et son influence sur la philosophie
anglaise
par
E. Soens
Revue néo-scolastique, Année 1895, Volume 2,
Numéro 8.
Numérisé par Philippe Folliot,
Professeur de philosophie au lycée Ango de
Dieppe.
La philosophie de David
Hume repose toute entière sur ce principe que l'expérience est la seule cause
productrice de nos idées. Hume, il est vrai, établit une différence entre l'impression, ou le
résultat immédiat
de l'expérience et l'idée,
ou le
résultat de l'impression ; mais la distinction n'est pas essentielle : elle n'a
d'autre fondement que le degré de force avec lequel ces deux représentations
agissent sur l'esprit [1].
L'impression, fruit de l'expérience
directe tant interne qu'externe, se grave dans l'âme avec une grande vivacité.
Par idée, il faut entendre l'image
affaiblie de ces impressions (the faint images of these), employée dans le
jugement et le raisonnement. Tandis que l'impression est reçue du dehors,
l'idée est une simple copie, une reproduction spontanée dé l'impression.
L'objet s'imprime deux fois dans le sujet : d'une façon vive mais passagère
dans les organes sensitifs, et d'une façon faible mais plus stable dans
l'esprit.
Il résulte de ces définitions que dans l'idéation
le rôle de l'esprit reste purement passif; et c'est en ce sens que Hume peut
être considéré comme le fondateur de l'empirisme, bien (386) plus que Roger
Bacon ou Locke, qui avaient conservé à l'esprit une activité propre . Il en
résulte encore que ce système
bannit toutes les idées métaphysiques sur la substance, la cause et Dieu, ou que, tout au moins, ces idées deviennent de pures
formes nominalistes, sans valeur objective. L'expérience se meut dans un
étroit domaine : individuelle et concrète par nature, elle ne peut aller au
delà de l'individuel et du concret ; si l'esprit est dénué de toute énergie
propre, il ne verra jamais ouverts les horizons de la généralité et de la transcendance.
Les idées simples, ainsi entendues, se
combinent suivant un procédé automatique, appelé l'association.
L'association est une espèce
d'attraction qui unit et complique les représentations mentales en vertu de leur affinité naturelle. Cette affinité se
manifeste sous trois formes différentes, qui sont les lois de l'association :
la ressemblance,
la contiguïté dans le temps et dans
l'espace, et la causalité au sens particulier que Hume attache à ce mot. Encore une fois, le
principe d'union entre les idées n'est pas l'énergie de l'esprit, ce principe
réside dans de simples qualités dont la nature a marqué certaines pensées comme
d'un signe spécial, les prédestinant ainsi à passer dans un tout complexe [2]. La philosophie de Hume
ne va pas d'un agent à ses forces, du dedans au dehors ; elle procède du dehors au dedans : ce sont les perceptions et
leurs combinaisons qui composent l'esprit et
les perceptions ont elles-mêmes leurs antécédents dans les qualités des objets extérieurs.
Il serait aisé de montrer que les arguments
de Hume n'ont pas de valeur démonstrative, mais tel n'est pas l'objet de ce
travail ; nous nous sommes borné à rappeler brièvement les principes
fondamentaux de sa philosophie, et nous essaierons de montrer la grande
influence qu'ils ont exercée sur l'école anglaise contemporaine.
* *
*
Le premier qui, après
Hume, s'occupa en Angleterre de développer la théorie empiriste des
connaissances et l'associationnisme, son complément, fut un médecin de Londres,
D. Hartley. Son livre parut en 1749, dix ans après le traité de la Nature
Humaine, sous le titre : Observations on man, his frame, his duty and his expectations. L'auteur déclare au commencement
de son ouvrage qu'une de ses principales intentions est d'expliquer, d'établir
et d'appliquer les doctrines de l'association, théorie qui lui a été suggérée
par « ce que M. Locke et d'autres personnes ingénieuses ont écrit depuis
son temps touchant l'influence de
l'association ». Parmi ces autres personnes ingénieuses, auxquelles
Hartley se déclare redevable de sa théorie associationniste, il faut placer en première ligne D. Hume. Ce n'est
pas que Hartley se soit borné à reproduire. les théories de Locke ou de Hume : il occupe plutôt, à côté de ces
maîtres, une place indépendante. En effet, il établit leur système commun sur un fondement
nouveau, que l'on verra évoluer plus tard dans une direction toute spéciale ; il est l'auteur de la théorie des vibrations que Priestley et Ch. Darwin
adaptèrent aux récentes découvertes scientifiques pour en faire jaillir le
matérialisme ou le sensualisme pur au sens de Condillac.
Le propre de Hartley
c'est qu'il n'envisage pas la sensation comme un fait irréductible, mais qu'il
la ramène à des phénomènes antérieurs et en fixe les éléments constitutifs.
Hume avait laissé cette question dans l'ombre, tandis que Locke s'était
contenté de réfuter les idées innées défendues par Descartes, et d'attribuer
vaguement leur origine à l'activité des corps extérieurs.
D'après Hartley, et
conformément aux théories physiques de Newton, « les objets extérieurs,
par leurs impressions sur nos sens, causent d'abord dans les nerfs, ensuite dans le
cerveau des
vibrations de parties médullaires très petites et pour ainsi (388) dire
infinitésimales ». Ainsi
le cerveau, ébranlé par cette impression, est le siège de la sensation ;
celle-ci reproduite un certain nombre de fois, – et ici s'accuse l'influence de
Hume, – laisse après elle des traces qui réapparaissent sous forme de
vibrationcules ou vibrations secondaires ; ces dernières engendrent les images
ou idées simples.
De même que, pour Hume,
l'idée est la copie affaiblie de la sensation, de même chez Hartley la
vibration primaire détermine la sensation et la vibration secondaire l'idée.
Avec la sensation comme matière et l'association comme principe spontané
d'évolution, Hume construit tout l'édifice de nos connaissances ; de même il
suffit à Hartley de ces vibrations mécaniques, de leur association et de leur
composition. [3]
Ce n'est pas que dans
leur psychologie ces auteurs entendent se passer complètement d'âme, mais il ne faudra
pas franchir une
grande distance pour aboutir, avec les positivistes contemporains, à la théorie du
double aspect, d'après laquelle les faits psychiques ne sont que l'aspect
intérieur ou la face mentale d'un phénomène qui sous l'autre aspect est
purement physiologique.
Sur la composition des
idées simples en idées complexes, sur le caractère purement phénoménal de la
causalité et des autres notions transcendantales, Hartley, en fidèle empiriste,
se trouve entièrement d'accord avec Hume. [4]
* *
*
A la fin du XVIIIe
siècle, l'école écossaise jetait un vif éclat. Les doctrines empiriques que
nous avons exposées, et surtout leurs conséquences en psychologie et en morale
furent combattues vigoureusement au nom du sens commun par Thomas Reid et
Dugald-Stewart.
Il s'en faut cependant
que tous les maîtres de cette école aient rejeté dans leur ensemble les vues
des philosophes empiristes. C'est ainsi que le docteur Th. Brown, tout en
maintenant une barrière infranchissable entre les fonctions supérieures de
l'intelligence et les représentations individuelles de la sensibilité
reconnaît dans ces dernières, et accessoirement dans les autres, le principe
d'association qu'il préfère appeler la suggestion simple. Elle consiste, selon
lui, en ce que l'un des éléments perçus d'un objet sensible venant à revivre,
suggère la perception des autres éléments dont l'ensemble forme l'unité d'un
objet total. L'idée est la même, nous retrouvons ici la loi de contiguïté de
Hume ; mais au lieu de l'appliquer dans tout le domaine de l'esprit, Brown fait
de la suggestion relative un procédé supérieur régissant uniquement les
jugements ou la perception de rapports abstraits.
* *
*
De Th. Brown, qui peut servir de transition entre deux écoles et deux siècles, nous
passons à James Mill qui, au commencement de ce siècle, releva à la fois le
drapeau de l'empirisme et celui de l'association. Il fut le père de J. Stuart
Mill, un des représentants les plus illustres de l'école expérimentale
contemporaine en Angleterre.
James Mill, dont
l'ouvrage intitulé Analysis of the
phenomena
(390)
of the human mind fut édité
par son
fils, se rapproche plus étroitement de Hume, tandis que ses prédécesseurs
immédiats, Priestley et Erasme Darwin, empruntent leurs théories physiologiques
et mécaniques à Hartley.
Après avoir énoncé que le
phénomène général de l'esprit est le sentiment ou le feeling, J. Mill le distingue, à
la façon de Hume, en sentiment fort, quand l'objet des sens est présent, et en sentiment faible, en l'absence de ce même
objet. Le premier est la sensation (chez Hume l'impression), le second est
l'idée, (trace, copy of the sensation). Les idées complexes ou soi-disant générales ne
sont que des idées dont les éléments sont reliés entre eux par le lien subjectif de
l'association. Le jugement ou croyance est l'adhésion subjective de l'esprit à
l'association de deux idées et, comme toute idée se réduit primitivement à la
sensation, il ne reste comme élément irréductible que le feeling ou le sentiment : ainsi chez
Hume il ne restait que l'impression.
La façon dont Mill rend
compte de la causalité nous montre encore mieux l'influence de la doctrine de
Hume : comme tout doit provenir de la sensation, la notion de cause et les
autres notions supérieures ne peuvent dépasser le cercle étroit des phénomènes
ou des sentiments groupés en une certaine unité par l'association. Hume réduit
la causalité à la succession habituelle de deux phénomènes fréquemment observés
par l'expérience ; James Mill appelle la cause et l'effet du nom d'antécédent et de conséquent. Si le mot antécédent fait songer à un principe
de détermination, alors que la succession dont parle Hume ne vise que la postériorité dans le
temps, la différence n'est que dans le nom. Pour Mill comme pour Hume le lien
entre la cause et l'effet n'existe que dans notre pensée ; par la force de
l'association nous ne pouvons penser à l'un sans songer à l'autre.
*
* *
Avec J. Stuart Mill et l’école contemporaine
la (391) philosophie empirique et associationniste entre dans une phase
nouvelle. Si elle fait de sérieux progrès en adaptant ses lois aux nombreuses découvertes de la science moderne,
elle accuse davantage l'insuffisance de son principe primordial, parce
que l'esprit vigoureux et positif de ses nouveaux adeptes le pousse et le
conduit, avec une logique serrée, jusqu'à ses dernières conséquences.
Stuart Mill s'est adonné aux sciences
politiques et économiques plutôt qu'à l'observation spéculative de la nature.
Il reste plus attaché que ses successeurs à la méthode rationnelle; il
maintient et relève même plus haut que ses devanciers immédiats l'activité
autonome de l'esprit. Par là il se rapproche de Hume tandis que Spencer et Bain
tout comme Hartley, absorbent l'étude de l'âme dans la physiologie.
Il suffit de jeter un coup d'œil sur la
théorie de la connaissance, professée par
Stuart Mill, pour reconnaître l'influence de Hume. Remplacez la
connaissance en général par le mot état mental
ou état de conscience, l'impression par état de conscience primaire et l'idée par état de conscience secondaire, et vous aurez la reproduction fidèle
des principes du philosophe d'Edimbourg. Stuart Mill énonce brièvement sa théorie dans son Système de Logique déductive et inductive [5] : « Toutes les fois, dit-il, qu'un état de conscience a été déterminé par
une cause quelconque, un état de conscience ressemblant au premier, mais
d'intensité moindre, peut se reproduire dans la présence d'une cause semblable
à celle qui l'avait produit d'abord ». C'est toujours le grand principe
empirique : l'idée est la copie de l'impression. Pour montrer explicitement que
c'est au fondateur de l'empirisme qu'il en est redevable, Stuart Mill termine
son exposé par ces déclarations : On énonce cette loi en disant, dans le
langage de Hume, que chaque impression mentale a son idée [6]. Les idées ont la sensation comme matière et
ont (392) seulement été modelées dans le moule de l'association sous les formes
diverses d'attention, d'abstraction, de comparaison, de généralisation et de
langage. [7]
Dans l'énumération des lois d'association, on
voit encore qu'il s'est inspiré des idées de Hume. En effet, il lui emprunte la
loi de ressemblance, pour en
faire la loi principale et il la distingue des lois de contiguïté dans l'espace
et le temps qui, pour Hartley et J. Mill, constituent les règles uniques de
notre activité psychique.
Il est intéressant d'observer que Stuart Mill
explique la combinaison des idées simples par voie d'abstraction et de
généralisation et qu'il rétablit, en quelque façon, le rôle actif de l'esprit
déjà trop effacé par Hume et par Hartley et plus encore par Spencer et Bain, Ce
n'est pas à dire que Stuart Mill conçoive les idées comme les représentations
essentielles des choses et qu'il restitue à la raison le rang de souveraine dont
ses prédécesseurs l'avaient spoliée. Pour Stuart Mill, les idées universelles,
en effet, ne sont que des formes nominalistes; pour employer le langage
kantien, il tire de l'expérience aussi bien la forme que la matière de l'idée.
L'unité et la nécessité des concepts est purement subjective; leur universalité
résulte du nom commun appliqué par l'esprit à une double collection constituée,
l'une par les attributs d'êtres semblables ; l'autre, par les actes qui les
représentent dans l'esprit. [8]
De même quand il parle de la valeur des
axiomes, Stuart Mill leur enlève toute transcendance. Aussi doit-il admettre
comme un postulat l'uniformité des lois naturelles : la proposition, dit-il,
que le cours de la nature est uniforme est le principe fondamental, l'axiome
général de l'induction. [9]
(393) Le principe de
causalité est réduit aux proportions mesquines d'une succession invariable : « La
loi de causalité qui est la colonne de la science inductive n'est que cette loi
familière, trouvée par l'observation, de l'inviolabilité de succession entre un fait naturel et quelque autre fait
qui l'a précédé. » [10] La cause
se définit tout simplement l'antécédent dont le phénomène est invariablement
et inconditionnellement le conséquent. [11] Stuart Mill suit son
maître jusqu'à battre en brèche la valeur de l'expérience interne ; il se base
avec Hamilton et Hume sur notre ignorance des intermédiaires pour écarter la
preuve tirée de la causalité consciente de la volonté. Toutes ces théories, sauf la valeur de
l'argument de conscience, sont des
conséquences nécessaires du principe posé par Hume, que nous n'avons d'autre source de connaissance que l'expérience.
L'expérience soit seule, soit à l'aide de l'habitude qui n'est que le résultat
d'expériences accumulées et inséparablement associées, est absolument incapable
de dépasser les limites de la probabilité ou de nous fournir une loi qui serve
de base certaine à la science.
*
* *
Herbert Spencer, un des
plus puissants chercheurs de ce siècle, embrasse dans un vaste système les
sciences et la philosophie. L'application qu'il fait à l'empirisme associationniste
des lois d'évolution et de conservation de la force donnent à ses travaux un
imposant aspect d'unité et de cohésion. Partisan de la méthode expérimentale externe,
comme les récents philosophes allemands, Spencer appuie toujours ses principes
sur d'abondantes observations : aussi est-il parfois difficile de démêler sa
pensée fondamentale dans l'enchevêtrement des détails.
Spencer admet le principe
fondamental de l'école empiriste (394) tel qu'il a été formulé par Hume : sa critique se borne aux expressions
employées par Hume pour désigner les faits primitifs de la connaissance. La
différence entre les deux consiste dans la méthode, sans compter, qu'au point
de vue scientifique, Spencer a une évidente supériorité. [12] Il distingue deux sortes d'états de
conscience : l'un vif et l'autre faible, d'après la présence ou l'absence de
l'objet faisant impression. [13] C'est cette double série d'états de
conscience que Hume appelait les impressions et les idées. Il observe ensuite
que les états faibles seraient impossibles sans les états forts et que par
conséquent les premiers sont dans une relation de dépendance originelle par
rapport aux seconds. [14] Et ce que Hume avait déjà affirmé des idées
de l'imagination, à savoir qu'elles ne sont pas servilement astreintes à suivre
l'ordre des impressions primitives, Spencer l'énonce en règle générale de tous
les états faibles : « de sorte que les états vifs ou originaux et leurs
copies faibles diffèrent en ceci, que les uns sont absolument inaltérables tant
que je reste physiquement passif et que les autres sont facilement modifiables
tandis que je reste physiquement passif. [15] Ainsi donc, chez
Spencer comme chez Hume, tout se
ramène à la sensation, et l'idée, si haute, si générale soit-elle, n'en est que
la reproduction affaiblie. Bien plus, ce (395) n'est pas seulement dans les
idées que se répercute la sensation mais encore dans nos volitions, nos
émotions et nos passions : « Bien qu'il y ait des émotions vives et
faibles - les émotions actuelles et les idées de ces émotions - toutes
appartiennent à l'agrégat faible. » [16] Il est vrai que l'humanité n'est pas près
d'accepter cette maxime comme un oracle ; H. Spencer n'indique pas et ne
pourrait indiquer la sensation dont l'orgueil, par exemple, la colère ou la
tristesse serait la simple copie.
Il n'entre pas dans notre pensée de rabaisser
la philosophie de H. Spencer et de la réduire à un développement rajeuni des
thèses de Hume ; ce que nous voulons dire c'est que l'influence de Hume se fait
sentir jusque chez les plus illustres représentants de l'école anglaise
contemporaine.
En ce qui regarde les éléments antérieurs à
la sensation, question que Hume avait laissée dans l'ombre, nous voyons
Spencer, fidèle à son système harmonique et à sa méthode physiologique, se
tourner vers les manifestations matérielles pour expliquer les phénomènes
psychiques. En cela il suit la
voie indiquée par Hartley, mais
nous n'avons pas à critiquer sa manière de composer l'état conscient d'états
élémentaires inconscients ou de chocs nerveux d'une intensité insuffisante.
Nous préférons ajouter un mot sur les lois de l'association et la causalité, où
nous pourrons constater à nouveau l'influence du fondateur de l'empirisme.
Tandis que Hume avait mis la contiguïté dans
le temps ou l'espace sur le même pied que la ressemblance, Spencer et Bain font
de la ressemblance et de son opposé, la dissemblance, la loi fondamentale de
toute association et même de toute connaissance achevée. [17]
Hume avait déjà dit que l'idée est en tout
point semblable à l'impression, sauf la vivacité et que l'impression tend,
comme par un effort spontané, à aboutir à un écho idéal, ce qui, nous l'avons
reconnu, est le germe de toute idée associationniste. Spencer est plus
explicite encore et soutient que la connaissance n'est pas complète, tant que
l'état fort n'a amené son état faible correspondant, de sorte que l'idée est le
corollaire obligé de toute vraie connaissance. La dissimilitude et la similitude
sont encore une fois les lois de cet achèvement.
Tant qu'il n'y a qu'une impression, l'esprit
ne sait rien ; il faut qu'il soit éveillé à. la vraie connaissance par un
changement, et ce changement s'établit par une dissemblance entre les états
successifs. [18]
H. Spencer est également plus explicite que
Hume sur la cause présumée de cette
association; il le déclare sans ambages : pour lui elle est automatique;
ce n'est pas un acte de pensée qui peut avoir lieu ou n'avoir pas lieu, la
pensée consiste dans la reconnaissance même de chaque état de conscience. [19]
C'est ici que nous assistons à l'évolution naturelle des principes de
Hume ; elle nous conduira bientôt à une psychologie sans âme, à une doctrine
générale basée sur le principe : penser ==sentir, et qui sera plutôt une
physiologie qu'une philosophie. On ne s'étonnera pas non plus que,
conformément aux traditions, le principe de causalité soit réduit à n'être plus
qu'une suite invariable de phénomènes et que l'expérience perde ainsi toute
base rationnelle et la science ses lois immuables et toute sa certitude objective.
A certains endroits cependant, Spencer éprouve un scrupule à faire de la
causalité (antécédents et conséquents), un rapport purement subjectif,
(397) une loi formée par association dans
l'esprit sans base certaine dans la nature. L'esprit ne peut pas se faire une
loi comme il lui plaît ; il ne peut pas intervertir l'ordre des phénomènes ; il
semble donc plutôt subir la loi des choses que de la leur dicter. C'est un aveu
sincère, Spencer se rapproche un instant de la vérité telle que le bon sens
l'enseigne avec la philosophie traditionnelle. [20]
*
* *
Dans les travaux
d'Alexandre Bain, nous retrouvons encore les principes fondamentaux de l'école
expérimentale. Bien que sa pensée se cache plus encore que celle de H. Spencer,
sous une efflorescence d'exemples et de détails scientifiques, et que par sa
méthode d'expérimentation moitié interne, moitié externe, il fait songer aux
travaux de Wundt et de Helmhelz, il est cependant facile de voir qu'il donne
pleine adhésion aux vues générales de l'associationnisme empiriste. Pour lui
comme pour Hume, l'idée n'est
qu'une sensation affaiblie, un simulacre, une
image d'impression. Il suffit de la rétention pour que l'acte sensitif devienne l'acte intellectuel ; comme ses prédécesseurs,
il tient que l'idée, ou la conception se confond avec le simple souvenir. [21] Bien que partisan décidé
de l'empirisme, (398) Bain n'attribue cependant pas la reproduction de la
sensation à un procédé purement automatique comme le fait Spencer ; il semble
remettre en honneur l'activité autonome de l'esprit, puisqu'il appelle
l'idéation « un effet des forces mentales » , et
qu'il pose « une différence radicale entre
la sensation et l'idée ». Malheureusement Bain ne
s'exprime pas toujours avec la même netteté, et la différence radicale entre
sensation et idée n'a trait qu'à la question extrinsèque de l'objectivité.
Quand il parle de l'intelligence, il n'entend d'ordinaire que les fonctions
inférieures, organiques, de la vie mentale, où son esprit d'observation et de
fine analyse peut se donner libre carrière. Il laisse dans l'ombre l'activité
abstractive et le monde des relations nécessaires et universelles qui en résulte.
Ce n'est qu'au prix de cette
confusion entre les activités sensitives et la pensée au vrai sens du mot, que
Bain, Hume et les autres, parviennent
à rendre compte de nos manifestations psychiques : ils n'en connaissent que l'infime partie, et croient avoir le dernier
mot parce qu'ils ont renfermé de force le monde supérieur dans leurs
explications des sphères inférieures.
Sur la plupart des
questions qui nous occupent, Bain reproduit les solutions communes à tous les
représentants de l'école. Le jugement se confond comme l'idée avec la
sensibilité ; suivant la vieille thèse nominaliste, l'universalisation n'est
qu'une assimilation de plusieurs objets, grâce à un caractère commun ; le principe
de causalité est dépouillé de toute connexion nécessaire. L'expérience est à
elle-même sa seule base, sans que la raison puisse la soutenir, et, comme
l'expérience passée ne se porte pas garant de l'expérience future, il n'y a
plus d'affirmation générale qui tienne sur la nature des choses. (399) Il faut alors forcément recourir avec Stuart
Mill au postulat
de
l'uniformité de la nature, avec
Bain à un
élan instinctif de croyance, ou avec Spencer à l'impensabilité de la
non-séquence ; ce qui
revient toujours en définitive à l'habitude de
Hume ou à l'association subjective de l'expérience répétée.
Bain se rapproche de Hume plus qu'aucun de ses contemporains de
l'école expérimentale. En effet dans la question de la limitation de nos
connaissances au point de vue objectif, il embrasse résolument l'idéalisme,
alors que Spencer souscrit à une sorte de réalisme transfiguré. Bain nous
déclare incapables d'atteindre un monde matériel indépendant de nous. Cet acte
en lui-même serait une contradiction, car nous ne connaissons les choses que
suivant le mode qu'elles revêtent dans notre esprit. Par une illusion de
langage, nous nous imaginons être capables de contempler un monde qui n'entre
point dans notre propre existence mentale. Ainsi l'objet est absorbé par le
sujet, et nous aboutissons à la théorie du relativisme qui, en Angleterre,
depuis Hamilton, et dans toute la philosophie actuelle, a eu un si grand
retentissement. Cette théorie se rattache à Hume et à Berkeley. C'est Berkeley
qui a effacé la distinction introduite par Locke entre les qualités primaires
et secondaires, en les déclarant toutes deux relatives. C'est Hume qui, s'appuyant sur cette base, a appliqué la théorie de
Berkeley au moi comme au non-moi, à l'esprit comme aux corps. Hume en est venu
à n'avoir que des conclusions problématiques sur toutes les réalités
objectives et aboutit ainsi au scepticisme spéculatif ; nous ne connaissons
plus rien que nos idées et les phénomènes qu'elles renferment; les choses sont
impénétrables. C'est ce que Kant appellera bientôt les phénomènes présentables et les noumènes inaccessibles.
En ce qui regarde l'association, Bain est
plus radical que tous les autres. L'association n'est pas seulement le procédé
par lequel l'esprit évolue, mais
elle est son origine même et la méthode de sa constitution. Il nous suffit de
faire observer ici (400) que
dans le procédé secondaire d'association, celui où l'esprit passe d'une idée
déjà donnée à une autre, Bain maintient avec Hume la ressemblance et la
contiguïté. La causalité, estimée par lui un cas spécial de la contiguïté, se
trouve remplacée par la contrariété qui n'est que l'opposé de la ressemblance.
*
* *
Romanes revient en partie à la terminologie
scolastique en l'adaptant aux théories de l'école associationiste. Il range
tous les états de conscience sous les dominations de concept, de recept et de percept. Le percept,
c'est l'impression de Hume ou la sensation ordinaire. Le concept, c'est l'idée
soi-disant générale ; et le recept est le terme nouveau qui concrétise
l'influence générale de l'association et qui doit servir de transition entre la
sensation et l'idée. Romanes décore du titre indéterminé de recepts, les
imaginations vagues et confuses de plusieurs objets ; il les a assimilées à des
photographies indécises qui, en apparence, présentent l'aspect d'un type
général, mais qui en réalité, examinées minutieusement, sont toujours la reproduction
d'un objet déterminé ou de parties juxtaposées de différents objets. En vérité,
Romanes suit les traces de Spencer en ce que, conformément à la théorie
évolutionniste, il cherche à rapprocher les extrêmes par les intermédiaires.
Bien qu'il remette en honneur l'activité interne, il ne parvient pas à combler
l'abîme qui sépare l'énergie abstractive de l'intelligence, des phénomènes
moitié passifs, moitié actifs de la sensibilité [22].
*
* *
Huxley, le biographe et le commentateur de
Hume, est conduit par l'empirisme à des déclarations matérialistes telle que
celui-ci : « Tous ceux qui sont au courant de la question et qui
connaissent les faits ne sauraient douter que les principes de la psychologie
ne soient contenus dans la physiologie du système nerveux. Ce qu'on appelle
opération de l'esprit est un ensemble de fonctions cérébrales et les matériaux
de la conscience sont les produits de l'activité du cerveau. [23] Huxley ne manque pas d'observer à ce propos
que Hume a « entrevu cette vérité fondamentale, que l'explication des
opérations de l'esprit repose sur l'étude des changements moléculaires qui
s'accomplissent dans l'appareil nerveux et qui leur donnent naissance ». Si, pour Spencer, le dynamisme régit
l'évolution, Huxley se contente de la matière et de ses métamorphoses perpétuelles pour rendre compte de l'ensemble des
phénomènes, tant dans le domaine psychique que dans le domaine cosmologique.
Tout en rendant hommage au génie synthétique des évolutionnistes et à la beauté de leurs lois, il serait facile de montrer avec St-George Mivart qu'ils n'expliquent pas les phénomènes dans leur intégrité. Nous croyons avoir établi suffisamment, en ce qui regarde la théorie des connaissances, que tous les grands représentants de l'école anglaise contemporaine ont admis avec des réserves et des modifications de diverse nature les vues générales du législateur de l'empirisme.
E. SOENS.
[1] "The difference betwixt these consists in the degrees of force and liveliness with wich they strike upon the mind and make their way into our thought or consciousness.” Treatise of Human Nature B. I. P. 1. Edition Green et Grose 1890 p. 311.
[2] Treatise. I. Sect IV.
[3] Observations on man, etc. 1 vol. p.73 (Édition de Londres 1791 en 2 vol.) « Simple ideas will run into a complex one by means of association.” Et p. 79 : " When simple ideas run into a complex one, we are to suppose that the simple miniature vibrations corresponding to those simple ideas run in like manner into a complex miniature vibration corresponding to the resulting complex idea.” Les vibrationcules idéales dérivent donc des vibrations sensorielles.
[4] Vol. I p. 56. " I took notice in the
introduction that those ideas wich resemble sensations were called ideas
of sensation, and also that they might be
called simple ideas in respect of the intellectual ones, which are formed
from them, and of whose very essence it is to he
complex.” Ibid., p.58. " Sensory
vibrations, by being often repeated, beget in the medullary substance of the
brain a disposition to diminutive vibrations which may also he called vibratiuncules and miniatures
corresponding to themselves respectively. This correspondence of the
diminutive vibrations to the original sensory ones, consists in this that they agree in kind,
place and line of direction, and differ only in being more feeble i. e. in
degree.”
[5] Vol. II. P.
437.
[6] Ibid.
[7] Ces idées ou états mentals (sic) secondaires, dit-il, à la même page 437, sont excités par nos impressions ou par d'autres idées, suivant certaines lois qu'on appelle les lois d'association.
[8] Cfr. examen de la philosophie de Hamilton.
[9] Système de Logique I p.348.
[10] Système de Logique I p.369.
[11] Ibid. 582.
[12] Cfr. Principes de psychologie, VIIème partie, chap. III, p. 394. Edition de Ribot et Espinas. Paris 1875: II partie p.340.
[13] « Le premier fait cardinal que l'on doit établir c'est que ces deux classes d'états de conscience sont respectivement vif et faible. » Ibid. II, 473.
[14] « La comparaison me montre donc que les états de conscience vifs sont primitifs et que les états faibles sont dérivés. Il est vrai que les états dérivés peuvent être combinés d'une manière qui n'est pas entièrement semblable à celle dont sont combinés les états primitifs. Après avoir eu les états de conscience produits pour les arbres, les montagnes, les rocs, les cascades, etc., les pensées de ces choses peuvent être réunies sous des formes en partie nouvelles. Mais si aucune de ces diverses formes, couleurs ou distributions, n'a été présentée d'une manière vive, aucune recombinaison faible n'est possible. ,, Principes de psychol. trad, Ribot et Espinas II. 475. Nous soulignons le mot pensées afin de montrer que Spencer emploie indifféremment le mot pensée et état faible pour désigner ce que Hume appelait l'idée.
[15] Ibid. 476.
[16]
Ch. XVI de la septième partie des Principes de psychologie : Différenciation
complète du sujet et de l'objet (Trad. Ribot et Espinas II. 488.)
[17] « Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas d'autre sorte d'association, l'association primaire et essentielle a lieu entre chaque état de conscience et la classe, l'ordre, le genre, l'espèce et la variété des états de conscience antérieurs semblables à lui. » Principes de psychol. I p. 360.
[18]
« C'est dans la
connaissance d'états successifs et de
changements de conscience semblables ou dissemblables que consiste
essentiellement l'acte de la pensée ». Princ. De psychol. II.
292-293.
« Le rapport de différence est primordial; c'est le rapport impliqué
dans tout autre rapport et on ne peut rien en dire de plus, sinon qu'il est un
changement de la conscience ». Ibid.,296.
[19] Cfr. Ibid. p.260.
[20] « Quand cependant, dit Spencer, nous passons des séquences non nécessaires aux séquences nécessaires, nous trouvons non seulement que les états de conscience sont liés de telle façon que, quand l'antécédent est présenté, il est presque impossible, même tout à fait impossible, d'empêcher le conséquent de le suivre; mais nous trouvons encore que l'antécédent et le conséquent ne peuvent être transposés. Exemple du premier caractère : nous ne pouvons penser à un poids lourd rompant la corde qui le soutient sans penser que ce poids tombera. Exemple du second caractère : l’esprit ne peut se représenter, dans un ordre inverse, le rapport entre un choc et un mouvement antérieur ». Princ. de psych. II, 300.
[21] « Quand l'oreille est frappée par une onde sonore, nous avons une sensation de son; cependant l'excitation mentale ne s’évanouit pas parce que le son cesse; il reste un certain effet persistant, en général beaucoup plus faible, mais variant beaucoup selon les circonstances. Nous avons encore la faculté de recouvrer et de raviver sous forme d'idée toutes sortes de sensations et de sentiments passés ou éteints, sans que les originaux soient présents et par l'effet des forces mentales seules ». Les Sens et l'Intelligence, p. 281 (Trad. Cazelles, Paris 1874.) En note il ajoute : « Il faut se figurer qu'il y a une différence radicale entre la sensation et la sensation rappellée qu'on appelle proprement l'idée. Cette différence fondamentale se rattache au sens de la réalité objective qui est la propriété de la sensation, non la propriété de l'idée. » (Ibid).
[22] Cfr. ROMANES. Mental Evolution in Man.
London, 1888 p. 39 :
My nomenclature of ideas may be presented in a tabular
form thus :
Ideas |
General-abstract or notional |
= Concepts |
Complex-compound or mixed |
= Recepts or generic ideas |
|
Simple particular or concrete |
= Memories or percepts |
A la page 193 il subdivise les recepts en lower et higher recepts (bas et hauts recepts) et les concepts en lower et higher concepts. On
peut. rapprocher de ces divisions
les 5 espèces d'idées des Allemands : Warnehmung (observation particulière) Anschauun (synthèse)
Vorstellung
(représentation en gén.) .Erfahrungsbegriff, Verstandesbegriff. - Cf. Romanes Ibid, p. 40 : " A recept differs from a concept in that it is received,
not conceived. The percepts out of which a recept is composed are of so
comparatively simple a caracter, are so frequently repeated in observation and
present among themselves resemblanees analogies so obvious, that the mental
images of them run
together as it were spontaneously or in accordante with the primary lows of
merely sensuous association, without requiring any conscious act of comparison.”
[23] Hume, sa vie, sa philosophie, par Huxley,, Trad. Compayré. P.108.