite, ou, si une loi
a été faite, qu'elle est désormais abrogée.
Chapitre XXVII : Des Infractions à la loi, excuses et circonstances atténuantes.
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Même version du chapitre avec notes sur Philotra
Un péché n'est pas seulement la transgression d'une loi, elle est
aussi tout mépris du législateur, car un tel mépris est une infraction à toutes
les lois à la fois. Le péché peut donc consister non seulement dans le fait de commettre un acte, ou de tenir un discours
interdit par les lois, ou dans l'omission
de ce que la loi commande, mais aussi dans l'intention, dans le dessein de la transgresser. En effet, le dessein
d'enfreindre la loi est un certain degré de mépris envers celui à qui il
appartient de veiller à son exécution. Se délecter, en imagination seulement,
[à l'idée] de posséder les biens d'un autre homme, ses serviteurs, ou sa femme,
sans aucune intention de les lui prendre par la force ou la ruse, ce n'est pas
une violation de la loi qui dit : Tu ne
convoiteras pas. N'est pas non plus un péché le plaisir qu'on a à imaginer
ou rêver la mort de celui dont on ne peut attendre de son vivant que dommage et
déplaisir. Mais c'est un péché que de décider de mettre à exécution quelque
acte tendant à provoquer sa mort. En effet, éprouver du plaisir en imaginant ce
qui donnerait du plaisir si c'était réel est une passion si attachée à la
nature, aussi bien de l'homme que de toute autre créature vivante, qu'en faire
un péché serait considérer le fait d'être un homme comme un péché. Cette
réflexion m'a fait juger trop sévères ceux qui, aussi bien pour eux-mêmes que
pour les autres, soutiennent que les premiers mouvements de l'esprit, même mis
en échec par la crainte de Dieu, sont des péchés. J'avoue cependant qu'il est moins
risqué de se tromper dans ce sens que dans l'autre.
Une INFRACTION A LA LOI est
un péché consistant à commettre par des actes ou des paroles ce que la loi
interdit, ou à omettre ce qu'elle commande. Ainsi, toute infraction à la loi
est un péché, mais tout péché n'est pas une infraction à la loi. Avoir
l'intention de voler ou de tuer est un péché, même si cette intention ne se
manifeste jamais dans des paroles ou des actes, car Dieu, qui voit la pensée de
l'homme, peut l'accuser de cette intention. Mais tant que cette intention ne
se manifeste pas dans quelque chose qui soit fait ou dit, par lequel un juge
humain puisse prouver qu'il y a eu intention, cette intention ne porte pas le
nom d'infraction à la loi. Les Grecs observaient cette distinction entre le mot
amartêma et les mots enklêma ou aitia, le premier (qu'on traduit par péché) signifiant tout écart
par rapport à la loi, et les deux autres (qu'on traduit par infraction à la loi) signifiant
seulement ce péché dont un homme peut accuser un autre homme. Mais il n'y a
aucunement lieu que les intentions qui ne se manifestent pas par quelque acte
extérieur soient l'objet d'une accusation humaine. De la même manière, les
Latins, par le mot peccatum (qui
signifie péché), entendaient toutes
sortes d'écarts par rapport à la loi, mais par le mot crimen (mot qu'ils tirent de cerno,
qui signifie percevoir), ils entendaient seulement ces péchés qui peuvent être
rendues manifestes devant un juge, et qui, par conséquent, ne sont pas de
simples intentions.
De cette relation du péché à
la loi, et de l'infraction à la loi civile, on peut inférer que : premièrement,
là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de péché. Mais comme la loi de nature
est éternelle, la violation des conventions, l'ingratitude, l'arrogance, et
tous les actes contraires à quelque vertu morale ne peuvent jamais cesser
d'être des péchés. Deuxièmement, là où il n'y a pas de loi civile, il n'y a pas
d'infraction à la loi, car comme aucune loi ne demeure, sinon la loi de nature,
il n'y a aucunement lieu qu'il y ait accusation, tout homme étant son propre
juge, accusé seulement par sa propre conscience, et innocenté par la droiture
de sa propre intention. Quand donc son intention est droite, son acte n'est pas
un péché. Dans le cas contraire, son acte est un péché, mais ce n'est pas une
infraction à la loi. Troisièmement, quand il n'y a pas de pouvoir souverain, il
n'y a pas non plus d'infraction à la loi, car quand n'existe pas un tel
pouvoir, on ne peut avoir aucune protection de la loi, et, par conséquent,
chacun peut se protéger par son propre pouvoir. En effet, lors de l'institution
du pouvoir souverain, nul n'est censé abandonner le droit de préserver son
propre corps, pour la sécurité duquel toute souveraineté est ordonnée. Mais
cela doit s'entendre uniquement de ceux qui n'ont pas contribué eux-mêmes à
supprimer ce pouvoir qui les protégeait, car cette suppression serait dès le
début une infraction à la loi.
La source de toute
infraction à la loi est quelque défaut de compréhension, quelque erreur de
raisonnement ou quelque soudaine violence des passions. Le défaut de
compréhension est l'ignorance ;
dans le raisonnement, c'est une opinion
erronée. Ajoutons que l'ignorance est de trois sortes : ignorance de la loi, ignorance du souverain, et ignorance de la peine.
L'ignorance de la loi de nature n'excuse personne, parce que tout homme qui a
atteint l'âge d'user de la raison est censé savoir qu'il ne doit pas faire à
autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fasse. Par conséquent, quel que soit
l'endroit où l'on aille, si l'on fait quelque chose de contraire à cette loi,
c'est une infraction à la loi. Si un homme arrive chez nous des Indes, et qu'il persuade les gens d'ici
de recevoir une nouvelle religion, ou s'il leur enseigne quelque chose qui les
incite à désobéir aux lois du pays, même s'il est autant persuadé qu'on peut
l'être de la vérité de ce qu'il enseigne, il commet une infraction à la loi, et
il peut être avec justice puni pour cette infraction, non seulement parce que
sa doctrine est fausse, mais aussi parce qu'il fait ce qu'il n'approuverait pas
d'un autre qui, venant de chez nous, tenterait de modifier la religion de
là-bas. Mais l'ignorance de la loi civile excusera un homme dans un pays
étranger jusqu'à ce que cette loi lui soit déclarée, parce que, jusque-là, il
n'est lié par aucune loi civile.
De la même manière, si la
loi civile, dans son propre pays, n'est pas suffisamment déclarée pour qu'on
puisse la connaître si on le veut, et si l'action n'est pas contraire à la loi
de nature, l'ignorance est une excuse valable. Dans les autres cas, l'ignorance
de la loi civile n'excuse pas.
L'ignorance du pouvoir
souverain de l'endroit où l'on réside ordinairement n'est pas une excuse, parce
qu'on doit prendre connaissance du pouvoir par lequel on est, à cet endroit,
protégé.
L'ignorance de la peine,
quand la loi est déclarée, n'excuse personne, car, en violant la loi (qui,
sans une crainte de la peine qui suit l'infraction, ne serait pas une loi, mais
de vaines paroles), un homme se soumet à la peine, même s'il ne sait quelle
elle est, parce que quiconque fait une action en accepte toutes les
conséquences connues. Or, le châtiment est une conséquence connue de la
violation des lois de toute République. Si le châtiment est déjà déterminé par
la loi, il y est assujetti, et si ce n'est pas le cas, il est alors assujetti à
un châtiment discrétionnaire. En effet, il est logique que celui qui a causé un
tort sans autre limitation que celle de sa propre volonté subisse un châtiment
sans autre limitation que celle de la volonté de celui dont la loi a été de
cette façon violée.
Mais quand une peine, soit
est attachée à l'infraction dans la loi elle-même, soit a été infligée
habituellement pour des cas semblables, celui qui commet l'infraction est exempté
d'une peine plus lourde. En effet, si le châtiment, connu à l'avance, n'est pas
assez lourd pour décourager les hommes de commettre l'action, il est une invitation
à cette action, parce que, quand les hommes comparent l'avantage de l'injustice
avec le mal de la punition [correspondante], ils choisissent, par une nécessité
de nature, ce qui leur semble meilleur. Et par conséquent, quand ils sont punis
plus lourdement que ce que la loi avait antérieurement déterminé, ou plus
lourdement que ceux qui ont été punis pour la même infraction, c'est la loi qui
les a tentés et qui les a trompés.
Aucune loi faite après que
l'acte a été commis ne peut faire de cet acte une infraction à la loi, parce
que si l'acte est contraire à la loi de nature, la loi existait avant l'acte;
et il est impossible d'en prendre connaissance avant qu'elle ne soit faite, et
elle ne peut donc pas être obligatoire. Mais quand la loi qui interdit un acte
est faite avant que l'acte ne soit commis, celui qui commet l'acte est passible
de la peine instituée après coup, au cas où une peine moins lourde n'a été
instituée avant ni par écrit, ni par l'exemple, pour la raison qui vient juste
d'être alléguée.
À partir de défauts de raisonnement
(c'est-à-dire d'erreurs), les hommes sont incités à enfreindre les lois de
trois façons. Premièrement, par la présomption de faux principes, comme quand
les hommes, ayant observé comment, en tous lieux et de tous temps, les actions
injustes ont acquis une autorité par la violence et les victoires de ceux qui
les ont commises, et que, les puissants, se frayant un passage à travers la
toile d'araignée des lois de leur pays, seuls les plus faibles et ceux qui ont
échoué dans leur entreprise ont été jugés criminels, ces puissants ont de là
pris pour principes et fondements de leur raisonnement que la justice n'est qu'un vain discours; que ce que quiconque peut
obtenir par sa propre industrie et à son propre risque lui appartient; que la
pratique de toutes les nations ne peut être injuste; que les exemples du temps
passé sont de bonnes raisons de refaire la même chose; et de nombreuses
autres choses du même genre qui, si on les accepte, font qu'aucun acte ne peut
en lui-même être une infraction à la loi, que les actes ne peuvent devenir
infractions par la loi, mais [seulement] par le succès de ceux qui les ont
commis, et que le même acte peut être vertueux ou vicieux selon le plaisir de
la fortune. Ainsi, ce que Marius considère
comme une infraction à la loi, Sylla
en fait un acte méritoire, et César
(les mêmes lois demeurant établies) le retransformera en infraction à la loi,
tout cela troublant de façon perpétuelle la paix de la République.
Deuxièmement, ils y sont
incités par de faux maîtres qui, soit interprètent mal la loi de nature, la
rendant incompatible avec la loi civile, soit enseignent comme lois des
doctrines de leur cru, ou des traditions des temps passés, en contradiction
avec les devoirs d'un sujet.
Troisièmement, ils y sont
incités par des inférences erronées à partir de vrais principes, ce qui arrive
communément aux hommes qui se hâtent et se précipitent pour conclure et décider
de ce qu'il faut faire. Tels sont ceux qui, à la fois, ont une haute opinion de
leur propre compréhension et croient que les choses de cette nature ne
requièrent ni temps ni étude, mais seulement l'expérience commune et une bonne
intelligence naturelle, ce dont personne ne se juge dépourvu, alors que
personne ne prétendra posséder, sans une étude longue et approfondie, la
connaissance du bien et du mal, qui n'est pas moins difficile. Aucun de ces
défauts de raisonnement ne peut excuser (quoique certains puissent atténuer)
une infraction à la loi chez celui qui prétend à l'administration de ses
propres affaires privées, et encore moins chez ceux qui assument une charge
publique, parce qu'ils prétendent à cette raison sur le défaut de laquelle ils
voudraient fonder leur excuse.
Parmi les passions qui sont
le plus fréquemment causes d'infraction à la loi, l'une est la vaine gloire, ou
surestimation ridicule de sa propre valeur, comme si la différence de valeur
était un effet de l'intelligence, des richesses, du sang, ou de quelque autre
qualité naturelle ne dépendant pas de la volonté de ceux qui ont l'autorité souveraine.
De là vient la prétention de certains [qui estiment] que les châtiments prévus
par les lois, qui s'étendent généralement à tous les sujets, ne doivent pas
leur être infligés avec la même rigueur qu'ils sont infligés aux pauvres, aux
obscurs et aux simples, qu'on englobe sous le nom de vulgaire.
C'est pourquoi il arrive
couramment que ceux qui estiment leur valeur à partir de l'étendue de leurs
richesses s'aventurent à commettre des infractions à la loi, avec l'espoir
d'échapper au châtiment en corrompant la justice publique, ou en obtenant le
pardon par de l'argent ou par d'autres avantages.
Il arrive que ceux qui ont
des parents nombreux et puissants, ou que des hommes populaires qui ont acquis
une réputation auprès de la multitude, puisent le courage d'enfreindre les lois
dans l'espoir de soumettre le pouvoir auquel il appartient de les faire
exécuter.
Il arrive que ceux qui ont
une haute et fausse opinion de leur propre sagesse se permettent de blâmer les
actions de ceux qui gouvernent et de remettre en question leur autorité, et
ainsi d'ébranler les lois par leurs discours publics, [prétendant par exemple]
que rien ne sera une infraction à la loi, si ce n'est ce que leurs propres
desseins requerront être tel. Il arrive aussi que les mêmes hommes soient
portés à commettre des infractions consistant à utiliser la ruse et à tromper
leurs prochains, parce qu'ils estiment que leurs desseins sont trop subtils
pour être aperçus. Ce sont là, selon moi, les effets d'une fausse présomption
de leur propre sagesse. Parmi ceux qui sont les premiers moteurs des troubles
dans la République (ce qui ne peut jamais arriver sans une guerre civile), très
peu nombreux sont ceux qui demeurent vivants assez longtemps pour voir leurs
nouveaux desseins réalisés; de sorte que le bénéfice de leurs infractions
retombe sur la postérité et sur ceux qui l'auraient le moins souhaité. Ce qui
prouve qu'ils n'étaient pas si sages qu'ils le pensaient. Et ceux qui trompent
[autrui] dans l'espoir d'échapper à la surveillance se trompent couramment,
l'obscurité dans laquelle ils croient se tenir cachés n'étant rien d'autre que
leur propre aveuglement, et ils ne sont pas plus sages que des enfants qui
croient qu'ils se cachent entièrement en cachant leurs propres yeux.
Et généralement, tous les
hommes vaniteux, à moins qu'ils ne soient aussi timorés, sont sujets à la
colère, et plus portés que les autres à interpréter comme du mépris la liberté
habituelle du commerce humain ; et il est peu d'infractions aux lois qui
ne puissent être causés par la colère.
Pour ce qui est des passions
de haine, concupiscence, ambition, et convoitise, quelles infractions elles
sont susceptibles de causer, cela s'impose tant à l'expérience et à la
compréhension de tout homme qu'il est inutile d'en parler, sinon [pour dire]
que ce sont des infirmités, tellement attachées à la nature, aussi bien de
l'homme que de toutes les autres créatures vivantes, qu'on ne peut empêcher
leurs effets, sinon par un usage de la raison hors du commun, ou en les
punissant avec une constante sévérité. En effet, dans ces choses que les
hommes haïssent, ils trouvent des tourments continuels et inévitables pour
lesquels il faut, soit une patience humaine infinie, soit un soulagement
apporté par la suppression du pouvoir qui les tourmente. Avoir cette patience
est difficile, et le deuxième [remède] est souvent impossible sans quelque
violation de la loi. L'ambition et la convoitise sont aussi des passions qui
pèsent et pressent de façon permanente, tandis que la raison n'est pas perpétuellement
présente pour leur résister. Toutes les fois donc que l'espoir de l'impunité se
manifeste, leurs effets se produisent. Pour ce qui est de la concupiscence, ce
qui lui manque en durée, elle l'a en véhémence, ce qui suffit à rabattre la
crainte des châtiments, peu dérangeants et incertains.
De toutes les passions,
celle qui incline le moins les hommes à enfreindre les lois est la crainte.
Mieux ! Mis à part quelques généreuses natures, c'est la seule chose
(quand il y a apparence de profit ou de plaisir à les enfreindre) qui fait
qu'ils les observent. Et pourtant, dans de nombreux cas, une infraction à la
loi peut être commise par crainte.
En effet, ce n'est pas toute
crainte qui justifie l'action qu'elle produit, mais seulement la crainte d'un
dommage corporel, que nous appelons crainte corporelle, dont on ne voit pas
comment se libérer, sinon par l'action. Un homme est attaqué, il craint la mort
immédiate, à laquelle il ne voit pas d'échappatoire, sinon en blessant celui
qui l'attaque: s'il le blesse mortellement, ce n'est pas une infraction à la
loi, parce que personne n'est censé, lors de l'institution de la République,
avoir renoncé à la défense de sa vie ou de ses membres quand la loi
n'intervient pas à temps pour lui porter secours. Mais tuer un homme parce que,
de ses actions et de ses menaces, je peux soutenir qu'il me tuera quand il le
pourra (vu que j'ai le temps et les moyens de demander protection au pouvoir
souverain), est une infraction à la loi. Il en est de même pour un homme qui subit
des paroles déshonorantes ou certains torts mineurs pour lesquels ceux qui ont
fait les lois n'ont pas fixé de châtiment, ni jugé digne qu'un homme ayant
l'usage de la raison en tienne compte, qui a peur, à moins qu'il ne se venge,
d'être déchu jusqu'au mépris, et par suite de subir les mêmes torts de la part
des autres, et qui, pour éviter cela, enfreint la loi, et se protège en vue du
futur par la terreur de sa vengeance privée. C'est une infraction à la loi, car
le dommage n'est pas corporel, il est imaginé, et (quoique, dans ce coin de
l'univers, il ait été rendu sensible par une coutume à l'oeuvre depuis peu
parmi les hommes jeunes et vaniteux) si léger qu'un homme vaillant et qui est
assuré de son propre courage ne saurait en tenir compte. De même, un homme peut
être dans la crainte des esprits, soit à cause de sa propre superstition, soit
parce qu'il accorde trop de crédit à d'autres hommes qui lui racontent des
rêves et des visions étranges ; et cette crainte peut lui faire croire que
ces esprits lui feront du mal s'il fait ou omet certaines choses que,
cependant, il est contraire aux lois de faire ou d'omettre. Et ce qui est ainsi
fait ou omis n'est pas excusé par cette crainte, mais est une infraction à la
loi. En effet, comme je l'ai montré au second chapitre, les rêves ne sont que
les phantasmes qui, pendant notre sommeil, restent des impressions que nos sens
ont antérieurement reçues quand nous étions éveillés. Quand les hommes, à cause
d'une circonstance quelconque, ne sont pas certains d'avoir dormi, il leur
semble que ces phantames sont de véritables visions. Par conséquent, celui qui
a la prétention d'enfreindre la loi à cause de ses propres rêves et soi-disant
visions, ou à cause de ceux d'autrui, ou à cause d'une façon d'imaginer le pouvoir
des esprits invisibles autre que celles qui sont permises par la République,
celui-là délaisse la loi de nature, ce qui est indubitablement une infraction,
et il suit les images de son propre cerveau, ou de celui d'un autre
particulier, sans savoir si elles signifient quelque chose ou ne signifient
rien, et sans savoir non plus si celui qui raconte ses rêves dit la vérité ou
ment. S'il était permis à chaque particulier de faire cela (ce qui doit être,
selon la loi de nature, si quelqu'un a cette permission), aucune loi instituée
ne pourrait tenir, et toute République, ainsi, se dissoudrait.
De ces différentes sources
d'infractions à la loi, il apparaît déjà que toutes les infractions,
contrairement à ce que les stoïciens de l'antiquité soutenaient, ne sont pas de
même valeur. Il y a lieu de tenir compte, non seulement de l'EXCUSE, par
laquelle est prouvé que ce qui semblait être une infraction n'en est pas du
tout une, mais aussi des CIRCONSTANCES ATTENUANTES, par lesquelles une
infraction qui semblait grave se révèle de moindre importance. En effet,
quoique toutes ces infractions méritent toutes le nom d'injustice, comme toutes
les déviations par rapport à une ligne droite sont des courbures, ce que les
stoïciens ont justement observé, cependant il ne s'ensuit pas que toutes les
infractions soient également injustes, pas plus que toutes les lignes courbes
ne suivent la même courbure, ce que n'ont pas observé les stoïciens qui
tenaient pour une aussi grave infraction à la loi de tuer une poule que de tuer
son père.
Ce qui excuse totalement un
acte, et lui enlève sa nature d'infraction à la loi, ne peut être que ce qui,
en même temps, supprime l'obligation de la loi. En effet, une fois que l'acte
est commis contrairement à la loi, si celui qui l'a commis est obligé par la
loi, cet acte ne peut être autre chose qu'une infraction.
Le manque de moyens de
connaître la loi excuse totalement, car la loi dont on ne peut s'informer n'est
pas obligatoire. Mais le défaut de diligence à s'enquérir de la loi ne sera pas
considéré comme un manque de moyens. De même, celui qui prétend posséder assez
de raison pour gouverner ses affaires privées est censé ne pas manquer de
moyens pour connaître les lois de nature, parce qu'elles sont connues par la
raison qu'il prétend avoir. Seuls les enfants et les fous sont excusés des
infractions qu'ils commettent contre la loi naturelle.
Quand un homme est
prisonnier, ou au pouvoir de l'ennemi (et il est en ce cas au pouvoir de l'ennemi
quand sa personne ou ses moyens de vivre le sont), si ce n'est pas par sa
propre faute, l'obligation de la loi cesse, parce qu'il doit obéir à l'ennemi
ou mourir, et, par conséquent, une telle obéissance n'est pas une infraction à
la loi, nul n'étant obligé (quand la protection de la loi fait défaut) à ne pas
se protéger par les meilleurs moyens possibles.
Si un homme, effrayé par [la
menace d'] une mort immédiate, est contraint de faire quelque chose de
contraire à la loi, il est totalement excusé, parce qu'aucune loi ne peut
obliger un homme à renoncer à sa propre préservation. En supposant qu'une telle
loi soit obligatoire, un homme, cependant, raisonnerait ainsi : "si je ne
le fais pas, je meurs immédiatement, si je le fais, je meurs plus tard. Donc,
en le faisant, je gagne du temps de vie." La nature le contraint donc à
commettre l'acte.
Quand un homme est dépourvu
de nourriture ou d'autres choses nécessaires à la vie, et qu'il ne peut se
préserver d'autre façon que par quelque acte contraire à la loi, par exemple
quand, pendant une grande famine, il prend par la violence, ou de façon
furtive, ce qu'il ne peut obtenir par l'argent ou la charité, ou quand, pour
défendre sa vie, il s'empare de l'épée d'un autre, il est totalement excusé,
pour la raison alléguée ci-dessus.
En outre, si des actes
contraires à la loi sont faits en vertu de l'autorité d'un autre, l'auteur est
excusé, en vertu de cette autorité, parce que nul ne doit accuser de son propre
acte celui qui n'est qu'un instrument, mais cet acte n'est pas excusé par
rapport à la tierce personne qui a subi par là un tort, parce que, en violant
la loi, les deux, auteur et acteur, ont commis une infraction à la loi. Il
s'ensuit de là que, quand l'homme ou l'assemblée qui détient le pouvoir souverain
commande à un homme de faire ce qui est contraire à une loi déjà établie,
l'accomplissement de l'acte est totalement excusé, car le souverain, en tant
qu'il en est l'auteur, ne doit pas le condamner lui-même. Et ce qui ne peut
être avec justice condamné par le souverain ne peut avec justice être puni par
un autre. D'ailleurs, quand le souverain commande de faire quelque chose de
contraire à une loi qu'il a déjà instituée, le commandement, pour ce qui est de
cet acte particulier, est une abrogation de cette loi.
Si l'homme ou l'assemblée
qui détient le pouvoir souverain renonce à quelque droit essentiel à la
souveraineté, et qu'il en résulte pour le sujet quelque liberté incompatible
avec le pouvoir souverain, c'est-à-dire avec l'existence même d'une République,
et si le sujet refuse d'obéir au commandement de faire quelque chose de
contraire à la liberté accordée, c'est pourtant un péché, et [ce refus est]
contraire au devoir du sujet, car il doit tenir compte de ce qui est
incompatible avec la souveraineté, parce que cette dernière a été érigée par
son propre consentement et pour sa propre défense, et parce qu'une telle
liberté, incompatible avec la souveraineté, lui a été accordée par ignorance de
ses malheureuses conséquences. Mais s'il ne refuse pas seulement d'obéir, mais
qu'en plus il résiste à un ministre public qui exécute ce commandement, c'est
alors une infraction à la loi, parce qu'il aurait pu obtenir justice en
déposant plainte, sans rompre la paix.
Les degrés d'infraction à la
loi sont établis à partir de différentes échelles, et mesurés, premièrement par
la malignité de la source, de la cause, deuxièmement, par la contagion de
l'exemple, troisièmement par le dommage causé, et quatrièmement par les
circonstances de temps, lieu et personnes.
Pour ce qui est d'un même
acte contraire à la loi, s'il procède de ce qu'on présume de sa force, de ses
richesses, ou de ses amis, pour résister à ceux qui ont à exécuter la loi,
c'est une plus grande infraction que s'il procède de l'espoir de ne pas être
découvert, ou d'échapper par la fuite, car présumer de son impunité par la
force est une racine d'où surgit, à tout moment, et à chaque tentation, un
mépris de toutes les lois; alors que dans l'autre cas, l'appréhension du danger
qui fait fuir un homme le rend plus obéissant à l'avenir. Une infraction que
l'on sait être une infraction est plus grave que la même infraction procédant
de la fausse conviction que l'acte est légal, car celui qui la commet contre sa
propre conscience se prévaut de sa force, ou d'un autre pouvoir, ce qui
l'encourage à récidiver, alors que celui qui la commet par erreur se conforme à
la loi après qu'on lui a montré son erreur.
Celui dont l'erreur procède
de l'autorité d'un maître, ou d'un interprète officiel de la loi, n'est pas
aussi fautif que celui dont l'erreur procède de ce qu'il suit sans hésiter ses
propres principes et raisonnements, car ce qui est enseigné par celui qui
enseigne par autorité publique est ce que la République enseigne, et cet
enseignement ressemble à la loi, tant que la même autorité ne le censure pas.
Et dans toutes les infractions qui ne comportent pas en elles-mêmes un déni du
pouvoir souverain et qui ne sont pas contraires à une loi évidente, c'est une
excuse totale, alors que celui qui fonde ses actions sur son jugement personnel
doit, en fonction de la rectitude ou de la fausseté de ce jugement, réussir ou
échouer.
Le même acte, s'il a été
constamment puni chez les autres, est une infraction plus grave qui s'il y a eu
de nombreux exemples précédents d'impunité. En effet, ces exemples sont autant
d'espoirs d'impunité donnés par le souverain lui-même, et parce que celui qui
donne à un homme un espoir et une présomption de grâce tels qu'ils
l'encouragent à l'infraction a sa part dans l'infraction, il ne peut pas
raisonnablement lui imputer toute l'infraction.
Une infraction qui naît
d'une soudaine passion n'est pas aussi grave que la même infraction naissant
d'une longue méditation, car, dans le premier cas, la faiblesse commune au
genre humain peut être considérée comme une circonstance atténuante, mais celui
qui la commet avec préméditation a usé de circonspection, et il a jeté un oeil
sur la loi, sur le châtiment, et sur les conséquences de l'infraction sur la
société humaine, tout ce qu'il a méprisé et fait passer après son propre
appétit. Mais aucune soudaineté de passion n'est suffisante pour être une
excuse totale car tout le temps qui s'écoule entre la découverte de la loi et
le fait de commettre l'acte doit être considéré comme un temps de délibération,
parce qu'on doit, en méditant les lois [pendant ce temps], rectifier
l'irrégularité de ses passions.
Là où la loi est lue et
interprétée publiquement et régulièrement devant tout le peuple, un acte qui
lui est contraire est une plus grande infraction que là où les hommes sont
réduits, sans une telle instruction, à s'en enquérir avec difficulté, de façon
incertaine, et en interrompant leurs activités professionnelles, et en étant
[seulement] informés par des particuliers, car, dans ce cas, une part du péché
est à imputer à la faiblesse commune [du genre humain], alors que dans le
premier cas, il y a une négligence manifeste, qui n'est pas dénuée d'un certain
mépris à l'égard du pouvoir souverain.
Les actes que la loi
condamne expressément, mais que le législateur approuve tacitement par d'autres
signes manifestes de sa volonté, sont des infractions moindres que les mêmes
actes quand ils sont condamnés par les deux. Etant donné que la volonté du
législateur est une loi, il est visible dans ce cas qu'il y a deux lois qui se
contredisent, ce qui excuserait totalement, si les hommes étaient tenus de
prendre connaissance de l'approbation du souverain par d'autres preuves que
celles qui ont été témoignées par son commandement. Mais parce qu'il y a des châtiments
qui résultent, non seulement de la transgression de sa loi, mais aussi de son
observation, le souverain est en partie cause de la transgression, et il ne
peut donc raisonnablement imputer l'infraction entière à celui qui la commet.
Par exemple, la loi condamne les duels de la peine capitale; mais, en
contradiction avec cela, celui qui refuse le duel subit le mépris et les
railleries, sans aucun recours, et quelquefois, c'est le souverain lui-même qui
le juge indigne d'obtenir une charge ou une promotion dans le métier des armes.
Si, à cause de cela, il accepte le duel, considérant que tous les hommes font
légitimement tous leurs efforts pour que ceux qui détiennent le pouvoir
souverain aient une bonne opinion d'eux, il ne doit pas raisonnablement être
puni avec rigueur, vu qu'une part du péché peut être imputée à celui qui punit.
Je dis cela, non parce que je souhaite une liberté des vengeances privées, ou
quelque autre sorte de désobéissance, mais parce que je souhaite que les
gouvernants prennent soin de ne pas approuver de biais ce qu'ils interdisent de
front. Les exemples des princes sont, et ont toujours été, aux yeux de ceux qui
les voient, plus puissants pour gouverner leurs actions que les lois
elles-mêmes. Et quoique ce soit notre devoir de faire, non ce que ces princes
font, mais ce qu'ils disent, cependant, ce devoir ne sera jamais accompli tant
qu'il ne plaira pas à Dieu de donner aux hommes une grâce extraordinaire et
surnaturelle pour suivre ce précepte.
De plus, si nous comparons
les infractions par les dommages causés : premièrement, le même acte est
plus grave quand il en résulte un dommage pour beaucoup de gens que quand il en
résulte un mal pour peu de gens. Et donc, quand un acte est nuisible, non
seulement dans le présent, mais aussi par l'exemple qu'il donne pour l'avenir,
c'est une infraction plus grave que quand il nuit seulement dans le présent,
car le premier est une infraction féconde, qui se multiplie jusqu'à nuire à
beaucoup de gens, alors que le deuxième est stérile. Soutenir des doctrines
contraires à la religion établie est un péché plus grave de la part d'un
prédicateur autorisé que de la part d'une personne particulière; de même vivre
dans l'impiété, dans la débauche, ou accomplir des actions irréligieuses,
quelles qu'elles soient. De même, soutenir quelque argument, ou quelque action
qui tend à affaiblir le pouvoir souverain est une infraction plus grave de la
part d'un docteur de la loi que de la part d'un autre homme. De même aussi, un
acte contraire à la loi est une infraction plus grave de la part d'un homme qui
a une réputation telle que ses conseils sont suivis et ses actions imitées par
beaucoup que de la part d'un autre. En effet, de tels hommes, non seulement
commettent une infraction, mais l'enseignent comme une loi à tous les autres
hommes. Et, en général, elles sont d'autant plus graves que le scandale
qu'elles produisent est grand, c'est-à-dire qu'elles deviennent les pierres
d'achoppement du faible, qui ne regarde pas tant le chemin dans lequel il
s'engage que la lumière que d'autres portent devant eux.
De même, des actes
d'hostilité contre l'état présent de la République sont des infractions plus
graves que les mêmes actes faits contre des particuliers, car le dommage
s'étend à tous. C'est le cas quand on livre à l'ennemi [l'état] des forces de
la République ou qu'on lui révèle ses secrets, quand on tente de s'en prendre
au représentant de la République, monarque ou assemblée; et quand on fait tous
ses efforts, par la parole ou par les actes, pour diminuer son autorité, soit
dans le présent, soit pour ses successeurs; lesquelles infractions, que les
Latins appelaient crimina laesae
majestatis, consistent en desseins ou actes contraires à une loi
fondamentale.
De la même façon, les infractions
qui rendent les jugements sans effet sont plus graves que les torts faits à une
ou quelques personnes, tout comme recevoir de l'argent pour donner un faux
jugement ou porter un faux témoignage est une infraction plus grave que de
s'emparer de la même somme, ou d'une somme plus importante, en trompant
quelqu'un, non seulement parce qu'on porte tort à celui dont on provoque la
chute par un tel jugement, mais parce qu'on fait que les jugements ne servent
plus à rien et qu'on donne à la violence et à la vengeance privée l'occasion
[de s'exercer].
De même, le vol et le
péculat commis au détriment du trésor et des revenus publics est une infraction
plus grave que le vol ou l'escroquerie commis au détriment d'un particulier,
parce que voler ce qui est public, c'est voler de nombreuses personnes en une
seule fois.
De même, usurper par une
contrefaçon un ministère public, contrefaire les sceaux publics, la monnaie
publique, est une infraction plus grave que d'usurper l'identité de la personne
d'un particulier ou de contrefaire son sceau, parce que le dommage ainsi causé
s'étend à de nombreuses personnes.
Parmi les actes contraires à
la loi commis contre les particuliers, la plus grande infraction est celle où
le dommage, selon l'opinion commune, est le plus sensible. Par
conséquent :
Tuer, alors que c'est
illégal, est une infraction plus grave que de porter un autre tort en laissant
la vie.
Tuer en torturant est plus
grave que de simplement tuer.
Mutiler un homme d'un membre
est plus grave que de le dépouiller de ses biens.
Dépouiller un homme de ses
biens en lui faisant craindre la mort ou des blessures est plus grave que de le
faire subrepticement.
Le faire subrepticement est
plus grave que de le faire en obtenant frauduleusement le consentement [de la
victime].
Violer la chasteté [d'une
personne] par la violence est plus grave que de le faire en la séduisant.
Le faire avec une femme
mariée est plus grave que de le faire avec une femme non mariée.
En effet, toutes ces choses
sont communément ainsi évaluées, quoique certains soient plus ou moins
sensibles à la même offense. Mais la loi considère l'inclination générale de
l'humanité, non les inclinations particulières.
Et c'est pourquoi l'offense
que les hommes retiennent des outrages, mots ou gestes, quand ces derniers ne
causent pas d'autre mal que la peine présente de celui qui subit l'injure, a
été négligée par les lois des Grecs, des Romains, et des autres Républiques,
aussi bien anciennes que modernes, parce qu'ils pensaient que la véritable
cause d'une telle peine ne consiste pas dans l'outrage (qui n'a aucune prise
sur les hommes conscients de leur propre vertu), mais dans la petitesse
d'esprit de celui qui en est offensé.
Il y a, pour une infraction
commise contre un particulier, des circonstances aggravantes en fonction de la
victime, et en fonction du moment et du lieu de l'infraction. En effet, tuer
l'un de ses parents est une infraction plus grave que de tuer quelqu'un
d'autre, car un parent doit être honoré comme un souverain (quoiqu'il ait cédé
ce pouvoir à la loi civile), parce qu'on lui devait cet honneur originellement,
par nature. Et voler un pauvre homme est une infraction plus grave que de voler
un homme riche, parce que le dommage est plus sensible pour le pauvre.
Une infraction commise au
moment et au lieu assignés au culte est plus grave que si elle est commise à un
autre moment et dans un autre lieu, car elle procède d'un mépris plus grand de
la loi.
De nombreux autres cas de
circonstances aggravantes ou atténuantes pourraient être ajoutés, mais, à
partir de ceux que j'ai consignés, chacun peut clairement juger de l'importance
de toute autre infraction qu'il faudrait envisager.
Enfin, comme dans presque
toutes les infractions, un tort est causé, non seulement à certains
particuliers, mais aussi à la République, la même infraction, quand l'accusation
est portée au nom de la République, est appelée une infraction publique, et quand elle est portée au nom d'un
particulier, une infraction privée;
et les procès, conformément à cela, sont appelés procès publics, judicia publica, procès de la couronne,
ou procès privés. Par exemple, pour une accusation de meurtre, si l'accusateur
est un particulier, le procès est un procès privé, et si l'accusateur est le
souverain, le procès est un procès public.
Chapitre XXVIII : Des Châtiments et des Récompenses.
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table des matières
Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
Un
CHÂTIMENT est un mal infligé par l'autorité
publique à celui qui a fait ou omis ce qui est jugé par cette autorité être une
transgression de la loi, afin que la volonté des hommes soit par là mieux disposée à l'obéissance.
Avant que je n'infère quelque chose de cette
définition, il faut répondre à une question de grande importance, qui est : par
quelle porte le droit ou autorité de punir, quel que soit le cas, s'est-il
introduit ? En effet, d'après ce qui a été dit précédemment, nul n'est
censé être tenu par convention de ne pas résister à la violence, et par
conséquent, on ne peut entendre qu'un homme ait donné quelque droit à un autre
de lui faire violence en portant la main sur lui. Lors de l'institution de la
République, chacun renonce au droit de défendre autrui, mais non au droit de se
défendre [lui-même]. De même, il s'oblige à assister celui qui détient la
souveraineté pour punir autrui, mais non pour se punir lui-même. Mais convenir
d'assister le souverain pour faire du mal à autrui, à moins que celui qui
convient ainsi n'ait le droit de le faire lui-même, n'est pas lui donner le
droit de punir. Il est donc manifeste que le droit que la République
(c'est-à-dire celui ou ceux qui la représentent) a de punir n'est pas fondé sur
quelque concession ou don de la part les sujets. Mais comme je l'ai aussi
montré précédemment, avant l'institution de la République, chacun avait un
droit sur toute chose, et le droit de faire tout ce qu'il jugeait nécessaire à
sa propre préservation : soumettre n'importe quel homme, lui faire du mal, ou
le tuer, dans ce but. Et c'est là le fondement de ce droit de punir qui est
exercé dans toute République. En effet, les sujets n'ont pas donné au souverain
ce droit, mais, en se démettant de leurs droits, ils ont fait que le souverain
a d'autant plus de force pour user de son propre droit comme il le jugera bon
pour la préservation de tous les sujets. Ainsi, ce droit n'a pas été donné au
souverain, il lui a été laissé, et à lui seul; et, exception faite des limites
imposées par la loi naturelle, il est aussi entier que dans l'état de simple
nature, et de guerre de chacun contre son prochain.
De cette définition du châtiment, j'infère,
premièrement, que ni les vengeances privées ni les torts causés par les
particuliers ne peuvent être appelés châtiments, parce qu'ils ne procèdent pas
de l'autorité publique.
Deuxièmement, si la faveur publique nous manque
d'égards ou si elle ne nous élève pas à une dignité, ce n'est pas un châtiment,
parce qu'aucun nouveau mal ne nous est par là infligé. Elle nous laisse
seulement dans l'état où nous étions auparavant.
Troisièmement, si un mal est infligé par l'autorité
publique [pour un acte], sans qu'il y ait eu de condamnation publique
précédente [de cet acte], on ne doit pas appeler cela un châtiment, mais un
acte d'hostilité, parce que l'acte pour lequel un homme est puni doit d'abord
être jugé par l'autorité publique être une transgression de la loi.
Quatrièmement, tout mal infligé par un pouvoir usurpé,
ou par des juges à qui le souverain n'a pas donné autorité, n'est pas un
châtiment, mais un acte d'hostilité, parce que les actes du pouvoir usurpé
n'ont pas pour auteur la personne condamnée, et ne sont donc pas des actes de
l'autorité publique.
Cinquièmement, tout mal infligé sans intention ou
possibilité de disposer celui qui a commis l'infraction ou, par son exemple,
les autres hommes, à obéir aux lois n'est pas un châtiment, mais un acte
d'hostilité, parce que, sans une telle fin, aucun mal fait [à quelqu'un] ne
saurait entrer sous ce nom.
Sixièmement, quoiqu'à certaines actions soient
attachées par nature diverses conséquences fâcheuses, comme quand un homme qui
en agresse un autre est lui-même blessé ou tué, ou quand quelqu'un tombe malade
en faisant quelque acte illégal, et quoiqu'au regard de Dieu, qui est l'auteur
de la nature, ces maux puissent être considérés comme infligés et donc comme
des châtiments divins, cependant on ne fait pas entrer ces maux sous le nom de
châtiment au regard des hommes, parce qu'ils ne sont pas infligés par
l'autorité de l'homme.
Septièmement, si le mal infligé est moindre que
l'avantage ou la satisfaction qui accompagnent naturellement l'infraction
commise, ce mal n'entre pas dans la définition du châtiment, et il est le prix,
la rançon de l'infraction, plutôt que son châtiment, parce qu'il est de la
nature du châtiment d'avoir pour fin de disposer les hommes à obéir à la loi,
laquelle fin n'est pas atteinte si le mal est moindre que l'avantage [qui
résulte] de la transgression, et c'est l'effet inverse qui est causé.
Huitièmement, si le châtiment est fixé et prescrit par
la loi elle-même, et qu'après l'infraction commise, on inflige un châtiment
plus sévère, l'excès n'est pas un châtiment, mais un acte d'hostilité. En
effet, vu que le but visé par le châtiment n'est pas la vengeance, mais la
terreur [qu'il inspire], et vu que la terreur qu'inspire un châtiment inconnu
est supprimée par l'annonce d'un châtiment moindre, le supplément inattendu ne
fait pas partie du châtiment. Mais quand la loi n'a fixé aucun châtiment, tout
ce qui est infligé a la nature d'un châtiment. En effet, celui qui entreprend
de violer la loi, quand aucune peine n'est fixée, doit s'attendre à un
châtiment indéterminé, c'est-à-dire discrétionnaire.
Neuvièmement, un mal infligé pour un acte commis avant
qu'il n'y ait une loi qui l'interdise n'est pas un châtiment, mais un acte
d'hostilité, car, avant la loi, il n'y a nulle transgression de la loi. Or, le
châtiment suppose qu'un acte est jugé avoir été une transgression de la loi. Le
mal infligé avant que la loi ne soit faite n'est donc pas un châtiment, mais un
acte d'hostilité.
Dixièmement, un mal infligé au représentant de la
République n'est pas un châtiment, mais un acte d'hostilité, parce que il est
de la nature du châtiment d'être infligé par l'autorité publique, qui est
uniquement l'autorité de son représentant lui-même.
Enfin, le mal infligé à un ennemi déclaré ne tombe pas
sous le nom de châtiment, parce que, vu que cet ennemi, soit n'a jamais été
assujetti à la loi et ne peut donc la transgresser, soit a été sujet à cette
loi, mais déclare qu'il ne l'est plus, et par conséquent nie qu'il puisse la
transgresser, tous les maux qui peuvent lui être faits doivent être pris pour
des actes d'hostilité. Mais quand l'hostilité est déclarée, tout le mal infligé
est légal. De là, il s'ensuit que si un sujet renie sciemment et délibérément,
par des paroles ou des actes, l'autorité du représentant de la République
(quelle que soit la peine précédemment prévue pour la trahison), il peut
légalement avoir à subir tout ce que le
représentant voudra, car, en reniant la sujétion, il nie le châtiment prévu par
la loi, et subit donc un châtiment en tant qu'ennemi de la République,
c'est-à-dire comme il plaît à la volonté du représentant. En effet, les châtiments
institués par la loi sont destinés aux sujets, non aux ennemis, et sont ennemis
ceux qui, ayant été sujets par leur propre acte, se révoltant délibérément,
renient le pouvoir souverain.
La première et la plus générale classification des
châtiments [sépare] les châtiments divins
et les châtiments humains. J'aurai
l'occasion ci-dessous de parler des premiers, à un endroit qui convient mieux.
Les châtiments humains
sont ceux qui sont infligés par le commandement d'un homme, et ils sont ou corporels, ou pécuniaires, ou infamants,
ou ce sont des peines d'emprisonnement
ou d'exil, ou des peines mixtes.
Le châtiment
corporel est celui qui est infligé directement sur le corps, conformément
à l'intention de celui qui l'inflige : les coups de fouet, les blessures,
la privation de certains plaisirs du corps dont l'on jouissait légalement
avant.
Et parmi ces châtiments, certains sont capitaux, d'autres d'un degré moindre. Le châtiment capital
consiste à infliger la mort, et cela soit simplement, soit avec des supplices.
Le châtiment d'un degré moindre consiste en coups de fouet, blessures, ou
enchaînement, et en d'autres souffrances corporelles qui ne sont pas mortelles
par nature. En effet, si l'application du châtiment entraîne la mort, et que ce
n'était pas l'intention de celui qui l'a infligé, le châtiment ne doit pas être
estimé capital, même si le mal qui se révèle mortel accidentellement n'a pas
été prévu. Dans ce cas, la mort n'a pas été infligée, mais hâtée.
Le châtiment
pécuniaire consiste non seulement en la privation d'argent, mais aussi en
la privation de terres, ou d'autres biens qui sont habituellement achetés et
vendus avec de l'argent. Et, au cas où la loi qui prévoit un tel châtiment est
faite avec le dessein de tirer de l'argent de ceux qui la transgresseront, ce
n'est pas proprement un châtiment, mais le prix d'un privilège et d'une
exemption de la loi, qui, [alors], n'interdit pas absolument l'acte, mais
l'interdit seulement à ceux qui ne peuvent pas payer la somme, sauf s'il s'agit
d'une loi naturelle, ou qui fait partie de la religion, auquel cas ce n'est pas
une exemption de la loi, mais sa transgression. Par exemple, quand la loi
impose une amende à ceux qui prennent le nom de Dieu en vain, le paiement de
l'amende n'est le prix d'une dispense qui permettrait de jurer, mais le
châtiment de la transgression d'une loi dont personne ne peut être dispensé. De
la même manière, si la loi impose qu'on paye une somme d'argent à celui qui a
subi un tort, ce n'est qu'une satisfaction pour le tort qui lui est fait, qui
éteint l'accusation de la partie qui a subi le tort, mais pas l'infraction de
l'offenseur.
Le châtiment
infamant consiste à infliger un mal que la République rend déshonorant, ou
à priver de biens que la République a rendu honorables. En effet, certaines
choses sont honorables par nature, comme les effets du courage, de la
magnanimité, de la force, de la sagesse, et des autres aptitudes du corps et de
l'esprit, et d'autres sont rendues honorables par la République, comme les
insignes, les titres, les charges, et les autres marques de la faveur du
souverain. Les premières, quoiqu'elles puissent faire défaut par nature ou par
accident, ne peuvent pas être supprimées par une loi, et c'est pourquoi leur
perte n'est pas un châtiment; mais les deuxièmes peuvent être supprimées par
l'autorité publique qui les a rendues honorables, et cette suppression est
proprement un châtiment, par exemple quand on destitue des hommes condamnés de
leurs insignes, titres et charges, ou qu'on les déclare incapables d'avoir ces
marques d'honneur dans l'avenir.
Il y a emprisonnement
quand un homme est privé de sa liberté par l'autorité publique, et cela peut
arriver en vue de deux fins différentes : le premier type d'emprisonnement
est la détention préventive d'un homme accusé, le deuxième est l'infliction
d'une souffrance à un homme condamné. Dans le premier cas, il ne s'agit pas
d'un châtiment, parce que nul n'est censé être puni avant qu'il ne soit entendu
en justice et déclaré coupable. Et c'est pourquoi tout mal qu'on fait subir à
un homme, en l'attachant ou en restreignant sa liberté, avant que sa cause ne
soit entendue, au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer sa détention
préventive, est contraire à la loi de nature. Dans le deuxième cas, il s'agit
d'un châtiment, parce c'est un mal infligé par l'autorité publique pour quelque
chose qui a été jugé, par la même autorité, être une transgression de la loi.
Sous ce mot emprisonnement, j'englobe toute restriction du mouvement causée par
un obstacle extérieur, que ce soit une maison, qui est appelée généralement
prison, une île, comme quand on dit que les hommes y sont relégués, ou un lieu
où les hommes sont assignés au travail (les hommes étaient condamnés aux
carrières dans l'antiquité, et sont condamnés aux galères à notre époque), des
fers, ou toute autre entrave.
Il y a exil (bannissement) quand un homme est condamné
pour une infraction à quitter l'empire de la République, ou une partie de
l'empire, et à ne pas y retourner, pour un temps fixé à l'avance, ou pour
toujours, et il ne semble pas que, par sa propre nature, et sans d'autres
circonstances, ce soit un châtiment : c'est plutôt une fuite, ou un
commandement public d'éviter le châtiment par la fuite. Et Cicéron dit qu'un tel châtiment n'a jamais été prévu dans la cité
de Rome, et il l'appelle le refuge des hommes en danger. En effet, si on bannit
un homme et qu'on lui permet cependant de jouir de ses biens et du revenu de
ses terres, le simple changement d'air n'est pas un châtiment, et, pour la République,
il ne tend pas à l'avantage pour lequel tous les châtiments ont été prévus,
c'est-à-dire former la volonté des hommes à l'observation des lois, mais tend
souvent à son préjudice. En effet, l'homme qui est banni est légalement un
ennemi de la République qui le bannit, en tant qu'il n'en est plus membre. Mais
si, en même temps, il est privé de ses terres ou de ses biens, alors le
châtiment ne consiste pas dans l'exil, mais doit être compté parmi les
châtiments pécuniaires.
Tous les châtiments de sujets innocents, qu'ils soient
lourds ou légers, sont contraires à la loi de nature, car on ne punit que quand
la loi est transgressée. C'est pourquoi il ne peut exister aucun châtiment
[prévu] pour l'innocent. Un tel châtiment est donc une violation, premièrement,
de cette loi de nature qui interdit aux hommes, dans leurs vengeances, de
considérer autre chose que quelque bien futur, car aucun bien ne peut résulter
pour la République du châtiment de l'innocent. Deuxièmement, c'est une
violation de cette loi de nature qui interdit l'ingratitude car, vu que tout
pouvoir souverain est originellement donné par le consentement de chacun des
sujets pour qu'ils soient de cette façon protégés aussi longtemps qu'ils
obéissent, punir l'innocent est rendre le mal pour le bien. Et troisièmement,
c'est une violation de cette loi de nature qui commande l'équité, c'est-à-dire
une égale distribution de la justice, qu'on n'observe pas en punissant
l'innocent.
Mais si l'on inflige un mal, quel qu'il soit, à un
homme innocent qui n'est pas un sujet, si c'est pour l'avantage de la
République, et sans violation de quelque convention antérieure, ce n'est pas
une infraction à la loi de nature. En effet, tous les hommes qui ne sont pas
sujets, soit sont ennemis, soit ont cessé de l'être par certaines conventions
antérieures. Mais il est légitime, en vertu du droit originel de nature, de
faire la guerre aux ennemis que la République juge susceptibles de lui nuire,
et alors, l'épée ne juge pas, et le vainqueur ne fait pas de distinction entre
coupable et innocent en tenant compte du passé, et il n'use de pitié qu'en
tant qu'elle conduit au bien de son propre peuple. Sur ce principe, c'est
légitimement que la vengeance s'étend aux sujets qui renient délibérément
l'autorité de la République établie, non seulement aux pères, mais aussi à la
troisième et à la quatrième générations, qui n'existent pas encore, et qui sont
par conséquent innocents de l'acte pour lequel ils sont punis, parce que la
nature de cette infraction consiste à renoncer à la sujétion, ce qui est une
rechute dans l'état de guerre communément appelé rébellion; et ceux qui
commettent cette infraction ne subissent pas [un mal] en tant que sujets, mais
en tant qu'ennemis, car la rébellion
n'est qu'une reprise de la guerre.
Une RÉCOMPENSE est obtenue par don ou par contrat. Quand
c'est par contrat, on l'appelle un salaire
ou des gages, c'est-à-dire un profit
dû pour un service rendu ou promis. Quand c'est par un don, c'est un profit qui
procède de la faveur de ceux qui
l'accordent pour encourager des hommes à leur rendre un service ou pour leur
permettre de le faire. Et c'est pourquoi, quand le souverain d'une République
fixe un salaire pour quelque fonction publique, celui qui le reçoit est tenu en
justice de s'acquitter de sa fonction. Sinon, il est seulement tenu par
l'honneur à la reconnaissance, et il doit s'efforcer de le payer en retour. En
effet, quoique les hommes n'aient aucun recours légal quand on leur commande de
quitter leurs affaires privées pour servir la République sans récompense ni
salaire, ils n'y sont cependant pas tenus par la loi de nature, ni par
l'institution de la République, à moins que le service ne puisse être accompli
autrement, parce que le souverain est censé pouvoir faire usage de toutes les ressources
des sujets, de telle sorte que le soldat le plus ordinaire puisse réclamer
comme un dû la solde gagnée à la guerre.
Les avantages qu'un souverain accorde à un sujet par
crainte de son pouvoir ou de sa capacité de nuire à la République ne sont pas
proprement des récompenses, car ce ne sont pas des salaires, parce que dans ce
cas, nul contrat n'est censé avoir eu lieu, tout homme étant déjà obligé de ne
pas desservir la République. Ce ne sont pas non plus des faveurs parce qu'ils
ont été extorqués par la crainte, ce qui ne doit pas arriver au pouvoir
souverain. Ce sont plutôt des sacrifices que le souverain, considéré dans sa
personne personnelle, et non dans la personne de la République, fait pour
apaiser le mécontentement de celui qu'il juge plus puissant que lui, sacrifices
qui n'encouragent pas à l'obéissance, mais encouragent au contraire à
poursuivre et augmenter à l'avenir les extorsions.
Alors que certains salaires sont constants et
procèdent du trésor public, certains sont variables et casuels, procédant de
l'exécution d'une charge pour laquelle le salaire est prévu, et ces derniers
sont dans certains cas nuisibles à la République, comme dans le cas de la
judicature. En effet, quand les profits des juges et des magistrats d'une cour
de justice viennent du nombre de causes qui sont portées à leur connaissance,
il doit nécessairement s'ensuivre deux inconvénients : l'un est d'alimenter le
nombre de procès, car plus il y a de procès, plus le profit est grand. Un
autre, qui dépend du premier, est le conflit de juridiction, chaque cour tirant
à elle autant de causes qu'elle le peut. Mais dans les charges d'exécution, ces
inconvénients n'existent pas, parce qu'il y est impossible d'accroître
l'activité de son propre chef. Et cela suffira pour ce qui est de la nature du
châtiment et de la récompense qui sont, pour ainsi dire, les nerfs et les
tendons qui meuvent les membres et les articulations d'une République.
Jusqu'ici, j'ai montré la nature de l'homme, que
l'orgueil et les autres passions ont contraint à se soumettre au gouvernement,
ainsi que le grand pouvoir de son gouvernant, que j'ai comparé au Léviathan, tirant cette comparaison des
deux derniers versets du chapitre 41 du livre de Job, où Dieu, après avoir montré le grand pouvoir du Léviathan, l'appelle le roi des
orgueilleux : Il n'existe rien sur terre, dit-il, qui peut lui être comparé. Il est fait tel que rien ne l'effraie. Il
considère toute chose élevée comme inférieure à lui, et il est le roi de tous
les enfants de l'orgueil. Mais parce qu'il est mortel, et sujet à la
corruption, comme toutes les créatures terrestres le sont, et parce qu'il y a
au ciel, mais pas sur terre, ce qu'il doit craindre, et aux lois de qui il doit
obéir, je parlerai dans les prochains chapitres de ses maladies et des causes
de sa mort, et des lois de nature auxquelles il est tenu d'obéir.
Chapitre XXIX : Des Choses qui affaiblissent la République ou qui tendent à sa dissolution.
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Même version du chapitre avec notes sur Philotra
Bien que rien de ce que fabriquent les
mortels ne puisse être immortel, cependant, si les hommes avaient l'usage de la
raison qu'ils prétendent avoir, leurs Républiques pourraient au moins être assurées
de ne pas périr de maladies internes. En effet, par la nature de leur
institution, elles sont destinées à vivre aussi longtemps que le genre humain,
ou que les lois de nature, ou que la justice elle-même qui leur donne vie.
Quand donc elles viennent à être dissoutes, non par une violence externe, mais
par un désordre intestin, la faute n'en revient pas aux hommes en tant qu'ils
sont la matière de ces Républiques,
mais en tant qu'ils en sont les fabricants
et les ordonnateurs. En effet, comme les hommes, finalement lassés de se
disputer anarchiquement une place en taillant dans celle des autres, et
désirant de tout leur cœur s'ajuster en un édifice solide et durable, manquent
aussi bien de l'art de faire des lois susceptibles d'équarrir leurs actions pour
les rendre compatibles, que de l'humilité et de la patience qui leur permettent
de souffrir qu'on supprime les aspérités grossières et gênantes de leur
grandeur d'alors, ils ne peuvent, sans l'aide d'un architecte très compétent,
être entassés dans rien d'autre qu'un édifice hétéroclite qui, ne durant guère
plus longtemps qu'eux, doit assurément s'effondrer sur la tête de leurs
descendants.
Parmi donc les infirmités d'une République, je rangerai en premier celles qui naissent
d'une institution imparfaite, et qui ressemblent aux maladies d'un corps
naturel qui procèdent d'une génération défectueuse.
Parmi elles est celle-ci : qu'on se contente parfois, pour obtenir un
royaume, de moins de pouvoir qu'il n'en est nécessairement requis pour la paix
et la défense de la République. D'où il arrive que, quand on doit
reprendre, pour la sûreté publique, l'exercice du pouvoir qui avait été
délaissé, l'acte paraît injuste et dispose un grand nombre d'hommes, quand
l'occasion se présente, à se rebeller, de la même manière que les corps des
enfants venant de parents malades sont sujets, soit à mourir prématurément,
soit à évacuer les humeurs malignes qui viennent d'une conception viciée par
des excès de bile et par l'éruption de pustules. Et quand les rois se privent
d'un tel pouvoir nécessaire, ce n'est pas toujours (mais parfois) par ignorance
de ce qui est nécessaire à la charge qu'ils assument, mais souvent dans
l'espoir de recouvrer ce pouvoir quand il leur plaira : en quoi ils ne
raisonnent pas bien, car ceux qui voudront les obliger à tenir leurs
promesses seront soutenus contre eux par les Républiques étrangères qui, pour
le bien de leurs propres sujets, laissent échapper peu d'occasions d'affaiblir
la situation de leurs voisins. Ce fut le cas de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry,
soutenu contre Henry II par le pape,
les ecclésiastiques ayant été dispensés de la sujétion à la République par Guillaume le Conquérant qui, lors de son
couronnement, fit serment de ne pas empiéter sur la liberté de l’Église. Ce fut
aussi le cas des barons dont le pouvoir avait été accru par Guillaume le Roux (pour avoir leur aide
afin de récupérer la couronne qui aurait dû revenir à son aîné) à un degré incompatible
avec le pouvoir souverain, barons qui furent soutenus par les Français dans
leur rébellion contre le roi Jean.
Cela n'arrive pas qu'en monarchie. En
effet, alors que la République romaine de l'antiquité se nommait le sénat et le peuple de Rome, ni le
sénat ni le peuple ne prétendaient détenir tout le pouvoir, ce qui, d'abord,
causa les séditions de Tiberius Gracchus,
Caius Gracchus, Lucius Saturninus, et d'autres, et plus tard, les guerres entre le
sénat et le peuple sous Marius et Sylla, et de nouveau sous Pompée et César, jusqu'à l'extinction de la démocratie et l'établissement de
la monarchie.
Le peuple d'Athènes ne s'était interdit qu'une seule action : que personne,
sous peine de mort, ne proposât de reprendre la guerre pour l'île de Salamine. Et pourtant, de ce fait, si Solon n'avait pas fait courir le bruit
qu'il était fou, et n'avait pas ensuite, avec les gestes et les façons de faire
habituelles d'un fou, et en vers, proposé cette guerre au peuple amassé autour
de lui, ils auraient eu un ennemi constamment prêt [à attaquer] aux portes même
de leur cité. De tels maux et de tels bouleversements, toutes les Républiques
les connaissent inévitablement, si leur pouvoir est limité, aussi peu que ce
soit.
En second lieu, je note les maladies d'une République qui procèdent
du poison des doctrines séditieuses, dont l'une est que chaque particulier est juge des bonnes et des mauvaises actions.
C'est vrai dans l'état de simple nature, où il n'y a pas de lois civiles, et
aussi sous un gouvernement civil, dans les cas qui ne sont pas déterminés par
la loi. Mais dans les autres cas, il est évident que la mesure des actions
bonnes et mauvaises est la loi civile, et le juge est le législateur, qui est
toujours le représentant de la République. À partir de cette fausse doctrine,
les hommes sont inclinés à débattre en eux-mêmes, et à disputer des
commandements de la République, et à leur obéir après coup, ou leur désobéir,
selon ce qu'ils penseront bon [de faire] en fonction de leurs jugements
personnels. De cette façon, la République est troublée et affaiblie.
Une autre doctrine incompatible avec la
société civile est que tout ce que fait
un homme contre sa conscience est un péché, et elle repose sur la
prétention à être soi-même juge du bon et du mauvais. En effet, la conscience
d'un homme et son jugement sont la même chose ; et ainsi, comme le
jugement, la conscience peut aussi être erronée. Par conséquent, même si celui
qui n'est assujetti à aucune loi pèche en tout ce qu'il fait contre sa conscience,
parce qu'il n'a pas d'autre règle que sa propre raison à suivre, cependant il
n'en est pas de même pour celui qui vit dans une République, parce que la loi
est la conscience publique, par laquelle il s'en engagé à être guidé.
Autrement, avec une telle diversité de consciences privées, qui ne sont que des
opinions privées, la République doit nécessairement être troublée, et nul
n'osera obéir au pouvoir souverain au-delà ce qui semblera bon à ses propres
yeux.
Il a aussi été couramment enseigné que la foi et la sainteté ne sauraient être
atteintes par l'étude et la raison, mais par l'inspiration surnaturelle ou la
grâce infuse. Si l'on accorde cela, je ne vois ni pourquoi un homme devrait
rendre raison de sa foi, ni pourquoi chaque chrétien ne serait pas aussi un
prophète, ni pourquoi un homme devrait prendre la loi de son pays plutôt que sa
propre inspiration comme règle de son action. Et ainsi, nous tombons de nouveau
dans la faute qui consiste à se permettre de juger du bon et du mauvais, ou
d'en faire juges des particuliers qui prétendent être inspirés de façon
surnaturelle, ce qui mène à la dissolution de tout gouvernement civil. La foi
vient de ce que l'on entend, et cela se fait par ces circonstances
accidentelles qui nous conduisent en présence de ceux qui nous parlent,
lesquelles circonstances sont toutes combinées par Dieu tout-puissant, et ne
sont cependant pas surnaturelles mais seulement indiscernables, à cause de leur
grand nombre à concourir à [la production de] chaque effet. La foi et la sainteté
ne sont en vérité pas très fréquentes, mais elles ne sont cependant pas des
miracles : elles viennent de l'éducation, de la discipline, du redressement, et
des autres voies naturelles par lesquelles Dieu les fait naître en ceux qu'il
a élus, quand il le juge bon. Et ces trois opinions, nuisibles à la paix et au
gouvernement, sont venues, dans cette partie du monde, de la langue et de la
plume de théologiens ignorants qui, mettant en rapport des paroles de
l’Écriture sainte d'une façon contraire à la raison, font tout ce qu'ils
peuvent pour faire croire aux hommes que la sainteté et la raison naturelle ne
peuvent se trouver réunies.
Une quatrième opinion, incompatible avec la
nature d'une République, est celle-ci : que
celui qui détient le pouvoir souverain est assujetti aux lois civiles. Il
est vrai que les souverains sont tous assujettis aux lois de nature, parce que
ces lois sont divines et ne peuvent être abrogées par aucun homme ni aucune
République. Mais à ces lois que le souverain lui-même, c'est-à-dire la
République, fait, il n'est pas assujetti. En effet, être assujetti aux lois,
c'est être assujetti à la République, c'est-à-dire au représentant souverain,
c'est-à-dire à lui-même, ce qui n'est pas, par rapport aux lois, sujétion, mais
liberté. Cette erreur, qui place les lois au-dessus du souverain, place aussi
un juge au-dessus de lui, et un pouvoir pour le punir, ce qui est instituer un
nouveau souverain, et, encore une fois, pour la même raison, un troisième pour
punir le deuxième, et ainsi de suite, sans fin, jusqu'à la désorganisation et
la dissolution de la République.
Une cinquième doctrine, qui tend à la
dissolution de la République est que
chaque homme particulier a une telle propriété absolue de ses biens qu'elle
exclut le droit du souverain. Tout homme a certes une propriété qui exclut
le droit de tout autre sujet, mais il ne la tient que du pouvoir souverain,
sans la protection duquel tout autre homme aurait un droit sur elle. Mais si
l'on exclut le droit du souverain, ce dernier ne peut pas exécuter la fonction
dans laquelle les hommes l'ont placé, qui est de les défendre aussi bien des
ennemis étrangers que des torts qu'ils se causent [à l'intérieur] les uns aux
autres, et, par conséquent, il n'y a plus de République.
Et si la propriété des sujets n'exclut pas
le droit du représentant souverain sur leurs biens, encore moins l'exclut-elle
en ce qui concerne les fonctions de judicature ou d'exécution dans lesquelles
ils représentent le souverain lui-même.
Il existe une sixième doctrine, qui est
manifestement et directement contraire à l'essence de la République, qui est
celle-ci : que le pouvoir souverain
peut être divisé. En effet, qu'est-ce que diviser le pouvoir d'une
République, sinon la dissoudre. En effet, des pouvoirs divisés se détruisent
l'un l'autre. Ces doctrines, les hommes les tiennent principalement de certains
de ceux qui, spécialistes des lois, s'efforcent de les faire se fonder sur leur
propre savoir, et non sur le pouvoir législatif.
[Agissant] comme une fausse doctrine,
souvent, l'exemple d'un gouvernement différent chez une nation voisine, incline
les hommes à changer la forme de gouvernement déjà établie. Ainsi, le peuple
juif fut incité à rejeter Dieu, et il réclama au prophète Samuel un roi à la manière des [autres] nations. De même, les
petites cités grecques furent continuellement troublées par les séditions des
factions aristocratiques et démocratiques, certains désirant, dans presque
toutes les Républiques, imiter les Lacédémoniens, d'autres les Athéniens. Et je
ne doute pas que nombreux aient été ceux qui furent satisfaits de voir les
troubles récents en Angleterre et
qui, se fiant à l'exemple des Pays-bas, supposèrent que, pour devenir riches,
il suffisait de changer la forme de leur gouvernement, comme l'avaient fait les
Hollandais. En effet, la constitution de la nature de l'homme est en elle-même
sujette à désirer la nouveauté. Quand, par conséquent, ils sont incités à la
nouveauté par le voisinage de ceux qu'elle a enrichis, il leur est presque
impossible de ne pas voir d'un bon oeil ceux qui leur demandent de changer, et
ne pas aimer les premiers débuts, même s'ils sont accablés par le désordre qui
persiste, semblables à ces êtres à sang chaud qui, ayant attrapé la gale, se
déchirent de leurs propres ongles jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus endurer la
brûlure.
Et pour ce qui est de la rébellion, en
particulier contre la monarchie, l'une de ses plus fréquentes causes est la
lecture de livres de politique et d'histoire des anciens Grecs et Romains. Les
jeunes gens, et tous ceux, parmi les autres, qui sont dépourvus de l'antidote
de la solide raison, recevant une forte et très plaisante impression des grands
exploits de guerre accomplis par les chefs de leurs armées, reçoivent en même
temps une idée positive de tout ce qu'ils ont fait par ailleurs, et ils
imaginent que leur grande prospérité n'a pas procédé de l'émulation de quelques
hommes en particulier, mais de la vertu de leur forme populaire de
gouvernement, ne considérant pas les fréquentes séditions et guerres civiles
produites par l'imperfection de leur régime politique. À partir de la lecture
de tels livres, dis-je, les hommes ont entrepris de tuer leurs rois, parce que
les auteurs grecs et latins, dans leurs livres et leurs discours politiques,
considéraient comme légitime et louable qu'un homme quelconque procède ainsi,
pourvu qu'avant de le faire, il nomme le roi tyran. En effet, ces auteurs ne
disent pas que le régicide, le
meurtre d'un roi, est légitime, mais que le tyrannicide,
le meurtre d'un tyran, l'est. À partir des mêmes livres, ceux qui vivent sous
un monarque conçoivent l'opinion que les sujets d'une République populaire
jouissent de la liberté, mais que dans une monarchie ils sont tous esclaves. Je
dis que ceux qui vivent sous une monarchie conçoivent une telle opinion, pas
ceux qui vivent sous un gouvernement populaire, car ces derniers ne trouvent
pas une telle chose. En résumé, je ne peux pas imaginer que quelque chose soit
plus préjudiciable à une monarchie que de permettre que ces livres soient lus
au grand jour, sans qu'on leur applique immédiatement des correctifs de maîtres
avisés propres à leur ôter leur venin. Ce venin, je n'hésiterai pas à le
comparer à la morsure d'un chien enragé, maladie que les médecins nomment hydrophobie, ou peur de l'eau. En effet, tout comme celui qui est ainsi mordu est
constamment tourmenté par la soif, et pourtant abhorre l'eau, et est dans un
état tel [qu'on dirait] que le poison s'efforce de le changer en chien, la
monarchie, une fois mordue au vif par ces auteurs démocrates qui grognent
constamment contre elle, n'a besoin de rien d'autre que d'un monarque fort,
qu'ils abhorrent quand ils l'ont, à cause d'une certaine tyrranophobie, ou peur d'être solidement gouvernés.
De même qu'il y a eu des docteurs qui ont
soutenu qu'il y a trois âmes en l'homme, il y en a aussi qui pensent qu'il peut
y avoir dans une République plus qu'une seule âme, c'est-à-dire plus qu'un seul
souverain, et ils établissent une suprématie
qui s'oppose à la souveraineté, des canons qui s'opposent aux lois, et une autorité spirituelle qui s'oppose à l'autorité civile, qui agissent sur les esprits des hommes avec des
mots et des distinctions qui, en eux-mêmes ne signifient rien, mais qui
laissent entrevoir, par leur obscurité, l'existence dans les ténèbres d'un
autre royaume (que certains croient invisible), qui serait comme un royaume de
sylphes. Or, vu qu'il est manifeste que le pouvoir civil et le pouvoir de la
République sont la même chose, et que la suprématie et le pouvoir de faire des
canons et d'accorder des libertés impliquent une République; il s'ensuit que là
où l'un est souverain et un autre suprême, là où l'un peut faire des lois, et
un autre des canons, il doit nécessairement y avoir deux Républiques, formées
d'un unique groupe des mêmes sujets, ce qui est un royaume divisé en lui-même,
qui ne peut demeurer. En effet, même si la distinction entre temporel et spirituel n'a pas de sens, il y a pourtant deux royaumes, et chaque
sujet est assujetti à deux maîtres. En effet, vu que le pouvoir spirituel prétend au droit de déclarer
ce qu'est le péché, il prétend en conséquence à celui de déclarer ce qu'est la
loi, le péché n'étant rien d'autre que la transgression de la loi, et vu que,
de même, le pouvoir civil prétend au droit de déclarer ce qu'est la loi, tout
sujet doit obéir à deux maîtres qui, tous deux, veulent que leurs commandements
soient observés comme des lois, ce qui est impossible. Ou, s'il n'y a qu'un seul royaume, soit le
pouvoir civil, qui est le pouvoir de
la République, doit être subordonné au pouvoir spirituel, et alors n'existe qu'une souveraineté, la souveraineté spirituelle, soit le pouvoir spirituel doit être subordonné au
pouvoir temporel, et alors il n'y a
qu'une suprématie, la suprématie temporelle.
Quand donc ces deux pouvoirs s'opposent l'un à l'autre, la République ne peut
qu'être en grand danger de guerre civile et de dissolution. En effet, l'autorité civile, étant plus visible, et se trouvant dans la lumière plus
éclairée de la raison naturelle, ne peut faire autrement qu'attirer à elle, en
tout temps, une partie très considérable du peuple; et l'autorité spirituelle, quoiqu'elle se tienne dans
l'obscurité des distinctions scolastiques et des mots difficiles, cependant,
parce que la crainte des ténèbres et des esprits est plus importante que les
autres craintes, ne peut manquer d'un parti suffisant pour troubler, et parfois
détruire, une République. Et c'est une maladie qui peut, sans impropriété, être
comparée à l'épilepsie, ou mal caduc du corps naturel (que les Juifs prenaient
pour une sorte de possession par les esprits ). En effet, de même que dans
cette maladie, il y a dans le tête un esprit ou vent non naturel qui obstrue
les racines des nerfs et qui, les mouvant violemment, supprime le mouvement que
naturellement ils devraient recevoir du pouvoir de l'âme dans le cerveau, et
cause ainsi dans les organes des mouvements violents et irréguliers, que les
hommes appellent convulsions, de sorte que celui dont le mal s'est emparé tombe
parfois dans l'eau, parfois dans le feu, comme un homme privé de ses sens, de
même aussi, dans le corps politique, quand le pouvoir spirituel, par la terreur
des châtiments et l'espoir des récompenses, qui sont les nerfs de la
République, meut les membres de cette dernière autrement que par le pouvoir
civil, qui est l'âme de la République, et que, par des mots étranges et difficiles,
il étouffe la compréhension du peuple, il doit nécessairement de cette façon
affoler le peuple, et, ou écraser la République en l'opprimant, ou la jeter
dans le feu de la guerre civile.
Parfois aussi, dans un gouvernement
purement civil, il arrive qu'il y ait plus qu'une seule âme : comme quand
le pouvoir de lever des impôts, qui est la faculté nutritive, dépend d'une
assemblée générale, le pouvoir de diriger et de commander, qui est la faculté
motrice, d'un seul homme, et le pouvoir de faire des lois, qui est la faculté
rationnelle, dépend de l'accord accidentel, non seulement de ces deux parties,
mais aussi d'une troisième : cela met en danger la République, parfois par
défaut d'un accord sur de bonnes lois, mais plus souvent par défaut de cette
nourriture qui est nécessaire à la vie et au mouvement. En effet, quoique peu
s'aperçoivent qu'un tel gouvernement n'est pas un gouvernement, mais la
division de la République en trois factions indépendantes, et quoiqu'on
l'appelle monarchie mixte, cependant, la vérité est que ce n'est pas une
République indépendante, mais trois factions indépendantes, ni une seule
personne représentative, mais trois. Dans le royaume de Dieu, il peut y avoir
trois personnes indépendantes, sans que cela rompe l'unité en Dieu qui règne,
mais où les hommes règnent, qui sont sujets à une diversité d'opinions, il ne
peut pas en être ainsi. Et donc, si le roi tient le rôle de la personne du
peuple, et que l'assemblée générale tient aussi le rôle de la personne du
peuple, et si une autre assemblée tient le rôle de la personne d'une partie du
peuple, ils ne sont pas une seule personne, ni un seul souverain, mais trois
personnes et trois souverains.
Je ne sais à quelle maladie du corps
naturel de l'homme je peux exactement comparer cette anomalie de la République.
Mais j'ai vu un homme qui en avait un autre qui lui poussait sur le côté, avec
une tête, des bras, une poitrine et un abdomen qui lui étaient propres. S'il
avait eu un autre homme poussant de l'autre côté, la comparaison aurait alors
pu être exacte.
Jusqu'alors, j'ai nommé les maladies de la
République qui sont du plus grand et du plus immédiat danger. Il y en a d'autres,
moins importantes, qu'il n'est pas inopportun de noter. D'abord, la difficulté
de lever des impôts que la République doit nécessairement employer, surtout
quand la guerre approche. Cette difficulté provient de l'opinion selon laquelle
tout sujet a de ses terres et de ses biens une propriété qui exclut le
souverain du droit d'en faire usage. De là, il arrive que le pouvoir souverain,
qui prévoit les besoins de la République, et les dangers auxquels elle est
exposée, s'apercevant que le peuple s'obstine à faire obstacle au transfert de
l'argent vers le trésor public, alors qu'il devrait se dilater pour affronter
et prévenir de tels dangers dès leur début, se contracte aussi longtemps qu'il
peut, et quand il ne le peut plus, lutte avec le peuple en usant de stratagèmes
juridiques pour obtenir de petites sommes qui, ne suffisant pas, le
contraignent finalement, ou à se frayer violemment un chemin pour
s'approvisionner, ou à périr. Étant conduit à de telles extrémités, il ramène
enfin le peuple à la trempe qu'il doit [normalement] avoir, ou sinon la
République doit périr. De sorte que nous pouvons comparer à propos ce trouble à
une fièvre des marais, dans laquelle les parties charnues étant coagulées ou
obstruées par la matière venimeuse, les veines, qui dans leur cours naturel se
vident dans le cœur, ne sont pas approvisionnées par les artères. Suivent
alors, d'abord une contraction froide et un tremblement des membres, puis un
chaud et puissant effort du cœur afin d'ouvrir de force un passage pour le sang,
et, avant de pouvoir le faire, le cœur se contente de petits rafraîchissements
de matières qui refroidissent provisoirement, jusqu'à ce qu'il brise la
résistance des parties obstruées et dissipe le venin en sueur, si la nature est
assez forte, ou que le patient meure, si la nature est trop faible.
Il y a aussi parfois en la République une
maladie qui ressemble à la pleurésie : cela arrive quand le trésor de la
République, s'écoulant hors de son cours normal, s'amasse en trop grande
abondance chez un ou quelques particuliers, à cause de monopoles ou
d'affermages des revenus publics, de la même manière que le sang, dans une
pleurésie, pénétrant dans la membrane de la poitrine, y produit une inflammation
qui s'accompagne d'une fièvre et de points de côté douloureux.
La popularité d'un sujet puissant, à moins
que la République n'ait une très bonne garantie de sa loyauté, est aussi une
maladie dangereuse, parce que le peuple, qui devrait recevoir son mouvement de l'autorité
du souverain, est, par la flatterie et la réputation d'un homme ambitieux,
détourné de l'obéissance aux lois pour suivre un homme dont les vertus et les
desseins lui sont inconnus. Et c'est communément d'un plus grand danger dans un
gouvernement populaire que dans une monarchie, parce qu'une armée est d'une si
grande force et d'un si grand nombre d'hommes qu'on peut aisément lui faire
croire qu'elle est le peuple [entier]. C'est par ce moyen que Jules César,
élevé par le peuple contre le sénat, ayant gagné l'affection de son armée, se
rendit maître à la fois du sénat et du peuple. Cette façon de faire des hommes
populaires et ambitieux est manifestement une rébellion, et elle peut être
comparée aux effets de la sorcellerie.
Une autre infirmité de la République est la
taille démesurée d'une ville, quand elle est capable d'alimenter, à partir de
son propre territoire, une grande armée en hommes et en dépenses, et c'est
comme le grand nombre de corporations, qui sont, pour ainsi dire, de nombreuses
petites Républiques dans les intestins d'une grande, comme des vers dans les
entrailles d'un homme naturel. A quoi l'on peut ajouter la liberté de contester
le pouvoir absolu de ceux qui prétendent à la prudence politique, hommes qui,
quoique nés pour la plupart dans la lie du peuple et animés par de fausses
doctrines, se mêlent des lois fondamentales, importunant la République, comme
les petits vers que les médecins appellent ascarides.
Nous pouvons en outre ajouter la boulimie, ou appétit insatiable d'agrandir
l'empire, avec les blessures
incurables que l'on reçoit souvent à cause de cela de l'ennemi, et les kystes que sont les conquêtes mal
intégrées [à l'empire], qui sont souvent un fardeau qu'il est moins dangereux
d'abandonner que de conserver ; et aussi la léthargie qui vient du bien-être, et la consomption due aux excès et au luxe.
Enfin, quand dans une guerre étrangère ou
intestine, les ennemis obtiennent la victoire finale, de sorte que les forces
de la République ne sont plus maîtres des positions, la fidélité des sujets ne
les protège plus, et la République est alors DISSOUTE, et tout homme est libre
de se protéger par tous les moyens qui lui sembleront bons. Le souverain est en
effet l'âme publique qui donne vie et mouvement à la République. Quand cette
dernière expire, les membres ne sont pas plus gouvernés [par cette âme
publique] que le cadavre d'un homme ne l'est par son âme qui,
quoiqu'immortelle, s'en est allée. En effet, quoique le droit d'un monarque
souverain ne puisse s'éteindre à cause de l'acte d'un autre, l'obligation des
membres, cependant, le peut, car celui à qui fait défaut la protection peut la
chercher partout et, quand il l'a [trouvée], il est obligé (sans prétendre
faussement s'être soumis par crainte) de protéger sa protection aussi
longtemps qu'il en est capable. Mais une fois que le pouvoir d'une assemblée
est supprimé, le droit de cette assemblée périt entièrement, parce que
l'assemblée elle-même est éteinte, et que, par conséquent, la souveraineté n'a
aucune possibilité d'y revenir.
Chapitre XXX : De la Fonction du Réprésentant souverain.
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Même version du chapitre
avec notes sur Philotra
La FONCTION du souverain, qu'il soit un monarque ou
une assemblée, consiste dans la fin pour laquelle le pouvoir souverain lui a
été confié, à savoir procurer au peuple
la sécurité, fonction à laquelle il
est obligé par la loi de nature, et il est obligé d'en rendre compte à Dieu,
l'auteur de cette loi, et à personne d'autre. Mais par sécurité, je n'entends
pas ici la seule préservation, mais aussi toutes les autres satisfactions de
la vie, que tout homme pourra légalement acquérir par sa propre industrie, sans
danger ni nuisance pour la République.
L'intention n'est pas de faire cela en se préoccupant
des individus au-delà de leur protection des torts quand ils porteront plainte,
mais d'y pourvoir de manière générale, par un enseignement public (des
doctrines et des exemples) et en faisant et exécutant de bonnes lois que les
personnes individuelles puissent appliquer à leur propre cas.
Et parce que, si les droits essentiels de la
souveraineté (spécifiés précédemment au chapitre XVIII) sont supprimés, la
République est de ce fait dissoute, et chaque homme retourne dans le malheureux
état de guerre contre tout autre homme, ce qui est le plus grand mal qui puisse
arriver en cette vie, c'est la fonction du souverain de conserver entièrement
ces droits, et il est par conséquent contraire à son devoir, premièrement, de
transférer à un autre l'un quelconque de ces droits, ou de s'en démettre. En
effet, celui qui abandonne les moyens abandonne les fins, et abandonne les fins
celui qui, étant le souverain, se reconnaît assujetti aux lois civiles et
renonce au pouvoir de la judicature suprême, ou à celui de faire la guerre ou
la paix par sa propre autorité, ou à celui de juger de ce qui est nécessaire à
la République, ou à celui de lever des impôts et des armées, au moment et dans
les limites qu'il jugera nécessaire en sa propre conscience, ou à celui
d'instituer des officiers et des ministres, aussi bien pour la paix que pour
la guerre, ou à celui de nommer des enseignants, et d'examiner quelles
doctrines s'accordent avec la défense, la paix et le bien du peuple, ou leur
sont contraires. Deuxièmement, il est contraire à son devoir de laisser le
peuple ignorant ou mal informé des fondements et des raisons de ces droits
essentiels qui sont siens, parce que, dans cet état, il est facile d'abuser le
peuple et de l'amener à lui résister quand la République aura besoin que ces
droits soient utilisés et exercés.
Et il est plutôt nécessaire d'enseigner avec diligence
et vérité ces fondements, parce qu'ils ne peuvent pas être soutenus par quelque
loi civile ou par la terreur d'un châtiment légal. En effet, une loi civile qui
interdit la rébellion (et est telle toute résistance aux droits essentiels de
la souveraineté) n'est pas, en tant que loi civile, une obligation, mais elle
l'est en vertu seulement de la loi de nature qui interdit de trahir sa parole.
Si les hommes ne connaissent pas cette obligation naturelle, ils ne peuvent
connaître le droit d'aucune des lois faites par le souverain. Quant au
châtiment, ils le prennent pour un acte d'hostilité, qu'ils s'efforceront
d'éviter par des actes d'hostilité quand ils jugeront qu'ils sont assez forts.
De même que j'ai entendu certains dire que la justice
n'est qu'un mot sans substance, et que tout ce qu'un homme peut acquérir pour
lui-même par la force ou l'habileté, non seulement dans l'état de guerre, mais
dans une République, lui appartient (ce qui est faux, je l'ai déjà montré), de
même il en est aussi qui soutiennent que n'existent ni fondements, ni
principes de raison pour soutenir ces droits essentiels qui rendent la
souveraineté absolue. Car, [disent-ils], s'ils existaient, ils auraient été
découverts, en un lieu ou en un autre, tandis que nous voyons qu'il n'y a eu
jusqu'ici aucune République où ces droits aient été reconnus ou revendiqués. En
quoi ils argumentent aussi mal que le feraient les sauvages d'Amérique qui
nieraient qu'existent des fondements ou principes de raison pour construire une
maison qui puisse durer aussi longtemps que les matériaux parce qu'ils n'en ont
jamais vu une aussi bien construite. Le
temps et l'industrie produisent chaque jour de nouvelles connaissances. Et de
même que l'art de bien construire est tiré de principes de raison aperçus par
des hommes industrieux qui ont longuement étudié la nature des matériaux, et
les divers effets de leur taille et de leurs proportions, bien après que
l'humanité eut commencé, quoique piètrement, à construire, de même, bien après
que les hommes eurent commencé à constituer des Républiques, imparfaites et
susceptibles de retomber dans le désordre, certains principes de raison peuvent
être découverts par une méditation industrieuse, pour faire durer à jamais leur
constitution, exception faite de la violence extérieure. Et tels sont ceux que
j'ai exposés dans ce discours : que ceux qui ont le pouvoir d'en faire usage
n'en aient pas connaissance, qu'ils y fassent ou non attention, cela, à ce
jour, m'intéresse très peu. Mais en supposant que mes principes ne soient pas
des principes de raison, cependant je suis certain que ce sont des principes
qu'on peut tirer de l'autorité de l'Ecriture, comme je le montrerai quand j'en
viendrai à parler du règne de Dieu (administré par Moïse) sur les Juifs, son peuple particulier en vertu d'une
convention.
De plus, ils disent que même si les principes sont
justes, les gens du commun n'ont pas
les capacités suffisantes pour qu'on les leur fasse comprendre. Je serais
heureux que les sujets riches et puissants d'un royaume, ou ceux qu'on tient
pour les plus instruits n'en fussent pas moins incapables qu'eux; mais tout le
monde sait que les obstacles à cette sorte de doctrine ne procèdent pas tant de
la difficulté de la matière que de l'intérêt de ceux qu'on doit instruire. Les
puissants ne digèrent guère tout ce qui établit un pouvoir pour brider leurs
passions, et ceux qui sont instruits, tout ce qui révèle leurs erreurs, et par
là diminue leur autorité, alors que les esprits des gens du commun, à moins que
ces esprits n'aient été corrompus par la dépendance à l'égard des puissants, ou
qu'ils n'aient été griffonnés par les opinions des docteurs, sont comme une
feuille vierge, propre à recevoir tout ce que l'autorité publique y imprimera.
Des nations entières seraient amenées à acquiescer
aux grands mystères de la religion chrétienne, qui dépassent la raison, et on
ferait croire à des millions d'hommes que le même corps peut se trouver en des
lieux innombrables en un seul et même moment, ce qui est contraire à la raison,
et on ne serait pas capable, par un enseignement et une prédication protégés
par la loi, de leur faire accepter ce qui s'accorde tant avec la raison que
n'importe quel homme sans préjugé n'a besoin, pour l'apprendre, que de
l'entendre? Je conclus donc qu'il n'y a, pour instruire le peuple des droits
essentiels qui sont les lois naturelles et fondamentales de la souveraineté,
aucune difficulté tant que le souverain possède tout son pouvoir, sinon celles
qui procèdent de sa propre faute ou de la faute de ceux à qui il a confié
l'administration de la République. En conséquence, c'est son devoir de faire en
sorte que le peuple soit instruit de cela. C'est non seulement son devoir, mais
c'est aussi son avantage et sa sécurité contre le danger qui peut l'atteindre
dans sa personne naturelle en cas de rébellion.
Et, pour descendre jusqu'aux détails, on doit apprendre
au peuple, premièrement qu'il ne doit aimer aucune forme de gouvernement qu'il
voit dans les nations voisines plus que la forme de son propre gouvernement, ni
désirer en changer, quelle que soit la prospérité actuelle qu'il aperçoive dans
les nations qui sont gouvernées autrement que la sienne. En effet, la
prospérité d'un peuple gouverné par une assemblée aristocratique ou
démocratique ne vient ni de l'aristocratie, ni de la démocratie, mais de
l'obéissance et de la concorde des sujets. De même, un peuple n'est pas
florissant en monarchie parce qu'un seul homme a le droit de les gouverner,
mais parce qu'ils lui obéissent. Dans n'importe quelle sorte d’État, supprimez
l'obéissance, et en conséquence la concorde du peuple, et le peuple, non
seulement ne sera pas florissant, mais de plus se dissoudra en peu de temps. Et
ceux qui entreprennent de désobéir pour simplement réformer la République, ils
découvriront qu'ils la détruisent de cette façon, semblables aux filles
insensées de Pélée, dans la fable,
qui, désirant redonner la jeunesse à leur père décrépit, le coupèrent en
morceaux, sur le conseil de Médée, et
le firent bouillir avec d'étranges herbes, sans faire de lui un homme neuf. Ce
désir de changement est comparable à la violation du premier des commandements
de Dieu, car Dieu y dit : Non
habebis Deos alienos : Tu n'auras pas les dieux des autres nations; et
ailleurs, il dit au sujet des rois,
qu'ils sont des dieux.
Deuxièmement, il faut leur apprendre qu'ils ne doivent
pas être amenés à admirer la vertu de l'un de leurs compagnons assujettis, si
haut placé soit-il, et quelque remarquable que soit la façon dont il brille
dans la République, ou la vertu de quelque assemblée, à l'exception de
l'assemblée souveraine, au point de leur témoigner une obéissance et de leur
rendre un honneur qui ne conviennent qu'au souverain qu'ils représentent, dans
les postes particuliers qu'ils occupent. Il faut aussi apprendre aux sujets
qu'ils ne doivent pas non plus subir leur influence, sinon quand cette dernière
est transmise par eux au nom de l'autorité souveraine. En effet, on ne peut pas
croire qu'un souverain aime son peuple comme il le devrait s'il n'en est pas
jaloux, et qu'il souffre que ce peuple soit détourné de sa fidélité par la
flatterie d'hommes populaires, ce qu'il a souvent été, non seulement en secret,
mais [aussi] ouvertement, en se proclamant marié à eux in facie Ecclesiae, par des prédicateurs et par des publications
faites en pleine rue ; ce qui peut être proprement comparé à la violation
du second des Dix Commandements.
Troisièmement, en conséquence de cela, ils doivent
être informés que c'est une grande faute de parler mal du représentation
souverain, qu'il s'agisse d'un seul homme ou d'une assemblée d'hommes, ou
d'argumenter contre son pouvoir et de le contester, ou d'user en quelque façon
de son nom de façon irrévérencieuse, ce qui pourrait amener le peuple à le
mépriser et son obéissance (en quoi consiste la sécurité de la République) à se
relâcher. C'est là une doctrine qui évoque, par ressemblance, le troisième
commandement.
Quatrièmement, vu que les gens du peuple ne peuvent
apprendre cela, ou, s'ils l'apprennent, ne peuvent s'en souvenir, à tel point
que, une génération passée, ils oublient en qui le pouvoir souverain est placé,
si on n'institue pas, à côté du labeur ordinaire, certains moments déterminés
où ils puissent se rendre auprès de ceux qui sont chargés de les instruire, il
est nécessaire que de tels moments soient fixés, pendant lesquels ils pourront
s'assembler et, après avoir adressé des prières et des louanges à Dieu, le
Souverain des souverains, écouter ces devoirs qui sont leurs et qu'on leur
apprendra, les lois, celles qui les concernent généralement tous, qui seront
lues et expliquées, et on leur rappellera par quelle autorité ces lois sont
lois. Dans ce but, les Juifs avaient
chaque septième jour un sabbat,
pendant lequel la loi était lue et expliquée, et pendant cette fête sacrée, on
leur rappelait que leur roi était Dieu, qui avait créé le monde en six jours,
s'était reposé le septième, et en se reposant ce jour-là de leur labeur, il
leur était rappelé que Dieu était leur roi, qui les avait libérés de leurs
travaux serviles et pénibles d’Égypte,
et leur donnait un temps, après s'être réjouis en lui, pour prendre aussi de la
joie en eux-mêmes, par des divertissements légitimes. De telle sorte que la
première table des Commandements est consacrée à noter l'essentiel du pouvoir
absolu de Dieu, non seulement en tant que Dieu, mais aussi en tant que roi
particulier des Juifs, en vertu d'un pacte, et elle peut donc éclairer ceux à
qui le pouvoir souverain a été conféré par le consentement des hommes, pour
qu'ils voient quelle doctrine ils doivent enseigner à leurs sujets.
Et parce que la première instruction des enfants
dépend du soin que prennent les parents, il est nécessaire que les enfants
obéissent à leurs parents aussi longtemps qu'ils sont éduqués par eux; non
seulement cela, mais aussi qu'ensuite, comme la gratitude l'exige, ils
reconnaissent le bienfait de leur éducation par des marques extérieures
d'honneur. À cette fin, on doit leur enseigner qu'à l'origine, le père de
chaque homme était aussi son seigneur souverain, avec le pouvoir de vie et de
mort sur lui, et que, quand les pères de famille, lors de l'institution de la
République, se démirent de leur pouvoir absolu, il ne fut cependant jamais
entendu qu'ils perdraient l'honneur qui leur est dû pour l'éducation qu'ils
donnent. En effet, renoncer à ce droit n'était pas nécessaire à l'institution
du pouvoir souverain, et il n'y aurait aucune raison qu'un homme désire avoir
des enfants, ou prenne soin de les nourrir et de les éduquer, si ensuite il ne
devait en attendre aucun autre avantage que celui qu'on attend des autres
hommes. Et cela s'accorde avec le cinquième commandement.
De plus, tout souverain doit faire enseigner la
justice, qui consiste à ne pendre à aucun homme ce qui est sien, autrement dit
faire enseigner aux hommes à ne pas priver leur prochain, par la violence ou la
ruse, de quelque chose que l'autorité souveraine a fait sien. Parmi les choses
détenues en propriété, celles qui sont les plus chères à l'homme sont sa propre
vie et ses propres membres, et juste après, celles qui concernent l'affection
conjugale, et [encore après], les richesses et les moyens d'existence. On doit
donc apprendre aux gens à s'abstenir de violence par des vengeances privées
exercées sur la personne d'autrui, à s'abstenir de porter atteinte à l'honneur
conjugal, de prendre par la force, ou subrepticement, par la ruse, les biens d'autrui.
À cette fin, il est aussi nécessaire qu'on montre aux gens les fâcheuses
conséquences des jugements qui vont contre la vérité, soit à cause de la
corruption des juges, soit à cause de celle des témoins, jugements qui
suppriment la distinction des propriétés, et par lesquels la justice devient
sans effet : toutes choses qui sont intimées par les sixième, septième,
huitième et neuvième Commandements.
Enfin, il faut apprendre aux gens qu'il y a injustice
non seulement dans les actes injustes, mais aussi dans les desseins et
intentions de les faire, même si on est accidentellement empêché, [car]
l'injustice consiste dans la dépravation de la volonté, aussi bien que dans
l'irrégularité de l'action. Et c'est ce que vise le dixième commandement, et
l'essentiel de la seconde table [de la loi], qui se réduit tout entière à cet
unique commandement de charité mutuelle : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, tout comme l'essentiel de
la première table se réduit à l'amour de
Dieu, que les Juifs venaient d'accepter comme roi.
Pour ce qui est des moyens et des voies par lesquels
le peuple peut recevoir cette instruction, nous devons chercher par quels
moyens autant d'opinions contraires à la paix du genre humain et fondées sur
des principes faibles et faux se sont cependant si profondément enracinées en
lui. Je veux parler ici de ces opinions que j'ai précisées au chapitre
précédent : comme celle qui prétend que les hommes doivent juger de ce qui
est légitime ou pas, non par la loi elle-même, mais par leur propre conscience,
c'est-à-dire par leurs propres jugements personnels; que les sujets pèchent en
obéissant aux commandements de la République, à moins qu'ils ne les aient
d'abord eux-mêmes jugés légitimes; que la propriété qu'ils ont de leurs
richesses est telle qu'elle exclut l'empire que la République a sur elles;
qu'il est légitime que les sujets tuent ceux qu'ils appellent tyrans; que le
pouvoir souverain peut être divisé, et opinions du même type qu'on instille
dans le peuple de la façon qui suit : ceux que la nécessité ou la cupidité
gardent occupés à leur métier et leur travail, et ceux d'autre part que l'excès
de richesses et la paresse poussent à rechercher les plaisirs des sens (ces
deux sortes d'hommes comprennent la plus grande partie du genre humain), étant
détournés de la profonde méditation que requiert nécessairement l'étude de la
vérité, non seulement dans le domaine de la justice naturelle, mais aussi dans
toutes les autres sciences, reçoivent les notions de leur devoir
essentiellement des théologiens en chaire, et en partie de ceux de leurs
voisins ou proches qui, ayant la faculté de discourir avec aisance et avec de
belles paroles, semblent plus sages et mieux instruits qu'eux-mêmes sur les
questions de lois et les cas de conscience. Et les théologiens, et d'autres du
même type qui font étalage d'érudition, tirent leurs connaissances des
universités, et des écoles de droit, ou des livres que des hommes éminents,
dans ces écoles et universités, ont publiés. Il est donc manifeste que
l'instruction du peuple dépend totalement de la rectitude de l'enseignement de
la jeunesse dans les universités. Mais, peuvent dire certains, les universités
d'Angleterre ne sont-elles pas déjà
assez savantes pour faire cela ? ou est-ce que vous allez vous charger
d'enseigner les universités? Difficiles questions. Pourtant, en ce qui concerne
la première, je n'hésite pas à répondre que, jusque vers la fin du règne d'Henri VIII, le pouvoir du pape a
toujours pris parti contre le pouvoir de la République, principalement par les
universités : que les doctrines
aient été soutenues par tant de prédicateurs contre le pouvoir souverain du
roi, et par tant de légistes et par d'autres qui ont reçu leur éducation de ces
universités, prouve suffisamment que, même si les universités n'étaient pas les
auteurs de ces fausses doctrines, elles ne savaient cependant pas comment
implanter la vérité. En effet, dans une telle contradiction d'opinions, il est
au plus haut point certain que les sujets n'ont pas été suffisamment instruits,
et il n'est pas étonnant qu'ils conservent un arrière-goût de cette subtile
liqueur, contraire à l'autorité civile, avec laquelle ils furent d'abord
assaisonnés. Pour ce qui est de la deuxième question, il n'est ni opportun ni
utile d'y répondre par oui ou par non, car celui qui se rend compte de ce que
je suis en train de faire peut aisément voir ce que j'en pense.
De plus, la sécurité du peuple requiert, de celui ou
de ceux qui détiennent le pouvoir souverain, que la justice soit rendue avec
égalité, quel que soit le rang des sujets, c'est-à-dire que les riches et
puissants, aussi bien que les pauvres et obscurs puissent obtenir justice pour
les torts qui leur sont faits, de sorte que les premiers ne puissent avoir de
plus grand espoir d'impunité quand ils font violence aux seconds, les
déshonorent, ou leur causent un tort que l'un de ces derniers quand il fait la
même chose à l'égard de l'un d'eux; car c'est en cela que consiste l'équité, à
laquelle, en tant qu'elle est un précepte de la loi de nature, un souverain est
aussi assujetti que le plus petit sujet de son peuple. Toutes les infractions à
la loi sont des offenses à la République mais il en est certaines qui sont
aussi faites contre des personnes privées. Celles qui ne concernent que la
République peuvent être pardonnées sans violation de l'équité, car tout homme
peut, à sa propre discrétion, pardonner ce qui est fait contre lui-même. Mais
une offense à un particulier ne peut pas, en équité, être pardonnée sans le
consentement de celui qui a subi le tort, ou sans une réparation raisonnable.
L'inégalité des sujets procède des actes du pouvoir
souverain, et elle n'a pas plus lieu d'être en présence du souverain,
c'est-à-dire dans une cour de justice, que l'inégalité entre les rois et leurs
sujets en présence du Roi des rois. L'honneur des grands doit être évalué en
fonction de leur bienfaisance et des aides qu'ils donnent aux hommes d'un rang
inférieur. En dehors de cela, il n'est rien. Et les violences, oppressions, et
torts dont ils sont responsables ne sont pas atténués, mais aggravés par la
grandeur de leur personne, parce qu'ils sont ceux qui ont le moins besoin de
commettre de tels actes. Les conséquences de la partialité en faveur des grands
sont celle-ci : l'impunité produit l'insolence, l'insolence produit la haine,
et la haine est la source d'efforts pour abattre toute grandeur oppressive et
insolente, même si cela doit entraîner la ruine de la République.
Une égale justice suppose une égale imposition des
taxes, égalité qui ne dépend pas de l'égalité des richesses, mais de celle de
la dette dont tout homme est redevable à la République pour sa défense. Il
n'est pas suffisant qu'un homme travaille pour se maintenir en vie, il doit
aussi se battre, si c'est nécessaire, pour la sécurité de son travail. Les
hommes doivent, ou faire comme le firent les Juifs au retour de leur captivité,
quand ils réédifièrent le temple, bâtissant d'une main et tenant l'épée de
l'autre, ou payer d'autres hommes pour qu'ils combattent à leur place. En
effet, les impôts que le peuple paie au pouvoir souverain ne sont rien d'autre
que les gages dus à ceux qui tiennent l'épée publique pour défendre les
particuliers dans l'exercice de leurs différents métiers et états. Etant donné
que l'avantage que chacun tire de cela est la jouissance de la vie, qui est
également chère aux pauvres et aux riches, la dette dont un pauvre est
redevable à ceux qui défendent sa vie est la même que celle dont un riche est
redevable pour la défense de la sienne (mais les riches, qui ont les pauvres
ont à leur service, peuvent être débiteurs non seulement pour leur propre
personne, mais aussi pour beaucoup plus d'hommes). Ceci étant considéré,
l'égalité d'imposition consiste plus en l'égalité de ce qui est consommé qu'en
l'égalité des richesses des personnes qui consomment la même chose. Pour quelle
raison celui qui travaille beaucoup et qui, épargnant ce qu'il gagne, consomme
peu, serait-il plus imposé que celui qui, vivant dans l'oisiveté, gagne peu et
dépense tout ce qu'il gagne, alors que le premier n'est pas plus protégé par la
République que le deuxième? Mais quand les impôts sont calculés sur ce que les
gens consomment, tout homme paie également pour ce dont il use, et la
République n'est pas escroquée par le gaspillage excessif des particuliers.
Attendu que beaucoup d'hommes, à la suite d'accidents
inévitables, deviennent incapables de subvenir à leurs besoins par leur
travail, ils ne doivent pas être abandonnés à la charité des particuliers,
mais les lois de la République doivent pourvoir à leurs besoins, dans les
limites que requièrent les nécessités naturelles. En effet, tout comme c'est un
manque de charité de la part d'un homme de ne prendre aucun soin des invalides,
c'en est aussi un de la part du souverain de la République que de les exposer
au hasard d'une charité aussi incertaine.
Mais pour ceux dont le corps est vigoureux, le cas est
différent : il faut les forcer à travailler, et pour éviter l'excuse qui
consiste à dire qu'on ne trouve pas d'emploi, il faut des lois qui encouragent
toutes les sortes d'arts, comme la navigation, l'agriculture, la pêche, et
toutes les activités manufacturières qui requièrent de la main-d’œuvre. La
multitude des pauvres, pourtant vigoureux, augmentant toujours, il faut les
transplanter dans des régions qui ne sont pas assez peuplées, où ils ne doivent
pas cependant exterminer ceux qu'ils trouvent à cet endroit, mais les
contraindre à vivre plus à l'étroit avec eux, à ne pas parcourir beaucoup de
territoire pour se saisir de ce qu'ils y trouvent, mais à s'occuper assidûment
de chaque parcelle avec habileté et efforts, pour qu'elle leur donne leur
subsistance le moment venu. Et quand le monde entier est surpeuplé, alors le
dernier recours est la guerre, qui pourvoit au sort de chacun, par la victoire
ou par la mort.
C'est au souverain qu'appartient le soin de faire de
bonnes lois. Mais qu'est-ce qu'une bonne loi ? Par bonne loi, je n'entends
pas une loi juste, car aucune loi ne peut être injuste. La loi est faite par le
pouvoir souverain, et tout ce qui est fait par ce pouvoir est autorisé et
reconnu comme sien par chaque membre du peuple; et ce qui arrivera de cette
façon à tout homme, personne ne peut le dire injuste. Il en est des lois de la
République comme des lois des jeux : tout ce sur quoi les joueurs s'accordent
tous n'est injustice pour aucun d'eux. Une bonne loi est celle qui est nécessaire pour le bien du peuple et en même temps claire.
En effet, l'utilité des lois (qui ne sont que des règles
autorisées) n'est pas d'empêcher les gens de faire toute action volontaire,
mais de les diriger et de les maintenir dans un mouvement tel qu'ils ne se
fassent pas de mal par l'impétuosité de leurs propres désirs, par leur
imprudence et leur manque de discernement, comme des haies sont installées, non
pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir dans le [droit] chemin. Et
c'est pourquoi une loi qui n'est pas nécessaire, n'ayant pas la véritable
finalité d'une loi, n'est pas une bonne loi. On pourrait imaginer qu'une loi
est bonne quand elle est faite pour l'avantage du souverain, quoiqu'elle ne
soit pas nécessaire au peuple, mais il n'en va pas ainsi, car le bien du
souverain et le bien du peuple ne peuvent être séparés. C'est un souverain faible
que celui qui a des sujets faibles, et c'est un peuple faible que celui dont le
souverain n'a pas le pouvoir de régir les sujets selon sa volonté. Des lois qui
ne sont pas nécessaires ne sont pas de bonnes lois, mais des pièges pour
récupérer de l'argent, qui sont superflus là où le droit du pouvoir souverain
est reconnu, et qui sont insuffisants pour défendre le peuple là où il ne l'est
pas.
La clarté d'une loi ne consiste pas tant dans les
termes de la loi elle-même que dans l'explication des causes et des motifs pour
lesquels elle a été faite. C'est cela qui nous montre l'intention du
législateur, et quand cette intention est connue, la loi est plus facilement
comprise en peu de mots qu'en beaucoup. En effet, tous les mots sont sujets à
ambiguïté, et c'est pourquoi la multiplication des mots dans le corps de la loi
multiplie l'ambiguïté : d'ailleurs, quand la loi est rédigée avec trop de
soin, il semble qu'elle implique que quiconque peut se soustraire aux mots se
met hors de portée de la loi. Et c'est la cause de nombreux procès inutiles. En
effet, quand je considère comme étaient brèves les anciennes lois, et comme
elles deviennent, par degrés, toujours plus longues, je crois voir une dispute
entre les rédacteurs de la loi et les avocats, les premiers cherchant à
circonscrire les seconds, et les seconds cherchant à leur échapper, et je
crois que ce sont les avocats qui ont obtenu la victoire. Il appartient donc à
la fonction du législateur (ce qu'est le représentant suprême de toute
République, qu'il soit un seul homme ou une assemblée) de rendre claires les
raisons pour lesquelles la loi a été faite, et de faire que le corps de la loi
lui-même soit aussi bref que possible, mais dans des termes aussi appropriés et
aussi significatifs que possible.
Il appartient aussi à la fonction du souverain de
faire une juste application des châtiments et des récompenses. Et vu que la fin
du châtiment n'est pas de se venger et de décharger sa colère, mais de corriger
soit celui qui a commis l'infraction, soit les autres par l'exemple, les
châtiments les plus sévères doivent être infligés pour ces infractions à la loi
qui sont du plus grand danger pour le public, comme celles qui procèdent d'une
intention de nuire au gouvernement, celles qui naissent du mépris de la justice,
celles qui provoquent l'indignation de la multitude, et celles qui, restées
impunies, semblent autorisées, comme celles qui sont commises par les fils, les
serviteurs et les favoris des hommes qui détiennent l'autorité. En effet,
l'indignation porte les hommes, non seulement contre les acteurs et les auteurs
de l'injustice, mais [aussi] contre tout pouvoir qui semble susceptible de les
protéger, comme dans le cas de Tarquin,
quand il fut chassé de Rome par
l'action insolente de l'un de ses fils, et que la monarchie fut elle-même
dissoute. Mais pour les infractions à la loi qui proviennent de la faiblesse,
comme celles qui procèdent d'une grande provocation, d'une grande crainte,
d'une grand nécessité, ou du fait que l'on ignore si l'acte est ou non une
grande infraction, on peut souvent se montrer clément, sans que cela nuise à la
République, et la clémence, quand il y a moyen de l'exercer, est requise par la
loi de nature. Le châtiment des chefs et des instigateurs de troubles (et non
celui du petit peuple qui a été séduit) peut, par l'exemple, profiter à la
République. Être sévère avec le peuple, c'est punir une ignorance qui peut être
pour une grande part imputée au souverain, dont la faute est que ce peuple n'a
pas été mieux instruit.
De la même manière, il appartient à la fonction et au
devoir du souverain d'attribuer toujours ses récompenses de telle façon que la
République en tire un avantage, ce en quoi consiste leur fonction et leur fin.
Il en est ainsi quand ceux qui ont bien servi la République sont, avec la
moindre dépense possible pour le trésor public, si bien récompensés que les
autres peuvent par là être encouragés, aussi bien à servir la République aussi
fidèlement qu'ils le peuvent, qu'à étudier les arts par lesquels ils puissent être
capables de le faire [encore] mieux. Acheter par de l'argent ou par de
l'avancement un sujet populaire ambitieux, pour qu'il se tienne tranquille et
renonce à exercer de mauvaises influences sur les esprits des gens, cela n'a
rien de la nature d'une récompense (qui est destinée à ceux qui ont servi, non
à ceux qui desservent). Ce n'est pas non plus un signe de gratitude, mais c'est
un signe de crainte, qui ne tend pas à l'avantage, mais au désavantage de la
République. C'est un combat contre l'ambition, comme celui d'Hercule contre l'Hydre, monstre à plusieurs têtes, auquel repoussait trois têtes
pour chaque tête coupée. De la même manière en effet, quand on vient à bout
d'un homme populaire réfractaire par une récompense, l'exemple en fait surgir
beaucoup plus qui causent le même tort dans l'espoir d'un même avantage : comme
tous les objets manufacturés, la méchanceté se multiplie en se vendant. Et
quoique, parfois, une guerre civile puisse être différée quand on use de tels
moyens, le danger devient toujours plus grand, et la ruine publique plus
certaine. Il est donc contraire au devoir du souverain, à qui la sécurité
publique a été commise, de récompenser ceux qui aspirent à la grandeur en
troublant la paix de leur pays, au lieu de s'opposer dès le début à de tels
individus sans courir de risque, alors qu'il sera plus dangereux de le faire
plus tard.
Une autre fonction du souverain est de choisir de bons
conseillers : j'entends par conseillers ceux dont il devra prendre l'avis pour
le gouvernement de la République. Car ce mot conseil (consilium, altération de considium)
a une large signification et comprend toutes les assemblées de ceux qui siègent
ensemble, non seulement pour délibérer sur ce qui doit être fait dans le futur,
mais aussi pour juger de faits passés, ou de la loi, pour le présent. Ici, je
prends le mot seulement dans son premier sens : en ce sens, il n'y a de choix
de conseillers ni en démocratie ni en aristocratie, parce que les personnes qui
conseillent sont membres de la personne conseillée. Le choix des conseillers
est donc propre à la monarchie, en laquelle le souverain qui ne s'efforce pas
de faire choix de ceux qui sont les plus capables dans leur domaine, ne
s'acquitte pas de sa fonction comme il devrait le faire. Les meilleurs conseillers
sont ceux qui ont le moins d'espoir de tirer un avantage en donnant de mauvais
conseils, et qui connaissent le mieux tout ce qui conduit à la paix et à la
défense de la République. C'est une chose difficile que de reconnaître ceux qui
espèrent un avantage des troubles publics, mais on a l'indice d'une suspicion
légitime quand des hommes dont les biens ne sont pas suffisants pour subvenir à
leurs dépenses habituelles se montrent complaisants par rapport aux griefs de
certains, déraisonnables, ou qui se plaignent des choses contre lesquelles on
ne peut rien. Mais il est encore plus difficile de savoir qui connaît le mieux
les affaires publiques, et ceux qui savent reconnaître ces gens compétents sont
ceux qui ont le moins besoin de leurs services. En effet, dans n'importe quel
art, ou presque, reconnaître qui en connaît les règles suppose un haut niveau
de connaissance de cet art, parce que personne ne peut être assuré de la vérité
des règles d'un autre s'il n'a d'abord appris à les comprendre. Mais les meilleurs
signes de la connaissance d'un art sont de l'avoir beaucoup exercé et d'avoir
obtenu constamment de bons résultats. Le bon conseil ne vient pas du sort ou
par héritage, et il n'y a donc pas plus de raisons d'attendre d'un riche ou
d'un noble un bon avis en matière d’État que pour tracer le plan d'une
forteresse, à moins que nous ne pensions qu'il n'est nul besoin de méthode dans
l'étude de la politique, comme c'est nécessaire dans l'étude de la géométrie,
et qu'il suffit d'être spectateur ; mais il n'en est pas ainsi. En effet,
des deux études, la politique est la plus difficile. Au contraire, dans cette
partie de l'Europe, on a considéré comme un droit héréditaire de certaines
personnes de siéger au plus haut conseil de l’État, et cela vient des conquêtes
des anciens Germains, chez qui de nombreux seigneurs absolus, s'unissant pour
conquérir d'autres nations, ne voulurent pas entrer dans la confédération sans
certains privilèges qui pourraient êtres les marques d'une différence, à
l'avenir, entre leur postérité et la postérité de leurs sujets. Ces privilèges
étant incompatibles avec le pouvoir souverain, ils peuvent sembler les
conserver par la faveur du souverain, mais s'ils les revendiquent comme leur
droit, ils devront nécessairement les abandonner par degrés, et finalement,
n'avoir plus pour honneurs que ceux qui sont naturellement liés à leurs
capacités.
Quelle que soit l'affaire et quelle que soit la
compétence des conseillers, le profit à tirer de leur conseil est plus grand
quand chacun donne son avis et les raisons de celui-ci à part que quand les
conseillers le font dans une assemblée au moyen de discours, et quand ils
médité à l'avance que quand ils improvisent, à la fois parce qu'ils ont plus de
temps pour apercevoir les conséquences de l'action et parce qu'ils sont moins
sujets à être entraînés à la contradiction par l'envie, l'émulation, et
d'autres passions qui naissent de la différence d'opinions.
Pour ces choses qui ne concernent pas les autres
nations, mais seulement le bien-être et l'avantage dont les sujets peuvent
jouir par les lois qui n'ont trait qu'aux affaires intérieures, le meilleur
conseil est à retirer des informations générales et des plaintes des sujets de
chaque province, qui connaissent le mieux leurs propres besoins, et, quand ils
ne réclament rien qui déroge aux droits essentiels de la souveraineté, il faut
donc attentivement en tenir compte ; car, sans ces droits essentiels,
comme je l'ai souvent déjà dit, la République ne peut absolument pas subsister.
Le commandant en chef d'une armée, s'il n'est pas
populaire, ne sera ni aimé ni craint comme il se doit par son armée, et il ne
pourra donc pas accomplir cette fonction avec succès. Il doit donc être assidu,
vaillant, affable, généreux, et chanceux s'il veut qu'on pense de lui qu'il est
à la fois compétent et aimé de ses soldats. C'est là la popularité, qui fait
naître chez les soldats aussi bien le désir de se recommander à la faveur du
général que le courage [qui en est la condition], et qui protège de sa sévérité
lorsqu'il punit, quand c'est nécessaire, les soldats mutins ou négligents. Mais
cette affection des soldats, si la fidélité du commandant n'est pas garantie,
est une chose dangereuse pour le pouvoir souverain, surtout quand ce dernier
est entre les mains d'une assemblée impopulaire. Il est donc nécessaire, pour
la sécurité du peuple, que le souverain confie ses armées à ceux qui sont en
même temps des chefs compétents et des sujets fidèles.
Mais quand le souverain lui-même est populaire,
c'est-à-dire vénéré et aimé de son peuple, la popularité d'un sujet n'est
absolument pas dangereuse, car les soldats ne sont généralement jamais assez
injustes pour se ranger du côté de leur capitaine, quelque affection qu'ils
aient pour lui, contre leur souverain, quand ils aiment non seulement la
personne de ce dernier, mais aussi sa cause. Et c'est pourquoi, de tout temps,
ceux qui ont supprimé le pouvoir de leur souverain légitime ont toujours pris
la peine, avant de pouvoir s'installer à sa place, de s'inventer des titres
pour éviter au peuple la honte de les recevoir comme souverain. Avoir un droit
reconnu au pouvoir souverain est une qualité si populaire que celui qui le
possède n'a besoin de rien de plus, pour s'attirer le cœur des sujets, que,
pour sa part, de se montrer capable de gouverner de façon absolue sa propre
famille, et pour ce qui est des ennemis, de disperser leurs armées. En effet,
la part la plus grande et la plus active du genre humain ne s'est guère
jusqu'ici contentée du présent.
En ce qui concerne les fonctions d'un souverain dans
ses relations avec un autre souverain, qui sont comprises dans cette loi qui
est communément appelée droit des gens,
je n'ai pas besoin d'en dire quelque chose ici, parce que le droit des gens et
la loi de nature sont la même chose. Et tout souverain a le même droit de se
procurer la sécurité de son peuple que celui d'un particulier de se procurer la
sécurité de son propre corps. Et la même loi qui dicte aux hommes qui n'ont pas
de gouvernement civil ce qu'ils doivent faire l'un par rapport à l'autre, et ce
qu'ils doivent éviter, dicte la même chose aux Républiques, et c'est la
conscience des princes souverains et des assemblées souveraines. Il n'y a pas
de tribunal de justice naturelle, sinon dans la seule conscience, où Dieu, et
non l'homme, règne, et les lois de Dieu, celles qui obligent tout le genre
humain, sont naturelles par rapport à
Dieu en tant qu'il est l'Auteur de la nature, et sont des lois par rapport au même Dieu, en tant qu'il est le Roi des rois.
Mais de ce règne de Dieu, comme Roi des rois, et aussi comme Roi d'un peuple
particulier, j'en parlerai dans le reste de ce discours.
Chapitre XXXI : Du Royaume de Dieu par nature.
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Même version du chapitre avec notes sur Philotra
Qu'un état de simple nature,
c'est-à-dire d'absolue liberté, tel que celui de ceux qui ne sont ni souverains
ni sujets, soit l'anarchie et l'état de guerre; que les préceptes par lesquels
les hommes sont conduits à éviter cet état soient les lois de nature; qu'une
République sans pouvoir souverain ne soit qu'un mot sans substance et ne puisse
se maintenir ; que les sujets doivent une obéissance absolue aux
souverains pour ces choses qui ne sont pas incompatibles avec les lois de
Dieu : je l'ai suffisamment prouvé dans ce que j'ai déjà écrit. Il n'est
besoin, pour connaître entièrement le devoir civil, que de savoir quelles sont
ces lois de Dieu. En effet, sans cela, on ne sait pas, quand le pouvoir civil
nous commande quelque chose, si cette chose est contraire ou non à la loi de
Dieu, et ainsi, soit on offense la Majesté Divine par une trop grande
obéissance civile, soit on transgresse les commandements de la République par
crainte d'offenser Dieu. Pour éviter ces deux écueils, il est nécessaire
d'avoir connaissance des lois divines. Et vu que la connaissance de toute loi
dépend de la connaissance du pouvoir souverain, je parlerai dans la suite du
ROYAUME DE DIEU.
Dieu est roi, que la terre se réjouisse, dit le psalmiste. Et aussi : Dieu est roi, même si les nations sont en
colère, et il est celui qui siège au-dessus des chérubins, même si la terre
tremble. Que les hommes le veuillent ou non, ils sont nécessairement
toujours assujettis au pouvoir divin. En niant l'existence ou la providence de
Dieu, les hommes peuvent se défaire de leur tranquillité, mais ils ne peuvent
s'affranchir de leur joug. Mais appeler ce pouvoir de Dieu, qui s'étend
lui-même non seulement à l'homme, mais aussi aux bêtes, aux plantes et aux
corps inanimés, du nom de royaume, c'est faire seulement un usage métaphorique
du mot. En effet, seul peut être dit proprement régner celui qui gouverne ses
sujets par sa parole et par des promesses de récompenses à ceux qui lui
obéissent, menaçant de châtiments ceux qui ne lui obéissent pas. Dans le
royaume de Dieu, les sujets ne sont donc pas les corps inanimés, ni les
créatures sans raison, parce qu'ils ne comprennent pas des préceptes comme les
siens, ni les athées, ni ceux qui ne croient pas que Dieu fasse attention aux
actions de l'humanité, parce qu'ils ne reconnaissent aucune parole comme
sienne, n'espèrent pas ses récompenses et ne craignent pas ses menaces. Sont
donc sujets de Dieu ceux qui croient qu'il y a un Dieu qui gouverne le monde, qui
a donné des préceptes à l'humanité, qui a institué pour elle des récompenses et
des châtiments, et tous les autres doivent être considérés comme ses ennemis.
Gouverner par des paroles requiert
que ces paroles soient portées de façon manifeste à la connaissance des hommes,
car autrement ces paroles ne sont pas des lois. Il appartient en effet à la
nature des lois d'être promulguées largement et clairement, pour pouvoir ôter
l'excuse de l'ignorance. Pour les lois humaines, il n'y a qu'une seule façon de
faire, c'est de les proclamer et les promulguer par la voix humaine. Mais Dieu
fait connaître ses lois de trois manières : par ce que dicte la raison naturelle, par la révélation, et par la voix de quelque homme à qui, par l'action des miracles, il donne du crédit auprès
des autres hommes. De là résulte une triple parole de Dieu, rationnelle, sensible et prophétique,
à quoi correspond une triple audition : droite raison, sensation
surnaturelle, et foi. En ce qui
concerne la sensation surnaturelle, qui consiste en révélation ou inspiration,
aucune loi universelle n'a été donnée ainsi, parce que Dieu ne parle de cette
manière qu'à des personnes particulières, et dit des choses différentes à des
individus différents.
À partir de cette différence
entre ces deux sortes de parole de Dieu, rationnelle
et prophétique, on peut attribuer à
Dieu un double royaume, naturel et prophétique : un royaume naturel où il gouverne par les
prescriptions naturelles de la droite raison la part de l'humanité qui
reconnaît sa providence, et un royaume prophétique,
où, ayant choisi comme sujets les hommes d'une nation particulière, les Juifs,
il les gouvernait, et personne d'autre, non seulement par la raison naturelle,
mais [aussi] par des lois positives qu'il leur donnait par la bouche de ses
saints prophètes. J'ai l'intention de parler du royaume naturel de Dieu dans ce
chapitre.
Le droit de nature par
lequel Dieu règne sur les hommes, et punit ceux qui enfreignent ses lois, ne
vient pas du fait qu'il les a créés, comme s'il exigeait une obéissance en
reconnaissance de ses bienfaits, mais vient de son pouvoir irrésistible. J'ai précédemment montré comment le droit
souverain naît d'un pacte. Pour montrer comment le même droit peut naître de la
nature, il suffit de montrer en quel cas ce droit ne peut jamais être ôté.
Attendu que tous les hommes, par nature, avaient droit sur toute chose, ils
avaient chacun le droit de régner sur tous les autres. Mais comme ce droit ne
pouvait s'obtenir par la force, il importait à la sécurité de chacun de mettre
de côté ce droit, pour établir, par un consentement commun, des hommes
possédant l'autorité souveraine, pour gouverner et défendre les autres ;
tandis que s'il y avait eu un homme d'un pouvoir irrésistible, il n'y aurait eu
aucune raison pour qu'il ne dût pas, par ce pouvoir, gouverner et défendre,
aussi bien lui-même que les autres, à sa propre discrétion. Donc, à ceux dont
le pouvoir est irrésistible, l'empire sur tous les hommes est naturellement
attaché, par l'excellence de leur pouvoir, et par conséquent, c'est en vertu de
ce pouvoir que le royaume sur les hommes et le droit de les affliger comme il
lui plaît appartiennent naturellement à Dieu tout-puissant ; non en tant que
Créateur et miséricordieux, mais en tant qu'omnipotent. Et quoique le châtiment
ne soit dû qu'au péché, parce que, par ce mot, on entend une affliction à cause
du péché, cependant le droit d'affliger ne vient pas toujours du péché des
hommes, mais du pouvoir de Dieu.
Pourquoi, souvent, les méchants prospèrent-ils et les
bons souffrent-ils l'adversité ? Cette question a été
largement débattue par les anciens, et elle est la même que celle qui est la
nôtre [aujourd'hui] : en vertu de
quel droit Dieu dispense-t-il les prospérités et les adversités de cette vie?
Question d'une telle difficulté qu'elle a ébranlé la foi en la divine
providence, non seulement du vulgaire, mais aussi des philosophes, et, qui plus
est, des saints. Que le Dieu d'Israël, dit
David, est bon pour ceux qui ont le cœur droit, et pourtant j'ai perdu pied
et j'ai bien failli tomber, car je
souffrais de voir les méchants et les impies dans une telle prospérité. Et Job, avec quelle conviction se plaint-il
à Dieu des nombreuses afflictions qu'il a subies malgré sa droiture? Dans le
cas de Job, cette question est
décidée par Dieu lui-même, non par des arguments tirés du péché de Job, mais des arguments tirés de son
propre pouvoir. En effet, alors que les amis de Job tiraient argument de son affliction pour [montrer] son péché,
et qu'il se défendait par la conscience de son innocence, Dieu lui-même prend
la question en main et, ayant justifié l'affliction par des arguments tirés de
son pouvoir, tels que : où étais-tu
quand je posais les fondations de la terre ? et par d'autres
arguments semblables, il reconnaît l'innocence de Job et condamne la doctrine erronée de ses amis. Conforme à cette
doctrine est la phrase de notre Seigneur qui concerne l'aveugle-né : ni cet homme, si ses parents n'ont péché,
mais c'est pour que les oeuvres de Dieu se manifestent en lui. Et bien
qu'il soit dit que la mort est entrée
dans le monde par le péché (ce qui signifie que si Adam n'avait jamais
péché, il ne serait jamais mort, c'est-à-dire qu'il n'aurait jamais souffert la
séparation de son âme d'avec son corps), il ne s'ensuit pas que Dieu ne pouvait
pas justement l'affliger, même s'il n'avait pas péché, tout comme il afflige
les autres créatures vivantes qui ne peuvent pas pécher.
Ayant parlé du droit de la
souveraineté de Dieu en tant que fondé seulement sur la nature, nous devons
considérer maintenant quelles sont les lois divines, ou prescriptions de la
raison naturelle, lois qui concernent soit les devoirs naturels d'un homme
envers un autre, soit l'honneur naturellement dû à notre divin Souverain. Les
premières sont les lois de nature dont j'ai déjà parlé aux chapitres XIV et XV
de ce traité, à savoir l'équité, la justice, la pitié, l'humilité, et les
autres vertus morales. Il reste donc à considérer quels préceptes sont dictés
aux hommes par leur seule raison naturelle, sans autre parole de Dieu, touchant
l'honneur et le culte dus à la Majesté Divine.
L'honneur consiste dans la
pensée et l'opinion intérieures que l'on a du pouvoir et de la bonté d'autrui; et,
par conséquent, honorer Dieu est avoir une pensée aussi élevée que possible de
son pouvoir et de sa bonté. Et les signes extérieurs de cette opinion, qui
apparaissent dans les paroles et les actions des hommes, sont appelées culte,
qui est une partie de ce que les Latins entendent par le mot cultus ; car cultus signifie, au sens propre et invariable, la peine qu'on se
donne pour quelque chose dans le but d'en tirer avantage. Or, ces choses dont
nous tirons avantage, soit nous sont assujetties, et le profit qu'elles
rapportent vient comme un effet naturel de la peine que nous nous donnons, soit
ne nous sont pas assujetties, et elles répondent à notre peine selon leur
volonté propre. Dans le premier sens, la peine que l'on se donne pour la terre
s'appelle culture, et l'éducation des
enfants, une culture de leurs
esprits. Dans le second sens, quand on façonne la volonté des hommes pour
atteindre son but, non par la force, mais en se montrant obligeant, cela
équivaut à courtiser, c'est-à-dire gagner les faveurs de quelqu'un par de bons
offices : par exemple, par des louanges, par la reconnaissance de son pouvoir,
et par tout ce qui plaît à celui dont on attend un avantage. Et c'est cela qui
est à proprement parler le culte :
c'est en ce sens qu'on entend par publicola
celui qui a le culte du peuple, et par cultus
Dei, le culte de Dieu.
De l'honneur interne, qui
consiste en l'opinion que l'on a du pouvoir et de la bonté [d'autrui] naissent
trois passions : l'amour qui renvoie
à la bonté, l'espoir et la crainte, qui se rapportent au pouvoir;
et trois parties du culte extérieur : la louange, la glorification,
et la bénédiction; le sujet de la
louange étant la bonté, le sujet de la glorification et de la bénédiction étant
le pouvoir, et leur effet, la félicité. La louange et la glorification sont
signifiées aussi bien par des paroles que par des actions : par des
paroles, quand nous disons qu'un homme est bon ou grand ; et par des
actions, quand nous le remercions pour sa bonté, et obéissons à son pouvoir.
L'opinion que l'on a du bonheur d'autrui ne peut être exprimée que par des
paroles.
Il existe des signes
d'honneur, qui consistent aussi bien en attributs qu'en actions, qui sont
naturellement tels : parmi les attributs, ceux de bon, juste, généreux, et les attributs semblables,
et parmi les actions, les prières,
les remerciements et l'obéissance. Les autres signes le sont
par institution, ou par la coutume des hommes, et, à certaines époques et en
certains lieux, ils sont signes qu'on honore, à d'autres, qu'on déshonore, et à
d'autres, ils sont indifférents. Tels sont les gestes de salutation, de prière,
ou d'action de grâces, dont l'usage diffère selon les époques et les lieux. Les
premiers signes constituent le culte naturel, les deuxièmes le culte conventionnel.
Il existe deux sortes de
cultes conventionnels : tantôt, le culte est ordonné, tantôt il est volontaire.
Il est ordonné quand il est tel que l'exige celui à qui l'on rend un culte, il
est libre, quand il est tel que celui qui rend le culte le juge bon. Quand le
culte est ordonné, il consiste en l'obéissance, non en paroles et gestes. Mais
quand il est libre, il consiste en l'opinion de ceux qui le voient, car si les
paroles et les actions par lesquelles nous entendons les honorer leur semblent être ridicules et tendre à l'outrage, elles
ne forment pas un culte, car elles ne sont pas des signes d'honneur; et elles
ne sont pas des signes d'honneur parce qu'un signe n'est pas un signe pour
celui qui le fait, mais pour celui pour qui il est fait, c'est-à-dire le
spectateur.
De même, il y a un culte public et un culte privé. Le culte public est celui que la République célèbre, comme
une seule personne. Le culte privé est celui dont fait preuve une personne
privée. Le culte public est libre par rapport à la République prise comme un
tout, mais il ne l'est pas par rapport aux particuliers. Le culte privé est
libre dans le secret, mais à la vue de la multitude il n'existe jamais sans
certaines contraintes, venant soit des lois, soit de l'opinion des hommes; ce qui
est contraire à la nature de la liberté.
Chez les hommes, la fin du
culte est le pouvoir, car quand un homme voit un autre homme recevoir un culte,
il le suppose puissant, et il est d'autant plus disposé à lui obéir, ce qui
rend le pouvoir de cet autre plus important.
Mais Dieu ne vise aucune fin : le culte que nous lui rendons
procède de notre devoir et est régi, conformément à notre capacité, par ces
règles de l'honneur que la raison dicte aux faibles dans leurs rapports aux
plus puissants, dans l'espoir d'un avantage, ou dans la crainte d'un dommage,
ou en remerciement du bien qu'ils ont déjà reçu d'eux.
Afin que nous puissions
savoir quel culte de Dieu nous est enseigné par la lumière naturelle, je
commencerai par ses attributs. Où, premièrement, il est évident que nous devons
lui attribuer l'existence, car nul ne
saurait avoir la volonté d'honorer ce qu'il croit n'avoir aucun être.
Deuxièmement, que ces
philosophes qui disaient que le monde, ou l'âme du monde, était Dieu, en
parlaient d'une manière indigne, et niaient son existence, car, par Dieu, il
faut entendre la cause du monde, et dire que le monde est Dieu est dire qu'il
n'a pas de cause, c'est-à-dire qu'il n'existe aucun Dieu.
Troisièmement, que dire que
le monde n'a pas été créé, mais est éternel, c'est nier qu'il y ait un Dieu, vu
que ce qui est éternel n'a pas de cause.
Quatrièmement, que ceux qui,
attribuant à Dieu, comme ils le croient, la quiétude, lui ôtent le souci de l'humanité,
et lui ôtent [donc] son honneur, car ils suppriment l'amour et la crainte que
les hommes éprouvent envers lui, qui forment la racine de l'honneur.
Cinquièmement, que dire,
pour les choses qui expriment la grandeur et le pouvoir, que Dieu est fini n'est pas l'honorer, car ce n'est
pas le signe d'une volonté d'honorer Dieu que de lui attribuer moins que ce que
nous pouvons : et fini est moins que ce que nous pouvons, parce qu'il est
facile d'ajouter quelque chose au fini.
Par conséquent, lui attribuer
une figure n'est pas l'honorer, car
toute figure est finie.
Ni dire que nous le
concevons, l'imaginons, ou avons une idée
de lui dans notre esprit, car tout ce que nous concevons est fini.
Ni de lui attribuer des parties ou un tout, qui sont seulement des attributs des choses finies.
Ni de dire qu'il est en ce lieu-ci ou en ce lieu-là, car tout ce qui est en un lieu est limité et fini.
Ni qu'il est en mouvement ou en repos, car ces deux attributs lui attribuent un lieu.
Ni qu'il y a plusieurs dieux
au lieu d'un Dieu unique, parce que cela implique qu'ils soient tous finis, car
il ne peut pas y avoir plus d'un seul Dieu infini.
Ni lui attribuer (à moins
que ce ne soit métaphoriquement, pour signifier non la passion, mais l'effet)
des passions qui participent de l'affliction, comme le repentir, la colère, la pitié, ou du manque, comme l'appétit, l'espoir, le désir, ou de
quelque faculté passive, car la passion est un pouvoir limité par quelque chose
d'autre.
Et donc, quand nous
attribuons à Dieu une volonté, il ne
faut pas entendre, comme pour l'homme, un appétit
rationnel, mais un pouvoir par lequel il effectue toute chose.
De même, quand nous
attribuons à Dieu la vision, et
d'autres actes de la sensation, et aussi la connaissance
et la compréhension, qui, en nous, ne
sont rien d'autre qu'un tumulte de l'esprit produit par les choses extérieures
qui font pression sur les parties organiques du corps humain, car il n'y rien
de tel en Dieu, et ces choses, dépendant de causes naturelles, ne sauraient lui
être attribuées.
Celui qui ne veut attribuer
à Dieu que ce qui est garanti par la raison naturelle doit ou user d'attributs
négatifs tels que infini, éternel, incompréhensible, ou superlatifs, tels que le plus haut, le plus grand,
etc., ou indéfinis, tels que bon, juste, saint, créateur, et en
user dans un sens tel qu'il n'entend pas déclarer ce qu'il est (car ce serait
le circonscrire à l'intérieur des limites de notre imagination), mais combien
nous l'admirons et sommes disposés à lui obéir : ce qui est un signe
d'humilité, et de notre volonté de l'honorer autant que nous le pouvons. En
effet, il n'y a qu'une dénomination pour signifier notre conception de sa
nature, et c'est JE SUIS, et qu'une seule dénomination pour signifier sa
relation aux hommes, et c'est Dieu,
mot qui englobe père, roi et seigneur.
Pour ce qui est des actions
du culte divin, c'est un précepte des plus généraux de la raison qu'elles
soient des signes de notre intention d'honorer Dieu. Telles sont, premièrement,
les prières, car on ne croyait pas
que c'étaient les sculpteurs qui, quand ils fabriquaient les images, en
faisaient des dieux, mais on croyait que c'était le peuple qui adressaient des
prières à ces images.
Deuxièmement, l'action de grâces, qui diffère de la
prière, dans le culte divin, seulement en ceci que les prières précèdent le
bienfait, alors que les remerciements lui font suite, le but des unes et des
autres étant de reconnaître Dieu comme auteur de tous les bienfaits, aussi bien
passés que futurs.
Troisièmement, les dons,
c'est-à-dire les sacrifices et les oblations qui, s'ils portent sur les
meilleures choses, sont des signes d'honneur, car ce sont des actions de
grâces.
Quatrièmement, ne jurer par nul autre que Dieu est
naturellement un signe d'honneur, car c'est avouer que Dieu seul connaît le
cœur et qu'aucune intelligence ou force humaine ne peut protéger un homme
contre la vengeance de Dieu quand cet homme fait un parjure.
Cinquièmement, c'est une
partie du culte rationnel de parler de Dieu avec des égards, car cela prouve
qu'on le craint, et le craindre est avouer son pouvoir. Il s'ensuit que le nom
de Dieu ne doit pas être utilisé à la légère et sans motif, car cela équivaut à
l'utiliser en vain; et il n'y a de motif que si l'on prête serment, ou si la
République nous le commande, pour rendre les décisions judiciaires certaines,
ou, entre les Républiques, pour éviter la guerre. Et disputer de la nature de
Dieu est contraire à son honneur, car c'est supposer que, dans le royaume
naturel de Dieu, il n'y a pas d'autre moyen pour connaître quelque chose que la
raison naturelle, c'est-à-dire les principes de la science naturelle, qui sont
si loin de nous enseigner quelque chose de la nature de Dieu qu'ils ne peuvent
nous enseigner notre propre nature, ni la nature de la plus petite créature
vivante. Et donc, quand les hommes, à partir des principes de la raison
naturelle, disputent des attributs de Dieu, ils ne font que le déshonorer, car,
dans les attributs que nous donnons à Dieu, nous ne devons pas considérer ce
qu'ils expriment de vérité philosophique, mais ce qu'ils expriment de pieuse
intention de lui rendre le plus grand honneur possible. C'est faute d'avoir
considéré cela qu'on a produit des volumes de disputes au sujet de la nature de
Dieu, qui ne tendent pas à son honneur, mais à l'honneur de notre propre
intelligence et de notre propre savoir, et qui ne sont rien d'autre qu'un
emploi abusif, inconsidéré et vain, de son nom sacré.
Sixièmement, pour les prières, les actions de grâces, les offrandes
et les sacrifices, la raison
naturelle nous dicte que chacune de ces choses soit la meilleure en son genre
et la plus susceptible d'exprimer l'honneur; par exemple, que les prières et
les actions de grâce soient faites avec des mots et des formules qui ne soient
ni improvisés, ni frivoles, ni plébéiens, mais que ces formules soient joliment
et bien composées; sinon, nous ne rendons pas à Dieu tout l'honneur dont nous
sommes capables. Et c'est pourquoi les païens qui agissaient de manière absurde
en adorant des images comme des dieux, mais qui le faisaient en vers, et avec
de la musique, tant vocale qu'instrumentale, agissaient raisonnablement. De
même, les bêtes qu'ils offraient en sacrifices, les dons qu'ils offraient, les
actions du culte, tout cela, plein de soumission et de commémoration des
bienfaits reçus, était conforme à la raison, en tant que procédant d'une
intention d'honorer leur dieu.
Septièmement, la raison
ordonne de rendre un culte à Dieu non seulement en secret, mais surtout en public
et à la vue des hommes, car sans cela, ce qui, quand on rend honneur, est le
plus agréable, obtenir des autres qu'ils l'honorent, est perdu.
Enfin, l'obéissance à ses
lois (c'est-à-dire, dans ce cas, aux lois de nature) est le culte le plus
important. En effet, tout comme l'obéissance est plus agréable à Dieu que le
sacrifice, prendre à la légère ses commandements est le plus grand de tous les
outrages. Et telles sont les lois de ce culte divin que la raison naturelle
dicte aux particuliers.
Mais étant donné qu'une
République n'est qu'une seule personne, elle doit aussi rendre à Dieu un seul
culte, ce qu'elle fait quand elle ordonne que ce culte soit rendu publiquement
par les particuliers. Tel est le culte public, dont la particularité est d'être
uniforme, car des actions qui sont
faites de façon différente par des hommes différents ne peuvent pas être
considérées comme un culte public. Et c'est pourquoi, quand on autorise de
nombreuses sortes de culte, procédant des différentes religions des particuliers,
on ne peut absolument pas dire qu'il y a un culte public, ni que la République
est d'une religion particulière.
Et parce que les mots (et
par conséquent les attributs de Dieu) tirent leur signification de l'accord et
de l'institution des hommes, il faut tenir ces attributs comme significatifs de
l'honneur que les hommes entendent exprimer par ces mots, et tout ce qui peut
être fait par la volonté des particuliers, là où n'existe pas d'autre loi que
la raison, peut être fait selon la volonté de la République par des lois
civiles. Et parce qu'une République n'a pas de volonté, ni ne fait de lois, si
ce n'est par la volonté de celui ou de ceux qui détiennent le pouvoir
souverain, il s'ensuit que ces attributs que le souverain, pour le culte de
Dieu, fixe comme signes d'honneur, doivent être pris et utilisés comme tels par
les particuliers dans leur culte public.
Mais parce que toutes les
actions ne sont pas des signes par institution, mais que certaines sont
naturellement des signes d'honneur, d'autres des signes d'outrage, un pouvoir
humain ne peut pas faire de ces dernières actions, qui sont celles que les
hommes ont honte de faire en présence de ceux qu'ils respectent, une partie du
culte divin, ni jamais séparer de ce culte les premières actions, telles qu'une
conduite décente, modeste et humble. Mais alors qu'il existe un nombre infini
d'actions et de gestes d'une nature indifférente, ceux, parmi eux, que la
République prévoira comme signes d'honneur et comme partie du culte divin pour
l'usage public et universel devront être pris et utilisés comme tels par les
sujets. Et ce qui est dit dans l’Écriture, il
vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes a sa place dans le royaume de Dieu
par pacte, et non par nature.
Ayant ainsi brièvement parlé
du royaume naturel de Dieu, et de ses lois naturelles, j'ajouterai seulement à
ce chapitre une courte présentation de ses châtiments naturels. Il n'existe pas
d'action humaine, en cette vie, qui ne soit le début d'une chaîne de
conséquences si longue qu'aucune prévision humaine n'est assez étendue pour
permettre à l'homme d'en percevoir l'issue. Et dans cette chaîne sont reliés
des événements à la fois plaisants et déplaisants, de telle manière que celui
qui veut faire quelque chose pour son plaisir, doit s'engager à subir toutes
les souffrances attachées à cette chose, et ces souffrances sont les châtiments
naturels de ces actions qui sont le commencement de plus de mal que de bien. Il
arrive ainsi que l'intempérance soit naturellement punie par des maladies,
l'imprudence par la malchance, l'injustice par la violence des ennemis,
l'orgueil par la ruine, la lâcheté par l'oppression, le gouvernement négligent
des princes par la rébellion, et la rébellion par le massacre. En effet, étant
donné que les châtiments résultent des infractions aux lois, les châtiments
naturels doivent résulter naturellement des infractions aux lois de nature, et
donc les suivre comme leurs effets naturels, et non arbitraires.
Et voilà pour ce qui
concerne la constitution, la nature, et le droit des souverains, et ce qui
concerne les devoir des sujets, [tout cela] tiré des principes de la raison
naturelle. Et maintenant, considérant comme cette doctrine est différente de la
pratique de la plus grande partie du monde, surtout dans ces pays occidentaux
qui ont reçu de Rome et d'Athènes leur enseignement moral, et
quelle profondeur, en matière de philosophie morale, est exigée chez ceux qui
détiennent l'administration du pouvoir souverain, je suis sur le point de
croire que ce travail, mon travail, est aussi inutile que la République de Platon; car lui aussi est d'avis qu'il est impossible de jamais
faire disparaître les désordres de l’État et les changements de gouvernements
par la guerre civile, tant que les souverains ne seront pas philosophes. En outre,
quand je considère que cette science de justice naturelle est la seule science
nécessaire aux souverains et à leurs principaux ministres, et qu'il n'est nul
besoin de les charger avec les sciences mathématiques, comme ils le sont par Platon, au-delà de ce qui encourage,
par de bonnes lois, les hommes à les étudier ; et que ni Platon, ni aucun
autre philosophe, n'ont jusqu'ici mis en ordre, et prouvé de façon suffisante
ou probable tous les théorèmes de la doctrine morale par lesquels les hommes
puissent apprendre à la fois à gouverner et à obéir, je retrouve quelque espoir
qu'un jour ou l'autre, cet écrit, mon écrit, puisse tomber entre les mains d'un
souverain qui l'étudiera par lui-même (car il est court, et, je pense, clair),
sans l'aide de quelque interprète intéressé ou envieux, et qui, par l'exercice
de l'entière souveraineté, en protégeant l'enseignement public de cet écrit,
convertira cette vérité spéculative en utilité pratique.
Traduction de la deuxième partie terminée le 20 avril 2003. Traduction de Philippe Folliot.