Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury (1671-1713)
Enquête
sur la vertu et le mérite.
1715
Traduction de Philippe Folliot
professeur de philosophie
au lycée Jehan Ango de Dieppe
à partir de
Treatise IV. Viz
An inquiry concerning virtue, or merit
Formely printed from an imperfect copy ; now corrected and publish’d
intire
Print first in the year MDCCXIV
suivie
de
la libre traduction
de Denis Diderot
- La traduction de Philippe Folliot
- La libre traduction de Denis
Diderot
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Pour réaliser cette traduction,
j’avais sous les yeux :
1) Ces différentes éditions des Characteristicks of men, manners, opinions, times :
- L’édition John M. Robertson de 1900 dans la réimpression Thoemmes Press, Bristol , 1995 (On trouve le même texte réimprimé par Kessinger, sans, évidemment, l’introduction de David McNaughton). L’essai se trouve dans le volume 1, de la page 235 à la page 338.
- L’édition Philip Ayres, Clarendon Press, Oxford, 1999 (l’essai se trouve dans le volume 1, de la page 187 à la page 274). Le texte établi par Ayres est notre texte de référence.
- L’édition Lawrence E. Klein, Cambridge University
Press, 2003.
-
L’édition D. Den Uyl, Indianapolis, Liberty Fund, 2001.
Les éditions Ayres, Robertson et Klein se fondent sur le texte de la version de 1715, l’édition Den Uyl sur une réédition de 1732.
2) La très libre [1] ( mais belle) traduction de Diderot dans le texte qui figure dans l’édition Robinet des Œuvres de Mylord Comte de Shaftesbulry, Genève 1769, tome 2, de la page 2 à la page 166. Nous reproduisons cette traduction à la suite de notre propre traduction.
Si l’on ne tient pas compte des notes, les différences (du moins pour l’essai) entre les textes offerts par Ayres, Robertson, Klein et Den Uyl sont tout à fait insignifiantes. Elles sont signalées dans les notes de bas de page.
Lawrence E. Klein et John M. Robertson ont modernisé l’orthographe et la ponctuation. Les majuscules des substantifs sont supprimées, les très nombreuses italiques et capitales disparaissent aussi.
Les numéros de paragraphes ne sont présents en aucune des éditions. Nous les avons ajoutés pour faciliter les renvois de notre auteur à certains passages de l’essai. Nous avons signalé entre parenthèses, au sein de la traduction, les numéros de page de l’édition Ayres [2].
Shaftesbury, dans quelques notes, renvoie à d’autres œuvres des Characteristiks. Les limites des passages n’étant pas toujours données avec précision, nous avons dû faire un choix pour offrir une traduction de ces passages.
Les Characteristiks of Men,
Manners, Opinions, Times ont été publiées pour la première fois en 1711,
probablement en juin chez l’éditeur John Darby. La seconde édition, avec un
texte revu avant sa mort par l’auteur, date de 1715 (la publication fut
supervisée par un ami de Shaftesbury, Thomas Micklethwayte). L’ouvrage comporte :
- A letter concerning enthusiasm.
- An essay on the freedom of wit and
humour.
- Soliloquy or advice to an author.
- An inquiry concerning virtue or
merit.
- The moralists, a philosophical
rhapsody.
-
Miscellaneous reflections on the preceding treatises.
Traduction
de Philippe Folliot
Professeur de Philosophie
au
lycée Jehan Ango de Dieppe
Amoto quaeramus seria ludo [3]
Hor. Sat.I.
(A.191)
1.La RELIGION et la VERTU paraissent à de nombreux égards si étroitement liées qu’on présume généralement qu’elles sont des compagnes inséparables. Et nous sommes si volontiers convaincus de leur union que nous n’admettons guère qu’il soit juste d’en parler, ou même d’y penser, en les séparant l’une de l’autre. On peut cependant se demander si la pratique du monde, à cet égard, répond à notre conjecture. Il est certain que nous rencontrons parfois des exemples qui semblent aller contre cette supposition générale. Nous avons connu des peuples qui, tout en ayant l’apparence d’un grand zèle religieux, ont cependant manqué même des sentiments d’humanité courants (A.192) et se sont révélés extrêmement dégénérés et corrompus. D’autres encore, qui étaient peu versés dans la religion et qui ont été considérés comme de simples ATHEES, pratiquaient (on l’a observé) les règles de la moralité et agissaient en de nombreux cas avec un tel bon sens et de telles bonnes affections envers le genre humain que nous sommes apparemment forcés de reconnaître qu’ils étaient vertueux. Et, en général, nous trouvons les simples principes moraux d’un tel poids que, dans notre commerce avec les hommes, nous sommes rarement satisfaits de la plus complète assurance qu’on nous donne de leur zèle religieux tant que nous n’en avons pas entendu davantage sur leur caractère. Si l’on nous dit qu’un homme a de la religion, nous demandons tout de même : « Quelle est sa morale ? » Mais si nous entendons d’abord dire qu’il a des principes moraux honnêtes et qu’il est un homme d’une justice naturelle et d’un bon tempérament, nous pensons rarement à l’autre question : « A-t-il de la religion, est-il dévot ? »
2. Cela a été l’occasion de rechercher ce qu’est l’honnêteté en elle-même, la VERTU en elle-même, de quelle manière elle est influencée par la religion, et dans quelle mesure la religion implique nécessairement la vertu. Est-il exact de dire qu’un athée ne peut pas être vertueux ou qu’il ne peut posséder aucun degré réel d’honnêteté ou de MERITE ?
3. A juste titre, il ne faut pas ici s’étonner si la méthode pour expliquer les choses paraît quelque peu inhabituelle puisque le sujet d’enquête a été si peu examiné et qu’il suppose une spéculation délicate et dangereuse. En effet, la partie religieuse du genre humain a été récemment si alarmée par la liberté de quelques plumes [4], et si grande est la jalousie qui s’est élevée pour cette raison que, quoi que puisse suggérer un auteur en faveur de la religion, la cause gagnera peu de crédit s’il accorde le moindre avantage à tout autre principe. Dans l’autre camp, les hommes d’esprit et de raillerie, dont le divertissement préféré est l’exposition des faiblesses de la religion, craignent tant d’être amenés à penser avec sérieux la question religieuse qu’ils regarderont comme menant un jeu déloyal celui qui, tout en prétendant être un écrivain libre, conserve des égards pour les principes de la religion naturelle. Ils sont portés à faire aussi peu quartier aux autres que les autres ne leur en font et ils sont résolus à penser, comme leurs adversaires le pensent d’eux, que la morale du camp adverse est mauvaise. Aucun parti, semble-t-il, n’accordera le moindre avantage au parti adverse. Il est aussi difficile de persuader les uns qu’il y a de la vertu dans la religion que les autres qu’il y a de la vertu hors des frontières de leur communauté particulière. De sorte que, entre les deux, un auteur perd nécessairement son temps s’il ose plaider pour la religion et la vertu morale sans diminuer la force de l’une ou de l’autre et s’il accorde à chacune sa propre province et le rang qui lui est dû, et s’il les empêche d’être ennemies en se dénigrant.
4. (A.193) Quoi qu’il en soit, si nous prétendons donner la plus petite nouvelle lumière ou expliquer efficacement quelque chose dans les limites prévues de cette enquête, il est nécessaire de prendre les choses assez profondément et de s’efforcer, par quelque bref aperçu, de signaler l’origine de chaque opinion sur la DIVINITE, que cette opinion soit ou non naturelle. Et si nous pouvons avec bonheur clarifier cette épineuse partie de notre philosophie, le reste, nous l’espérons, apportera des preuves plus manifestes et faciles.
Section II
5. Dans l’ensemble des choses (ou dans l’univers) [5], ou tout est conforme à un ordre bon et s’accorde au mieux avec l’intérêt général, ou il existe des choses qui auraient pu être autres et il eût été possible qu’elles fussent mieux constituées, plus sagement arrangées, et de façon plus avantageuse pour l’intérêt général des êtres et du Tout.
6. Si toute chose qui existe est conforme à un ordre bon et est faite pour le mieux, alors, par nécessité, il n’existe rien de tel qu’un MAL réel dans l’univers, il n’existe rien de MAL par rapport au Tout.
7. Par suite, tout ce qui est de telle sorte que rien n’eût pu être meilleur, que rien, en aucune façon, n’eût pu être mieux ordonné, est parfaitement bon. Tout ce qui, dans l’ordre du monde, peut être appelé MAL doit impliquer une possibilité, dans la nature de la chose, d’avoir été mieux arrangée ou ordonnée. En effet, sans cette possibilité, la chose est parfaite et telle qu’elle devait être.
8. Tout ce qui est réellement MAL doit donc être causé ou produit soit à dessein (c’est-à-dire avec connaissance et intelligence), soit par hasard et de façon purement fortuite [6].
9. Si quelque chose est MAL dans l’univers à dessein, alors, ce qui ordonne toutes les choses n’est pas un unique bon principe planificateur [7]. En effet, soit l’unique principe planificateur est lui-même corrompu, soit il existe quelque autre être qui agit de façon contraire et est MAUVAIS.
10. S’il y a du MAL dans l’univers par pur hasard, alors, ce n’est pas un principe ou esprit planificateur, qu’il soit bon ou mauvais, qui peut être la cause de toutes les choses. Et, par conséquent, si l’on suppose un principe planificateur qui est seulement la cause du bien mais ne peut pas empêcher le MAL qui arrive par hasard ou par un dessein contraire et mauvais, alors, on peut supposer qu’en réalité il n’existe rien de tel qu’un dessein ou esprit supérieur et bon mais qu’il existe seulement un être impuissant et imparfait. En effet, ne pas corriger ou exclure totalement ce MAL qui vient du hasard ou d’un dessein contraire et mauvais, cela doit procéder soit de l’impuissance, soit d’une volonté mauvaise [8].
11. Ce qui, en quelque degré, est supérieur au monde ou gouverne la nature (A.194) avec un esprit et du discernement, c’est ce que les hommes, d’un accord universel, appellent DIEU. S’il existe plusieurs esprits supérieurs, il existe autant de différents dieux. Mais si cet unique [être] supérieur ou ces différents [êtres] supérieurs ne sont pas de leur nature nécessairement bons, ils prennent plutôt le nom de DEMONS.
12. Donc, croire que toute chose est gouvernée, ordonnée ou réglée pour le mieux par un principe ou esprit planificateur nécessairement bon et permanent, c’est être un parfait THEISTE.
13. Ne croire ni à un principe ou esprit planificateur, ni à une cause, à une mesure ou à une règle des choses mais croire au hasard, de sorte que, dans la nature, ni l’intérêt du Tout, ni l’intérêt des particuliers ne peut être dit avoir été planifié, recherché ou visé, c’est être un parfait ATHEE.
14. Ne pas croire à un unique principe ou esprit suprême et planificateur mais croire plutôt à deux principes, trois ou davantage (mais bons de leur nature), c’est être POLYTHEISTE.
15. Croire que l’esprit ou les esprits qui gouvernent ne sont ni absolument et nécessairement bons, ni limités par ce qui est le mieux, croire qu’ils sont capables d’agir selon leur simple volonté ou leur fantaisie, c’est être DEMONISTE.
16. Peu nombreux sont ceux qui pensent toujours de façon conséquente et conformément à une seule hypothèse certaine sur des sujets aussi abstrus et confus que la cause de toutes les choses et l’économie (ou gouvernement) de l’univers. En effet, il est évident qu’il y a des moments où la foi des plus dévots (ils le reconnaissent même) peut à peine les soutenir dans leur croyance en une sagesse suprême et qu’ils sont souvent tentés de juger désavantageusement de la providence et de la juste administration du Tout.
17. Il faut donc seulement appeler opinion d’un homme celle qui, parmi toutes, lui est la plus habituelle et à laquelle il revient en la plupart des occasions. De sorte qu’il est difficile de se prononcer avec certitude sur l’athéisme d’un homme car, à moins que toutes ses pensées ne soient, en toute saison et en toutes occasion, fermement tendues contre toute supposition ou imagination d’un dessein dans les choses, il n’est pas un parfait ATHEE. De la même manière, si les pensées d’un homme, en tout temps, ne se refusent pas fermement et résolument à imaginer le hasard, la fortune ou un mauvais dessein dans les choses, il n’est pas un parfait THEISTE. Mais si quelqu’un croit davantage au hasard et à la confusion qu’à un dessein, on doit le juger plus ATHEE que théiste, vu ce qui prédomine en lui et a le plus d’ascendant sur lui. Au cas où il croit davantage à la prédominance d’un principe ayant un mauvais dessein qu’à celle d’un bon principe, il est plutôt DEMONISTE, et on peut justement le nommer ainsi à cause du côté de la balance vers lequel incline son jugement.
18. Toutes ces sortes de conceptions, le démonisme, le polythéisme, l’athéisme et le théisme (A.195) peuvent se mélanger [9]. La religion exclut seulement le parfait athéisme. Les parfaits démonistes se trouvent indubitablement au sein de la religion car nous connaissons des nations entières qui adorent un diable ou un démon à qui elles offrent des sacrifices, des prières et des supplications, et en réalité sans autre raison que le crainte qu’il leur inspire. Et nous savons très bien que, dans certaines religions, il en est qui ne donnent expressément pas d’autre idée de DIEU que celle d’un être arbitraire, violent, qui cause le mal et ordonne la souffrance, ce qui, en fait, revient au même, mettre un DEMON ou un diable à la place de Dieu.
19. Or, puisqu’existent ces différentes opinions sur un pouvoir supérieur et puisque l’on peut trouver des personnes qui n’ont formé absolument aucune opinion sur ce sujet, soit par scepticisme, soit par insouciance d’esprit ou confusion du jugement, il faut considérer si ces opinions, ou le défaut d’une opinion certaine, peuvent être compatibles avec la VERTU et le MERITE ou l’être avec un caractère honnête et moral.
PARTIE II
20. Quand nous réfléchissons sur une structure, une constitution ordinaire, soit de l’art, soit de la nature, et que nous considérons comme il est difficile de donner la moindre explication d’une partie particulière sans une connaissance compétente du tout, nous ne devons pas nous étonner de nous trouver embarrassés par les nombreuses choses relatives à la constitution et à la structure de la nature elle-même. En effet, à quelle fin de la nature toutes les choses et même les espèces entières de créatures se rattachent-elles ? Quelle dessein servent-elles ? Il serait difficile de le déterminer avec exactitude. Mais quelle fin les différentes proportions et les diverses formes des parties servent-elles dans les différentes créatures, nous sommes capables, à l’aide de l’étude et de l’observation, de le démontrer avec une grande exactitude.
21. Nous savons que toute créature a un bien privé et un intérêt qui lui est propre et que la nature l’a forcée à rechercher par tous les avantages qui lui sont offerts, dans les limites de sa constitution [10]. Nous savons qu’il y a, pour chaque créature, une bonne condition et une mauvaise condition et que la bonne est favorisée par la nature et qu’elle est affectionnée et recherchée par la créature. Donc, comme il y a en toute créature un certain intérêt, un certain bien, il doit aussi y avoir une certaine FIN à laquelle toutes les choses, dans leur constitution, doivent naturellement se rapporter. A cette fin, si une chose, soit dans ses appétits, soit dans ses passions ou affections, n’est pas favorable mais défavorable, nous devons de toute nécessité reconnaître qu’elle est mauvaise pour elle. Et ainsi cette créature est mauvaise pour elle-même comme elle l’est certainement pour les autres de l’espèce si tel appétit ou telle passion fait que, d’une façon ou d’une autre, elle leur fait du tort. Or si, par la constitution naturelle d’une créature rationnelle, les mêmes dérèglements de l’appétit qui lui font faire du mal aux autres lui font se faire du mal à elle-même, et si le même ordre des affections qui la rend bonne en un sens, la rend bonne aussi en l’autre sens, alors cette bonté par laquelle elle est ainsi utile aux autres est un bien et un avantage réels pour elle-même. Ainsi, on s’aperçoit finalement que la vertu et l’intérêt s’accordent. (A.197)
22. C’est ce que nous considérerons en particulier dans la dernière partie de notre enquête. Notre premier dessein est de voir si nous pouvons déterminer avec clarté ce qu’est cette qualité que nous appelons la bonté ou LA VERTU.
23. Si un historien ou un voyageur nous décrivait une certaine créature d’une condition plus solitaire que celles dont nous ayons jamais entendu parler, une créature qui n’ait ni camarade, ni compagnon d’aucune sorte, aucune chose qui lui ressemble par laquelle elle se sente touchée, pour laquelle elle ressente de l’inclination, aucune chose hors d’elle, au-delà d’elle, pour laquelle elle ait la moindre passion, le moindre intérêt, nous serions peut-être portés à dire sans aucune hésitation que c’était sans aucun doute une créature très triste et que, sans société, renfrognée, elle devait vraiment avoir un genre de vie sans consolation. Mais si l’on nous assurait que, malgré les apparences, cette créature s’amusait beaucoup, avait un grand goût de la vie, et que rien ne manquait à son propre bien, peut-être devrions-nous reconnaître [11] que cette créature n’était pas un monstre et qu’elle n’était, pour ce qui d’elle-même, pas absurdement constituée. Mais nous ne serions guère induits à dire de cette créature qu’elle était une bonne créature. [12] Toutefois, si l’on insistait auprès de nous et que l’on nous dise que, telle qu’elle était, pourtant, cette créature était parfaite en elle-même et pouvait donc être estimée bonne – en effet, qu’avait-elle à faire avec autrui ? [13] – en ce sens, vraiment, nous serions forcés de reconnaître qu’elle était une bonne créature, entendue en tant que créature absolue et complète en elle-même, sans aucune relation aux autres choses de l’univers. En effet, s’il y avait quelque part dans la nature un système dont cette créature vivante dût être considérée comme une partie, alors on ne pourrait en aucune façon la reconnaître comme bonne alors qu’il apparaît manifestement qu’elle est une partie qui fait plus de mal que de bien à ce système, à ce tout dans lequel elle est incluse.
24. Si donc, dans la structure de cet animal ou de tout autre animal, il y a quelque chose qui va au-delà de lui-même, par lequel nous découvrons manifestement qu’il a des relations avec un autre être, une autre nature, et pas seulement avec lui-même, cet animal sera alors sans aucun doute considéré comme une partie d’un autre système. Par exemple, s’il a les proportions d’un mâle, il révèle qu’il a des relations avec une femelle. Et, à partir de leurs proportions respectives, il faudra sans doute admettre que ces deux êtres ont des relations avec d’autres êtres et un ordre des choses au-delà d’eux-mêmes. De sorte que ces créatures doivent toutes les deux être considérées comme des parties d’un autre système qui est le système d’une race particulière, d’une espèce particulière de créatures vivantes qui ont une nature commune ou qui sont pourvues, par un ordre des choses, une constitution (A.198) des choses, pour exister ensemble et coopérer pour leur conservation et leur maintien.
25. De la même manière, si toute une espèce d’animaux contribue à l’existence ou au bien-être d’une autre espèce, alors toute cette espèce, de façon générale, n’est qu’une partie d’un autre système.
26. Par exemple, l’existence de la mouche est absolument nécessaire à l’existence de l’araignée. Le vol insouciant, la faible constitution et le corps peu résistant de l’une sont propres à en faire une proie et à la déterminer ainsi, tout comme la rude constitution de l’autre, sa vigilance et son habileté la disposent à être un prédateur qui va prendre l’autre au piège. La toile de l’araignée et l’aile de la mouche conviennent l’une à l’autre. Et la structure de chacun de ces animaux est en parfaite et évidente relation avec la structure de l’autre animal, de même que, dans notre corps, il y a une relation des membres et des organes, et de même que, dans un arbre, les branches sont en relation avec les feuilles, et le tout en relation mutuelle avec un seul tronc et un seul ensemble de racines.
27. De la même manière, les mouches sont aussi nécessaires à l’existence d’autres créatures, aussi bien les oiseaux que les poissons. Et ainsi, d’autres espèces ou d’autres genres sont utiles à une autre espèce, un autre genre, comme étant des parties d’un certain système, parties incluses dans un seul et même ordre des êtres.
28. De sorte qu’il y a un système de tous les animaux, un ordre animal, une économie animale selon laquelle les affaires animales sont réglées et arrangées.
29. Or, si tout le système des animaux, lié à celui des végétaux et à toutes les autres choses du monde inférieur est bien compris dans un seul système du globe, de la Terre, et si, de plus, le globe (la Terre) apparaît lui-même avoir une réelle dépendance par rapport à quelque chose qui se trouve encore au-delà, comme par exemple le soleil, la galaxie ou ses planètes, alors le globe n’est en réalité qu’une PARTIE d’un autre système. Et si l’on admet qu’il y a de la même manière un SYSTEME de toutes les choses et une nature universelle, il ne peut y avoir aucun être particulier, aucun système particulier qui ne soit ni bon ni mauvais dans ce système général de l’univers. En effet, s’il est sans importance ou sans utilité, c’est un défaut ou une imperfection et c’est par conséquent un mal dans le système général.
30. Donc, si un être est entièrement et réellement MAUVAIS, il doit être mauvais par rapport au système universel, et alors le système de l’univers est mauvais ou imparfait. Mais si le mal d’un système privé est le bien d’autres systèmes, s’il fait de plus le bien du système général (comme quand une créature vit en détruisant une autre créature, ou quand une chose est engendrée par la corruption d’une autre chose, ou quand un système planétaire, un tourbillon, en avale un autre), alors le mal de ce système privé n’est pas un mal réel en lui-même, pas plus que la douleur d’une dent qui pousse n’est un mal dans un système, un corps (A.199) constitué de telle façon que, sans cette douleur, il souffrirait pire puisqu’il serait défectueux.
31. De sorte que nous ne pouvons dire d’un être qu’il est entièrement et absolument mauvais que si nous pouvons montrer et assurer positivement que ce que nous appelons mauvais n’est bon nulle part ailleurs, dans un autre système, ou par rapport à un autre ordre ou une autre économie, quels qu’ils soient.
32. Mais s’il y avait dans le monde une espèce entière d’animaux détruisant toutes les autres espèces, on pourrait [14] à juste titre l’appeler une espèce mauvaise en tant qu’elle serait mauvaise dans le système animal. Et, si dans une espèce d’animaux (comme les hommes par exemple) [15], un homme est d’une nature pernicieuse pour le reste de l’espèce, on peut à cet égard l’appeler à juste titre un homme mauvais.
33. Nous ne devons cependant pas dire de quelqu’un qu’il est un homme mauvais parce qu’il a des traces de peste sur lui ou parce qu’il a une crise de convulsions qui fait qu’il frappe et blesse ceux qui s’approchent de lui. D’autre part, nous ne devons pas non plus dire de quelqu’un qu’il est un homme bon s’il a les mains attachées et qu’on l’empêche de faire le mal qu’il a l’intention de faire ou (ce qui revient au même) s’il s’abstient d’exécuter son mauvais dessein par la crainte d’un châtiment à venir ou par la séduction d’une récompense extérieure.
34. De sorte que, dans une créature sensible, tout ce qui n’est pas du tout fait par affection ne fait ni bien ni mal dans la nature de cette créature. Cette créature est seulement supposée bonne quand le bien ou le mal du système auquel elle appartient est l’objet immédiat d’une passion ou d’une affection qui la meut.
35. Puisque donc c’est seulement par affection qu’une créature est jugée bonne ou mauvaise, naturelle ou contre nature, notre travail sera d’examiner quelles sont les affections bonnes et naturelles et quelles sont les affections mauvaises et contre nature
36. En premier lieu, on peut remarquer que, s’il existe une affection envers une chose considérée comme un bien privé qui n’est pas en réalité telle [16] mais est imaginaire, cette affection, étant superflue et diminuant la force des autres affections nécessaires et bonnes, est en elle-même vicieuse et mauvaise, même pour l’intérêt privé ou le bonheur de la créature.
37. S’il était possible de supposer en une créature une affection qui (A.200), dans les faits, à un degré naturel, conduirait à son intérêt privé et en même temps serait incompatible avec le bien public, cette affection pourrait vraiment être appelée une affection vicieuse ; et, selon cette supposition, cette créature ne pourrait pas être bonne et naturelle par rapport à sa société, sa patrie, sans être mauvaise et contre nature par rapport à elle-même. Mais si une affection n’est dommageable à la société que quand elle est immodérée, et non quand elle est modérée, dûment tempérée et calmée, alors l’affection à un degré immodéré est vraiment vicieuse, mais pas à un degré modéré. Et ainsi, si l’on trouve en une créature un souci de soi au-delà du degré habituel, une considération du bien privé incompatible avec l’intérêt de l’espèce ou de la société, il faut à tous égards estimer que cette affection est mauvaise et vicieuse. Et c’est ce que nous appelons couramment l’EGOISME [17], que nous désapprouvons tant quand il arrive que nous le découvrions en une créature, quelle qu’elle soit.
38. D’autre part, si l’affection envers le bien privé, le bien propre, quelque égoïste qu’on puisse l’estimer, non seulement est compatible en réalité avec le bien public, mais aussi, dans une certaine mesure, y contribue, si elle est peut-être bonne pour le bien de l’espèce en général et que tout individu devrait la partager, alors elle est si loin d’être mauvaise, ou blâmable, en un sens, qu’il faut reconnaître qu’elle est absolument nécessaire pour faire d’une créature une bonne créature. En effet, si le défaut d’une affection pour sa propre conservation est dommageable à l’espèce, une créature est mauvaise et contre nature aussi bien par ce défaut que par le défaut de toute autre affection naturelle. Et cela, personne n’hésiterait à l’affirmer si l’on voyait un homme qui ne faisait pas attention au précipice qui se trouve sur son chemin, ni ne faisait de distinction en matière d’alimentation, de régime, d’habillement, et pour toute autre chose relative à sa santé et à son existence. On affirmerait la même chose de celui qui aurait une disposition telle qu’il répugnerait à tout commerce des femmes, disposition qui, par suite, le rendrait impropre à la propagation de l’espèce, du genre, à cause d’un tempérament malade (et non simplement à cause d’un défaut de constitution) [18].
39. Ainsi l’affection envers son bien propre peut être une bonne affection ou une mauvaise affection. En effet, si cette affection privée est trop forte (comme quand l’amour excessif de la vie rend une créature impropre à tout acte généreux) [19], elle est alors indubitablement vicieuse, et, si elle est vicieuse, la créature qui est mue par elle est mue de façon vicieuse et elle ne peut jamais être autre que vicieuse en quelque degré quand elle est mue par cette affection. Si donc c’est par un tel ardent et passionné amour de la vie qu’une créature est accidentellement induite à faire le BIEN (comme elle pourrait (A.201) l’être à faire le MAL pour la même raison) [20], elle n’est pas plus une bonne créature pour le bien qu’elle accomplit qu’un homme n’est honnête et bon parce qu’il plaide une juste cause ou lutte pour une bonne cause par simple souci de ses honoraires ou de son traitement.
40. Donc, tout ce qui s’avère être fait à l’avantage de l’espèce à partir d’une simple affection envers le bien propre n’implique pas plus de bonté dans la créature que l’affection n’est bonne en elle-même. Qu’elle agisse en tout point aussi bien que possible ; si, finalement, c’est la seule affection égoïste qui la meut, elle est encore en elle-même vicieuse. Une créature ne peut pas être considérée différemment quand la passion pour son bien propre, même modérée, est son véritable motif quand elle fait un acte pour lequel elle devrait être inclinée en toute justice par une affection naturelle pour son espèce.
41. En vérité, quels que soient les aides et les secours qu’une créature mal disposée puisse trouver pour la pousser à accomplir une bonne action, aucune bonté ne se révèle en elle tant que son tempérament n’a pas encore changé et qu’en fin de compte elle n’en vient pas à être conduite de bon cœur par une affection immédiate pour le bien et contre le mal, et cela directement, non accidentellement.
42. Par exemple, si l’une de ces créatures que l’on suppose être naturellement dociles, douces et bienveillantes pour l’homme, est, contrairement à sa constitution naturelle, féroce et sauvage, nous remarquons instantanément la rupture de tempérament et reconnaissons que la créature est corrompue et contre nature. Si, quelques temps après, la même créature, par chance ou par un bon dressage, en vient à perdre sa férocité et devient docile, douce et manipulable comme les autres créatures de son espèce, on reconnaît que la créature ainsi rétablie devient bonne et naturelle. Supposons maintenant que la créature ait vraiment l’allure docile et douce mais que cela provienne uniquement de la crainte de son maître, et que, si ce dernier est absent, sa passion prédominante ressurgisse instantanément ; sa douceur n’est donc pas son réel tempérament ; sa nature véritable et réelle, son tempérament naturel demeure exactement ce qu’il était, la créature est toujours aussi mauvaise qu’avant.
43. Donc, rien n’est proprement bonté ou méchanceté en une créature sinon ce qui vient du tempérament naturel. Une bonne créature est une créature telle que, par son tempérament naturel ou par la pente de ses affections, elle est portée, primitivement et immédiatement, et non secondairement et accidentellement, au bien et dirigée contre le mal. Une mauvaise créature est exactement le contraire, à savoir [21] celle dont la force, dans les bonnes inclinations, n’est pas suffisante pour la porter directement au bien et l’ éloigner du mal, ou celle qui, par d’autres affections, est portée directement au mal et dirigée contre le bien. (A.202)
44. En général, quand toutes les affections ou passions conviennent au bien public ou au bien de l’espèce, comme il a été mentionné ci-dessus, le tempérament naturel est alors entièrement bon. Si, au contraire, une passion nécessaire fait défaut ou s’il en est une qui est surnuméraire, ou faible, ou qui dessert la fin principale ou lui est contraire, le tempérament naturel est alors corrompu et mauvais et, par conséquent, dans une certaine mesure, la créature elle-même.
45. Il n’est nul besoin de mentionner ici l’envie, la méchanceté, l’effronterie ou d’autres passions haïssables pour montrer de quelle manière elles sont mauvaises et constituent une mauvaise créature. Mais il est peut-être nécessaire de remarquer qu’une passion, même la bonté ou l’amour de la sorte la plus naturelle (comme ceux d’une créature pour sa progéniture) [22], quand elle est immodérée et au-delà d’un certain degré, est indubitablement vicieuse [23]. En effet, ainsi une tendresse trop grande détruit l’effet de l’amour, une excessive pitié rend incapable de secourir. C’est pourquoi un excès d’amour maternel est considéré comme une indulgence vicieuse, une trop grande pitié comme le fait d’un caractère efféminé et faible, un trop grand souci de sa propre vie comme de la petitesse et de la couardise, trop peu de témérité, ou pas du tout ou le contraire (à savoir une passion conduisant à sa propre mort) comme le fait de la folie, du désespoir et de la dépravation.
Section III
46. Mais pour passer de ce que l’on estime être la simple bonté, qui se trouve à la portée et dans la capacité de toute créature sensible, à ce qui est appelé VERTU ou MERITE, et que l’on n’accorde qu’à l’homme ?
47. Dans une créature capable de former des notions générales des choses, ce ne sont pas seulement les êtres extérieurs s’offrant aux sens qui sont les objets de l’affection mais ce sont aussi les actions elles-mêmes et les affections de pitié, de bonté, de gratitude et leurs contraires qui, étant portées à l’esprit par réflexion, deviennent des objets. De sorte que, au moyen de cette sensation réfléchie, il naît une autre sorte d’affection envers ces affections mêmes qui ont déjà été éprouvées et qui deviennent désormais les objets d’une nouvelle sympathie ou d’une nouvelle antipathie.
48. Il en est de même pour les objets mentaux ou moraux que pour les corps ordinaires et les objets courants des sens. Quand les formes, les mouvements, les couleurs et les proportions de ces derniers se présentent à nos yeux (A.203), il en résulte nécessairement une beauté [24] ou une laideur, selon les différentes mesures, les différents arrangements et les différentes dispositions de leurs parties. De même, dans la conduite et les actions qui se présentent à notre entendement, on doit nécessairement trouver une différence visible, selon la régularité ou l’irrégularité des objets.
49. L’esprit, qui voit et écoute les autres esprits, a nécessairement des yeux et des oreilles pour discerner la proportion, distinguer l’harmonie et scruter chaque sentiment, chaque pensée qui se présente à lui. Rien n’échappe à sa critique. Dans les affections, il sent le doux et le dur, l’agréable et le désagréable, il y trouve un pur et un impur, un harmonieux et un dissonant, aussi réellement [25], aussi véritablement que dans les nombres de la musique ou dans les formes et représentations extérieures des choses sensibles. Il ne peut pas plus dissimuler son admiration et son ravissement que son aversion et son mépris pour l’un ou l’autre de ces objets [26]. De sorte que le refus d’un sens commun et naturel du BEAU et du SUBLIME dans les choses semblera une simple affectation [27] à celui qui considérera dûment cette question.
50. Or, de même que, pour les objets du genre sensible, les espèces ou images des corps, des couleurs et des sons changent perpétuellement devant nos yeux et agissent sur nos sens, même quand nous dormons, de même, pour les objets du genre moral et intellectuel, les formes et les images des choses n’agissent et ne pressent pas moins sur l’esprit, à tout moment, et même quand les objets réels eux-mêmes sont absents.
51. Dans ces marques ou images vagabondes des mœurs que l’esprit se représente nécessairement à lui-même, et qu’il porte toujours en lui, le cœur ne peut pas demeurer neutre mais il prend constamment parti d’un côté ou de l’autre. Quelque corrompu ou faux qu’il soit en lui-même, il trouve la différence, pour ce qui est de la beauté et du charme, entre un cœur et un autre, entre une tournure d’affection et une autre, entre une conduite et une autre, entre un sentiment et un autre et, par conséquent, dans tous les cas où il est désintéressé, il doit approuver, dans une certaine mesure, ce qui est naturel et honnête, et désapprouver ce qui est corrompu et malhonnête.
52. Ainsi les différents mouvements, inclinations, passions, dispositions, et, par conséquent, les différentes attitudes et conduites, dans les diverses parties de la vie, étant représentés dans diverses vues et perspectives à l’esprit qui discerne aisément le bien et le mal envers l’espèce ou le public (A.204), il naît une nouvelle épreuve, un nouvel exercice du cœur qui doit soit droitement et sainement aimer ce qui est juste et droit et haïr le contraire, soit, de façon corrompue, aimer ce qui est mauvais et haïr ce qui est estimable et bon.
53. Et c’est seulement dans ce cas que nous disons qu’une créature est estimable et vertueuse, quand elle peut avoir la notion de l’intérêt public et arriver à méditer sur ce qui est moralement bon ou mauvais, admirable ou blâmable, juste ou injuste, en avoir la science. En effet, quoique nous puissions vulgairement dire d’un cheval qu’il est vicieux, nous ne disons pourtant jamais d’un bon cheval (ou d’une simple bête stupide et sans principes), même s’il est de bonne nature, qu’il est estimable et vertueux.
54. De sorte que, si une créature est généreuse, douce, constante, compatissante, et si cependant elle ne peut pas réfléchir sur ce qu’elle fait elle-même ou voit faire aux autres, pour prendre connaissance de ce qui est estimable et honnête, et pour faire de cette connaissance, de cette conception de l’estimable et de l’honnête, un objet de son affection, elle n’a pas un caractère vertueux ; car c’est ainsi, et pas autrement, qu’elle est capable d’avoir le sens du bien et du mal, le sentiment, le jugement de ce qui est fait par une affection juste, honnête et bonne, ou par une affection contraire.
55. Tout ce qui est fait par une mauvaise affection est inique, mauvais et injuste. Si l’affection est honnête, saine et bonne, et si l’objet de l’affection est avantageux à la société et est toujours poursuivi et aimé de la même manière, cela doit nécessairement constituer ce que nous appelons, en toute action, équité et droiture. En effet, faire le MAL, ce n’est pas être juste la cause d’un dommage (pour cette raison, un fils fidèle qui vise un ennemi mais qui, par erreur ou malchance, tue son père, ne fait pas un mal) mais quand une chose est faite par une affection mauvaise ou injuste (comme quand un fils ne se soucie pas de la sécurité de son père ou quand, alors que le père a besoin de secours, préfère une personne qui ne lui est rien), c’est là la nature du mal.
56. Si l’objet de l’esprit lui-même n’est jamais absurdement formé, s’il n’est en aucune façon impropre mais qu’il est convenable, juste et digne de l’opinion et de l’affection qui s’appliquent à lui, une faiblesse ou une imperfection des sens n’est pas occasion à iniquité ou mal. Supposons qu’un homme, dont la raison et l’affection sont saines et entières, ait cependant une constitution, une structure corporelle si mal faite que les objets naturels soient, par les organes des sens comme par de mauvaises lunettes, faussement transmis et mal représentés ; on observera tout de suite que cette personne, puisque son défaut ne se trouve pas dans la partie principale et dirigeante, ne peut pas être jugée en elle-même inique ou injuste. (A.205)
57. Il en est autrement pour ce qui est relatif aux opinions, aux croyances et aux spéculations. En effet, comme l’extravagance du jugement ou de la croyance est telle dans certaines contrées que même les singes, les chats et les crocodiles (et d’autres animaux vils et nuisibles) sont jugés saints et sont même adorés comme des divinités, il paraîtrait bon, à quelqu’un qui partagerait ces religions et ces croyances, de préférer sauver une créature comme un chat plutôt qu’un parent, et de traiter en ennemis les autres hommes qui n’ont pas la même opinion religieuse tant qu’ils ne sont pas convertis. Ce serait sans aucun doute mal et mauvais et toute action fondée sur cette croyance serait inique, mauvaise et vicieuse.
58. Ainsi tout ce qui cause une méprise ou une idée fausse sur la dignité ou la valeur d’un objet, de sorte qu’une affection nécessaire est affaiblie ou qu’une affection non légitime [28], anormale et asociale, se trouve grandie, doit nécessairement être l’occasion du mal. Ainsi celui qui apprécie ou aime un homme par intérêt pour une chose qui est réputée honorable mais qui est en réalité vicieuse est lui-même vicieux et mauvais. Les débuts de cette corruption peuvent être remarqués en de nombreux cas : comme quand un ambitieux, par la renommée de ses hauts exploits, un conquérant ou un pirate qui se vante de sa hardiesse, font naître en une autre personne une estime et une admiration pour ce caractère immoral et inhumain digne d’aversion. C’est alors que celui qui écoute ce mal devient corrompu en l’approuvant secrètement. Mais, d’un autre côté, celui qui aime et estime un homme en croyant que ce dernier a la vertu qu’il n’a pas mais qu’il contrefait n’est pas pour cette raison vicieux et corrompu.
59. Donc, l’erreur de fait, n’étant pas la cause ou le signe d’une mauvaise affection, ne peut pas être la cause du vice. Mais l’erreur de droit, étant la cause d’une mauvaise affection, doit de toute nécessité être la cause d’une action vicieuse pour tout être intelligent et rationnel.
60. Mais comme il existe de nombreuses occasions ou la question de droit peut, même pour la plupart des hommes qui ont du discernement, sembler difficile et d’issue incertaine, ce n’est pas une légère erreur de ce genre qui peut détruire le caractère d’un homme vertueux ou estimable. Mais, quand, soit par superstition, soit par de mauvaises coutumes, les erreurs deviennent de grossières erreurs sur l’emploi ou l’application des affections, quand les erreurs sont, par leur nature, ou si grossières, ou si embrouillées et si fréquentes qu’une créature ne peut plus vivre dans un état naturel, avec les affections nécessaires compatibles avec la société humaine et la vie civile, alors le caractère VERTUEUX est perdu.
61. Ainsi nous voyons dans quelle mesure le MERITE et la VERTU dépendent d’une connaissance (A.206) du bien et du mal et d’un usage de la raison suffisant pour assurer une droite application des affections. Nous voyons que rien d’horrible ou de contre nature, rien qui puisse servir de mauvais exemple, rien qui détruise la naturelle affection par laquelle l’espèce et la société sont maintenues, que rien de tout cela ne peut, en aucun cas, par des principes ou notions d’honneur ou de religion, être jamais aimé ou poursuivi comme un bon et véritable objet d’estime. En effet, un tel principe doit être totalement vicieux et tout ce qui est fait à partir de ce principe ne peut être autre chose que vice et immoralité. Ainsi s’il existe quelque chose qui enseigne aux hommes la trahison, l’ingratitude, la cruauté, par une caution divine ou sous les couleurs et le prétexte de quelque bien présent ou futur pour l’humanité, si quelque chose enseigne aux hommes à [29] persécuter leurs amis par amour, à torturer les prisonniers de guerre par jeu, à offrir des sacrifices humains [30], à se torturer eux-mêmes, à sa mortifier ou à se mutiler devant un dieu par zèle religieux, ou à commettre toutes sortes d’actes barbares et brutaux, si l’on enseigne tout cela comme quelque chose d’aimable et de convenable, qu’il s’agisse d’une coutume qui donne son approbation ou qu’il s’agisse d’une religion qui donne sa sanction, ce n’est pas et ça ne peut jamais être une vertu, d’aucune sorte et en aucun sens mais cela doit demeurer toujours, quelles que soient les modes, les lois, les coutumes, les religions, une horrible perversité qui, toute mauvaise et vicieuse qu’elle soit, ne saurait jamais altérer les mesures éternelles et l’immuable et absolue nature du mérite et de la VERTU.
62. En somme, les créatures qui sont seulement capables d’être mues par des objets sensibles sont aussi bonnes ou vicieuses que les affections sensibles qui se trouvent en elles. Il en est autrement pour les créatures capables de concevoir les objets rationnels du bien moral. Dans ce genre de créatures, quelques mauvaises que soient les affections sensibles, si elles ne prédominent pas en raison des autres affections rationnelles dont nous parlions, il est évident que le tempérament demeure toujours bon pour l’essentiel et que c’est avec justice que la personne est estimée vertueuse par tous les hommes.
63. Il y a plus. Si, par tempérament, quelqu’un est emporté, coléreux, craintif ou amoureux et s’il résiste à ces passions et que, malgré la force de leur impression, il s’attache à la vertu, nous disons communément dans ce cas que la vertu [31] est d’autant plus grande et nous avons raison de le dire. Mais, si ce (A.207) qui freine la personne et la maintient dans une conduite vertueuse n’est pas une affection pour la bonté et la vertu elles-mêmes, mais que c’est une simple affection pour son bien privé, cette personne n’est pas en réalité plus vertueuse, comme nous l’avons montré précédemment. Mais il est encore évident que si, volontairement et sans contrainte étrangère, ce tempérament coléreux résiste, ou qu’un amoureux se retient de telle sorte qu’il est impossible de contraindre cette personne à une action cruelle ou immodérée, quelque fortement tentée qu’elle soit par sa constitution, nous applaudissons à sa vertu au-delà de ce que nous aurions naturellement applaudi si elle avait été affranchie de cette tentation et de ces penchants. En même temps, personne ne dira qu’un penchant au vice est un composant de la vertu : ce penchant n’est nullement nécessaire pour qu’un caractère vertueux soit complet.
64. Il semble donc qu’il y ait une sorte de difficulté en ce cas mais cette difficulté revient seulement à ceci. Si les passions ou les affections mauvaises ont leur siège dans une partie du tempérament tandis que, dans une autre partie, les affections envers le bien moral sont telles qu’elles peuvent totalement maîtriser les efforts des affections contraires, c’est la plus grande preuve que l’on puisse imaginer qu’un solide principe de vertu se trouve au fond de nous, principe qui possède lui-même le tempérament naturel. Mais si aucune passion ne s’agite, une personne peut être en vérité vertueuse à meilleur compte, c’est-à-dire qu’elle peut se conformer aux règles connues de la vertu sans partager un plus grand principe de vertu qu’autrui. Si cependant cette autre personne, où le principe de vertu est si fortement implanté, en vient finalement à perdre ces obstacles contraires supposés en elle, elle ne perd certainement rien en vertu mais, au contraire, perdant seulement ce qui est vicieux dans son tempérament, elle est rendue plus entière à la vertu et elle la possède à un plus haut degré.
65. Ainsi la vertu est partagée à différents degrés par les créatures rationnelles, qui sont appelées rationnelles mais qui restent au-dessous de cette raison saine et bien établie qui seule peut constituer une affection juste, une volonté et une résolution fermes et constantes. C’est ainsi que l’on s’aperçoit que le vice et la vertu sont diversement mêlés et qu’ils prédominent alternativement dans les différents caractères de l’humanité. En effet, il semble évident, à partir de notre enquête, que, quelque mauvais que soient le tempérament ou les passions par rapport aux objets sensibles et aux objets moraux, quelque emportée, furieuse, concupiscente ou cruelle que puisse devenir une créature, quelque vicieux que soit l’esprit, quelles que soient les règles et les principes sur lesquels il se fonde, si cependant demeure quelque flexibilité, quelque inclination favorable au moindre objet moral, à la moindre apparence de bien moral (s’il reste par exemple de la bonté, de la gratitude, de la générosité ou de la compassion), quelque chose de vertueux est encore en la créature et elle n’est pas totalement vicieuse et contre nature. (A.208)
66. Ainsi un bandit qui, par une sorte de sens de la fidélité et de l’honneur, refuse de dénoncer ses complices et qui, plutôt que de les trahir, accepte d’endurer la torture et la mort, a certainement quelque principe de vertu, quoiqu’il soit peut-être mal appliqué. Il en fut de même de ce malfaiteur qui, plutôt que d’exécuter ses compagnons, choisit de les accompagner dans leur mort.
67. En bref, tout comme il semble difficile de déclarer qu’un homme est un athée absolu, il apparaît tout aussi difficile de déclarer qu’un homme est absolument corrompu et vicieux car peu nombreux sont ceux qui, même chez les plus affreux scélérats, n’ont pas quelque chose de vertueux en leur sens imparfait. Rien n’est plus juste que cette formule connue : il est aussi difficile de trouver un homme totalement mauvais que de trouver un homme totalement bon ; parce que, partout où il y a encore quelque bonne affection, il y a aussi certainement quelque bonté ou quelque vertu qui demeure.
68. Ayant ainsi considéré la VERTU, ce qu’elle est en elle-même, nous allons maintenant voir quels rapports elle entretient avec les opinions religieuses dont nous avons précédemment parlé.
PARTIE III
Section I
69. La nature de la VERTU consistant (comme nous l’avons expliqué) [32] en une certaine disposition juste, en une affection régulière d’une créature rationnelle envers les objets du bien et du mal, rien ne peut en une telle créature supprimer un principe de vertu ou le rendre inefficace, sinon :
1. Soit ce qui ôte le sens naturel et juste du bien et du mal.
2. Soit ce qui crée un faux sens du bien et du mal.
3. Soit ce qui fait que le bon sens se trouve en opposition avec des affections contraires.
70. D’autre part, rien ne peut aider ou faire progresser le principe de vertu sinon soit ce qui, d’une certaine manière, entretient et (A.209) encourage le sens du bien et du mal, soit ce qui le conserve authentique et sans corruption, soit ce qui fait qu’on lui obéit en lui soumettant et lui assujettissant les autres affections.
71. Nous devons donc considérer comment chacune des opinions relatives à une DIVINITE (ci-dessus mentionnées) peut à chaque fois ou agir sur ces trois effets, ou les produire.
I. 1er cas : LA PERTE DU SENS NATUREL DU BIEN ET DU MAL
72. Je ne serais certainement pas compris si, par là, j’entendais la perte de la notion de ce qui est bon ou mauvais pour l’espèce ou la société car aucune créature rationnelle ne peut être insensible à la réalité d’un tel bien et d’un tel mal. Chacune discerne et reconnaît un intérêt public et est conscient de ce qui affecte sa communauté et sa société. Quand nous disons donc d’une créature qu’elle a totalement perdu le sens du bien et du mal, nous supposons que, tout en étant capable de discerner le bien et le mal de son espèce, elle n’a en même temps aucun intérêt pour l’un et l’autre, aucun sens de l’excellence ou de la bassesse d’une action morale, qu’elle soit bonne ou mauvaise ; de sorte que, sauf par simple égard pour son bien propre, privé et étroitement limité, on suppose que, en une telle créature, il n’y a ni amour, ni aversion pour les mœurs, aucune admiration, aucun amour des choses moralement bonnes, aucune haine des choses moralement mauvaises, même si elles sont contre nature et anormales.
73. En réalité, il n’existe aucune créature, quelle qu’elle soit, qui ne sache pas que, quand elle offense volontairement quelqu’un ou lui cause un tort, elle ne peut manquer de créer une appréhension et une crainte du même dommage et, par conséquent, un ressentiment et une animosité chez toutes les créatures qui l’observent ; de sorte que l’offenseur est nécessairement obligé d’avoir conscience qu’il est susceptible d’être traité de la même façon par tout un chacun comme s’il les avait offensés tous.
74. Ainsi les offenses et les torts, tout le monde le sait, sont punissables, et une conduite juste, (qui est donc appelée MERITE) [33], est récompensable par autrui et digne d’éloges. Même la plus méchante créature vivante doit avoir le sens de cela ; de sorte que, si par ce sens du bien et du mal, on entend quelque chose de plus, si, en réalité, il existe un sens de ce genre qu’une créature absolument méchante n’a pas, ce doit être une véritable antipathie ou une véritable aversion pour l’injustice et le mal, et une véritable affection, un véritable amour pour l’équité et le bien, pour ce qu’ils en sont en eux-mêmes et en raison de leurs propres beauté et valeur naturelles.
75. Il est impossible de supposer une simple créature sensible originellement si mal constituée, si contre nature qu’elle n’ait, dès le moment où elle en vient à faire l’expérience (A.210) des objets sensibles, aucune bonne passion envers son espèce, aucun début de pitié, d’amour, de bonté ou d’affection sociale. Il est tout aussi impossible de concevoir qu’une créature rationnelle, venant pour la première fois à faire l’expérience des objets de la raison et recevant dans son esprit les images ou les représentations de la justice, de la générosité, de la gratitude et d’autres vertus, n’ait aucun amour pour ces vertus et aucune aversion pour les vertus contraires, et qu’elle reste absolument indifférente à toutes les choses de la même sorte qui se présentent à elle. Dire qu’une âme n’admire pas des choses dont elle a connaissance, c’est dire qu’une âme ne sent rien. Si la créature, donc, devient capable de voir et d’admirer de cette façon nouvelle, elle doit nécessairement trouver une beauté et une laideur aussi bien dans les actions, les esprits et les tempéraments que dans les figures, les sons ou les couleurs. S’il n’existe aucun charme réel ni aucune laideur réelle dans les actes moraux, il en existe du moins d’imaginaires, et d’une force entière. Quoiqu’on ne reconnaisse peut-être pas que la chose elle-même soit dans la nature, on doit [du moins] reconnaître que son image, sa fiction vient de la nature seule. Rien, hormis l’art et un puissant effort accompagné d’une longue pratique et d’une longue méditation, ne peut vaincre une telle prévention naturelle, une telle prédisposition naturelle [34] de l’esprit en faveur de cette distinction morale.
76. Le sens du bien et du mal nous étant donc aussi naturel que l’affection naturelle elle-même et étant un premier principe de notre constitution et de notre structure, aucune opinion spéculative, aucune conviction, aucune croyance ne peut immédiatement et directement le supprimer ou le détruire. Ce qui vient de la nature originelle et pure, rien, hormis une habitude et une coutume (une seconde nature) contraires, ne peuvent l’évincer. Cette affection étant une affection originelle qui s’éveille très tôt dans l’âme, dans la partie affective, rien, hormis les fréquents obstacles ou les fréquentes contraintes d’une affection contraire, ne peut soit la diminuer en partie, soit la détruire totalement.
77. Pour ce qui est relatif à la structure et l’ordre de notre corps, il est évident qu’un maintien bizarre ou un geste étrange qui nous est particulier, qui nous est naturel et qui appartient donc à notre constitution ou qui est accidentel et acquis par habitude, ne peut pas être vaincu par notre désapprobation immédiate ou par la pente contraire de notre volonté, si opposées soient-elles à ces travers. Un tel changement ne peut pas être réalisé sans des moyens extraordinaires, sans l’intervention de l’art et de la méthode, sans une attention stricte et une lutte répétée ; et même de cette façon, la nature se révèle difficilement maîtrisable, elle demeure obstinée et prête à se révolter à la première occasion. C’est encore plus vrai de l’esprit par rapport (A.211) à l’affection naturelle et la fantaisie anticipatrice qui constituent le sens du bien et du mal. Il est impossible qu’elles puissent instantanément, sans beaucoup de force et de violence, être effacées et rejetées de notre tempérament naturel, même au moyen des croyances et des opinions les plus extravagantes du monde.
78. Donc, comme le théisme, l’athéisme et le démonisme, ni aucune croyance religieuse ou irréligieuse d’aucune sorte ne peuvent agir immédiatement ou directement dans ce cas mais qu’ils agissent indirectement, par l’intervention d’affections opposées ou favorables accidentellement excitées par de telles croyances, nous pouvons considérer cet effet en dernier, quand nous examinerons l’accord ou le désaccord d’autres affections avec l’affection naturelle et morale qui est relative au bien et au mal.
Section II
79. II – Deuxième cas : LE FAUX SENS OU LA FAUSSE IMAGINATION DU BIEN ET DU MAL
Cela ne peut provenir que de la force de la coutume et de l’éducation qui s’oppose à la nature, comme on peut le remarquer dans certains pays où, conformément à la coutume et l’institution politique, certaines actions naturellement impures et odieuses sont applaudies et honorées systématiquement. C’est ainsi qu’il est possible qu’un homme, se forçant, mange la chair de ses ennemis, non seulement contre son estomac mais aussi contre sa nature, pensant que c’est cependant bien et honorable en supposant que cela sert considérablement sa communauté et peut accroître la renommée de sa nation et répandre la terreur.
80. Mais, pour parler des opinions relatives à une DIVINITE et dire quel effet elles peuvent avoir dans ce cas, il ne semble pas que l’athéisme puisse directement avoir un effet sur l’établissement d’une fausse espèce de bien et de mal. En effet, bien qu’un homme puisse, par la coutume ou par une pratique licencieuse, favorisé par l’athéisme, en venir à perdre à la longue une partie importante de son sens moral naturel [35], il ne semble pourtant pas que l’athéisme, de lui-même, soit la cause qui fait que l’on estime ou évalue une chose comme belle, noble et méritante alors qu’elle est tout le contraire. Par exemple, l’athéisme ne peut jamais faire que l’on pense qu’être capable de manger de la chair humaine ou agir bestialement est bon et excellent en soi-même. Mais il est certain qu’au moyen d’une religion corrompue, de la SUPERSTITION, de nombreuses choses parmi les plus horriblement contre nature et inhumaines peuvent être considérées comme excellentes, belles et honorables en elles-mêmes. (A.212)
81. Ce n’est pas étonnant car, partout où la religion prétend qu’une chose odieuse et abominable par sa nature est la volonté ou le bon plaisir supposés d’une divinité suprême et si, pour cette raison, au regard du croyant, elle ne semble pas le moins du monde être mauvaise ou odieuse, c’est alors la divinité, de toute nécessité, qui doit porter le blâme et être considérée comme un être naturellement mauvais et odieux, quelque courtisée et quelque sollicitée qu’elle soit à cause de la méfiance et de la crainte. Mais c’est ce que la religion, en général, nous interdit d’imaginer. Elle prescrit partout que l’estime et l’honneur doivent accompagner le culte et l’adoration. Donc, à chaque fois qu’elle enseigne l’amour et l’admiration d’une DIVINITE qui a un caractère mauvais manifeste, elle enseigne du même coup un amour et une admiration de ce mal et elle est responsable de ce que l’on prend pour bon et aimable ce qui est en soi horrible et détestable.
82. Par exemple, si JUPITER est adoré et vénéré et que son histoire le présente incliné par l’amour, permettant aux désirs de ce genre de vagabonder de la manière la plus dissolue, il est certain qu’on enseignera aux fidèles, qui croient que cette histoire est littéralement et strictement vraie, un grand amour des actes licencieux et amoureux. Si une religion enseigne l’adoration et l’amour d’un DIEU dont le caractère est si capricieux, qui est d’un si grand ressentiment, sujet au courroux et à la colère, furieux, vindicatif, qui, quand il est offensé, se venge sur d’autres que ceux qui l’ont offensé ; et si l’on ajoute au caractère de ce DIEU une disposition frauduleuse qui encourage la tromperie et la trahison entre les hommes, qui favorise une minorité pour des raisons insignifiantes et se montre cruel aux autres, il est évident qu’une telle religion, puissamment mise en pratique, doit de toute nécessité éveiller même une approbation et un respect pour les vices de ce genre et engendrer une disposition correspondante, un tempérament capricieux, partial, vindicatif et trompeur ; car même les irrégularités et les énormités d’un genre odieux doivent dans de nombreux cas sembler illustres à celui qui les considère dans un être admiré et contemplé avec le plus grand honneur et la plus grande vénération.
83. Certes, il faut avouer que, si, dans le culte ou l’adoration d’une telle divinité, il n’y a rien au-delà de la forme commune, rien en dehors de ce qui provient du simple exemple, de la coutume, de la contrainte ou de la peur, si, au fond, ne sont impliqués aucune participation du cœur, aucune estime ni aucun amour, peut-être le fidèle ne sera-t-il pas tellement égaré pour ce qui est de sa notion du bien et du mal. Si, en suivant les préceptes de son supposé DIEU, si, en faisant ce qu’il estime nécessaire pour satisfaire une telle DIVINITE, il est seulement contraint par la peur et que, contrairement à son inclination, il accomplit un acte qu’il déteste secrètement comme barbare et contre nature, il a alors (A.213) toujours une appréhension, un sens du bien et du mal, et, conformément à ce que nous avons déjà remarqué, il est sensible au mal dans le caractère de son DIEU, même s’il peut être prudent quand il déclare quelque chose à ce sujet ou quand il en pense quelque chose, quand il conçoit une opinion directe et formelle sur ce point. Mais si, par d’insensibles progrès dans sa foi religieuse et ses exercices dévots, il en vient à se réconcilier de plus en plus avec la malignité, l’arbitraire, la partialité et le caractère vindicatif de la DIVINITE à laquelle il croit, sa réconciliation avec ces qualités elles-mêmes grandira bientôt à proportion, et les actes les plus cruels, les plus injustes et les plus barbares, par le pouvoir de cet exemple, seront souvent considérés par lui non seulement comme justes et légaux mais aussi comme divins et dignes d’être imités.
84. En effet, quiconque pense qu’existe un DIEU et prétend formellement croire qu’il est juste et bon doit admettre qu’il y a, indépendamment de ce dieu, une justice et une injustice, une vérité et une fausseté, un bien et un mal, à partir desquels il déclare que Dieu est juste, droit et vérace. Si l’on dit que la seule volonté divine, le seul décret divin, la seule loi divine constituent de façon absolue le bien et le mal, ces derniers mots n’ont alors absolument aucune signification [36] ; car, ainsi, si chaque partie d’une contradiction était affirmée comme une vérité par le pouvoir suprême, les deux parties deviendraient donc vraies. Si l’on décrétait qu’une personne doit souffrir pour la faute d’un autre, la sentence serait juste et équitable. Ce serait la même façon de s’exprimer que de dire que, arbitrairement et sans aucune raison, certains êtres sont destinés à endurer un mal éternel et d’autres à jouir d’un bien éternel. Mais dire sur un tel fondement qu’une chose est juste ou injuste, c’est ne rien dire ou parler de façon insensée.
85. Et ainsi il apparaît que, là où une réelle dévotion et un culte sincère sont rendus à un être suprême qui, dans son histoire ou dans son caractère, est représenté autre que réellement et vraiment juste et bon, il doit s’ensuivre une perte de la rectitude, un trouble de la pensée et une corruption du tempérament et des mœurs du croyant. Son honnête volonté, de toute nécessité, sera supplantée par son zèle tandis qu’il est ainsi influencé contre nature et rendu immoralement dévot.
86. A cela, nous devons seulement ajouter que, de même que le caractère mauvais d’un DIEU fait tort aux affections humaines, trouble et affaiblit le sens naturel du bien et du mal, de même, d’un autre côté, rien ne peut plus hautement contribuer à fixer de droites appréhensions, un sain jugement, un sain sens du bien et du mal que de croire en un dieu qui, sous tous les rapports, est toujours représenté comme étant dans les faits un véritable modèle et exemple de la plus exacte justice, de la bonté et de la dignité les plus hautes (A.214). Une telle vision de la providence et de la bonté divine, étendue à tout, exprimée dans une constante bonne affection envers le Tout, doit nécessairement nous engager, dans nos limites et dans notre sphère, à agir par un semblable principe, une semblable affection. Une fois que nous avons en vue le bien de notre espèce, le bien public comme notre fin, notre but, il est impossible, par aucun moyen, que nous soyons mal guidés par une fausse [37] appréhension ou un faux sens du bien et du mal.
87. Donc, pour ce qui est du second cas, la RELIGION (selon ce qu’elle établit) [38] est capable de faire grand bien ou grand tort ; et l’ATHEISME, là-dessus, n’affirme rien. En effet, quoiqu’il puisse être indirectement une occasion pour les hommes de perdre un bon et suffisant sens du bien et du mal, il ne sera pas, en tant que simple athéisme, l’occasion d’en établir une fausse espèce. Seules sont capables de faire cela la fausse religion et les opinions extravagantes qui dérivent de la superstition et de la crédulité.
88. Dernier cas : L’OPPOSITION D’AUTRES AFFECTIONS AU SENS NATUREL DU BIEN ET DU MAL
Il est évident qu’une créature ayant en quelque degré cette sorte de SENS ou de bonne affection doit nécessairement agir en fonction de ce sens si ne s’y oppose pas soit quelque affection calmement établie pour ce qui est conçu comme bien privé, soit quelque passion soudaine, forte et vigoureuse (comme la concupiscence ou la colère) qui peut subjuguer non seulement le sens du bien et du mal, mais le sens du bien privé lui-même, et aller jusqu’à renverser l’opinion la plus familière et la plus reçue sur ce qui conduit à l’intérêt propre.
89. Mais ce n’est pas notre affaire d’examiner ici les différents procédés, les différents moyens par lesquels cette corruption s’introduit et s’accroît. Nous devons considérer seulement comment, d’une façon ou d’une autre, les opinions concernant une divinité agissent.
90. Qu’une créature soit capable d’user de réflexion, d’avoir de l’amour ou de l’aversion pour les actions morales et par conséquent un sens du bien et du mal avant même de pouvoir avoir une notion établie d’un DIEU, c’est ce que nous ne mettrons guère en question car s’il y a quelque chose que l’on n’attend pas, qui ne semble en aucune façon possible, c’est bien qu’une créature comme un homme, sortant de l’enfance lentement et graduellement et s’élevant jusqu’aux différents degrés de raison et de réflexion, soit dès le début (A.215) intéressé par ces spéculations ou par des réflexions d’une sorte plus raffinée au sujet de l’existence de DIEU.
91. Supposons une créature, à qui la raison fasse défaut et qui soit incapable de réfléchir mais qui, cependant, ait de nombreuses bonnes qualités et affections, comme l’amour de son espèce, le courage, la gratitude ou la pitié. Il est certain que si vous lui donnez une capacité réflexive, elle approuvera au même instant la gratitude, la bienveillance et la pitié, elle sera prise de quelque démonstration, de quelque manifestation de la passion sociale et elle jugera que rien n’est plus aimable que cette passion et que rien n’est plus odieux que la passion contraire. Et c’est cela, être capable de VERTU et avoir un sens du BIEN et du MAL.
92. Avant donc qu’une créature puisse avoir, d’une façon ou d’une autre, une notion évidente et positive d’un DIEU, on peut supposer qu’elle a une appréhension, un sens du bien et du mal et qu’elle possède la vertu et le vice à différents degrés car nous savons par expérience que les créatures qui ont vécu en des lieux et dans des mœurs tels qu’elles n’ont jamais accédé à de sérieuses pensées religieuses sont cependant très différentes entre elles pour ce qui est de leur caractère d’honnêteté et de dignité, certaines étant naturellement modestes, bienveillantes, amicales et, par conséquent, amoureuses des actions bienveillantes et amicales, d’autres étant fières, dures, cruelles et par conséquent inclinées à admirer plutôt les actes de violence et de simple pouvoir.
93. Pour ce qui est de la croyance en une DIVINITE, et pour savoir comment les hommes sont influencés par elle, nous devons d’abord considérer pour quelle raison les hommes obéissent à cet être suprême et agissent selon lui. Ce doit être soit en raison de son POUVOIR, en présupposant quelque désavantage ou quelque avantage qui en provienne, soit en raison de son EXCELLENCE et de sa VALEUR, en jugeant que la perfection de la nature est de l’imiter et de lui ressembler.
94. Si (pour ce qui est du premier cas) [39] on croit en une DIVINITE, qu’on la conçoit seulement comme exerçant une toute-puissance sur ses créatures et les forçant à obéir à sa volonté absolue à cause de récompenses et de punitions particulières, et si, pour cette raison, c’est seulement par espoir d’une récompense ou par crainte d’un châtiment que la créature est incitée à faire le bien qu’elle hait ou empêchée de faire le mal auquel, sinon, elle ne répugne pas le moins du monde, dans ce cas (comme on l’a déjà expliqué) [40], il n’y a aucune vertu, aucune bonté d’aucune sorte. La créature, malgré sa bonne conduite, est intrinsèquement aussi peu méritante que si elle agissait selon sa pente naturelle, quand elle ne subit aucune crainte, aucune terreur d’aucune sorte. Il n’y a pas plus de rectitude, de piété ou de sainteté dans une créature ainsi réformée qu’il n’y a de docilité ou (A.216) de douceur dans un tigre solidement enchaîné, ou d’innocence et de calme chez un singe sous la discipline du fouet. Quelle que soit la façon méthodique et correcte dont ces animaux, et l’homme lui-même, dans de semblables conditions, puissent être induits à agir, alors que la volonté n’est pas gagnée ni l’inclination façonnée, mais que seule la crainte prévaut et force l’obéissance, l’obéissance est servile et tout ce qui est fait par elle est seulement servile. Le plus haut degré de cette soumission, de cette obéissance, est seulement la plus grande servilité, quel qu’en soit l’objet. En effet, que cette créature ait un bon ou un mauvais maître, elle n’est ni plus ni moins servile en sa propre nature. Le maître, le supérieur peut bien être parfait ou excellent ; la plus grande soumission obtenue dans ce cas est cependant, par ce seul principe, ce seul motif, seulement la plus basse et la plus abjecte servitude et elle implique la plus grande misère et la plus grande bassesse en la créature qui a ces passions d’amour de soi aussi prédominantes et qui est, dans son tempérament, aussi vicieuse et défectueuse, comme il a été expliqué.
95. Pour ce qui est du second cas, si l’on croit en une DIVINITE, qu’on la conçoit comme digne et bonne, admirée et vénérée en tant que telle, si on l’entend comme ayant, en plus des seuls pouvoir et connaissance, la plus haute excellence de nature qui lui fait avec justice aimer tout, si, dans la manière dont cet être souverain et puissant est représenté ou historiquement décrit, se révèle en lui une haute et éminente considération pour ce qui est bon et excellent, un intérêt pour le bien de tous et une affection de bienveillance et d’amour envers le Tout, un tel exemple doit indubitablement servir (comme on l’a expliqué ci-dessus) [41] à éveiller et accroître l’affection envers la vertu et aider à soumettre et subjuguer toutes les autres affections à cette seule affection.
96. Ce bien n’est pas seulement accompli à partir de l’exemple. En effet, quand la croyance théiste est entière et parfaite, elle doit comporter la ferme opinion que l’être suprême nous surveille, qu’il est témoin et spectateur de la vie humaine et conscient de tout ce qui est éprouvé et fait dans l’univers, de sorte que, dans la plus parfaite retraite ou la plus profonde solitude, on présume que cet Unique [être] doit encore demeurer avec nous, dont la présence seule doit être d’une plus grande importance que celle de la plus auguste assemblée terrestre. Avec une telle présence, il est évident que la honte des actions coupables doit être la plus grande, tout comme l’honneur de bien faire, même sous le plus injuste blâme du monde. Et, dans ce cas, on voit très bien comment un théisme parfait doit conduire à la vertu et l’on voit aussi de quelle grande faiblesse est l’athéisme.
97. Que la CRAINTE d’un châtiment futur et que l’ESPOIR d’une récompense future (A.217), ajoutés à la croyance, puissent contribuer davantage à la vertu, c’est ce que nous allons maintenant considérer en particulier. En attendant, voici ce qu’on peut réunir de ce qui a été dit ci-dessus : ni la crainte, ni l’espoir ne peuvent appartenir au genre d’affections appelées bonnes affections, celles que l’on reconnaît comme les ressorts et les sources de toutes les actions vraiment bonnes. Ni la crainte, ni l’espoir, comme on l’a indiqué ci-dessus, ne sont en réalité compatibles avec la vertu ou la bonté si elles sont essentielles à l’exécution d’un acte moral ou si elles représentent un motif considérable pour un acte dont la cause suffisante eût dû être quelque meilleure affection seule.
98. On peut de plus considérer ceci. Dans cette sorte de discipline religieuse, le principe d’amour de soi, qui est naturellement si prévalent en nous, n’étant en aucune façon modéré ou restreint, mais étant plutôt favorisé et rendu plus fort par l’exercice des passions sur un objet d’un intérêt propre plus étendu, on peut avec raison craindre qu’un tempérament de ce genre ne s’étende en général à toutes les parties de la vie. En effet, si l’habitude est telle qu’elle provoque, sur tous les points, une plus grande attention au bien propre et à l’intérêt privé, elle doit insensiblement diminuer l’affection envers le bien public, l’intérêt de la société, et introduire un certaine étroitesse d’esprit qui (comme certains le prétendent) [42] est particulièrement observable chez les personnes dévotes et zélées de presque toutes les convictions religieuses.
99. Il faut aussi avouer que, si la véritable piété est d’aimer DIEU pour lui-même, un souci excessif pour le bien privé qu’on espère de lui doit nécessairement prouver une diminution de la piété. En effet, tandis qu’on aime Dieu comme la simple cause du bien privé, on ne l’aime que comme une créature vicieuse aime un instrument, un moyen de son plaisir. Or plus il y a de place pour cette violente affection pour le bien privé, moins il y en a pour cette autre sorte, celle qui vise le bien lui-même ou tout objet bon et méritant, digne, par lui-même, d’amour et d’admiration, comme est universellement reconnu DIEU, ou du moins par la plupart des fidèles civilisés et délicats [43].
100. A cet égard, un puissant désir ou amour de la vie peut aussi être un obstacle à la piété aussi bien qu’à la vertu et à l’amour public car plus forte est cette affection chez un homme, moins il sera capable de véritable résignation et de soumission aux règles et à l’ORDRE de LA DIVINITE. Et si ce qu’il appelle résignation dépend seulement de l’espoir d’une rétribution, d’une récompense infinie, il ne révèle ici pas plus de mérite ou de vertu que dans tout autre calcul d’intérêts, la signification de sa résignation étant seulement ceci : il ne renonce à sa vie et à ses plaisirs présents (A.218) qu’à CETTE condition, qu’il avoue lui-même être un équivalent dans l’au-delà : la vie éternelle dans un état de plaisir et de jouissance infinis.
101. Mais, malgré le tort que le principe de vertu peut peut-être subir par l’accroissement de la passion égoïste (comme nous l’avons mentionné), il est certain, d’un autre côté, que le principe de crainte d’un châtiment futur et d’espoir d’une récompense future est un principe qui, quelque mercenaire ou servile qu’il soit, est cependant, dans de nombreux cas, un grand avantage, une grande sûreté et un grand soutien pour la vertu.
102. Il a déjà été noté que, quoique puisse être implanté dans le cœur un réel sens du bien et du mal, une véritable bonne affection envers l’espèce, envers la société, pourtant, par la violence de la fureur, de la luxure ou d’autres passions qui agissent en sens inverse, cette bonne affection peut fréquemment être réprimée et vaincue. Donc, quand rien dans l’esprit n’est capable de faire de ces passions des objets d’aversion et de s’y opposer de façon soutenue, on voit bien qu’un bon tempérament peut, à force, en souffrir, et qu’un caractère peut devenir par degrés le pire caractère. Mais, si la religion, intervenant, crée la croyance que les mauvaises passions de ce genre, non moins que les actions qui en découlent, sont les objets d’une animadversion d’une divinité, il est certain que cette croyance peut fournir un remède opportun contre le vice et être avantageuse à la vertu d’une façon toute particulière. En effet, on peut supposer que cette sorte de croyance tend considérablement à calmer l’esprit, à disposer et préparer la personne à retrouver son propre contrôle et à obéir strictement à ce principe bon et vertueux, principe qui ne demande que son attention pour qu’elle s’y intéresse totalement et prenne totalement son parti.
103. Et, de même que cette croyance à la récompense et au châtiment futurs est capable de soutenir ceux qui, par une mauvaise pratique, sont susceptibles d’apostasier la vertu, de même, quand, par de mauvaises opinions et par de fausses idées, l’esprit lui-même tend à s’opposer à la voie honnête et à se débaucher jusqu’à estimer une voie vicieuse et à la préférer de façon délibérée, ce genre de croyance mentionné se révèle être dans ce cas le seul secours et le seul salut.
104. Si le tempérament d’un homme, par exemple, est d’une grande bonté et d’une grande rectitude naturelle, mais qu’il est en même temps si mou et si faible que cet homme devient incapable de supporter les fardeaux, la pauvreté, l’adversité, et si, par malchance, cet homme essuie de nombreuses épreuves de ce genre, cela doit certainement donner de l’aigreur et du dégoût à son tempérament et lui faire détester à l’excès ce qu’il présume faussement être la cause d’une telle infortune et d’un tel mal. Or, si ses (A.219) propres pensées ou les insinuations corrompues d’autres hommes présentent souvent à son esprit que son HONNETETE est la cause de cette infortune et que, s’il était délivré de cette contrainte de la VERTU et de l’HONNETETE, il pourrait être beaucoup plus heureux, il est très évident que son estime des bonnes qualités doit proportionnellement diminuer chaque jour et son tempérament se tourmenter et se quereller avec lui-même. Mais s’il oppose à cette pensée la considération que l’honnêteté porte avec elle (si ce n’est pas dans le présent, c’est du moins dans l’avenir) un avantage qui compense la perte du bien privé qu’il regrette, ce tort à son bon tempérament peut alors être prévenu et son affection pour l’honnêteté et la vertu demeurer comme elle était auparavant.
105. De la même manière, quand, au lieu de l’estime et de l’amour, il existe plutôt une aversion pour ce qui est bon et vertueux (comme, par exemple, quand la clémence et l’indulgence sont méprisées et que la vengeance est hautement considérée et aimée), si l’on ajoute la considération que la clémence, par sa récompense, est la cause d’un plus grand bien propre et d’une plus grande joie que ceux que l’on trouve dans la vengeance, que ces affections mêmes de clémence et de douceur peuvent être assidûment entretenues et que la passion contraire peut être diminuée, alors la tempérance, la modestie, la sincérité et la bienveillance et les autres bonnes affections, quelques méprisées qu’elles soient d’abord, peuvent être finalement estimées pour leur propre valeur, les affections rejetées et les objets bons et convenables aimés et poursuivis sans tant considérer la récompense et le châtiment.
106. Ainsi, dans un ETAT civil, une REPUBLIQUE, nous voyons qu’une administration vertueuse et une distribution impartiale et juste des récompenses et des châtiments rendent le plus grand service, non seulement en contraignant à la vertu et en forçant les citoyens à agir utilement pour la société, mais aussi en rendant manifeste que la vertu est l’intérêt de tout un chacun, pour supprimer tous les torts envers elle, la faire admettre loyalement, et conduire les hommes dans une voie qu’ils ne pourront pas ensuite quitter aisément. En effet, grâce à cela, un peuple sort de la barbarie et du gouvernement despotique, est civilisé par les lois et rendu vertueux en suivant sur une longue période une administration légitime et juste. Si ce peuple a la malchance de tomber soudain sous le mauvais gouvernement d’un pouvoir injuste et arbitraire, ainsi il sera plutôt encouragé à exercer une plus solide vertu et à s’opposer à une telle violence et une telle corruption. Et même quand un peuple, à cause des procédés continuels d’une tyrannie qui prévaut longtemps, est finalement totalement opprimé, les germes de la vertu demeureront longtemps actifs, même jusqu’à la seconde génération, tant que la force extrême d’une mauvaise application des récompenses et des châtiments (A.220) ne pourra pas les entraîner dans la condition abjecte et servile d’esclaves accoutumés à leurs fers.
107. Mais, quoique qu’une bonne justice distributive d’un gouvernement soit une cause essentielle de la vertu, nous devons observer que, dans ce cas, c’est l’exemple surtout qui influence les hommes et forme le caractère et la disposition d’un peuple. En effet, une administration vertueuse est, d’une certaine manière, nécessairement accompagnée d’une vertu du magistrat. Sinon elle serait de peu d’effet et de peu de durée. Mais, quand elle est sincère et bien établie, alors la vertu et les lois doivent nécessairement être respectées et aimées. De sorte que l’efficacité des punitions et des récompenses ne vient pas tant de la crainte et de l’espoir qu’elles font naître que de l’estime naturelle de la vertu et de l’aversion de la scélératesse qui sont éveillées et suscitées par les expressions publiques de l’approbation et de la haine de l’humanité dans chaque cas. En effet, dans les exécutions publiques des plus grands scélérats, nous voyons généralement que l’infamie, le caractère odieux de leur crime et la honte devant les hommes contribuent plus à leur supplice que tout le reste et que ce n’est pas la souffrance immédiate ou la mort elle-même qui éveillent tant d’horreur chez les suppliciés et les spectateurs que le caractère ignominieux de la mort qui est infligée pour les crimes publics et les violations de la justice et de l’humanité.
108. Tout comme il y a des récompenses et des punitions dans le domaine public, il y en a de la même manière dans les familles privées car les esclaves et les serviteurs salariés, contraints et disciplinés par des punitions, ne sont pas pour cette raison rendus bons ou honnêtes. Un maître de maison qui use cependant de récompenses appropriées et de châtiments modérés envers ses enfants leur apprend la bonté et, de cette façon, les instruit dans la vertu qu’ils pratiqueront ensuite sur d’autres fondements sans penser aux sanctions ou aux avantages. C’est ce que nous appelons une éducation libérale et un service libéral, et le contraire, un service illibéral et une obéissance illibérale, soit envers Dieu, soit envers l’homme, sont indignes d’honneur et d’éloge.
109. Dans le cas de la religion, cependant, il faut considérer que, si par espoir d’une récompense, on entend l’amour et le désir d’une joie vertueuse ou la pratique même et l’exercice même de la vertu dans une autre vie, une attente et un espoir de cette sorte sont si loin de déroger à la vertu qu’elles montrent plutôt avec évidence que notre amour est d’autant plus sincère et qu’il vise la vertu pour elle-même. Ce principe ne peut pas être justement appelé égoïste car si l’amour de la vertu n’est pas le simple intérêt propre, alors l’amour de la vie, le désir de vivre par vertu ne peut pas être considéré comme égoïste. Mais si l’on désire (A.221) vivre uniquement à cause de la force de l’aversion naturelle pour la mort, ou par amour de quelque chose d’autre qu’une affection vertueuse, ou si, par mauvaise volonté, on est prêt à céder à quelque chose d’autre que ce qui est purement de ce genre, alors ce n’est plus le signe d’une vertu réelle.
110. Ainsi un homme qui aime la vie par amour de la vie et qui n’aime pas du tout la vertu peut, par promesse ou espoir de vie, et par crainte de la mort ou d’un autre mal, être induit à pratiquer la vertu et même à s’efforcer d’être vraiment vertueux par amour de ce qu’il pratique. Pourtant on ne peut pas estimer que cet effort même est une vertu car, quoiqu’il il puisse avoir l’intention d’être vertueux, il ne l’est pas devenu, n’en ayant que l’intention, le dessein par amour d’une récompense. Mais, dès qu’il en vient à avoir une affection envers ce qui est moralement bon et qu’il peut aimer un tel bien, être touché par ce bien pour lui-même, en tant qu’il est bon et aimable en lui-même, il est alors en quelque degré bon et vertueux, mais pas avant.
111. Tels sont les avantages et les désavantages qui échoient à la vertu par la réflexion sur le bien et l’intérêt privés car, quoique les habitudes égoïstes et la multiplicité des vues intéressées n’améliorent que peu la vertu et le mérite réels, il est pourtant nécessaire, pour la conservation de la vertu, qu’on pense qu’elle n’entre jamais en opposition avec le véritable intérêt et la jouissance personnelle.
112. Celui qui, donc, par une ferme conviction et un jugement convaincu, pense que, dans le fond, la vertu donne le bonheur et que le vice cause le malheur, porte en lui ce secours et cette assistance qui sont requis pour la vertu. Ou, s’il n’a pas une telle pensée, s’il ne croit pas que la vertu soit son intérêt réel, soit par égard pour sa propre nature et sa propre constitution, soit à cause des circonstances de la vie humaine, s’il croit cependant qu’un pouvoir suprême s’intéresse aux affaires présentes de l’humanité et [44] intervient immédiatement en faveur de l’honnêteté et de la vertu contre l’impiété et l’injustice, cela servira à préserver en lui, tout de même, cette juste estime de la vertu qui pourrait autrement considérablement diminuer. Ou encore, s’il croit peu à l’immédiate intervention d’une providence dans les affaires de cette vie présente, s’il croit cependant qu’un dieu dispense des récompenses et des châtiments pour le vice et la vertu dans un avenir, il porte encore en lui cet avantage et ce secours tant que sa croyance est ferme, qu’elle n’est aucunement flottante ou exposée au doute [45]. En effet, il faut remarquer qu’une telle attente, une telle confiance, si miraculeuse et grande qu’elle soit, doit naturellement détourner de dépendances et d’incitations inférieures. Quand des récompenses infinies sont ainsi mises en valeur et que l’imagination est fortement tournée vers elles, les autres motifs d’être bon, motifs communs et naturels, sont susceptibles d’être négligés et d’être perdus par manque d’usage. D’autres intérêts ne sont guère (A.222) véritablement calculés quand l’esprit est ainsi transporté et poursuit un grand avantage et un intérêt propre aussi étroitement limités à nous-mêmes. Pour cette raison, toutes les autres affections envers les amis, les relations ou envers le genre humain sont considérées comme peu de choses, étant terrestres, et de peu d’importance par rapport à l’intérêt de notre âme. On juge si peu qu’il existe une satisfaction immédiate qui provient des bonnes actions de la vie qu’il est coutumier que des gens dévots décrient avec zèle tous les avantages temporels de la bonté, tous les profits naturels de la vertu et que, exagérant le bonheur contraire d’une condition vicieuse, déclarent que, s’ils n’espéraient pas une récompense future et ne craignaient un châtiment à venir, ils se dépouilleraient tout de suite de toute bonté et se permettraient librement l’immoralité et la débauche. De là, il apparaît que, à certains égards, rien n’est plus [46] fatal à la vertu qu’une croyance faible et incertaine à une récompense et un châtiment futurs car, si la contrainte se trouve ici totalement supprimée, si le fondement vient à faire défaut, il n’y a plus d’autres soutiens, d’autres secours pour la morale humaine et la vertu est supplantée et trahie.
113. Quant à l’athéisme, quoiqu’il soit manifestement défectueux et sans remède dans le cas où il porte un mauvais jugement sur le bonheur de la vertu, pourtant, en vérité, il n’est pas nécessairement la cause d’un tel mauvais jugement. En effet, sans donner absolument son assentiment à une hypothèse théiste, il est possible de voir et de reconnaître les avantages de la vertu et d’en établir dans son esprit une haute opinion. Il faut cependant avouer que la tendance naturelle de l’athéisme est très différente.
114. Il est d’une certaine manière impossible d’avoir une grande opinion du bonheur de la vertu sans concevoir de hautes pensées sur la satisfaction qui résulte de l’admiration généreuse et de l’amour de la vertu ; et rien en dehors de l’expérience d’un tel amour n’est susceptible de nous faire croire à cette satisfaction. Donc, le principal fondement et support de cette opinion du bonheur dans la vertu doit provenir du sentiment puissant de cette généreuse affection morale et de la connaissance de son pouvoir et de sa force. Mais il est certain que l’on ne peut fortifier grandement l’affection morale, que l’on ne peut offrir un grand soutien au pur amour de la bonté et de la vertu si l’on suppose qu’il n’y a ni bonté, ni beauté dans le TOUT lui-même, ni exemple ou précédent d’une bonne affection dans un être supérieur. Une telle croyance tend plutôt à sevrer les affections des objets aimables et qui ont de la valeur par eux-mêmes et à supprimer l’habitude même et la coutume familière même (A.223) d’admirer les beautés naturelles et tout ce qui, dans l’ordre des choses, s’accorde avec un juste dessein, une juste harmonie et une juste proportion. Combien peu disposée doit être une personne à aimer et admirer toute chose comme ordonnée dans l’univers si elle pense que l’univers lui-même est le modèle du désordre ! Comme il est inapproprié de vénérer ou de respecter la beauté particulière d’une partie si l’on pense que le TOUT lui-même manque de perfection et n’est qu’une vaste et infinie laideur !
115. En vérité, rien ne peut être plus triste que de penser que nous vivons dans un univers sans ordre, où l’on peut soupçonner de nombreux maux, où rien de ce qui se présente à nous n’est bon ou aimable, où rien ne peut nous satisfaire dans ce que nous contemplons ou éveiller une passion autre que le mépris, la haine ou l’aversion. Une telle opinion peut par degrés remplir d’amertume le tempérament et, non seulement faire que l’amour de la vertu soit moins éprouvé, mais aussi aider à affaiblir et ruiner le principe même de la vertu, à savoir l’affection naturelle et bonne.
116. Dans l’ensemble, celui qui a une ferme croyance en un DIEU qu’il n’appelle pas simplement bon mais qu’il croit n’être que le bien réel, qu’il croit n’être rien en dehors de ce qui est vraiment conforme au plus exact caractère de bienveillance et de bonté, une telle personne, croyant aux récompenses et aux châtiments dans une autre vie, doit les croire annexés au bien réel et au mérite réel, à la scélératesse réelle et à la bassesse réelle, et non à des qualités ou des circonstances accidentelles (auquel cas on ne devrait pas les appeler des récompenses ou des châtiments mais la distribution capricieuse du bonheur et du malheur des créatures). Ce sont les seuls points où la croyance en un monde peut influencer avec bonheur le croyant et, sur ces points et en vertu de cette croyance, l’homme peut peut-être conserver sa vertu et son intégrité, même sous les pensées les plus dures de la nature humaine quand, soit par de mauvaises circonstances, soit par une fâcheuse doctrine, il est amené à cette malheureuse opinion que la vertu est naturellement une ennemie du bonheur dans la vie.
117. C’est cependant une opinion qu’on ne peut supposer compatible avec un théisme sain car, quoi qu’il décide sur la vie future ou sur les récompenses et les châtiments du futur, celui qui, en tant que théiste sain, croit à un esprit régnant et souverain dans la nature, gouvernant toutes les choses avec la bonté la plus parfaite, la sagesse la plus parfaite et le plus parfait pouvoir, doit nécessairement croire que la vertu est naturellement bonne et avantageuse [47]. En effet, rien n’implique davantage un décret injuste, une tache et une imperfection dans la constitution générale des choses que de supposer que la vertu est le mal naturel de la créature et que le vice est le bien naturel. (A.224)
118. Et maintenant, en dernier, il nous reste à considérer un avantage qu’a la croyance théiste sur la croyance athée quant à la vertu. La question peut à première vue sembler très subtile et être jugée d’un genre trop scrupuleusement philosophique mais, après ce que nous avons déjà examiné, le sujet sera peut-être plus facile à expliquer.
119. Toute créature, selon ce qui a déjà été prouvé, doit nécessairement être mauvaise en un certain degré en ayant des affections et des aversions à un degré plus fort que ce qui est conforme à son bien privé et à celui du système auquel elle est liée. En effet, dans l’un ou l’autre cas, l’affection est mauvaise et vicieuse. Or, si une créature rationnelle a le degré d’aversion qui est requis pour l’armer contre une malchance particulière et l’alerter quand approche une telle calamité, c’est dans l’ordre et c’est bien. Mais si, après cette malchance, son aversion demeure encore et que sa passion la gagne davantage alors qu’elle rage contre l’accident et se récrie contre sa [mauvaise] fortune et [48] son sort privés [49], il faut avouer que c’est à la fois vicieux dans le présent et pour le futur en tant que cela affecte le tempérament et trouble le cours facile des affections dont la vertu et la bonté dépendent. D’un autre côté, celui qui pâtit et endure la calamité, qui possède un esprit qui fait face, doit être reconnu comme immédiatement vertueux et conservateur de la vertu. Or, selon l’hypothèse de ceux qui excluent un esprit général, il faut avouer que rien de ce qui arrive dans le cours des choses ne mérite soit notre admiration et notre amour, soit notre haine et notre horreur. Cependant, comme, au mieux, il est impossible de se satisfaire à l’idée de ce que les atomes et le hasard produisent, quand surviennent de telles situations désastreuses, subissant une fortune calamiteuse et difficile, il n’est guère possible de s’empêcher de ressentir une horreur et une mauvaise humeur qui seront conservées et entretenues quand nous imaginerons un ordre des choses si pervers. Mais, dans l’autre hypothèse (celle d’un parfait théisme) [50], il est entendu que tout ce que l’ordre du monde produit est dans le fond juste et bon. Mais, quoique, dans le cours des choses de ce monde, toute dure épreuve puisse sembler contraindre une créature rationnelle à blâmer durement sa condition privée, son sort privé, cette créature peut cependant en venir à avoir de la patience et à l’accepter. Mais ce n’est pas tout. Elle peut aller encore plus loin dans cette réconciliation et, par le même principe, faire du sort lui-même l’objet de sa bonne affection, s’efforçant de conserver cette généreuse fidélité et se trouvant si bien disposée envers les lois et le gouvernement de cette patrie supérieure. (A.225)
120. Une telle affection doit nécessairement créer la plus haute constance dans un état de souffrance et nous faire supporter toutes les difficultés de la vie que nous devons endurer par vertu. Et, de même que cette affection doit de toute nécessité causer une plus grande acceptation et une plus grande indulgence à l’égard des mauvais accidents, des mauvaises personnes et des injures, de même, évidemment, elle ne peut manquer de produire toujours une plus grande égalité, une plus grande douceur et une plus grande bienveillance dans le tempérament. Par conséquent, l’affection doit être vraiment une bonne affection et la créature d’autant meilleure et plus vertueuse en la possédant. En effet, tout ce qui est l’occasion ou le moyen d’unir plus affectueusement une créature rationnelle à son ROLE [51] dans la société, qui lui fait poursuivre le bien public ou l’intérêt de son espèce avec une affection et un zèle plus qu’ordinaires est indubitablement la cause, dans une telle personne, d’une vertu plus qu’ordinaire.
121. Il est aussi certain que l’admiration et l’amour de l’ordre, de l’harmonie et de la proportion, de quelques genres qu’ils soient, améliore naturellement le tempérament, avantage l’affection sociale et aide hautement à la vertu qui, en elle-même, n’est rien d’autre que l’amour de l’ordre et de la beauté dans la société. Dans les principaux objets du monde, l’apparence d’ordre s’empare de l’esprit et tire l’affection vers elle. Mais si l’ordre du monde lui-même paraît juste et beau, l’admiration et l’estime de l’ordre doivent s’élever plus haut et l’élégante passion pour la beauté, l’amour de la beauté qui est si avantageux à la vertu doit s’améliorer d’autant plus qu’il s’exerce sur un sujet si ample et magnifique. En effet, il est impossible que cet ordre divin soit contemplé sans enchantement [52] et sans ravissement puisque, dans les sujets communs de la science et des arts libéraux, tout ce qui s’accorde avec la juste harmonie et la juste proportion transportent ceux qui ont quelque connaissance ou pratique de ce genre.
122. Or, si l’objet, le fondement de cette passion divine n’est pas réellement juste et adéquat (l’hypothèse du théisme étant supposée fausse), la passion demeure en elle-même naturelle et bonne dans la mesure où elle donne un avantage à la vertu et la bonté, selon ce qui a déjà été démontré ; mais, si, d’un autre côté, l’objet de cette passion est réellement juste et adéquat (l’hypothèse du théisme étant vraie et non imaginaire), alors la passion est aussi juste et elle devient absolument exigible et requise dans toute créature rationnelle. (A.226)
123. Désormais nous pouvons déterminer justement la relation que la VERTU a avec la PIETE, la première n’étant complète que dans la deuxième puisque, quand la deuxième fait défaut, on ne peut jamais avoir la même bienveillance, la même fermeté, la même constance, le même calme des affections, la même uniformité de l’esprit.
124.
Et ainsi la perfection et l’éminence de la VERTU doivent venir de la
croyance en un DIEU [53].
Partie I
Section I
125. Nous avons considéré ce que la VERTU est et à quel caractère elle appartient. Il reste à rechercher quelle obligation il y a à être VERTUEUX. Pour quelle raison embrasser la vertu ?
126. Nous avons trouvé que, pour mériter le nom de bonne ou de vertueuse, une créature doit avoir toutes ses inclinations et affections, ses dispositions d’esprit et de tempérament convenables et s’accordant avec le bien de son espèce, du système dans lequel elle est incluse et dont elle constitue une PARTIE. Il faut se trouver ainsi bien affecté et avoir ses affections bonnes et entières non seulement par rapport à soi mais aussi par rapport à la société et au public : c’est la droiture, l’intégrité, ou VERTU. Quand ces affections font défaut ou qu’une créature a des affections contraires, c’est la perversité, la corruption et le VICE.
127. Il a déjà été montré que les affections et les passions des créatures particulières sont en relation constante avec l’intérêt de l’espèce ou commune nature. Cela a été démontré dans le cas de l’affection naturelle, de la bienveillance parentale, du zèle pour la postérité, de l’intérêt pour la propagation et l’alimentation des jeunes, de l’amour des compagnons et des relations, de la compassion, du secours mutuel et d’autres affections du même genre. Personne ne niera que cette affection d’une créature envers le bien de l’espèce (ou commune nature) lui est aussi propre et naturelle que ça l’est pour un organe, une partie ou un membre d’un corps animal, ou d’un simple végétal, de travailler selon son cours familier et selon un mode régulier de croissance. Il n’est rien de plus naturel à l’estomac que de digérer, aux poumons de respirer, aux glandes de séparer les sucs ou aux autres entrailles d’accomplir leurs différentes fonctions, quoiqu’ils puissent être parfois troublés ou entravés dans leurs opérations par des obstacles particuliers. (A.228)
128. Etant donc admis qu’il y a dans une créature à la fois des affections qui visent la commune nature, le système de l’espèce et celles qui considèrent la nature privée, le système personnel, il semblera que, en suivant les premières affections, la créature doit en de nombreuses occasions contredire les deuxièmes et aller contre elles. Sinon, comment l’espèce serait-elle conservée ? Que signifierait cette affection naturelle, implantée en nous, par laquelle une créature conserve sa progéniture et soutient son espèce au milieu de tant de difficultés et de périls.
129. On peut donc peut-être imaginer qu’il y a une manifeste et absolue opposition entre ces deux habitudes, ces deux affections. On peut présumer que la poursuite de l’intérêt commun et du bien public par les affections du premier genre doit être un obstacle pour atteindre le bien privé par les affections de l’autre genre. En effet, en tenant pour accordé que les périls et les épreuves de la vie, de quelque sorte qu’ils soient, sont naturellement le mal de la condition privée, et la nature de ces affections publiques étant certainement de conduire souvent aux plus grand périls et épreuves, on inférera tout de suite que c’est l’intérêt de la créature d’être sans aucune affection publique, quelle qu’elle soit.
130. Nous tenons pour certain que tout amour social, toute amitié, toute gratitude, et tout ce qui est aussi d’un genre généreux prend la place, par sa nature, des passions intéressées, nous tire hors de nous-mêmes et nous rend indifférents à notre commodité et notre sécurité ; de sorte que, selon une façon connue de raisonner sur l’intérêt personnel [54], tout ce qui est d’un genre social en nous doit avec justice être aboli. Ainsi toute sorte de bonté, d’indulgence, de tendresse, de compassion et, en bref, toutes les affections naturelles doivent être supprimées avec soin et, en tant que pures folies et faiblesses de la nature, doivent être empêchées et vaincues. De cette façon, il ne pourrait rien rester en nous de contraire à une fin personnelle directe, rien qui pourrait se trouver en opposition avec une poursuite ferme et délibérée de l’intérêt personnel le plus étroitement limité.
131. Selon cette hypothèse extraordinaire, on doit tenir pour accordé que, dans le système du genre [humain], de l’espèce, l’intérêt de la nature privée est directement opposé à l’intérêt de la nature commune, que l’intérêt des particuliers est directement opposé à l’intérêt public en général. [55] Etrange constitution ! Constitution dans laquelle – il faut l’avouer – il y a un grand désordre et une grande incommodité, choses qui diffèrent de ce que nous observons ailleurs dans la nature. Comme si (A.229), dans un corps végétal ou animal, la partie ou le membre pouvait être supposé dans un état bon et prospère pour ce qui est de lui-même et supposé dans une disposition contraire, une croissance ou une habitude contre nature pour ce qui est du TOUT !
132. Or, qu’en réalité il en soit tout autrement, c’est ce que nous devons nous efforcer de démontrer, pour faire apparaître que ce que les hommes se représentent comme un mauvais ordre et une mauvaise constitution en prétendant que la droiture morale est le mal et la perversité le bien et l’avantage de la créature est dans la nature juste le contraire ; qu’être bien affecté envers l’intérêt public et l’être pour son propre intérêt, ce n’est pas seulement incompatible mais que c’est aussi inséparable ; et que la droiture morale, la vertu, doit par conséquent être l’avantage, et le vice le tort et le désavantage de toute créature.
133. Peu nombreux, peut-être, sont ceux qui, quand ils considèrent une créature privée d’affection naturelle et totalement dépourvue d’un principe de communication et de sociabilité, la supposeront en même temps ou à peu près heureuse en elle-même, ou demeurant étrangère à ses semblables et à son espèce. On pense généralement qu’une telle créature éprouve de médiocres joies dans la vie et trouve peu de satisfactions dans les simples plaisirs sensuels qu’elle conserve après la perte du plaisir social et de tout ce que l’on appelle humanité et bon naturel. Nous savons que, chez une telle créature, il n’est pas seulement accidentel d’être chagrine, haineuse et méchante mais que, de toute nécessité, un esprit ou un tempérament ainsi dépourvu de douceur et de bienveillance doit tourner en son contraire et être animé de passions d’un genre différent. Un tel cœur doit être le siège permanent d’inclinations perverses et d’aversions amères suscitées par une constante mauvaise humeur, une constante aigreur et une constante inquiétude. La conscience d’un telle nature si haïssable par l’humanité et par tous les êtres qui s’en approchent doit noircir l’esprit de sombres soupçons et jalousies, l’alarmer de craintes et d’horreur et la jeter dans un trouble continuel, même dans la condition apparemment la plus belle et la plus sûre et même dans le plus haut degré d’une visible prospérité.
134. Cet état de complète immoralité, c’est ce que les hommes s’accordent à remarquer promptement. Quand il y a cette dégénération absolue, cette totale apostasie de toute sincérité, équité, confiance, sociabilité ou amitié, seule une minorité ne voit pas et ne reconnaît pas le malheur qui en est la conséquence. Rarement le cas est-il mal interprété quand il est au pire (A.230). Mais quand cette infortune existe à des degrés moindres, nous ne voyons pas la perversité et ne considérons pas l’état de l’infortune. La calamité, pensons-nous, ne doit pas nécessairement être en proportion avec l’injustice et l’iniquité ; comme si être absolument immoral et inhumain était vraiment la plus grande infortune et le plus grand malheur, mais que l’être [56] à un faible degré n’était absolument pas un malheur et un mal ! Tolérer cela est aussi peu raisonnable que d’admettre que c’est le plus grand mal pour un corps d’être de la manière la plus extrême déformé et mutilé mais que perdre l’usage d’un seul membre ou être privé d’un seul organe ou d’un seul membre n’est pas un inconvénient et n’est pas un mal digne de la moindre attention.
135. Les parties et les proportions de l’esprit, leurs relations et leur dépendance mutuelles, la connexion et la structure des passions qui constituent l’âme, le tempérament, peuvent aisément être comprises par quiconque pense qu’il vaut la peine d’étudier cette anatomie interne. Il est certain que l’ordre et la symétrie de cette partie intérieure ne sont, en eux-mêmes, ni moins réels ni moins précis que ceux du corps. Il est pourtant visible que ceux qui s’efforcent de devenir des anatomistes de cette sorte sont chez nous peu nombreux. Personne n’a honte d’être le plus profondément ignorant sur un tel sujet. En effet, quoiqu’il soit reconnu que le plus grand malheur et le plus grand mal viennent de la disposition et du tempérament, quoiqu’il soit admis que le tempérament peut souvent changer et qu’il varie effectivement en de nombreuses occasions à notre grand désavantage, nous ne faisons pourtant pas de recherches pour savoir comment la chose s’est effectuée. Nous ne prenons jamais la peine de considérer de façon approfondie par quels moyens, par quels procédés notre constitution interne en vient à certains moments à être altérée ou blessée. La solutio continui dont les chirurgiens du corps parlent n’est jamais appliquée dans ce cas par des chirurgiens d’une autre sorte. Les notions de tout et de parties ne sont pas appréhendées en cette science. Nous ne savons pas quel effet est produit par le fait de forcer une affection, d’écouter une mauvaise passion ou de relâcher une habitude naturelle et convenable ou une bonne inclination. Nous ne concevons pas non plus comment une action particulière peut avoir une soudaine influence sur l’esprit entier et rendre une personne immédiatement malade. Nous supposons plutôt qu’un homme peut violer sa foi, commettre une méchanceté qui ne lui est pas familière ou se lancer dans un vice ou une infamie sans le moindre préjudice pour lui-même, sans qu’un malheur s’ensuive naturellement d’une mauvaise action.
136. C’est ainsi qu’on entend souvent dire : « Un tel a vraiment mal agi, mais il n’est pas pour cela pire » Pourtant, parlant d’une nature profondément cruelle, implacable et maudite, nous disons en vérité : « Il est son propre fléau, son propre bourreau » Et nous reconnaissons que, par certaines humeurs ou passions et simplement par le tempérament, un homme peut être complètement malheureux, quelques heureuses que soient les circonstances extérieures de sa vie. Ces différents jugements (A.231) démontrent assez que nous n’avons pas coutume de juger avec beaucoup de cohérence sur ces sujets moraux et que nos notions, à cet égard, sont un peu confuses et contradictoires.
137. Or, si la constitution de l’esprit ou du tempérament nous apparaît tel qu’elle est réellement, si nous voyons qu’il est impossible d’y ôter une affection bonne et régulière ou d’y introduire une affection mauvaise et déréglée sans entraîner, à un certain degré, cet état de débauche que l’on reconnaît être si misérable quand il est extrême, on avouera [57] alors indubitablement que, puisqu’aucune action mauvaise, immorale ou injuste ne peut être commise sans [produire] soit une brèche et une invasion dans le tempérament et les passions, soit un progrès supplémentaire d’un processus déjà commencé, celui qui agit mal ou agit au préjudice de son intégrité, de son bon naturel et de son mérite, agira nécessairement avec une plus grande cruauté envers lui-même que celui qui n’hésiterait pas à avaler quelque chose d’empoisonné ou qui, de ses propres mains, mutilerait ou blesserait volontairement sa forme et sa constitution extérieures, son corps et ses membres naturels.
138. Il a été montré précédemment qu’un animal ne peut proprement être dit agir autrement que par les affections et les passions qui lui sont propres car, dans des crises de convulsions, quand une créature se frappe ou frappe les autres, c’est un simple mécanisme, une machine, une pièce de mécanisme d’horlogerie qui agit, non l’animal.
139. Tout ce qui est fait par un animal en tant qu’animal est donc seulement fait par une affection ou une passion qui le meut, comme la crainte, l’amour ou la haine.
140. De même qu’il est impossible qu’une affection plus faible puisse vaincre une affection plus forte, de même, l’animal doit incliner là où les affections ou les passions sont en général les plus fortes et forment la partie la plus considérable par leur force ou par leur nombre ; et il doit être gouverné et conduit à l’action selon cette balance.
141. Les affections ou passions qui doivent influencer et gouverner l’animal sont :
1. Soit les affections naturelles, qui conduisent au bien PUBLIC.
2. Soit les affections privées [58] qui conduisent seulement au bien PRIVE.
3. Soit d’autres affections qui ne tendent ni au bien PUBLIC, ni au bien PRIVE mais y sont au contraire opposées et qui peuvent donc être justement appelées affections contre nature. (A.232)
142. De sorte que, selon l’état de ces affections, une créature doit être vertueuse ou vicieuse, bonne ou mauvaise.
143. Les affections du troisième genre sont évidemment totalement vicieuses. Celles des deux premiers genres peuvent être vicieuses ou vertueuses selon leur degré.
144. Il peut sembler étrange de dire des affections naturelles qu’elles sont trop fortes ou des affections privées qu’elles sont trop faibles mais, pour éclairer cette difficulté, nous devons rappeler ce qui a déjà été expliqué. L’affection naturelle, dans des cas particuliers, peut être excessive et d’un degré contre nature, comme quand la pitié est si dominante qu’elle détruit sa propre fin et empêche le secours ou le soulagement requis, ou quand l’amour de la progéniture révèle une tendresse qui détruit le parent et, par conséquent, l’enfant aussi. Et bien qu’il puisse sembler dur d’appeler contre nature et vicieux ce qui n’est qu’un extrême d’une affection naturelle et bonne, il est cependant très certain que quand une unique bonne affection de cette sorte est excessive, elle doit faire tort aux autres et affaiblir dans une certaine mesure leur force et leur opération naturelle. En effet, une créature qui possède un tel degré immodéré de passion doit nécessairement accorder trop à l’une et trop peu aux autres du même caractère, qui sont, quant à leur fin, aussi naturelles et utiles. Et ce doit être nécessairement une occasion de partialité et d’injustice parce qu’on suit rigoureusement un seul devoir, une seule tâche naturelle [59] et que d’autres tâches [60] ou d’autres devoirs sont négligés alors qu’ils auraient dû l’accompagner et peut-être même prendre sa place et être préférés.
145. Cela peut bien être reconnu vrai à d’autres égards puisque même la RELIGION, considérée comme une passion du genre noble (et non du genre égoïste) peut, en certains caractères, être forcée au-delà de sa proportion naturelle et être dite aussi d’un trop haut degré. En effet, comme le but de la religion est de nous rendre plus parfaits et plus accomplis dans nos devoirs moraux et dans leur exécution, si, par la hauteur de notre extase et de notre contemplation dévotes, nous devenons paradoxalement moins aptes pour cette fonction et sommes rendus moins capables de remplir les véritables devoirs et offices de la vie civile, on peut dire que la RELIGION est alors vraiment trop forte en nous. Mais comment est-il possible que nous appelions cela SUPERSTITION alors que l’objet de la dévotion est reconnue juste et la foi orthodoxe ? C’est seulement l’excès de zèle qui, dans ce cas, transporte tant la personne dévote qu’elle devient négligente pour les affaires séculières et se sent moins concernée par les intérêts inférieurs et temporels du genre humain.
146. Or, de même que l’affection publique, dans des cas particuliers, peut être trop élevée, de même, l’affection privée peut, d’un autre côté, être trop faible. En effet, si une créature est négligente à l’égard d’elle-même et qu’elle est insensible au danger ou s’il lui manque (A.233) un degré de passion d’un genre utile pour se conserver, se sustenter et se défendre, on devra certainement estimer ce défaut vicieux par rapport au dessein et à la fin de la nature. Cela, la nature le révèle dans ses procédés et ses règles d’opération établies. Il est certain que son soin pourvoyant et son intérêt pour l’animal entier doivent au moins être égaux à son intérêt pour une simple partie, un membre. Or, dans les différentes parties qu’elle a données, nous voyons des affections propres, conformes à l’intérêt et à la sécurité, de sorte que, même sans notre conscience, elles agissent pour leur propre défense et pour leur propre avantage et préservation. Ainsi un oeil, dans son état naturel, ne manque pas de se fermer de lui-même, par sa propre volonté, sans que nous le sachions, et cela par une précaution et une peur dont le défaut nous rend incapables de le préserver par notre propre observation et notre propre prévision, même si nous voulons le conserver. Donc, manquer de ces principales affections qui regardent le bien de l’ensemble de la constitution doit être un vice et une imperfection aussi grands, sûrement, dans la partie principale (l’âme ou le tempérament) [61] que dans les parties inférieures et subordonnées quand font défaut les affections d’auto-conservation qui leur sont propres.
147. Les affections envers le bien privé deviennent ainsi nécessaires et essentielles à la bonté. En effet, quoiqu’aucune créature ne puisse être appelée bonne ou vertueuse simplement parce qu’elle possède ces affections, puisque, cependant, il est impossible que le bien public, le bien du système puisse être conservé sans elles, il s’ensuit qu’une créature à qui ces affections font défaut manque en réalité d’un certain degré de bonté et de droiture naturelle et peut être ainsi être jugée vicieuse et défectueuse.
148. C’est ainsi que nous disons d’une créature, comme une sorte de reproche, qu’elle est trop bonne quand son affection envers autrui est si chaleureuse et si zélée qu’elle la porte au-delà de son rôle [62], ou quand elle agit réellement au-delà de ce rôle, non par une passion trop chaleureuse de cette sorte mais par une passion trop froide [envers elle-même] d’une autre sorte, par défaut d’une passion égoïste qui la retiendrait dans des limites convenables.
149. On peut nous objecter qu’avoir des affections naturelles trop fortes quand les affections privées le sont aussi ou avoir des affections privées défectueuses ou faibles quand les affections naturelles le sont aussi peut se révéler être la seule cause qui fait qu’une créature agira honnêtement et dans une proportion morale. En effet, ainsi celui qui néglige fautivement sa vie peut, avec le plus petit degré d’affection naturelle, faire ce que l’on peut espérer du plus haut degré d’amour social ou de l’amitié la plus zélée. De même, d’un autre côté, une créature excessivement peureuse peut, par un degré excessif d’affection naturelle, réaliser tout ce que le plus parfait courage est capable d’inspirer. (A.234)
150. A cela, nous répondons que, quand nous accusons une passion d’être trop forte ou que nous reprochons à une autre passion d’être trop faible, nous devons le dire par rapport à une certaine constitution, une certaine économie d’une créature particulière ou d’une espèce. En effet, si une passion qui conduit à une bonne fin n’est la plus avantageuse et la plus efficace que pour autant qu’elle est forte, si nous pouvons être assurés que sa force ne sera pas l’occasion d’un trouble en elle, ni d’une disproportion entre elle et les autres affections, alors, par conséquent, quelque forte qu’elle soit, nous ne pouvons la condamner comme vicieuse. Mais, si la constitution de la créature ne peut pas supporter que toutes les passions soient en égale proportion avec elle, de sorte que seules certaines passions sont élevées à cette hauteur tandis que d’autres ne le sont pas et ne peuvent être suscitées dans la même proportion, alors ces fortes passions, même de la meilleure sorte, peuvent être dites excessives car elles sont dans un rapport inégal aux autres, causent largement une mauvaise balance dans l’affection, doivent à l’évidence être l’occasion d’une conduite inégale et doivent incliner la personne à une fausse pratique morale.
151. Mais montrons plus précisément ce que nous entendons par économie des passions à partir d’exemples pris dans les espèces ou genres qui nous sont inférieurs [63]. Les créatures qui n’ont aucune sorte de pouvoir ou de moyens qui leur sont donnés par la nature pour les défendre contre la force ou les rendre redoutables à ceux qui leur nuisent ou leur causent du tort doivent nécessairement avoir un degré extraordinaire de crainte, mais peu d’animosité, ou pas du tout car elle pourrait les inciter à résister ou les incliner à retarder leur fuite. En effet, c’est là que se trouve leur sécurité, c’est là la fonction de la passion de la crainte qui garde leurs sens aux aguets et tient les esprits [64] prêts à donner le départ.
152. Ainsi le fait d’être timoré et une habituelle et forte passion de la crainte peuvent s’accorder avec l’économie d’une créature particulière à la fois par rapport à elle-même et par rapport à son espèce. D’autre part, le courage peut être contraire à son économie et être donc vicieux. Même dans une seule et même espèce, cela est différemment ordonné par la nature en fonction du sexe, de l’âge et de la taille. Les créatures les plus apprivoisées du genre ruminant qui vivent en troupeaux sont différentes des créatures les plus sauvages qui ne vivent pas en troupeaux mais vivent par deux, séparées de leur espèce, comme il est naturel et conforme à leur vie de rapaces. On constate cependant, même dans le premier genre de créatures inoffensives, un courage proportionnel à leur constitution et à leur force. Au moment du danger, quand tout le troupeau fuit, le taureau fait seul face (A.235) au lion ou à toutes les bêtes de proie envahissantes et il montre qu’il est lui-même conscient de sa constitution. Mêmes les femelles de ce genre sont armées, nous le voyons, à un certain degré pour résister à la violence et pour ne pas fuir un danger commun. Il n’est pas vicieux qu’une daine, une biche ou toute autre créature inoffensive et sans défense abandonnent leur progéniture pour fuir en sécurité. Mais, chez ces créatures qui sont capables de résister et qui sont armées naturellement pour l’offensive, même chez les pauvres insectes comme les abeilles ou les guêpes, il est naturel de remuer avec fureur et, au risque de leur vie, de résister à l’ennemi ou à ceux qui s’en prennent à leur espèce. En effet, par cette passion familière à la créature, l’espèce elle-même est mise en sûreté, et on voit par expérience que la créature qui est incapable de repousser l’attaque expose pourtant volontairement sa vie pour punir l’envahisseur et ne souffre pas que son espèce soit attaquée en toute impunité. De toutes les créatures, l’homme est en ce sens le plus redoutable puisque, s’il juge que cela est juste et exemplaire, il peut, pour lui-même ou pour la cause de sa patrie, se venger de l’injustice de quelqu’un et, en sacrifiant sa propre vie (s’il est résolu à ce degré), de façon presque certaine en venir à bout, quelque fortement protégé qu’il soit. Des exemples de cette nature ont souvent empêché ceux qui avaient le pouvoir d’en user avec excès et de pousser leurs subordonnés aux extrémités.
153. En somme, on peut dire sans impropriété que les affections ou les passions de la constitution d’un animal sont semblables aux boyaux ou aux cordes d’un instrument de musique. Si ces cordes, même dans la meilleure proportion les unes par rapport aux autres, sont tendues au-delà d’un certain degré, c’est plus que ce que l’instrument peut supporter. Le luth (ou la lyre) est forcé et l’effet est perdu. D’un autre côté, si certaines cordes sont dûment tendues tandis que d’autres ne sont pas bandées jusqu’à leur bonne proportion, l’instrument est toujours désaccordé et les parties seront mal exécutées. Les différentes espèces de créatures sont comme les différentes sortes d’instruments. Même dans une même espèce de créatures (comme dans une même sorte d’instruments) [65], l’une n’est pas entièrement semblable à l’autre et l’ajustement des cordes n’est pas le même. Le même degré de force qui tend les cordes de l’une et les accorde en une juste harmonie et un juste concert [66] peut rompre les cordes de l’autre, et l’instrument lui-même. Ainsi des hommes qui ont le sentiment le plus vif et qui sont le plus facilement affectés de douleur ou de plaisir ont besoin de la plus puissante influence et de la grande force d’autres affections telles que la tendresse, l’amour, la sociabilité, la compassion, afin de conserver une juste BALANCE entre les affections et de les maintenir dans leur devoir et dans la juste exécution de leur (A.236) rôle [67], tandis que d’autres, d’un sang plus froid ou d’une clef [68] plus basse, n’ont pas besoin du même moderato [69] ou de la même contrepartie, n’étant pas faits par la nature pour éprouver ces affections tendres et sensibles à un degré aussi exquis.
154. Il serait agréable, pour celui qui le jugerait bon, d’enquêter ainsi sur les différents tons des passions, sur les divers mélanges et alliages par lesquels les hommes deviennent si différents l’un de l’autre. En effet, on découvre dans cette race aussi bien les progrès du tempérament les plus élevés que les plus grandes corruptions et dégénérations. Dans les autres espèces de créatures qui nous entourent, on trouve généralement les plus exactes proportions, la plus exacte constance et la plus exacte régularité dans toutes les passions et les affections : aucun défaut dans le soin de la progéniture ou de la société auxquelles elles sont unies ; aucun prostitution, aucune intempérance, aucun excès d’aucun genre. Les plus petites créatures, qui, pour ainsi dire, vivent en cités (comme les abeilles ou les fourmis) demeurent dans le même train de vie et la même harmonie. Elles ne sont jamais fausses dans ces affections qui les poussent à agir pour le bien public. Même les bêtes de proie, qui vivent le plus loin possible de la société, conservent l’une envers l’autre, nous le voyons, une conduite précisément conforme au bien de leur propre espèce ; tandis qu’on voit que l’homme, malgré l’aide de la religion et la direction des lois, vit moins en conformité avec la nature et, au moyen de la religion elle-même, est souvent rendu le plus barbare et le plus inhumain. Des signes sont établis entre les hommes, des distinctions se forment, des opinions sont décrétées, et cela sous les sanctions les plus sévères ; l’antipathie est instillée et les aversions éveillées chez les hommes envers la plupart des individus de leur propre espèce ; de sorte qu’il est bien difficile de trouver en quelque contrée une société humaine qui possède des lois humaines. Il n’est pas étonnant que, dans de telles sociétés, il soit si difficile de trouver un homme qui vit NATURELLEMENT et comme un homme.
155. Mais, après avoir indiqué ce qu’il faut entendre par passions d’un degré trop élevé ou d’un degré trop faible, et après avoir montré que le fait d’avoir une affection naturelle trop élevée et une affection privée trop faible, quoique souvent approuvé comme la vertu, est cependant, à strictement parler, un vice et une imperfection, nous en viendrons maintenant à la partie la plus manifeste et la plus essentielle du VICE, partie qui seule mérite d’être considérée comme telle, à savoir quand :
1. Soit les affections publiques sont faibles ou défectueuses.
2. Soit les affections personnelles et privées sont trop fortes.
3. Soit naissent des affections qui ne sont ni les unes ni les autres et qui ne tendent en aucun degré à soutenir le système privé ou le système public.
156. Il est impossible que, autrement que par cette distinction, une créature puisse être (A.237) appelée MAUVAISE ou VICIEUSE ; de sorte que, une fois que nous aurons prouvé que ce n’est vraiment pas l’intérêt de la créature d’être ainsi vicieusement affectée mais que c’est son intérêt d’être affectée d’une façon contraire, nous aurons alors prouvé qu’il est de son intérêt d’être totalement BONNE et VERTUEUSE puisque, dans un état salutaire et sain de ses affections (tel que nous l’avons décrit), elle ne peut être autre que saine, bonne et vertueuse dans son action et sa conduite.
157. Notre travail sera donc de prouver :
I. QU’avoir DES AFFECTIONS NATURELLES,
BIENVEILLANTES ou GENEREUSES, fortes et puissantes pour le bien public,
c’est détenir le principal moyen et le pouvoir d’être heureux, et qu’en
être privé, c’est à l’évidence être malheureux et mauvais.
II. QU’avoir DES AFFECTIONS PRIVEES OU PERSONNELLES trop fortes ou
qui vont au-delà d’un degré de subordination aux affections naturelles et
bienveillantes, c’est être malheureux.
III. Et qu’avoir DES AFFECTIONS CONTRE NATURE ( à savoir celles qui ne sont fondées ni sur l’intérêt de l’espèce, l’intérêt public, ni sur l’intérêt de la personne privée ou de la créature elle-même) [70], c’est être malheureux au plus haut degré.
PARTIE II
Section I
158. Commençons donc par cet argument : QU’AVOIR DES AFFECTIONS NATURELLES (comme celles qui sont fondées sur l’amour, le contentement, la bonne volonté et la sympathie à l’égard de l’espèce) [71], C’EST AVOIR LES PRINCIPAUX MOYENS ET LE POUVOIR D’ETRE HEUREUX et QU’EN ETRE PRIVE, C’EST A L’EVIDENCE ETRE MALHEUREUX ET MAUVAIS. [72]
159. Nous pouvons rechercher d’abord ce que nous appelons plaisirs ou satisfactions, sur lesquels nous comptons pour être heureux. Ils sont (selon la distinction commune) [73] des satisfactions et des plaisirs soit du corps, soit de l’esprit [74].
160. La plupart des hommes reconnaissent (A.238) que les satisfactions de l’esprit sont les plus grandes satisfactions et nous pouvons le prouver ainsi : dès que l’esprit a conçu une haute opinion de la valeur d’une action ou d’une conduite, dès qu’il a reçu la plus forte impression de cette sorte et qu’il s’est élevé au plus haut point, au plus haut degré de passion envers l’objet, à ce moment même, il se situe au-dessus de toutes les souffrances et tous les plaisirs corporels et ne peut plus en aucune façon être détourné de son but par la flatterie ou la terreur, quelles qu’elles soient. C’est ainsi que nous voyons des indiens, des barbares ou des bandits, et même les plus détestables scélérats, pour l’intérêt d’une bande ou d’une société particulière ou parce qu’ils nourrissent une certaine idée ou un certain principe d’honneur ou de vaillance, de vengeance ou de gratitude, choisir toutes sortes d’épreuves et défier la torture et la mort. Prenons maintenant, au contraire, un homme placé dans toutes les circonstances heureuses d’une jouissance extérieure, entouré de toutes les choses qui peuvent séduire ou charmer les sens, étant alors sur le point de céder à de tels plaisirs. Dès qu’il découvre quelque chose de fâcheux dans ces plaisirs, dès qu’il en conçoit quelque souffrance ou dérangement internes, quelque chose qui peut intérieurement le contrarier ou le rendre malade, alors, tout de suite, sa jouissance cesse et le plaisir des sens est à sa fin ; tous les moyens deviennent inefficaces et sont rejetés comme désagréables et sujets à provoquer le dégoût.
161. Les plaisirs de l’esprit étant donc reconnus comme supérieurs à ceux du corps, il s’ensuit que tout ce qui peut créer en un être intelligent un constant flux ou une constante suite de jouissances mentales, de plaisirs de l’esprit, est plus important pour son bonheur que ce qui peut créer en lui une semblable suite constante de jouissances sensuelles ou de plaisirs du corps.
162. Or les jouissances mentales sont soit effectivement les affections naturelles elles-mêmes dans leur opération immédiate, soit celles qui, d’une certaine manière, en proviennent et ne sont rien d’autre que leurs effets.
163. S’il en est ainsi, il s’ensuit que les affections naturelles dûment établies dans une créature rationnelle étant les seuls moyens qui peuvent lui procurer une suite constante, une succession constante de jouissances mentales, elles sont les seuls moyens qui peuvent lui procurer un bonheur solide et certain.
164. Maintenant, en premier lieu, en quoi les affections naturelles sont en elles-mêmes les plus hauts plaisirs et les plus hautes jouissances, il ne me semble pas nécessaire de le prouver à quelqu’un de l’espèce humaine, à celui qui a connu l’état dans lequel se trouve l’esprit sous la vive affection de l’amour, de la gratitude, de la bonté, de la générosité, de la pitié, de l’entraide ou sous d’autres affections sociales ou amicales. Celui qui (A.239) connaît tant soit peu la nature humaine est sensible aux plaisirs que l’esprit perçoit quand il est ému de cette façon généreuse. La différence que nous découvrons entre la solitude et la compagnie, entre une compagnie ordinaire et celle de nos amis, le rapport de presque tous nos plaisirs avec le commerce d’autrui et la dépendance qu’ils ont avec la société soit présente, soit imaginée, ce sont là de suffisantes preuves en notre faveur.
165. On peut reconnaître la supériorité des plaisirs sociaux sur tout autre plaisir par ses signes et ses effets visibles. La physionomie, les marques et les signes extérieurs qui accompagnent cette sorte de joie sont l’expression d’un plaisir plus intense, plus net, plus tranquille que ceux qui accompagnent la soif, la faim et d’autres ardents appétits. Mais on peut constater plus particulièrement cette supériorité par la prévalence et l’ascendant effectifs de cette sorte d’affection sur toute autre. Quand elle se présente avec un avantage, elle apaise et réduit au silence tous les autres mouvements de plaisir. Aucune joie simplement sensuelle ne peut rivaliser avec elle. Quiconque compare les deux plaisirs donnera toujours sa préférence au premier. Mais, pour être juge des deux, il est nécessaire de les éprouver tous deux. D’ailleurs, l’honnête homme peut juger du plaisir sensuel et connaître sa force extrême. Son goût, son sentiment n’est pas moins vif ; au contraire, il est plus intense et plus net en raison de sa tempérance et d’un usage modéré de l’appétit. Mais l’homme immoral et débauché ne peut en aucune façon être reconnu comme un bon juge des plaisirs sociaux, plaisirs auxquels il est tout simplement étranger par sa nature.
166. Ce n’est pas une objection que de dire que, dans de nombreuses natures, la bonne affection, quoique réellement présente, se trouve être d’une force insuffisante car, si elle n’existe pas en son degré naturel, c’est en vérité comme si elle n’existait pas ou n’avait jamais existé. Moins cette bonne affection se trouve en une créature indocile, plus il serait étonnant qu’elle prévale à un moment donné, comme elle le fait parfois dans les pires créatures. Si elle prévaut une fois, en un seul cas, cela montre qu’avec un exercice régulier, rendue familière, elle prévaudrait dans tous les cas.
167. Ainsi le CHARME de la bonne affection est supérieur à tous les autres plaisirs puisqu’il a le pouvoir de nous détourner de tout autre appétit ou de toute autre inclination. Ainsi, dans le cas de l’amour de la progéniture et dans mille autres cas, le charme opère si fortement sur le tempérament que, au milieu d’autres tentations, il le rend sensible à cette seule passion, passion qui demeure comme le plaisir dominant [75], victorieux de tous les autres plaisirs.
168. Il n’y a personne qui, faisant quelques légers progrès dans la science et l’instruction et venant à connaître un peu les principes des mathématiques, ne se rende pas compte (A.240) que, dans cet exercice de l’esprit sur les découvertes qu’il fait, et malgré le caractère simplement spéculatif des vérités, il reçoit un plaisir et un ravissement supérieurs à ceux des sens. En enquêtant sérieusement sur la nature de ce ravissement contemplatif, nous découvrirons qu’il est d’un genre qui n’est pas le moins du monde relatif à l’intérêt privé de la créature et que son objet n’est pas le bien propre ou l’avantage d’un système privé. L’admiration, la joie et l’amour se tournent totalement vers ce qui nous est extérieur et étranger. Bien que l’on puisse considérer la joie réfléchie, le plaisir réfléchi qui naît de la conscience du plaisir dès qu’il est perçu comme [76] une passion privée, une considération intéressée, la satisfaction première ne peut cependant qu’être le résultat de l’amour de la vérité, de la proportion, de l’ordre et de la symétrie dans les choses extérieures. Si c’est le cas, la passion doit en réalité être rangée dans l’affection naturelle car, n’ayant aucun objet dans les bornes du système privé, elle doit soit être jugée superflue et contre nature (en tant qu’elle ne tend pas à l’avantage ou au bien de quelque chose dans la nature) [77], soit être estimée pour ce qu’elle est en vérité [78], une joie naturelle à contempler ces nombres, cette harmonie, cette proportion et cette concorde qui soutiennent la nature universelle et sont essentiels à la constitution et à la forme de toute espèce particulière, de tout ordre des êtres.
169. Mais ce plaisir spéculatif, quelque considérable et estimable qu’il puisse être, quelque supérieur qu’il soit aux simples mouvements des sens, doit pourtant être largement surpassé par le mouvement vertueux et l’exercice de la bienveillance et de la bonté quand, à la plus délicieuse affection de l’esprit, se joint un charmant assentiment, une charmante approbation de l’esprit pour ce qui est accompli dans cette bonne disposition et ce penchant honnête. En effet, où y a-t-il sur terre une plus belle matière à spéculation, une plus ample contemplation que celle d’une belle action, mesurée et convenable ? Où se trouve, relativement à nous, en notre conscience ou en notre mémoire, un spectacle plus solide et plus durable ?
170. Nous pouvons observer que, dans la passion de l’amour entre les sexes, si, à l’affection vulgaire, se mêle une affection bienveillante et amicale, le deuxième sentiment est en réalité supérieur au premier puisque, souvent, par cette affection et par égard pour la personne aimée, on se soumet aux plus grandes épreuves du monde, même volontairement à la mort elle-même, sans aucun espoir de compensation. En effet, où se trouverait le fondement d’un tel espoir ? Certainement pas ici, dans ce monde car la mort met un terme à tout ; ni au-delà, (A.241) dans un autre monde. Qui, en effet, a jamais eu l’idée de donner une récompense future ou céleste à la vertu douloureuse des amoureux ?
171. Nous pouvons en outre remarquer, en faveur des affections naturelles, que ce n’est pas seulement quand la joie et la vivacité leur sont mêlées qu’elles apportent un réel plaisir supérieur au plaisir sensuel. Les troubles mêmes qui appartiennent à l’affection naturelle, quoiqu’on puisse les penser totalement contraires au plaisir, apportent cependant une satisfaction et un contentement plus grands que les plaisirs des sens auxquels on s’adonne. Quand une suite, une succession continue d’affections tendres et bienveillantes peut être conservée, même dans la crainte, l’horreur, le chagrin et la douleur, l’émotion de l’âme demeure agréable. Et même, cet aspect mélancolique, ce sens de la vertu continue de nous plaire. Sa beauté se maintient sous les nuages et au milieu des calamités qui nous entourent. C’est ainsi que, quand, par simple illusion, comme dans une tragédie, les passions de cette sorte sont habilement suscitées en nous, nous préférons ce spectacle à tout autre d’égale durée. Nous trouvons par nous-mêmes que le mouvement de nos passions dans cette voie mélancolique, leur engagement en faveur du mérite et de la dignité, et l’exercice de tout ce que nous avons d’affection sociale et de sympathie humaine, que tout cela est le plus grand délice et nous offre un plus grand plaisir par la pensée et le sentiment que tout autre chose par les sens et l’appétit commun. Ainsi, de cette manière, il apparaît que les joies mentales sont effectivement les affections naturelles elles-mêmes. [79]
172. Maintenant, pour expliquer comment ces joies mentales proviennent de ces affections en tant qu’effets naturels, nous devons considérer d’abord que les EFFETS de l’amour et de l’affection bienveillante, pour ce qui est du plaisir mental, sont : une jouissance du bien par communication, sa réception [en nous] comme si c’était par réflexion ou par une sorte de participation au bien des autres, et : une conscience accompagnée de plaisir de l’amour effectif, de l’estime et de l’approbation méritées d’autrui.
173. Quelle part considérable de bonheur naît du premier de ces effets, ce sera aisément compris par quelqu’un dont la nature n’est pas excessivement mauvaise. On considérera comme sont nombreux les plaisirs de partager avec autrui du contentement et de la joie, de les recueillir, d’une certaine manière, de l’état de bonheur et de plaisir de ceux qui nous entourent ou des récits et des rapports de ce bonheur, de l’expression même du visage, des gestes, des voix et des sons, même provenant de créatures étrangères à notre espèce dont nous pouvons discerner d’une façon ou d’une autre les signes de joie et de contentement. Ces plaisirs de sympathie s’insinuent (A.242) tant en nous et se diffusent si largement dans l’ensemble de notre vie qu’il n’est guère un sujet de satisfaction et de contentement dont ils ne forment pas une partie essentielle.
174. Quant à l’autre effet de l’amour social, à savoir la conscience de la bienveillance et de l’estime méritées, il n’est pas difficile de percevoir en quoi elle contribue beaucoup au plaisir mental et constitue principalement la joie et le bonheur de ceux qui sont appelés, au sens le plus étroit, des voluptueux. Comme il est naturel à la plupart des égoïstes parmi nous de tirer une sorte de satisfaction d’un caractère et de se plaire à imaginer une admiration et une estime méritées ! En effet, quoiqu’elles soient simplement imaginées, nous nous efforçons cependant de les croire véritables et nous nous flattons, autant que nous le pouvons, à la pensée d’une sorte de mérite et nous persuadons que nous méritons bien des quelques personnes avec lesquelles il nous arrive d’avoir un commerce plus familier et plus intime.
175. Parmi les tyrans, les voleurs et ceux qui violent souvent les lois de la société, qui n’a pas un compagnon ou quelque fréquentation particulière, soit ses propres parents, soit ceux qu’ils appelle ses amis, dont il se réjouit de partager le bien et la réussite, et dont il fait siennes la joie et la satisfaction ? Qui, dans le monde, ne reçoit pas certaines impressions de la flatterie ou de la bonté des personnes familières ? Presque toutes nos actions sont en rapport avec cet espoir apaisant et cette attente qui naissent de l’amitié. Ils traversent toute notre vie et se mêlent à la plupart de nos vices. La vanité, l’ambition et la luxure y ont leur part, ainsi que d’autres désordres de notre vie. Même l’amour sexuel doit largement à cette source. De sorte que, si les plaisirs étaient calculés comme le sont couramment les autres choses, on pourrait proprement dire que, de ces deux branches (à savoir la communauté de plaisirs, la participation au plaisir d’autrui et la croyance que nous méritons bien d’autrui) [80] naissent plus des neuf dixièmes des plaisirs de la vie. Ainsi, dans la somme totale de bonheur, il n’y aurait guère qu’un dixième qui dériverait de l’amour social lui-même et qui dépendrait directement des affections naturelles et bienveillantes.
176. Or telles sont les CAUSES, tels sont les EFFETS ; donc, si l’affection naturelle et l’amour social sont parfaits ou imparfaits, le contentement et le bonheur qui en dépendent le seront aussi.
177. Mais, de peur qu’on ne s’imagine qu’un degré inférieur d’affection naturelle, qu’un intérêt imparfait et partiel de cette sorte puisse prendre la place d’une affection entière, sincère et (A.243) véritablement morale ; de peur qu’une faible teinture d’inclination sociale puisse être jugée suffisante pour répondre à la fin du plaisir social et nous donner la joie de la participation, de la communauté qui est essentielle à notre bonheur, nous devons d’abord considérer que l’AFFECTION PARTIELLE, l’amour social séparé, sans considération de la société complète ou du Tout, est une incohérence et implique une absolue contradiction. Toute affection que nous avons envers une chose au-delà de nous-mêmes, si elle n’est pas du genre naturel qui s’intéresse au système ou à l’espèce, doit être, de toutes les affections, la plus insociable et la plus destructrice des joies sociales. Si l’affection est réellement du genre naturel et qu’elle s’applique seulement à une unique partie de la société ou de l’espèce, mais pas à la société elle-même ou à l’espèce elle-même, on ne peut l’expliquer que comme une passion bizarre, capricieuse et fantasque. Donc, la personne qui est consciente de cette affection peut être consciente qu’elle n’a, pour cette raison, aucun mérite, aucune valeur. Les personnes sur qui cette affection capricieuse a la malchance de tomber ne peuvent en aucune façon être assurées de sa permanence ou de sa force. Comme elle n’a aucun fondement, aucun établissement dans la raison, elle doit être ainsi facilement révocable et sujette à des altérations sans raison. Or l’inconstance d’une telle passion, qui dépend seulement du caprice et de l’humeur et qui est soumise, alternativement, à de fréquentes successions de haine et d’amour, d’aversion et d’inclination, doit nécessairement créer un trouble et un dégoût continuels, refroidir tout ce qui est immédiatement enjoué dans le domaine de l’amitié et de la société, et, finalement, éteindre, d’une certaine manière, l’inclination même envers le commerce amical et humain ; alors que, de l’autre côté, l’AFFECTION ENTIERE (d’où vient le mot intégrité), complète en elle-même, mesurée et raisonnable, est solide, durable et irréfragable. De même que dans le cas de l’amitié partielle ou vicieuse, qui n’a aucune règle ni aucun ordre, toute réflexion de l’esprit se fait nécessairement à son désavantage et diminue la joie, de même dans le cas de l’intégrité, la conscience d’une conduite juste envers l’humanité en général procure une agréable réflexion sur chaque affection amicale en particulier et élève la joie de l’amitié au plus haut sur le chemin de la communauté et de la participation ci-dessus mentionnées.
178. De même que l’AFFECTION PARTIELLE n’est bonne qu’à donner une brève et maigre jouissance de ces plaisirs de sympathie et de participation avec autrui, de même elle est incapable de tirer une jouissance considérable de cette autre branche principale du bonheur humain, à savoir la conscience de l’estime effective ou méritée d’autrui. D’où cette estime viendrait-elle ? Le mérite doit certainement en lui-même être mince quand l’affection est si (A.244) précaire et incertaine. Quelle confiance peut-on donner à une simple inclination fortuite ou à un penchant capricieux ? Qui peut se reposer sur une amitié qui n’est fondée sur aucune règle morale, qui est attribuée de façon fantasque à une seule personne ou à une petite partie de l’humanité à l’exclusion de la société et du Tout ?
179. On peut de plus considérer comme une chose impossible que ceux qui estiment ou aiment par une autre règle que celle de la vertu placent leur affection en des personnes qu’ils ne peuvent pas longtemps estimer ou aimer. Il sera difficile pour eux, parmi leurs amis ainsi aimés, de trouver quelqu’un avec qui ils puissent cordialement se réjouir ou dont ils puissent sincèrement priser et goûter l’amour et l’estime réciproques. Ces plaisirs ne peuvent pas être sains ou durables puisqu’ils viennent de l’amour propre [81] et de la fausse conviction de l’estime et de l’amour de personnes qui sont incapables de les ressentir sainement. On voit donc comme les hommes d’affection étroite ou partielle doivent être perdants en ce sens et, nécessairement échouer en cette seconde partie principale du plaisir mental.
180. Au contraire, l’affection entière a tous les avantages opposés, elle est égale, constante, responsable d’elle-même, toujours satisfaisante et plaisante. Elle recueille les applaudissements et l’amour des meilleurs et, dans tous les cas désintéressés, même des pires. Nous pouvons dire d’elle avec justice qu’elle porte avec elle la conscience de l’amour et de l’approbation mérités de toute la société, de toutes les créatures intelligentes et de tout ce qui est l’origine de toute autre intelligence. S’il existe dans la nature une telle origine, nous pouvons ajouter que la satisfaction qui accompagne l’affection entière est pleine et noble à proportion de son objet final qui contient toute perfection selon l’opinion du théisme ci-dessus mentionné. En effet, c’est là, comme on l’a montré, le résultat de la vertu. Et avoir cette AFFECTION ENTIERE, cette INTEGRITE de l’esprit, c’est vivre conformément à la nature et aux commandements et règles de la suprême sagesse. Là est la moralité, la justice, la piété et la religion naturelle [82].
181. Mais, de peur que cet argument ne semble peut-être établi de façon trop scolastique et en des termes et formules d’un usage peu familier, nous pouvons, dans la mesure du possible, essayer de l’établir sous un jour plus clair.
182. Qu’on considère alors bien ces plaisirs qu’on reçoit de la retraite privée, de la contemplation, de l’étude et des entretiens avec soi-même, ou des joies, des réjouissances et des divertissements avec autrui. On s’apercevra qu’ils se fondent tous sur un tempérament tranquille, affranchi de la dureté, de l’aigreur ou du dégoût et sur un esprit, une raison bien calme, tranquille, douce en elle-même et telle qu’elle peut librement supporter (A.245) son propre examen et sa propre critique. Or cet ESPRIT, ce TEMPERAMENT qui donne état et qualité pour jouir des plaisirs mentionnés doit de toute nécessité venir des affections bonnes et naturelles.
183. Pour ce qui est relatif au TEMPERAMENT, on peut considérer ceci. Il n’existe aucun état de prospérité extérieure et de fortune abondante où les inclinations et les désirs sont toujours satisfaits, la fantaisie et l’humeur toujours contentées. Presque à chaque heure, quelque chose gêne ou empêche l’appétit, certains accidents ou autres venant de l’extérieur ou quelque chose venant de l’intérieur interrompent le cours licencieux des affections auxquelles on se laisse aller. Il ne suffit pas de simplement se laisser aller pour que ces affections soient toujours satisfaites. Quand la vie est dirigée par la seule fantaisie, il y a un fondement suffisant pour les contrariétés et les troubles. Les lassitudes très ordinaires, les malaises et les défauts de disposition dans les corps les plus sains, le cours interrompu des humeurs ou des esprits chez les gens de la meilleure santé et les désordres accidentels communs à toute constitution sont en de nombreuses occasions suffisants, nous le savons, pour produire une gêne ou un dégoût. Cela, avec le temps, doit devenir une habitude quand il n’y a rien pour s’opposer à son progrès et l’empêcher de prévaloir dans le tempérament. Or la seule chose saine qui s’oppose à cette MAUVAISE HUMEUR est l’affection naturelle et bienveillante. En effet, nous pouvons observer que, quand l’esprit, après réflexion, se résout à un moment donné à supprimer le trouble déjà présent et se lance dans ce travail de réforme de bon cœur et avec un véritable sérieux, il ne peut accomplir cette entreprise qu’en introduisant dans la partie affective quelque noble sentiment du genre social et amical, quelque vif mouvement de bienveillance, d’amitié, de contentement ou d’amour pour apaiser et changer le mouvement contraire d’impatience et de mécontentement [83].
184. On dira peut-être que, dans le cas présent, l’affection religieuse, la dévotion est un remède approprié et suffisant. Nous répondrons que l’argument dépend du genre de religion. En effet, si elle est agréable et souriante, elle est du même genre que l’affection naturelle elle-même ; si elle est triste et effrayante [84], elle porte avec elle une affection opposée à l’humanité, à la générosité, au courage et à la libre pensée et on ne gagnera rien à appliquer un tel remède qu’on trouvera finalement indubitablement pire que le mal. Les plus sévères réflexions sur notre devoir, la seule considération de ce qui est ordonné par autorité et sous peine de sanctions ne serviront en aucune façon à nous calmer dans cette situation. Plus sombres seront nos pensées sur un tel sujet (A.246), pire sera notre tempérament et plus prompt sera-t-il à se révéler dur et austère. Si, peut-être, sous le poids de la contrainte, de la nécessité ou de la crainte, une conduite différente est adoptée [85] à un moment donné ou des maximes différentes sont reconnues, la pratique, finalement, restera la même. Si la mine est composée, le cœur ne sera cependant pas changé. On peut empêcher pour un temps la mauvaise passion d’être mise en pratique mais elle ne sera pas vaincue, et ne sera pas le moins du monde affaiblie pour une prochaine occasion. De sorte que dans un tel cœur, quelque dévotion qu’il puisse y avoir, peu de choses d’un esprit tranquille et d’un bon tempérament demeureront et, par conséquent, rares et minces seront les plaisirs du genre mental.
185. D’un autre côté, on peut objecter que, quoique dans des circonstances tristes la mauvaise humeur puisse prévaloir, cependant dans le cours de la prospérité extérieure et au sommet de la fortune, rien ne peut probablement arriver qui puisse aigrir le tempérament et lui donner le dégoût évoqué. Nous pouvons remarquer que, quand un homme est dans une condition où il s’écoute et suit son humeur, il est [justement] le plus porté à être dérangé par le moindre contretemps et la plus petite souffrance. Si des réactions violentes sont [alors] le plus facilement éveillées, si les passions de la colère, de la susceptibilité et de l’inimitié se révèlent être les plus fortes quand nous nous écoutons et faisons selon notre bon vouloir et notre humeur, il est encore plus besoin d’être pourvu d’affection sociale pour empêcher le tempérament de se jeter dans la sauvagerie et l’inhumanité. Cela est vérifié et prouvé par le cas des tyrans et de ceux qui détiennent un pouvoir sans bornes.
186. Maintenant, pour ce qui est de l’autre partie de notre propos qui est relative à un ESPRIT, une raison bien calme et douce en elle-même, et pour savoir pour quelle raison on peut penser que ce bonheur est dû à l’affection naturelle, nous pouvons nous décider ainsi. On reconnaîtra qu’une créature comme l’homme, qui par divers degrés de réflexion, s’est élevée à la capacité que nous appelons raison ou entendement, doit, dans l’usage même de sa faculté de raisonner, être contrainte de recevoir en son esprit des réflexions sur ce qui se passe en elle-même, aussi bien dans ses affections que dans sa volonté, en bref de tout ce qui est relatif à son caractère, son comportement et sa conduite au milieu de ses semblables et dans la société. Si elle en est elle-même incapable, ce sont d’autres qui le lui rappellent et qui rafraîchissent sa mémoire pour la conduire à la critique. Nous avons tous en nous assez de souvenirs pour nous aider dans cette tâche. Ceux qui sont les plus favorisés par la fortune ne sont pas exempts de cet entretien et de cette inspection de soi-même. La flatterie elle-même, en rendant la chose agréable (A.247), nous rend plus attentifs à cette tâche et nous prend au piège de l’habitude. La personne la plus vaniteuse est celle qui a les yeux fixés intérieurement sur elle-même et elle s’emploie, pour ainsi dire, à l’inspection de son propre logis. Quand un vrai regard sur nous-mêmes ne nous oblige pas à cette inspection, le faux regard des autres et un goût pour notre réputation font naître une jalousie vigilante et nous fournissent suffisamment en actes de réflexion sur notre propre caractère et notre propre conduite.
187. De quelque manière que nous considérions cette question, nous trouverons toujours qu’une créature qui raisonne et réfléchit est par sa nature forcée d’endurer la revue de son propre esprit et de ses actions et d’avoir des représentations d’elle-même et de ses affaires intérieures qui passent constamment devant elle, se manifestent à elle, représentations qu’elle rumine dans son esprit. Or, de même que rien ne peut être plus pénible que cette revue pour celui qui s’est défait de son affection naturelle, rien ne peut être plus délicieux pour celui qui l’a conservée avec sincérité.
188. Il y a DEUX choses qui doivent être horriblement offensantes et pénibles pour une créature rationnelle : réfléchir en son esprit à une action ou une conduite injustes qu’elle sait être naturellement odieuses et déméritoires ou réfléchir à une action ou une conduite insensées qu’elle sait être préjudiciables à son propre intérêt et à son propre bonheur.
189. La première est la seule chose proprement appelée CONSCIENCE, que ce soit dans un sens moral ou dans un sens religieux. En effet, la crainte et la terreur de la divinité n’impliquent pas d’elles-mêmes la conscience. Personne n’est estimé plus consciencieux parce qu’il craint les esprits malins, les incantations, les sortilèges ou tout ce qui peut provenir d’une nature injuste, capricieuse ou diabolique. Or craindre DIEU autrement qu’en raison des conséquences d’un acte justement imputable et blâmable, c’est craindre une nature diabolique, non une nature divine. Ni la crainte de l’enfer, ni cent terreurs de la DIVINITE n’impliquent la conscience, à moins qu’il ne s’agisse de l’appréhension de ce qui est mauvais, odieux, moralement laid et déméritoire. Et si c’est le cas, la conscience doit avoir de l’effet et la punition doit être nécessairement appréhendée, même si la créature n’est pas expressément menacée.
190. Ainsi la conscience religieuse suppose la conscience morale ou naturelle. Quoiqu’on puisse penser que la première porte avec elle la crainte d’un châtiment divin, elle tient cependant toute sa force de l’appréhension de la laideur morale ou du caractère odieux d’un acte par pur respect pour la présence divine et la vénération naturelle due à cet être que nous supposons. En effet, en une telle présence, la honte de la scélératesse ou du vice doit avoir sa force indépendamment de toute appréhension supplémentaire de la toute puissance de (A.248) cet être et de la distribution de récompenses et de punitions dans un état futur.
191. Il a déjà été dit qu’aucune créature ne peut méchamment et intentionnellement faire le mal sans être sensible en même temps qu’elle mérite le mal. A cet égard, toute créature sensible peut être dite avoir conscience. En effet, pour toute l’humanité et pour toutes les créatures intelligentes, on doit toujours soutenir que ce qu’elles savent mériter de tout un chacun, elles doivent nécessairement le craindre et l’attendre de tous. Ainsi les soupçons et les mauvaises appréhensions doivent naître de la terreur des hommes et de la DIVINITE. Mais outre cela, il doit y avoir en toute créature rationnelle une conscience plus forte, celle qui vient du sens de la laideur de ce qui est ainsi déméritoire et contre nature et, par conséquent, de la honte et du regret de s’être exposée à ce qui est odieux et provoque l’aversion.
192. Il n’y a guère, il ne peut y avoir une créature que la conscience de la scélératesse, en tant que pure conscience, n’offense pas du tout, qui ne soit pas émue ou affectée par une chose outrageante ou atrocement imputable. Si cet être existe, il est évident qu’il doit être absolument indifférent au bien et au mal moraux. Si c’est vraiment le cas, il faut avouer qu’il n’est en aucune façon capable d’affection naturelle ou du moins de plaisir social ou de jouissance mentale, comme on l’a montré ci-dessus. Au contraire, il doit être sujet à toutes sortes d’affections horribles, contre nature et mauvaises. De sorte qu’être privé de CONSCIENCE, ou du sens naturel du caractère odieux d’un crime et d’une injustice, c’est être le plus misérable de tous dans la vie. Mais si la conscience, cette sorte de sens demeure, tout ce qui est commis contre elle doit par conséquent nécessairement (comme nous l’avons montré) être, au moyen de la réflexion, pénible, offensant et honteux.
193. Un homme qui, pris d’une passion, en vient à tuer son compagnon, s’attendrit immédiatement à la vue de ce qu’il a fait. Sa colère se change en pitié et sa haine se retourne contre lui-même, et cela par le simple pouvoir de l’objet. A cause de cela, il souffre le martyre, ce sujet lui revient continuellement et il en a constamment un mauvais souvenir et une mauvaise conscience. D’autre part, si nous supposons qu’il ne s’attendrit pas et ne souffre d’aucune inquiétude et d’aucune honte réelles, alors soit il n’a aucun sens de la laideur du crime [86] et de l’injustice, aucune affection naturelle et par conséquent aucun bonheur, aucune paix en lui, soit il a quelque sens de la dignité et de la bonté morales mais qui doit être confus et contradictoire. Il doit suivre une idée incohérente, adorer une fausse espèce de vertu et être ému d’une chose irrationnelle et absurde comme si elle était noble, chevaleresque ou digne (A.249). Il est facile de concevoir comme cela doit le tourmenter car un tel fantôme ne peut jamais être réduit à une forme, ce PROTEE d’honneur ne saurait être tenu fermement en une seule constitution. Le poursuivre ne peut que le contrarier et l’affoler. Il n’y a rien en dehors de la vertu réelle (comme nous l’avons montré) [87] qui peut être en rapport avec l’estime, l’approbation ou la bonne conscience. Celui qui, conduit par la fausse religion ou par une coutume dominante, a appris à estimer ou admirer une chose comme si elle était la vertu alors qu’elle ne l’est pas, doit soit par l’incohérence d’une telle estime, soit par les immoralités continuelles occasionnées par elle, en venir à perdre toute conscience et être misérable de la pire façon ; et, pour peu qu’il conserve quelque conscience, elle ne saurait jamais être d’un genre satisfaisant ou capable de donner du contentement. En effet, il est impossible qu’un enthousiaste cruel, un fanatique, un persécuteur, un meurtrier, un spadassin, un pirate ou un scélérat de moindre degré qui trompent la société humaine en général et contredisent l’affection naturelle, puissent avoir quelque principe fixe, un critère réel, une mesure par laquelle ils puissent régler leur estime, ou une solide raison par laquelle ils puissent former leur approbation d’un seul acte moral. Ainsi plus ils exaltent l’honneur, plus ils font progresser le zèle, pire ils rendent leur nature et plus détestable leur caractère. Plus ils s’engagent dans l’amour ou l’admiration d’une action ou d’une pratique jugée grande et glorieuse alors qu’elle est en elle-même moralement mauvaise et vicieuse, plus ils s’exposent à se contredire et se désapprouver eux-mêmes. En effet, rien n’est plus certain que ceci : aucune affection naturelle ne peut être contredite ni aucune affection contre nature [88] approuvée sans un préjudice en quelque degré à toute l’affection naturelle en général. Il doit s’ensuivre que plus la laideur intérieure grandit par les encouragements de l’affection contre nature, plus nombreux doivent être les sujets de mécontentement dans la réflexion et plus doivent prévaloir un faux principe d’honneur, la fausse religion et la superstition.
194. De sorte que toutes les notions de ce genre que l’on chérit, tous les caractères de ce genre que l’on choisit, qui sont contraires à l’équité morale et conduisent à l’inhumanité par une fausse conscience, un faux sens de l’honneur, ne font qu’exposer davantage un homme aux coups de fouet de la conscience véritable et juste, de la honte et des reproches à soi-même. Quelqu’un qui commet une seule immoralité par une prétendue autorité ne peut se satisfaire d’une raison qui lui permettrait une autre fois d’aller encore plus loin dans toutes sortes de scélératesses auxquelles il ne pense peut-être qu’avec horreur. C’est là un reproche que l’esprit doit nécessairement se faire à lui-même à la moindre violation de la conscience naturelle, quand l’homme fait ce qui est moralement laid et déméritoire, même si cette violation est justifiée (A.250) par un exemple ou un précédent parmi les hommes ou par les supposés commandements et injonctions des pouvoirs supérieurs.
195. Maintenant, pour ce qui est de l’autre partie de la conscience, à savoir le souvenir de ce qui fut fait à un moment donné de façon déraisonnable et insensée au préjudice de son propre bonheur et de son propre intérêt, [nous pouvons dire que] la réflexion mécontente doit toujours s’ensuivre et avoir de l’effet partout où le sens de la laideur morale a été contracté par le crime et l’injustice. En effet, même quand il n’y a aucun sens de la laideur morale en tant que pur sens, il doit encore y avoir un sens de ce qui est déméritoire par rapport à Dieu et à l’homme. Même s’il est possible de supprimer pour toujours toutes les pensées et tous les soupçons à l’égard des pouvoirs supérieurs, considérant cependant que cette insensibilité envers le bien et le mal moraux implique un défaut total de l’affection naturelle, et qu’il est impossible, par aucune dissimulation, de cacher ce défaut, il est évident qu’un homme de ce malheureux caractère doit souffrir une perte très sensible de l’amitié, de la confiance et du crédit des autres hommes et doit par conséquent souffrir quant à son intérêt et son bonheur extérieur. Le sentiment de ce désavantage ne peut manquer de se manifester en lui quand il voit avec regret et envie les signes les meilleurs et les marques les plus reconnaissantes de l’amitié et de l’estime où vivent les meilleurs hommes avec le reste de l’humanité. Donc, même quand l’affection naturelle fait défaut, il est encore certain que, par l’immoralité qui arrive nécessairement par ce défaut d’affection, des troubles viennent de la conscience de cette sorte, à savoir du sens de ce qui est commis imprudemment et contrairement à l’intérêt et à l’avantage véritables.
196. De tout cela, nous pouvons conclure que notre bonheur dépend en grande partie de l’affection naturelle et bonne car, si le bonheur fondamental vient des PLAISIRS MENTAUX, et que les plaisirs mentaux fondamentaux sont ceux que nous avons décrits et qui sont fondés sur l’affection naturelle, il s’ensuit qu’avoir l’affection naturelle, c’est avoir le moyen fondamental et le pouvoir du plaisir, de la plus haute jouissance et du plus grand bonheur dans la vie.
197. Quant aux plaisirs du CORPS et la satisfaction qui relève des seuls SENS, il est évident qu’ils ne peuvent avoir de l’effet ou offrir une jouissance valable qu’au moyen de l’affection sociale et naturelle.
198. Vivre bien, c’est selon certaines personnes simplement bien manger et bien boire. Il me semble que c’est une concession imprudente que celle que nous faisons aux prétendus bons vivants quand nous nous joignons à eux pour honorer leur style de vie (A.251) du titre de vie rapide [89]. Comme si vivaient le plus rapidement ceux qui prennent les plus grandes peines pour jouir moins de la vie ! En effet, si ce que nous avons expliqué du bonheur est exact, les plus grandes jouissances de la vie sont celles que les hommes négligent dans leur hâte et qu’ils ne se donnent guère la liberté de goûter.
199. Mais, quelque considérable que soit la part de volupté fondée sur le palais et quelque remarquable que soit la science qui en dépend, on peut avec justesse présumer que la haute idée que les hommes de plaisir en ont vient surtout de l’ostentation d’élégance et d’une certaine émulation et d’un certain savoir qui permettent d’exceller dans cet art de vie fastueux car, si l’on ôte tout ce qui a trait à la table, à la compagnie, aux équipages, au service et au reste de l’organisation [des réceptions], il ne reste plus guère aucun plaisir digne d’agrément, ce que reconnaissent même les plus débauchés.
200. La notion même de débauche (qui est une saillie dans tout ce que nous pouvons imaginer comme plaisirs et comme voluptés) [90] porte en elle une évidente référence à la société ou à la compagnie. On peut l’appeler une satiété ou un excès dans le boire et le manger mais on ne dira guère qu’une débauche de ce genre est un excès commis dans la solitude, en dehors de la société, et celui qui fait des abus de cette façon est souvent appelé un ivrogne, jamais un débauché. Les courtisanes et même les femmes les plus communes qui vivent de la prostitution savent très bien comme il est nécessaire que celui qui se régale de leur beauté croie que ce sont des satisfactions réciproques et que les plaisirs ne sont pas moins donnés que reçus. Si cette imagination fait totalement défaut, il n’y a guère que les hommes du genre le plus grossier qui ne se rendent pas compte que le plaisir restant est de maigre valeur.
201. Qui peut bien jouir ou jouir longtemps d’une chose quand il est seul et qu’il fait parfaitement abstraction, même jusque dans son esprit et sa pensée, de tout ce qui appartient à la société ? Qui ne sera pas dans de telles circonstances tout de suite rassasié en s’abandonnant aux sens ? Qui ne sera pas bientôt mal à l’aise avec son plaisir, si exquis soit-il, tant qu’il n’aura pas trouvé le moyen de le transmettre, de le rendre vraiment plaisant en le communiquant et en le partageant, ne serait-ce qu’avec une seule personne ? Que les hommes imaginent ce qu’il leur plaît, qu’ils se supposent tout ce qu’il y a de plus égoïstes, qu’ils désirent plus que tout suivre les commandements de cet étroit principe par lequel ils contraignent la nature ; la nature transpirera et, dans un état de martyre, d’inquiétude et de trouble, elle démontrera avec évidence les mauvaises conséquences d’une telle violence, l’absurdité d’une telle devise et les punitions qui vont avec cette conduite monstrueuse et horrible. (A.252)
202. Ainsi donc, non seulement les plaisirs de l’esprit mais ceux du corps dépendent de l’affection naturelle de telle sorte que, si elle fait défaut, non seulement les plaisirs perdent de leur force mais aussi sont d’une certaine manière convertis en gêne et en dégoût. Les sensations qui devraient naturellement nous offrir contentement et plaisir produisent plutôt mécontentement et aigreur, ennui et inquiétude dans la disposition. Cela, nous pouvons le percevoir par la perpétuelle inconstance, l’amour du changement chez ceux qui, dans leurs plaisirs, ne communiquent pas et n’ont pas d’amis. La bonne compagnie (pour employer abusivement cette expression) semble en vérité avoir quelque chose de plus constant et de plus fixe. La compagnie soutient l’humeur. Il en est de même pour l’amour. Une certaine affection tendre et généreuse soutient la passion qui, sans cela, changerait instantanément. La beauté la plus parfaite ne peut pas d’elle-même la retenir et la fixer et cet amour qui ne se base que sur la nature extérieure tourne bientôt en aversion. La satiété, le perpétuel dégoût et la fièvre du désir accompagnent ceux qui s’appliquent passionnément au plaisir. En jouissent le mieux ceux qui prennent soin de régler leur passions. Ainsi ils en viendront à savoir qu’il est absolument impossible que quelque chose de sensuel puisse nous donner du plaisir ou du contentement quand cette chose ne dépend pas de quelque chose d’amical ou de social, quelque chose qui lui soit lié et qui soit en affinité avec l’affection bienveillante et naturelle.
203. Mais, avant de conclure sur ce point de l’affection naturelle ou sociale, nous pouvons en prendre une vue générale et la mettre, une fois pour toutes, sur la bascule pour montrer quel genre de BALANCE [91] elle aide à établir en nous et quelles peuvent être les conséquences de son insuffisance et de son poids [trop] léger.
204. Il n’existe personne qui comprenne si peu ce qui appartient à la constitution humaine qu’il ne sache pas que, sans action, sans mouvement et sans emploi, le corps languit et s’oppresse, que ce qui l’alimente se change en maladie, que les esprits inemployés à l’extérieur aident à consumer les parties internes et que la nature, pour ainsi dire, se dévore elle-même. De la même manière, la partie sensible et vivante, l’âme, l’esprit, manquant de son exercice propre et naturel, s’alourdit et devient malade. Les pensées et les passions étant contre nature refusées à ses objets propres se tournent contre l’âme elle-même et créent la plus haute impatience et la grande mauvaise humeur. (A.253)
205. Chez les bêtes brutes [92] et les autres créatures qui n’ont pas l’usage de la raison et de la réflexion (du moins pas comme l’humanité) [93], la nature est si ordonnée qu’en recherchant quotidiennement leur nourriture et en s’appliquant à leurs moyens d’existence ou aux affaires de leur espèce (ou de leur genre), elles occupent presque tout leur temps et elles ne manquent jamais de trouver à leurs passions un plein emploi selon le degré d’agitation auquel elles sont propres et selon ce que leur constitution exige. Si l’une de ces créatures était sortie de son état naturel et laborieux et était placée dans une abondance qui répondrait à profusion à tous ses appétits et à tous ses besoins, on pourrait observer que plus sa condition s’enrichit, plus son tempérament et ses passions augmentent. Quand elle viendrait, à un moment donné, à obtenir les commodités de la vie à meilleur marché et plus facilement que ce que la nature avait d’abord prévu pour elle, elle serait réduite à les payer cher d’une autre façon, en perdant ses bonnes dispositions naturelles et la bonne organisation de son genre ou de son espèce.
206. Il n’est pas nécessaire de le démontrer par des exemples particuliers. Quiconque à la moindre connaissance en histoire naturelle ou a déjà observé les différentes espèces de créatures et leurs modes de vie et de reproduction comprendra aisément les différences d’organisation entre celles qui, dans une même espèce, sont apprivoisées et celles qui sont sauvages. Celles qui sont apprivoisées acquièrent de nouvelles habitudes et dévient de leur nature originelle. Elles perdent même l’instinct commun et l’habileté ordinaire de leur espèce et elles ne les regagnent jamais tant qu’elles sont choyées. Si elles viennent à s’échapper, elles recouvrent l’affection naturelle et la sagacité de leur espèce, elles apprennent à s’unir étroitement en groupes et elles se soucient davantage de leur progéniture. Elles se prémunissent contre les saisons et tirent tout ce qu’elles peuvent des avantages donnés par la nature pour le maintien et l’entretien de leur espèce particulière contre les espèces étrangères et hostiles. Ainsi occupées et employées, elles redeviennent normales et bonnes. Leurs excès et leur vice les abandonnent avec leur oisiveté et leur confort.
207. Parmi les hommes, il arrive que, pendant que certains soient par nécessité forcés de travailler, d’autres soient abondamment pourvus de toutes choses par la peine et le labeur des ceux qui leurs sont inférieurs. Or, chez ceux qui occupent la position supérieure et aisée, si aucune occupation appropriée n’est cultivée pour combler ce défaut de peine et de labeur, si, au lieu de s’appliquer à toutes sortes de tâches sociales (A.254) bonnes et honnêtes (comme les lettres, les arts, l’agronomie, les affaires publiques, l’économie, etc.) [94], ils négligent totalement tout devoir et toute occupation, alors s’installent l’oisiveté, la mollesse et l’inactivité qui doivent nécessairement produire un état relâché et dissolu et un total désordre des passions et qui doivent jeter l’individu dans les plus grands écarts de conduite que l’on puisse imaginer.
208. Nous voyons l’énorme développement de la luxure dans les grandes villes qui ont été longtemps des capitales d’empire, nous voyons les progrès de toutes sortes de vices là où beaucoup d’hommes sont maintenus dans une opulence paresseuse et une licencieuse abondance. Il en est autrement pour ceux qui s’occupent à quelque activité honnête et convenable et qui ont acquis de bonnes habitudes dès leur enfance. C’est ce que nous pouvons observer dans les provinces éloignées et rustiques, chez les habitants des petites villes et chez les gens du commun d’un genre industrieux. Il est rare d’y rencontrer des exemples de dérèglements tels que ceux qui sont connus dans les cours et les palais et dans les riches institutions de prêtres aisés et choyés.
209. Or, si ce que nous avons avancé sur la constitution interne est réel et juste et s’il est vrai que la nature oeuvre selon un ordre et une régulation justes aussi bien dans les passions et les affections que dans les membres et les organes qu’elle forme, s’il apparaît aussi qu’elle a ainsi constitué la partie interne que rien ne lui est aussi essentiel que l’exercice et qu’aucun exercice n’est aussi essentiel que celui de l’affection sociale ou naturelle, il s’ensuit que, quand elle est affaiblie ou supprimée, la partie interne doit nécessairement souffrir et s’affaiblir. Qu’on s’applique à l’indolence, l’indifférence et l’insensibilité comme à un art et qu’on les cultive avec le plus grand soin, les passions ainsi entravées forceront leur prison et, d’une façon ou d’une autre, recouvreront leur liberté et trouveront un plein emploi. Il est sûr qu’elles se créeront un exercice inhabituel et contre nature si elles sont séparées de celui qui est bon et naturel. Ainsi, à la place d’une affection ordonnée et naturelle, une affection nouvelle et contre nature sera cultivée et l’ordre et l’économie internes seront détruits.
210. Ceux qui ont une idée très imparfaite de l’ordre de la nature dans la constitution et la structure des animaux doivent s’imaginer qu’un principe aussi important, une partie aussi fondamentale que l’affection naturelle pourrait disparaître ou s’affaiblir sans entraîner la ruine et la subversion intérieures du tempérament et de la structure de l’esprit.
211. Quiconque est un peu versé dans ce genre moral d’architecture trouvera l’édifice interne si ajusté et le tout si méticuleusement construit que l’extension un peu trop importante d’une seule passion ou (A.255) sa durée trop longue sont capables d’entraîner une ruine et une souffrance irréversibles. Il en trouvera la vérification dans le cas ordinaire de la frénésie ou du dérangement mental, quand l’esprit, se fixant trop longtemps sur un seul objet (qu’il soit avantageux ou désastreux) [95] s’effondre sous le poids de l’objet, ce qui prouve qu’il est nécessaire qu’il y ait une balance convenable et un contrepoids dans les affections. Il trouvera que, dans les différentes créatures et les sexes distincts, il y a un ordre différent et distinct, un jeu, un ensemble de passions proportionné à un ordre différent de vie, aux différentes fonctions et capacités qui leur sont assignées. De même que les opérations et les effets sont différents, les ressorts et les causes sont différents dans chaque système. Le travail intérieur est adapté à l’action et à la réalisation extérieures ; de sorte que, quand les habitudes ou les affections sont délogées, mal placées ou changées, quand celles qui appartiennent à une espèce se mélangent à celles qui appartiennent à une autre espèce, il est nécessaire qu’il y ait confusion et trouble en ces espèces.
212. Nous pouvons aisément observer tout cela en comparant les plus parfaites natures avec les plus imparfaites comme celles qui sont imparfaites de naissance parce qu’elles ont souffert de violences internes dans leur forme fœtale au fond de la matrice. Nous savons ce qu’il en est des monstres qui sont composés de différentes espèces ou de différents sexes. Ne sont pas moins monstres ceux dont la partie intérieure est déformée ou a subi un malheureux accident. Les animaux ordinaires semblent contre nature et monstrueux quand ils perdent leurs propres instincts, délaissent leur espèce, négligent leur progéniture et pervertissent les fonctions et les capacités octroyées par la nature. Quel malheur donc ce doit être pour l’HOMME, parmi toutes les créatures, de perdre ce sens et ce sentiment qui lui sont propres en tant qu’HOMME et qui sont appropriés à son caractère et à sa disposition naturelle ! Quelle infortune ce doit être pour une créature dont la dépendance sociale est plus grande que toute autre dépendance de perdre l’affection naturelle par laquelle il est incité au bien et à l’intérêt de son espèce et de sa communauté ! Tel est en vérité le partage naturel de cette affection chez les hommes que, de toutes les créatures, il est manifestement le moins capable de supporter la solitude. Il y a, rien n’est plus apparent, naturellement en tout homme un degré d’affection sociale qui l’incline à rechercher l’amitié et l’intimité de ses semblables. C’est ainsi qu’il laisse s’exprimer une passion, qu’il lâche la bride à un désir qui ne peuvent guère être empêchés par un combat ou une force intérieure, et si c’est le cas, apparaissent à coup sûr dans l’esprit la tristesse, l’abattement et la mélancolie. En effet, celui qui est insociable et qui fuit volontairement la société ou le commerce du monde doit nécessairement être morose et méchant. D’un autre côté, celui qui est séparé de ses semblables par force ou par accident trouve en son tempérament les mauvais effets de cette contrainte. L’inclination, quand elle est réprimée, produit (A.256) du mécontentement. Au contraire, elle apporte une joie curative et stimulante quand elle agit avec liberté dans toute son étendue, comme nous pouvons particulièrement le voir quand, après une longue période de solitude ou d’absence, le cœur s’ouvre, l’esprit se soulage et les secrets intérieurs s’épanchent sur la poitrine d’un ami.
213.Nous pouvons en trouver des exemples encore plus remarquables chez les personnes de la condition la plus haute, même chez les princes, les monarques et ceux qui semblent par leur condition être au-dessus du commerce ordinaire des hommes et qui affectent une sorte d’étrangeté distante par rapport au reste de l’humanité. Mais leur attitude n’est pas la même envers tous les hommes. Il est vrai que les plus sages et les meilleurs sont souvent tenus à distance car ils ne conviennent pas à leur intimité et à leurs secrètes confidences mais, pour compenser cela, d’autres se substituent à eux. Ils n’ont pas le moindre mérite et sont peut-être les hommes les plus vils et les plus méprisables mais ils suffisent cependant pour jouer le rôle d’amis et ils deviennent officiellement des favoris. Ce sont les objets d’humanité des grands. Pour eux, nous les voyons souvent avoir des soucis et souffrir. A eux, ils se confient aisément. Ils peuvent leur communiquer leur pouvoir et leur grandeur, être ouverts, libres, généreux, confiants, pleins de bonté, se réjouissant de l’action elle-même sans avoir d’autre intention ou d’autre but, leur intérêt politique se trouvant souvent dans une direction totalement contraire. Mais quand ne prévaut aucun amour du genre humain, aucune passion pour les favoris, le tempérament tyrannique ne manque pas de se montrer dans toutes ses couleurs et dans la vie, avec toute l’aigreur, toute la cruauté, toute la méfiance qui appartiennent à cet état solitaire et sombre de grandeur sans communication et sans amitié. Il n’est nul besoin de donner des preuves particulières tirées de l’histoire ou de l’époque actuelle pour soutenir cette remarque.
214. Ainsi l’on peut voir comme est prédominante l’AFFECTION NATURELLE, comme elle nous est intérieurement jointe et comme elle est enracinée dans notre nature, comme elle s’entremêle avec nos autres passions et comme elle est essentielle au mouvement et au cours réguliers de nos affections, affections dont notre bonheur et notre joie dépendent si directement.
215. Et ainsi nous avons démontré que, de même que, d’un coté, AVOIR DES AFFECTIONS NATURELLES ET BONNES, C’EST AVOIR LES PRINCIPAUX MOYENS ET LE POUVOIR D’ETRE HEUREUX, de même, d’un autre côté, EN ETRE PRIVE, C’EST ETRE MALHEUREUX ET MAUVAIS. (A.257)
Section II
216. NOUS devons maintenant prouver QU’UNE CREATURE DEVIENT MALHEUREUSE EN AYANT DES PASSIONS PRIVEES TROP VIVES OU TROP FORTES.
Pour cela, nous devons avec méthode énumérer les affections personnelles qui sont relatives à l’intérêt privé ou à l’économie séparée de la créature, comme l’amour de la vie, le désir de se venger des offenses, le plaisir ou l’appétit pour la nourriture et les moyens de la génération, l’intérêt ou le désir des commodités qui nous prémunissent et nous conservent, l’émulation ou l’amour des louanges et de l’honneur, l’indolence ou l’amour des aises et du repos. Ce sont là les affections qui sont relatives au système privé et qui constituent ce que nous appelons l’intérêt ou l’amour de soi.
217. Or ces affections, si elles sont modérées et qu’elles restent dans certaines limites, ne sont pas dommageables pour la vie sociale et ne sont pas un obstacle à la vertu mais, si elles sont d’un degré extrême, nous devenons lâches, vindicatifs, concupiscents, avares, vaniteux et ambitieux, paresseux, passions qui sont reconnues vicieuses et mauvaises par rapport à la société humaine. Qu’elles soient mauvaises aussi par rapport à la personne privée et qu’elles soient autant à son propre désavantage qu’à celui du public, c’est ce que nous pouvons considérer en les examinant séparément.
218. Si l’une de ces passions privées pouvait, pour le bien et le bonheur de la créature, être opposée à l’affection naturelle et être autorisée à la surpasser, LE DESIR, L’AMOUR DE LA VIE aurait la meilleure prétention ; mais on s’apercevra peut-être qu’aucune passion ne cause plus de malheur et de désordre que cette passion quand on lui accorde trop.
219. Rien n’est plus certain ou plus universellement admis que la vie peut parfois être un malheur et une infortune. On estime que c’est la plus grande cruauté que de forcer une créature réduite à une telle extrémité à la prolonger. Quoique la religion interdise qu’un homme puisse se relever lui-même de la vie, cependant si, par quelque heureux accident, la mort s’offre d’elle-même, elle est embrassée comme hautement bienvenue. C’est pour cette raison que les amis et les relations proches se réjouissent souvent du soulagement de l’être tant aimé, quoiqu’il n’ait pas été assez fort pour refuser ardemment la mort et s’efforcer de prolonger le plus possible son propre état indésirable.
220. Donc, puisque la vie peut fréquemment être reconnue comme un malheur et une infortune et puisque elle le devient effectivement par le seul fait d’être prolongée jusqu’aux infirmités de la vieillesse, puisque rien, aussi, n’est plus commun que (A.258) de voir la vie surestimée et payée d’un coût tel qu’elle ne peut jamais être avec justice jugée digne, il s’ensuit évidemment que la passion elle-même (c’est-à-dire l’amour de la vie et la crainte ou l’horreur de la mort) [96], si elle se situe au-delà d’un certain degré et qu’elle domine dans le tempérament d’une créature, doit la conduire directement contre son propre intérêt, la rendre à l’occasion la pire ennemie d’elle-même et la faire nécessairement agir comme telle.
221. Même si l’on admettait que l’intérêt et le bien d’une créature, par tous les moyens et toutes les voies, en toutes circonstances, à n’importe quel prix, est de conserver la vie, il serait encore contre son intérêt de conserver cette passion à un haut degré car, de cette façon, elle se révèlerait inefficace et ne conduirait en aucune façon à son but. Il n’est nul besoin de donner différents exemples car il est bien connu qu’une crainte excessive nous livre toujours au danger au lieu de nous en sauver. Il est impossible qu’un homme agisse sensément et avec présence d’esprit, même pour sa propre conservation et sa propre défense, quand une telle passion presse fortement sur lui. Dans toutes les situations extraordinaires, c’est le courage et la fermeté qui nous sauvent tandis que la lâcheté nous dérobe les moyens de notre sécurité, et ne nous prive pas seulement de nos facultés défensives mais nous pousse même au bord du désastre et nous fait rencontrer un malheur qui, de lui-même, ne nous aurait pas atteint.
222. Mais même si les conséquences de cette passion étaient moins dommageables que celles que nous avons présentées, il faudrait encore admettre qu’en elle-même cette passion ne peut qu’être misérable si c’est un malheur d’éprouver de la lâcheté et d’être hanté par ces spectres et ces horreurs qui sont propres au caractère de celui qui a une profonde crainte de la mort. En effet, ce n’est pas seulement quand les dangers se présentent et que les risques sont encourus que cette sorte de crainte oppresse et affole. Même quand elle n’est pas prédominante, même aux moments de retraite et de calme les plus sûrs et les plus tranquilles, elle ne fait aucun quartier. Tout objet nous suggère des pensées suffisantes pour en faire usage. Elle opère quand elle est le moins remarquée par autrui et elle entre dans tous les moments des parties les plus plaisantes de la vie afin de gâter et d’empoisonner toute joie et tout contentement. On peut en toute sûreté affirmer qu’en raison de cette passion seule mainte vie, si elle était vue étroitement de l’intérieur, serait trouvée tout à fait misérable, même si elle s’accompagnait de toutes les autres circonstances qui la rendent apparemment heureuse. Mais si nous ajoutons à cela les petitesses et les basses complaisances occasionnées par ce souci passionné de la vie, si nous songeons comment, à cause de cette passion, nous sommes conduits à des actions que nous ne pouvons jamais regarder sans aversion, comment, par degrés, nous sommes tirés de force de notre conduite naturelle vers des déviances et des embarras toujours plus grands, personne, à coup sûr, ne sera assez de mauvaise foi pour ne pas reconnaître que la vie, dans ce cas, devient un triste lot, vécu avec peu de liberté et de satisfaction. En effet (A.259), peut-il en être autrement quand tout ce qui est généreux et digne a été abandonné et renié, même le fondamental goût pour la vie, même le fondamental bonheur de vivre ?
223. Et ainsi il semble évident qu’avoir cette affection (le DESIR de vivre, l’AMOUR DE LA VIE) trop intense ou l’avoir au-delà d’un degré modéré est contraire à l’intérêt de la créature et contraire à son bonheur et à son bien.
224. Il y a une autre passion très différente de la passion de la crainte et qui, à un certain degré, nous préserve également et conduit à notre sécurité. De même que la crainte est utile en tant qu’elle nous incite à fuir le danger, de même cette passion est utile en nous fortifiant contre lui et en nous rendant capables de repousser l’offense et de résister à la violence quand elles se présentent. Il est vrai que, selon la stricte vertu et selon une juste régulation des affections en un homme sage et vertueux, de tels efforts en direction de l’action n’équivalent pas à ce qui est justement appelé passion ou commotion. Un homme courageux peut être prudent sans crainte effective et un homme de tempérament peut résister ou punir sans colère. Mais, dans les caractères ordinaires, il doit nécessairement y avoir quelque mélange des passions effectives elles-mêmes qui, d’ailleurs, en général, peuvent se calmer et se tempérer l’une l’autre. Ainsi la COLERE devient d’une certaine manière nécessaire. C’est par cette passion seule qu’une créature qui s’apprête à faire violence à une autre est découragée de mettre à exécution son projet quand elle remarque que la tentative affecte son semblable et que l’offense poussée plus loin ne passera pas aisément et avec impunité. C’est aussi cette passion qui, après les actes de violence et d’hostilité, fait réagir une créature et l’aide à retourner une semblable hostilité et un semblable mal contre l’agresseur. C’est ainsi que, quand la rage et le désespoir augmentent, une créature devient encore plus terrible et, étant poussée aux dernières extrémités, trouve un degré de force et de hardiesse dont elle n’a jamais fait l’expérience jusqu’alors et qui n’est apparu que par l’importance de la provocation. [97] Donc, pour ce qui est de l’affection, bien que son but immédiat soit vraiment le mal ou la punition d’un autre, elle est cependant manifestement de la sorte de ces affections qui tendent à l’avantage et à l’intérêt du système personnel, de l’animal lui-même et, à d’autres égards, elle contribue aussi au bien et à l’intérêt de l’espèce. Il n’est nul besoin d’expliquer comme la COLERE est méchante et auto-destructrice quand elle est ce que nous entendons couramment par ce mot : une passion dure et violente au moment de la provocation, ou telle qu’elle s’imprime profondément et engendre un désir fixe de vengeance et une impatiente poursuite vindicative. Il n’est alors pas étonnant que tant de choses soient faites par pur désir de vengeance et sous le poids d’un (A.260) profond ressentiment, quand le soulagement et la satisfaction trouvés dans ce laisser-aller ne sont rien d’autre que l’apaisement des plus grandes tortures et l’allègement de la sensation de malheur la plus pesante et la plus pressante. Une souffrance de cette sorte, étant pour un temps supprimée ou allégée par la satisfaction du désir, par le mal enduré par autrui, entraîne d’ailleurs la perception d’une tranquillité délicieuse, un épanchement de douceurs et une plaisante sensation. Encore n’est-ce en vérité rien de mieux que la question elle-même. En effet, ceux qui ont fait l’expérience des souffrances de la question peuvent dire de quelle manière on est affecté par l’arrêt du supplice ou un répit. De ce genre sont ces misérables jouissances perverses, cette indocilité et cette venimeuse disposition maligne qui agissent en liberté car ce n’est qu’un perpétuel soulagement d’une COLERE toujours renouvelée. En d’autres caractères, la passion ne naît pas soudainement ou elle vient de causes insignifiantes mais, dès qu’elle est en mouvement, elle ne se calme pas si aisément. La furie qui dort (LE DESIR DE VENGEANCE), une fois réveillée et excitée à son plus haut point, ne se repose pas tant qu’elle n’a pas atteint son but. Son but atteint, elle se calme et se repose, jouissant d’autant plus du soulagement et de la tranquillité qui suivent que les précédentes tortures et souffrances correspondantes ont été de longue durée et que le sentiment a été plus aigre. Certainement, si, parmi les amants et dans le langage galant, le succès d’un amour ardent est appelé le soulagement d’une souffrance, cet autre succès peut bien autrement être justement appelé ainsi. Si la première souffrance peut être estimée douce ou charmante, la seconde ne peut sûrement pas être une souffrance agréable. Il n’est pas possible de la juger autrement que comme une totale et profonde misère, un sentiment choquant et dégoûtant, auxquels rien de doux, d’aimable et d’agréable ne se mêle.
225. Il n’est pas nécessaire de mentionner les mauvais effets de cette passion sur notre esprit ou notre corps, sur notre condition privée et sur les circonstances de la vie car ces points pourraient nous rendre trop fastidieux. Ces sujets du genre moral, unis couramment à la religion, traités avec tant de rhétorique et répétés avec tant d’insistance en public sont susceptibles de provoquer la satiété des hommes. Ce qui a été dit peut peut-être suffire à rendre évident ceci : qu’être sujet à cette passion que nous avons mentionnée, c’est, en réalité, être très malheureux, et que l’habitude elle-même est une maladie de la pire sorte et est inséparable du malheur.
226. Voyons maintenant la concupiscence et ce que le monde appelle le PLAISIR. S’il était vrai (mais nous avons démontré le contraire) [98] que les jouissances les plus considérables sont les seules jouissances des sens et s’il était vrai aussi que ces jouissances des sens se trouvent en certains objets extérieurs capables de toujours donner une part convenable et certaine de (A.261) plaisir selon leur degré et leur qualité, il devrait donc s’ensuivre que la voie certaine pour acquérir le bonheur serait de se procurer largement ces objets auxquels le bonheur et le plaisir sont ainsi infailliblement attachés. Mais, quelque élégante que soit la façon d’appliquer cette idée de bien vivre, on s’apercevra que les facultés intérieures ne peuvent guère marcher de pair avec les ressources extérieures d’une abondante fortune et que, si la disposition naturelle et les aptitudes de l’intérieur ne s’accordent pas, ce sera en vain que ces objets de l’extérieur seront multipliés et acquis, même s’ils le sont avec grande facilité.
227. On peut l’observer chez ceux qui, à cause d’excès, ont contracté un constant dégoût et une constante nausée et qui pourtant conservent un constant et insatiable appétit. Mais l’appétit de cette sorte est faux et contre nature, tout comme la soif qui vient de la fièvre ou d’une débauche coutumière. Or les satisfactions de l’appétit naturel, d’une façon évidente, sont infiniment supérieures à celles des abus de la concupiscence la plus raffinée et la plus élégante. Les débauchés s’en rendent compte eux-mêmes. Les gens de cette sorte ont fait cette expérience : s’ils ne sont pas habitués à attendre l’appétit mais qu’ils le préviennent, et si, après une vie fastueuse, ils viennent, par un changement de vie, à retomber dans un cours de vie plus naturel, ou si, pour un temps, par exemple un voyage, une journée de chasse, ils en viennent à faire accidentellement l’expérience d’un véritable régime fait de tempérance et d’exercices convenables, ils reconnaissent librement que c’est alors qu’ils ont connu une satisfaction et un plaisir supérieurs à ceux qu’une table peut offrir.
228. D’un autre côté, on a souvent remarqué que les gens qui ont été accoutumés à une vie active et à un exercice salubre, qui ont eu une complète expérience d’un régime plus simple et plus naturel, regrettent ce qu’ils ont perdu en changeant de vie et jugent inférieurs les plaisirs reçus par les délicatesses de la concupiscence quand ils les comparent au souvenir qu’ils ont des satisfactions de l’état précédent. Il est évident qu’en forçant la nature et l’appétit et en excitant les sens, l’acuité de la sensation naturelle se perd. Quoique, par vice ou par mauvaise habitude, les mêmes objets d’appétit puissent être recherchés quotidiennement avec une plus grande ardeur [99], ils sont cependant appréciés avec une moindre satisfaction. Dans l’abstention, l’impatience est plus grande, dans la débauche, le plaisir est réellement moindre. Les dégoûts et les nausées qui surviennent constamment sont des sensations de la pire et de la plus détestable sorte. Rien de ce qui est goûté n’est totalement affranchi de ce mauvais relent de sens repus et d’appétit en ruines. De sorte que, loin que cet état offre un plaisir constant et aisé, l’état lui-même est en réalité une maladie et une infirmité, une corruption du plaisir (A.262) qui détruit toute sensation naturelle et agréable. Il est [donc] loin d’être vrai que, dans une vie licencieuse, nous jouissions au mieux de la VIE et que nous soyons susceptibles d’en tirer le meilleur parti.
229. Quant aux conséquences d’une telle débauche, en quoi elle est fatale au corps par de nombreuses maladies et à l’esprit en abrutissant et en rendant stupide, cela ne demande pas d’explications.
230. Pour ce qui est de l’intérêt, les conséquences sont assez évidentes. Cet état d’impuissance et de désir sans limites, en tant qu’il accroît nos besoins, doit ainsi nous assujettir à une plus grande dépendance envers autrui. Notre condition privée, quelque abondante ou aisée qu’elle puisse être, peut moins facilement nous satisfaire. Des voies doivent être découvertes, des moyens inventés pour procurer ce qui peut administrer cette impérieuse concupiscence qui nous oblige à sacrifier l’honneur à la fortune et nous jette dans tous les écarts de conduite et toutes les extravagances. Le mal que nous nous faisons à nous-mêmes par ces excès et cette intempérance sont alors sûrement visibles quand, par une impuissance de cette sorte et l’impossibilité de nous limiter, nous faisons ce qui, de notre propre aveu, nous détruit. Mais ce sont là des points évidents par eux-mêmes. Et même si nous en avions dit moins, il serait aisé de conclure que la concupiscence, les excès et la débauche sont contraires à l’intérêt réel et à la véritable jouissance de la vie.
231. Il y a une autre concupiscence, d’un genre supérieur à celui que nous avons mentionné et qui, en un sens strict, ne peut guère être appelée passion privée puisque sa seule fin est l’avantage et la promotion de l’espèce. Mais, tandis qu’aux autres affections sociales se joint seulement un plaisir mental et qu’elles sont simplement fondées sur la bonté et l’amour, à cette passion se joint quelque chose d’autre, un plaisir des sens. La nature a fait preuve d’un tel souci, d’un tel soin pour le soutien et le maintien des différentes espèces que, par une certaine indigence [100] et une sorte de nécessité de nature, les créatures sont ainsi faites qu’elles montrent de l’intérêt pour la reproduction de l’espèce. Maintenant, si c’est l’intérêt ou le bien de l’animal d’éprouver cette indigence au-delà d’un degré naturel et ordinaire, c’est ce que nous devons considérer.
232. Ayant déjà dit tant de choses sur l’appétit naturel et l’appétit contre nature, il n’est pas besoin d’en dire ici beaucoup. Si l’on admet que, pour tous les autres plaisirs, il y a une mesure propre à l’appétit qui ne peut pas être dépassée sans porter préjudice à la créature, jusqu’à dans sa capacité même de jouir du plaisir, on pourra difficilement penser qu’il n’y a pas une certaine limite, de justes bornes de cet autre appétit du genre AMOUREUX. Il nous arrive de faire l’expérience d’autres sortes de sensations ardentes que nous trouvons plaisantes et agréables quand elles se tiennent sous (A.263) un certain degré mais qui, en devenant plus fortes, deviennent oppressives et intolérables, comme le rire provoqué par le chatouillement qui devient une souffrance extrême bien que demeurent les mêmes caractéristiques de délice et de plaisir. Quoique, dans le cas de ce genre particulier de démangeaison qui appartient à une maladie dont le nom vient de l’effet [101], il en est certains qui, loin de détester la sensation, la trouvent hautement agréable et délicieuse, [102] elle n’aura guère cependant cette réputation chez les hommes les plus raffinés, même parmi ceux qui font du plaisir leur principale occupation et le bien suprême.
233. Or, s’il y a en chaque sensation de simple plaisir un certain point, un certain degré d’ardeur au-delà duquel on se rapproche de la simple rage ou la simple furie, s’il y a en vérité une nécessité de s’arrêter quelque part et de fixer une certaine limite à la passion, où fixerons-nous notre critère et comment nous réglerons-nous sinon par rapport à la nature au-delà de laquelle il n’y a aucune mesure ou règle des choses ? Or la nature peut être connue par ce que nous voyons de l’état naturel des créatures et de l’homme lui-même quand il est affranchi des préjugés d’une éducation vicieuse.
234. Celui qui a connu le bonheur d’être élevé dans une vie naturelle, qui a été accoutumé à des occupations honnêtes et à la sobriété et qui n’a pas été habitué aux excès et à l’intempérance se trouve avoir ses appétits et ses inclinations sous ses ordres. Ils ne sont pas pour cette raison moins capables de lui offrir les différents genres de plaisirs et de jouissances. Au contraire ; comme ils sont plus sains, plus robustes et qu’ils ne sont pas gâtés par l’excès et l’abus, ils doivent lui offrir une satisfaction en rapport. De sorte que, si l’on compare par expérience les deux types de sensations, celles d’un cours vertueux de sensations qui appartient à celui qui a une vie naturelle et régulière et celles d’un cours vicieux de sensations qui appartient à celui qui est relâché et dissolu, il est hors de doute que le jugement sera donné en faveur du premier, non en tenant compte des conséquences mais en considérant seulement le plaisir même des sens.
235. Il n’est nul besoin de mentionner les conséquences de ce vice sur la santé et la vigueur du corps. Le mal qu’il fait à l’esprit, quoique moins remarqué, est cependant plus grand. L’impossibilité de toute amélioration, le pitoyable gaspillage de temps, la mollesse, la paresse, l’indolence, le désordre et la licence de mille passions, par le relâchement et l’affaiblissement de l’esprit, sont suffisamment visibles quand on y réfléchit.
236. Il est peu utile de mentionner les désavantages de cette intempérance pour l’intérêt, la société et le monde et les avantages de la sobriété contraire et de la maîtrise de soi. On sait bien qu’il n’est pas d’esclavage plus grand que celui qui résulte (A.264) de la domination et du gouvernement d’une telle passion. De toutes les passions, c’est celle qu’on dompte le moins par des faveurs et des concessions et elle prétend à tout quand on la privilégie et qu’on s’y abandonne. Quiconque réfléchira saisira facilement quel est le coût de cette passion pour la modestie et l’ingénuité de notre nature, pour la fidélité et l’honnêteté de notre caractère. De cela, il apparaît qu’aucune passion n’occasionne nécessairement plus de désordre et de malheur par ses extravagances et ses excès.
237. Voyons maintenant cette passion qui est jugée particulièrement intéressée parce qu’elle a pour but la possession des richesses et ce que nous appelons un établissement dans le monde, une fortune. Si l’on suit cette passion de façon modérée et à degré raisonnable, si elle n’occasionne pas de recherche passionnée ni ne fait naître de désirs ou d’appétits ardents, il n’y a rien dans ce cas qui soit incompatible avec la vertu et cette passion convient même à la société et lui est profitable. Le système public est autant avantagé que le système privé par l’industrie que cette passion excite. Mais, si elle devient à la longue une véritable passion, le mal et le tort qu’elle fait au système public ne sont pas plus importants que ceux qu’elle fait à la personne elle-même. L’individu est [alors] en réalité son propre oppresseur et est plus un fardeau pour lui-même qu’il ne peut jamais l’être pour le genre humain.
238. Il n’est sûrement pas nécessaire d’expliquer en quoi un TEMPERAMENT AVIDE ou AVARE est misérable. Qui ne sait pas combien est petite la portion de matières terrestres suffisante pour l’usage et les commodités d’un seul homme et de combien ses affaires et ses besoins pourraient être contractés et réduits si l’on s’appliquait à une juste frugalité et si l’on recherchait la tempérance et une vie naturelle avec la moitié de l’application, de l’industrie et de l’art qui sont accordés à la somptuosité et à la concupiscence! Or, si la tempérance est en réalité aussi avantageuse et si sa pratique et ses conséquences sont aussi plaisantes et heureuses, comme on l’a expliqué précédemment, il n’est nul besoin, d’un autre côté, de mentionner quelque chose des malheurs qui accompagnent ces désirs avides et assoiffés de choses qui n’ont ni bornes ni règles car elles sont hors de la nature, au-delà des limites de ce qu’on peut désirer. En effet, où nous arrêterons-nous quand nous dépassons ces bornes ? Comment déterminerons-nous ou nous assurerons-nous qu’une chose est totalement déraisonnable et contre nature ? Quelle méthode, quelle régulation fixerons-nous à la pure imagination, à la démesure de la fantaisie d’accumuler revenus sur revenus, richesses sur richesses ?
239. De là cette inquiétude connue des esprits avides et assoiffés, quels que soient l’état et le degré de fortune dans lesquels ils se trouvent car ils ne connaissent aucune satisfaction réelle ou profonde mais une sorte d’insatiabilité propre à cette (A.265) condition. En effet, il est impossible qu’il y ait une réelle jouissance qui ne peut être que la conséquence d’un appétit naturel et juste. Quand, à cause de l’avidité et de l’ambition, le désir est toujours présent et qu’il ne peut se satisfaire de ce qu’il obtient, nous n’appelons pas volontiers cela une jouissance de la richesse et de l’honneur. Contre ce vice qu’est l’AVIDITE, on a assez continuellement dit dans le monde et selon notre façon habituelle de parler qu’un tempérament avide est en réalité la même chose qu’un tempérament misérable.
240. N’en dit-on pas autant partout des maux de cet autre tempérament avide qui va au-delà d’une honnête émulation et d’un honnête amour des louanges et passe même les bornes de la vanité et de l’amour-propre ? Telle est cette passion qui prend la forme d’un ORGUEIL et d’une AMBITION énormes. Si nous considérons maintenant le repos, le bonheur et la sécurité qui accompagnent la disposition modeste et l’esprit tranquille de quelqu’un qui se maîtrise facilement, qui est propre à occuper tout poste dans la société, qui est capable de s’adapter à n’importe quelles circonstances raisonnables, à première vue, nous avons face à nous un caractère agréable et attrayant. Il ne sera pas jugé nécessaire, après cela, de rappeler l’excellence et la bonté de la modération et les dégâts des désirs immodérés, le tort fait à soi-même, la vanité de ceux qui imaginent naïvement tirer un avantage personnel de choses comme les titres, les honneurs, les préséances, la renommée, la gloire, ou l’étonnement, l’admiration et les applaudissements du vulgaire.
241. Il est aussi évident que, quand les désirs de ce genre sont éveillés, qu’ils deviennent impétueux et qu’ils ne peuvent plus être maîtrisés, les aversions et les craintes de la partie contraire deviennent proportionnellement forts et violents, que le tempérament devient par suite soupçonneux, jaloux, pointilleux, sujet à craindre tous les événements, incapable de supporter le moindre échec, [même] les déboires ordinaires. De là, on peut conclure que tout repos et toute sécurité pour ce qui est futur et toute paix, tout contentement et toute tranquillité pour ce qui est présent sont perdus par ces passions avides du genre ambitieux et quand les appétits de gloire et d’apparence extérieure ont pris cette voie et qu’ils ne peuvent plus être maîtrisés.
242. Il existe un certain tempérament que l’on oppose souvent à ces aspirations avides et assoiffées dont nous avons parlé, non pas parce qu’il exclut réellement ces passions que sont l’avidité et l’ambition, mais parce qu’il bloque leurs effets et les empêche d’aboutir à des actions extérieures. C’est cette passion qui, en apaisant l’esprit et en le ramollissant (A.266) jusqu’à un AMOUR EXCESSIF DU REPOS et de l’INDOLENCE, rend impossibles les véritables tentatives et représente comme insurmontables les difficultés d’une course pénible et laborieuse vers les richesses et les honneurs. Or, quoiqu’être incliné à la tranquillité, aimer nous reposer modérément de l’action et nous mettre modérément en retrait nous soit aussi naturel et utile que l’inclination au sommeil, aimer le repos avec excès et contracter une aversion pour l’action et l’activité doit pourtant être une maladie de l’esprit qui équivaut à ce qu’est la léthargie pour le corps.
243. Que l’action et l’exercice soient nécessaires au corps, on peut en juger par la différence que nous trouvons entre ces constitutions qui y sont accoutumées et celles qui y sont totalement étrangères, et par la comparaison que nous pouvons faire entre la complexion et la santé créées par le travail et un exercice approprié et l’habitude du corps que nous voyons résulter d’un état de laisser-aller, d’indolence et de repos. Ce n’est pas seulement le corps que détruit l’habitude de paresser. Cette maladie qu’est la langueur corrompt tous les plaisirs d’un sens vigoureux et en bonne santé et elle porte son infection jusque dans l’esprit où elle répand la pire contagion. En effet, même si le corps peut résister un temps, il est impossible que l’esprit dans lequel la maladie s’installe puisse échapper à l’affliction et au désordre immédiats. L’habitude engendre un ennui et une inquiétude qui influencent tout le tempérament et qui convertissent le repos contre nature en une sorte de malheureuse activité, une mauvaise humeur et une mélancolie dont nous avons déjà suffisamment parlé quand nous avons considéré le défaut d’une balance convenable des affections.
244. Ce qui suit est certain : de même que dans le corps, quand les esprits [103] ne sont utilisés pour aucun travail, pour aucun exercice naturel, ils manquent de leur activité propre, se retournent contre la constitution et se trouvent une tâche destructrice, de même dans une âme, dans un esprit sans exercice et qui se languit faute d’action et d’activité appropriées, les pensées et les affections, étant empêchées de suivre leur bon cours et privées de leur énergie naturelle, produisent de l’agitation et fomentent une ardeur rancunière et des tourments d’irritation. Il s’ensuit que le tempérament devient plus impuissant par rapport aux passions, plus incapable d’une modération réelle et, semblable à un combustible préparé, il prend promptement feu à la moindre étincelle.
245. Quant à l’intérêt, il est ici très concerné. Comme l’état dans lequel cette habitude place un homme est misérable par rapport aux circonstances et aux affaires de la vie, quand il est appelé à agir ! Comme il est doit être assujetti à tous les inconvénients, comme il doit se faire défaut à lui-même et être privé de l’assistance d’autrui alors que, étant impropre à tous les offices et devoirs de la société, il est pourtant de tous les hommes celui qui en a le plus besoin puisqu’il est le moins capable de s’aider et de se soutenir lui-même ! Tout cela est évident (A.267) : avoir cette inclination très prévenue envers le repos, avoir ce tempérament paresseux, affaibli et ramolli, qui répugne au travail et à l’activité, c’est subir un inévitable mal et le fléau qui l’accompagne.
246. Ainsi avons-nous considéré les passions privées et leurs conséquences quand elles s’élèvent au-delà d’un degré modéré. Ces affections, aussi intéressées soient-elles, peuvent souvent, nous l’avons vu, devenir contraires à notre réel intérêt. Elles nous livrent aux plus grandes infortunes et au plus grand des malheurs, un caractère débauché et abject. Quand elles s’élèvent et deviennent impérieuses, à proportion, elles font que la créature devient basse et méprisable. Elles sont l’origine de que nous appelons l’égoïsme et elles donnent naissance à cette sordide disposition dont nous avons déjà parlé. Il apparaît qu’il n’y a rien de plus misérable en soi-même, de plus malheureux dans ses conséquences que d’être ainsi d’un tempérament impuissant, d’être ainsi maîtrisé par la passion et, de cette façon, être mis sous la plus servile sujétion du monde.
247. Il est en même temps évident que plus l’égoïsme se développe en nous, plus doivent se développer une certaine subtilité, une certaine dissimulation dans le comportement, attitudes qui accompagnent naturellement l’égoïsme. C’est ainsi que nous perdons la candeur et l’ingénuité de notre nature, la tranquillité et la liberté de l’esprit et, aussi, d’une certaine manière, toute fidélité et toute confiance. Les soupçons, les jalousies et les envies se multiplient. Chaque jour se forment en nous avec plus de force des buts séparés et un intérêt séparé ; les vues générales et les motifs généraux sont mis à l’écart. Plus sensiblement nous sommes disjoints de la société et de nos semblables, pire est l’opinion que nous avons de ces passions sociales [104] qui nous lient aux autres dans une alliance et une concorde étroites. Sur ces points, nous devons bien évidemment nous efforcer au silence et nous devons supprimer nos affections bonnes et naturelles puisqu’elles sont telles qu’elles nous porteraient au bien de la société contre ce que nous imaginons naïvement être notre bien et notre intérêt privés, comme nous l’avons montré.
248. Or, si ces PASSIONS EGOISTES, en plus des autres maux qu’elles occasionnent, sont en même temps les moyens certains de nous faire perdre nos affections naturelles, alors (comme nous l’avons déjà prouvé) [105], il est évident qu’elles doivent être les moyens certains de nous faire perdre la principale jouissance de la vie et de faire naître en nous ces passions horribles et contre nature et ce tempérament sauvage qui font LA PLUS GRANDE DES MISERES et la condition de vie la plus malheureuse ; ce qu’il nous reste à expliquer. (A.268)
Section III
249. Les passions que nous allons donc examiner en dernier lieu sont celles qui ne conduisent ni au bien public, ni au bien privé et qui ne donnent un avantage ni à l’espèce en général, ni à la créature en particulier. Ces passions qui s’opposent aux passions sociales et naturelles sont ce que nous appelons les AFFECTIONS CONTRE NATURE.
250. De ce genre est cette DELECTATION INHUMAINE et CONTRE NATURE à assister à des supplices et à voir la détresse, les calamités, le sang, les massacres et les destructions avec une joie et un plaisir particuliers. Cette passion a été la passion dominante de nombreux tyrans et des nations barbares et elle appartient en quelque degré à ces tempéraments qui ont rejeté cette courtoisie de conduite qui nous maintient dans un juste respect du genre humain et prévient le développement de la dureté et de la brutalité. Cette passion est absente là où la civilité et les mœurs affables ont la moindre place. Telle est la nature de ce que nous appelons la bonne éducation qui n’admet pas, entre autres corruptions, l’INHUMANITE, le plaisir barbare. Voir la souffrance d’un ennemi avec une délectation cruelle peut provenir de l’importance de la colère, du désir de se venger, de la peur ou d’autres passions privées mais se délecter de la torture et des souffrances d’autres créatures qui nous sont indifférentes, compatriotes ou étrangères, de notre espèce ou d’une autre espèce, de notre parenté ou non, connues ou inconnues, se repaître, pour ainsi dire, de la mort et se divertir de l’agonie, il n’y a rien en cela qui puisse se justifier par l’intérêt ou le bien privés déjà mentionnés. C’est totalement et absolument contre nature, horrible et misérable.
251. Il existe une autre affection proche de cette affection qui est un plaisir folâtre et espiègle, [le fait de se réjouir] de ce qui fait mal aux autres, une sorte de MALICE GRATUITE, un plaisir à la destruction, une passion qui, au lieu d’être réprimée chez les enfants, est souvent encouragée [106], de sorte qu’il n’est en vérité pas étonnant que le monde en éprouve très malheureusement les effets ; car il serait peut-être difficile de donner la raison pour laquelle ce tempérament qui a été habitué dès l’enfance à se réjouir du désordre et des ravages ne trouve pas plus tard délicieux les autres troubles et ne soit pas la cause d’un mal égal dans les familles, chez les amis et dans la société elle-même. Mais cette passion, nous l’avons déjà expliqué, n’a aucun fondement naturel.
252. La MALICE, la MALIGNITE, la MAUVAISE VOLONTE, quand elles ne sont fondées sur aucune considération intéressée, qu’il n’y a aucun sujet de colère ou de jalousie et que rien ne provoque ou ne cause ce désir de faire mal (A.269) à autrui, appartiennent aussi à ce genre de passion.
253. L’envie, quand elle naît de la prospérité ou du bonheur d’une autre créature qui n’interfèrent pas avec les nôtres, appartient aussi à ce genre de passion.
254. Il y a aussi parmi ces passions une sorte de HAINE DE L’HUMANITE ET DE LA SOCIETE, une passion qui, nous le savons parfaitement, a été prédominante chez certains hommes et à laquelle on a donné un nom particulier [107]. L’essentiel de cette passion appartient à ceux qui se sont laissés aller à une habituelle morosité ou qui, en raison d’une mauvaise nature et d’une mauvaise éducation, ont contracté des passions contraires à l’affabilité et aux mœurs civiles telles que voir ou rencontrer un étranger leur fait du mal. L’aspect même du genre humain les dérange et ils sont sûrs de toujours haïr à première vue. Une maladie de ce genre se trouve parfois en nos nations mais elle est particulière aux nations sauvages et est une caractéristique évidente de mœurs non civilisées et de la barbarie. C’est l’opposé immédiat de cette noble affection qu’on appelait, en langage ancien, hospitalité [108], c’est-à-dire un amour large de l’humanité et le secours apporté aux étrangers.
255. Nous pouvons ajouter au nombre de ces passions contre nature toutes celles qui naissent de la SUPERSTITION (comme nous l’avons déjà mentionné) et des coutumes des contrées barbares. Elles sont toutes horribles et odieuses en elles-mêmes et il n’est nul besoin de prouver qu’elles sont misérables.
256. On pourrait nommer d’autres passions, comme la concupiscence contre nature, dans les autres espèces, et d’autres perversions du désir amoureux dans notre propre espèce mais il n’est nul besoin d’ajouter ici quelque chose sur ces appétits dépravés après ce que nous avons déjà dit au sujet des passions les plus naturelles.
257. Les seules affections ou passions que nous pouvons appeler strictement contre nature, mauvaises, sont celles qui ne tendent aucunement au bien séparé ou privé. Il en est d’autres qui tendent à ce bien mais qui sont si extravagantes et si démesurées, si au-delà de la pente naturelle des passions privées ordinaires, si entièrement contraires à toutes les affections sociales et naturelles, si incompatibles avec elles qu’elles sont généralement appelées et peuvent être justement estimées contre nature et monstrueuses.
258. Parmi elles, on peut juger telles un ORGUEIL et une AMBITION ENORMES, cette ARROGANCE et cette TYRANNIE qui ne veulent (A.270) rien laisser de supérieur, de libre, de prospère. C’est comme une FUREUR qui veut que tout lui soit sacrifié, un DESIR DE VENGEANCE que rien ne peut éteindre, que rien ne peut jamais satisfaire sinon les plus grandes cruautés, un ACHARNEMENT et une RANCOEUR qui cherchent, pour ainsi dire, toute occasion de s’exercer et qui mettent la main sur le moindre objet, de telle sorte que souvent le poids de leur malveillance tombe même sur ceux qui ne sont que des objets de pitié et de compassion.
259. La TRAHISON et l’INGRATITUDE sont, pour être exact, des vices purement négatifs et elles ne sont pas en elles-mêmes de véritables passions car elles n’ont ni aversion ni inclination qui leur appartiennent mais elles dérivent du défaut, de la corruption et de la maladie des affections en général. Mais quand ces vices deviennent remarquables dans un caractère et proviennent d’une certaine manière de l’inclination et du choix, quand elles sont si prédominantes et actives qu’elles apparaissent de leur plein gré sans aucune pression extérieure, il est visible qu’elles empruntent quelque chose des passions purement contre nature et qu’elles dérivent de la méchanceté, de l’envie et de l’acharnement, comme expliqué ci-dessus.
260. On peut ici objecter que ces passions, même si elles sont contre nature, portent encore avec elles une sorte de plaisir et que, quelque barbare que soir un plaisir, il y a cependant toujours un plaisir et une satisfaction qui se fondent sur l’exercice de l’orgueil, de la tyrannie, du désir de vengeance, de la méchanceté et de la cruauté. Or, s’il est possible que, dans la nature, quelqu’un puisse éprouver une joie barbare ou méchante sans qu’elle soit la conséquence de seuls supplices ou tortures, alors peut-être pouvons-nous tolérer que ce genre de satisfaction soit appelé plaisir ou joie. Mais c’est évidemment le contraire. Aimer et être bon, avoir l’affection sociale et naturelle, être content et de bonne volonté, c’est éprouver une immédiate satisfaction et un authentique contentement. C’est une joie originelle en elle-même qui ne repose pas sur une souffrance ou une gêne qui ont précédé et qui ne produit rien d’autre que la simple satisfaction. D’un autre côté, l’animosité, la haine et l’aigreur sont une misère originelle, une torture originelle qui ne produit pas d’autre plaisir que celui d’un désir satisfait pour un moment par quelque chose qui l’apaise. Donc, quelque fort que ce plaisir puisse paraître, il n’en implique que plus le malheur de l’état qui le produit. En effet, de même que les plus cruelles souffrances corporelles qui sont apaisées par intervalles produisent (comme on l’a montré) [109] le plus grand plaisir du corps, de même les tortures les plus féroces et les plus furieuses de l’esprit, par certains moments de soulagement, offrent les jouissances mentales les plus hautes à ceux qui ne connaissent que peu celles d’un genre plus authentique.
261. Les hommes de dispositions aimables et d’un excellent tempérament ont, à un moment (A.271) ou à un autre, suffisamment fait l’expérience de ces troubles qui, aux mauvais heures et même en de petites occasions, sont susceptibles de naître. A partir de ces maigres expériences de dureté et de mauvaise humeur, ils reconnaissent pleinement et confesseront qu’ils ont passé de mauvais moments quand leur tempérament était tant soit peu froissé ou tourmenté. Que doivent donc payer ceux qui ne connaissent guère d’heures meilleures dans la vie et qui en passent l’essentiel à être agités par une mélancolie profondément active, une méchanceté à demeure et permanente et de la rancœur ? Comme doit être vive la sensation causée par tous les échecs et les empêchements fortuits ! [110] Comme doivent être forts [111] les coups portés par la déception, fortes les blessures de l’affront et grand le supplice d’une antipathie qui oeuvre contre les objets d’offense qui se multiplient ! On ne doit pas s’étonner que, pour des personnes ainsi agitées et oppressées, ce soit un grand délice d’apaiser et de calmer pour un temps ces mouvements rudes et furieux en laissant aller leur passion dans le mal et la vengeance.
262. Pour ce qui est des conséquences de cet état contre nature par rapport à l’intérêt et aux circonstances courantes de la vie, dans quelles conditions une personne qui a de cette manière perdu ce que nous appelons nature peut-elle être supposée se trouver par rapport à la société humaine, comment se sent-elle intérieurement, quel sens a-t-elle de sa propre disposition par rapport aux autres et de la disposition réciproque des autres par rapport à elle, cela se conçoit aisément.
263. Quelle joie et quel repos
y a-t-il pour celui qui est conscient qu’il ne mérite pas l’affection ou
l’amour mais qu’il mérite au contraire la mauvaise volonté et la haine de toute
âme humaine ? Quelle base pour l’horreur et le désespoir ! Quel
fondement pour la crainte et l’appréhension continuelle de l’humanité et des
pouvoirs supérieurs ! Que cette mélancolie doit être profonde et
complète quand, une fois mue, elle n’a rien de doux ni de plaisant du côté de
l’amitié pour se calmer ou se divertir ! De quelque côté que cette
créature se tourne, en quelque endroit qu’elle jette les yeux, tout autour
d’elle doit lui paraître affreux et horrible, toute chose doit lui sembler
hostile et, pour ainsi dire, acharnée contre une unique personne privée
qui est ainsi séparée de toute chose, en défiance et en guerre contre le reste
de la nature [112].
264. C’est ainsi enfin qu’un ESPRIT devient un désert où tout est rendu inculte, où toute chose juste et belle a disparu, où ne subsiste que ce qui est sauvage et difforme. Or, si être banni de son propre pays, être exilé sur une terre étrangère ou subir quelque chose qui ressemble à la solitude ou à l’abandon est si difficile à endurer, que doit-on éprouver quand on est banni intérieurement et réellement aliéné de tout commerce humain, quand on est en quelque sorte dans un désert et dans la plus horrible des solitudes, même au milieu de la société ! Que doit être cette vie quand on est en désaccord avec (A.272) toute chose, en opposition avec l’ordre et le gouvernement de l’univers et dans l’impossibilité de se réconcilier avec !
265. De là, il apparaît que les plus grandes misères accompagnent cet état qui est la conséquence de la perte de l’affection naturelle et QU’AVOIR CES AFFECTIONS HORRIBLES, MONSTRUEUSES ET CONTRE NATURE, C’EST ETRE MALHEUREUX AU PLUS HAU DEGRE.
CONCLUSION
266. Nous nous sommes ainsi efforcés de prouver ce que nous nous étions proposés au début de l’essai. Puisque, selon le sens courant et connu des mots vice et méchanceté, personne ne peut être vicieux ou mauvais, sinon : [113]
1. Par le défaut ou la faiblesse des affections naturelles,
2. Par la force de l’égoïsme,
3. Par les affections manifestement contre nature,
il doit s’ensuivre que, si chaque état est pernicieux pour la créature et qu’elle la détruit à un point tel qu’elle se trouve dans le plus complet état de misère, ETRE MECHANT OU VICIEUX, C’EST ETRE MISERABLE ET MALHEUREUX.
267. Et puisque toute action vicieuse doit, à proportion, plus ou moins favoriser le tort et le mal que la créature se fait à elle-même, il doit s’ensuivre que TOUTE ACTION VICIEUSE DOIT ËTRE MAUVAISE ET DOMMAGEABLE A LA CREATURE ELLE-MEME.
268. D’autre part, le bonheur et le bien de la VERTU ont été prouvés à partir de l’effet contraire d’autres affections, celles qui s’accordent avec la nature et l’économie de l’espèce. Nous avons relevé toutes les particularités à partir desquelles (par addition ou soustraction) [114] la somme totale de bonheur est soit augmentée, soit diminuée. Si cette combinaison d’arithmétique morale ne comporte pas d’erreur, on peut dire que le sujet traité a une évidence aussi grande que celle qu’on trouve dans les nombres et les mathématiques. En effet, qu’on pousse le scepticisme aussi loin qu’on voudra, qu’on doute, si c’est possible, de toutes les choses qui nous entourent, nous ne pouvons douter de ce qui se passe en nous-mêmes. Nos passions et nos affections nous sont connues. Elles sont certaines, quoi que puissent être les objets sur lesquelles elles s’emploient. Savoir si ces objets sont des réalités ou de pures illusions, savoir si nous sommes éveillés ou si nous rêvons, cela ne touche pas notre argument car de mauvais rêves nous dérangeront de la même façon. Un bon rêve (si la vie n’est rien d’autre) [115] pourra être tranquille (A.273) et heureux. Dans ce rêve de la vie, nos démonstrations ont donc la même force, notre balance et notre économie tiennent bon et notre obligation d’être VERTUEUX est à tout égard la même.
269. Somme toute, il ne manque pas le moindre degré de certitude dans ce qui a été dit sur le fait qu’il faut préférer les plaisirs mentaux aux plaisirs sensuels et même qu’il faut préférer les plaisirs sensuels accompagnés d’une bonne affection et d’un usage tempéré et juste à ceux qui ne sont aucunement limités ni soutenus par quelque chose de social ou d’affectueux.
270. Il n’y a pas moins d’évidence dans ce qui a été dit de la structure harmonieuse [116] et de la constitution de l’esprit et de ces passions qui constituent le tempérament, l’âme, passions dont dépend immédiatement son bonheur ou son malheur. On a montré que, dans cette constitution, l’affaiblissement de l’une des parties tend au désordre et à la ruine des autres parties et à ceux de l’ensemble lui-même à cause de la nécessaire connexion et de la nécessaire balance des affections ; que ces passions mêmes par lesquelles les hommes sont vicieux sont par elles-mêmes une torture et une maladie, que tout mal fait sciemment doit être accompagné de mauvaise conscience et, à proportion, comme l’acte est mauvais, doit affaiblir et corrompre la joie sociale et détruire à la fois la capacité de bonne affection et la conscience du mérite ; de sorte que nous ne saurions ainsi participer à la joie ou au bonheur des autres ni recevoir des satisfactions de la bonté réciproque ou de l’amour que nous imaginons chez ces autres, bonté et amour sur lesquels, cependant, les plus grands de tous nos plaisirs se fondent.
271. Si tel est le cas de l’immoralité et si l’état qui est la conséquence de ce défaut naturel est de tous le plus horrible, le plus oppressif et le plus misérable, il apparaîtra que succomber ou consentir à quelque chose de mauvais ou d’immoral, c’est faire une infraction à l’intérêt et conduire aux plus grands maux et que, d’autre part, tout ce qui fait progresser la vertu ou établit une droite affection et l’intégrité favorise l’intérêt et conduit à la jouissance et au bonheur les plus grands et les plus solides.
272. Ainsi la sagesse de ce qui règle la nature et y est PREMIER et FONDAMENTAL a fait que s’accordent l’intérêt privé et le bien de chacun avec ce qui oeuvre au bien général. Si l’homme cesse de favoriser ce bien général, dans les faits, il se fait d’autant plus défaut à lui-même et il cesse de favoriser son propre bonheur et son propre bien-être. Il est directement, à cause de cela, son propre ennemi. Il ne peut être bon et utile à lui-même qu’en demeurant bon pour la société et pour le Tout dont il est lui-même une partie. De sorte que la VERTU, de toutes les excellences et de toutes les beautés, est la principale et la plus aimable ; elle est le pilier et l’ornement des affaires humaines (A.274), pilier qui soutient les communautés, qui maintient l’union, l’amitié et les relations entre les hommes. C’est par elle que les nations aussi bien que les familles privées fleurissent et sont heureuses. Quand elle manque, tout ce qui est aimable, grand, éminent et digne doit périr et aller à la ruine. On voit que cette seule qualité, ainsi profitable à toute la société et à l’humanité en général fait également le bonheur et le bien de chaque créature en particulier, que c’est par elle seule que l’homme peut être heureux, que l’homme est misérable sans elle.
273. Ainsi, la VERTU est le bien de chacun, le VICE le mal.
Recherches sur la vertu ou le mérite
Imprimé pour la
première fois
sur une copie
imparfaite
de l’année
MDCXCIX
Revue &
corrigée
Par l’auteur
Amoto quaeramus seria ludo
Hor. Sat.I.
Tome II.
Avertissement
du numérisateur :
Nous nous sommes permis de moderniser l’orthographe. La
ponctuation n’a pas été modifiée. Au sein du texte, entre parenthèses, nous
avons indiqué le numéro des pages de l’édition Robinet.
PREMIERE PARTIE
SECTION I
(3) La Religion & la Vertu sont
unies par tant de rapports intimes, qu’on les regarde communément comme deux
Compagnes inséparables. C’est une liaison dont on pense si favorablement, qu’on
permet à peine d’en faire abstraction dans le discours & même dans
l’esprit. Je doute cependant que cette idée scrupuleuse soit confirmée par la
connaissance du monde, & nous ne manquons pas d’exemples qui paraissent
contredire cette union prétendue. N’a-t-on pas vu des peuples qui, avec tout le
zèle imaginable pour leur Religion, vivaient dans la dernière dépravation,
& n’avaient pas ombre d’humanité ; tandis que d’autres qui se
piquaient si peu d’être religieux, qu’on les regarde comme de vrais Athées,
observaient les grands principes de la morale, & nous ont arraché (4)
l’épithète de vertueux, par la tendresse & l’affection généreuse qu’ils ont
eues pour le genre humain ? En général, on a beau nous assurer qu’un homme
est plein de zèle pour sa Religion ; si nous avons à traiter avec lui,
nous nous informons encore de son caractère. « M. ***** a de la
Religion, dites-vous » ; mais « a-t-il de la
probité ? » [117]
Si vous m’eussiez fait entendre d’abord qu’il était honnête
homme, je ne me serais jamais avisé de demander, s’il était dévot. [118]
Qu’est-ce donc
que la Vertu morale ? Quelle (5) influence la Religion en général a-t-elle
sur la probité ? Jusqu’à quel point suppose-t-elle de la vertu ? Serait-il
vrai de dire que l’Athéisme exclut toute probité, & qu’il est impossible
d’avoir quelque Vertu morale, sans reconnaître un Dieu ? Ces questions
sont une suite de la réflexion précédente ; & feront la matière des
deux premières parties de ces Recherches Philosophiques.
Ce
sujet est presque tout neuf : d’ailleurs, l’examen en est épineux et
délicat : qu’on ne s’étonne donc pas, si je suis une méthode un peu
singulière. La licence de quelques plumes modernes a répandu l’alarme dans le
camp des Dévots : telle est en eux l’aigreur & l’animosité que,
quoiqu’un Auteur puisse dire en faveur de la Religion, on se récriera contre
son Ouvrage, s’il accorde quelques poids à d’autres principes. D’une autre
part, les beaux esprits & les gens du bel air, accoutumés à n’envisager
dans la Religion que quelques abus qui sont la matière éternelle de leurs
plaisanteries, craindront de s’embarquer dans un examen sérieux, (car les
raisonneurs les effraient,) & traiteront d’imbécile, un homme qui professe
le désintéressement, & qui ménage les principes de Religion. Il ne faut pas
s’attendre à recevoir d’eux plus de quartier qu’on ne leur en fait ; &
je les vois résolus à penser aussi mal de la morale de leurs Antagonistes, que
leurs Antagonistes pensent mal de la leur. Les uns & les autres croiraient
avoir trahi leur cause, s’ils avaient abandonné un pouce de terrain. Ce serait
un miracle que de persuader à ceux-ci (6) qu’il y a quelque mérite dans la
Religion, & à ceux-là, que la Vertu n’est pas concentrée toute entière dans
leur parti. Dans ces extrémités, quiconque s’élève en faveur de la Religion
& de la Vertu, & s’engage, en marquant à chacune sa puissance & ses
droits, de les conserver en bonne intelligence, celui-là, dis-je, s’expose à
faire un mauvais personnage. [119]
(7) Quoiqu’il en soit, si nous prétendons atteindre à
l’évidence & répandre quelques lumières (8) dans cet Essai, nous ne pouvons
nous dispenser de prendre les choses de loin, & de remonter à la source tant
de la croyance naturelle, que des opinions fantasques, concernant la Divinité.
Si nous nous tirons heureusement de ces commencements épineux, il faut espérer
que le reste de notre route sera doux & facile.
Ou tout est conforme au bon ordre dans l’univers, ou il y a
des choses qu’on aurait pu former plus adroitement, ordonner avec plus de
sagesse & disposer plus avantageusement pour l’intérêt général des êtres
& du tout.
Si tout est conforme au bon ordre, si tout concourt au bien
général, si tout est fait pour le mieux, il n’y a point de mal absolu
dans l’univers, point de mal relatif au tout.
Tout ce qui est tel qu’il ne peut être mieux, est
parfaitement bon.
S’il y a dans la nature quelque mal absolu, il est
possible qu’il y eût quelque chose de mieux ; sinon, tout est
parfait & comme il doit être.
S’il y a quelque chose d’absolument mal, il a été
produit à dessein ou s’est fait par hasard.
S’il a été produit à dessein, ou l’Ouvrier éternel
n’est pas seul, ou n’est pas excellent ; car s’il était excellent, il n’y
aurait point de mal absolu, c’est un autre qui l’aura causé.
(9) Si le hasard a produit dans l’univers quelque mal absolu,
l’Auteur de la nature n’est pas la cause de tout. Conséquemment, si l’on
suppose un Etre intelligent qui ne soit que la cause du bien ; mais qui
n’ait pas voulu, ou qui n’ait pu prévenir le mal absolu que le hasard ou
quelque Intelligence rivale a produit ; cet Etre est impuissant ou
défectueux : car ne pouvoir prévenir un mal absolu, c’est
l’impuissance ; ne vouloir pas le prévenir, quand on le peut, c’est
mauvaise volonté.
L’Etre tout-puissant dans la nature, & qu’on suppose la
gouverner avec intelligence & bonté, c’est ce que les hommes d’un
consentement unanime, ont appelé Dieu.
S’il y a dans la nature plusieurs Etres & semblables
& supérieurs, ce sont autant de Dieux.
Si cet Etre supérieur, supposé qu’il n’y en ait qu’un, si
ces Etres supérieurs ; supposé qu’il y en ait plusieurs, ne sont pas
essentiellement bons, on les appelle Démons.
Croire que tout a été fait & ordonné, que tout est gouverné
pour le mieux par une seule Intelligence essentiellement bonne, c’est
être un parfait Théiste.
Ne reconnaître dans la Nature d’autre cause, d’autre
principe des Etres que le hasard ; nier qu’une Intelligence suprême ait
fait, ordonné, disposé tout à quelque bien général ou particulier, c’est être
un parfait Athée.
Admettre plusieurs Intelligences supérieures, toutes
essentiellement bonnes ; c’est être Polythéiste.
(10) Soutenir que tout est gouverné par une ou plusieurs
Intelligences capricieuses, qui sans égard pour l’ordre, n’ont d’autre loi que
leurs volontés qui ne sont pas essentiellement bonnes; c’est être Démoniste.
Il y a peu d’esprits qui aient été en tout temps
invariablement attachés à la même hypothèse sur un sujet aussi profond que la
cause universelle des Etres & l’économie générale du Monde ; de l’aveu
même des personnes les plus religieuses, (*) toute leur foi leur suffit à peine en certains moments
pour les soutenir dans la conviction d’une Intelligence suprême : il est
des conjectures où frappées des défauts apparents de l’administration de
l’Univers, elles sont violemment tentées de juger désavantageusement de la
Providence.
Qu’est-ce que l’opinion d’un homme ? celle qui
lui est habituelle ; c’est l’hypothèse à laquelle il revient toujours,
& non celle dont il n’est jamais sorti, que nous appellerons son
sentiment, Qui pourra donc assurer qu’un homme qui n’est pas un stupide,
est un parfait Athée ? Car si toutes les pensées ne luttent pas en tout
temps, en toute occasion, contre toute idée, toute imagination, tout soupçon
d’une Intelligence supérieure, il n’est pas un parfait Athée. De même, si l’on
n’est pas constamment éloigné de toute idée de hasard ou de mauvais Génie, on
n’est pas parfait Théiste. C’est le sentiment dominant qui détermine
l’état. Quiconque voit (11) moins d’ordre dans l’Univers que de hasard & de
confusion, est plus Athée que Théiste. Quiconque aperçoit dans le monde des
traces plus distinctes d’un mauvais Génie que d’un bon, est moins Théiste que
Démoniste. Mais tous ces Systématiques prendront leur dénomination, selon le
côté où l’esprit se sera fixé le plus souvent dans ses oscillations.
Du mélange de ces opinions, il en résulte un grand nombre
d’autres, (*) toutes
différentes entre elles.
La Religion n’exclut que le parfait Athéisme. Le parfait
Démonisme peut avoir un culte. (12) Nous connaissons même des Nations entières
qui adorent un Diable à qui la frayeur seule porte leurs prières, leurs
offrandes & leurs sacrifices ; & nous n’ignorons pas que dans quelques
Religions, on ne regarde Dieu que comme un Etre violent, despotique, arbitraire
& destinant les Créatures à un malheur inévitable, sans aucun mérite ou
démérite prévu ; c’est-à-dire, qu’on élève un Diable sur ces autels où
l’on croit adorer un Dieu.
Outre les sectateurs des différentes opinions dont nous
venons de faire mention, nous remarquerons de plus qu’il y a beaucoup de
personnes qui par esprit de scepticisme, par indolence, ou par défaut de
lumières ne sont décidées pour aucune.
Tous ces systèmes supposés, il nous reste à examiner
comment chaque système en particulier & l’indécision même, s’accordent avec
la Vertu, & jusqu’où ils sont compatibles avec un caractère honnête &
moral.
SECONDE PARTIE.
SECTION I.
Lorsque je tourne les yeux sur les Ouvrages de l’Art ou de
la Nature, & que je sens en moi-même combien il est difficile de parler
avec exactitude des parties, sans une connaissance profonde du Tout,
je ne suis point étonné de notre insuffisance dans les recherches qui
concernent le Monde, le chef-d’œuvre de la Nature. Cependant à force
d’observations & d’étude, à force de combiner les proportions & les
formes dont la plupart des Créatures qui nous environnent, sont revêtues, nous
sommes parvenus à déterminer quelques-uns de leurs usages. Mais quelle est la
fin de ces Créatures en particulier ? En général même, à quoi sert
l’espèce entière de quelques-unes d’entre elles ? C’est ce que nous ne
connaîtrons peut-être jamais.
Nous savons que chaque Créature a un Intérêt privé,
un bien-être qui lui est propre, & auquel elle tend de toute sa
puissance ; penchant raisonnable qui a son origine dans les avantages de
sa conformation naturelle. Nous savons que la condition relative aux
autres Etres est bonne ou mauvaise, qu’elle affectionne la bonne, & que le
Créateur lui en facilité la possession. Mais si toute Créature a un bien
particulier, un intérêt privé, un but auquel tous les avantages de sa
constitution sont naturellement dirigés ; & si je remarque dans (14)
les passions, les sentiments, les affections d’une Créature, quelque chose qui
l’éloigne de sa fin, j’assurerai qu’elle est mauvaise & mal conditionnée.
Par rapport à elle-même, cela est évident. De plus, si ces sentiments, ces
appétits qui l’écartent de son but naturel, croisent encore celui de quelque
individu de son espèce, j’ajouterai qu’elle est mauvaise & mal
conditionnée, relativement aux autres. Enfin, si le même désordre dans sa
constitution naturelle qui la rend mauvaise par rapport aux autres, la rendait
aussi mauvaise par rapport à elle-même ; si la même économie dans ses
affections qui la qualifie bonne par rapport à elle-même, produisait le même
effet relativement à ses semblables, elle trouverait en ce cas son avantage
particulier en cette bonté, par laquelle elle ferait le bien d’autrui ;
& c’est en ce sens que l’intérêt privé peut s’accorder avec la Vertu
morale.
Nous approfondirons ce point à la fin de ces Recherches.
Notre objet, quant à présent, c’est de chercher en quoi consiste cette qualité
que nous désignons par le nom de bonté. Qu’est-ce que la bonté ?
Si un Historien ou quelque Voyageur nous faisait la
description d’une Créature parfaitement isolée, sans supérieure, sans égale
sans inférieure, à l’abri de tout ce qui pourrait émouvoir ses passions, seule
en un mot de son espèce, nous dirons sans hésiter, que cette Créature
singulière doit être plongée dans une affreuse mélancolie ; car quelle
consolation pourrait-elle avoir en un Monde qui n’est pour elle qu’une vaste
(15) solitude? Mais si l’on ajoutait, qu’en dépit des apparences, cette
Créature jouit de la vie, sent le bonheur d’exister, & trouve en elle-même
de la félicité ; alors nous pourrions convenir que ce n’est pas
tout à fait un monstre, & que relativement à elle-même, sa constitution
naturelle n’est pas entièrement absurde ; mais nous n’irions jamais
jusqu’à dire que cet Etre est bon. Cependant si l’on insistait & qu’on
nous objectât, qu’il est parfait dans sa manière, & conséquemment que
nous lui refusons à tort l’épithète de bon ; car qu’importe qu’il ait
quelque chose à démêler avec d’autres, ou non ? il faudrait bien
franchir le mot, & reconnaître que cet être est bon ; s’il est
possible toutefois qu’il soit parfait en soi-même, sans avoir aucun rapport
avec l’univers dans lequel il est placé. Mais si l’on venait à découvrir à
la longue quelque système dans la Nature où on pût considérer ce vivant
Automate, comme faisant partie, il perdrait incontinent le titre de bon, dont
nous l’avions décoré, puisqu’il semblerait plutôt fait pour la ruine que pour le
maintien du système dont il ferait partie. [120]
(16) Mais si dans la
structure de cet Animal ou de tout autre, j’entrevois des liens qui l’attachent
à des Etres connus & différents de lui ; si sa conformation m’indique
des rapports, même à d’autres espèces que la sienne, j’assurerai qu’il fait
partie de quelque autre système. Par exemple, s’il est mâle, il a rapport en
cette qualité avec la femelle ; & la conformation relative du mâle
& de la femelle annonce une nouvelle chaîne d’Etres & un nouvel ordre
des choses. C’est celui d’une espèce ou d’une race particulière de Créatures
qui ont une tige commune ; race qui s’accroît & s’éternise aux dépens
de plusieurs systèmes qui lui sont destinés.
(17) Donc si toute une espèce d’animaux contribue à
l’existence ou au bien-être d’une autre espèce, l’espèce sacrifiée n’est que
partie d’un autre système.
L’existence de la Mouche est nécessaire à la subsistance de
l’Araignée : aussi le vol étourdi, la structure délicate, & les
membres déliés de l’un de ces Insectes ne le destinent pas moins évidemment à
être la proie, que la force, la vigilance & l’adresse de l’autre à
être le prédateur. Les toiles de l’Araignée sont faites pour des ailes
de Mouche.
Enfin, le rapport mutuel des membres du Corps Humain ;
dans un Arbre, celui des feuilles aux branches, & des branches au tronc,
n’est pas mieux caractérisé, que l’est dans la conformation & le génie de
ces animaux, leur destination réciproque.
Les Mouches servent encore à la subsistance des Poissons
& des Oiseaux ; les Poissons & les Oiseaux à la subsistance d’une
autre espèce. C’est ainsi qu’une multitude de systèmes différents se réunissent
& se fondent, pour ainsi dire, les uns dans les autres pour ne former qu’un
seul ordre de choses.
Tous les Animaux comportent un système, & ce système
est soumis à des lois mécaniques selon lesquelles tout ce qui y entre est
calculé.
Or, si le système des Animaux se réunit au système des
Végétaux, & celui-ci au système des autres Etres qui couvrent la surface de
notre Globe, pour constituer ensemble le système Terrestre ; si la Terre
elle-même a des relations (18) connues avec le Soleil & les Planètes, il
faudra dire que tous ces systèmes ne sont que des parties d’un système plus
étendu. Enfin, si la Nature entière n’est qu’un seul & vaste système que
tous les autres Etres composent, il n’y aura aucun de ces Etres qui ne soit
mauvais ou bon par rapport à ce grand Tout, dont il est une Partie ; (*) car si cet Etre est superflu, (19) ou déplacé, c’est une
imperfection, & conséquemment un mal absolu dans le système général.
Si un Etre est absolument mauvais, il est tel relativement
au système général, & ce système est imparfait. Mais si le mal d’un système
particulier fait le bien d’un autre système, si ce mal apparent contribue au
bien général, comme il arrive, lorsqu’une espèce subsiste par la destruction
d’une autre, lorsque la corruption d’un Etre en fait éclore un nouveau,
lorsqu’un tourbillon se fond dans un tourbillon voisin, ce mal particulier
n’est pas un mal absolu, non plus qu’une dent qui pousse avec douleur, n’est
pas un mal réel dans un système, que cet inconvénient prétendu conduit à la
perfection.
Nous nous garderons donc de prononcer qu’un Etre est
absolument mauvais, à moins que nous ne soyons en état de démontrer qu’il n’est
bon dans aucun système. 6
(20) Si l’on remarquait
dans la Nature une espèce qui fût incommode à toute autre, cette espèce
mauvaise relativement au système général serait mauvaise en elle-même. De même
dans chaque espèce d’Animaux ; par exemple, dans l’espèce Humaine, si
quelque individu est d’un caractère pernicieux à tous ses semblables, il
méritera le nom de mauvais dans son espèce.
Je dis d’un caractère pernicieux ; car un
méchant Homme, ce n’est ni celui dont le corps est couvert de peste, ni celui
qui dans une fièvre violente, s’élance, frappe & blesse quiconque ose
l’approcher. Par la même raison, je n’appellerai point honnête homme celui qui
ne blesse personne, parce qu’il est étroitement garrotté, ou, ce qui revient à
cet état, celui qui n’abandonne ses mauvais desseins que par la crainte d’un
châtiment ou par l’espoir d’une récompense.
(21) Dans une Créature raisonnable, tout ce qui n’est point
fait par affection , n’est ni mal, ni bien : l’Homme n’est bon ou méchant,
que lorsque l’intérêt ou le désavantage de son système est l’objet immédiat de
la passion qui le meut.
Puisque l’inclination seule rend la Créature méchante ou
bonne, conforme à la nature, ou dénaturée, nous allons maintenant examiner
quelles sont les inclinations naturelles & bonnes, & quelles sont les
affections contraires à la nature, & mauvaises.
SECTION II.
Remarquez d’abord que toute affection qui a pour objet un
bien imaginaire, devenant superflu & diminuant l’énergie de celles qui nous
portent aux biens réels, est vicieuse en elle-même, & mauvaise relativement
à l’intérêt particulier & au bonheur de la Créature.
Si l’on pouvait supposer que quelqu’un de ces penchants qui
entraînent la Créature à ses intérêts particuliers, fût, dans son énergie
légitime, incompatible avec le bien général, un tel penchant serait vicieux.
Conséquemment à cette hypothèse, une Créature ne pourrait agir conformément sa
nature sans être mauvaise dans la société ; ou contribuer aux intérêts de
la société, sans être dénaturée par rapport à elle-même. Mais si le penchant a
ses intérêts privés, n’est injurieux à la société, (22) que quand il est
excessif, & jamais lorsqu’il est tempéré, nous dirons alors que l’excès a
rendu vicieux un penchant qui dans sa nature était bon. Ainsi toute inclination
qui portera la Créature à son bien particulier, pour être vicieuse, doit être
nuisible à l’intérêt public. C’est ce défaut qui caractérise l’Homme
intéressé ; défaut contre lequel on se récrie si haut, 7 quand il est trop marqué.
Mais si dans la Créature, l’amour de son intérêt propre
n’est point incompatible avec le bien général, quelque concentré que cet amour
puisse être ; s’il est même important à la société que chacun de ses
membres s’applique sérieusement à ce qui le concerne en son particulier, (23)
ce sentiment est si peu vicieux, que la Créature ne peut être bonne sans en
être pénétrée : car si c’est faire tort à la société que de négliger sa
conservation, cet excès de désintéressement rendrait la Créature méchante &
dénaturée, autant que l’absence de toute autre affection naturelle. Jugement
qu’on ne balancerait pas à porter, si l’on voyait un homme fermer les yeux sur
les précipices qui s’ouvriraient devant lui, ou, sans égard pour son
tempérament & pour sa santé, braver la distinction des saisons & des
vêtements. On peut envelopper dans la même condamnation quiconque serait
frappé (*)
d’aversion pour le commerce des femmes, & qu’un tempérament dépravé, mais
non pas un vice de conformation, rendrait inhabile à la propagation de
l’espèce.
L’amour des intérêts privés peut donc être bon ou
mauvais : si cette passion est trop vive, & telle, par exemple, qu’un
attachement à la vie qui nous rendrait incapable d’un acte généreux, elle est
vicieuse, & conséquemment la Créature qu’elle dirige, est mal dirigée &
plus ou moins mauvaise. Celui donc à qui, par un désir excessif de vivre, il
arriverait de faire quelque bien, ne mérite non plus par le bien qu’il fait,
qu’un Avocat qui n’a que son salaire en (24) vue, lors même qu’il défend la
cause de l’innocence, ou qu’un soldat qui, dans la guerre la plus juste, ne
combat que parce qu’il reçoit la paie.
Quelque avantage que l’on ait procuré à la Société, le
motif seul fait le mérite. Illustrez-vous par de grandes actions, tant qu’il
vous plaira, vous serez vicieux, tant que vous n’agirez que par des principes
intéressés. Vous poursuivez votre bien particulier avec toute la modération
possible ; à la bonne heure : mais si vous n’aviez point d’autre
motif en rendant à votre espèce ce que vous lui deviez par inclination
naturelle ; vous n’êtes pas vertueux.
En effet, quels que soient les secours étrangers qui vous
ont incliné vers le bien ; quoi que ce soit qui vous ait prêté main forte
contre vos inclinations perverses, tant que vous conserverez le même caractère,
je ne verrai point en vous de bonté. Vous ne serez bon que quand vous ferez le
bien d’affection & de cœur.
Si par hasard, quelqu’une de ces Créatures douces, privées,
& amies de l’Homme, développant un caractère contraire à sa constitution
naturelle, devenait sauvage & cruelle, on ne manquerait pas d’être frappé
de ce phénomène & de se récrier sur sa dépravation. Supposons maintenant
que le temps & des soins la dépouillassent de cette férocité accidentelle,
& la ramenassent à la douleur de celles de son espèce, on dirait que cette
Créature s’est rétablie dans son état naturel. Mais si la guérison n’est que
simulée si l’animal hypocrite revient à sa méchanceté, (25) sitôt que la
crainte de son Geôlier l’abandonne, direz-vous que la douceur est son vrai
caractère, son caractère naturel ? non, sans doute. Le tempérament est tel
qu’il était, & l’Animal est toujours méchant.
Donc la bonté ou la méchanceté animales 8 de la Créature à sa source dans son tempérament actuel.
Donc la Créature sera bonne en ce sens, lorsqu’en suivant la pente de ses
affections, elle aimera le bien, & le fera sans contrainte, & qu’elle
haïra & fuira le mal, sans (26) effroi pour le châtiment. La Créature sera
méchante au contraire, si elle ne reçoit pas de ses inclinations naturelles la
force de remplir ses fonctions, ou si des inclinations dépravées l’entraînent
au mal, & l’éloignent du bien qui lui sont propres.
En général, lorsque toutes les affections sont d’accord
avec l’intérêt de l’espèce, le tempérament naturel est parfaitement bon. Au
contraire, si l’on manque de quelque affection avantageuse, ou qu’on en ait de
superflues, de faibles, de nuisibles, & d’opposées à cette fin principale,
le tempérament est dépravé, & conséquemment l’animal est méchant ; il
n’y a que de plus ou du moins.
Il est inutile d’entrer ici dans le détail des affections,
& de démontrer que la colère, l’envie, la paresse, l’orgueil & le reste
de ces passions généralement détestées, sont mauvaises en elles-mêmes, & rendent
méchante la Créature qui en est affectée. Mais il est à propos d’observer que
la tendresse la plus naturelle, celle des mères pour leurs petits, & des
parents pour leurs enfants a des bornes prescrites, au delà desquelles elle
dégénère en vice. L’excès de l’affection maternelle peut anéantir les effets de
l’amour, & le trop de commisération mettre hors d’état de procurer du
secours. Dans d’autres conjonctures, le même amour peut se changer en une
espèce de frénésie ; la pitié devenir faiblesse ; l’horreur de la
mort se convertir en lâcheté ; le mépris des dangers en témérité ; la
haine de la vie ou toute autre passion qui conduit à la destruction, au
désespoir ou folie.
SECTION III.
(27) Mais passons de cette bonté pure & simple dont
toute Créature sensible est capable, à cette qualité qu’on appelle Vertu &
qui convient ici bas à l’Homme seul.
Dans toute Créature capable de se former des notions
exactes des choses, cette écorce des Etres dont les sens sont frappés, n’est
pas l’unique objet de ses affections. Les actions elles-mêmes, les passions qui
les ont produites, la commisération, l’affabilité, la reconnaissance &
leurs Antagonistes s’offrent bientôt à son esprit, & ces familles ennemies
qui ne lui sont point étrangères, sont pour elle de nouveaux objets d’une
tendresse ou d’une haine réfléchie.
Les sujets intellectuels & moraux agissent sur l’esprit
à peu près de la même manière que les Etres organisés sur les sens. Les
figures, les proportions, les mouvements & les couleurs de ceux-ci ne sont
pas plutôt exposés à nos yeux, qu’il résulte de l’arrangement & de
l’économie de leurs parties, une beauté qui nous recrée, ou une difformité qui
nous choque. Tel est aussi sur les esprits l’effet de la conduite & des
actions humaines. La régularité & le désordre dans ces objets les affectent
diversement, & le jugement qu’ils en portent n’est pas moins nécessité que
celui des sens.
L’entendement a ses yeux : les esprits entre eux se
prêtent l’oreille ; ils aperçoivent des proportions ; ils sont
sensibles à des accords ; ils mesurent, pour ainsi dire, les sentiments
& (28) les pensées ; en un mot, ils ont leur critique à qui rien
n’échappe. Les sens ne sont ni plus réellement ni plus vivement frappées, soit
par les nombres de la Musique, soit par les formes & les proportions des
Etres corporels, que les esprits par la connaissance & le détail des
affections. Ils distinguent dans les caractères, douceur & dureté ;
ils y démêlent l’agréable & le dégoûtant, le dissonant & l’harmonieux ;
en un mot, ils y discernent, & laideur & beauté ; laideur qui va
jusqu’à exciter leur mépris & leur aversion ; beauté qui les
transporte quelquefois d’admiration & les tient en extase. Devant tout
Homme qui pèse mûrement les choses, ce serait une affectation puérile 9 que (29) de nier qu’il y ait dans les Etres moraux, ainsi
que dans les objets corporels, un vrai beau, un beau essentiel, un sublime
réel. 10
(30) Or, de même que les objets sensibles, les images des
Corps, les couleurs & les sons agissent (31) perpétuellement sur nos yeux,
affectent nos sens, lors même que nous sommeillons. Les (32) Etres
intellectuels & moraux, non moins puissants sur l’esprit, l’appliquent
& l’exercent en tout temps. Ces formes le captivent dans l’absence même des
réalités.
Mais le cœur regarde-t-il avec indifférence les esquisses
des mœurs que l’esprit est forcé de tracer & qui lui sont presque toujours
présentes ? Je m’en rapporte au sentiment intérieur. Il me dit qu’aussi
nécessité dans ses jugements, que l’esprit dans ses opérations, sa corruption
ne va jamais jusqu’à lui dérober totalement la différence du beau & du
laid, & qu’il ne manquera pas d’approuver le naturel & l’honnête, &
de rejeter le déshonnête & le dépravé, surtout dans les moments désintéressés :
c’est alors un connaisseur équitable qui se promène dans une galerie de
Peintures, qui s’émerveille de la hardiesse de ce trait, qui sourit à la
douceur de (33) ce sentiment, qui se prête au tour de cette affection, &
qui passe dédaigneusement sur tout ce qui blesse la belle Nature.
Les sentiments, les inclinations, les affections, les
penchants, les dispositions, & conséquemment toute la conduite des
Créatures dans les différents états de la vie, sont les sujets d’une infinité
de Tableaux exécutés par l’esprit, qui saisit avec promptitude & rend avec
vivacité & le bien & le mal. Nouvelle épreuve, nouvel exercice pour le
cœur qui, dans son état naturel & sain, est affecté du raisonnable & du
beau ; mais qui dans la dépravation renonce à ses lumières pour embrasser
le monstrueux & le laid.
Par conséquent, point de Vertu morale, point de mérite,
sans quelques notions claires & distinctes du bien général, & sans une
connaissance réfléchie de ce qui est moralement bien ou mal, digne d’admiration
ou de haine, droit ou injuste. Car quoique nous disions communément d’un Cheval
mauvais, qu’il est vicieux, on n’a jamais dit d’un bon Cheval ou de tout autre
animal imbécile & stupide, pour docile qu’il fût, qu’il était méritant
& vertueux.
Qu’une Créature soit généreuse, douce, affable, ferme &
compatissante ; si jamais elle n’a réfléchi sur ce qu’elle pratique &
voit pratiquer aux autres ; si elle ne s’est fait aucune idée nette &
précise du bien & du mal ; si les charmes de la Vertu & de
l’honnêteté ne sont point les objets de son affection, son caractère n’est
point vertueux par principes : elle en est (34) encore à acquérir cette
connaissance active de la droiture qui devait la déterminer ; cet amour
désintéressé de la Vertu, qui seul pouvait donner tout le prix à ses actions.
Tout ce qui part d’une mauvaise affection est mauvais,
inique & blâmable : mais si les affections sont saines, si leur objet
est avantageux à la société, & digne en tout temps de la poursuite d’un
Etre raisonnable, ces deux conditions réunies formeront ce qu’on appelle
droiture, équité dans les actions. Faire tort, ce n’est pas faire
injustice : car un fils généreux peut, sans cesser de l’être, tuer par
malheur ou par maladresse, son père au lieu de l’ennemi dont il s’efforçait de le
garantir ; mais si par une affection déplacée, il eut porté ses secours à
quelqu’un d’autre, ou négligé les moyens de le conserver par défaut de
tendresse, il eût été coupable d’injustice.
Si l’objet de notre affection est raisonnable, s’il est digne
de notre ardeur & de nos soins, l’imperfection ou la faiblesse des sens ne
nous rendent point coupables d’injustice. Supposons qu’un homme dont le
jugement est entier & les affections saines, mais la constitution si
bizarre & les organes si dépravés, qu’à travers ces miroirs trompeurs il
n’aperçoive les objets que défigurés, estropiés & tout autres qu’ils
sont ; il est évident que le défaut ne résidant point dans la partie
supérieure & libre, cette infortunée Créature ne peut passer pour vicieuse.
Il n’en est pas ainsi des opinions qu’on adopte, des idées
qu’on se fait ou des Religions qu’on professe. Si dans une de ces Contrées (35)
jadis soumises aux plus extravagantes superstitions, où les Chats, les
Crocodiles, les Singes & d’autres animaux vils & malfaisants, étaient
adorés, un de ces Idolâtres se fût saintement persuadé qu’il était juste de
préférer le salut d’un Chat au salut de son Père, & qu’il ne pouvait se
dispenser en conscience de traiter en ennemi, quiconque ne professait pas ce
culte ; ce fidèle Croyant n’eut été qu’un homme détestable, & de toute
action fondée sur des dogmes pareils, ne peut être qu’injuste, abominable &
maudite.
Toute méprise sur la valeur des choses qui tend à détruire
quelque affection raisonnable, ou à en produire d’injustes, rend vicieux, &
nul motif ne peut excuser cette dépravation. Celui, par exemple, qui séduit par
des vices brillants, a mal placé son estime, est vicieux lui-même. Il est
quelquefois aisé de remonter à l’origine de cette corruption nationale. Ici,
c’est un Ambitieux qui vous étonne par le bruit de ses exploits ; là,
c’est un Pirate, ou quelque injuste Conquérant, qui par des crimes illustres a
surpris l’admiration des peuples, & mis en honneur des caractères qu’on
devrait détester. Quiconque applaudit à ces renommées, se dégrade
lui-même. Quant à celui qui croyant estimer & chérir un homme vertueux,
n’est que la dupe d’un scélérat hypocrite, il peut être un sot ; mais il
n’est pas un méchant pour cela.
L’erreur de fait ne touchant point aux affections, ne
produit point le vice ; mais l’erreur de droit influe dans toute Créature
raisonnable (36) & conséquente, sur ses affections naturelles, & ne
peut manquer de la rendre vicieuse.
Mais il y a beaucoup d’occasions où les matières de droit
sont d’une discussion trop épineuse, même pour les personnes les plus
éclairées. 11 Dans
ces circonstances, une faute légère ne suffit pas pour dépouiller un homme du
caractère & du titre de vertueux. Mais lorsque la superstition ou des
coutumes barbares le précipitent dans de grossières erreurs sur l’emploi de ses
affections ; lorsque ces bévues sont si fréquentes, si lourdes & si
compliquées qu’elles tirent la Créature de son état naturel, c’est-à-dire,
lorsqu’elles exigent d’elle des sentiments contraires à l’humaine société,
& pernicieux dans la vie civile ; céder, c’est renoncer à la Vertu.
Concluons donc que le Mérite ou la Vertu (37) dépendent
d’une connaissance de la justice & d’une fermeté de raison, capables de
nous diriger dans l’emploi de nos affections. Notions de la justice, courage de
la raison, ressources uniques dans le danger où l’on se trouve de consacrer ses
efforts, & de prostituer son estime à des abominations, à des horreurs, à
des idées destructives de toute affection naturelle. Affections naturelles,
fondements de la société, que les lois sanguinaires d’un point d’honneur &
les principes erronés d’une fausse religion tendent quelquefois à saper. Lois
& principes qui sont vicieux, & ne conduiront ceux qui les suivent
qu’au crime & à la dépravation, puisque la justice & la raison les
combattent. Quoique ce soit donc qui, sous prétexte d’un bien présent ou futur,
prescrive aux hommes de la part de Dieu, la trahison, l’ingratitude, & les
cruautés ; quoique ce soit, qui leur apprenne à persécuter leurs
semblables par bonne amitié, à tourmenter par passe-temps leurs Prisonniers de
guerre, à souiller les Autels de sang humain, à se tourmenter eux-mêmes, à se
macérer cruellement, à se déchirer dans des accès 12 de zèle en présence de leurs Divinités, (38) & à
commettre, pour les honorer ou pour leur complaire, quelque action inhumaine
& brutale ; qu’ils refusent d’obéir, s’ils sont vertueux, & qu’ils
ne permettent point aux vains applaudissements de la coutume, ou aux Oracles
imposteurs de la superstition, d’étouffer les cris de la Nature & les
conseils de la Vertu. Toutes ces actions que l’humanité 13 (39) proscrit, seront toujours des horreurs en dépit des
coutumes barbares, des lois capricieuses, & des faux cultes qui les auront
ordonnées. Mais rien ne peut altérer les lois éternelles de la Justice.
SECTION IV.
Les Créatures qui ne sont affectées que par les objets
sensibles, sont bonnes ou mauvaises selon que leurs affections sensible sont
bien ou mal ordonnées. Mais c’est toute autre chose dans les Créatures capables
de trouver dans le bien ou le mal moral, des motifs raisonnés de tendresse ou
d’aversion ; car dans un individu de cette espèce, quelque déréglées que
soient les affections sensibles, le caractère sera bon & l’individu vertueux,
tant que ces penchants libertins demeureront subordonnés aux affections
réfléchies dont nous avons parlé.
Il y a plus. Si le tempérament est bouillant, colérique,
amoureux, & si la Créature domptant ces passions, s’attache à la vertu, en
dépit de leurs efforts ; nous disons alors que son (40) mérite en est
d’autant plus grand , & nous avons raison. Si toutefois l’intérêt
privé était la seule digue qui la retînt ; si, sans égard pour les charmes
de la Vertu, son unique bien était le fléau de ses vices, nous avons démontré
qu’elle n’en serait pas plus vertueuse : mais il est certain que si de
plein gré, & sans aucun motif bas & servile, l’homme colère étouffe la
passion, & le luxurieux réprime ses mouvements ; si tous deux
supérieurs à la violence de leurs penchants, ils sont devenus, l’un modeste
& l’autre tranquille & doux ; nous applaudirons à leur vertu,
beaucoup plus hautement que s’ils n’avaient point eu d’obstacles à surmonter.
Quoi donc ! le penchant au vice serait-il un relief pour la vertu ?
Des inclinations perverses seraient-elles nécessaires à la perfection de
l’homme vertueux ?
Voici à quoi se réduit cette espèce de difficulté. Si les
affections libertines se révoltent par quelqu’endroit, pourvu que leur effort
soit souverainement réprimé, c’est une preuve incontestable que la vertu,
maîtresse du caractère, y prédomine : mais si la Créature vertueuse à
meilleur compte, n’éprouve aucune sédition de la part de ses passions, on peut
dire qu’elle suit les principes de la vertu, sans donner d’exercice à ses
forces. La vertu qui n’a point d’ennemis à combattre dans ce dernier cas, n’en
est peut-être pas moins puissante ; & celui qui dans le premier cas, a
vaincu ses ennemis, n’en est pas moins vertueux. Au contraire, débarrassé des
obstacles (41) qui s’opposaient à ses progrès, il peut se livrer entièrement à
la vertu, & la posséder dans un degré plus éminent.
C’est ainsi que la vertu se partage en degrés inégaux chez
l’espèce raisonnable, c’est-à-dire, chez les hommes, quoiqu’il n’y en ait pas
un entre eux peut-être, qui jouisse de cette raison saine & solide, qui
seule peut constituer un caractère uniforme & parfait. C’est ainsi qu’avec
la vertu, le vice dispose de leur conduite alternativement vainqueur &
vaincu ; car il est évident par ce que nous avons dit jusqu’à présent,
que, quel que soit dans une Créature le désordre des affections, tant par
rapport aux objets sensibles, que par rapport aux Etres intellectuels &
moraux ; quelque effrénés que soient ses principes ; quelque
furieuse, impudique ou cruelle qu’elle soit devenue ; si toutefois il lui
reste la moindre sensibilité pour les charmes de la vertu ; si elle donne
encore quelque signe de bonté, de commisération, de douceur, ou de
reconnaissance ; il est, dis-je, évident que la vertu n’est pas morte en
elle, & qu’elle n’est pas entièrement vicieuse & dénaturée.
Un criminel, qui par un sentiment d’honneur & de
fidélité pour ses complices, refuse de les déclarer, & qui, plutôt que de
les trahir, endure les derniers tourments & la mort même, a certainement
quelques principes de vertu ; mais qu’il déplace. C’est aussi le jugement
qu’il fait porter de ce malfaiteur, qui (42) plutôt que d’exécuter ses
compagnons, aima mieux mourir avec eux.
Nous avons vu combien il était difficile de dire de
quelqu’un, qu’il était un parfait Athée ; il paraît maintenant qu’il ne
l’est guère moins d’assurer qu’un homme est parfaitement vicieux. Il reste aux
plus grands scélérats toujours quelque étincelle de vertu, & un mot des
plus justes que je connaisse, c’est celui-ci : « Rien n’est aussi
rare qu’un parfaitement honnête homme, si ce n’est peut-être un parfait
scélérat » ; car partout où il y a la moindre affection intègre, il y
a, à parler exactement, quelque germe de vertu.
Après avoir examiné ce que c’est que la Vertu en elle-même,
nous allons considérer comment elle s’accorde avec les différents systèmes
concernant la Divinité.
TROISIEME PARTIE.
SECTION I.
Puisque l’essence de la vertu consiste, comme nous l’avons
démontré, dans une juste disposition, dans une affection tempérée de la
Créature raisonnable pour les objets intellectuels & moraux de la justice,
afin d’anéantir ou d’énerver en elle les principes de la vertu, il faut,
1°, Ou
lui ôter le sentiment & les idées naturelles du juste & de l’injuste,
2°, Ou
lui en donner de fausses idées,
3°, Ou
soulever contre ce sentiment intérieur d’autres affections.
De l’autre côté, pour accroître & fortifier les
principes de la vertu, il faut :
1°, Ou
nourrir & aiguiser, pour ainsi dire, le sentiment de droiture & de
justice,
2°, Ou
l’entretenir dans toute sa pureté,
3°, Ou
lui soumettre toute autre affection.
Considérons maintenant quel est celui de ces effets, que
chaque hypothèse concernant la Divinité, doit naturellement produire, ou, tout au
moins, favoriser.
PREMIER
EFFET.
Priver
la Créature du sentiment naturel du juste & de l’injuste.
On ne nous soupçonnera pas sans doute d’entendre (44)
par « priver la Créature du sentiment naturel du juste & de
l’injuste » effacer en elle toute notion du bien & du mal relatifs à
la Société ; car qu’il y ait bien & mal par rapport à l’espèce, c’est
un point qu’on ne peut totalement obscurcir. L’intérêt public est une chose
généralement avouée ; & rien de mieux connu de chaque Particulier, que
ce qui les concerne tous en général. Ainsi, quand nous dirons qu’une Créature a
perdu tout sentiment de droiture & d’injustice, nous supposerons au
contraire qu’elle est toujours capable de discerner le bien & le mal
relatifs à son espèce ; mais qu’elle y est devenue parfaitement
insensible, & que l’excellence & la bassesse des actions morales
n’excitent plus en elle ni estime ni aversion : de sorte que, sans un
intérêt particulier, & des plus étroitement concentré qui vit toujours en
elle, & qui lui arrache quelquefois des jugements favorables à la vertu, on
pourrait dire qu’elle n’affectionne dans les mœurs ni laideur ni beauté, &
que tout y est, par rapport à elle, d’une monstrueuse uniformité.
Une Créature raisonnable qui en offense une autre mal à
propos, sent que l’appréhension d’un traitement égal doit soulever contre elle
le ressentiment & l’animosité de celles qui l’observent. Celui qui fait
tort à un seul, se reconnaît intérieurement pour aussi odieux à chacun, que
s’il les avait tous offensés.
Le crime trouve donc pour ennemis tous ceux qu’il
alarme ; par la raison des contraires, la vertu d’un Particulier a droit à
la bienveillance de tout le monde. (45) Ce sentiment n’est pas étranger aux
hommes les plus méchants. Lors donc qu’on parle du sentiment naturel
d’injustice & d’équité, si par cette expression on prétend désigner quelque
chose de plus que ce que nous venons de dire, c’est sans doute que cette vive
antipathie pour l’injustice, & cette affection tendre pour la droiture,
particulières aux profondément honnêtes gens.
Qu’une Créature sensible puisse naître si dépravée, si mal
constituée, que la connaissance des objets qui sont à sa portée, n’excite en
elle aucune affection ; qu’elle soit originellement incapable d’amour, de
pitié, de reconnaissance & de toute autre passion sociale ; c’est une
hypothèse chimérique. Qu’une Créature raisonnable, quelque tempérament qu’elle
ait reçu de la nature, ait senti l’impression des objets proportionnés à ses
facultés ; que les images de la justice, de la générosité, de la
tempérance & des autres vertus se soient gravées dans son esprit, &
qu’elle n’ait éprouvé aucun penchant pour ces qualités, aucune aversion pour
leurs contraires ; qu’elle soit demeurée vis-à-vis de ces représentations
dans une parfaite neutralité ; c’est une autre chimère. L’esprit ne se
conçoit non plus sans affection pour les choses qu’il connaît, que sans la
puissance de connaître ; mais s’il est une fois en état de se former des
idées d’action, de passion, de tempérament & de mœurs, il discernera dans
ces objets laideur & beauté aussi nécessairement que l’œil aperçoit
rapports & disproportions dans les figures, & que l’oreille sent
harmonie & (46) dissonance dans les sons. On pourrait soutenir contre nous
qu’il n’y a ni charmes ni difformité réelle dans les objets intellectuels &
moraux ; mais on ne disconviendra jamais qu’il n’y en ait d’imaginés &
dont le pouvoir est grand. Si l’on nie que la chose soit dans la nature, on
avouera du moins que c’est de la nature que nous tenons l’idée qu’elle y
existe : car la prévention naturelle en faveur de cette distinction de
laideur & de beauté morales, est si puissante ; cette différence dans
les objets intellectuels & moraux préoccupe tellement notre esprit, qu’il
faut de l’art, de violents efforts, un exercice continué & de pénibles
méditations pour l’obtenir.
Le sentiment du juste & de l’injuste nous étant aussi
naturel que nos affections ; cette qualité étant un des premiers éléments
de notre constitution, il n’y a point de spéculation, de croyance, de
persuasion, de culte capable de l’anéantir immédiatement & directement.
Déplacer ce qui nous est naturel, c’est l’ouvrage d’une longue habitude ;
autre nature. Or, la distinction d’injustice & d’équité nous est
originelle : apercevoir dans les Etres intellectuels & moraux, laideur
& beauté, c’est une opération aussi naturelle, & peut-être antérieure
dans notre esprit à l’opération semblable sur les Etres organisés. Il n’y a
donc qu’un exercice contraire qui puisse la troubler pour toujours ou la
suspendre pour un temps.
Nous savons tous que si
par défaut de conformation, par accident ou par habitude, on prend une
contenance désagréable, on contracte (47) un tic ridicule, on affecte quelque
geste choquant ; toute l’attention, tous les soins, toutes les précautions
qu’un désir sincère de s’en défaire peut suggérer, suffisent à peine pour en
venir à bout. La nature est bien autrement opiniâtre. Elle s’afflige &
s’irrite sous le joug, toujours prête à le secouer : c’est un travail sans
fin que de la maîtriser. L’indocilité de l’esprit est prodigieuse, surtout
quand il est question des sentiments naturels & de ces idées anticipées,
telles que la distinction de la droiture & de l’injustice. On a beau les
combattre & se tourmenter ; ce sont des hôtes intraitables contre
lesquels il faut recourir aux grands expédients, aux dernières violences. La
plus extravagante superstition, l’opinion nationale la plus absurde ne les
excluront jamais parfaitement.
Comme le Théisme, l’Athéisme & même le Démonisme n’ont
aucune action immédiate & directe, relativement à la distinction morale de
la droiture & de l’injustice ; comme tout culte, soit impie, soit
religieux, n’opère sur cette idée naturelle & première que par
l’intervention & la révolte des autres affections, nous ne parlerons de
l’effet de ces hypothèses que dans le troisième cas, où nous examinerons
l’accord où l’opposition des affections avec le sentiment naturel par lequel
nous distinguons la droiture de l’injustice.
SECTION II.
SECOND
EFFET.
Dépraver
le sentiment naturel du juste & de l’injuste.
Cet effet ne peut être que le fruit de la coutume & de
l’éducation, dont les forces se réunissent quelquefois contre celles de la
nature, comme on peut le remarquer dans ces contrées où l’usage & la
politique encouragent par des applaudissements, & consacrent par des
marques d’honneur des actions naturellement odieuses & déshonnêtes. C’est à
l’aide de ces prestiges qu’un homme se surmontant lui-même, s’imagine servir sa
Patrie, étendre la terreur de sa Nation, travailler à sa propre gloire &
faire un acte héroïque, en mangeant en dépit de la nature & de son estomac,
la chair de son ennemi.
Mais pour en venir aux différents systèmes concernant la
Divinité & à l’effet qu’ils produisent dans ce cas ; il ne paraît pas
d’abord que l’Athéisme ait aucune influence diamétralement contraire à la
pureté du sentiments naturel de la droiture & de l’injustice. Un malheureux
que cette hypothèse aura jeté & entretenu dans une longue habitude de
crimes, peut avoir les idées de justice & d’honnêteté fort
obscurcies ; mais elle ne le conduit point par elle-même à regarder comme
grande & belle une action vile & déshonnête. Ce système moins dangereux
(49) en ceci seulement que la superstition, ne prêche point qu’il est beau de
s’accoupler avec des animaux, ou de s’assouvir de la chair de son ennemi. Mais
il n’y a point d’horreurs, point d’abominations qui ne puissent être embrassées
comme des choses excellentes, louables, & saintes, si quelque culte dépravé
les ordonne. 14
(50) Et je ne vois point en cela de prodige ; car
toutes les fois que sous l’autorité prétendue ou le bon plaisir des Dieux, la
superstition exige quelque action détestable ; si malgré le voile sacré
dont on l’enveloppe, le fidèle en pénètre l’énormité ; de quel œil
verra-t-il les objets de son culte ? 15 En portant aux pieds de leurs autels, des offrandes que la
crainte lui arrache, il les traitera dans le fond de son cœur, comme des tyrans
odieux & méchants : mais c’est ce que sa Religion lui défend
expressément de penser : « les Dieux ne se contentent pas d’encens,
lui crie-t-elle ; il faut que l’estime accompagne l’hommage. » Le
voilà donc forcé d’aimer & d’admirer des Etres qui lui paraissent injustes,
de respecter leurs commandements, d’accomplir en aveugle les crimes qu’ils
ordonnent, & par conséquent de prendre pour saint & pour bon, ce qui
est en soi horrible & détestable.
Si Jupiter est le Dieu qu’on adore, & si son histoire
le représente d’un tempérament amoureux & se livrant sans pudeur à toute
l’étendue de ses désirs, il est constant qu’en prenant ce récit à la lettre,
son adorateur doit regarder l’impudicité comme une Vertu 16 Si la superstition (51) élève sur des autels un Etre
vindicatif, colère, rancunier, sophiste, lançant ses foudres au hasard, &
punissant quand il est offensé, d’autres que ceux qui lui ont fait
injure ; si pour finir son caractère, il aime la supercherie ; s’il
encourage les hommes au parjure (52) & à la trahison ; & si par
une injuste prédilection, il comble de ses biens un petit nombre de favoris, je
ne doute point qu’à l’aide des Ministres & des Poètes, le Peuple ne
respecte incessamment toutes ces imperfections, & ne prenne d’heureuses
dispositions à la vengeance, à la partialité : car il est aisé de
métamorphoser des vices grossiers en qualités éclatantes, quand on vient à les
rencontrer dans un Etre sur lequel on ne lève les yeux qu’avec admiration.
Cependant, il faut avouer que, si le culte est vide
d’amour, d’estime & de cordialité ; si c’est un pur cérémonial auquel
on est entraîné par la crainte ou par la violence, l’Adorateur n’est pas en
grand danger d’altérer ses idées naturelles : car si, tandis qu’il
satisfait aux préceptes de sa Religion ; qu’il s’occupe à se concilier les
faveurs de sa Divinité, en obéissant à ses ordres prétendus, c’est l’effroi qui
le détermine : s’il consomme à regret un sacrifice qu’il déteste au fond
de son âme, comme une action barbare & dénaturée, ce n’est pas à son Dieu
dont il entrevoit la méchanceté, qu’il rend hommage ; c’est proprement à
l’équité naturelle dont il respecte le sentiment, dans l’instant même de
l’infraction. Tel est dans le vrai son état ; quelque réservé qu’il puisse
être à prononcer entre son cœur & sa Religion, & à former un système
raisonné sur la contradiction de ses idées avec les préceptes de sa Loi. Mais
persévérant dans sa crédulité, répétant ses pieux exercices, se
familiarise-t-il à la longue avec la méchanceté, la tyrannie, la rancune, la
partialité (53), la bizarrerie de son Dieu ? il se réconciliera
proportionnellement avec les qualités qu’il abhorrait en lui, & telle sera
la force de cet exemple, qu’il en viendra jusqu’à regarder les actions les plus
cruelles & les plus barbares, je ne dis pas comme bonnes & justes, mais
comme grandes, nobles, divines & dignes d’être imitées.
Celui qui admet un Dieu vrai, juste & bon, suppose une
droiture & une injustice, un vrai & un faux, une bonté & une
malice, indépendants de cet Etre suprême, & par lesquels il juge qu’un Dieu
doit être vrai, juste & bon. Car si ses décrets, ses actions, ou ses lois
constituaient la bonté, la justice & la vérité ; assurer de Dieu qu’il
est vrai, juste & bon, ce serait ne rien dire : puisque, si cet Etre
affirmait les deux parties d’une proposition contradictoire, elles seraient
vraies l’une & l’autre : si sans raison, il condamnait une Créature à
souffrir pour le crime d’autrui ; ou s’il destinait sans sujet & sans
distinction, les uns à la peine & les autres aux plaisirs, tous ces
jugements seraient équitables. En conséquence d’une telle supposition, assurer
qu’une chose est vraie ou fausse, ou juste ou inique, bonne ou mauvaise, c’est
dire des mots, & parler sans entendre.
D’où je conclus que rendre
un culte sincère & réel à quelque Etre suprême qu’on connaît pour injuste
& méchant, c’est s’exposer à perdre tout sentiment d’équité, toute idée de
justice & toute notion de vérité. Le zèle doit à la longue supplanter la
probité, dans celui qui (54) professe de bonne foi une Religion dont les préceptes
sont opposés aux principes fondamentaux de la Morale.
Si la méchanceté reconnue d’un Etre suprême influe sur ses
adorateurs ; si elle déprave les affections, confond les idées de vérité,
de justice, de bonté, & sape la distinction naturelle de la droiture &
de l’injustice ; rien au contraire n’est plus propre à modérer les
passions, à rectifier les idées & à fortifier l’amour de la justice &
de la vérité, que la croyance d’un Dieu que son histoire représente en toute
occasion, comme un modèle de véracité, de justice & de bonté. La persuasion
d’une Providence divine qui s’étend à tout, & dont l’Univers entier ressent
constamment les effets, est un puissant aiguillon pour nous engager à suivre
les mêmes principes dans les bornes étroites de notre sphère. Mais si dans
notre conduite, nous ne perdons jamais de vue les intérêts généraux de notre
espèce ; si le bien public est notre boussole, il est impossible que nous
errions jamais dans les jugements que nous porterons de la droiture & de
l’injustice.
Ainsi, quand au second effet, la Religion produira beaucoup
de mal ou beaucoup de bien, selon qu’elle sera bonne ou mauvaise. Il n’en est
pas de même de l’Athéisme : il peut, à la vérité, occasionner la confusion
des idées d’injustice & d’équité ; mais ce n’est pas en qualité pure
& simple d’Athéisme ; c’est un mal réservé aux cultes dépravés, &
à toutes ces opinions fantasques concernant la Divinité ; monstrueuse
famille qui tire son origine de la superstition, & que la crédulité perpétue.
SECTION III.
(55)
TROISIEME EFFET.
Révolter les affections contre le sentiment
naturel du juste & de l’injuste.
Il est évident que les sentiments ou principes d’intégrité
seront des règles de conduite pour la Créature qui les possède, s’ils ne
trouvent aucune opposition de la part de quelque penchant entièrement tourné à
son intérêt particulier, ou de ces passions brusques & violentes qui,
subjuguant tout sentiment d’équité, éclipsent même en elle les idées de son
bien privé & la jettent hors de ces voies familières qui la conduisent au
bonheur.
Notre dessein n’est pas d’examiner ici par quel moyen ce
désordre s’introduit & s’accroît ; mais de considérer seulement
quelles influences favorables ou contraires, il reçoit des sentiments divers
concernant la Divinité.
Qu’il soit possible qu’une Créature ait été frappée de la
laideur & de la beauté des objets intellectuels & moraux, &
conséquemment que la distinction de la droiture & de l’injustice lui soit
familière, longtemps avant que d’avoir eu des notions claires & distinctes
de la Divinité ; c’est une chose presque indubitable. 17 En (56) effet, conçoit-on qu’un Etre tel que l’homme, en
qui la faculté de penser & de réfléchir s’étend par des degrés insensibles
& lents, soit, moralement parlant, assez exercé au sortir du berceau pour
sentir la justesse & la liaison de (57) ces spéculations déliées & de
ces raisonnements subtils & métaphysiques sur l’existence d’un Dieu ?
Mais supposons qu’une Créature incapable de penser & de
réfléchir, ait toutefois de bonnes qualités & quelques affections
droites ; qu’elle aime son espèce ; qu’elle soit courageuse,
reconnaissante & miséricordieuse, il est certain, que, dans le même instant
que vous accorderez à cet Automate la faculté de raisonner, il approuvera ces
penchants honnêtes ; qu’il se complaira dans ces affections
sociales ; qu’il y trouvera de la douceur & des charmes, & que les
passions contraires lui paraîtront odieuses. Or, le voilà dès lors frappé de la
différence du juste & de l’injuste, & capable de Vertu.
On peut donc supposer qu’une Créature avait des idées de
droiture & d’injustice,& que la connaissance du Vice & de la Vertu
la préoccupait, avant que de posséder des notions claires & distinctes de
la Divinité. L’expérience vient encore à l’appui de cette supposition ;
car chez les Peuples qui n’ont pas ombre de Religion, ne remarque-t-on pas
entre les hommes la même diversité de caractères que dans les contrées
éclairées ? Le vice et la vertu ne les différencient-ils pas entre
eux ? Tandis que les uns sont orgueilleux, durs & cruels, &
conséquemment enclins à approuver les actes violents & tyranniques ;
d’autres sont naturellement affables, doux, modestes, généreux, & dès lors
amis des affections paisibles & sociales.
(58) Pour déterminer
maintenant ce que la connaissance d’un Dieu opère sur les hommes, il faut
savoir par quels motifs, & sur quel fondement ils lui portent leurs
hommages, & se conforment à ses ordres. C’est, ou relativement à sa
toute-puissance, & dans la supposition qu’ils en ont des biens à espérer
& des maux à craindre ; ou relativement à son excellence, & dans
la pensée qu’imiter sa conduite, c’est le dernier degré de la perfection.
En premier lieu : si le Dieu qu’on adore n’est qu’un
Etre puissant sur la Créature qui ne lui porte son hommage que par le seul
motif d’une crainte servile ou d’une espérance mercenaire ; si les
récompenses qu’elle attend, ou les châtiments qu’elle redoute, la contraignent
à faire le bien qu’elle hait, ou à s’éloigner du mal qu’elle affectionne ;
nous avons démontré qu’il n’y avait en elle, ni Vertu, ni Bonté. Cet adorateur
servile avec une conduite irréprochable devant les hommes, ne mérite non plus
devant Dieu que s’il avait suivi sans frayeur la perversité de ses affections.
Il n’y a non plus de piété, de droiture, de sainteté dans une Créature ainsi
réformée, que d’innocence & de sobriété dans un Singe sous le fouet, que de
douceur & de docilité dans un Tigre enchaîné. Car quelles que soient les
actions de ces Animaux, ou de l’Homme à leur place, tant que l’affection sera
la même ; que le cœur sera rebelle ; que la crainte dominera &
inclinera la volonté ; l’obéissance & tout ce que la frayeur produira,
sera bas & servile. Plus prompte sera l’obéissance, plus profonde la
soumission ; (59) plus il y aura de bassesse & de lâcheté, quel que
soit leur objet. Que le Maître soit mauvais ou bon ? qu’importe, si
l’Esclave est toujours le même. Je dis plus : si l’Esclave n’obéit que par
une crainte hypocrite à un Maître plein de bonté, sa nature n’en est que plus méchante
& son service que plus vil. Cette disposition habituelle décèle un
attachement souverain à ses propres intérêts & une entière dépravation dans
le caractère.
En second lieu : si le Dieu d’un Peuple est un Etre
excellent, & qui soit adoré comme tel ; si, faisant abstraction de sa
puissance, c’est particulièrement à sa bonté que l’on rend hommage ; si
l’on remarque dans le caractère que ses Ministres lui donnent, & dans les
histoires qu’ils en racontent, une prédilection pour la Vertu, & une affection
générale pour tous les Etres ; certes, un si beau modèle ne peut manquer
d’encourager au bien, & de fortifier l’amour de la Justice contre les
affections ennemies.
Mais un autre motif se joint encore à la force de l’exemple
pour produire ce grand effet. Un Théiste parfait est fortement persuadé de la
prééminence d’un Etre tout-puissant, spectateur de la conduite humaine &
témoin oculaire de tout ce qui se passe dans l’Univers. Dans la retraite la
plus obscure, dans la solitude la plus profonde, son Dieu le voit. Il agit donc
en la présence d’un être plus respectable pour lui mille fois que l’assemblée
du monde la plus auguste. Quelle honte n’aurait-il pas de commettre une action
odieuse en cette compagnie ? (60) quelle satisfaction, au contraire,
d’avoir pratiqué la Vertu en présence de son Dieu ; quand même déchiré par
des langues calomnieuses, il serait devenu l’opprobre & le rebut de la
société ? Le Théisme favorise donc la Vertu ; & l’Athéisme, privé
d’un si grand secours, est en cela défectueux.
Considérons à présent ce que la crainte des peines à venir
& l’espoir des biens futurs occasionneraient dans la même croyance,
relativement à la Vertu. D’abord il est aisé d’inférer de ce que nous avons dit
ci-devant, que cet espoir & cet effroi ne sont pas du genre des affections
libérales & généreuses, ni de la nature de ces mouvements qui complètent le
mérite moral des actions. Si ces motifs ont une influence prédominante dans la
conduite d’une Créature que l’amour désintéressé devrait principalement
diriger, la conduite est servile, & la Créature n’est pas encore vertueuse.
Ajoutez à ceci une réflexion particulière ; c’est que
dans toute hypothèse de Religion où l’espoir & la crainte sont admis comme
motifs principaux & premiers de nos actions ; l’intérêt particulier, qui
naturellement n’est en nous que trop vif, n’a rien qui le tempère & qui le
restreigne, & doit par conséquent se fortifier chaque jour par l’exercice
des passions, dans des matières de cette importance. Il y a donc à craindre que
cette affection servile ne triomphe à la longue, & n’exerce son empire dans
toutes les conjonctures de la vie ; qu’une attention habituelle à un
intérêt particulier ne diminue d’autant plus l’amour du bien général, que cet
(61) intérêt particulier sera grand ; enfin, que le cœur & l’esprit ne
viennent à se rétrécir ; défaut, à ce qu’on dit en morale, remarquable
dans les dévots de toute Religion. 18
Quoi qu’il en soit, il
faut convenir que si la vraie piété consiste à aimer Dieu par rapport à
lui-même, une attention inquiète à des intérêts privés, doit en quelque sorte
la dégrader. Aimer Dieu seulement comme la cause de son bonheur particulier,
c’est avoir pour lui l’affection du méchant pour le vil instrument de ses
plaisirs. D’ailleurs, plus le dévouement à l’intérêt privé occupe de place,
moins il en laisse à l’amour du bien général ou de tout autre objet digne par
lui-même de notre admiration & de notre estime ; tel en un mot que le
Dieu des personnes éclairées.
C’est ainsi qu’un amour excessif de la vie peut nuire à la
Vertu, affaiblir l’amour du bien public & ruiner la vraie piété ; car
plus cette affection sera grande, moins la Créature sera capable de se résigner
sincèrement aux ordres de la Divinité : & si par hasard l’espoir des
récompenses à venir était, à l’exclusion de tout amour, le seul motif de sa
résignation ; si cette pensée excluait absolument en elle tout sentiment
libéral & désintéressé, ce serait un vrai marché qui n’indiquerait ni Vertu
ni Mérite, & dont voici, à proprement parler, la cédule : « Je
résigne à Dieu ma vie & mes plaisirs présents, à condition d’en recevoir
(62) en échange une vie & des plaisirs futurs qui valent infiniment
mieux. »
Quoique la violence des affections privées puisse
préjudicier à la Vertu, j’avouerai toute fois qu’il y a des conjonctures dans
lesquelles la crainte des châtiments & l’espoir des récompenses lui servent
d’appui, quelque mercenaires qu’elles soient.
Les passions violentes, telles que la colère, la haine, la
luxure & d’autres peuvent, comme nous l’avons déjà remarqué, ébranler
l’amour le plus vif du bien public, déraciner les idées les plus profondes de
Vertu, & pervertir entièrement le sentiment naturel du juste & de
l’injuste. Mais si l’esprit n’avait aucune digue à leur opposer, elles
produiraient infailliblement ce ravage, & le meilleur caractère se
dépraverait à la longue. La Religion y pourvoit : elle crie incessamment
que ces affections & toutes les actions qu’elles produisent, sont maudites
& détestables aux yeux de Dieu ; sa voix consterne le Vice, &
rassure la Vertu ; le calme renaît dans l’esprit ; il aperçoit le
danger qu’il a couru, & s’attache plus fortement que jamais aux principes
qu’il était sur le point d’abandonner.
La crainte des peines & l’espoir des récompenses sont encore
propres à raffermir celui que le partage des affections fait chanceler dans la
Vertu. Je dis plus. Quand une fois l’esprit est imbu d’idées fausses, &
lorsque la Créature entêtée d’opinions absurdes se raidit contre le vrai,
méconnaît le bon, porte son estime & donne la préférence au vice ;
sans la crainte (63) des peines & l’espoir des récompenses, il n’y a plus
de retour.
Imaginez un homme qui ait quelque bonté naturelle & de
la droiture dans le caractère ; mais né avec un tempérament lâche &
mol qui le rende incapable de faire face à l’adversité, & de braver la
misère ; vient-il par malheur à subir ces épreuves ? le chagrin
s’empare de son esprit, tout l’afflige, il s’irrite, il s’emporte contre ce
qu’il imagine être la cause de son infortune. Dans cet état il s’offre à sa
pensée ; ou si des amis corrompus lui suggèrent que sa probité est la
source de ses peines, & que pour se réconcilier avec la fortune, il n’a
qu’à rompre avec la Vertu, il est certain que l’estime qu’il porte à cette qualité,
s’affaiblira à mesure que le trouble & les aigreurs augmenteront dans son
esprit, & qu’elle s’éclipsera bientôt, si la considération des biens futurs
dont la Vertu lui promet la jouissance, en dédommagement de ceux qu’il
regrette, ne le soutient contre les pensées funestes qui lui viennent ou les
mauvais avis qu’il reçoit, ne suspend la dépravation imminente de son
caractère, & ne le fixe dans ses premiers principes.
Si par de faux jugements on a pris quelques Vices en
affection, & les Vertus contraires en dédain ; si, par exemple, on
regarde le pardon des injures comme une bassesse, & la vengeance comme un
acte héroïque, on préviendrait peut-être les suites de cette erreur, en
considérant que la douceur porte avec elle sa récompense, dans la tranquillité
& les autres avantages qu’elle procure, & que la rancune (64) détruit.
C’est par cet utile artifice que la modestie, la candeur, la sobriété &
d’autres Vertus, quelquefois méprisées, pourraient entrer dans l’estime, &
les passions opposées dans le mépris, qui leur sont dus, & qu’on
parviendrait avec le temps à pratiquer les uns & à détester les autres,
sans le moindre égard pour les plaisirs ou pour les peines qui les
accompagnent.
C’est par ces raisons que
rien n’est plus avantageux dans un Etat qu’une administration vertueuse &
qu’une équitable distribution des punitions & des récompenses ; c’est
un mur d’airain contre lequel se brisent presque toujours les complots des
méchants ; c’est une digue qui tourne leurs efforts au bien de la société ;
c’est plus que tout cela ; c’est un moyen sûr d’attacher les hommes à la
Vertu, en attachant à la Vertu leur intérêt particulier ; d’écarter tous
les préjugés qui les en éloignent ; de lui préparer dans leurs cœurs un
accueil favorable, & de les mettre par une pratique constante du bien, dans
un sentier dont on ne les détournerait pas sans peine. S’il arrivait qu’un
Peuple arraché au despotisme & à la barbarie, policé par des lois, &
devenu vertueux dans le cours d’une administration équitable, retombât brusquement
sous un gouvernement arbitraire, tel que celui des Peuples Orientaux, sa Vertu
s’irritant dans les fers, il n’en sera que plus prompt à les secouer & que
plus propre à les rompre. Si toutefois la tyrannie & ses artifices viennent
à prévaloir, & si ce peuple perd toute liberté, avant qu’une injuste
distribution des récompenses (65) & des châtiments lui ait ôté le sentiment
de cette injure, avant que l’habitude l’ait fait à sa chaîne, les semences
dispersées de sa Vertu première pousseront des racines qu’on distinguera jusque
dans les générations suivantes.
Mais quoique la distribution équitable des récompenses
& des punitions soit dans un gouvernement, une cause essentielle de la
Vertu d’un Peuple, nous remarquerons que l’exemple plus efficace encore décide
ses inclinations 19 &
forme son caractère. Si le Magistrat n’est pas vertueux, la meilleure
administration produira peu de chose ; au contraire, les Sujets aimeront
& respecteront les Lois, s’ils sont une fois persuadés de la Vertu de celui
qui les juge.
Mais pour en revenir aux récompenses & aux châtiments ; c’est moins l’attrait ou l’effroi qui fait leur avantage dans la société, que l’estime (66) de la Vertu & la haine du Vice que ces expressions publiques de l’approbation ou de la censure du genre humain réveillent dans l’honnête Homme & dans le Scélérat. En effet, dans les Exécutions, on voit assez communément que la honte du crime & l’infamie du supplice sont presque toute la peine des Criminels. Ce n’est pas tant la mort qui cause l’horreur du Patient & des Spectateurs, que la potence ou la roue que le déclare infracteur des Lois de la Justice & de l’humanité.
Dans les familles, l’effet des récompenses & des
châtiments est le même que dans la société. Un Maître sévère, le fouet à la
main, rendra sans doute son Esclave ou son Mercenaire attentif à ses
devoirs ; mais il n’en sera pas meilleur. Cependant le même homme, revêtu
d’un caractère plus doux, avec de faibles récompenses & des corrections
légères, formera des enfants vertueux. A l’aide, tantôt de ses menaces, tantôt
de ses caresses, il leur inculquera des principes qu’ils suivront bientôt sans
égard pour la récompenses qui les encourageait, ou pour la verge qui les
effrayait ; & c’est là ce que nous appelons une éducation honnête
& libérale. Tout autre culte rendu à Dieu, tout autre service rendu à
l’homme est vil, & ne mérite aucun éloge.
Dans la Religion, si les récompenses qu’elle promet sont
libérales ; si le bonheur futur consiste dans la jouissance d’un plaisir
vertueux, tel, par exemple, que la pratique ou la contemplation de la Vertu
même, dans une autre vie, (67) (c’est le cas du Christianisme 20) il est évident que le désir de cet état ne peut naître
que d’un grand amour de la Vertu, & conserve par conséquent toute la
dignité de son origine. Car ce désir n’est point un sentiment intéressé ;
l’amour de la Vertu n’est jamais un penchant vil & sordide ; le désir
de la vie par amour de la Vertu, ne peut donc passer pour tel. Mais si ce désir
d’une autre vie naissait de l’horreur ou de la mort ou de
l’anéantissement ; s’il était occasionné par quelque affection vicieuse,
ou par un attachement à des choses étrangères à la Vertu, il ne serait plus
vertueux.
Si donc une Créature raisonnable, sans égard pour la Vertu,
aime la vie par rapport à la vie même, peut-être fera-t-elle pour la conserver,
ou par horreur de la mort, quelque action de virilité ; peut-être en
s’efforçant de mépriser les objets de sa crainte, tendra-t-elle à la
perfection ; mais cette effort n’est pas encore une Vertu. Cette Créature
est tout au plus dans les avenues, sur la route : après s’être embarquée
(68) par pur intérêt, la bassesse avouée du motif ne la met point au
port ; en un mot, elle ne sera vertueuse que quand ses efforts feront
germer en elle quelque affection pour la bonté morale considérée comme telle,
& sans égard à ses intérêts.
Tels sont les avantages & les désavantages qui
reviennent à la Vertu, de ses liaisons avec les intérêts privés de la Créature.
Car, quoique la multiplicité des vues intéressées soit peu propre à donner du
relief aux actions, l’homme n’en sera que plus ferme dans la Vertu, s’il est
une fois convaincu qu’elle ne croise jamais ses vrais intérêts.
Celui donc, qui, par un mûr examen & de solides
réflexions, s’est assuré qu’on n’est heureux dans ce Monde qu’autant qu’on est
vertueux, & que le vice ne peut être que misérable, a mis sa vertu dans un
abri louable & nécessaire, sans chercher dans l’intégrité morale des
commodités relatives à son état présent, à sa constitution, ou à d’autres circonstances
pareilles ; s’il est persuadé qu’une puissance supérieure & toujours
attentive au train du monde, prête un secours immédiat à l’honnête homme contre
les attentats du méchant, il ne perdra jamais rien de l’estime qu’il doit à la
Vertu ; estime qui s’affaiblirait peut-être en lui sans cette croyance.
Mais si, peu convaincu d’une assistance actuelle de la Providence, il est dans
une attente ferme & constante des récompenses à venir, sa vertu trouvera le
même appui dans cette hypothèse.
Remarquez cependant que
dans un système (69) où l’on ferait sonner si haut ces récompenses infinies,
les cœurs en pourraient tellement être affectés, qu’ils négligeraient &
peut-être oublieraient à la longue les motifs désintéressés de pratiquer la
Vertu. D’ailleurs, cette merveilleuse attente des biens ineffables d’une autre
vie, doit conséquemment déprimer la valeur & ralentir la poursuite des
choses passagères de celle-ci. Une Créature possédée d’un intérêt si
particulier & si grand, pourrait compter le reste pour rien, & toute
occupée de son salut éternel, traiter quelquefois comme des distractions
méprisables, & des affections viles, terrestres & momentanées, les
douceurs de l’amitié, les lois du sang & les devoirs de l’humanité. Une
imagination frappée de la sorte décriera peut-être les avantages temporels de
la bonté & les récompenses naturelles de la Vertu, élèvera jusqu’aux nues
la félicité des méchants, & déclarera dans les accès d’un zèle inconsidéré
que, « sans l’attente des biens futurs & sans la crainte des peines éternelles,
elle renoncerait à la probité pour se livrer entièrement à la débauche, au
crime & à la dépravation. » Ce qui démontre que rien en quelque façon
ne serait plus fatal à la Vertu qu’une croyance incertaine & vague des
récompenses & des châtiments à venir. Car si ce fondement sur lequel on
aurait appuyé tout l’édifice moral, vient une fois à manquer, je vois la Vertu
chanceler, rester sans appui, & prête à s’écrouler.
Quant à l’Athéisme, il ne faut pas s’imaginer que ce
système, tout monstrueux qu’il est, (70) décrie & anéantisse tous les
avantages de la Vertu. 21 Pour
être convaincu qu’il y a du profit à être vertueux, il n’est pas nécessaire de
croire en Dieu ; mais le préjugé contraire une fois contracté, le mal est
sans remède, & il faut convenir qu’indirectement l’Athéisme y conduit.
Il est presque impossible de faire grand cas des avantages
présents de la Vertu, sans concevoir une haute idée de la satisfaction qui naît
de l’estime & de la bienveillance du genre humain ; mais pour
connaître tout le prix de cette satisfaction, il faut l’avoir éprouvée. C’est
donc sur la possession ravissante de l’affection généreuse des hommes, &
sur la connaissance de l’énergie de ce plaisir, que sont fondés ceux qui
placent le bonheur actuel dans la pratique des Vertus. Mais supposer qu’il n’y
a ni bonté ni charmes dans la nature ; que cet Etre suprême, qui nous
prescrit la bienveillance pour nos semblables, par les témoignages journaliers
que nous recevons de la sienne, est un Etre chimérique ; ce n’est pas le
moyen d’aiguiser les affections sociales & d’acquérir l’amour désintéressé
de la Vertu. Au contraire, un tel (71) système tend à confondre les idées de
laideur & de beauté, & à supprimer ce tribut habituel d’admiration que
nous rendons au dessein, aux proportions, & à l’harmonie qui règnent dans
l’ordre des choses. Car que peut offrir l’Univers de grand &
d’admirable à celui qui regarde l’univers même, comme un modèle de
désordre ? Celui pour qui le Tout dénué de perfections, n’est qu’une vaste
difformité, remarquera-t-il quelque beauté dans les parties subordonnées ?
Cependant quoi de plus affligeant que de penser que l’on
existe dans un éternel chaos ? qu’on fait partie d’une machine détraquée
dont on a mille désastres à craindre, & où l’on n’aperçoit rien de bon,
rien de satisfaisant, rien qui n’excite le mépris, la haine & le
dégoût ? Ces idées sombres & mélancoliques doivent influer sur le
caractère, affecter les inclinations sociales, mettre de l’aigreur dans le tempérament,
affaiblir l’amour de la justice & saper à la longue les principes de la
Vertu.
Il n’en est pas de même de celui qui adore un Dieu ;
mais un Dieu qui ne soit pas vainement honoré du titre de bon, qui le soit en
effet ; un Dieu dont l’histoire offre à chaque page des marques de douceur
& de bonté. Un tel homme admet conséquemment des récompenses & des
châtiments à venir : il est persuadé de plus que les récompenses sont
destinées au Mérite & à la Vertu, & les châtiments au vice & à la méchanceté,
sans que des qualités étrangères à celles-là, ou des circonstances imprévues
puissent tromper son attente ; autrement (72) perdant de vue les notions
de châtiment & de récompense, il n’admettrait qu’une distribution
capricieuse de biens & de maux, & tout son système sur l’autre monde,
ne serait dans celui-ci d’aucun avantage pour sa Vertu. A l’aide de ces
hypothèses, il pourrait conserver son intégrité dans les plus critiques
circonstances de la vie, eût-il été jeté par des événements singuliers, ou des
raisonnements sophistiques dans l’opinion malheureuse qu’il faut renoncer à son
bonheur, pour travailler à son salut.
Toutefois ce préjugé contraire à la Vertu, me paraît
incompatible avec un Théisme épuré. 22 Quoi
qu’il en soit de l’autre vie, ou (73) des récompenses & des châtiments à
venir, celui qui, comme un bon Théiste, admet un Etre souverain dans la nature,
une intelligence qui gouverne tout avec sagesse & bonté, peut-il imaginer
qu’elle ait attaché son malheur en ce monde à des pratiques qui lui sont
ordonnées ? Supposer que la Vertu soit un des maux naturels de la
Créature, & que le Vice fasse constamment son bien-être, n’est-ce pas
accuser l’ordonnance de l’Univers & la constitution générale des choses,
d’un défaut essentiel & d’une grossière imperfection ?
Il me reste à considérer un nouvel avantage que le Théisme
fournit à la Créature pour être vertueuse, à l’exclusion de l’Athéisme. Le
premier coup d’œil ne sera peut-être pas favorable à la réflexion qui
suit : je crains qu’on ne la prenne pour une vaine subtilité et qu’on ne
la rejette comme un raffinement de Philosophie. Si toutefois elle peut avoir
quelque poids, c’est à la suite de ce que nous venons de dire.
Toute Créature, comme nous
l’avons prouvé, a naturellement quelques degrés de malice qui lui viennent
d’une aversion ou d’un penchant qui ne sera pas au ton de son intérêt privé
(74) ou du bien général de son espèce. Qu’un Etre pensant ait la mesure
d’aversion nécessaire pour l’alarmer à l’approche d’une calamité, ou pour
l’armer dans un péril imminent, jusque là il n’y a rien à dire, tout est dans
l’ordre. Mais si l’aversion continue, après que le malheur est arrivé ; si
la passion augmente, lorsque le mal est fait ; si la Créature furieuse du
coup qu’elle a reçu, se récrie contre le sort, s’emporte & déteste sa
condition, il faut avouer que cet emportement est vicieux dans sa nature &
dans ses suites ; car il déprave le tempérament en le tournant à la
colère, & trouble dans l’accès cette économie tranquille des affections, si
convenable à la Vertu : mais avouer que cet emportement est vicieux, c’est
reconnaître que dans les mêmes conjonctures, une patience muette & qu’une
modeste fermeté seraient des Vertus. Or, dans l’hypothèse de ceux qui nient
l’existence d’un Etre suprême, il est certain que la nécessité prétendue des
causes ne doit amener aucun phénomène qui mérite leur haine ou leur amour, leur
horreur ou leur admiration. Mais comme les plus belles réflexions du monde sur
le caprice du hasard, ou sur le mouvement fortuit des Atomes n’ont rien de consolant,
il est difficile que dans des circonstances fâcheuses, que dans des temps durs
& malheureux, l’Athée n’entre en mauvaise humeur, & ne se déchaîne
contre un arrangement si détestable & si malfaisant. Mais le Théiste est
persuadé que « quelque effet que l’ordre qui règne dans l’Univers, ait
produit, il ne peut être que bon. » Cela suffit. Le (75) voilà prêt à
regarder sans horreur les plus affreuses calamités, & à supporter sans
murmure ces événements qui ne semblent être faits que pour rendre à toute
Créature sensible & raisonnable, sa condition incommode & son existence
odieuse. Ce n’est pas tout. Son système peut le conduire à une réconciliation
plus entière : il chérira son état actuel ; car qui l’empêche, en
étendant ses idées, de sortir de son espèce & de regarder le fléau qui
l’afflige, comme le bonheur d’une Patrie moins étroite dont il est membre,
& dont il doit aimer les avantages en Citoyen généreux & fidèle ?
Ce tour d’affection doit produira la plus héroïque
constance qu’un homme puisse montrer dans un état de souffrance, & de
résoudre de la façon la plus généreuse aux entreprises que l’honneur & la
Vertu peuvent exiger. A travers ce Télescope on aperçoit les accidents
particuliers, les injustices & les méchancetés dans un jour qui dispose à
les tolérer, & à conserver dans le cours de la vie toute l’égalité
possible. Ce tour d’affection & ce Télescope moral sont donc vraiment
excellents, & la Créature qui les possède, est bonne & vertueuse par
excellence. Car tout ce qui tend à attacher la Créature à son rôle dans la
société, & à l’animer d’un zèle plus qu’ordinaire pour le bien général de
son espèce, est sans contredit en elle le germe d’une vertu peu commune.
Un fait constant, c’est que par une espèce de sympathie le
sentiment & l’amour de l’harmonie, des proportions & de l’ordre, en
quelque genre que ce puisse être, redresse le tempérament, (76) fortifie les
affections sociales, & soutient la Vertu, qui n’est elle-même qu’un amour
de l’ordre, des proportions & de l’harmonie dans les mœurs & dans la
conduite. Dans les sujets les plus frivoles, l’ordre frappe & se fait
approuver : mais si c’est une fois l’ordre & la beauté de l’Univers
qui soient les objets de notre admiration & de notre amour, nos affections
partageront la grandeur & la magnificence du sujet, & l’élégante sensibilité pour le beau,
disposition si favorable à la Vertu, nous conduira jusqu’à l’extase. (*) En effet, tandis qu’un peu d’harmonie & quelques
proportions remarquées dans les productions des sciences ou des arts, transportent
d’admiration les maîtres & les connaisseurs, serait-il possible de
contempler un Chef-d’œuvre divin, sans éprouver le ravissement ? Donc le
Théisme fût-il traité comme une fausse hypothèse, l’ordre de l’Univers fût-il
une chimère, la belle passion pour la Nature n’en serait (77) pas moins
favorable à la Vertu. Mais s’il est raisonnable de croire en Dieu ; si la
beauté de l’Univers est réelle ; l’admiration devient juste, naturelle
& nécessaire dans toute Créature reconnaissante & sensible.
Présentement, il est facile de déterminer l’analogie de la
Vertu à la Piété. Celle-ci est proprement le complément de l’autre ; où la
piété manque, la fermeté, la douceur, l’égalité d’esprit, l’économie des
affections & la Vertu sont imparfaites.
On ne peut donc atteindre à la perfection morale, arriver
au suprême degré de la Vertu, sans la connaissance du vrai Dieu.
QUATRIEME PARTIE.
SECTION I.
Nous avons déterminé dans les Parties précédentes ce que
c’est que la Vertu morale, & quelle est la Créature qu’on peut appeler
moralement vertueuse. Il nous reste à chercher quels motifs & quel intérêt
nous avons à mériter ce titre.
Nous avons découvert que celui-là seul mérite le nom de
Vertueux dont toutes les affections, tous les penchants, en un mot, toutes les dispositions
d’esprit & de cœur, sont conformes au bien général de son espèce,
c’est-à-dire, du système de Créatures dans lequel la Nature l’a placé, &
dont il fait partie.
(78) Que cette économie des affections, ce juste
tempérament entre les passions, cette conformité des penchants au bien général
& particulier, constituaient la droiture, l’intégrité, la justice & la
bonté naturelle.
Et que la corruption, le vice & la dépravation,
naissaient du désordre des affections, & consistaient dans un état précisément
contraire au précédent.
Nous avons démontré que les passions & les affections
d’une Créature quelconque avaient un rapport constant & déterminé avec
l’intérêt général de son espèce. C’est une vérité que nous avons fait toucher
au doigt, quant aux inclinations sociales telles que la tendresse paternelle,
le penchant à la propagation, l’éducation des enfants, l’amour de la compagnie,
la reconnaissance, la compassion, la conspiration mutuelle dans les dangers,
& leurs semblables. De forte qu’il faut convenir qu’il est aussi naturel à
la Créature de travailler au bien général de son espèce, qu’à une plante de
porter son fruit, & à un organe ou à quelque autre partie de notre corps de
prendre l’étendue & la conformation qui conviennent à la Machine entière ; 23 & qu’il n’est pas plus naturel à (79) l’estomac de
digérer, aux poumons de respirer, aux glandes de filtrer & aux autres
viscères de remplir leurs fonctions ; quoique toutes ces parties puissent
être troublées dans leurs opérations, par des obstructions & d’autres
accidents.
Mais en distribuant les affections de la Créature, en
inclinations favorables au bien général de son espèce, & en penchants
dirigés à ses intérêts particuliers, on en conclura que souvent elle se
trouvera dans le cas de croiser & de contredire les unes pour favoriser
& suivre les autres, & l’on conclura juste ; car comment sans
cela, l’espèce pourrait-elle se perpétuer ? Que signifierait cette
affection naturelle qui la précipite à travers les dangers pour la défense
& la conservation de ces Etres qui lui doivent déjà la naissance & dont
l’éducation lui coûtera tant de soins ?
On serait donc tenté de croire qu’il y a une opposition
absolue entre ces deux espèces d’affections, & l’on présumerait que
s’attacher au bien général de son espèce en écoutant les unes, c’est fermer
l’oreille aux autres, & renoncer à son intérêt particulier. Car en
supposant que les soins, les dangers & les travaux, de quelque nature
qu’ils soient, sont des maux dans le système individuel ; puisqu’il est
(80) de l’essence des affections sociales d’y porter la Créature, on en
inférera sur le champ qu’il est de son intérêt de se défaire de ces penchants.
Nous convenons que toute affection sociale, telle que la commisération, l’amitié, la reconnaissance & les autres inclinations libérales & généreuses, ne subsiste & ne s’étend qu’aux dépens des passions intéressées, que les premières nous divisent d’avec nous-mêmes, & nous ferment les yeux sur nos aises & sur notre salut particulier. Il semble donc que pour être parfaitement à soi, & tendre à son intérêt avec toute la vigueur possible, on n’aurait rien de mieux à faire pour son propre bonheur, que de déraciner sans ménagement toute cette suite d’affections sociales, & de traiter la bonté, la douceur, la commisération, l’affabilité, & leurs semblables, comme des extravagances d’imagination ou des faiblesses de la nature.
En conséquence de ces idées singulières, il faudrait avouer
que dans chaque système de Créatures, l’intérêt de l’individu est
contradictoire à l’intérêt général, & que le bien de la Nature dans le
particulier est incompatible avec celui de la commune nature. Etrange
constitution ! dans laquelle il y aurait certainement un désordre &
des bizarreries que nous n’apercevons point dans le reste de l’Univers.
J’aimerais autant dire de quelque corps organisé, animal ou végétatif, que,
pour assurer que chaque partie jouit d’une bonne santé, il faut absolument
supposer que tout est malade ?
(81) Mais pour exposer toute l’absurdité de cette
hypothèse, nous allons démontrer que, tandis que les hommes s’imaginant que
leur avantage présent est dans le vice & leur mal réel dans la Vertu,
s’étonnent d’un désordre qu’ils supposent gratuitement dans la conduite de
l’Univers, la Nature fait précisément le contraire de ce qu’ils
imaginent ; que l’intérêt particulier de la Créature est inséparable de
l’intérêt général de son espèce ; enfin, que son vrai bonheur consiste
dans la Vertu, & que le Vice ne peut manquer de faire son malheur.
SECTION II.
Peu de gens oseraient supposer qu’une Créature en qui ils
n’aperçoivent aucune affection naturelle, qui leur paraît destituée de tout
sentiment social & de toute inclination communicative, jouit en elle-même
de quelque satisfaction, & retire de grands avantages de sa ressemblance
avec d’autres Etres : l’opinion générale, c’est qu’une pareille Créature
en rompant avec le genre humain, en renonçant à la société, n’en a que moins de
contentement dans la vie, & n’en peut trouver que moins de douceur dans les
plaisirs des sens. Le chagrin, l’impatience & la mauvaise humeur, ne seront
plus en elle des moments fâcheux ; c’est un état habituel auquel tout
caractère insociable ne manque pas de se fixer ; c’est alors qu’une foule
(82) d’idées tristes s’emparent de l’esprit, & que le cœur est en proie à
mille inclinations perverses qui l’agitent & le déchirent sans
relâche : c’est alors que, des noirceurs de la mélancolie & des
aigreurs de l’inquiétude, naissent ces antipathies cruelles par qui la Créature
mécontente d’elle-même, se révolte contre tout le monde. Le sentiment intérieur
qui lui crie qu’un Etre si dépravé, incommode à quiconque l’approche, ne peut
qu’être odieux à ses semblables, la remplit de soupçons & de jalousies, la
tient dans les craintes & les horreurs, & la jette dans des perplexités
que la fortune la mieux établie & la plus constante prospérité sont
incapables de calmer.
Tels sont les symptômes de la perversité complète, &
l’on est d’accord sur leur évidence. Lorsque la dépravation est totale ;
lorsque l’amitié, la candeur, l’équité, la confiance, la sociabilité, sont
anéanties ; lors enfin que l’Apostasie morale est consommée, tout le monde
s’aperçoit & convient de la misère qui la suit. Quand le mal est à son
dernier degré, il n’y a qu’un avis. Pourquoi faut-il qu’on perde de vue les
funestes influences de la dépravation dans ses degrés inférieurs ? On
s’imagine que la misère n’est pas toujours proportionnée à l’iniquité ;
comme si la méchanceté complète pouvait entraîner la plus grande misère
possible, sans que ses moindres degrés partageassent ce châtiment. Parler
ainsi, c’est dire qu’à la vérité, le plus grand dommage qu’un corps puisse
souffrir, c’est d’être disloqué, démembré, & mis en mille pièces ;
mais que la perte d’un (83) bras ou d’une jambe, d’un œil, d’une oreille ou
d’un doigt, c’est une bagatelle qui ne mérite pas qu’on y fasse attention.
L’esprit a, pour ainsi dire, ses parties, & ses parties
ont leurs proportions. Les dépendances réciproques & le rapport mutuel de
ces parties, l’ordre & la connexion des penchants, le mélange & la
balance des affections qui forment le caractère, sont des objets faciles à
saisir par celui qui ne juge pas cette anatomie intérieure, indigne de quelque
attention. L’économie animale n’est ni plus exacte, ni plus réelle. Peu de gens
toutefois se sont occupés à anatomiser l’âme, & c’est un art que personne
ne rougit d’ignorer parfaitement. 24 Tout le
monde convient que le tempérament varie, & que ses vicissitudes peuvent
êtres funestes ; & qui que ce soit ne se met en peine d’en chercher la
cause. On sait que notre constitution intellectuelle est sujette à des
paralysies qui l’accablent, & l’on n’est point curieux de connaître (84)
l’origine de ces accidents. Personne ne prend le Scalpel, & ne travaille à
s’éclairer dans les entrailles du Cadavre 25 : on en est à peine (85) dans cette matière aux idées
de Parties & de Tout. On ignore entièrement l’effet que doivent produire
une affection réprimée, un mauvais penchant négligé, ou quelque bonne
inclination relâchée. Comment une seule action a-t-elle occasionné dans
l’esprit une révolution capable de le priver de tout plaisir ? C’est ce
qu’on voit arriver ; c’est ce qu’on ne comprend pas ; & dans
l’indifférence de s’en instruire, on est tout prêt à supposer qu’un Homme peut
violer sa loi, s’abandonner à des crimes qui ne lui sont point familiers &
se plonger dans les vices, sans porter le trouble dans son âme, & sans
s’exposer à des suites fatales à son bonheur.
On dit tous les jours : « Un tel a fait une
bassesse ; mais en est-il moins heureux ? » Cependant en parlant
de ces hommes sombres & farouches, on dit encore : « Cet homme
est son propre bourreau. » Une autre fois on conviendra « qu’il y a
des passions, des humeurs, tel tempérament capable d’empoisonner (86) la
condition la plus douce, & de rendre la Créature malheureuse dans le sein
de la prospérité.» Tous ces raisonnements contradictoires ne prouvent-ils pas
suffisamment que nous n’avons pas l’habitude de traiter des sujets moraux,
& que nos idées sont encore bien confuses sur cette matière ?
Si la constitution de l’esprit nous paraissait telle
qu’elle est en effet ; si nous étions bien convaincus qu’il est impossible
d’étouffer une affection raisonnable, ou de nourrir un penchant vicieux, sans
attirer sur nous une portion de cette misère extrême dont nous convenons que la
dépravation complète est toujours accompagnée, ne reconnaîtrions nous pas en
même temps que toute action injuste portant le désordre dans le tempérament, ou
augmentant celui qui y règne déjà, quiconque fait mal ou préjudicie à sa bonté,
est plus fou, & plus cruel à lui-même que celui qui, sans égard pour sa
santé, se nourrirait de mets empoisonnés, ou, qui se déchirant le corps de ses
propres mains, se plairait à se couvrir de blessures ?
SECTION III.
Nous avons fait voir que, dans l’Animal, toute action qui
ne part point de ses affections naturelles, ou de ses passions, n’est point une
action de l’Animal. Ainsi dans ces accès convulsifs ou la Créature se frappe
elle-même & s’élance sur ceux qui la secourent, c’est une (87) horloge
détraquée qui sonne mal à propos ; c’est la machine qui agit & non
l’Animal.
Toute action de l’Animal, considéré comme Animal, part
d’une affection, d’un penchant, ou d’une passion qui le meut ; telle que
seraient, par exemple, l’amour, la crainte, ou la haine.
Des affections faibles ne peuvent l’emporter sur des
affections plus puissantes qu’elles ; & l’Animal suit nécessairement
dans l’action le parti le plus fort. Si les affections inégalement partagées, forment
en nombre ou en essence un côté supérieur à l’autre, c’est de celui-là que
l’Animal inclinera. Voilà le balancier qui le met en mouvement & qui le
gouverne.
Les affections qui déterminent l’Animal dans ses actions,
sont de l’une ou de l’autre de ces trois espèces.
1.
Ou des affections naturelles
& dirigées au bien général de son espèce.
2.
Ou des affections naturelles & dirigées à son intérêt
particulier.
3.
Ou des affections qui ne
tendent ni au bien général de son espèce, ni à ses intérêts particuliers, qui
même sont opposées à son bien privé, & que par cette raison nous
appellerons affections dénaturées : selon l’espèce & le degré de ces
affections, la Créature qu’elles dirigent, est bien ou mal constituée, bonne ou
mauvaise.
Il est évident que la dernière espèce d’affection est toute
vicieuse. Quant aux deux autres, elles peuvent êtres bonnes ou mauvaises selon
leur degré : elles maîtrisent toujours la (88) Créature purement
sensible ; mais la Créature sensible & raisonnable peut toujours les
maîtriser, quelque puissantes quelles soient.
Peut-être trouvera-t-on étrange que des affections sociales
puissent être trop fortes, & des affections intéressées trop faibles. Mais
pour dissiper ce scrupule, on n’a qu’à se rappeler (ce que nous avons dit plus
haut) que dans des circonstances particulières, les affections sociales
deviennent quelquefois excessives, & se portent à un point qui les rend
vicieuses. Lors, par exemple, que la commisération est si vive qu’elle manque
son but, en supprimant par son excès les secours qu’on a droit d’en
attendre ; lorsque la tendresse maternelle est si violente qu’elle perd la
Mère & par conséquent l’Enfant avec elle. « Mais, dira-t-on, traiter
de vicieux & de dénaturé, ce qui n’est que l’excès de quelque affection
naturelle & généreuse, n’y aurait-il pas en cela un rigorisme mal
entendu ? » Pour toute réponse à cette objection, je remarquerai que
la meilleure affection dans sa nature suffit par son intensité pour endommager toutes ses compagnes, pour restreindre
leur énergie & ralentir ou suspendre leurs opérations. En accordant trop à
l’une, la Créature est contrainte de donner trop peu à d’autres de la même
classe, & qui ne sont ni moins naturelles ni moins utiles. Voilà donc
l’injustice & la partialité introduite dans le caractère :
conséquemment, quelques devoirs seront remplis avec négligence ; &
d’autres, moins essentiels peut être, suivis avec trop de chaleur.
(89) On peut avouer sans crainte, ces principes dans toute
leur étendue ; puisque la Religion même, considérée comme une passion,
mais de l’espèce héroïque, peut être poussée trop loin, & troubler par son
excès toute l’économie des inclinations sociales. (*) Oui, la Religion, j’ose le dire, serait trop énergique en
celui qu’une contemplation immodérée des choses célestes, qu’une intempérance
d’extase refroidirait sur les offices de la vie civile & les devoirs de la
société. Cependant, « Si l’objet de la dévotion est raisonnable, & si
la croyance est orthodoxe, quelle que soit la dévotion, pourra-t-on dire
encore : Il est dur de la traiter de superstition ? Car enfin si la
Créature laisse aller ses affaires domestiques à l’abandon, & néglige les
intérêts temporels de son prochain & les siens, c’est l’excès d’un zèle
saint dans son origine qui produit ces effets » . Je réponds à cela,
que la vraie Religion ne commande pas une abnégation totale des soins d’ici
bas ; ce qu’elle exige, c’est la préférence du cœur : elle veut qu’on rende à Dieu, aux autres
& à soi-même, tout ce qu’on leur doit, sans remplir une de ces obligations,
au préjudice d’une autre. Elle sait les concilier entre elles par une
subordination sage & mesurée.
Mais si d’un côté les affections sociales peuvent (90) être
trop énergiques ; de l’autre, les passions intéressées peuvent être trop faibles.
Si, par exemple, une Créature ferme les yeux sur les dangers & méprise la
vie ; si les inclinations utiles à sa défense, à son bien-être & à sa
conservation, manquent de force ; c’est assurément un vice en elle,
relativement aux desseins & au but de la Nature. Les lois & la méthode
qu’elle observe dans ses opérations, en sont des preuves authentiques.
Dira-t-on que le salut de l’Animal entier l’intéresse moins que celui d’un
membre, d’un organe ou d’une seule de ses parties ? Non, sans doute. Or, elle
a donné, nous le voyons, à chaque membre, à chaque organe, à chaque partie, les
propriétés nécessaires à sa sûreté ; de sorte qu’à notre insu même, ils
veillent à leur bien-être & agissent pour leur défense. L’œil naturellement
circonspect & timide se ferme de lui-même, & quelquefois malgré
nous : ôtez lui sa promptitude & son indocilité, & toute la
prudence imaginable ne suffira pas à l’Animal pour se conserver la vue. La
faiblesse dans les affections qui concernent le bien de l’Automate, est donc un
vice : pourquoi le même défaut dans les affections qui concernent les
intérêts d’un Tout plus important que le corps, je veux dire l’âme, l’esprit
& le caractère, ne serait-il pas une imperfection ?
C’est en ce sens que les penchants intéressés deviennent essentiels
à la Vertu. Quoique la Créature ne soit ni bonne ni vertueuse, précisément
parce qu’elle a ces affections ; comme elles concourent au bien général de
l’espèce, (91) quand elle en est dénuée, elle ne possède pas toute la bonté
dont elle est capable, & peut être regardée comme défectueuse &
mauvaise dans l’ordre naturel.
C’est encore en ce sens que nous disons de quelqu’un
« qu’il est trop bon » lorsque des affections trop ardentes pour
l’intérêt d’autrui l’entraînent au-delà, ou lorsque trop d’indolence pour ses
vrais intérêts, l’arrête en deçà des bornes que la Nature & la Raison lui
prescrivent.
Si l’on nous objecte qu’une façon de posséder dans les
mœurs & d’observer dans la conduite les proportions morales, ce serait
d’avoir les passions sociales trop énergiques, lorsque les penchants intéressés
sont excessifs, & lorsque les inclinations intéressées sont trop faibles,
d’avoir les affections sociales défectueuses. Car en ce cas, celui qui
compterait sa vie pour peu de chose, ferait avec une dose légère d’affection
sociale, tout ce que l’amitié la plus généreuse peut exiger ; & il n’y
aurait rien de tout ce que le courage le plus héroïque inspire, qu’à l’aide
d’un excès d’affection sociale, ne pût exécuter la Créature la plus timide.
Nous répondrons que c’est relativement à la constitution
naturelle & à la destination particulière de la Créature, que nous accusons
quelques passions d’excès, & que nous reprochons à d’autres, la faiblesse.
Car lorsqu’un penchant dont l’objets est raisonnable, n’est utile que dans sa
violence ; si ce degré, d’ailleurs n’altère point l’économie intérieure,
& ne met aucune disproportion (92) entre les autres affections, on ne
pourra le condamner comme vicieux. Mais si la constitution naturelle de la
Créature ne permet pas au reste des affections de monter à son unisson ;
si le ton des unes est aussi haut, & celui des autres plus bas, quelle que
soit la nature des unes & des autres, elles pécheront par excès ou par
défaut : car puisqu’il n’y a plus entre elles de proportion, puisque la
balance qui doit les tempérer, est rompue, ce désordre jettera de l’inégalité
dans la pratique & rendra la conduite vicieuse.
Mais pour donner des idées claires & distinctes de ce
que j’entends par économie des affections, je descends aux espèces de Créatures
qui nous sont subordonnées. Celles que la Nature n’a point armées contre la
violence, & qui ne sont formidables d’aucun côté, doivent être susceptibles
d’une grande frayeur & ne ressentir que peu d’animosité ; car cette
dernière qualité serait infailliblement la cause de leur perte, soit en les
déterminant à la résistance, soit en retardant leur fuite. C’est à la crainte
seule qu’elles peuvent avoir obligation de leur salut. Aussi la crainte
tient-elle les sens en sentinelle, & les esprits en état de porter
l’alarme.
En pareil cas, la frayeur habituelle & l’extrême
timidité sont conséquemment à la constitution animale de la Créature, des
affections aussi conformes à son intérêt particulier & au bien général de
son espèce, que le retentissement & le courage seraient préjudiciables à
l’un & à l’autre. Aussi remarque-t-on que dans un seul (93) & même
système, la nature a pris soin de diversifier ces passions proportionnellement
au sexe, à l’âge & à la force des Créatures. Dans le système animal, les
animaux innocents se rassemblent & paissent en troupe ; mais les bêtes
farouches vont communément deux à deux, vivent sans société & comme il
convient à leur voracité naturelle. Entre les premiers, le courage est
toutefois en raison de la taille & des forces. Dans les occasions
périlleuses, tandis que le reste du troupeau s’enfuit, le Bœuf présente les
cornes à l’ennemi, & montre bien qu’il sent sa vigueur. La nature, qui
semble prescrire à la femelle de partager le danger, n’a pas laissé son front
sans défense. Pour le Daim, la Biche & leurs semblables, ils ne sont ni
vicieux ni dénaturés, lorsqu’à l’approche du Lion, ils abandonnent leurs
petits, & cherchent leur salut dans leur vitesse. Quant aux Créatures
capables de résistance, & à qui la nature a donné des armes offensives,
depuis le Cheval & le Taureau jusqu’à l’Abeille & au Moucheron, ils
entrent promptement en furie, ils fondent avec intrépidité sur tout agresseur,
& défendent leurs petits au péril de leur propre vie. C’est l’animosité de
ces créatures qui fait la sûreté de leur espèce. On est moins ardent à
offenser, quand on sait par expérience que le lésé, quoiqu’incapable de
repousser l’injure, ne la supportera pas tranquillement ; mais que, pour
punir l’offenseur, il s’exposera sans regret à perdre la vie. De tous les Etres
vivants, l’homme est le plus formidable en ce sens. Lorsqu’il s’agira de sa
propre cause ou de celle de (94) son pays, il n’y a personne dont il ne puisse
tirer une vengeance, qu’il regardera comme équitable & exemplaire ;
& s’il est assez intrépide pour sacrifier sa vie, il est maître de celle
d’un autre, quelque bien gardé qu’il puisse être. Des exemples de ce courage
ont souvent modéré le pouvoir absolu & empêché qu’il n’accablât ceux qui
lui étaient soumis.
Enfin, on peut dire que les affections sont dans la
constitution animale, ce que sont les cordes sur un instrument de musique. Les
cordes ont beau garder entre elles les proportions requises ; si la
tension est trop grande, l’instrument est mal monté, & son harmonie est
éteinte. Mais si tandis que les unes sont au ton qui convient, les autres ne
sont pas montées en proportion, la Lyre ou le Luth est mal accordé, & l’on
n’exécutera rien qui vaille. Les différents systèmes de créatures répondent aux
différentes espèces d’instruments ; & dans le même genre
d’instruments, ainsi que dans le même système de créatures, tous ne sont pas
égaux, & ne portent pas les mêmes cordes. La tension qui convient à l’un
briserait les cordes de l’autre, & peut-être l’instrument même. Le ton qui
fait sortir toute l’harmonie de celui-ci, rend sourd ou fait crier celui-là.
Entre les hommes, ceux qui ont le sentiment vif & délicat, ou que les
plaisirs & les peines affectent aisément, doivent pour le maintien de cette
balance intérieure sans laquelle la créature mal disposée à remplir ses
fonctions, troublerait le concert de la société, posséder les autres
affections, telles que la douceur, la commisération, (95) la tendresse &
l’affabilité, dans un degré fort élevé. Ceux, au contraire, qui sont froids,
& dont le tempérament est placé sur un ton plus bas, n’ont pas besoin d’un
accompagnement si marqué. Aussi la nature ne les a-t-elle pas destinés, ou à
ressentir, ou à exprimer les mouvements tendres & passionnés au même point
que les précédents. 26
Il serait curieux de parcourir les différents tons des
passions, les modes divers des affections & toutes ces mesures de
sentiments qui différencient les caractères entre eux. Point de sujet
susceptible de tant de charmes & de tant de difformités. Toutes les
Créatures qui nous environnent, conservent sans altération l’ordre & la
régularité requises dans leurs affections. Jamais d’indolence dans les services
(96) qu’elles doivent à leurs petits & à leurs semblables. Lorsque notre
voisinage ne les a point dépravés, la prostitution, l’intempérance & les
autres excès leur sont généralement inconnus. Ces petites Créatures qui vivent
comme en République, les Abeilles & les Fourmis suivent dans toute la durée
de leur vie, les mêmes lois, s’assujettissent au même gouvernement, &
montrent dans leur conduite toujours la même harmonie. Ces affections qui les
encouragent au bien de leur espèce, ne se dépravent, ne s’affaiblissent, ne
s’anéantissent jamais en elles. Avec le secours de la Religion & sous
l’autorité des lois, l’homme vit d’une façon moins conforme à sa nature que ne
font ces Insectes. Ces lois, dont le but est de l’affermir dans la pratique de
la justice, sont souvent pour lui des sujets de révolte ; & cette
Religion qui tend à le sanctifier, le rend quelquefois la plus barbare des
Créatures. On propose des questions ; on se chicane sur des mots ; on
forme des distinctions ; on passe aux dénominations odieuses ; on
proscrit de pures opinions sous des peines sévères. De là naissent les
antipathies, les haines & les séditions. On en vient aux mains, & l’on
voit à la fin la moitié de l’espèce se baigner dans le sang de l’autre
moitié. 27
J’oserais assurer, qu’il est presque (97) impossible de trouver sur la terre
une société d’hommes qui se gouvernent par des principes humains. 28 Est-il surprenant, (98) après cela, qu’on ait peine à
trouver dans ces sociétés un homme qui soit vraiment homme, & qui vive
conformément à sa nature ?
Mais après avoir expliqué ce que j’entends par des passions
trop faibles ou trop fortes, & démontré que, quoique les unes & les
autres passent quelquefois pour des Vertus, ce sont, à proprement parler, des
imperfections & des vices ; je viens à ce qui constitue la malice
d’une manière plus évidente & plus avouée, & je réduis la chose à trois
cas.
I.
Ou les affections sociales
sont faibles & défectueuses.
II.
Ou les affections privées sont trop fortes.
III.
Ou les affections ne tendent
ni au bien particulier de la Créature, ni à l’intérêt général de son espèce.
Cette
énumération est complète, & la Créature ne peut être dépravée, sans être
comprise dans l’un ou l’autre de ces états, ou dans tous à la fois. Si je
prouve donc que ces trois états sont contraires à ses vrais intérêts, il
s’ensuivra que la vertu seule peut faire son bonheur, puisqu’elle seule suppose
entre les affections tant sociales que privées, une juste balance, une sage
& paisible économie.
Au reste, lorsque nous assurons que l’économie des
affections sociales fait le bonheur temporel, c’est autant que la Créature peut
être (99) heureuse dans ce monde. Nous ne prétendons rien prouver de contraire
à l’expérience : or, elle ne nous apprend que trop bien que les orages
passagers qui troublent l’homme le plus heureux, sont pour le moins aussi
fréquents que les fautes légères qui échappent à l’homme le plus juste. Ajoutez
à cela ces élans continuels vers l’Eternité, ces mouvements d’une âme qui sent
le vide son état actuel, mouvements d’autant plus vifs que la ferveur est
grande. D’où l’on peut conclure sans aller plus loin, que s’il est vrai qu’il y
ait du bonheur attaché à la pratique des Vertus, comme nous le démontrons, il
ne l’est pas moins que la Créature ne peut jouir d’une félicité proportionnée à
ses désirs, d’un bonheur qui la remplisse, d’un repos immuable, que dans le
sein de la Divinité.
Voici donc ce qui nous reste à prouver.
I.
Que le principal moyen d’être bien avec
soi & par conséquent d’être heureux, c’est d’avoir les affections sociales
entières & énergiques ; & que manquer de ces affections, ou les
avoir défectueuses, c’est être malheureux.
II.
Que c’est un malheur que d’avoir les
affections privées trop énergiques, & par conséquent au-dessus de la
subordination que les affections sociales doivent leur imprimer.
III.
(100) Enfin, que d’être pourvu
d’affections dénaturées, ou de ces penchants qui ne tendent ni au bien
particulier de la Créature, ni à l’intérêt général de son espèce, c’est le
comble de la misère.
CINQUIEME PARTIE.
SECTION I.
Pour démontrer que le principal moyen d’être heureux c’est
d’avoir des affections sociales, & que manquer de ces penchants, c’est être
malheureux ; je demande en quoi consistent ces plaisirs & ces
satisfactions qui font le bonheur de la Créature. On les distingue communément
en plaisirs du corps, & en satisfactions de l’esprit.
On ne disconvient pas que les satisfactions de l’esprit ne
soient préférables aux plaisirs du corps. En tout cas, voici comment on
pourrait le prouver. Toutes les fois que l’esprit a conçu une haute opinion du mérite
d’une action, qu’il est vivement frappé de son héroïsme, & que cet objet a
fait toute son impression, il n’y a ni terreurs ni promesses, ni peines ni
plaisirs du corps, capables d’arrêter la Créature. On voit des Indiens, des
Barbares, des malfaiteurs, & quelquefois les derniers des (101) humains,
s’exposer pour l’intérêt d’une troupe, par reconnaissance, par animosité, par
des principes d’honneur ou de galanterie à des travaux incroyables, &
défier la mort même ; tandis que le moindre nuage d’esprit, le plus léger
chagrin, un petit contretemps, empoisonnent & anéantissent les plaisirs du
corps ; & cela, lorsque placé d’ailleurs dans les circonstances les
plus avantageuses, au centre de tout ce qui pouvait exciter & entretenir
l’enchantement des sens, on était sur le point de s’y abandonner. C’est en vain
qu’on essayerait de les rappeler : tant que l’esprit sera dans la même
assiette, les efforts, ou seront inutiles, ou ne produiront qu’impatience &
dégoût.
Mais si les satisfactions de l’esprit sont supérieures aux
plaisirs du corps, comme on n’en peut douter, il suit de là, que tout ce qui
peut occasionner dans un Etre intelligent une succession constante de plaisirs
intellectuels, importe plus à son bonheur que ce que lui offrirait une pareille
chaîne de plaisirs corporels.
Or, les satisfactions intellectuelles consistent ou dans
l’exercice même des affections sociales, ou découlent de cet exercice en
qualité d’effets.
Donc, l’économie des affections sociales étant la source
des plaisirs intellectuels, ces affections sociales seront seules capables de
procurer à la Créature un bonheur constant & réel.
Pour développer maintenant comment les affections sociales
sont par elles-mêmes les plaisirs les plus vifs de la Créature, (travail
superflu (102) pour celui qui a éprouvé la condition de l’esprit sous l’empire
de l’amitié, de la reconnaissance, de la bonté, de la commisération, de la
générosité, & des autres affections sociales ;) celui qui a quelques
sentiments naturels, n’ignore point la douceur de ces penchants généreux ;
mais la différence que nous trouvons, tous tant que nous sommes, entre la
solitude & la compagnie, entre la compagnie d’un indifférent & celle
d’un ami, la liaison de presque tous nos plaisirs avec le commerce de nos semblables,
& l’influence qu’une société présente ou imaginaire exerce sur eux,
décident la question.
Sans en croire le sentiment intérieur, la supériorité des
plaisirs qui naissent des affections sociales sur ceux qui viennent des
sensations, se reconnaît encore à des signes extérieurs, & se manifeste au
dehors par des symptômes merveilleux. On la lit sur les visages ; elle s’y
peint en des caractères indicatifs d’une joie plus vive, plus complète, plus
abondante, que celle qui accompagne le soulagement de la faim, de la soif &
des plus pressants appétits. Mais l’ascendant actuel de cette espèce
d’affection sur les autres, ne permet pas de douter de leur énergie. Lorsque
les affections sociales se font entendre, leur voix suspend tout autre
sentiment, & le reste des penchants garde le silence. L’enchantement des
sens n’a rien de comparable : quiconque éprouvera successivement l’une
& l’autre volupté, donnera sans balancer la préférence à la première. Mais
pour prononcer avec équité, il faut les avoir éprouvées (103) dans toute leur intensité. L’honnête homme peut
connaître toute la vivacité des plaisirs sensuels ; l’usage modéré qu’il
en fait, répond de la sensibilité de ses organes & de la délicatesse de son
goût : mais le méchant, étranger par son état aux affections sociales, est
absolument incapable de juger des plaisirs qu’elles causent.
Objecter que ces affections ne déterminent pas toujours la
Créature qui les possède, c’est ne rien dire. Car si la Créature ne les ressent
pas dans leur énergie naturelle, c’est comme si elle en était actuellement
privée, & qu’elle l’eût toujours été. Mais en attendant la démonstration de
cette proposition, nous remarquerons que moins une Créature aura d’affections
sociale, plus il sera surprenant qu’elle prédomine : toutefois ce prodige
n’est pas inouï. Or, si l’affection sociale, telle quelle, a pu dans une
occasion surmonter la scélératesse, il reste incontestable que, fortifiée par
un exercice assidu, elle aurait toujours prévalu.
Telle est la puissance & le charme de l’affection sociale,
qu’elle arrache la Créature à tout autre plaisir. Lorsqu’il est question des
intérêts du sang, & dans cent autres occasions, cette passion maîtrise
souverainement, & sa présence triomphe presque sans effort des tentations
les plus séduisantes.
Ceux qui ont fait quelque progrès dans les Sciences, &
à qui les premiers principes des Mathématiques ne sont pas inconnues, assurent
que l’esprit trouve dans ces vérités, quoique purement spéculatives, une sorte
de volupté (104) supérieure à celle des sens : or, on a beau creuser la
Nature de ce plaisir de contemplation, on n’y découvre pas le moindre rapport
avec les intérêts particuliers de la Créature. Le bien de son système
individuel est ici pour zéro. L’admiration & la joie qu’elle ressent,
tombent sur des choses extérieures & étrangères au Mathématicien ;
& quoique le sentiment des premiers plaisirs qu’il éprouve, & qui lui
rendent habituelle l’étude de ces Sciences abstraites & pénibles, puisse
devenir en lui une raison d’intérêt, ces premières voluptés, ces satisfactions
originelles qui l’ont déterminé à ce genre d’occupation, ne peuvent avoir
d’autre cause que l’amour de la vérité, la beauté de l’ordre & le charme
des proportions ; & cette passion considérée dans ce point de vue, est
du genre des affections naturelles. Car puisque son objet n’est point dans
l’étendue du système individuel de la Créature, il faut ou la traiter
d’inutile, de superflue, & conséquemment d’inclination dénaturée ; ou
la prenant pour ce qu’elle est, l’approuver comme une délectation raisonnable,
engendrée par la contemplation des nombres, de l’harmonie, des proportions
& des accords qui sont observés dans la constitution des Etres, qui fixent
l’ordre des choses & qui soutiennent l’Univers.
Or, si ce plaisir de contemplation est si grand, que les
voluptés corporelles n’ont rien qui l’égale, quel sera donc celui qui naît de
l’exercice de la Vertu, qui suit une action héroïque ? Car c’est alors que
pour combler le bonheur de la Créature, une flatteuse approbation (105) de l’esprit
se réunit à des mouvements du cœur délicieux & presque divins. En effet,
quel plus beau sujet de réflexions dans l’Univers, quelle plus ravissante
matière à contempler qu’une action grande, noble & vertueuse ? Est-il
quelque chose dont la connaissance intérieure & la mémoire puissent causer
une satisfaction plus pure, plus douce, plus complète & plus durable ?
Dans cette passion qui rapproche les sexes, si la tendresse
du cœur se mêle à l’ardeur des sens, si l’amour de la personne accompagne celui
du plaisir, quel surcroît de délectation ! aussi quelle différence
d’énergie entre le sentiment & l’appétit ! Le premier a fait
entreprendre des travaux incroyables, & braver la mort même, sans autre
intérêt que celui de l’objet aimé, sans aucune vue de récompense : car où
serait le fondement de cet espoir ? En ce monde ? La mort finit tout.
Dans l’autre vie ? Je ne connais point de Législateur qui ait ouvert le
Ciel aux héros amoureux, & destiné des récompenses à leurs glorieux
travaux.
Les satisfactions intellectuelles qui naissent des
affections sociales, sont donc supérieures aux plaisirs corporels ; mais
ce n’est pas tout, elles sont encore indépendantes de la santé, de l’aisance,
de la gaieté & de tous les avantages de la fortune & de la prospérité.
Si dans les périls, les craintes, les chagrins, les pertes & les
infirmités, on conserve les affections sociales, le bonheur est en sûreté. Les
coups qui frappent la Vertu, ne détruisent point le contentement (106) qui
l’accompagne. Je dis plus. C’est une beauté qui a quelque chose de plus doux
& de plus touchant dans la tristesse & dans les larmes qu’au milieu des
plaisirs. Sa mélancolie a des charmes particuliers : ce n’est que dans
l’adversité qu’elle s’abandonne à ces épanchements si tendres & si
consolants. Si l’adversité n’empoisonne point ses douceurs, elle semble
accroître sa force & relever son éclat. La Vertu ne parait avec toute sa
splendeur que dans la tempête & sous le nuage ; les affections
sociales ne montrent toute leur valeur que dans les grandes afflictions. Si ce
genre de passions est adroitement remué, comme il arrive à la représentation
d’une bonne Tragédie, il n’y a aucun plaisir, à égalité de durée, qu’on puisse
comparer à ce plaisir d’illusion. Celui qui fait nous intéresser au destin du
Mérite & de la Vertu, nous attendrir sur le sort des bons, & soulever
en leur faveur tout ce que nous avons d’humanité ; celui-là, dis-je, nous
jette dans un ravissement, & nous procure une satisfaction d’esprit &
de cœur supérieure à tout ce que les sens ou les appétits causent de plaisirs.
Nous conclurons de là que l’exercice actuel des affections sociales est une
source des voluptés intellectuelles.
Démontrons à présent qu’elles dérivent encore de cet
exercice, en qualité d’effets.
Nous remarquerons d’abord que le but des affections
sociales relativement à l’esprit, c’est de communiquer aux autres les plaisirs
qu’on ressent, de partager ceux dont ils jouissent, & de se flatter de leur
estime & de leur approbation.
(107) La satisfaction de communiquer ses plaisirs, ne peut
être ignorée que d’une Créature affligée d’une dépravation originelle &
totale. Je passe donc à la satisfaction de partager le bonheur des autres,
& de le ressentir avec eux, à ces plaisirs que nous recueillons de la
félicité des Créatures qui nous environnent, soit par les récits que nous
entendons, soit par l’air, les gestes, & les sons qui nous en
instruisent ; ces Créatures, fussent-elles d’une espèce différente, pourvu
que les signes caractéristiques de leur joie soient à notre portée. Les
plaisirs de participation sont si fréquents & si doux, qu’en parcourant de
bonne foi tous les quarts d’heure amusants de la vie, on conviendra que ces
plaisirs en ont rempli la plus grande & la plus délicieuse partie.
Quant au témoignage qu’on se rend à soi-même, de mériter
l’estime & l’amitié de ses semblables, rien ne contribue davantage à la
satisfaction de l’esprit & au bonheur de ceux même à qui l’on donne le nom
de voluptueux, dans la signification la plus vile. Les Créatures qui se piquent
le moins de bien mériter de leur espèce, font parade dans l’occasion d’un
caractère droit & moral. Elles se complaisent dans l’idée de valoir quelque
chose. Idée chimérique à la vérité, mais qui les flatte, & qu’elles s’efforcent
d’étayer en elles-mêmes, en se dérobant, à la faveur de quelques services
rendus à un ou deux amis, une conduite pleine d’indignités.
Quel Tyran, quel Voleur de grands chemins, quel infracteur
déclaré des lois de la société n’a (108) pas un compagnon, une société de gens
de son espèce, une troupe de scélérats comme lui, dont les succès le
réjouissent, à qui il fait part de ses prospérités ; qu’il traite d’amis,
& dont il épouse les intérêts comme les siens propres ? Quel homme au
monde est insensible aux caresses & à la louange de ses connaissances
intimes ? Toutes nos actions n’ont-elles pas quelque rapport à ce
tribut ? Les applaudissements de l’amitié n’influent-ils pas sur toute
notre conduite ? n’en sommes-nous pas même jaloux pour nos vices ;
n’entrent-ils pour rien dans la perspective de l’ambition, dans les
fanfaronnades de la vanité, dans les profusions de la somptuosité, & même
dans les excès de l’amour déshonnête ? En un mot, si les plaisirs se
calculaient, comme beaucoup d’autres choses, on pourrait assurer que ces deux
sources, la participation au bonheur des autres, & le désir de leur estime,
fournissent au moins neuf dixièmes de tout ce que nous en goûtons dans la vie.
De sorte que de la somme entière de nos joies, il en resterait à peine un
dixième qui ne découlât point de l’affection sociale, & qui ne dépendît pas
immédiatement de nos inclinations naturelles. Or les effets sont proportionnés
à leurs causes ; le degré des affections sociales règle celui du
contentement & du bonheur qu’elles procurent.
De peur donc qu’on n’attende de quelque portion
d’inclination naturelle l’entier & plein effet d’une affection sincère,
complète & vraiment morale ; de peur qu’on ne s’imagine qu’une dose
légère d’affection sociale est capable de (109) procurer tous les avantages de
la société, & d’initier profondément à la participation au bonheur des
autres ; nous observerons que tout penchant tronqué, toute inclination
rétrécie, se bornant sans sujet à quelque partie d’un tout qui doit intéresser,
sera sans fondement réel & solide. L’amour de ses semblables, ainsi que
tout autre penchant dont le bien privé n’est pas l’objet immédiat, peut être
naturel ou dénaturé : s’il est dénaturé, il ne manquera pas de croiser les
vrais intérêts de la société, & conséquemment d’anéantir les plaisirs qu’on
en peut attendre ; s’il est naturel, mais concentré, il se changera en une
passion singulière, bizarre, capricieuse & qui n’est d’aucun prix. La
Créature qu’il anime n’en a ni plus de Vertu ni plus de Mérite. Ceux pour qui
ce vent souffle, n’ont aucun gage de sa durée : il s’est élevé sans
raison ; il peut changer ou cesser de même. La vicissitude continuelle de
ces penchants que le caprice fait éclore, & qui entraînent l’âme de l’amour
à l’indifférence & de l’indifférence à l’aversion, doit la tenir dans des
troubles interminables, la priver peu à peu du sentiment des plaisirs de
l’amitié, & la conduire enfin à une haine parfaite du genre humain. Au
contraire, l’affection entière (d’où l’on a fait le nom d’intégrité,) comme elle est complète en elle-même, réfléchie dans
son objet & poussée à sa juste étendue, est constante, solide &
durable. Dans ce cas le témoignage que la Créature se rend à elle-même, d’une
disposition équitable pour les hommes en général, justifie ses inclinations
particulières, (110) & ne la rend que plus propre à la participation des
plaisirs d’autrui. Mais dans le cas d’une affection mutilée, ce penchant sans
ordre, sans fondement raisonnable & sans loi, perd sans cesse à la
réflexion ; la conscience le désapprouve & le bonheur s’évanouit.
Si l’affection partielle ruine la jouissance des plaisirs
de sympathie & de participation, ce n’est pas tout ; elle tarit encore
la troisième source des satisfactions intellectuelles ; je veux dire, le
témoignage qu’on se rend à soi-même de bien mériter de tous ses semblables. Car
d’où naîtrait ce sentiment présomptueux ? Quel mérite solide peut-on se
reconnaître ? quel droit a-t-on sur l’estime des autres, quand l’affection
qu’on a pour eux est si mal fondée ? Quelle confiance exiger, lorsque
l’inclination est si capricieuse ? Qui comptera sur une tendresse qui
pèche par la base, qui manque de principes ? Sur une amitié que la même
fantaisie, qui l’a bornée à quelques personnes, à une petite partie du genre
humain, peut resserrer encore & exclure celui qui en jouit actuellement,
comme elle en a privé une infinité d’autres qui méritaient de la partager.
D’ailleurs, on ne doit point espérer que ceux dont la Vertu
ne dirige ni l’estime ni l’affection, aient le bonheur de placer l’une &
l’autre en des sujets qui les méritent. Ils auraient peine à trouver dans la
multitude de ces amis de cœur dont ils se vantent, un seul homme dont ils
prisassent les sentiments, dont ils chérissent la confiance, sur la tendresse
duquel ils osassent jurer, & en qui ils pussent se complaire (111)
sincèrement. Car on a beau repousser les soupçons, & se flatter de
l’attachement de gens incapables d’en former ; l’illusion qu’on se fait,
ne peut fournir que des plaisirs aussi frivoles qu’elle : quel est donc
dans la Société le désavantage de ces gens à passions mutilées ? La
seconde source des plaisirs intellectuels ne fournit presque rien pour eux.
L’affection entière jouit de toutes les prérogatives dont
l’inclination partielle est privée : elle est constante, uniforme,
toujours satisfaite d’elle-même, & toujours satisfaisante. La bienveillance
& les applaudissements des bons lui sont tout acquis ; & dans les
cas désintéressés, elle obtiendra le même tribut des méchants. C’est d’elle que
nous dirons avec vérité, que la satisfaction intérieure de mériter l’amour
& l’approbation de toute Société, de toute Créature intelligente, & du
principe éternel de toute Intelligence, ne l’abandonne jamais. Or, ce principe
une fois admis, le Théisme adopté, les plaisirs qui naîtront de l’affection
héroïque dont Dieu sera l’objet final, partageront son excellence & seront
grands, nobles & parfaits comme lui. Avoir les affections sociales
entières, ou l’intégrité de cœur & d’esprit, c’est suivre pas à pas la
Nature, c’est imiter, c’est représenter l’Etre suprême, sous une forme
humaine ; & c’est en cela que consiste la Justice, la Piété, la Morale
& toute la Religion naturelle.
Mais de peur qu’on ne relègue dans l’Ecole ce raisonnement
hérissé de phrases & de termes de l’art, & qu’une partie de cet Essai
ne (112) demeure sans fondement & sans fruit pour les gens du monde,
essayons de démontrer les mêmes vérités d’une façon plus familière.
Si l’on examine un peu la nature des plaisirs, soit qu’on
les observe dans la retraite, dans l’étude & dans la contemplation, soit
qu’on les considère dans les réjouissances publiques, dans les parties
amusantes, & d’autres divertissements semblables, on conviendra qu’ils
supposent essentiellement un tempérament libre d’inquiétude, d’aigreur & de
dégoût ; un esprit tranquille, satisfait de lui-même, & capable
d’envisager sa condition propre sans chagrin. Mais cette disposition de
tempérament & d’esprit, si nécessaire à la jouissance des plaisirs, est une
suite de l’économie des affections.
Quant au tempérament, nous savons par expérience qu’il n’y
a point de fortune si brillante, de prospérité si suivie, d’état si parfait que
l’inclination & les désirs ne puissent corrompre, & dont l’humeur &
les caprices n’épuisassent bientôt les ressources, & ne ressentissent
l’insuffisance. Les appétits désordonnés sèment la vie d’épines. Les passions
effrénées sont troublées dans leur cours par une infinité d’obstacles,
quelquefois impossibles, mais toujours pénibles à surmonter. Les chagrins
naissent sous les pas de qui vit au hasard ; il en trouve au-dedans,
au-dehors, partout. Le cœur de certaines Créatures ressemble à ces enfants
maussades & maladifs ; ils demandent sans cesse, & on a beau leur
donner tout ce qu’ils demandent, ils ne finissent point de crier. C’est un
fonds inépuisable de peines & de (113) troubles, qu’un dessein pris de
satisfaire à toutes les fantaisies qu’il produit. Mais sans ces inconvénients
qui ne sont pas généraux, les lassitudes, la mésaisance, l’embarras des filtrations,
l’engorgement des liqueurs, le dérangement des esprits animaux, & toutes
ces incommodités accidentelles dont les corps les mieux constitués ne sont pas
exempts, ne suffisent-elles pas pour engendre la mauvaise humeur & le
dégoût ? Et ces vices ne deviendront-ils pas habituels, si l’on n’écarte
leur influence, ou si l’on n’arrête leur progrès dans le tempérament ? Or,
l’exercice des affections sociales est l’émétique du dégoût ; c’est le
seul contre-poison de la mauvaise humeur. Car nous avons remarqué que lorsque
la Créature prend son parti & se résout à guérir de ces maladies de
tempérament, elle a recours aux plaisirs de la Société, elle se prête au
commerce de ses semblables, & ne trouve de soulagement à sa tristesse &
à ses aigreurs, que dans les distractions & les amusements de la compagnie.
Dans ces dispositions fâcheuses, dira-t-on peut-être, la
Religion est d’un puissant secours. Sans doute ; mais quelle espèce de
Religion ? Si sa nature est consolante & bénigne ; si la dévotion
qu’elle inspire est douce, tranquille & gaie ; c’est une affection
naturelle, qui ne peut être que salutaire ; mais les Ministres en
l’altérant, la rendent-ils sombre & farouche, les craintes & l’effroi
l’accompagnent-ils ; combat-elle la fermeté, le courage & la liberté
de l’esprit, c’est entre leurs mains un dangereux topique, (114) & l’on
remarque à la longue que ce précieux remède mal-à-propos administré, est pire
que le mal. La considération effrayante de l’étendue de nos devoirs, un examen
austère des mortifications qui nous sont prescrites, & la vue des gouffres
ouverts pour les infracteurs de la Loi, ne sont pas toujours, & en tout
temps, ni pour toutes sortes de personnes indistinctement des objets propres à
calmer les agitations de l’esprit. 29 Le
tempérament ne peut qu’empirer, & ses aigreurs fermenter & s’accroître
par la noirceur de ces réflexions. Si par avis, par crainte ou par besoin, la
victime de ces idées mélancoliques cherche quelque diversion à leur
obsession ; si elle affecte le repos & la joie, qu’importe au
fond ? Tant qu’elle ne se désistera point de se pratique, son cœur sera
toujours le même ; elle n’aura que changé de grimace. Le Tigre est
enchaîné pour un moment, ses actions ne décèlent pas actuellement sa
férocité ; mais en est-il plus soumis ? Si vous brisez sa chaîne, en
sera-t-il moins cruel ? Non, certes. Qu’a donc opéré la Religion si
maladroitement présentée ? (115) La Créature a le même fonds de
tristesse ; ses aigreurs n’en sont que plus abondantes & plus importunes,
& ses plaisirs intellectuels que plus languissants & plus rares. Le
Chien est donc revenu à son vomissement ; mais plus maladif & plus
dépravé.
Si l’on objecte qu’à la
vérité dans des conjonctures désespérantes, dans un délabrement d’affaires
domestiques, dans un cours inaltérable d’adversités, les chagrins & la
mauvaise humeur peuvent saisir & troubler le tempérament ; mais que ce
désastre n’est pas à craindre dans l’aisance & la prospérité, & que les
commodités journalières de la vie, & les faveurs habituelles de la fortune,
sont une barrière assez puissante contre les attaques que le tempérament peut
avoir à soutenir ; nous répondrons que plus la condition d’une Créature
est gracieuse, tranquille & douce, plus les moindres contretemps, les
accidents les plus légers, & les plus frivoles chagrins sont impatientants,
désagréables & cuisants pour elle ; que plus elle est indépendante
& libre, plus il est aisé de la mécontenter, de l’offenser & de
l’irriter, & que par conséquent plus elle a besoin du secours des
affections sociales pour se garantir de la férocité. C’est ce que l’exemple des
tyrans dont le pouvoir fondé sur le crime, ne se soutient que par la terreur,
prouve suffisamment.
Quant à la tranquillité d’esprit ; voici comme on peut
se convaincre qu’il n’y a que les affections sociales qui puissent procurer ce
bonheur. On conviendra, sans doute, qu’une Créature telle que l’Homme, qui ne
parvient (116) que par un assez long exercice, à la maturité d’entendement
& de raison, a appuyé ou appuie actuellement sur ce qui se passe au-dedans
d’elle-même, connaît son caractère, n’ignore point ses sentiments habituels,
approuve ou désapprouve sa conduite, & a jugé ses affections. On
sait encore que, si par elle-même elle était incapable de cette recherche
critique, on ne manque pas dans la Société de gens charitables, tout prêts à
l’aider de leurs lumières ; que les faiseurs de remontrances & les
donneurs d’avis de sont pas rares, & qu’on en trouve autant & plus
qu’on n’en veut. D’ailleurs, les Maîtres du Monde & les Mignons de la
Fortune ne sont pas exempts de cette inspection domestique. Toutes les
impostures de la flatterie se réduisent la plupart du temps à leur en
familiariser l’usage, & ses faux portraits à les rappeler à ce qu’ils sont
en effet. Ajoutez à cela que plus on a de vanité & moins on se perd de
vue : l’amour-propre est grand contemplateur de lui-même ; mais quand
une indifférence parfaite sur ce qu’on peut valoir, rendrait paresseux à
s’examiner, les feints égards pour autrui & les désirs inquiets &
jaloux de réputation, exposeraient encore assez souvent notre conduite &
notre caractère à nos réflexions. D’une ou d’autre façon, toute Créature qui
pense, est nécessitée par sa nature à souffrir la vue d’elle-même, & à
avoir à chaque instant sous les yeux les images errantes de ses actions, de sa
conduite & de son caractère : ces objets qui lui sont individuellement
attachés, qui la suivent partout, doivent passer (117) & repasser sans
cesse dans son esprit : or, si rien n’est plus importun, plus fatiguant
& plus fâcheux que leur présence à celui qui manque d’affections sociales,
rien n’est plus satisfaisant, plus agréable & plus doux pour celui qui les
a soigneusement conservées.
Deux choses qui doivent horriblement tourmenter toute
Créature raisonnable ; c’est le sentiment intérieur d’une action injuste,
ou d’une conduite odieuse à ses semblables ; ou le souvenir d’une action
extravagante, ou d’une conduite préjudiciable à ses intérêts & à son
bonheur.
De ces tourments, c’est le premier qu’on appelle proprement
en Morale ou Théologie, Conscience. Craindre un Dieu, ce n’est pas avoir pour
cela de la Conscience. Pour s’effrayer des malins esprits, des sortilèges, des
enchantements, des possessions, des conjurations & de tous les maux qu’une
nature injuste, méchante & diabolique peut infliger, ce n’est pas en être
plus consciencieux. Craindre un Dieu, sans être ni se sentir coupable de
quelque action digne de blâme & de punition ; c’est l’accuser
d’injustice, de méchanceté, de caprice, 30 & par (118) conséquent, c’est craindre un Diable &
non pas un Dieu. La crainte de l’Enfer & toutes les terreurs de l’autre
monde ne marquent de la Conscience, que quand elles sont occasionnées par un
aveu intérieur des crimes que l’on a commis : mais si la Créature fait
intérieurement cet aveu, à l’instant la Conscience agit, elle indique le
châtiment, & la Créature s’en effraie, quoique la Conscience ne le lui
rende pas évident.
La Conscience religieuse suppose donc la Conscience
naturelle & morale. La crainte de Dieu accompagne toujours celle-là ;
mais elle tire toute sa force de la connaissance du mal commis & de
l’injure faite à l’Etre suprême, en présence duquel, sans égard pour la
vénération que nous lui devons, nous avons osé le commettre. Car la honte
d’avoir failli aux yeux d’un Etre si respectable, doit travailler en nous,
(119) même en faisant abstraction des notions particulières de sa justice, de
sa toute-puissance, & de la distribution future des récompenses & des
châtiments.
Nous avons dit qu’aucune Créature ne fait le mal méchamment
& de propos délibéré, sans s’avouer intérieurement digne de
châtiment ; & nous pouvons ajouter en ce sens que toute Créature
sensible a de la Conscience. Ainsi le méchant doit attendre & craindre de
tous, ce qu’il reconnaît avoir mérité de chacun en particulier. De la frayeur
de Dieu & des hommes, naîtront donc les alarmes & les soupçons. Mais le
terme de Conscience, emporte quelque chose de plus dans toute Créature
raisonnable. Il indique une connaissance de la laideur des actions punissables
& une honte secrète de les avoir commises.
Il n’y a peut-être pas une Créature parfaitement insensible
à la honte des crimes qu’elle a commis ; pas une qui se reconnaisse
intérieurement digne de l’opprobre & de la haine de ses semblables, sans
regret & sans émotion ; (*) pas
une qui parcoure sa turpitude d’un œil indifférent. En tout cas, si ce monstre
existe, sans passion pour le bien & sans aversion pour le mal, il sera d’un
côté dénué de toute affection naturelle, & par conséquent dans une
indigence parfaite des plaisirs intellectuels ; de l’autre, il aura tous
les penchants dénaturés (120) dont une Créature peut être infectée. Manquer de
Conscience, ou n’avoir aucun sentiment de la difformité du vice, c’est donc
être souverainement misérable. Mais avoir de la Conscience et pécher contre
elle, c’est s’exposer même ici bas, comme nous l’avons démontré, aux regrets
& à des peines continuelles.
Un homme qui dans un premier mouvement, a le malheur de
tuer son semblable, revient subitement a la vue de ce qu’il a fait ; sa
haine se change en pitié, & sa fureur se tourne contre lui-même. Tel est le
pouvoir de l’objet. Mais il n’est pas au bout de ses peines : il ne
retrouve pas sa tranquillité en perdant de vue le cadavre : il entre
ensuite en agonie ; le sang du mort coule derechef a ses yeux : il
est transi d’horreur, & le souvenir cruel de son action le poursuit en tout
lieu. Mais si l’on supposait que cet Assassin a vu expirer son compagnon sans
frémir, & qu’aucun trouble, qu’aucun remords, qu’aucune émotion n’a suivi
le coup, je dirais, ou qu’il ne reste à ce Scélérat aucun sentiment de la
difformité du crime, qu’il est sans affection naturelle, & par conséquent
sans paix au-dedans de lui-même, & sans félicité ; ou que s’il a
quelque notion de beauté morale, c’est un assemblage capricieux d’idées
monstrueuses & contradictoires, un composé d’opinions fantasques, une ombre
défigurée de la Vertu ; que ce sont des préjugés extravagants qu’il prend
pour le grand, l’héroïque & le beau des sentiments : or, que ne souffre
point un homme dans cet état ! Le fantôme qu’il idolâtre, n’a point de
forme constante ; c’est un (121) Protée d’honneur qu’il ne sait pas où
saisir, & dont la poursuite le jette dans une infinité de perplexités, de
travaux & de dangers. Nous avons démontré que la Vertu seule, digne en tout
temps de notre estime & de notre approbation, peut nous procurer des
satisfactions réelles. Nous avons fait voir que celui, qui, séduit par une
Religion absurde, ou entraîné par la force d’un usage barbare, a prostitué son
hommage à des Etres qui n’ont de la Vertu que le nom, doit, ou par
l’inconstance d’une estime si mal placée, ou par les actions horribles qu’il
sera forcé de commettre, perdre tout amour de la justice, & devenir
parfaitement misérable ; ou si la Conscience n’est pas encore muette,
passer des soupçons aux alarmes, marcher de trouble en trouble, & vivre en
désespéré. Il est impossible qu’un Enthousiaste furieux, un Persécuteur plein
de rage, un Meurtrier, un Duelliste, un Voleur, un Pirate, ou tout autre ennemi
des affections sociales & du genre humain, suive quelques principes
constants, quelques lois invariables dans la distribution qu’il fait de son
estime, & dans le jugement qu’il porte des actions. Ainsi plus il attise
son zèle, plus il est entêté d’honneur, plus il dégrade sa nature, plus son
caractère est dépravé ; plus il prend d’estime & s’extasie
d’admiration pour quelque pratique vicieuse & détestable, mais qu’il
imagine grande, vertueuse & belle, plus il s’engage en contradictions,
& plus insupportable de jour en jour lui deviendra son état. Car il est
certain qu’on ne peut affaiblir une inclination naturelle ou fortifier (122) un
penchant dénaturé, sans altérer l’économie générale des affections. Mais la
dépravation du caractère étant toujours proportionnelle à la faiblesse des
affections naturelles & à l’intensité
des penchants dénaturés, je conclus que, plus on aura de faux principes
d’honneur & de Religion, plus on sera mécontent de soi-même, & plus par
conséquent on sera misérable.
Ainsi toutes notions marquées au coin de la superstition,
tout caractère opposé à la justice & tendant à l’inhumanité ; notions
chéries, caractère affecté, soit pas une fausse Conscience, soit pas un point
d’honneur mal entendu, ne feront qu’irriter cette autre Conscience honnête
& vraie, qui ne nous passe rien, aussi prompte à nous punir de toute action
mauvaise, par ses reproches, qu’à nous récompenser des actes vertueux, par son
approbation & ses éloges. Si celui, qui, sous quelque autorité que ce soit,
commet un seul crime, était excusable de l’avoir commis, il pourrait se plonger
en sûreté de Conscience, dans des abominations telles qu’il ne les imagine
peut-être pas sans horreur, toutes les fois qu’il aura les mêmes garants de son
obéissance. Voilà ce qu’un moment de réflexion ne manquera pas d’apprendre à
quiconque entraîné par l’exemple de ses semblables, sera tenté de prêter sa
main à des actions que son cœur désapprouvera.
Quant au souvenir du tort fait aux vrais intérêts & au
bonheur présent par une conduite extravagante & déraisonnable ; c’est
la seconde (123) branche de la Conscience. Le sentiment d’une difformité morale
contractée par les crimes & par les injustices, n’affaiblit, ni ne suspend
l’effet de cette importune réflexion ; car quand le méchant ne rougirait
pas en lui-même de sa dépravation, il n’en reconnaîtrait pas moins, que par
elle il a mérité la haine de Dieu & des Hommes. Mais une Créature dépravée,
n’eût-elle pas le moindre soupçon de l’existence d’un Etre suprême, en
considérant toutefois que l’insensibilité pour le Vice & pour la Vertu
suppose un désordre complet dans les affections naturelles ; désordre que
la dissimulation la plus profonde ne peut dérober, on conçoit qu’avec ce
malheureux caractère, elle n’aura pas grande part dans l’estime, l’amitié &
la confiance de ses semblables, & que par conséquent elle aura fait un
préjudice considérable à ses intérêts temporels & à son bonheur actuel.
Qu’on ne dise pas que la connaissance de ce préjudice lui échappera ; elle
verra tous les jours avec regret & jalousie les manières obligeantes,
affectueuses, honorables, dont les honnêtes gens se comblent réciproquement.
Mais puisque partout où l’affection sociale est éteinte, il y a nécessairement
dépravation, le trouble & les aigreurs doivent accompagner cette conscience
intéressée, ou le sentiment intérieur du tort qu’une conduite folle &
dépravée a porté aux vrais intérêts & à la félicité temporelle.
Par tout ce que nous avons dit, il est aisé de comprendre
combien le bonheur dépend de l’économie des affections naturelles. Car si la
(124) meilleure partie de la félicité consiste dans les plaisirs intellectuels,
& si les plaisirs intellectuels découlent de l’intégrité des affections
sociales, il est évident que quiconque jouit de cette intégrité, possède les
sources de la satisfaction intérieure ; satisfaction qui fait tout le
bonheur de la vie.
Quant aux plaisirs du corps & des sens, c’est bien peu
de choses ; c’est une faible satisfaction, si les affections sociales ne
la relèvent & ne l’animent.
Bien vivre, ne signifie chez certaines gens que bien boire
& bien manger. Il me semble que c’est faire beaucoup d’honneur à ces
Messieurs que de convenir avec eux que vivre ainsi, c’est se presser de
vivre ; comme si c’était se presser de vivre que de prendre des
précautions exactes pour ne jouir presque point de la vie. Car si notre calcul
est juste, cette sorte de voluptueux glisse sur les grands plaisirs avec une
rapidité qui leur permet à peine de les effleurer.
Mais quelques piquants que soient les plaisirs de la table,
quelque utile que le palais soit au bonheur, & quelque profonde que soit la
science des bons repas, il est à présumer que je ne sais quelle ostentation
d’élégance dans la façon d’être servi, & que la gloire d’exceller dans l’art
de bien traiter son monde, sont dans les gens de plaisir la haute idée qu’ils
ont de leurs voluptés ; car l’ordonnance des services, l’assortiment des
mets, la richesse du buffet, & l’intelligence du Cuisinier mis à part, le
reste ne vaut presque pas la peine d’entrer en ligne (125) de compte, de l’aveu
même de ces Epicuriens.
La débauche, qui n’est autre chose, qu’un goût trop vif
pour les plaisirs des sens, emporte avec elle l’idée de société. Celui qui
s’enferme pour s’enivrer, passera pour un sot, mais non pour un débauché. On
traitera ses excès de crapule, mais non de libertinage. Les femmes
débauchées ; je dis plus, les dernières des Prostituées n’ignorent pas
combien il importe à leur commerce de persuader ceux à qui elles livrent ou
vendent leurs charmes, que le plaisir est réciproque, & qu’elles n’en
reçoivent pas moins qu’elles en donnent. Sans cette imagination qui soutient,
le reste serait misérable, même pour les plus grossiers libertins.
Y a-t-il quelqu’un, qui seul & séparé de tout commerce,
puisse se procurer, concevoir même quelque satisfaction durable ? Quel est
le plaisir des sens capable de tenir contre les ennuis de la solitude ?
Quelque exquis qu’on le suppose, y a-t-il homme qui ne s’en dégoûte, s’il ne
peut s’en rendre la possession agréable en le communiquant à un autre ?
Qu’on fasse des systèmes tant qu’on voudra ; qu’on affecte pour
l’approbation de ses semblables, tout le mépris imaginable ; que pour
assujettir la nature à des principes d’intérêt injurieux & nuisibles à la
Société, on se tourmente de toute sa force ; ses vrais sentiments
éclateront : à travers les chagrins, les troubles & les dégoûts, on
dévoilera tôt ou tard les suites funestes de cette violence, le ridicule d’un
pareil projet, & le châtiment qui convient à d’aussi monstrueux efforts.
(126) Les plaisirs des sens, ainsi que les plaisirs de
l’esprit, dépendent donc des affections sociales : où manquent ces
inclinations, ils sont sans vigueur & sans force, & quelquefois même
ils excitent l’impatience & le dégoût : ces sensations, sources
fécondes de douceurs & de joie, sans eux ne rendent qu’aigreurs & que
mauvaise humeur, & n’apportent que satiété & qu’indifférence.
L’inconstance des appétits & la bizarrerie des goûts si remarquables en
tous ceux dont le sentiment n’assaisonne pas les plaisirs, en sont des preuves
suffisantes. La communication soutient la gaieté, le partage anime l’amour. La
passion la plus vive ne tarde pas à s’éteindre, si je ne sais quoi de
réciproque, de généreux & de tendre, ne l’entretient : sans cet
assaisonnement la plus ravissante beauté serait bientôt délaissée. Tout amour
qui n’a de fondement que dans la jouissance de l’objet aimé, se tourne bientôt
en aversion : l’effervescence des désirs commence, & la satiété que
suivent les dégoûts, achève de tourmenter ceux qui se livrent aux plaisirs avec
emportement. Leurs plus grandes douceurs sont réservées pour ceux qui savent se
modérer. Toutefois ils sont les premiers à convenir du vide qu’ils y trouvent.
Les hommes sobres goûtent les plaisirs des sens dans toute leur excellence,
& ils sont tous d’accord que, sans une forte teinture d’affection sociale,
ils ne donnent aucune satisfaction réelle.
Mais avant que de finir cet Article, nous allons remettre pour
la dernière fois le penchant social dans la balance, & peser en gros les
avantages (127) de l’intégrité & les suites fâcheuses du défaut de poids
dans cette affection.
On est suffisamment instruit des soins nécessaires au
bien-être de l’animal, pour savoir que sans l’action, sans le mouvement &
les exercices, le corps languit & succombe sous les humeurs qui
l’oppressent ; que les nourritures ne font alors qu’augmenter son
infirmité ; que les esprits qui manquent d’occupation au dehors, se
jettent sur les parties intérieures & les consument ; enfin, que la
Nature devient elle-même sa propre proie & se dévore. La santé de l’âme
demande les mêmes attentions ; cette partie de nous-mêmes a des exercices
qui lui sont propres & nécessaires : si vous l’en privez, elle
s’appesantit & se détraque. Détournez les affections & les pensées de
leurs objets naturels, elles reviendront sur l’esprit, & le rempliront de
désordre & de trouble.
Dans les animaux & les autres Créatures, à qui la
Nature n’a pas accordé la faculté de penser dans ce degré de perfection que
l’homme possède ; telle a du moins été sa prévoyance, que la quête
journalière de leur vie, leurs occupations domestiques, & l’intérêt de leur
espèce consument tout leur temps, & qu’en satisfaisant à ces fonctions
différentes, la passion les met toujours dans un agitation proportionnelle à
leur constitution. Qu’on tire ces Créatures de leur état laborieux &
naturel, & qu’on les place dans une abondance qui satisfasse sans peine
& avec profusion à tous leurs besoins, leur tempérament ne tardera pas à se
ressentir de cette luxurieuse oisiveté, & leurs facultés (128) à se
dépraver dans cette commode inaction. Si on leur accorde la nourriture à
meilleur marché que la Nature ne l’avait entendu, elles rachèteront bien ce
petit avantage par la perte de leur sagacité naturelle, & de presque toutes
les vertus de leur espèce.
Il n’est pas nécessaire de démontrer cet effet par des
exemples. Quiconque a la moindre teinture d’histoire naturelle, quiconque n’a
pas dédaigné tout à fait d’observer la conduite des animaux, & de
s’instruire de leur façon de vivre & de conserver leur espèce, a dû
remarquer, sans sortir du même système, une grande différence entre l’adresse
des animaux sauvages & celle des animaux apprivoisés. On peut dire que
ceux-ci ne sont que des bêtes en comparaison de ceux-là. Ils n’ont ni la même
industrie, ni le même instinct. Ces qualités seraient faibles en eux, tant
qu’ils resteront dans un esclavage aisé : mais leur rend-on la
liberté ? rentrent-ils dans la nécessité de pourvoir à leurs
besoins ? ils recouvrent toutes leurs affections naturelles, & avec
elles, toute la sagacité de leur espèce. Ils reprennent dans la peine toutes
les vertus qu’ils avaient oubliées dans l’aisance ; ils s’unissent entre
eux plus étroitement ; ils montrent plus de tendresse pour leurs
petits ; ils prévoient les saisons ; ils mettent en usage toutes les
ressources que la Nature leur suggère pour la conservation de leur espèce,
contre l’incommodité des temps & les ruses de leurs ennemis. Enfin,
l’occupation & le travail les remettent dans leur bonté naturelle, & la
nonchalance & les autres vices les (129) abandonnent avec l’abondance &
l’oisiveté.
Entre les Hommes, l’indigence condamne les uns au
travail ; tandis que d’autres dans une abondance complète s’engraissent de
la peine & de la sueur des premiers. Si ces opulents ne suppléent par
quelque exercice convenable aux fatigues du corps dont ils sont dispensés par
état ; si loin de se livrer à quelque fonction honnête par elle-même &
profitable à la Société, telles que la littérature, les sciences, les arts,
l’agriculture, l’économie domestique, ou les affaires publiques, ils regardent
avec mépris toute occupation en général ; s’ils trouvent qu’il est beau de
s’ensevelir dans une oisiveté profonde, & de s’assoupir dans une mollesse
ennemie de toute affaire, il n’est pas possible qu’à la faveur de cette
nonchalance habituelle les passions n’exercent pas tous leurs caprices, &
que dans ce sommeil des affections sociales, l’esprit qui conserve toute son
activité, ne produise mille monstres divers.
A quel excès la débauche n’est-elle pas portée dans ces
villes qui sont depuis longtemps le siège de quelque Empire ? Ces endroits
peuplés d’une infinité de riches fainéants & d’une multitude d’ignorants
illustres, sont plongés dans le dernier débordement. Partout ailleurs où les
hommes assujettis au travail dès la jeunesse, se font honneur d’exercer dans un
âge plus avancé des fonctions utiles à la Société, il n’en est pas ainsi. Les
désordres, habitants des grandes Villes, des Cours, des Palais, de ces
Communautés opulentes de Dervis oiseux, & de (130) toute Société dans
laquelle la richesse a introduit la fainéantise, sont presque inconnus dans les
Provinces éloignées, dans les petites Villes, dans les familles laborieuses,
& chez l’espèce de peuple qui vit de son industrie.
Mais si nous n’avons rien
avancé jusqu’à présent sur notre constitution intérieure qui ne soit dans la
vérité ; si l’on convient que la Nature a des lois qu’elle observe avec
autant d’exactitude dans l’ordonnance de nos affections, que dans la production
de nos membres & de nos organes ; s’il est démontré que l’exercice est
essentiel à la santé de l’âme, & que l’âme n’a point d’exercice plus
salutaire que celui des affections sociales ; on ne pourra nier que, si
ces affections sont paresseuses ou léthargiques, la constitution intérieure ne
doive souffrir & se déranger. On aura beau faire un art de l’indolence, de
l’insensibilité & de l’indifférence, s’envelopper dans une oisiveté
systématique & raisonnée, les passions n’en auront que plus de facilité
pour forcer leur prison, se mettre en pleine liberté, & semer dans l’esprit
le désordre, le trouble & les inquiétudes. Privées de tout emploi naturel
& honnête, elles se répondront en actions capricieuses, folles,
monstrueuses & dénaturées. La balance qui les tempérait sera bientôt
détruite, & l’architecture intérieure s’écroulera de fond en comble.
Ce serait avoir des idées bien imparfaites de la méthode
que la Nature observe dans l’organisation des animaux, que d’imaginer qu’un
aussi grand appui, qu’une colonne aussi considérable dans l’édifice intérieur,
que l’est l’économie (131) des affections, peut être abattue ou ébranlée sans
entraîner l’édifice avec elle, ou le menacer d’une ruine totale.
Ceux qui seront initiés dans cette architecture morale, y
remarqueront un ordre, des parties, des liaisons, des proportions & un
édifice, tel qu’une passion seule trop étendue ou trop poussée affaiblit ou
surcharge le reste, & tend à la ruine du Tout. C’est ce qui arrive dans le
cas de la frénésie & de l’aliénation. L’esprit trop violemment affecté d’un
objet triste ou gai, succombe sous son effort, & sa chute ne prouve que
trop bien la nécessité du contrepoids & de la balance dans les affections.
Ils distingueront dans les Créatures différents ordres de passions, plusieurs
espèces d’inclinations, & des penchants variés selon la différence des
sexes, des organes & des fonctions de chacune. Ils s’apercevront que, dans
chaque système, l’énergie & la diversité des causes répondent toujours
exactement à la grandeur & à la diversité des effets à produire, & que
la constitution & les forces extérieures déterminent absolument l’économie
intérieure des affections. De sorte que partout où l’excès ou la faiblesse des
affections, l’indolence ou l’impétuosité des penchants, l’absence des
sentiments naturels ou la présence de quelques passions étrangères,
caractériseront deux espèces rassemblées & confondues dans le même
individu, il doit y avoir imperfection & désordre.
Rien de plus propre à confirmer notre système, que la
comparaison des Etres parfaits avec ces Créatures originellement imparfaites,
estropiées (132) entre les mains de la Nature, & défigurées par quelque
accident qu’elles ont essuyé dans la matrice qui les a produites. Nous appelons
production monstrueuse, le mélange de deux espèces, un composé de deux sexes.
Pourquoi donc celui dont la constitution intérieure est défigurée, & dont
les affections sont étrangères à sa nature, ne serait-il pas un monstre ?
Un animal ordinaire nous paraît monstrueux & dénaturé, quand il a perdu son
instinct, quand il fuit ses semblables, lorsqu’il néglige ses petits &
pervertit la destination des talents ou des organes qu’il a reçus. De quel œil
devons-nous regarder, de quel nom appeler un homme qui manque des affections
convenables à l’espèce humaine, & qui décèle un génie & un caractère
contraire à la nature de l’homme ?
Mais quel malheur n’est-ce pas pour une Créature destinée à
la Société, plus particulièrement qu’aucune autre, d’être dénuée de ces
penchants qui la porteraient au bien & à l’intérêt général de son
espèce ? car il faut convenir qu’il n’y en a point de plus ennemie de la
solitude que l’homme dans son état naturel. Il est entraîné, malgré qu’il en
ait, à rechercher la connaissance, la familiarité & l’estime de ses
semblables ; telle est en lui la force de l’affection sociale, qu’il n’y a
ni résolution, ni combat, ni violence, ni précepte qui le retiennent ; il
faut ou céder à l’énergie de cette passion, ou tomber dans un abattement
affreux & dans une mélancolie qui peut être mortelle.
(133) L’Homme insociable, ou celui qui s’exile
volontairement du monde, & qui rompant tout commerce avec la Société, en
abjure entièrement les devoirs, doit être sombre, triste, chagrin & mal
constitué.
L’Homme séquestré, ou celui qui est séparé des hommes &
de la Société ; par accident ou par force, doit éprouver dans son
tempérament, de funestes effets de cette séparation. La tristesse & la
mauvaise humeur s’engendrent partout où l’affection sociale est éteinte ou
réprimée : mais a-t-elle occasion d’agir en pleine liberté, & de se
manifester dans toute son énergie, elle transporte la Créature. Celui dont on a
brisé les liens, qui renaît à la lumière au sortir d’un cachot où il a été
longtemps détenu, n’est pas plus heureux dans les premiers moments de sa
liberté. Il y a peu de personnes qui n’aient éprouvé la joie dont on est
pénétré, lorsqu’après une longue retraite, une absence considérable, on ouvre
son esprit, on décharge son cœur, on épanche son âme dans le sein d’un ami.
Cette passion se manifeste encore bien clairement dans les
personnes qui remplissent des postes éminents, dans les Princes, dans les
Monarques & dans tous ceux que leur condition met au dessus du commerce
ordinaire des hommes, & qui pour se conserver leurs respects, trouvent à
propos de leur dérober leur personne, & de laisser entre les hommages &
leur trône, une vaste distance. Ils ne 31 sont (134) pas toujours les mêmes : cette affectation
se dément dans le domestique. Ces ténébreux Monarques de l’Orient, ces fiers
Sultans, se rapprochent de ceux qui les environnent, se livrent & se
communiquent : on remarque, à la vérité, qu’ils ne s’adressent pas
ordinairement aux plus honnêtes gens ; mais qu’importe à la certitude de
nos propositions ? Il suffit que, soumis à la commune loi, ils aient
besoin de confidents & d’amis. Que des gens sans aucun mérite, que des
esclaves, que des hommes tronqués, que les mortels quelquefois les plus vils
& les plus méprisables, remplissent ces places d’honneur & soient
érigés en favoris ; l’énergie de l’affection sociale n’en sera que plus
marquée. C’est pour des monstres que ces Princes sont hommes : ils
s’inquiètent pour eux ; c’est avec eux qu’ils se déploient, qu’ils sont
ouverts, libres, sincères & généreux : c’est en leurs mains qu’ils se
plaisent quelquefois à déposer leur Sceptre. Plaisir franc & désintéressé,
(135) & même en bonne politique, la plupart du temps opposé à leurs vrais
intérêts ; mais toujours au bonheur de leurs Sujets. C’est dans ces
contrées où l’amour des Peuples ne dispose point du Monarque, mais la faiblesse
pour quelque vile Créature ; c’est dans ces contrées, dis-je, qu’on voit
l’étendard de la tyrannie arboré dans toutes ses couleurs : le Prince
devient sombre, méfiant & cruel ; ses Sujets ressentent l’effet de ces
passions, horribles, mais nécessaires supports d’une Couronne environnée de
nuages épais & couverte d’une obscurité qui la dérobe éternellement aux yeux,
à l’accès & à la tendresse. Il est inutile d’appuyer cette réflexion du
témoignage de l’Histoire.
D’où l’on voit quelle est la force de l’affection sociale,
à quelle profondeur elle est enracinée dans notre nature, par combien de branches
elle est entrelacée avec les autres passions, & jusqu’à quel point elle est
nécessaire à l’économie des penchants & à notre félicité.
Il est donc vrai que le grand & principal moyen d’être
bien avec soi, c’est d’avoir les affections sociales, & que manquer de ces
penchants, c’est être misérable ; ce que j’avais à démontrer.
SECTION II.
(136) Nous avons maintenant à prouver que la violence des
affections privées rend la Créature malheureuse.
Pour procéder avec quelque méthode, nous remarquerons
d’abord que toutes les passions relatives à l’intérêt particulier & à
l’économie privée de la Créature, se réduisent à celles-ci : L’amour de la
vie ; le ressentiment des injures ; l’amour des femmes & des
autres plaisirs des sens ; le désir des commodités de la vie ;
l’émulation ou l’amour de la gloire & des applaudissements ;
l’indolence ou l’amour des aises & du repos. C’est dans ces penchants
relatifs au système individuel que consistent l’intérêt & l’amour-propre.
Ces affections modérées & retenues dans de certaines
bornes, ne sont par elles-mêmes ni injurieuses à la Société, ni contraires à la
Vertu morale ; c’est leur excès qui les rend vicieuses. Estimer la vie
plus qu’elle ne vaut, c’est être lâche. Ressentir trop vivement une injure,
c’est être vindicatif. Aimer le sexe & les autres plaisirs des sens, avec
excès, c’est être luxurieux. Poursuivre avec avidité les richesses, c’est être
avare. S’immoler aveuglément à l’honneur & aux applaudissements, c’est être
ambitieux & vain. Languir dans l’aisance, & s’abandonner sans réserve
au repos, c’est être paresseux. Voilà le point où les passions privées
deviennent nuisibles au bien général ; & c’est aussi dans ce degré d’intensité qu’elles sont (137)
pernicieuses à la Créature elle-même ; comme on va voir en les parcourant
chacune en particulier.
Si quelque affection privée pouvait balancer les penchants
généraux, sans préjudicier au bonheur particulier de la Créature, ce serait,
sans contredit, l’amour de la vie. Qui croirait cependant qu’il n’y en a aucune
dont l’excès produise de si grands désordres, & soit plus fatal à la
félicité ?
Que la vie soit quelquefois un malheur ; c’est un fait
généralement avoué. Quand une Créature en est réduite à désirer sincèrement la
mort ; c’est la traiter avec rigueur que de lui commander de vivre. Dans
ces conjonctures, quoique la Religion & la raison retiennent le bras, &
ne permettent pas de finit ses maux en terminant ses jours, s’il se présente
quelque honnête & plausible occasion de périr, on peut l’embrasser sans
scrupule. C’est dans ces circonstances que les parents & les amis se
réjouissent avec raison de la mort d’une personne qui leur était chère,
quoiqu’elle ait eu peut-être la faiblesse de se refuser au danger, & de
prolonger son malheur autant qu’il était en elle.
Puisque la nécessité de vivre est quelquefois un
malheur ; puisque les infirmités de la vieillesse rendent communément la
vie importune ; puisqu’à tout âge, c’est un bien que la Créature est
sujette à surfaire & à conserver à plus haut prix qu’il ne vaut ; il
est évident que l’amour de la vie ou l’horreur de la mort peut l’écarter de ses
vrais intérêts, & la contraindre par son excès à devenir la plus cruelle
ennemie d’elle-même.
(138) Mais quand on conviendrait qu’il est de l’intérêt de
la Créature de conserver sa vie, dans quelque conjoncture & à quelque prix
que ce puisse être, on pourrait encore nier qu’il fût de son bonheur d’avoir
cette passion dans un degré violent. L’excès est capable de l’écarter de son
but, & de la rendre inefficace : cela n’a presque pas besoin de
preuve. Car quoi de plus commun que d’être conduit par la frayeur dans le péril
que l’on fuyait ? que peut faire pour sa défense & pour son salut,
celui qui a perdu la tête ? Or, il est certain que l’excès de la crainte
ôte la présence d’esprit. Dans les grandes & périlleuses occasions, c’est
le courage, c’est la fermeté qui sauve. Le brave échappe à un danger qu’il
voit : mais le lâche sans jugement & sans défense, se hâte vers le
précipice que son trouble lui dérobe, & se jette tête baissée dans un
malheur qui peut-être ne venait point à lui.
Quand les suites de cette passion ne seraient pas aussi
fâcheuses que nous les avons représentées, il faudrait toujours convenir
qu’elle est pernicieuse en elle-même, si c’est un malheur que d’être lâche,
& si rien n’est plus triste que d’être agité par ces spectres & ces
horreurs qui suivent partout ceux qui redoutent la mort. Car ce n’est pas
seulement dans les périls & les hasards que cette crainte importune :
lorsque le tempérament en est dominé, elle ne fait point de quartier : on
frémit dans la retraite la plus assurée ; dans le réduit le plus
tranquille on s’éveille en sursaut. Tout sert à ses fins ; aux yeux
qu’elle fascine, tout objet (139) est un monstre : elle agit dans le moment
où les autres s’en aperçoivent le moins ; elle se fait sentir dans les
occasions les plus imprévues ; il n’y a point de divertissements si bien
préparés, de parties si délicieuses, de quarts d’heure si voluptueux qu’elle ne
puisse déranger, troubler, empoisonner. On pourrait avancer qu’en estimant le
bonheur, non par la possession de tous les avantages auxquels il est
attaché ; mais par la satisfaction intérieure que l’on ressent, rien n’est
plus malheureux qu’une Créature lâche & peureuse. Mais si l’on ajoute à
tous ces inconvénients, les faiblesses occasionnées & les bassesses exigées
par un amour excessif de la vie ; si l’on met en compte toutes ces actions
sur lesquelles on ne revient jamais qu’avec chagrin, quand on les a commises,
& qu’on ne manque jamais de commettre, quand on est lâche ; si l’on
considère la triste nécessité de sortir perpétuellement de son assiette
naturelle, & de passer de perplexité en perplexité, il n’y aura point de
Créature assez vile pour trouver quelque satisfaction à vivre à ce prix. Et
quelle satisfaction pourrait-elle y trouver ? Après avoir sacrifié la
Vertu, l’honneur, la tranquillité & tout ce qui fait le bonheur de la vie.
Un amour excessif de la vie est donc contraire aux intérêts
réels & au bonheur de la Créature.
Le ressentiment est une passion fort différente de la
crainte ; mais qui dans un degré modéré n’est ni moins nécessaire à notre
sûreté, ni moins utile à notre conservation. La (140) crainte nous porte à fuir
le danger ; le ressentiment nous rassure contre lui, & nous dispose à
repousser l’injure qu’on nous fait ou à résister à la violence qu’on nous
prépare. Il est vrai que dans un caractère vertueux, que dans une parfaite
économie des affections, les mouvements de la crainte & du ressentiment sont
trop faibles pour former des passions. Le brave est circonspect sans avoir
peur, & le sage résiste ou punit sans s’irriter. Mais dans les tempéraments
ordinaires, la prudence & le courage peuvent s’allier avec une teinture
légère d’indignation & de crainte, sans rompre la balance des affections.
C’est en ce sens qu’on peut regarder la colère comme une passion nécessaire.
C’est elle qui, par les symptômes extérieurs dont ses premiers accès sont
accompagnés, fait présumer à quiconque est tenté d’en offenser un autre, que sa
conduite ne sera pas impunie, & le détourne par la crainte qu’elle imprime,
de ses mauvais desseins. C’est elle qui soulève la Créature outragée & lui
conseille les représailles. Plus elle est voisine de la rage & du
désespoir, plus elle est terrible. Dans ces extrémités, elle donne des forces
& une intrépidité dont on ne se croyait pas capable. Quoique le châtiment
& le mal d’autrui soient sa fin principale, elle tend aussi à l’intérêt
particulier de la Créature, & même au bien général de son espèce. Mais
serait-il nécessaire d’exposer combien est funeste à son bonheur, ce qu’on
entend communément par colère, soit qu’on la considère comme un mouvement
furieux qui transporte la Créature, ou comme (141) une impression profonde qui
suit l’offense, & que le désir de la vengeance accompagne toujours.
On ne sera point surpris des suites affreuses du
ressentiment & des effets terribles de la colère, si l’on conçoit qu’en
satisfaisant ces passions cruelles, on se délivre d’un tourment violent, on se décharge
d’un poids accablant, & l’on apaise un sentiment importun de misère. Le
vindicatif se hâte de noyer toutes ses peines dans le mal d’autrui :
l’accomplissement de ses désirs lui promet un torrent de volupté. Mais
qu’est-ce que cette volupté ? C’est le premier quart d’heure d’un Criminel
qui sort de la question ; c’est la suspension subite de ses tourments, ou
le répit qu’il obtient de l’indulgence de ses Juges, ou plutôt de la lassitude
de ses Bourreaux. Cette perversité, ce raffinement d’inhumanité, ces cruautés
capricieuses qu’on remarque dans certaines vengeances, ne sont autre chose que
les efforts continuels d’un malheureux qui tente de se détacher de la roue,
c’est un assouvissement de rage perpétuellement renouvelé.
Il y a des Créatures en qui cette passion s’allume avec
peine, & s’éteint plus difficilement encore, quand elle est une fois
allumée. Dans ces Créatures, l’esprit de vengeance est une furie qui
dort ; mais qui, quand elle est éveillée, ne se repose point qu’elle ne
soit satisfaite : alors, son sommeil est d’autant plus doux que le
tourment dont elle s’est délivrée, était grand, & que le poids dont elle
s’est déchargée, était lourd. Si en langage de galanterie, (142) la jouissance
de l’objet aimé s’appelle avec raison, la fin des peines de l’amant ;
cette façon de parler convient tout autrement encore au vindicatif. Les peines
de l’amour sont agréables & flatteuses ; mais celles de la vengeance
ne sont que cruelles. Cet état ne se conçoit que comme une profonde misère, une
sensation amère dont le fiel n’est tempéré d’aucune douceur.
Quant aux influences de cette passion sur l’esprit &
sur le corps, & à ses funestes suites dans les différentes conjonctures de
la vie, c’est un détail qui nous mènerait trop loin. D’ailleurs, nos Ministres
se sont emparés de ces moralités analogues à la Religion, & nos sacrés
Rhéteurs en font retentir depuis si longtemps leurs Chaires & nos Temples,
que pour ne rien ajouter à la satiété du genre humain, en anticipant sur leurs
droits, nous n’en dirons pas davantage. Aussi bien, ce qui précède suffit pour
démontrer qu’on se rend malheureux en se livrant à la colère, & que
l’habitude de ce mouvement est une de ces maladies de tempérament, inséparables
du malheur de la Créature.
Passons à la volupté & à ce qu’on appelle les plaisirs.
S’il était aussi vrai, que nous avons démontré qu’il est faux, que la meilleure
partie des joies de la vie consiste dans la satisfaction des sens ; si de
plus, cette satisfaction est attachée à des objets extérieurs capables de procurer
par eux-mêmes, & en tout temps des plaisirs proportionnés à leur quantité
& à leur valeur ; un moyen infaillible d’être heureux, ce serait de se
(143) pourvoir abondamment de ces choses précieuses qui font nécessairement la
félicité. Mais qu’on étende tant qu’on voudra l’idée d’une vie délicieuse,
toutes les ressources de l’opulence ne fourniront jamais à notre esprit un
bonheur uniforme & constant. Quelque facilité qu’on ait de multiplier les
agréments, en acquérant tout ce que peut exiger le caprice des sens, c’est
autant de bien perdu, si quelque vice dans les facultés intérieures, si quelque
défaut dans les dispositions naturelles en altère la jouissance.
On remarque que ceux dont l’intempérance & les excès
ont ruiné l’estomac, n’en ont pas moins d’appétit ; mais c’est un appétit
faux & qui n’est point naturel. Telle est la soif d’un ivrogne ou d’un
fiévreux. Cependant la satisfaction de l’appétit naturel ; en un mot, le
soulagement de la soif & de la faim, est infiniment supérieur à la
sensualité des repas superflus de nos Pétrones les plus érudits & de nos
plus raffinés voluptueux. C’est une différence qu’ils ont eux-mêmes quelquefois
éprouvée : que ce Peuple Epicurien accoutumé à prévenir l’appétit, se
trouve forcé par quelque circonstance particulière, de l’attendre & de
pratiquer la sobriété ; qu’il arrive à ces délicats de ne trouver dans un
souper de voyageur ou dans un déjeuner de chasse que quelques mets communs
& grossiers pour ces palais friands, mais assaisonnés par la diète &
par l’exercice ; après avoir mangé d’appétit, ils conviendront avec
franchise, que la table la mieux servie ne leur a jamais fait tant de plaisir.
D’un autre côté, il n’est pas extraordinaire (144)
d’entendre des personnes qui ont essayé d’une vie laborieuse & pénible,
& d’une table simple & frugale, regretter dans l’oisiveté des richesses
& au milieu des profusions de la somptuosité, l’appétit & la santé dont
ils jouissaient dans leur première condition. Il est constant qu’en violentant
la nature, en forçant l’appétit, & en provoquant les sens, la délicatesse
des organes se perd. Ce défaut corrompt ensuite les mets les plus exquis, &
l’habitude achève bientôt d’ôter aux choses toute leur excellence.
Qu’arrive-t-il de là ? que la privation en devient plus cuisante & la
possession moins douce. Les nausées, de toutes les sensations les plus
disgracieuses, ne quittent point les intempérants : une réplétion
apoplectique & des sensations usées répandent les aigreurs & le dégoût
sur tout ce qu’on leur présente. De sorte qu’au lieu de l’éternité de délices
qu’ils attendaient de leurs somptuosités, ils n’en recueillent qu’infirmités,
maladies, insensibilité d’organes & inaptitude aux plaisirs. Tant il est
faux de vivre en Epicurien, ce soit user son temps & tirer bon parti de la
vie.
Il est inutile de s’étendre sur les suites fâcheuses de la
somptuosité : on peut concevoir par ce que nous en avons dit, qu’elle est
pernicieuse au corps qu’elle accable d’infirmités, & fatale à l’esprit
qu’elle conduit à la stupidité.
Quant à l’intérêt particulier de la Créature, il est
évident que ce cours effréné de désirs augmentera sa dépendance, en multipliant
ses besoins ; qu’elle ne tardera pas à trouver ses fonds, quelques
considérables qu’ils soient, insuffisants pour (145) les dépenses qu’ils
exigeront ; que, pour satisfaire à cette impérieuse somptuosité, il en
faudra venir aux expédients, sacrifier peut-être son honneur à l’accroissement
de ses revenus, & s’abaisser à mille infâmes manœuvres pour augmenter sa
fortune. Mais à quoi bon m’occuper à démontrer le tort que le voluptueux se
fait à lui-même ? Laissons-le s’expliquer là-dessus. (*) Dans l’impossibilité de résister au torrent qui
l’entraîne, il déclarera en s’y abandonnant, qu’il s’aperçoit bien qu’il court
à une ruine certaine. On a tous les jours l’occasion d’entendre ces discours.
J’en ai donc assez dit pour conclure que la volupté, la débauche & tout
excès sont contraires aux vrais intérêts & au bonheur présent de la
Créature.
Il y a une espèce de luxure d’un ordre fort supérieur à
celle dont nous avons parlé. La conservation de l’espèce est son but. Dans la
rigueur, on ne peut la traiter de passion privée. Animée par l’amour & par
la tendresse, ainsi que toute autre affection sociale ; aux plaisirs
d’esprit qu’elle est en état de procurer comme elles, elle réunit encore
l’enchantement des sens. Telle est l’attention de la Nature à l’entretien de
chaque système, que par une espèce de besoin animal, & par je ne sais quel
sentiment intérieur d’indigence, qu’elle a placé dans les Créatures qui les
composent, elle convie les sexes à s’approcher & à s’occuper ensemble (146)
de la perpétuité de leur espèce. Mais est-il de l’intérêt de la Créature
d’éprouver cette indigence dans un degré violent ? C’est le point que nous
avons à discuter.
Nous en avons assez dit, & sur les appétits naturels,
& sur les penchants dénaturés, pour glisser ici sans scrupule sur cet
article. Si l’on convient qu’il n’y a dans la poursuite de tout autre plaisir,
une dose d’ardeur qu’on ne peut excéder, sans en altérer la jouissance &
sans préjudicier ainsi à ses vrais intérêts, par quelle singularité celui-ci
sortirait-il de la loi générale, & ne reconnaîtrait-il point de
limites ? Nous connaissons d’autres sensations ardentes, & qui, éprouvées
dans un certain degré, sont toujours voluptueuses, mais dont l’excès est une
peine insupportable. Tel est le ris que le chatouillement excite : ce
mouvement, avec l’air de famille
& tous les traits du plaisir, n’en est pas moins un tourment. C’est la même
chose dans l’espèce de luxure dont nous parlons. Il y a des tempéraments pétris
de salpêtre & de soufre, dans une fermentation continuelle & d’une
chaleur qui produit dans le corps des mouvements dont la fréquence & la
durée constituent une maladie qui a son rang & son nom dans la Médecine.
Quand quelques grossiers voluptueux se féliciteraient de cet état, & s’y
complairaient, je doute que les délicats, que ceux qui font du plaisir &
leur souverain bien & leur étude principale, s’accordassent avec eux sur ce
point.
Mais s’il y a dans toute sensation voluptueuse un point où
le plaisir finit & la fureur commence ; (147) si la passion a des
limites qu’elle ne peut franchir sans nuire aux intérêts de la Créature, qui
déterminera ces limites ? qui fixera ce point ? « La Nature,
seule arbitre des choses. Mais où prendre la Nature ? Où ? dans
l’état originel des Créatures, dans l’homme dont une éducation vicieuse n’aura
point encore altéré les affections. »
Celui qui a eu le bonheur d’être plié dès sa jeunesse à un
genre de vie naturel, d’être instruit à la sobriété, pourvu d’un talent honnête
& garanti des excès & de la débauche, exerce sur ses appétits un
pouvoir absolu. Mais ces esclaves, pour être soumis, n’en sont pas moins
propres à ses plaisirs : au contraire, sains, vigoureux & pleins d’une
force & d’une activité que l’intempérance & l’abus ne leur ont point
ôtées, ils n’en remplissent que mieux leurs fonctions. Et si ne supposant en
deux Créatures d’autre différence dans les organes & les tentations, que
celle d’un régime de vie intempérant ou frugal peut y avoir produite, il était
possible de comparer par expérience la somme des plaisirs de part &
d’autre ; je ne doute point que, sans égard pour les suites, en ne mettant
en compte que la satisfaction seule des sens, on ne prononçât en faveur de
l’homme sobre & vertueux.
Sans s’arrêter aux coups que cette frénésie porte à la
vigueur des membres & à la santé du corps, le tort qu’elle fait à l’esprit
est plus grand encore, quoique moins redouté. Une indifférence pour tout avancement,
une consommation misérable du temps, l’indolence, la (148) mollesse, la
fainéantise & la révolte d’une multitude d’autres passions que l’esprit
énervé, stupide, abruti, n’a ni la force, ni le courage de maîtriser. Voilà les
effets palpables de cet excès.
Les désavantages que cette sorte d’intempérance fait
supporter à la société, & les avantages qui reviennent au monde de la
sobriété contraire, ne sont pas moins évidents. De toutes les passions, aucune
n’exerce un plus sévère despotisme sur ses esclaves ? Les tributs
n’adoucissent point son empire : plus on lui accorde, plus elle exige. La
modestie & l’ingénuité naturelles, l’honneur & la fidélité sont ses
premières victimes. Il n’y a point d’affections déréglées dont les caprices
impétueux soulèvent tant d’orages, & poussent la Créature plus directement
au malheur.
Quant à cette passion qui mérite particulièrement le titre
d’intéressée ; puisqu’elle a pour but la possession des richesses, les
faveurs de la fortune & ce qu’on appelle un Etat dans le monde : pour
être avantageuse à la société & compatible avec la Vertu, elle ne doit
exciter aucun désir inquiet. L’industrie qui fait l’opulence des Familles &
la puissance des Etats, est fille de l’intérêt. Mais si l’intérêt domine dans
la Créature, son bonheur particulier & le bien public en souffriront. La
misère qui la rongera, vengera continuellement l’injure faite à la
société : car plus cruel encore à lui-même qu’au genre humain, l’avare est
la propre victime de son avarice.
Tout le monde convient que l’avarice & l’avidité (149)
sont deux fléaux de la Créature. On sait d’ailleurs que peu de choses suffisent
à l’usage & à la subsistance, & que le nombre des besoins serait court,
si l’on permettait à la frugalité de les réduire, & si l’on s’exerçait à la
tempérance, à la sobriété & à un train de vie naturel, avec la moitié de
l’application, des soins & de l’industrie qu’on donne à la luxure & à
la somptuosité. Mais si la tempérance est avantageuse ; si la modération
conspire au bonheur ; si les fruits en sont doux, comme nous l’avons
démontré plus haut ; quelle misère n’entraîneront point à leur suite les
passions contraires ? quel tourment n’éprouvera point une Créature rongée
de désirs qui ne connaissent de bornes ni dans leur essence, ni dans la nature
de leur objet ? Car où s’arrêter ? Y a-t-il dans cette immensité de
choses qui peuvent exercer la cupidité, un point inaccessible à l’effort &
à l’étendue des souhaits ? Quelle digue opposer à la manière d’entasser, à
la fureur d’accumuler revenus sur revenus & richesses sur richesses ?
De là naît dans les avares cette inquiétude que rien
n’apaise ; jamais enrichis par leurs trésors, & toujours appauvris par
leurs désirs, ils ne trouvent aucune satisfaction en ce qu’ils possèdent, &
sèchent, les yeux attachés sur ce qui leur manque. Mais quel contentement réel
pourrait éclore d’un appétit si déréglé ? Etre dévoré de la soif
d’acquérir soit honneurs, soit richesses ; c’est avarice, c’est ambition,
ce n’est point en jouir. Mais abandonnons ce vice à la haine & aux
déclamations des hommes, chez (150) qui avare & misérable, sont des mots
synonymes, & passons à l’ambition.
Tout retentit dans le monde des désordres de cette passion.
En effet, lorsque l’amour de la louange excède une honnête émulation ;
quand cet enthousiasme franchit les bornes même de la vanité ; lorsque le
désir de se distinguer entre ses égaux dégénère en un orgueil énorme ; il
n’y a point de maux que cette passion ne puisse produire. Si nous considérons
les prérogatives des caractères modestes & des esprits tranquilles ;
si nous appuyons sur le repos, le bonheur & la sécurité qui n’abandonnent
jamais celui qui sait se borner dans son état, & se prêter à toutes les
incommodités inhérentes à sa condition ; rien ne nous paraîtra ni plus
raisonnable, ni plus avantageux que ces dispositions. Je pourrais placer ici
l’éloge de la modération, & relever son excellence en développant les
désordres & les peines de l’ambition, en exposant le ridicule & le vide
de l’entêtement des titres, des honneurs, des prééminences, de la renommée, de
la gloire, de l’estime du vulgaire, des applaudissements populaires, & de
tout ce qu’on entend par avantages personnels. Mais c’est un lieu commun auquel
nous avons suppléé par la réflexion précédente.
Il est impossible que le désir des grandeurs s’élève dans
une âme, devienne impétueux & domine la Créature, sans qu’elle soit en même
temps agitée d’une proportionnelle aversion pour la médiocrité. La voilà donc
en proie aux soupçons (151) & aux jalousies, soumise aux appréhensions
d’une contretemps ou d’un revers, & exposée aux dangers & à toute la
mortification des refus. La passion désordonnée de la gloire, des emplois &
d’un état brillant, anéantit donc tout repos & toute sécurité pour l’avenir,
& empoisonne toute satisfaction & toute commodité présente.
Aux agitations de l’ambitieux, on oppose ordinairement
l’indolence & ses langueurs : toutefois ce caractère n’exclut ni
l’avarice ni l’ambition ; mais l’une dort en lui, & l’autre est sans
effet. Cette passion léthargique est un amour désordonné du repos qui décourage
l’âme, engourdit l’esprit, & rend la Créature incapable d’efforts, en
grossissant à ses yeux les difficultés dont les routes de l’opulence & des
honneurs sont parsemées. Le penchant au repos & à la tranquillité n’est ni
moins naturel, ni moins utile que l’envie de dormir ; mais un
assoupissement continuel ne serait pas plus funeste au corps qu’une aversion
générale pour les affaires le serait à l’esprit.
Or, que le mouvement soit nécessaire à la santé, on en peut
juger par les tempéraments de l’homme fait à l’exercice, & de celui qui
n’en a jamais pris ; ou par la constitution mâle & robuste de ces
corps endurcis au travail, & la complexion efféminée de ces automates
nourris sur le duvet. Mais la fainéantise ne borne pas ses influences au
corps : en dépravant les organes, elle amortit les plaisirs
sensuels : des sens, la corruption se transmet à l’esprit, & c’est là
qu’elle excite bien un autre ravage. (152) Ce n’est qu’à la longue que la
machine éprouve des effets sensibles de l’oisiveté ; mais l’indolence
afflige l’âme, tout en l’occupant : elle s’en empare avec les anxiétés,
l’accablement, les ennuis, les aigreurs, les dégoûts & la mauvaise
humeur : c’est à ces mélancoliques compagnes qu’elle abandonne le
tempérament : état dont nous avons parlé & exposé la misère, en
établissant combien l’économie des affections est nécessaire au bonheur.
Nous avons remarqué que dans l’inaction du corps, les
esprits animaux privés de leurs fonctions naturelles, se jettent sur la
constitution, & détruisent leurs canaux en exerçant leur activité. Image
fidèle de ce qui se passe dans l’âme de l’indolent. Les affections & les
pensées détournées de leurs objets, & contraintes dans leur action, s’irritent
& engendrent l’aigreur, la mélancolie, les inquiétudes & cent autres
pestes du tempérament. Alors le Flegme s’exhale, la Créature devient sensible,
colère, impétueuse ; & dans ces dispositions inflammables, la moindre
étincelle suffit pour mettre tout en feu.
Quant aux intérêts particuliers de la Créature, que ne
risque-t-elle pas ? Etre environnée d’objets & d’affaires qui
demandent de l’attention & des soins, & se trouver dans l’incapacité
d’y pourvoir, quel état ! quelle foule d’inconvénients de ne pouvoir
s’aider soi-même, & de manquer souvent de secours étrangers ! C’est le
cas de l’indolent qui n’a jamais cultivé personne, & à qui les autres sont
d’autant plus nécessaires, que dans l’ignorance de tous les (153) devoirs de la
société où son vice l’a retenu, il est plus inutile à lui-même. Ce penchant
décidé pour la paresse, ce mépris du travail, cette oisiveté raisonnée est donc
une source intarissable de chagrins, & par conséquent un puissant obstacle
au bonheur.
Nous avons parcouru les affections privées, & remarqué
les inconvénients de leur véhémence. Nous avons prouvé que leur excès était
contraire à la félicité ; & qu’elles précipitaient dans une misère
actuelle la Créature qu’elles dépravaient ; que leur empire ne s’accroissait
jamais qu’aux dépens de notre liberté, & que par leurs vues étroites &
bornées, elles nous exposaient à contracter ces dispositions viles &
sordides si généralement détestées. Rien n’est donc & plus fâcheux en soi,
& plus funeste dans les conséquences, que de les écouter, que d’en être
l’esclave, & que d’abandonner son tempérament à leur discrétion, & sa
conduite à leurs conseils.
D’ailleurs, ce dévouement parfait de la Créature à ses
intérêts particuliers, suppose une certaine astuce dans le commerce, & je
ne sais quoi de fourbe & de dissimulé dans la conduite & dans les
actions : & que deviennent alors la candeur & l’intégrité
naturelle ? que deviennent la sincérité, la franchise & la droiture ?
La confiance & la bonne foi s’anéantissent ; les envies, les soupçons
& les jalousies vont se multiplier à l’infini ; de jour en jour les
desseins particuliers s’étendront, & les vues générales se
rétréciront : on rompra insensiblement avec ses semblables, & dans cet
éloignement de la (154) société, où l’on sera jeté par l’intérêt, ou
n’apercevra qu’ave mépris les liens qui nous y tiennent attachés. C’est alors
qu’on travaillera à réduire au silence, & bientôt à extirper ces affections
importunes qui ne cesseront de crier au fond de l’âme & de rappeler au bien
général de l’espèce, comme aux vrais intérêts ; c’est-à-dire, qu’on
s’appliquera de toute sa force à se rendre parfaitement malheureux.
Or, laissant à part les autres accidents que l’excès des
affections privées doit occasionner, si leur but est d’anéantir les affections générales,
il est évident qu’elles tendent à nous priver de la source de nos plaisirs,
& à nous inspirer les penchants monstrueux & dénaturés qui mettraient
le sceau à notre misère, comme on verra dans l’Article suivant & dernier.
SECTION III.
Il nous reste à examiner ces passions qui ne tendent ni au
bien général, ni à l’intérêt particulier, & qui ne sont ni avantageuses à
la Société, ni à la Créature. Nous avons marqué leur opposition aux affections
sociales & naturelles, en les nommant penchants superflus & dénaturés.
De cette espèce est le plaisir cruel que l’on prend à voir
des exécutions, des tourments, des désastres, des calamités, le sang, le
massacre & la destruction : ç’a été la passion dominante de plusieurs
Tyrans & de quelques Nations (155) barbares. Les hommes qui ont renoncé à
cette politesse de mœurs & de manières qui prévient la rudesse & la
brutalité, & retient dans un certain respect pour le genre humain, y sont
un peu sujets. Elle perce encore où manquent la douceur & l’affabilité.
Telle est la nature de ce que nous appelons bonne éducation, qu’entre autres
défauts elle proscrit absolument l’inhumanité & les plaisirs barbares. Se
complaire dans le malheur d’un ennemi ; c’est un effet d’animosité, de
haine, de crainte ou de quelque autre passion intéressée : mais s’amuser
de la gêne & des tourments d’une Créature indifférente, étrangère ou
naturelle, de la même espèce ou d’une autre, amie ou ennemie, connue ou
inconnue ; se repaître curieusement les yeux de son rang, & s’extasier
dans ses agonies ; cette satisfaction ne suppose aucun intérêt ;
aussi ce penchant est-il monstrueux, horrible & totalement dénaturé.
Une teinte affaiblie de cette affection, c’est la
satisfaction maligne que l’on trouve dans l’embarras d’autrui ; espèce de
méchanceté brouillonne & folâtre qui consiste à se plaire dans le
désordre ; disposition qu’on semble cultiver dans les enfants, & qu’en
eux on appelle Espièglerie. (*) Ceux
qui connaîtront un peu la nature de cette passion, ne s’étonneront point de ses
suites fâcheuses ; ils seraient peut-être plus embarrassés à expliquer par
quel prodige un enfant exercé entre les mains des femmes à se réjouir dans le
désordre & le trouble, perd (156) ce goût dans un âge plus avancé, & ne
s’occupe pas à semer la dissension dans sa famille, à engendrer des querelles
entre ses amis, & même à exciter des révoltes dans la Société. Mais
heureusement cette inclination manque de fondement dans la nature, comme nous
l’avons remarqué.
La malice, la malignité ou la mauvaise volonté seront des
passions dénaturées, si le désir de mal faire qu’elles inspirent, n’est excité
ni par la colère, ni par la jalousie, ni par aucun autre motif d’intérêt.
L’envie qui naît de la prospérité d’une autre Créature,
dont les intérêts ne croisent point les nôtres, est une passion de l’espèce des
précédentes.
Mettez au même nombre la misanthropie ; espèce
d’aversion qui a dominé dans quelques personnes : elle agit puissamment
chez ceux en qui la mauvaise humeur est habituelle, & qui par une nature mauvaise,
aidée d’une plus mauvaise éducation, ont contracté tant de rusticité dans les
manières & de dureté dans les mœurs, que la vue d’un étranger les offense.
Le genre humain est à charge de ces atrabilaires ; la haine est toujours
leur premier mouvement. Cette maladie de tempérament est quelquefois
épidémique : elle est ordinaire aux Nations sauvages, & c’est un des
principaux caractère de la barbarie. On peut la regarder comme le revers de
cette affection généreuse exercée & connue chez les Anciens sous le nom
d’hospitalité ; Vertu qui n’était proprement qu’un amour général du genre
humain (157) qui se manifestait dans l’affabilité pour les étrangers.
A ces passions ajoutez toutes celles que les superstitions
& des usages barbares font éclore : les actions qu’elles prescrivent
sont trop horribles, pour ne pas occasionner le malheur de ceux qui les
révèrent.
Je nommerais ici les amours dénaturés tant dans l’espèce
humaine que de celle-ci à une autre, avec la foule d’abomination qui les
accompagnent ; mais sans souiller ces feuilles de cet infâme détail, il
est aisé de juger de ces appétits par les principes que nous avons posés.
Outre ces passions, qui n’ont aucun fondement dans les
avantages particuliers de la Créature, & qu’on peut nommer strictement
penchants dénaturés, il y en a quelques autres qui tendent à son intérêt, mais
d’une façon si démesurée, si injurieuse au genre humain, & si généralement
détestée, que les précédentes ne paraissent guère plus monstrueuses.
Telle est cette ambitieuse arrogance, cette fierté
tyrannique qui en veut à toute liberté, & qui regarde toute prospérité d’un
œil chagrin & jaloux ; telle est cette 32 sombre fureur (158) qui s’immolerait volontiers la Nature
entière ; cette noirceur qui se repaît de sang & de cruauté raffinées ;
cette humeur fâcheuse qui ne cherche qu’à s’exercer, & qui saisit avec
acharnement la moindre occasion pour écraser des objets quelquefois dignes de
pitié.
Quant à l’ingratitude & à la trahison, ce sont, à
proprement parler, des vices purement négatifs : ils ne caractérisent
aucun penchant ; leur cause est indéterminée ; ils dérivent de
l’inconsistance & du désordre des affections en général. Lorsque ces tâches
sont sensibles dans un caractère ; lorsque ces ulcères s’ouvrent sans
sujet ; quand la Créature favorise par de fréquentes rechutes les progrès
de cette gangrène, on peut conjecturer à ces symptômes qu’elle est injectée de
quelque levain dénaturé, tel que l’envie, la malignité, la vengeance & les
autres.
On peut objecter que ces affections, toutes dénaturées
qu’elles sont, ne vont point sans plaisir ; & qu’un plaisir quelque
inhumain qu’il soit, est toujours un plaisir, fût-il placé dans la vengeance,
dans la malignité & dans l’exercice même de la tyrannie. Cette difficulté
serait sans réponse, si, comme dans les joies cruelles & barbares, on ne
pouvait arriver au plaisir qu’en passant par le tourment ; mais aimer les
hommes, les traiter avec humanité, exercer la complaisance, la douceur, la
bienveillance, (159) & les autres affections sociales ; c’est jouir
d’une satisfaction immédiate à l’action & qui n’est payée d’aucune peine
antérieure ; satisfaction originelle & pure, qui n’est prévenue
d’aucune amertume. Au contraire, l’animosité, la haine, la malignité, sont des tourments
réels dont la suspension occasionnée par l’accomplissement du désir, est
comptée pour un plaisir. Plus ce moment de relâche est doux, plus il suppose de
rigueur dans l’état précédent ; plus les peines du corps sont aiguës, plus
le patient est sensible aux intervalles de repos : telle est la cessation
momentanée des tourments de l’esprit, pour le scélérat qui ne peut connaître
d’autres plaisirs.
Les meilleurs caractères, les hommes les plus doux ont des
moments fâcheux ; alors une bagatelle est capable de les irriter. Dans ces
orages légers, l’inquiétude & la mauvaise humeur leur ont causé des peines
dont ils conviennent tous. Que ne souffrent donc point ces malheureux qui ne
connaissent presque pas d’autre état ; ces furies, ces âmes infernales au
fond desquelles le fiel, l’animosité, la rage & la cruauté ne cessent de
bouillonner ? A quel excès d’impatience ne les portera point un accident
imprévu ? Que ne ressentiront-ils pas d’un contretemps qui surviendra,
d’un affront qu’ils essuieront, & d’une foule d’antipathies cruelles que
des offenses journalières ne cesseront de multiplier en eux ? Faut-il
s’étonner que dans cet état violent, ils trouvent une satisfaction souveraine à
ralentir par le ravage & les désordres, les mouvements furieux dont ils
sont déchirés ?
(160) Quant aux suites de cet état dénaturé relativement au
bien de la Créature & aux circonstances ordinaires de la vie, je laisse à
penser quelle figure doit faire entre les hommes un monstre qui n’a plus rien
de commun avec eux ; quel goût pour la société peut rester à celui en qui
toute affection sociale est éteinte ; quelle opinion concevra-t-il des
dispositions des autres pour lui, avec le sentiment de ses dispositions
réciproques pour eux.
Quelle tranquillité, quel repos y a-t-il pour un homme qui
ne peut se cacher, je ne dis pas, qu’il est indigne de l’amour & de
l’affection du genre humain, mais qu’il en mérite toute l’aversion ? Dans
quel effroi de Dieu & des hommes ne vivra-t-il pas ? dans quelle
mélancolie ne sera-t-il pas plongé ? mélancolie incurable par le défaut
d’un ami dans la compagnie duquel il puisse s’étourdir, sur le sein duquel il
puisse se reposer : quelque part qu’il aille, de quelque côté qu’il se
tourne, en quelque endroit qu’il jette les yeux, tout ce qui s’offre à lui, tout
ce qu’il voit, tout ce qui l’environne ; à ses côtés, sur sa tête, sous
ses pieds, tout se présente à lui sous une forme effroyable & menaçante.
Séparé de la chaîne des Etres, & seul contre la Nature entière, il ne peut
qu’imaginer toutes les Créatures réunies par une ligue générale, & prêtes à
le traiter en ennemi commun.
Cet homme est donc en lui-même, comme dans un désert
affreux & sauvage où sa vue ne rencontre que des ruines. S’il est dur
d’être banni de sa patrie, exilé dans une terre étrangère, (161) ou confiné
dans une retraite, que sera-ce donc que ce bannissement intérieur & que cet
abandon de toute Créature ? que ne souffrira point celui qui porte dans
son cœur la solitude la plus triste, & qui trouve au centre de la société
le plus affreux désert ? Etre en guerre perpétuelle avec l’Univers, vivre
dans un divorce irréconciliable avec la Nature : quelle condition !
D’où je
conclus que la perte des affections naturelles & sociales entraîne à sa
suite une affreuse misère 33, &
que les affections dénaturées (162) rendent souverainement malheureux. Ce qui
me restait à prouver.
CONCLUSION.
(163) Nous avons donc établi dans ces deux dernières
Parties ce que nous nous étions proposé. Or, puisqu’en suivant les idées reçues
de dépravation & de vice, on ne peut être méchant & dépravé que
1. Par l’absence ou la faiblesse des
affections générales.
2. Par la violence des inclinations
privées.
3. Ou par la présence des affections
dénaturées.
Si ces trois états sont pernicieux à la Créature, &
contraires à sa félicité présente, être méchant & dépravé, c’est être
malheureux.
Mais toute action vicieuse occasionne le malheur de la
Créature proportionnellement à sa malice ; donc toute action vicieuse est
contraire à ses vrais intérêts : il n’y a que de plus ou du moins.
D’ailleurs, en développant l’effet des affections supposées
dans un degré conforme à la Nature & à la constitution de l’homme, nous
avons calculé les biens & les avantages actuels de la Vertu ; nous
avons estimé par voie d’addition & de soustraction toutes les circonstances
qui augmentent ou diminuent la somme de nos plaisirs ; & si rien ne
s’est soustrait par sa nature, ou n’est échappé par inadvertance à cette
Arithmétique morale, nous pouvons nous flatter d’avoir donné à cet essai toute
l’évidence des choses géométriques. Car qu’on pousse le Scepticisme si loin
qu’on voudra 34 ;
qu’on (164) aille jusqu’à douter de l’existence des Etres qui nous environnent,
on n’en viendra jamais jusqu’à balancer sur ce qui se passe au-dedans de
soi-même. Nos affections & nos penchants nous sont intimement connus ;
nous les sentons : ils existent, quels que soient les objets qui les
exercent, imaginaires ou réels. La condition de ces Etres est indifférente à la
vérité de nos conclusions. Leur certitude est même indépendante de notre état.
Que je dorme ou que je veille, j’ai bien raisonné ; car qu’importe que ce
qui me trouble, soit rêves fâcheux ou passions désordonnées, en suis-je moins
troublé ? Si par hasard la vie n’est qu’un songe, il sera question de le
faire bon ; & cela supposé, voilà l’économie (165) des passions qui devient nécessaire ; nous voilà
dans la même obligation d’être vertueux, pour rêver à notre aise ; &
nos démonstrations subsistent dans toute leur force.
Enfin, nous avons donné, ce me semble, toute la certitude
possible à ce que nous avons avancé sur la préférence des satisfactions de
l’esprit, aux plaisirs du corps ; & de ceux-ci, lorsqu’ils sont
accompagnés d’affections vertueuses, & goûtés avec modération, à eux-mêmes,
lorsqu’on s’y livre avec excès, & qu’ils ne sont animés d’aucun sentiment
raisonnable.
Ce que nous avons dit de la constitution de l’esprit &
de l’économie des affections, qui forment le caractère & décident du bonheur
ou du malheur de la Créature, n’est pas moins évident. Nous avons déduit du
rapport & de la connexion des parties que dans cette espèce d’architecture,
affaiblir un côté, c’était les ébranler tous, & conduire l’édifice à sa
ruine. Nous avons démontré que les passions qui rendent l’homme vicieux,
étaient pour lui autant de tourments ; que toute action mauvaise était
sujette aux remords ; que la destruction des affections sociales,
l’affaiblissement des plaisirs intellectuels & la connaissance intérieure
qu’on n’en mérite point, sont des suites nécessaires de la dépravation. D’où
nous avons conclu que le méchant n’avait ni en réalité ni en imagination le
bonheur d’être aimé des autres, ni celui de partager leurs plaisirs ;
c’est-à-dire, que la source la plus féconde de nos joies était fermée pour lui.
Mais si telle est la condition du méchant, si son état
contraire à la nature, est misérable, (166) horrible, accablant, c’est donc
pécher contre ses vrais intérêts, & s’acheminer au malheur, que d’enfreindre
les principes de la morale. Au contraire, tempérer ses affections &
s’exercer à la Vertu, c’est tendre à son bien privé, & travailler à son
bonheur.
C’est ainsi que la Sagesse éternelle qui gouverne cet
Univers, a lié l’intérêt particulier de la Créature au bien général de son
système ; de sorte qu’elle ne peut croiser l’un, sans s’écarter de
l’autre, ni manquer à ses semblables, sans se nuire à elle-même. C’est en ce
sens qu’on peur dire de l’homme qu’il est son plus grand ennemi ; puisque
son bonheur est en sa main, & qu’il n’en peut être frustré qu’en perdant de
vue celui de la Société & du Tout dont il est partie. La Vertu, la plus
attrayante de toutes les beautés, la beauté par excellence, l’ornement & la
base des affaires humaines, le soutien des communautés, le lien du commerce
& des amitiés, la félicité des familles, l’honneur des contrées ; la
Vertu sans laquelle tout ce qu’il y a de doux, d’agréable, de grand, d’éclatant
& de beau, tombe & s’évanouit ; la Vertu, cette qualité
avantageuse à toute Société, & plus généralement officieuse, à tout le
genre humain, fait donc aussi l’intérêt réel & le bonheur présent de chaque
Créature en particulier.
L’Homme ne peut donc être heureux que par la Vertu, &
que malheureux sans elle. La Vertu est donc le bien, le Vice est donc le mal de
la Société & de chaque membre qui la compose.
Fin du texte de Diderot
[1] Michaël Biziou a raison de dire que la traduction de Diderot « prend de considérables libertés avec l’original. » (Shaftesbury, Le sens moral, PUF, 2005)(NdT)
[2] Par exemple (A.195)(NdT)
[3] L’édition Ayres offre la citation latine sans traduction. Klein remplace la citation latine par la traduction « putting play aside, let us turn to serious things ». Den Uyl propose la traduction « the jest set aside, let us enquire about serious matters » et offre le texte latin en note. Nous proposons la traduction suivante de la formule latine : “Cessons de plaisanter et faisons des recherches sérieuses » (Traduction d’Isabelle Folliot) (NdT)
[4] Note de l’édition Robertson :
[The reference is probably to the Oracles of reason of Charles Blount
(posthumously collected in 1695), and John Toland’s Christianity not
Mysterious, published in 1696.These were the firts openly deistic treatises
after those of Lord Herbert of Cherbury and Hobbes; but the anonymous Unitarian
treatise of William Freeke was burnt by the hangman in 1693; and the more
moderate work of the Rev. Arthur Bury, The Naked Gospel (1690), had been similarly treated. The Account
of the Growth of Deism in England (1696), and Leslie’s Short and Easy
Method with the Deists (1697), show how far matters had gone.]
[5]
Klein remplace les
parenthèses par des virgules. (NdT)
[6] « by Hazard, and mere Chance ». Les deux mots sont ici synonymes. (NdT)
[7] « designing » : qui agit avec un dessein (design), une intention. (NdT)
[8] Note de l’édition Robertson : [Compare Spinoza, Ethics,
part i. Prop. xxxiii. Schol.2 and App. ; part
iv. Praef. and Prop. lxiv; also Principia philos. Cartesianae, App. part
i, ch.vi.; and Spinoza’s first letter to Bleyenberg, Jan. 1664.]
[9]
Comme suit : (1). Le
théisme avec le démonisme ; comme quand l’unique esprit suprême, ou
être souverain (dans le sentiment du croyant) est divisé entre une bonne et une
mauvaise nature, en étant aussi bien la cause du mal que la cause du bien. Ou
autrement quand deux principes distincts et contraires existent, l’un
étant l’auteur de tous les biens, l’autre l’auteur de tous les maux. (2) Le
démonisme avec le polythéisme ; comme quand il n’y a pas un unique
esprit mais qu’il y a plusieurs esprits corrompus qui gouvernent,
laquelle opinion peut être appelée polydémonisme. (3) Le théisme avec
l’athéisme ; comme quand le hasard n’est pas exclu et que Dieu et le
hasard ont chacun une part. (4) Le démonisme avec l’athéisme ; comme quand
un mauvais démon et le hasard ont chacun leur part. (5) le polythéisme avec
l’athéisme ; comme quand plusieurs esprits et le hasard ont chacun leur
part. (6) le théisme (quand il s’oppose au démonisme et indique la bonté
de la divinité supérieure) avec le polythéisme ; comme quand il y a
plusieurs esprits principaux mais qui obéissent à Dieu, avec une seule et même
volonté et une seule et même raison. (7) Le même théisme ou le même polythéisme
avec le démonisme ; comme quand le même genre de divinité (ou divinité qui
correspond) coexiste avec un principe contraire ou avec plusieurs principes
contraires ou esprits qui gouvernent. (8) Ou avec le démonisme et
l’athéisme ; comme quand le dernier cas accepte le hasard. (Note de Shaftesbury)
[10] Note de l’édition Robertson : [On the ensuing argument compare Spinoza, Ethics, part iv. Props xix.-xxxv.]
[11] Certaines concordances de temps sont volontairement négligées. (NdT)
[12] Retour à la ligne dans l’édition Klein. (NdT)
[13] Entre parenthèses dans l’édition Klein. (NdT)
[14] « might » dans l’édition Ayres, « may » dans l’édition Klein et l’édition Den Uyl (idem dans l’édition Kessinger).
[15] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[16] Une note de Shaftesbury renvoie à deux sections de notre
essai, II,I,1 et II,II,3. Les références données par Ayres sont
p.228,&c,268,&c, par Klein pp.193, 225ff, par Den Uyl
p.79,&c,163,4,&c.
[17] Une note de Shaftesbury renvoie à un passage de An
essay on the freedom of wit and humour (Ayres, T.I,
p.66 ; Robertson, Essai on Wit and humour, part.iii, §3; Klein p.56 ;
Den Uyl T.I, p.120 ; Robinet T.I p.106) : « Il y a eu d’autres auteurs
d’une espèce encore inférieure, une sorte de revendeurs et de petits
détaillants de cet esprit qui ont opéré des changements et font des divisions
sans fin sur cette question de l’amour de soi. Vous trouvez exactement la même
pensée délayée de cent façons [différentes]* et ramenée à des formules et des
devises dont la fin est de proposer cette énigme : agissez de façon aussi
désintéressée et généreuse qu’il vous plaît, le fondement est toujours le moi
et rien d’autre. Or, si ces messieurs qui aiment tant les jeux de mots mais qui
sont prudents quand il s’agit de s’attaquer étroitement à des définitions
voulaient seulement nous dire ce qu’est l’intérêt particulier et déterminer le
bonheur et le bien, ce serait la fin de cet esprit énigmatique. En effet, sur
cette question, nous nous accorderions tous sur le fait que le bonheur doit
être recherché et qu’il l’est dans les faits. Mais, sur la question de savoir
si on le trouve en suivant la nature et l’affection commune ou en la réprimant
et en dirigeant toutes les passions vers l’avantage privé, vers un but borné
par le moi et la conservation de la simple vie, il y aurait matière à débat
entre nous. La question ne serait pas de savoir qui s’aime ou ne s’aime pas
lui-même mais qui s’aime et sert cet amour de la façon la plus juste et la plus
authentique. » (Traduction P. Folliot). Ce passage vise évidemment l’amour
propre de La Rochefoucault (ce que signale d’ailleurs une note de bas de page
de l’édition Robinet). Il est possible que l’allusion à la conservation de la
vie soit dirigée contre Hobbes.
* On trouve la même idée à la fin du Discours sur
Théophraste de La Bruyère. (NdT)
[18] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[19] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[20] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[21] « viz » est systématiquement remplacé par « namely » dans l’édition Klein. (NdT)
[22] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[23] Note de l’édition Robertson : [Cp. Spinoza, Ethics, part iv. Props. xxxix.-xliv.]
[24] Une note de Shaftesbury renvoie à la section 2 de la 3ème
partie de The moralists, a philosophical rhapsody. Les références
données par Ayres sont vol .II, p.110, 111 ; par Klein p.326 ;
par Den Uyl p.414. Dans l’édition Robinet, le passage se trouve au tome I,
pp .329-331. J’en propose la traduction suivante.
« - Théoclès : comment donc
auriez-vous reconnu par vous-même la beauté extérieure du genre humain si un
objet tel qu’un beau corps vous était apparu dans toute sa beauté pour la
première fois dans ce bocage ? Ou peut-être pensez-vous que vous n’auriez
pas été ému et que vous n’auriez trouvé aucune différence entre sa forme et une
autre si vous n’en aviez pas d’abord été instruit?
- Philoclès : je n’ai guère le
droit de soutenir cette opinion après
ce que j’ai reconnu juste avant.
- Théoclès : eh bien alors, pour ne pas
sembler prendre un avantage sur vous, je délaisse la forme éblouissante qui
contient une telle puissance par ses beautés compliquées et je me contente de
considérer séparément chacune de ces beautés simples qui, prises ensemble,
crèent ce merveilleux effet car vous admettrez sans doute que, à l’égard des
corps, tout ce que, couramment, l’on dit indiciblement et inintelligiblement
beau, de l’ordre du « je ne sais quoi », ne contient aucun autre mystère
que ce qui appartient manifestement à la figure, à la couleur, au mouvement ou
au son. Négligeons les trois dernières choses et les charmes qui en dépendent
et considérons le charme de ce qui, de toutes choses, est la plus simple, la
seule figure. Il n’est nul besoin de s’élever jusqu’à la sculpture,
l’architecture ou jusqu’aux études de ceux qui, par l’étude de la beauté, ont
fait naître ces arts délicieux. Il suffit de considérer la plus simple des
figures, une balle ronde, un cube ou un dé. Pourquoi même un enfant est-il
charmé dès qu’il voit ces proportions? Pourquoi préfère-t-il la sphère ou le
globe, le cylindre et l’obélisque et rejette-t-il et méprise-t-il les figures
irrégulières ?
- Philoclès : je suis prêt à reconnaître
qu’il y a en certaines figures une beauté naturelle que l’œil trouve aussitôt
que l’objet lui est présenté.
- Théoclès : alors, y a-t-il une beauté
des figures et non une beauté des actions ? Dès que l’œil s’ouvre aux
figures, l’oreille aux sons, la beauté en résulte immédiatement, la grâce et
l’harmonie sont connues et reconnues. Dès que les actions sont considérées, dès
que les affections et les passions humaines sont discernées (et elles le sont
pour la plupart dès qu’elles sont éprouvées), immédiatement, l’œil intérieur voit
le beau et le bien fait, l’aimable et
l’admirable, et les distingue du laid, du vicieux, de l’odieux et du
méprisable. Comment est-il possible de ne pas reconnaître que, de même que ces
distinctions ont leur fondement dans la nature, le discernement lui-même est
naturel et vient uniquement de la nature ?»
[25] « readily » (facilement ou promptement) dans l’édition Ayres, « really » (réellement) dans les éditions Klein et Den Uyl. J’ai préféré suivre ces deux dernières éditions. (NdT)
[26]
Une note de Shaftesbury renvoie à un autre passage
de The moralists, a philosophical rhapsody. Les références données par
Ayres sont Vol.II, pp.111,112,113,&c ; celles de Klein sont
pp.327-9 ; celles de Den Uyl pp.415,418,419,&c. Le passage, dans
l’édition Robinet, commence à la page 331 du tome I. J’en donne ici un large
extrait (traduction P. Folliot) :
« - Philoclès : mais si les choses
étaient telles que vous les représentez, je pense qu’il ne pourrait jamais y
avoir de désaccord entre les hommes sur les actions et les conduites, sur ce
qui est bas ou estimable, beau ou difforme. Or nous trouvons de perpétuels
désaccords entre les hommes (…), l’un affirmant, l’autre niant que ceci ou cela
est convenable ou décent.
- Théoclès : même par ce désaccord, il
apparaît qu’il y a une convenance et une décence dans les actions puisque, dans
ces controverses, le convenable et le décent sont toujours présupposés. Tandis
que les hommes ne sont pas d’accord sur le sujet, la chose elle-même est
universellement admise. En effet, il n’y a pas d’accord des jugements sur les
autres beautés. On dispute pour savoir quel est le plus bel édifice, la plus
belle forme, le plus beau visage mais, sans controverse, on admet qu’il y a [à
chaque fois] un genre particulier de beauté. Tout le monde l’avoue mais
personne ne l’enseigne, personne ne l’apprend. Tous reconnaissent qu’il y a un
étalon, une règle, une mesure mais, quand il s’agit de l’appliquer aux choses,
c’est la confusion, l’ignorance prévaut, l’intérêt et la passion produisent le
désordre. Il ne saurait en être autrement dans les affaires de la vie puisque
ce qui intéresse et attire les hommes comme bon est jugé différent de ce qu’ils
admirent et louent comme honnête. Mais la chose, Philoclès, est mieux
déterminée entre nous puisque, pour notre part, nous avons déjà décrété que la
beauté et le bien sont toujours identiques.
- Philoclès : je me souviens de ce que
vous m’avez forcé de reconnaître plus d’une fois auparavant et, maintenant,
cher Théoclès, que je suis devenu un disciple si docile, je ne veux pas tant
être convaincu qu’affermi et fortifié. J’espère que cette dernière tâche se
révèlera la plus facile pour vous.
- Théoclès : non, à moins que vous ne
m’aidiez vous-même dans cette tâche car cette aide est nécessaire et bienvenue.
En effet, il eût été honteux pour vous de céder sans avoir bien résisté. Se
convaincre soi-même, c’est prévenir la raison et préparer l’erreur et
l’illusion mais, quand on est justement convaincu, se livrer de bon cœur à
l’évidence et consolider l’impression, c’est sincèrement aider la raison. On
peut alors nous dire que nous nous persuadons honnêtement.
- Philoclès : montrez-moi donc comment je pourrais me persuader de la meilleure
façon.
- Théoclès (élevant la voix) : courage, Philoclès. Ne soyez pas offensé parce que je dis « courage ». Seule la lâcheté nous perd. En effet, d’où vient la fausse honte sinon de la lâcheté ? Avoir honte de ce qui ne saurait (nous le savons avec certitude) être honteux, cela doit nécessairement venir d’un défaut de résolution. Nous voyons le bien et le mal dans les choses, nous examinons ce qui est honorable, ce qui est honteux et, nous étant enfin déterminés, nous n’osons pas nous en tenir à notre propre jugement et nous avons honte de reconnaître qu’il y a réellement du honteux et de l’honorable. « Ecoutez-moi », dira quelqu’un qui prétend estimer Philoclès et être estimé par lui, « il ne saurait exister quelque chose comme une véritable valeur, un véritable mérite. Rien n’est en soi estimable ou aimable, odieux ou honteux. Tout est opinion. C’est l’opinion qui fait la beauté et qui la défait. Le gracieux et le disgracieux dans les choses, le décent et son contraire, l’aimable et l’odieux, le vice, la vertu, l’honneur, la honte, tout est fondé sur la seule opinion. L’opinion est la loi et la mesure. L’opinion n’a d’autre règle que le pur hasard qui la fait varier comme varient les coutumes et fait que tantôt telle chose, tantôt telle autre chose est jugée estimable selon le règne de la mode et le pouvoir dominant de l’éducation. » Que dirons-nous à cet homme ? Comment lui représenter son absurdité et son extravagance ? Renoncera-t-il immédiatement ? Dirons-nous « quelle honte ! » à quelqu’un qui ne reconnaît rien de honteux ? Pourtant, notre homme se raille et crie au ridicule. De quel droit, à quel titre ? En effet, si j’étais Philoclès, je me défendrais et demanderais : suis-je ridicule ? Comment puis-je l’être ? Qu’est-ce qui est ridicule ? Tout ou rien ? C’est vraiment ridicule ! Mais alors, il existe quelque chose de ridicule et cette notion d’un honteux et d’un ridicule dans les choses est juste. Mais comment donc appliquerons-nous cette notion ? En effet, si elle est mal appliquée, elle ne sera elle-même que ridicule. Ou celui qui crie à la honte refusera-t-il à son tour d’en reconnaître aucune ? Ne rougit-il pas ou ne paraît-il pas décontenancé en certaines occasions ? Si oui, le cas est très distinct de celui du simple chagrin ou de la simple crainte. Le trouble qu’il ressent vient du sens de ce qui est honteux et odieux en soi, non de ce qui est désavantageux ou dangereux par ses conséquences. En effet, le plus grand danger au monde ne saurait produire de la honte et l’opinion du monde entier ne peut nous y contraindre quand notre opinion n’est pas en cause. Nous pouvons avoir peur de paraître imprudents et nous pouvons donc feindre la modestie mais nous ne pouvons jamais réellement rougir que de quelque chose que nous jugeons vraiment honteux et qui nous ferait encore rougir même si notre intérêt était à l’abri, même s’il était hors de portée de tout inconvénient résultant de la chose dont nous avons honte. Ainsi, si j’étais capable de me défendre par anticipation et d’examiner de près la vie des hommes et ce qui les influence en toutes occasions, j’aurais assez de preuves pour me dire en moi-même : que quelqu’un soit mon adversaire sur cette opinion, je le trouverai d’une certaine façon [déjà] imprégné de ce qu’il s’efforce de m’enlever. A-t-il de la gratitude ou du ressentiment, de l’orgueil ou de la honte ? Quel que soit son sentiment, il reconnaît un sens du juste et de l’injuste, de l’estimable et du méprisable. S’il est reconnaissant ou qu’il attend de la gratitude, je lui demande pourquoi et pour quelle raison. S’il est en colère, s’il se laisse aller à la vengeance, je lui demande comment et en quel cas. De quoi se venge-t-il ? D’une pierre ou d’un fou ? Qui est aussi fou ? Mais pourquoi ? Un mal fortuit ? Un accident arrivé sans dessein, sans intention ? Il existe donc un juste et un injuste qui appartiennent aux choses, une présomption ou une anticipation sur laquelle se fonde le ressentiment ou la colère. En effet, quoi d’autre pourrait-il faire que la méchanceté des hommes préfère souvent l’intérêt de la vengeance à tous les autres intérêts et à la vie elle-même, sinon seulement un sens du mal, naturel à tous les hommes, et un désir de le punir, à quelque prix que ce soit. Ce n’est pas pour leur propre intérêt puisqu’ils sacrifient leur vie mais par haine du mal imaginé et par un certain amour de la justice qui, même chez les hommes injustes, se montre plus fort que l’amour de la vie elle-même. Pour ce qui est de l’orgueil, je demande : pourquoi être fier ? Pourquoi être orgueilleux ? De quoi ? Celui qui éprouve de l’orgueil a-t-il une idée méprisable de lui-même ? Est-il indifférent à lui-même ? Non, il se pense honorable. Comment est-ce possible si l’on ne présuppose pas un honneur réel, une réelle dignité ? En effet, l’estime de soi suppose un mérite personnel et, en une personne consciente de son mérite réel, il ne s’agit pas d’orgueil ou d’un orgueil juste et noble. De la même manière, le mépris de soi-même suppose une bassesse personnelle, une imperfection, et il peut être une juste modestie ou une injuste humilité. Mais il est certain que quiconque est fier doit être fier de quelque chose et nous savons que les hommes profondément orgueilleux seront fiers même de choses insignifiantes et quand il n’y a aucun sujet visible d’être fier. Mais ils aperçoivent en eux-mêmes un mérite que les autres ne peuvent apercevoir et c’est ce mérite qu’ils admirent. Peu importe s’il est réellement en eux comme ils l’imaginent, c’est toujours un mérite, un honneur qu’ils admirent et qu’ils admireraient où qu’ils le voient en quelque autre sujet. C’est alors, alors seulement, qu’ils seront humiliés, quand ils verront en autrui à un degré plus éminent ce qu’ils respectent et admirent tant en eux-mêmes. etc. »
[27] Une note de Shaftesbury renvoie à deux passages des Characteristicks,
un extrait de An essay on the freedom of wit and humour et un extrait de
Miscellaneous reflections on the preceding treatises. Les références
données par Ayres, pour le premier extrait sont Supra, p.52,53 ; celles de
Klein sont pp.43-4 ; celles de Den Uyl Vol.I ; p.90,91,2,3.. Le
passage, dans l’édition Robinet, commence à la page 80 du tome I . J’en donne ici un extrait
(traduction P. Folliot) : « Que dirions-nous à l’un de ces
anti-zélateurs qui, dans le zèle de cette froide philosophie, nous assurerait
loyalement que nous sommes les plus grands dupes du monde d’imaginer qu’il
existe des choses telles que la confiance et la justice naturelles, que c’est
la force et le pouvoir qui constituent le droit, qu’il n’existe en réalité rien
de tel que la vertu, qu’il n’y a aucun principe d’ordre dans les choses, ici-bas
ou au-delà, aucun charme secret, aucune force naturelle secrète par laquelle
chacun est poussé à agir volontairement ou involontairement pour le bien
public, par laquelle est puni et torturé celui qui agit autrement ?
N’est-ce pas là le charme lui-même ? Notre homme n’est-il pas en cet
instant sous le pouvoir de ce charme ? Monsieur, la philosophie que vous
avez daigné nous révéler est la plus extraordinaire. Nous vous sommes
redevables de nous avoir instruits. Mais, je vous prie, d’où vient ce zèle en
notre faveur ? Que sommes-nous pour vous ? Etes-vous notre
père ? Si oui, pourquoi vous intéresser à vous ? Sinon, pourquoi tant
de peines, tant de risques pour nous ? Pourquoi ne gardez-vous pas ce
secret pour vous-même ? Quel avantage y a-t-il pour vous à nous délivrer
de la tromperie ? Plus il y a de gens trompés, mieux c’est. Il est
directement contraire à votre intérêt de nous détromper et de nous faire savoir
que seul l’intérêt privé vous gouverne, que rien de plus noble, de moins
étroit, ne peut nous gouverner quand vous vous entretenez avec nous.
Laissez-nous à nous-mêmes et à cet artifice remarquable par lequel nous sommes
avec bonheur apprivoisés et rendus doux comme des agneaux. Il n’est pas
souhaitable que nous sachions que nous sommes tous naturellement des loups.
Est-il possible que celui qui s’est découvert tel prenne la peine de
communiquer cette découverte ? » Les références données par Ayres,
pour le deuxième extrait sont Vol.II, p.144,&, par Klein pp.352-3, par Den
Uyl Vol.III.p.32,&. Nous proposons la traduction suivante du passage :
« « Nous pouvons avec notre auteur nous permettre d’inférer (…) qu’il
y a dans les nombres, dans les différentes sortes d’harmonies et de beautés un
pouvoir qui captive naturellement le cœur et élève l’imagination jusqu’à
l’opinion, jusqu’à la conception de quelque chose de majestueux et de divin.
Quel que puisse être l’objet en lui-même, nous ne pouvons nous empêcher d’être
transportés à sa pensée. Il nous inspire quelque chose qui va au-delà de
l’ordinaire et qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Sans cette imagination,
sans cette conception, le monde serait bien triste et la vie serait un piètre
passe-temps. On pourrait à peine dire que l’on vit. Les fonctions animales
pourraient poursuivre leur cours mais rien ne serait recherché ou considéré
au-delà. Les nobles sentiments, les fantaisies élégantes, les belles passions [en
français dans le texte] qui ont tous la beauté en vue seraient rejetés et
n’auraient probablement pas d’autre emploi que celui de satisfaire nos
grossiers appétits à meilleur marché pour nous entraîner vers un mol état
d’indolence et d’inactivité. Bien minces seraient les plaisirs de l’amoureux,
de l’ambitieux, du soldat ou du virtuose, comme notre auteur l’a insinué
ailleurs, si, dans les beautés qu’ils admirent et poursuivent passionnément,
rien ne renvoyait à une majesté et une grandeur supérieures à celles qui
résultent simplement des objets particuliers de leur poursuite. En réalité, je
ne sais quel goût nous trouverions à la plupart des plaisirs de la vie s’il n’y
avait pas la saveur propre à cette passion particulière, l’enthousiasme, et à
la conception et l’imagination qui la soutiennent. Sans cette passion, nous ne
pourrions pas autant admirer un poème ou un tableau, un jardin ou un palais,
une taille charmante ou un joli visage. L’amour lui-même semblerait la chose la
plus vile de la nature si on l’envisageait et le traitait à la façon des poètes
anti-enthousiastes : rejeter le fluide amassé dans les premiers corps
venus (Lucrèce, livre IV). Il est facile d’imaginer ce que doivent devenir
l’héroïsme et la magnanimité dans cette hypothèse. Les muses elles-mêmes
doivent prendre une triste figure dans cette construction philosophique. Même
le prince des poètes se révèlerait l’écrivain le plus insipide si on le
réduisait à cela. Selon cet arrangement, il n’y aurait même plus une place
d’honneur pour notre poète latin, le grand disciple de cette laide philosophie
qui osa avec si peu d’équité utiliser l’art des muses en faveur d’un tel
système. Mais, en dépit de sa philosophie, il s’abandonne partout à
l’admiration et à des transports dans ses représentations de la nature. Il est
transporté par les diverses beautés du monde même quand il attaque son ordre et
qu’il détruit le principe de beauté dont le monde tire son nom dans les langues
anciennes. Voilà ce que notre auteur avance quand, en faveur de l’enthousiasme,
il cite ses ennemis notoires et montre qu’ils en sont aussi capables que ses
plus grands défenseurs. Il est si loin de dégrader l’enthousiasme ou de le
désavouer qu’il considère cette passion, prise en elle-même, comme la passion
la plus naturelle du monde et son objet comme le plus juste au monde. Même la
vertu, il la tient pour un noble enthousiasme justement dirigé et réglé par ce
grand critère qu’il suppose dans la nature des choses. Il semble affirmer qu’il
y a certaines espèces ou apparences morales si frappantes et d’une telle force
sur notre nature que, quand elles se présentent, elles viennent à bout de toute
opinion contraire, de toute conception contraire, de toute passion opposée, de
toute sensation ou de toute affection simplement corporelle. Il tient la vertu
elle-même comme l’espèce principale puisque, de tout ce que nous voyons et
contemplons, dit-il, c’est elle qui nous affecte le plus naturellement et le
plus fortement. L’exaltation de l’amour ne vient que de là. Il en est de même
pour la pure amitié. Celui qui sacrifie sa vie pour son prince ou son pays,
l’amant qui fait tant de choses pour sa maîtresse, les martyres de l’amour, de
l’héroïsme et de la religion qui tirent leurs visions, réelles ou visionnaires,
de ce modèle de la divinité, tous ceux-là, selon le sentiment de notre auteur,
sont pareillement mus par cette passion et se révèlent être dans les faits
autant d’enthousiastes différents. La parfaite honnêteté, selon son hypothèse,
n’est rien d’autre qu’un zèle, une passion qui nous pousse fortement vers
l’espèce, la vue de la bienséance et du sublime dans les actions. D’autres
peuvent poursuivre différentes formes et fixer leur regard sur différentes
espèces (…). L’homme réellement honnête, quelque simple qu’il paraisse, au lieu
de l’être par les formes et les symétries extérieures, est frappé par le
caractère intérieur, l’harmonie et les nombres du cœur et par la beauté des
affections qui forment les manières et la conduite d’une véritable vie
sociale. »
[28] Alors que les différentes éditions donnent « an undue … affection », l’édition Robertson donne « any indue ». (NdT)
[29]
Dans une note de bas de page, notre auteur renvoie
d’une part à A letter concerning enthusiasm, d’autre part à Miscellaneous
reflections on the preceding treatises. Pour la lettre, les
références sont : chez Ayres, Supra, p.14,15,16, chez Klein, pp.11-12,
chez Den Uyl, Vol.I.p.18,19,20, chez Robertson, Letter §2. Dans
l’édition Robinet, le passage se trouve dans le volume I, de la page 14 à la
page 17. Nous retenons le passage suivant (traduction de Philippe
Folliot) : « Ce fut là la politique des anciens et c’est pourquoi
(comme le dit un célèbre auteur de notre nation) il est nécessaire qu’un peuple
ait une direction publique en matière de religion. En effet, refuser au
magistrat un culte ou supprimer une Eglise nationale, c’est tout simplement
aussi enthousiaste que l’idée qui exalte la persécution. Pourquoi n’aurait-on
pas des promenades publiques aussi bien que des jardins privés, des
bibliothèques publiques aussi bien qu’une éducation privée et des précepteurs
particuliers ? Mais prescrire des limites à la fantaisie et à la
spéculation, régler le jugement des hommes, leurs croyances ou leurs craintes
religieuses, réprimer par la violence la passion naturelle de l’enthousiasme,
tenter de (...) la réduire à une seule espèce ou la soumettre à des
modifications est aussi absurde que ce que déclarait Térence (...) au sujet de
l’amour : Si
tu prétends fixer par la raison des choses aussi hasardeuses, tu n'y réussiras
pas plus que si tu essayais de déraisonner raisonnablement.. Vous savez, Mylord, que
non seulement les visionnaires et les enthousiastes de tout genre étaient
tolérés mais que, d’un autre côté, la philosophie pouvait s’exercer librement
et était permise pour faire contrepoids à la superstition. Tandis que certaines
sectes, comme celles des pythagoriciens et des derniers platoniciens se joignaient
à la superstition et à l’enthousiasme, les épicuriens, les académiciens et
d’autres étaient autorisés à user de la force de l’esprit et de la raillerie
contre ces sectes. Ainsi il y avait une heureuse balance entre les différentes
positions. La raison avait franc jeu, le savoir et la science fleurissaient.
Prodigieuses étaient l’harmonie et l’humeur qui naissaient de toutes ces
oppositions. La superstition et l’enthousiasme étaient traités avec douceur et,
isolés, n’atteignirent jamais un degré de fureur susceptible de causer des
effusions de sang, des guerres, des persécutions et des carnages dans le monde.
Mais une nouvelle sorte de politique qui s’étendit jusqu’à l’autre monde et qui
considéra la vie et le bonheur futurs des hommes nous a fait franchir les
bornes de l’humanité naturelle et nous a enseigné la manière de nous tourmenter
les uns les autres le plus pieusement du monde sous couvert de charité
surnaturelle. Est née une antipathie qu’aucun intérêt temporel n’aurait pu
créer et qui a produit entre nous une haine réciproque pour toute l’éternité.
Désormais l’uniformité d’opinion (projet optimiste) est considéré comme le seul
remède au mal. Le salut des âmes est maintenant le principal souci du magistrat
et même le but du gouvernement lui-même. Si le magistrat se permettait
d’intervenir ainsi dans d’autres sciences, je crains que nous eussions une
aussi mauvaise logique, d’aussi mauvaises mathématiques, une aussi mauvaise
philosophie que la théologie des pays où une orthodoxie précise est établie par
les lois. Pour un gouvernement, c’est une chose difficile que de régler
institutionnellement l’esprit. S’il nous rend sages et honnêtes, il est
vraisemblable que nous serons autant capables dans nos affaires spirituelles
que dans nos affaires temporelles et que, si l’on peut se fier à nous, nous
aurons assez d’esprit pour nous sauver
si aucun préjugé ne se trouve sur notre route. Mais si l’honnêteté et l’esprit
ne suffisent pas à cette oeuvre salvatrice, l’intervention du magistrat est
vaine puisque, quelque vertueux et sage qu’il soit, il peut se tromper autant
qu’un autre homme. Je suis certain que la seule façon de sauver le bon sens des
hommes ou de conserver l’esprit dans le monde est d’affranchir l’esprit. Or
l’esprit ne peut jamais être libre quand la liberté de railler est supprimée
car, contre les graves extravagances et les humeurs chagrines, il n’y a pas
d’autre remède. Nous avons en vérité plein pouvoir sur toutes les sortes
d’humeurs. Nous pouvons traiter les autres formes d’enthousiasme comme nous le
voulons, l’amour et la galanterie ridicules, les chevaliers errants, mais nous constatons que, dans l’esprit de notre
époque, de telles humeurs autrefois si puissantes ont joliment décliné. Les
croisades, la libération de la terre sainte et les autres actes de pieuse
bravoure ne sont quasiment plus de mode. Mais s’il règne encore quelque chose
de cette religion militante, de cette volonté de sauver les âmes, de ces
errances saintes, il ne faut pas s’en étonner quand on voit de quelle manière on
traite cette maladie et de quelle manière absurde on s’y prend pour soigner
l’enthousiasme. » Pour les Miscellaneous reflections, les
références sont : chez Ayres, Vol.II, p.184, chez Klein, p.387 et p.391,
chez Den Uyl, Vol.III, p.115, chez Robertson, Misc., ii, ch.iii. Dans
l’édition Robinet, le passage se trouve à la page 89 du volume III. Nous
retenons le passage suivant (traduction de Philippe Folliot) : « A
cet égard, la religion, telle qu’elle est couramment pratiquée dans de
nombreuses sectes, peut être comparée à
cette sorte de cour dont le beau sexe se plaint si souvent. Dans les premiers
temps d’un amour, lorsque ces innocentes charmeuses sont abordées, elles
n’entendent parler que de tendres serments, de soumission, de service, d’amour.
Mais bientôt après, quand, vaincues par l’apparence de gentillesse et
d’humilité, elles ont cédé et ne s’appartiennent plus, elles entendent une
autre musique et apprennent à comprendre la soumission et le service dans un
sens auquel elles s’attendaient peu. Charité et amour fraternel sont des mots
très engageants mais qui songerait que cette abondante charité et cet amour
fraternel vont devenir le fer, le feu, le gibet et le fouet, et l’application
ferme et cordiale de remèdes destinés à promouvoir la grandeur terrestre des
prêtres et l’intérêt particulier des âmes privées dont ils se soucient avec
tant de charité. »
[30]
Une note de notre auteur renvoie à un
autre passage des Miscellaneous reflections. Les références sont :
chez Ayres, Vol.II,p.188, chez Klein, p.391, chez Den Uyl, Vol.III,p.124. Dans
l’édition Robinet, le passage se trouve aux pages 95 et 96 du tome III. Nous
proposons la traduction suivante : « Il me semble évident que, dans
les premiers temps de toutes les religions, quand les peuples étaient encore
barbares et sauvages, il y a toujours eu un penchant, une tendance pour la
partie sombre de la superstition qui, parmi d’autres horreurs, produisit le
sacrifice humain. Quelque chose de cette nature peut même être déduit des
Livres Saints. » En note, Shaftesbury donne comme exemples le sacrifice
d’Isaac par Abraham (Genèse, XII) et le sacrifice que dut faire Jephté
de sa fille pour honorer une promesse faite à Dieu (Juges, XI).
[31] « that virtue » dans l’édition Ayres, « that the virtue » dans les éditions Klein et Den Uyl. (NdT)
[32] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[33] Pas de parenthèses dans l’édition Den Uyl. (NdT)
[34]
En note, notre auteur renvoie à un passage de The
moralists, a philosophical rhapsody. Les références sont : chez Ayres,
vol.II, p.110, 113, 114, chez Klein, pp.325-6,329, chez Den Uyl, infra, page
412,420,421, chez Robertson, the moralists, partie iii, §2. Dans
l’édition Robinet, le passage retenu (traduction Philippe Folliot) se trouve aux
pages 328 et 329 du tome I.
« - Philoclès : Maintenez-vous que ces
enfants de l’esprit, les notions et les principes du beau, du juste, de
l’honnête et les autres de ces idées sont innés ?
- Théoclès : Les anatomistes déclarent que les
oeufs qui sont, dans le corps, les principes, sont innés, étant déjà formés
dans le fœtus avant la naissance. Mais quand ces principes ou d’autres, quand
les organes de la sensation ou les sensations elles-mêmes se forment-ils en
nous pour la première fois ? Avant la naissance, au moment de la
naissance, après la naissance (et dans ce cas quand) ? C’est sans aucun
doute là matière à de curieuses spéculations mais ce n’est pas très important.
La question est de savoir si ces principes viennent de l’art ou de la nature.
S’ils viennent purement de la nature, peu importe quand et je ne disputerai pas
avec vous même si vous niez que la vie elle-même est innée en pensant qu’elle
suit le moment de la naissance plutôt qu’elle ne le précède. Mais ce dont je
suis certain, c’est que la vie et les sensations qui accompagnent la vie, quel
que soit le moment où elles viennent, viennent de la seule nature et de rien
d’autre. Si vous n’aimez pas le mot « inné », changez de terme si
vous le voulez, dites « instinct » et appelez instinct tout ce que la
nature enseigne à l’exclusion de l’art, de la culture ou de la discipline.
- Philoclès : D’accord.
- Théoclès : Alors, laissant ces admirables
spéculations aux connaisseurs, les anatomistes et les théologiens, nous pouvons
sûrement affirmer, avec leur plein accord, que les divers organes, en
particulier ceux de la génération, sont formés par la nature. Pensez-vous qu’il
y ait aussi, venant de la nature, un instinct pour leur usage ou faut-il que
l’étude et l’expérience impriment cet usage ?
- Philoclès : C’est en vérité suffisamment imprimé [en nous]. L’impression ou l’instinct est si fort qu’il serait absurde de ne pas le juger naturel, aussi bien dans notre espèce que dans les autres qui sont pourvues (comme vous me l’avez déjà appris) non seulement des moyens de se reproduire mais aussi d’une infinité de moyens et de méthodes pour subvenir à leurs besoins. Nous pouvons en vérité largement le discerner dans ces tâches et arts tout prêts de ces créatures sauvages qui démontrent leurs idées anticipatrices, leurs préconceptions, leurs présensations, si je puis faire usage d’un terme que vous m’avez appris hier. »
[35] Note
de l’édition Robertson : [This expression appears to have been first
introduced into ethics by Shaftesbury. It occurs several times above in the
marginal headings of the Inquiry.]
[36] Note de l’édition Robertson : [The reference is probably to Locke, Essay, bk.i. ch.iii.§6. Cp. Spinoza, Ethics, part i. Prop.xvii. Scholium]
[37] « wrong » dans les différentes éditions, « false » dans l’édition Robertson. (NdT)
[38] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[39] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[40] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[41] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[42] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[43] Note de l’édition Robertson : [Cp. Spinoza, Ethics, part ii. (end) ; part iv. Prop.lxiii ; part v. Props.xvii.-xix.]
[44] Le « and » n’est pas présent dans l’édition Robertson. (NdT)
[45] Retour à la ligne dans l’édition Klein. (NdT)
[46] Une note de Shaftesbury renvoie à un passage de An essay on the freedom of wit and humour (Ayres : supra, p.55,& ; Klein p.45,46 ; Den Uyl T.I, p.97,&. ; Robertson : Essai on wit and humour, partie ii, §3 ; Robinet T.I p.86 à p.89). Nous retenons ce passage (traduction de Philippe Folliot) : « J’ai connu un immeuble qui, par l’excès de zèle des ouvriers, a été tant étayé et repoussé par des vérins du côté où ils prétendaient voir une inclinaison que, finalement, il a penché de l’autre côté et s’est écroulé. Il est peut-être arrivé quelque chose du même genre à la morale. Les hommes ne se sont pas contentés de montrer les avantages naturels de l’honnêteté et de la vertu. Ils les ont amoindris pour mieux promouvoir (pensaient-ils) un autre fondement. Ils ont fait de la vertu un chose si mercenaire, ils ont tant parlé de ses récompenses qu’on ne peut quasiment plus dire, après tout, ce qui, en elle, est digne de récompense. En effet, avoir une conduite honnête seulement par intérêt ou par terreur, cela ne laisse présager que peu d’honnêteté réelle ou de mérite réel. Il est vrai que nous pouvons faire n’importe quel marché que nous jugeons approprié et pouvons accorder par grâce tout le surplus que nous voulons mais il ne peut y avoir aucune excellence ni sagesse à récompenser volontairement ce qui n’est ni estimable ni méritant. Si la vertu n’est pas réellement estimable en elle-même, je ne vois rien d’estimable dans le fait de la suivre dans l’intérêt d’un marché. Si l’amour de faire le bien n’est pas en soi une inclination bonne et droite, je ne sais comment peut exister une chose telle que la bonté ou la vertu. Si l’inclination est droite, c’est la pervertir que de l’appliquer uniquement à la récompense et de nous faire concevoir des merveilles de grâce et de faveur qui doivent accompagner la vertu alors qu’on montre si peu la dignité et la valeur intrinsèques de la chose elle-même. Je serais presque tenté de croire que la véritable raison pour laquelle les vertus héroïques sont si peu prises en compte dans notre sainte religion est qu’elles n’auraient plus laissé de place au désintéressement en ayant le droit de partager cette infinie récompense que la providence a assignée aux autres devoirs par la révélation. L’amitié privée, le zèle pour le public et pour la patrie sont des vertus purement volontaires chez un chrétien. Elles ne sont pas des parties essentielles de la charité. Le chrétien n’est pas très attaché aux affaires de cette vie et n’est pas obligé d’entrer ici-bas dans des engagements qui ne sont d’aucun secours pour acquérir un monde meilleur. C’est avec les cieux qu’il s’entretient. Il ne s’occupe pas ici-bas de ces soins et de ces embarras surnuméraires qui peuvent être des obstacles sur son chemin ou le retarder dans cette tâche soigneuse, oeuvrer à son propre salut. Cependant, si une part de récompenses est réservée après cette vie au généreux patriote ou au parfait ami, cela, derrière le rideau, nous est heureusement caché pour que nous la méritions davantage quand elle arrivera. En vérité, on voit que, sous la loi juive, il y eut d’illustres exemples de ces vertus qui nous étaient d’une certaine manière recommandées comme honorables et dignes d’être imitées. Saül lui-même, tout méchant prince qu’on nous le représente, paraît avoir été respecté et loué pendant sa vie et après sa mort pour l’amour qu’il portait à son pays natal ; et l’amour qui fut si remarquable entre son fils et son successeur nous donne une noble vision d’une amitié désintéressée, du moins d’un côté. Mais la vertu héroïque de ces personnes n’eut pour seule récompense que des louanges (...) et ne pouvait revendiquer une récompense future sous une religion qui n’enseignait aucune vie future ni n’offrait aucune autre récompense ni aucun autre châtiment que ceux qui étaient temporels et prévus par la loi écrite. »
[47]
Note de l’édition
Robertson : [Cp. Spinoza,
Ethics, part v. Prop.xli. and Scholium.]
[48] L’édition Robertson ne donne pas « and » mais « or ». (NdT)
[49] « his private fortune and lot » dans l’édition Ayres, « his private fortune or lot » dans l’édition Klein et l’édition Den Uyl. (NdT)
[50] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[51] « his part » : sa partie, le rôle qu’elle doit jouer dans le système. ( NdT)
[52]
En note, Shaftesbury renvoie à deux passages de The
moralists, a philosophical rhapsody et à un passage des Miscellaneous
reflections (les références sont : chez Ayres, Vol.II, pag.101,104,&,143,& ;
chez Klein, pp.317-8,320,351-2, chez Den Uyl, infra, p.394,400,&, et
vol.III, p.30,&, dans l’édition Robinet, I,314-6, 318-21 et vol.III, 24-6.
Pas de note dans l’édition Robertson). Nous retenons, pour les Moralists,
les deux passages suivants (traduction de Philippe Folliot).
« -Philoclès : Je ne résisterai pas plus
longtemps à la passion qui se développe en moi pour les choses du genre naturel
dont l’art, la vanité et le caprice humains n’ont pas gâté l’ordre authentique
en violant leur état primitif. Même les rudes rochers, les cavernes moussues,
les grottes aux formes irrégulières, les cascades rompues, avec toutes les
terribles grâces de ce qui est sauvage, représentent mieux la nature, attirent
davantage et apparaissent dans une magnificence qui dépasse l’apparat dérisoire
des jardins princiers. Mais dites-moi, je vous prie, comment se fait-il que, à
l’exception de quelques philosophes de votre genre, les seuls qui soient ainsi
passionnés et qui recherchent les bois, les rivières et le bord de la mer sont
les pauvres amants ordinaires ?
- Théoclès : Ne dites pas que ce sont seulement
les amants. En effet, n’en est-il pas de même des poètes et de tous ceux qui
étudient la nature et les arts qui la copient ? En un mot, n’est-ce pas en
vérité le cas de tous ceux qui sont amoureux des Muses et des Grâces ?
- Philoclès : Cependant tous ceux qui sont
versés dans ce romantisme sont considérés, vous le savez, comme des gens qui
ont manifestement perdu la raison et qui sont envahis par la mélancolie et
l’enthousiasme. Nous nous efforçons toujours de les tirer de ces lieux
solitaires et je dois reconnaître que, souvent, quand je me suis aperçu que ma
fantaisie prenait cette direction, je me suis contenu, ne sachant pas par quoi
j’étais possédé quand j’étais passionnément frappé par des objets de ce genre.
- Théoclès : Il n’est pas étonnant que nous
soyons dans l’embarras quand nous poursuivons l’ombre pour la substance. En effet,
si nous pouvons nous fier à ce que notre raisonnement nous a appris, tout ce
qui, dans la nature, est beau est charmant est seulement l’ombre affaiblie de
la beauté originelle ; de sorte que, tout amour véritable dépendant de
l’esprit et n’étant que la contemplation de la beauté, soit telle qu’elle est
en elle-même, soit telle qu’elle paraît imparfaitement dans les objets qui
frappent nos sens, comment un esprit rationnel peut-il se reposer ici ou se
satisfaire des jouissances absurdes qui n’atteignent que les sens ?
- Philoclès : Désormais donc, je n’aurai plus
de raisons de craindre ces beautés qui font naître une sorte de mélancolie
comme les lieux que nous avons nommés ou comme ces bosquets sacrés. Je
n’éviterai plus les accents touchants d’une délicieuse musique et ne fuirai
plus les traits enchanteurs des plus jolis visages. »
(...)
« -Théoclès : Loin de moi l’idée de
condamner une joie qui vient de la nature. Mais quand nous parlons de la
jouissance de ces bois et de ces points de vue, nous entendons quelque chose de
très différent des jouissances des animaux inférieurs qui, pillant ces lieux, y
trouvent leur nourriture préférée. Nous vivons pourtant aussi d’aliments de
choix et éprouvons les mêmes autres jouissances des sens que les animaux. Mais
ce n’est pas là, mon Philoclès, que nous sommes convenus de placer notre bien
ni par conséquent notre jouissance. Nous qui sommes rationnels et avons un
esprit, il me semble que nous devrions plutôt le placer en cet esprit qui est
abusé et privé de son bien réel quand on le fait chercher absurdement son bien
dans les objets des sens et non dans ces objets qu’il pourrait proprement
appeler ses objets propres, au nombre desquels nous comprenons, comme je m’en
souviens, tout ce qui est beau, généreux et bon.
- Philoclès : De sorte que le beau et le bien,
je le vois, sont toujours pour vous une seule et même chose.
- Théoclès : Oui. Ainsi nous sommes revenus au
sujet de notre conversation d’hier matin. Si j’ai rempli ma promesse en vous
montrant le vrai bien, je n’en sais rien, mais je l’aurais rempli avec grand
succès si j’avais été capable, dans mes extases poétiques ou par tout autre
effort, de vous conduire vers une profonde vision de la nature et du souverain
génie. Nous aurions alors prouvé la force de la divine beauté et formé en
nous-mêmes un objet capable et digne d’une jouissance réelle.
- Philoclès : Ah ! Théoclès, je me
souviens bien des termes dans lesquels vous m’avez fait promettre d’aimer cette
mystérieuse beauté. Vous avez vraiment bien rempli votre rôle et vous pouvez
désormais me compter comme prosélyte. S’il semble y avoir là quelque
extravagance, je dois me consoler du mieux que je peux et considérer que tout
amour authentique, que toute admiration authentique est enthousiasme. Les
transports des poètes, le sublime des orateurs, l’extase des musiciens, les
sommets de tonalité des virtuoses, tout cela est pur enthousiasme. L’érudition
elle-même, l’amour des arts et des curiosités, l’esprit des voyageurs et des
aventuriers, la galanterie, la guerre, l’héroïsme, tout, tout est enthousiasme.
Cela suffit. Je suis content d’être un nouvel enthousiaste dans une voie qui
m’était inconnue jusqu’alors.
- Théoclès : Et moi, je suis content que vous
appeliez cet amour « enthousiasme », lui accordant le privilège des
passions du même type. En effet, on accorde un bel et honnête enthousiasme, une
extase et des transports raisonnables aux autres sujets, comme en architecture,
en peinture ou en musique. Les refuserait-on à cet amour ? Y a-t-il des
sens par lesquels ces autres grâces et perfections sont perçues et aucun par
lequel cette plus haute perfection, cette plus haute grâce serait saisie ?
Est-il contraire au bon sens (...) de transférer l’enthousiasme d’objets
secondaires et insuffisants à l’objet original et qui fait tout
comprendre ? Regardez dans les arts et les sciences. Qu’il est difficile
d’y connaître quelque chose en quelque degré ! Que de temps pour acquérir
le vrai goût ! Combien de choses nous heurtent et nous choquent d’abord pour
être ensuite connues et reconnues comme les plus hautes beautés ! En
effet, ce n’est pas tout de suite que nous acquérons ce sens par lequel les
beautés se découvrent. Il faut du travail, de la peine et du temps pour
cultiver un génie naturel, quels que soient les aptitudes et les progrès. Mais
qui a déjà pensé à cultiver ce sol, à perfectionner ce sens, cette faculté que
la nature a donnée dans ce domaine ? Est-il étonnant que nous soyons si
lourds, si déconcertés, si embarrassés, si aveugles pour ce qui est de cette sublime
scène, de ces nobles représentations ? Quel chemin prendre pour mieux
comprendre et connaître ces beautés ? L’étude, la science et l’instruction
ne sont-elles pas nécessaires pour comprendre toutes les autres beautés ?
Pour la souveraine beauté, ne faut-il pas une compétence, une science ? En
peinture, il y a des ombres et des coups de maître que le vulgaire ne comprend
pas et qu’il critique. En architecture, il y a le genre rustique, en musique le
genre chromatique et un mélange habile de dissonances, et il n’y aurait rien
qui réponde à tout cela dans le Tout ?
- Philoclès : Je dois avouer que, jusqu’ici,
j’ai été comme le vulgaire et je n’étais pas capable de goûter les ombres, le
rustique et les dissonances dont vous parlez. Je ne songeais pas qu’il y eût de
tels chef-d’œuvres dans la nature. Ma méthode était de censurer librement au
premier coup d’œil. Mais je m’aperçois que je suis désormais obligé d’aller
plus loin dans la poursuite de la beauté qui se trouve profondément cachée et
je sais bien maintenant que, jusqu’ici, mes jouissances ont été très
superficielles. Je suis demeuré tout ce temps à la surface et n’ai joui que de
beautés dérisoires et superficielles, n’étant jamais allé à la recherche de la
beauté elle-même, me contentant de ce que j’imaginais être cette beauté.
Semblable aux autres hommes irréfléchis, je croyais être assuré que ce que
j’aimais était beau et que ce qui me réjouissait était mon bien. Je n’ai jamais
hésité à aimer ce qui me plaisait et, comme je ne visais que la jouissance de
ce que j’aimais, je ne me suis jamais inquiété d’examiner ce que les objets
étaient vraiment et je n’ai jamais hésité à les choisir. »
L’extrait des Miscellaneous reflections est celui-ci (traduction de Philippe Folliot) : « « Nous pouvons avec notre auteur nous permettre d’inférer (…) qu’il y a dans les nombres, dans les différentes sortes d’harmonies et de beauté un pouvoir qui captive naturellement le cœur et élève l’imagination jusqu’à l’opinion, jusqu’à la conception de quelque chose de majestueux et de divin. Quel que puisse être l’objet en lui-même, nous ne pouvons nous empêcher d’être transportés à sa pensée. Il nous inspire quelque chose qui va au-delà de l’ordinaire et qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Sans cette imagination, sans cette conception, le monde serait bien triste et la vie serait un piètre passe-temps. On pourrait à peine dire que l’on vit. Les fonctions animales pourraient poursuivre leur cours mais rien ne serait recherché ou considéré au-delà. Les nobles sentiments, les fantaisies élégantes, les belles passions [en français dans le texte] qui ont tous la beauté en vue seraient rejetés et n’auraient probablement pas d’autre emploi que celui de satisfaire nos grossiers appétits à meilleur marché pour nous entraîner vers un mol état d’indolence et d’inactivité. Bien minces seraient les plaisirs de l’amoureux, de l’ambitieux, du soldat ou du virtuose, comme notre auteur l’a insinué ailleurs, si, dans les beautés qu’ils admirent et poursuivent passionnément, rien ne renvoyait à une majesté et une grandeur supérieures à celles qui résultent simplement des objets particuliers de leur poursuite. En réalité, je ne sais quel goût nous trouverions à la plupart des plaisirs de la vie s’il n’y avait pas la saveur propre à cette passion particulière, l’enthousiasme, et à la conception et l’imagination qui la soutiennent. Sans cette passion, nous ne pourrions pas autant admirer un poème ou un tableau, un jardin ou un palais, une taille charmante ou un joli visage. L’amour lui-même semblerait la chose la plus vile de la nature si on l’envisageait et le traitait à la façon des poètes anti-enthousiastes : rejeter le fluide amassé dans les premiers corps venus (Lucrèce, livre IV). Il est facile d’imaginer ce que doivent devenir l’héroïsme et la magnanimité dans cette hypothèse. Les muses elles-mêmes doivent prendre une triste figure dans cette construction philosophique. Même le prince des poètes se révèlerait l’écrivain le plus insipide si on le réduisait à cela. Selon cet arrangement, il n’y aurait même plus une place d’honneur pour notre poète latin, le grand disciple de cette laide philosophie qui osa avec si peu d’équité utiliser l’art des muses en faveur d’un tel système. Mais, en dépit de sa philosophie, il s’abandonne partout à l’admiration et à des transports dans ses représentations de la nature. Il est transporté par les diverses beautés du monde même quand il attaque son ordre et qu’il détruit le principe de beauté dont le monde tire son nom dans les langues anciennes. Voilà ce que notre auteur avance quand, en faveur de l’enthousiasme, il cite ses ennemis notoires et montre qu’ils en sont aussi capables que ses plus grands défenseurs. Il est si loin de dégrader l’enthousiasme ou de le désavouer qu’il considère cette passion, prise en elle-même, comme la passion la plus naturelle du monde et son objet comme le plus juste au monde. Même la vertu, il la tient pour un noble enthousiasme justement dirigé et réglé par ce grand critère qu’il suppose dans la nature des choses. Il semble affirmer qu’il y a certaines espèces ou apparences morales si frappantes et d’une telle force sur notre nature que, quand elles se présentent, elles viennent à bout de toute opinion contraire, de toute conception contraire, de toute passion opposée, de toute sensation ou de toute affection simplement corporelle. Il tient la vertu elle-même comme l’espèce principale puisque, de tout ce que nous voyons et contemplons, dit-il, c’est elle qui nous affecte le plus naturellement et le plus fortement. L’exaltation de l’amour ne vient que de là. Il en est de même pour la pure amitié. Celui qui sacrifie sa vie pour son prince ou son pays, l’amant qui fait tant de choses pour sa maîtresse, les martyres de l’amour, de l’héroïsme et de la religion qui tirent leurs visions, réelles ou visionnaires, de ce modèle de la divinité, tous ceux-là, selon le sentiment de notre auteur, sont pareillement mus par cette passion et se révèlent être dans les faits autant d’enthousiastes différents. La parfaite honnêteté, selon son hypothèse, n’est rien d’autre qu’un zèle, une passion qui nous pousse fortement vers l’espèce, la vue de la bienséance et du sublime dans les actions. D’autres peuvent poursuivre différentes formes et fixer leur regard sur différentes espèces (…). L’homme réellement honnête, quelque simple qu’il paraisse, au lieu de l’être par les formes et les symétries extérieures, est frappé par le caractère intérieur, l’harmonie et les nombres du cœur et par la beauté des affections qui forment les manières et la conduite d’une véritable vie sociale. »
[53] Note de l’édition Robertson : [Cp. Spinoza, Ethics, part iv. Prop.xxviii.]
[54]
Shaftesbury, en note, renvoie à deux passages de An
essay on the freedom of wit and humour (Les références sont : chez
Ayres, Supra, p.52,&c,64,65,66 ; chez Klein, pp.42, 54-6, chez Den
Uyl, Vol.I, p.90,&c.116,117,118,119,120, chez Robertson, Essay on Wit
and Humour, partie ii, §1 et partie iii, §3, chez Robinet, Vol.I, page 101
à page 108). Le premier passage porte sur Hobbes et le rapport avec le contexte
est loin d’être évident. Peut-être s’agit-il d‘une erreur de références. Nous
proposons cette traduction du deuxième passage (P. Folliot) :
« Vous avez [déjà] entendu, mon ami, ce discours commun : l’intérêt gouverne le monde. Mais je crois que quiconque regardera de près les affaires de ce monde s’apercevra que la passion, l’humeur, le caprice, le zèle, l’esprit de faction et mille autre ressorts qui sont contraires à l’intérêt particulier jouent un rôle considérable dans cette machine. Il y a plus de roues et de contrepoids dans ce mécanisme qu’on ne l’imagine d’ordinaire. C’est un mécanisme d’un genre trop complexe pour pouvoir être saisi d’un simple coup d’œil et expliqué brièvement en un mot ou deux. Ceux qui étudient ce mécanisme doivent avoir un regard très perspicace pour saisir tous les mouvements autres que ceux de portée plus petite et plus étroite. Dans le plan ou la description de ce mécanisme d’horlogerie, on a de la peine à admettre que des roues ou des balances agissent du côté des affections meilleures et plus larges, on a du mal à comprendre que quelque chose puisse être fait par bonté de nature, par pure amitié ou par une affection sociale ou naturelle alors que, peut-être, on s’apercevra que les principaux ressorts de cette machine sont soit ces affections naturelles elles-mêmes, soit un composé dérivé de ces affections et retenant plus de la moitié de leur nature. Mais ici, mon ami, vous ne devez pas attendre que je fasse un exposé en forme sur les passions, que je prétende vous montrer leur généalogie et leurs relations, comment elles s’entrelacent les unes avec les autres et comment elles interfèrent avec notre bonheur et notre intérêt. Dans les limites de cette lettre et de sa compétence, il n’est pas question d’en tracer un plan exact, un modèle par lequel vous puissiez, en une représentation précise, observer quels rapports semblent avoir les affections bienveillantes et naturelles avec cet ordre d’architecture. Je sais que nos architectes modernes voudraient bien se débarrasser de ces matériaux naturels et ils bâtiraient plus volontiers d’une manière plus uniforme. Ils voudraient reformer le cœur humain et ils ont vraiment la fantaisie de réduire tous ses mouvements, balances et poids à cet unique principe et fondement : un égoïsme froid et délibéré. Les hommes n’aiment guère penser qu’ils sont tant dupés et trompés par la nature qu’ils servent ses desseins plutôt que les leurs. Ils ont honte d’être ainsi tirés hors d’eux-mêmes et entraînés de force hors de ce qu’ils estiment être leur véritable intérêt. Il y a eu de tout temps des philosophes à l’esprit borné qui ont cru résoudre la question en domptant la nature en eux-mêmes. L’un de leurs pères et fondateurs [Epicure] vit bien quel était le pouvoir de la nature et il le comprit si bien qu’il exhorta avec zèle ses disciples à ne pas faire d’enfants et à ne pas servir leurs pays. Il n’y avait pas moyen, semble-t-il, de traiter avec la nature tant que ces objets séduisants demeuraient tels. Il voyait bien que les parents, les amis, les compatriotes, les lois, les constitutions politiques, la beauté de l’ordre et du gouvernement, l’intérêt de la société et de l’humanité étaient des objets qui faisaient naturellement naître une affection plus forte que celle qui n’était fondée que sur l’étroite base du simple moi. Donc, par rapport à son but, son idée de ne pas se marier et de ne pas s’engager du tout dans la sphère publique était avisée et adaptée. Il n’y avait aucun autre moyen d’être un véritable disciple de cette philosophie que de quitter sa famille, ses amis, son pays et sa société pour s’attacher à elle. Et, sérieusement, qui ne le ferait pas si c’était là le moyen d’être heureux ? Cependant ce philosophe eut la bonté de nous communiquer ses pensées. C’était une preuve de l’amour paternel qu’il avait pour le genre humain : Vous, père, êtes le découvreur des choses, vous nous donnez les préceptes d’un père [Lucrèce, III]. Mais ceux qui ont ressuscité cette philosophie ces derniers temps semblent être d’un génie inférieur. Ils semblent avoir moins bien compris la force de la nature et ils ont cru modifier la chose en changeant les termes. C’est ainsi qu’ils choisissent la dénomination « égoïsme » pour toutes les passions sociales et toutes les affections naturelles. La civilité, l’hospitalité, l’humanité envers des étrangers ou des gens dans la misère, tout cela n’est qu’un égoïsme plus réfléchi. Un cœur honnête n’est qu’un cœur plus rusé, l’honnêteté et la bonté ne sont que de l’amour propre plus réfléchi et mieux réglé. L’amour des parents, des enfants et de la postérité n’est simplement que l’amour de nous-mêmes et de notre propre sang, comme si, en reconnaissant cela, tout le genre humain n’est pas inclus, tous les hommes étant d’un seul sang, unis par des mariages et des alliances, transplantés dans des colonies et mêlés entre eux. Ainsi l’amour de sa patrie et l’amour de l’humanité doivent aussi être de l’amour propre. La magnanimité et le courage, sans aucun doute, sont des modifications de cet amour propre universel ! En effet, le courage, dit notre philosophe moderne [Hobbes], n’est qu’une colère constante et tous les hommes, dit un poète plein d’esprit [Rochester], seraient poltrons s’ils l’osaient. (...) Il y a eu d’autres auteurs d’une espèce encore inférieure, une sorte de revendeurs et de petits détaillants de cet esprit qui ont opéré des changements et font des divisions sans fin sur cette question de l’amour de soi. Vous trouvez exactement la même pensée délayée de cent façons [différentes] et ramenée à des formules et des devises dont la fin est de proposer cette énigme : agissez de façon aussi désintéressée et généreuse qu’il vous plaît, le fondement est toujours le moi et rien d’autre. Or, si ces messieurs qui aiment tant les jeux de mots mais qui sont prudents quand il s’agit de s’attaquer étroitement à des définitions voulaient seulement nous dire ce qu’est l’intérêt particulier et déterminer le bonheur et le bien, ce serait la fin de cet esprit énigmatique. En effet, sur cette question, nous nous accorderions tous sur le fait que le bonheur doit être recherché et qu’il l’est dans les faits. Mais, sur la question de savoir si on le trouve en suivant la nature et l’affection commune ou en la réprimant et en dirigeant toutes les passions vers l’avantage privé, vers un but borné par le moi et la conservation de la simple vie, il y aurait matière à débat entre nous. La question ne serait pas de savoir qui s’aime ou ne s’aime pas lui-même mais qui s’aime et sert cet amour de la façon la plus juste et la plus authentique. »
[55]
Retour à la ligne dans
l’édition Klein. (NdT)
[56] « to
be it » dans l’édition Ayres, « to be so » dans l’édition Klein
et l’édition Den Uyl. (NdT)
[57] Les
différentes éditions utilisent le verbe « to confess », l’édition
Robertson donne « twould then undoubtedly be owned ». (NdT)
[58] “self-affections”. (NdT)
[59]
“naturel part”. (NdT)
[60] “other parts”. (NdT)
[61] Entre
virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[62] « his
Part » (NdT).
[63]
Shaftesbury, en note, renvoie à trois passages de
ses oeuvres. Le premier se trouve dans notre essai, aux paragraphes 205 et 206
de notre traduction (les références sont chez Ayres, infra p.253, chez Klein,
p.213, chez Den Uyl, infra p.131, chez Robertson, infra livre ii, partie ii,
§1). Le deuxième passage se trouve dans les Moralists (Ayres, Vol.II,
p.62,63 ; Klein, p.282-3, Den Uyl, infra p.307,8,9 ; Robertson, Moralists,
partie ii, §4 ; Robinet vol.I, p.243 à p.246). Nous proposons la
traduction suivantes (P. Folliot) :
« -Théoclès :
Telle est l’admirable distribution de la nature qu’elle adapte et ajuste non
seulement (...) la matière à la (...) forme, et (...) la forme elle-même aux
circonstances, au lieu, aux détails, à la région mais aussi les affections, les
sensations et les appétits les uns aux autres ainsi qu’à la matière, la forme,
l’action et tout le reste. Tout est arrangé pour le mieux avec une frugalité
parfaite et une juste réserve, la nature n’est prodigue pour aucun et
bienfaisante pour tous, elle ne s’emploie jamais à une chose plus qu’il ne faut
mais le fait avec une exacte économie, retranchant le superflu et ajoutant de
la force à ce qui est principal en chaque chose. La pensée et la raison ne
sont-elles pas ce qui est principal en l’homme ? N’y aurait-il aucune
réserve pour elles, rien pour protéger cette partie de la machine
humaine ? La (...) même matière, les mêmes instruments ou organes
serviraient-ils également à diverses fins et une once serait-elle équivalente à
une livre ? C’est impossible. Quels prodiges l’homme doit-il attendre de
quelques onces de sang dans un vaisseau si étroit, adapté à une si petite
région de la nature ? Ne doit-il pas plutôt avoir une plus haute idée de
cette nature qui a arrangé sa part de la façon la plus avantageuse pour lui,
avec cette heureuse réserve (heureuse, en vérité, s’il le sait et en fait
usage), réserve par laquelle il fait un meilleur usage de ses organes que toute
autre créature et par laquelle il possède la raison, est un homme et non une
bête.
-
Philoclès : Mais les bêtes ont des instincts que l’homme n’a pas !
-
Théoclès : C’est vrai. Elles ont en effet des perceptions, des sensations
et des présensations, si je peux utiliser l’expression, que l’homme, pour sa
part, n’a pas dans un degré proportionné. Les femelles nouvellement pleines
ont, avant de mettre bas, une vision claire, une présensation de l’état qui va
suivre, elles savent de quoi se pourvoir, comment, de quelle manière et à quel
moment. Que de choses elles pèsent et comprennent sur-le-champ ! Les
saisons de l’année, le pays, le climat, le lieu, l’orientation, la situation,
la base de leur édifice, les matériaux, l’architecture, la région, l’entretien
de leurs petits, en un mot toute l’économie de l’éducation, et tout cela aussi
parfaitement dès le début et sans expérience que plus tard dans leur vie. Il
n’y a pas cela dans le genre humain, dites-vous. Pour mieux dire, plutôt, au
contraire, pourquoi y aurait-il cela ? Quels seraient l’occasion et
l’usage ? Quelle serait la nécessité ? Pourquoi une telle sagacité
chez les hommes ? N’ont-ils pas ce qui est meilleur dans un autre
genre ? N’ont-ils pas la raison et la parole ? Cela ne les
instruit-il pas ? Quel besoin d’autre chose ? Où serait alors, dans
ce cas, la prudence de la conduite ? (...) Les petits de la plupart des
espèces sont immédiatement capables de se secourir eux-mêmes, sont sensibles,
vigoureux, ils savent fuir le danger et rechercher ce qui leur est bon. Un
enfant d’homme est de tous les êtres le moins capable de se secourir, le plus
faible, le plus infirme. Pourquoi n’aurait-il pas été ainsi agencé ? Que
notre espèce perd-elle à cela ? L’homme est-il le pire des êtres à cause
de ce défaut alors qu’il est largement pourvu ? Ce défaut ne l’engage-t-il
pas plus solidement vers la société et ne le force-t-il pas à reconnaître que
c’est à dessein, non par accident, qu’il a été fait rationnel et sociable,
qu’il ne peut croître ou subsister que dans le commerce humain, que dans la
communauté humaine, son état naturel ? L’affection conjugale, l’affection
naturelle pour les parents, l’obéissance aux magistrats, l’amour d’une cité
commune, d’une communauté et d’un pays communs, les autres devoirs et les
autres rôles sociaux de la vie ne peuvent-ils pas se déduire de là et ne
sont-ils pas fondés sur ces défauts mêmes ? Un tel manque n’est-il pas un
bonheur s’il est l’occasion d’un si grand bien ? Quoi de meilleur qu’un
défaut si abondamment compensé et résolu par tant de jouissances ? S’il y
a encore dans le genre humain des hommes qui,
au milieu de ces manques, ne semblent pas rougir d’affecter un droit
d’indépendance et nient qu’ils sont sociables par nature, quelle aurait été
leur honte si la nature avait suppléé à ces défauts d’une autre façon ?
Pour quels devoirs et quelles obligations auraient-ils eu des égards ?
Pour quel respect des parents, des magistrats, de leur pays ou de leur
espèce ? Leur état comblé d’auto-suffisance ne les aurait-il pas plus
fortement déterminés à rejeter la nature et à nier les fins et l’auteur de leur
création ? »
Le
dernier passage se trouve au chapitre 2 de la quatrième partie des Miscellaneous
reflections (Ayres, Vol.II, 232,&. ;Klein, 429ff ; Den Uyl,
vol.III, p.216,217,&. ;Robertson, Misc., iv, ch.ii ; Robinet
p.166 à p.173)
« Les gentilshommes insouciants qui n’ont jamais eu l’idée d’étudier la nature de leur propre espèce mais qui, par d’autres amours, ont appliqué leur talent et leur génie au même type d’étude d’un cheval, d’un chien, d’un coq de combat, d’un faucon ou de tout autre animal du même type savent très bien qu’à chaque espèce appartiennent une humeur, un tempérament, un type de disposition intérieure, aussi réels et particuliers que la figure et la forme extérieure que nous regardons et admirons avec tant de curiosité. Si jamais il y a quelque chose qui cloche (...) dans la constitution interne, dans l’humeur ou dans le tempérament de la créature, on l’appelle aussitôt vicieuse et, quand le défaut n’est vraiment pas ordinaire, on dit que la créature est contre nature. On observe attentivement les humeurs des animaux afin de les corriger, soit en se montrant indulgent et en les flattant, soit en les réprimant (...) avec la sévérité appropriée. En un mot, leurs affections, leurs passions, leurs appétits et leurs antipathies sont aussi dûment considérés que ceux des humains, et cela sous la plus stricte discipline éducative. Tel est le sens de la proportion et de la régularité intérieures des affections, même chez les jeunes gens de la noblesse qui, dans ce domaine, sont souvent reconnus maîtres et experts en éducation, quoiqu’ils ne soient pas susceptibles de discipline et de culture dans leur propre cas, leur rang leur ayant donné le droit dès l’enfance à l’indulgence. Aussi peu favorables que soient ces gentilshommes frivoles au soin et à la culture de leur propre espèce, aussi éloignées que soient leurs pensées de la nature et de la philosophie, ils confirment manifestement et établissent notre fondement philosophique, les rangs et les ordres naturels, les proportions intérieures et extérieures, les formes des différences espèces et des êtres vivants. Demandez, l’air de rien, à l’un de ces gentilshommes qui s’occupe avec sollicitude des grands soins que demande son écurie ou son chenil si le chien de meute (...) qui mange ses petits est aussi naturel qu’un autre qui en prend soin et il pensera que vous êtes fou. Demandez-lui encore quelle créature, de celle qui est contre nature et agit ainsi ou de celle qui est naturelle et qui agit autrement, est la meilleure de son espèce et jouit le plus d’elle-même et il continuera à avoir une étrange idée de vous. Ou, si peut-être il vous juge digne d’être mieux informé, vous dira-t-il que les animaux les mieux élevés et de la meilleure race sont toujours les plus nobles et les plus généreux de leur nature et que c’est surtout cela qui fait la différence entre un cheval de bonne race et une mauvaise rosse d’une basse écurie, entre un coq de combat et le coq poltron d’un tas de fumier, entre un vrai faucon et le simple milan, la simple buse, entre le bon chien, le dogue anglais ou l’épagneul et le bâtard. Il pourra peut-être également vous dire d’un air de maître en cette science animale que les chiens peureux, lâches, paresseux et gloutons sont ceux qu’il soupçonne être d’une mauvaise race ou qui ont été dénaturés pendant leur élevage, tout cela ne leur étant pas naturel. Il dira que, dans chaque espèce, il y a toujours de malheureuses créatures qui se gâtent ainsi et que, chacune ayant sa propre tâche (...), si elles restent au repos sans remplir cette tâche, (...) à fainéanter, c’est comme si elles étaient sorties de leur élément ; que les plus mauvais chiens du monde sont ceux qui se couchent près de la cheminée de la cuisine et du lèche-frite pour leur plaisir, et que le seul chien heureux (...) est celui qui, dans son (...) exercice propre, la chasse naturelle, endure toutes les difficultés et s’en réjouit tant qu’il en oublie son foyer et sa récompense. C’est ainsi que l’on reconnaît les habitudes et les affections naturelles des créatures inférieures et, ce qui, en eux, est dénaturé et dégénéré. On reconnaît dans les faits la perversité et la corruption aussi bien dans les affections que quand quelque chose est difforme ou monstrueux dans la forme extérieure. Quoiqu’une bonne part de cette dépravation se découvre dans les créatures apprivoisées par l’homme et qui, pour son simple service et son simple plaisir, ont été détournées de leur train naturel vers une vie et des habitudes contraires, quoique, de cette façon, les créatures qui vivent naturellement en troupeaux perdent leur caractère social et que celles qui s’accouplent perdent leur sorte de lien conjugal et d’affection conjugale, pourtant, quand ces créatures se libèrent de cette servitude humaine et retournent à leur sauvagerie et à leur liberté champêtre, elles recouvrent tout de suite les habitudes naturelles et régulières qui conduisent à l’accroissement et à la prospérité de leur espèce. C’est peut-être un bien pour l’humanité que, quoiqu’il y ait beaucoup d’animaux qui vivent naturellement en troupeaux par goût de la compagnie ou par une affection réciproque, il y en ait peu qui, par commodité ou par nécessité, soient forcés de s’unir de façon organisée et de former des sortes d’Etats confédérés. Ceux qui, par l’économie de leur espèce, sont obligés de se faire des habitations pour se défendre des saisons et des autres incidents, ceux qui, en certaines parties de l’année, sont privés de toute subsistance et sont donc forcés d’en amasser en d’autres saisons et de pourvoir à la sûreté de leurs réserves, ces animaux-là sont par nature aussi rigoureusement unis et pourvus d’une affection appropriée pour la communauté et le bien public que ceux d’une espèce plus libre, qui subsistent (...) plus facilement et ne sont liés que par ce qui est relatif à la propagation de l’espèce et l’entretien des petits. Parmi ces animaux parfaitement associés et confédérés, il n’en est point, à ma connaissance, dont la grandeur et la force excèdent celles des castors. La plupart de ces animaux politiques qui ont des provisions communes sont aussi peu considérables que les fourmis ou les abeilles. Mais si la nature avait assigné une telle économie à des animaux aussi puissants, par exemple, que l’éléphant, et si elle les avait rendus aussi prolifiques que le sont couramment ces petites créatures, l’humanité aurait peut-être connu des problèmes. Si un seul animal qui, par sa propre puissance et sa propre vaillance, a souvent décidé du sort des plus grandes batailles humaines, avait atteint l’état de société avec un génie pour l’architecture et la mécanique proportionné à celui que nous observons chez les plus petites créatures, il nous aurait été difficile, avec toutes les machines inventées par l’homme, de lui disputer l’empire du continent. Si nous considérions de façon désintéressée et avec un peu moins d’égoïsme que d’habitude les économies, les parties, les intérêts, les conditions et les termes de la vie que la nature a distribués et assignés aux diverses espèces de créatures qui nous entourent, nous n’aurions pas tendance à nous croire si mal dotés. Que notre lot soit à cet égard juste ou égal, ce n’est pas à présent la question. Il suffit de savoir qu’il y a certainement une attribution et une distribution, que chaque économie ou partie ainsi distribuée est en elle-même uniforme, fixe ou invariable et que, si quelque chose dans la créature est accidentellement altéré, si quelque chose, dans la forme intérieure, la disposition, le tempérament ou les affections est contraire (...) à l’économie distincte (...) de la créature, cette dernière est malheureuse et contre nature. Les affections sociales ou naturelles que notre auteur considère comme essentielles à la santé (...) et à l’intégrité d’une créature particulière sont celles qui contribuent au bien-être et à la prospérité de l’ensemble, de l’espèce à laquelle elle est jointe par nature. Toutes les affections de ce genre, notre auteur les comprend sous le seul terme de « naturelles ». Mais, comme le dessein, la fin de la nature en chaque système animal se manifeste surtout dans le soutien et la propagation de l’espèce particulière, il arrive en conséquence que ces affections (...) de bienveillance réciproque entre le parent et le petit soient plus particulièrement connues sous le terme d’ « affection naturelle ». Cependant, puisqu’il est évident que tout défaut d’affection et toute dépravation de l’affection qui (...) s’opposent à la constitution et l’économie originelles de la créature sont contre nature, il s’ensuit que, dans les créatures qui, par leur économie particulière, sont propres à la plus étroite société et à la règle du bien commun, les affections les plus dénaturées sont celles qui les séparent de cette communauté, et les affections les plus véritablement naturelles, généreuses et nobles sont celles qui tendent à servir l’ensemble et l’intérêt de toute la société. C’est le principal problème que traite notre auteur dans ce traité en des termes plus philosophiques. Il démontre que, pour une créature dont la fin naturelle est la société, agir selon ce que la nature lui a assigné, c’est-à-dire agir pour le bien de la société, de l’ensemble, c’est en réalité poursuivre son propre bien naturel et qu’agir de façon contraire ou par des affections qui le séparent du bien commun, de l’intérêt public, c’est en réalité travailler à son propre mal naturel. Or si l’homme, comme on l’a prouvé, doit être justement rangé au nombre de ces créatures dont l’économie s’accorde avec un fonds commun et un bien public, si l’on comprend aussi que le seul état de ses affections qui répond droitement au bien public est l’état régulier, ordonné et vertueux, il s’ensuit nécessairement que la vertu est son bien naturel et que le vice est sa misère et son mal naturels. Si nous voulons aller plus loin et savoir si la nature a ordonné et justement distribué les diverses économies ou parties et si les défauts, les manques et les calamités des systèmes particuliers sont à l’avantage du système global en général et s’ils contribuent à la perfection de l’unique système commun et universel, nous renvoyons aux spéculations plus profondes de notre auteur dans son enquête et dans le dialogue philosophique qui suit. Mais, si ce qu’il avance à cet égard est vrai ou du moins si c’est de beaucoup (...) la représentation la plus probable qui puisse être faite de la nature universelle et de la cause des choses, il s’ensuivra que, puisque l’homme a été constitué de telle façon qu’il est, par sa partie rationnelle, conscient de sa plus immédiate relation au système universel et au principe d’ordre et d’intelligence, il est non seulement sociable par nature dans les limites de sa propre espèce mais il l’est encore d’une manière plus généreuse et plus étendue. Il est non seulement né pour la vertu, l’amitié, l’honnêteté et la bonne foi mais aussi pour la religion, la piété, l’adoration [d’un dieu] et la généreuse soumission de son esprit à tout ce qui arrive par cette suprême cause, ce suprême ordre des choses qu’il reconnaît entièrement juste et parfait. Ce sont là les sentiments officiels et sérieux de notre auteur qui, s’ils n’étaient pas vraiment les siens et n’étaient pas embrassés par lui comme le résultat réel de son entendement et de son meilleur jugement, le rendraient coupable d’un plus haut degré courant d’imposture. En effet, selon sa propre règle, appliquer à un sujet une gravité affectée et un sérieux feint de façon telle qu’elle ne laisse plus au lecteur la possibilité de discerner la fiction ou la raillerie voulue, ce n’est pas railler ou faire de l’esprit, c’est l’abuser de façon grossière, immorale et illibérale, façon de faire étrangère à un bon écrivain, à un gentilhomme et un homme de valeur. »
[64] Il s’agit évidemment des esprits animaux (voir par exemple Descartes : Traité des passions de l’âme). (NdT)
[65] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[66]
“consort” dans l’édition Ayres
et l’édition Klein, “concert” dans l’édition Den Uyl. (NdT)
[67] « of
their part » (NdT)
[68] Il s’agit de clefs musicales, évidemment. (NdT)
[69] « the same Allay » : le même adoucissement. Le mot “Allay” (voir le français « aloi ») pouvait aussi renvoyer à un alliage, et c’est certainement en ce dernier sens que le mot est employé dans le paragraphe suivant. (NdT)
[70] Pas de parenthèses dans l’édition Klein. (NdT)
[71] Pas de parenthèses dans l’édition Klein. (NdT)
[72] Pas de retour à la ligne dans l’édition Klein. (NdT)
[73] Entre
virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[74] « either
satisfactions and pleasures of the body, or of the mind » dans l’édition
Ayres (idem dans l’édition Klein sans la virgule), « satisfactions and
pleasures either of the body, or of the mind » dans l’édition Den Uyl et
l’édition Robertson. (NdT)
[75] « Master-Pleasure ». (NdT)
[76] « be interpreted as self-passion dans les éditions Klein et Den Uyl, « be interpreted a self-passion » dans l’édition Ayres. (NdT)
[77] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[78] En note, Shaftesbury renvoie à un passage des Miscellaneous
reflections déjà cité (Ayres, Vol.II, p.143 ; Klein pp.351-2 ;
Den Uyl Vol.III.p.3O, Robertson, Misc. ii, ch.i.). Nous reproduisons
notre traduction : « Nous pouvons avec notre auteur nous permettre
d’inférer (…) qu’il y a dans les nombres, dans les différentes sortes
d’harmonies et de beauté un pouvoir qui captive naturellement le cœur et élève
l’imagination jusqu’à l’opinion, jusqu’à la conception de quelque chose de
majestueux et de divin. Quel que puisse être l’objet en lui-même, nous ne
pouvons nous empêcher d’être transportés à sa pensée. Il nous inspire quelque
chose qui va au-delà de l’ordinaire et qui nous élève au-dessus de nous-mêmes.
Sans cette imagination, sans cette conception, le monde serait bien triste et
la vie serait un piètre passe-temps. On pourrait à peine dire que l’on vit. Les
fonctions animales pourraient poursuivre leur cours mais rien ne serait
recherché ou considéré au-delà. Les nobles sentiments, les fantaisies
élégantes, les belles passions [en français dans le texte] qui ont tous
la beauté en vue seraient rejetés et n’auraient probablement pas d’autre emploi
que celui de satisfaire nos grossiers appétits à meilleur marché pour nous
entraîner vers un mol état d’indolence et d’inactivité. Bien minces seraient
les plaisirs de l’amoureux, de l’ambitieux, du soldat ou du virtuose, comme
notre auteur l’a insinué ailleurs, si, dans les beautés qu’ils admirent et
poursuivent passionnément, rien ne renvoyait à une majesté et une grandeur
supérieures à celles qui résultent simplement des objets particuliers de leur
poursuite. En réalité, je ne sais quel goût nous trouverions à la plupart des
plaisirs de la vie s’il n’y avait pas la saveur propre à cette passion
particulière, l’enthousiasme, et à la conception et l’imagination qui la
soutiennent. Sans cette passion, nous ne pourrions pas autant admirer un poème
ou un tableau, un jardin ou un palais, une taille charmante ou un joli visage.
L’amour lui-même semblerait la chose la plus vile de la nature si on
l’envisageait et le traitait à la façon des poètes anti-enthousiastes : rejeter
le fluide amassé dans les premiers corps venus (Lucrèce, livre IV). Il est
facile d’imaginer ce que doivent devenir l’héroïsme et la magnanimité dans
cette hypothèse. Les muses elles-mêmes doivent prendre une triste figure dans
cette construction philosophique. Même le prince des poètes se révèlerait l’écrivain
le plus insipide si on le réduisait à cela. Selon cet arrangement, il n’y
aurait même plus une place d’honneur pour notre poète latin, le grand disciple
de cette laide philosophie qui osa avec si peu d’équité utiliser l’art des
muses en faveur d’un tel système. Mais, en dépit de sa philosophie, il
s’abandonne partout à l’admiration et à des transports dans ses représentations
de la nature. Il est transporté par les diverses beautés du monde même quand il
attaque son ordre et qu’il détruit le principe de beauté dont le monde tire son
nom dans les langues anciennes. Voilà ce que notre auteur avance quand, en
faveur de l’enthousiasme, il cite ses ennemis notoires et montre qu’ils en sont
aussi capables que ses plus grands défenseurs. Il est si loin de dégrader
l’enthousiasme ou de le désavouer qu’il considère cette passion, prise en
elle-même, comme la passion la plus naturelle du monde et son objet comme le
plus juste au monde. Même la vertu, il la tient pour un noble enthousiasme
justement dirigé et réglé par ce grand critère qu’il suppose dans la nature des
choses. Il semble affirmer qu’il y a certaines espèces ou apparences morales si
frappantes et d’une telle force sur notre nature que, quand elles se
présentent, elles viennent à bout de toute opinion contraire, de toute
conception contraire, de toute passion opposée, de toute sensation ou de toute
affection simplement corporelle. Il tient la vertu elle-même comme l’espèce
principale puisque, de tout ce que nous voyons et contemplons, dit-il, c’est
elle qui nous affecte le plus naturellement et le plus fortement. L’exaltation
de l’amour ne vient que de là. Il en est de même pour la pure amitié. Celui qui
sacrifie sa vie pour son prince ou son pays, l’amant qui fait tant de choses
pour sa maîtresse, les martyres de l’amour, de l’héroïsme et de la religion qui
tirent leurs visions, réelles ou visionnaires, de ce modèle de la divinité,
tous ceux-là, selon le sentiment de notre auteur, sont pareillement mus par
cette passion et se révèlent être dans les faits autant d’enthousiastes
différents. La parfaite honnêteté, selon son hypothèse, n’est rien d’autre
qu’un zèle, une passion qui nous pousse fortement vers l’espèce, la vue de la
bienséance et du sublime dans les actions. D’autres peuvent poursuivre différentes
formes et fixer leur regard sur différentes espèces (…). L’homme réellement
honnête, quelque simple qu’il paraisse, au lieu de l’être par les formes et les
symétries extérieures, est frappé par le caractère intérieur, l’harmonie et les
nombres du cœur et par la beauté des affections qui forment les manières et la
conduite d’une véritable vie sociale. »
[79] Ce passage n’est pas sans faire songer à une lettre cartésienne d’inspiration stoïcienne sur les grandes âmes, la lettre à Elisabeth du 18 mai 1645. (NdT)
[80] Entre
virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[81] « self-flattery ». (NdT)
[82] Note de l’édition Robertson : [Cp. Spinoza, Ethics, part iv. Prop.xxxv.]
[83] Note de l’édition Robertson : [Cp. Spinoza, Ethics, part iv. Prop.vii.]
[84]
En note, Shaftesbury renvoie à trois passages de son
oeuvre. D’abord à la section IV de A letter concerning enthusiasm
(Ayres, supra p.21,22 ; Klein pp.17-20, Den Uyl, Vol.I, p.32,33,&c,
Robertson, letter con. enth., §4, Robinet, Vol.I, p.27 à p.31), puis à
deux extraits des Miscellaneous reflections (Ayres,
vol.II.p.184,188,189,190 ; Klein, pp.387-8, 391-2 ; Den Uyl, Vol.I,
p.32,33 ; Robertson, Misc.,ii, ch.iii ; Robinet, Vol.III, p.89
à p.92 et p.95 à p.99). Nous proposons la traduction suivante de la section IV
de la Lettre sur l’enthousiasme (Philippe Folliot) : « En un
mot, Mylord, cette triste façon de traiter la religion est ce qui, selon moi,
la rend si tragique et est l’occasion de produire dans les faits du monde ces
sombres tragédies. Mon idée est que, pourvu que nous traitions la religion avec
de bonnes manières, nous ne saurions jamais trop user de bonne humeur ou
l’examiner avec trop de liberté et de familiarité. En effet, si elle est
authentique et sincère, non seulement elle résistera à l’épreuve mais, de plus,
elle s’en trouvera bien et en tirera avantage. Si elle est fausse ou mélangée à
quelque imposture, elle sera détectée et démasquée. La triste façon par
laquelle on nous a enseigné la religion nous rend incapables de penser à elle
avec bonne humeur. C’est surtout dans l’adversité, dans la maladie, quand nous
sommes affligés, que notre esprit est troublé ou que notre caractère est
perturbé que nous avons recours à elle quoique, en réalité, nous ne soyons
jamais si peu propres à penser à elle dans ces heures lourdes et sombres. Nous
ne sommes jamais en état de contempler quelque chose de supérieur quand nous ne
sommes pas dans la condition de regarder en nous-mêmes et d’examiner calmement
le caractère de nos propre esprit et de nos propres passions. En effet, nous
voyons alors en la divinité du courroux, de la fureur, de la vengeance, de quoi
nous terroriser parce que nous sommes remplis de troubles et de craintes et
avons perdu l’essentiel de la douceur et du calme naturels de notre tempérament.
Nous devons non seulement être dans une bonne humeur ordinaire mais [même] être
dans la meilleure des humeurs et dans la plus douce et la plus aimable
disposition pour bien comprendre ce que sont la véritable bonté et les
attributs que nous donnons à la divinité avec tant d’approbation et d’honneur.
Nous serons alors capables de mieux voir si ces formes de justice, ces degrés
de châtiment, ce caractère vengeur et ces mesures d’offense et d’indignation
que nous supposons vulgairement en Dieu sont conformes à cette idée originelle
de bonté que l’être divin (ou la nature qui lui est soumise) a implantée en
nous et que nous devons nécessairement présupposer pour lui rendre toutes
sortes de louanges et d’ honneurs. C’est se protéger de toute superstition
que de se rappeler qu’il n’y en Dieu que ce qui est semblable à Dieu et que
soit il n’existe pas du tout, soit il est vraiment et parfaitement bon. Mais si
nous avons peur d’user librement de notre raison, même sur cette question de
savoir s’il existe ou n’existe pas, c’est que nous le supposons mauvais et que
nous contredisons nettement ce prétendu caractère de bonté et de grandeur
puisque nous nous méfions de son caractère et craignons sa colère et sa
vengeance au cas où nous userions d’une liberté d’enquête. Nous avons un
exemple remarquable de cette liberté chez l’un de nos auteurs sacrés. Aussi
patient que fut Job, on ne peut nier qu’il prît assez de libertés avec Dieu et
qu’il réprimanda vertement la providence. Il est vrai que ses amis plaidèrent
durement et usèrent de tous les arguments pour répondre tant bien que mal aux
objections et remettre sur pied les affaires de la providence. Ils se font un
mérite de dire tout le bien possible de Dieu par tous les efforts de leur
raison et même parfois en allant au-delà. Mais c’est là flatter Dieu, selon
Job, se soumettre à sa personne et même se moquer de lui. Ce n’est pas
étonnant. En effet, quel mérite peut-il y avoir à croire en Dieu ou en sa
providence sur des fondements aussi faibles et aussi frivoles ? Quelle
vertu y a-t-il à adopter une opinion contraire à l’apparence des choses et
décider de ne rien entendre qui puisse la contredire ? Que ce dieu de
vérité a un excellent caractère s’il s’offense de nous voir refuser de tromper
notre entendement (...) et s’il se satisfait de nous voir croire au hasard et
contrairement à notre raison à ce qui pourrait être la plus grande tromperie du
monde puisque nous pouvons apporter des preuves et des évidences
contraires ! Seul un être dénaturé peut souhaiter que Dieu n’existe pas
car c’est un souhait contraire au bien public et même aussi contraire à son
bien privé bien entendu. Mais si un homme n’est pas assez mauvais pour étouffer
sa croyance, il doit sûrement avoir une triste opinion de Dieu et croire qu’il
n’est pas aussi bon qu’il se sait lui-même s’il s’imagine qu’un usage impartial
de sa raison dans un domaine quelconque de spéculation peut lui faire courir un
risque dans l’au-delà et qu’un méprisable reniement de sa raison et une
croyance affectée sur un point trop difficile pour son entendement peuvent le
rendre digne de faveurs dans l’autre monde. C’est là ce que sont les
sycophantes de la religion, des purs parasites de la dévotion. C’est en user
avec Dieu comme les mendiants rusés quand ils s’adressent à ceux dont ils
ignorent la qualité. Parmi eux, les novices peuvent peut-être laisser
innocemment échapper un « mon bon monsieur » (...) mais, avec les
vieux routiers, peu importe qui ils trouvent dans le carrosse, c’est toujours
un « votre honneur », un « votre seigneurie » ou un
« milady » car, disent-ils, si, dans ce cas, c’est réellement un
lord, nous ratons notre coup en ne donnant pas le titre, et si ce n’est pas un
lord, il n’y a pas offense et la chose n’est pas mal prise. Il en est ainsi dans
la religion. Comment prier comme il faut, voilà ce qui nous intéresse au plus
haut point, et nous croyons que l’essentiel est de trouver le titre et de bien
deviner. C’est le plus misérable refuge que l’on puisse imaginer et qui est si
fortement vanté qu’il passe pour une grande maxime chez beaucoup d’hommes
capables : s’efforcer d’avoir la foi et de croire le plus possible parce
que, après tout, s’il n’y a rien, disent-ils, ce n’est pas un mal de s’être
trompés ainsi mais, s’il y a quelque chose, ce sera fatal pour ceux qui
n’auront pas cru pleinement. Mais c’est là une telle erreur que ceux qui ont
cette pensée, c’est certain, ne peuvent croire assez pour être satisfaits et
heureux en ce monde ou pour gagner l’avantage d’une recommandation dans l’autre
monde. En effet, outre que notre raison, qui connaît la supercherie, ne se
satisfait jamais vraiment d’un tel fondement mais va à la dérive et nous jette
dans des océans de doute et de perplexité, nous ne pouvons en fait qu’empirer
religieusement et entretenir une opinion toujours pire de la suprême divinité,
notre croyance étant fondée sur une idée d’elle aussi injurieuse. Aimer le
public, viser le bien universel et promouvoir l’intérêt du monde entier dans
les limites de notre pouvoir, c’est sûrement le comble de la bonté et ce qui
fait ce type de caractère que nous appelons « divin ». Avec ce
caractère (que vous connaissez bien, certainement, Mylord), il nous est naturel
de souhaiter que les autres participent [à cette oeuvre] en étant convaincus de
la sincérité de notre exemple. Il nous est naturel de souhaiter que notre
mérite soit reconnu, surtout si nous avons eu la chance de servir une nation
comme bon ministre ou, d’avoir, comme prince ou père d’un pays, rendu heureuse
sous notre gouvernement une partie considérable d’hommes. Mais s’il arrivait
que, parmi eux, certains aient été élevés dans une telle ignorance ou qu’ils
habitent une province si lointaine qu’ils n’aient jamais entendu parler de
notre nom et de nos actions ou, s’ils en ont entendu parler, qu’ils soient si
intrigués par des histoires bizarres et contraires racontées ici et là qu’ils
ne savent que penser ou ne savent pas s’il existe réellement une personne telle
que nous, ne serions-nous pas, à dire vrai, ridicules de nous en
offenser ? Ne passerions-nous pas pour extrêmement chagrins et de méchante
humeur si, au lieu de prendre la chose avec humour, nous voudrions sérieusement
nous venger de ceux qui, par leur ignorance rustique, leur mauvais jugement et
leur incrédulité, ont terni notre renommée ? Que dirons-nous alors ?
Etre ainsi intéressé mérite-t-il des louanges ? Faire le bien pour la
gloire, est-ce une chose si divine ? N’est-il pas plus divin de faire le
bien même quand l’action ne sera pas jugée glorieuse, le faire même pour les ingrats
et ceux qui sont totalement insensibles au bien qu’ils reçoivent ? Comment
se fait-il alors que ce qui est si divin en nous perde son caractère en l’être
divin ? Comme se fait-il que le dieu qui nous est représenté ressemble
plus à la partie faible, efféminée et impuissante de notre nature qu’à la
partie généreuse, mâle et divine ? »
Nous proposons la traduction suivante des deux
extraits des Miscellaneous reflections (P. Folliot) : « A cet
égard, la religion, telle qu’elle est couramment pratiquée dans de nombreuses
sectes, peut être comparée à cette
sorte de cour dont le beau sexe se plaint si souvent. Dans les premiers temps
d’un amour, lorsque ces innocentes charmeuses sont abordées, elles n’entendent
parler que de tendres serments, de soumission, de service, d’amour. Mais
bientôt après, quand, vaincues par l’apparence de gentillesse et d’humilité,
elles ont cédé et ne s’appartiennent plus, elles entendent une autre musique et
apprennent à comprendre la soumission et le service dans un sens auquel elles
s’attendaient peu. Charité et amour fraternel sont des mots très engageants
mais qui songerait que cette abondante charité et cet amour fraternel vont
devenir le fer, le feu, le gibet et le fouet, et l’application ferme et
cordiale de remèdes destinés à promouvoir la grandeur terrestre des prêtres et
l’intérêt particulier des âmes privées dont ils se soucient avec tant de
charité. Il a été noté par notre auteur que le peuple juif était un peuple
sombre et il est très visible que, de tous les peuples, ce fut celui qui eut le
moins de bonne humeur, en religion comme en toute autre chose. S’il en avait
été autrement, leur saint législateur et libérateur, qui fut déclaré l’homme le
plus doux de la terre et qui, pendant de nombreuses années, s’efforça de gagner
son amour et son affection par les actes les meilleurs et les plus populaires,
l’aurait probablement traité avec plus de douceur et aurait pu avec moins de
sang et de massacres le maintenir dans ses devoirs religieux. Cependant, nous
pouvons remarquer que, quoique les premiers princes juifs et rois célèbres
aient agi en réalité selon les institutions de leur grand fondateur, non
seulement la musique mais aussi le jeu et la danse furent de droit divin et
constituèrent des occupations saintes. Le premier monarque de cette nation,
quoique de complexion mélancolique, joignit de la musique à ses exercices
spirituels et l’utilisa même comme un remède contre ce noir enthousiasme, cet
esprit malin dont notre auteur ne prétend pas déterminer la ressemblance avec
l’enthousiasme prophétique dont ce monarque fit l’expérience, même après son
apostasie. Il est certain que le successeur de ce prince fut un chaud partisan
de la dévotion joyeuse et qu’il montra par cet exemple qu’elle a été
fondamentale dans la constitution religieuse de son peuple. La fameuse entrée,
ou haute danse qu’il exécuta d’une manière si visible montre qu’il n’avait pas
honte en une telle occasion d’exprimer les transports de la joie et la bonne
humeur à la façon de simples prêtres ou de simples fidèles. Outre les nombreux
chants et hymnes répandus dans les écrits saints, le livre des psaumes
lui-même, Job, les Proverbes, le Cantique des cantiques et
d’autres livres de la Bible qui sont manifestement poétiques et remplis
d’images drôles et d’un esprit enjoué peuvent assez bien montrer que les
auteurs inspirés avaient recours à l’humour et au divertissement pour
promouvoir la religion et affermir la foi établie. Quand les affaires de la
nation juive devinrent désespérées et que tout semblait contribuer à l’asservissement
total et à la captivité, le style de leurs saints auteurs et prophètes put bien
différer de celui des premiers temps de l’ascension et de la vigueur de leur
république quand les princes eux-mêmes prophétisaient et que de puissants rois
étaient au nombre des écrivains sacrés mais ce que l’on peut toujours assurer,
c’est que, quelques mélancoliques et chagrins que peuvent sembler les prophètes
à certains moments, ce n’est pas le genre d’esprit que Dieu avait coutume
d’encourager en eux. En témoigne le cas du prophète Jonas dont le caractère est
si naturellement décrit dans la Bible.
(...)
Or, si ce que j’ai affirmé en faveur de la plaisanterie et de l’humour est juste et vrai pour ce qui est des religions juive et chrétienne, je ne doute pas que l’on m’accordera que, dans les anciennes religions païennes, les premiers fondateurs et les réformateurs qui ont suivi ont pris le plus grand soin pour donner de la vie à la religion et corriger la mélancolie et la tristesse auxquelles elle est sujette, selon les différentes modifications de l’enthousiasme ci-dessus spécifiées. Notre auteur, si je comprends bien, a ailleurs montré que ces fondateurs étaient de véritables musiciens, des maîtres en poésie, en musique et dans les arts de divertissement qu’ils incorporaient d’une certaine manière à la religion non sans bonne raison, j’imagine. En effet, il me semble évident que, dans les premiers temps de toutes les religions, quand les peuples étaient encore barbares et sauvages, il y a toujours eu un penchant, une tendance pour la partie sombre de la superstition qui, parmi d’autres horreurs, produisit le sacrifice humain. Quelque chose de cette nature peut même être déduit des Livres Saints (En note, Shaftesbury donne comme exemples le sacrifice d’Isaac par Abraham (Genèse, XII) et le sacrifice que dut faire Jephté de sa fille pour honorer une promesse faite à Dieu (Juges, XI)(NdT)). Nous en sommes informés plus largement par d’autres histoires. Tout le monde sait comme était grande, dans le vieux culte païen, la part de jeu, de poésie et de danse. Et même si certains sectateurs mélancoliques et superstitieux ne pouvaient approcher des autels de leurs divinités qu’avec de misérables grimaces, s’accroupissant et rampant, trahissant ainsi les viles pensées qu’ils avaient de la nature divine, il est pourtant bien connu qu’en ces temps, ces sortes de dévotions de sycophante illibéral étaient condamnées par les plus sages et soupçonnées de fourberie et d’hypocrisie. Quel air et quel aspect différents avaient envers les dieux les bons et les vertueux, c’est ce dont témoigne Plutarque (...) dans son excellent Traité de la superstition et dans un autre traité contre l’athéisme épicurien, où l’on voit assez manifestement qu’une part de bonne humeur était considérée par les anciens les plus instruits comme de la piété et de la véritable religion. »
[85] « affected » dans l’édition Ayres et l’édition Klein, « effected dans l’édition Den Uyl. (NdT)
[86] « deformity of crime » dans l’édition Ayres et l’édition Klein, « deformity of the crime » dans l’édition Den Uyl. (NdT)
[87] Entre virgules, sans parenthèses, dans les édition Klein et Den Uyl. (NdT)
[88] « nor no unnatural one » dans l’édition Ayres, « nor any unnatural one » dans l’édition Klein et l’édition Den Uyl. (NdT)
[89] L’expression « living fast » doit se comprendre au sein de l’épicurisme vulgaire, sorte de carpe diem qui résulte d’un évident contresens sur l’idée d’urgence du bonheur. (NdT)
[90] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[91] En note, Shaftesbury renvoie à un passage de cet essai
qui se trouve aux paragraphes 151 et suivants de notre traduction (Ayres, supra,
P.234,235,&c. ; Klein, pp.198-200 ; Den Uyl, supra,
p.92,93 ; Robertson, supra, p.289).
[92]
En note Shaftesbury renvoie à 3 passages de son
oeuvre : 1) le passage qui se
trouve aux paragraphes 151 et suivants de notre traduction (Ayres, supra,
P.234,235,&c. ; Klein, pp.198-200 ; Den Uyl, supra,
p.92,93 ; Robertson, supra, p.289). 2) Un extrait des Moralists
(Ayres, Vol.II.p.62,&c. ; Klein pp.282-3 ; Den Uyl, infra
p.307,8,9,&c., Robertson, Moralists, part vi, §4, Robinet, vol.I,
p.243 à p.246). 3) Un extrait des Miscellaneous reflections
(Ayres ; Vol.II, 232,233,&c. ; Klein, p.429ff, Robertson, Misc.
iv, c.ii., Robinet, Robinet, vol.III, p.166 à p.173)
Nous proposons la traduction suivante de l’extrait
des Moralists (P. Folliot) :
« -Théoclès :
Telle est l’admirable distribution de la nature qu’elle adapte et ajuste non
seulement (...) la matière à la (...) forme, et (...) la forme elle-même aux
circonstances, au lieu, aux détails, à la région mais aussi les affections, les
sensations et les appétits les uns aux autres ainsi qu’à la matière, la forme,
l’action et tout le reste. Tout est arrangé pour le mieux avec une frugalité
parfaite et une juste réserve, la nature n’est prodigue pour aucun et
bienfaisante pour tous, elle ne s’emploie jamais à une chose plus qu’il ne faut
mais le fait avec une exacte économie, retranchant le superflu et ajoutant de
la force à ce qui est principal en chaque chose. La pensée et la raison ne
sont-elles pas ce qui est principal en l’homme ? N’y aurait-il aucune
réserve pour elles, rien pour protéger cette partie de la machine
humaine ? La (...) même matière, les mêmes instruments ou organes
serviraient-ils également à diverses fins et une once serait-elle équivalente à
une livre ? C’est impossible. Quels prodiges l’homme doit-il attendre de
quelques onces de sang dans un vaisseau si étroit, adapté à une si petite région
de la nature ? Ne doit-il pas plutôt avoir une plus haute idée de cette
nature qui a arrangé sa part de la façon la plus avantageuse pour lui, avec
cette heureuse réserve (heureuse, en vérité, s’il le sait et en fait usage),
réserve par laquelle il fait un meilleur usage de ses organes que toute autre
créature et par laquelle il possède la raison, est un homme et non une bête.
-
Philoclès : Mais les bêtes ont des instincts que l’homme n’a pas !
-
Théoclès : C’est vrai. Elles ont en effet des perceptions, des sensations
et des présensations, si je peux utiliser l’expression, que l’homme, pour sa
part, n’a pas dans un degré proportionné. Les femelles nouvellement pleines
ont, avant de mettre bas, une vision claire, une présensation de l’état qui va
suivre, elles savent de quoi se pourvoir, comment, de quelle manière et à quel
moment. Que de choses elles pèsent et comprennent sur-le-champ ! Les
saisons de l’année, le pays, le climat, le lieu, l’orientation, la situation,
la base de leur édifice, les matériaux, l’architecture, la région, l’entretien
de leurs petits, en un mot toute l’économie de l’éducation, et tout cela aussi
parfaitement dès le début et sans expérience que plus tard dans leur vie. Il
n’y a pas cela dans le genre humain, dites-vous. Pour mieux dire, plutôt, au
contraire, pourquoi y aurait-il cela ? Quels seraient l’occasion et
l’usage ? Quelle serait la nécessité ? Pourquoi une telle sagacité
chez les hommes ? N’ont-ils pas ce qui est meilleur dans un autre
genre ? N’ont-ils pas la raison et la parole ? Cela ne les
instruit-il pas ? Quel besoin d’autre chose ? Où serait alors, dans
ce cas, la prudence de la conduite ? (...) Les petits de la plupart des
espèces sont immédiatement capables de se secourir eux-mêmes, sont sensibles,
vigoureux, ils savent fuir le danger et rechercher ce qui leur est bon. Un
enfant d’homme est de tous les êtres le moins capable de se secourir, le plus
faible, le plus infirme. Pourquoi n’aurait-il pas été ainsi agencé ? Que
notre espèce perd-elle à cela ? L’homme est-il le pire des êtres à cause
de ce défaut alors qu’il est largement pourvu ? Ce défaut ne l’engage-t-il
pas plus solidement vers la société et ne le force-t-il pas à reconnaître que
c’est à dessein, non par accident, qu’il a été fait rationnel et sociable, qu’il
ne peut croître ou subsister que dans le commerce humain, que dans la
communauté humaine, son état naturel ? L’affection conjugale, l’affection
naturelle pour les parents, l’obéissance aux magistrats, l’amour d’une cité
commune, d’une communauté et d’un pays communs, les autres devoirs et les
autres rôles sociaux de la vie ne peuvent-ils pas se déduire de là et ne
sont-ils pas fondés sur ces défauts mêmes ? Un tel manque n’est-il pas un
bonheur s’il est l’occasion d’un si grand bien ? Quoi de meilleur qu’un
défaut si abondamment compensé et résolu par tant de jouissances ? S’il y
a encore dans le genre humain des hommes qui,
au milieu de ces manques, ne semblent pas rougir d’affecter un droit
d’indépendance et nient qu’ils sont sociables par nature, quelle aurait été
leur honte si la nature avait suppléé à ces défauts d’une autre façon ?
Pour quels devoirs et quelles obligations auraient-ils eu des égards ?
Pour quel respect des parents, des magistrats, de leur pays ou de leur
espèce ? Leur état comblé d’auto-suffisance ne les aurait-il pas plus
fortement déterminés à rejeter la nature et à nier les fins et l’auteur de leur
création ? »
Le
dernier passage se trouve au chapitre 2 de la quatrième partie des Miscellaneous
reflections (Ayres, Vol.II, 232,&. ;Klein, 429ff ; Den Uyl,
vol.III, p.216,217,&. ;Robertson, Misc., iv, ch.ii ;
Robinet p.166 à p.173)
« Les gentilshommes insouciants qui n’ont jamais eu l’idée d’étudier la nature de leur propre espèce mais qui, par d’autres amours, ont appliqué leur talent et leur génie au même type d’étude d’un cheval, d’un chien, d’un coq de combat, d’un faucon ou de tout autre animal du même type savent très bien qu’à chaque espèce appartiennent une humeur, un tempérament, un type de disposition intérieure, aussi réels et particuliers que la figure et la forme extérieure que nous regardons et admirons avec tant de curiosité. Si jamais il y a quelque chose qui cloche (...) dans la constitution interne, dans l’humeur ou dans le tempérament de la créature, on l’appelle aussitôt vicieuse et, quand le défaut n’est vraiment pas ordinaire, on dit que la créature est contre nature. On observe attentivement les humeurs des animaux afin de les corriger, soit en se montrant indulgent et en les flattant, soit en les réprimant (...) avec la sévérité appropriée. En un mot, leurs affections, leurs passions, leurs appétits et leurs antipathies sont aussi dûment considérés que ceux des humains, et cela sous la plus stricte discipline éducative. Tel est le sens de la proportion et de la régularité intérieures des affections, même chez les jeunes gens de la noblesse qui, dans ce domaine, sont souvent reconnus maîtres et experts en éducation, quoiqu’ils ne soient pas susceptibles de discipline et de culture dans leur propre cas, leur rang leur ayant donné le droit dès l’enfance à l’indulgence. Aussi peu favorables que soient ces gentilshommes frivoles au soin et à la culture de leur propre espèce, aussi éloignées que soient leurs pensées de la nature et de la philosophie, ils confirment manifestement et établissent notre fondement philosophique, les rangs et les ordres naturels, les proportions intérieures et extérieures, les formes des différences espèces et des êtres vivants. Demandez, l’air de rien, à l’un de ces gentilshommes qui s’occupe avec sollicitude des grands soins que demande son écurie ou son chenil si le chien de meute (...) qui mange ses petits est aussi naturel qu’un autre qui en prend soin et il pensera que vous êtes fou. Demandez-lui encore quelle créature, de celle qui est contre nature et agit ainsi ou de celle qui est naturelle et qui agit autrement, est la meilleure de son espèce et jouit le plus d’elle-même et il continuera à avoir une étrange idée de vous. Ou, si peut-être il vous juge digne d’être mieux informé, vous dira-t-il que les animaux les mieux élevés et de la meilleure race sont toujours les plus nobles et les plus généreux de leur nature et que c’est surtout cela qui fait la différence entre un cheval de bonne race et une mauvaise rosse d’une basse écurie, entre un coq de combat et le coq poltron d’un tas de fumier, entre un vrai faucon et le simple milan, la simple buse, entre le bon chien, le dogue anglais ou l’épagneul et le bâtard. Il pourra peut-être également vous dire d’un air de maître en cette science animale que les chiens peureux, lâches, paresseux et gloutons sont ceux qu’il soupçonne être d’une mauvaise race ou qui ont été dénaturés pendant leur élevage, tout cela ne leur étant pas naturel. Il dira que, dans chaque espèce, il y a toujours de malheureuses créatures qui se gâtent ainsi et que, chacune ayant sa propre tâche (...), si elles restent au repos sans remplir cette tâche, (...) à fainéanter, c’est comme si elles étaient sorties de leur élément ; que les plus mauvais chiens du monde sont ceux qui se couchent près de la cheminée de la cuisine et du lèche-frite pour leur plaisir, et que le seul chien heureux (...) est celui qui, dans son (...) exercice propre, la chasse naturelle, endure toutes les difficultés et s’en réjouit tant qu’il en oublie son foyer et sa récompense. C’est ainsi que l’on reconnaît les habitudes et les affections naturelles des créatures inférieures et, ce qui, en eux, est dénaturé et dégénéré. On reconnaît dans les faits la perversité et la corruption aussi bien dans les affections que quand quelque chose est difforme ou monstrueux dans la forme extérieure. Quoiqu’une bonne part de cette dépravation se découvre dans les créatures apprivoisées par l’homme et qui, pour son simple service et son simple plaisir, ont été détournées de leur train naturel vers une vie et des habitudes contraires, quoique, de cette façon, les créatures qui vivent naturellement en troupeaux perdent leur caractère social et que celles qui s’accouplent perdent leur sorte de lien conjugal et d’affection conjugale, pourtant, quand ces créatures se libèrent de cette servitude humaine et retournent à leur sauvagerie et à leur liberté champêtre, elles recouvrent tout de suite les habitudes naturelles et régulières qui conduisent à l’accroissement et à la prospérité de leur espèce. C’est peut-être un bien pour l’humanité que, quoiqu’il y ait beaucoup d’animaux qui vivent naturellement en troupeaux par goût de la compagnie ou par une affection réciproque, il y en ait peu qui, par commodité ou par nécessité, soient forcés de s’unir de façon organisée et de former des sortes d’Etats confédérés. Ceux qui, par l’économie de leur espèce, sont obligés de se faire des habitations pour se défendre des saisons et des autres incidents, ceux qui, en certaines parties de l’année, sont privés de toute subsistance et sont donc forcés d’en amasser en d’autres saisons et de pourvoir à la sûreté de leurs réserves, ces animaux-là sont par nature aussi rigoureusement unis et pourvus d’une affection appropriée pour la communauté et le bien public que ceux d’une espèce plus libre, qui subsistent (...) plus facilement et ne sont liés que par ce qui est relatif à la propagation de l’espèce et l’entretien des petits. Parmi ces animaux parfaitement associés et confédérés, il n’en est point, à ma connaissance, dont la grandeur et la force excèdent celles des castors. La plupart de ces animaux politiques qui ont des provisions communes sont aussi peu considérables que les fourmis ou les abeilles. Mais si la nature avait assigné une telle économie à des animaux aussi puissants, par exemple, que l’éléphant et si elles avait rendus aussi prolifiques que le sont couramment ces petites créatures, l’humanité aurait peut-être connu des problèmes. Si un seul animal qui, par sa propre puissance et sa propre vaillance, a souvent décidé du sort des plus grandes batailles humaines, avait atteint l’état de société avec un génie pour l’architecture et la mécanique proportionné à celui que nous observons chez les plus petites créatures, il nous aurait été difficile, avec toutes les machines inventées par l’homme, de lui disputer l’empire du continent. Si nous considérions de façon désintéressée et avec un peu moins d’égoïsme que d’habitude les économies, les parties, les intérêts, les conditions et les termes de la vie que la nature a distribués et assignés aux diverses espèces de créatures qui nous entourent, nous n’aurions pas tendance à nous croire si mal dotés. Que notre lot soit à cet égard juste ou égal, ce n’est pas à présent la question. Il suffit de savoir qu’il y a certainement une attribution et une distribution, que chaque économie ou partie ainsi distribuée est en elle-même uniforme, fixe ou invariable et que, si quelque chose dans la créature est accidentellement altéré, si quelque chose, dans la forme intérieure, la disposition, le tempérament ou les affections est contraire (...) à l’économie distincte (...) de la créature, cette dernière est malheureuse et contre nature. Les affections sociales ou naturelles que notre auteur considère comme essentielles à la santé (...) et à l’intégrité d’une créature particulière sont celles qui contribuent au bien-être et à la prospérité de l’ensemble, de l’espèce à laquelle elle est jointe par nature. Toutes les affections de ce genre, notre auteur les comprend sous le seul terme de « naturelles ». Mais, comme le dessein, la fin de la nature en chaque système animal se manifeste surtout dans le soutien et la propagation de l’espèce particulière, il arrive en conséquence que ces affections (...) de bienveillance réciproque entre le parent et le petit soient plus particulièrement connues sous le terme d’ « affection naturelle ». Cependant, puisqu’il est évident que tout défaut d’affection et toute dépravation de l’affection qui (...) s’opposent à la constitution et l’économie originelles de la créature sont contre nature, il s’ensuit que, dans les créatures qui, par leur économie particulière, sont propres à la plus étroite société et à la règle du bien commun, les affections les plus dénaturées sont celles qui les séparent de cette communauté, et les affections les plus véritablement naturelles, généreuses et nobles sont celles qui tendent à servir l’ensemble et l’intérêt de toute la société. C’est le principal problème que traite notre auteur dans ce traité en des termes plus philosophiques. Il démontre que, pour une créature dont la fin naturelle est la société, agir selon ce que la nature lui a assigné, c’est-à-dire agir pour le bien de la société, de l’ensemble, c’est en réalité poursuivre son propre bien naturel et qu’agir de façon contraire ou par des affections qui le séparent du bien commun, de l’intérêt public, c’est en réalité travailler à son propre mal naturel. Or si l’homme, comme on l’a prouvé, doit être justement rangé au nombre de ces créatures dont l’économie s’accorde avec un fonds commun et un bien public, si l’on comprend aussi que le seul état de ses affections qui répond droitement au bien public est l’état régulier, ordonné et vertueux, il s’ensuit nécessairement que la vertu est son bien naturel et que le vice est sa misère et son mal naturels. Si nous voulons aller plus loin et savoir si la nature a ordonné et justement distribué les diverses économies ou parties et si les défauts, les manques et les calamités des systèmes particuliers sont à l’avantage du système global en général et s’ils contribuent à la perfection de l’unique système commun et universel, nous renvoyons aux spéculations plus profondes de notre auteur dans son enquête et dans le dialogue philosophique qui suit. Mais, si ce qu’il avance à cet égard est vrai ou du moins si c’est de beaucoup (...) la représentation la plus probable qui puisse être faite de la nature universelle et de la cause des choses, il s’ensuivra que, puisque l’homme a été constitué de telle façon qu’il est, par sa partie rationnelle, conscient de sa plus immédiate relation au système universel et au principe d’ordre et d’intelligence, il est non seulement sociable par nature dans les limites de sa propre espèce mais il l’est encore d’une manière plus généreuse et plus étendue. Il est non seulement né pour la vertu, l’amitié, l’honnêteté et la bonne foi mais aussi pour la religion, la piété, l’adoration [d’un dieu] et la généreuse soumission de son esprit à tout ce qui arrive par cette suprême cause, ce suprême ordre des choses qu’il reconnaît entièrement juste et parfait. Ce sont là les sentiments officiels et sérieux de notre auteur qui, s’ils n’étaient pas vraiment les siens et n’étaient pas embrassés par lui comme le résultat réel de son entendement et de son meilleur jugement, le rendraient coupable d’un plus haut degré courant d’imposture. En effet, selon sa propre règle, appliquer à un sujet une gravité affecté et un sérieux feint de façon telle qu’elle ne laisse plus au lecteur la possibilité de discerner la fiction ou la raillerie voulue, ce n’est pas railler ou faire de l’esprit, c’est l’abuser de façon grossière, immorale et illibérale, façon de faire étrangère à un bon écrivain, à un gentilhomme et un homme de valeur. »
[93] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[94] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[95] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[96] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[97] Retour à la ligne dans l’édition Klein. (NdT)
[98] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[99] L’édition Robertson ne comporte pas « with greater ardour ». (NdT)
[100] Note de l’édition Robertson : [In the common Latin sense, indigentia est libido inexplebilis.-Cicero.]
[101] Le mot « itch », quand il ne désigne pas une simple démangeaison ou une démangeaison occasionnée par une lésion de la peau, désigne une forte inclination à faire quelque chose. Le mot peut prendre en anglais un sens sexuel. L’expression « to be itchy » peut désigner vulgairement l’état de celui qui ressent de vifs besoins sexuels. La langue française utilise le mot « démangeaison » aussi en un sens figuré et le verbe « démanger » peut avoir vulgairement un sens sexuel . (NdT)
[102] La fin de la phrase se trouve entre parenthèses dans l’édition Klein. (NdT)
[103] Les esprits animaux. (NdT)
[104] Exactement « passions liantes » (uniting passions). (NdT)
[105] Entre
virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[106] Note
de l’édition Robertson : [This is one of the testimonies which prove a
distinct change for the better to have taken place in the ordinary parental
attitude towards the characters of children. Compare Montaigne, Essais,
I. xxii. as to the usages of his day : “It is a pastime for mothers to see
a child wring the neck of a chicken, and struggle to hurt a dog or cat; and a
father can be found fool enough to take it as good promise of a martial spirit
when he sees his son beating a peasant or a lacquey who does not resist; and as
proof of cleverness when he sees him overreach a companion by some malicious
disloyalty or treachery” (Ed. Firmin-Didot, 1882, vol.i, p.88). Montaigne and
Shaftesbury agree in their comment.]
[107] La misanthropie. (NdT)
[108] En note, Shaftesbury renvoie à une note de bas de page des
Miscellaneous reflections (Ayres, vol.II , p.202,203, note ;
Klein, p.404.n ; Den Uyl, vol.III, p.153,154, note ; Robertson, Misc.
iii, ch.i, note ; Robinet, Vol.III, p.118,119). Nous proposons la traduction
suivante (P. Folliot) : « Mauvais signe qui nous fait douter que nous
soyons entièrement civilisés puisque, au jugement des hommes sages et
instruits, cette disposition d’inhospitalité a toujours été comptée au nombre
des principales marques de barbarie. Ainsi Strabon (...) dit-il : L’expulsion
des étrangers est une habitude courante de tous les barbares (Géographie,
17.1.19). Le Zeus Zénios (Zeus en tant que garant des protocoles
d’hospitalité) des anciens était l’un des caractères sacrés de la divinité,
l’attribut particulier de la suprême divinité, bienveillante pour l’humanité,
recommandant l’amour universel et la bonté réciproque entre les peuples les
plus éloignés et les plus différents. Ainsi leur divin poète écrit-il, en
harmonie avec les oracles sacrés qui étaient connus pour confirmer cette
doctrine : Etranger, je n’ai pas le droit, même si un homme plus
misérable que toi venait me voir, de mépriser un étranger car tous les
étrangers viennent de Zeus (Homère, Odyssée, XIV, 56-8). De
même : Nous ne nous mêlons pas aux autres mortels mais si quelque
malheureux errant vient ici, nous devons le secourir car tous les étrangers
viennent de Zeus (Homère, Odyssée, VI, 205-8). Ou encore : Riche
et aimant les humains, habitant au bord de la route, il leur offrait
l’ hospitalité à tous (Homère : Iliade, VI, 14-5). Voir
aussi Homère, Odyssée, 3.34, 3.67, 4.30, 4.60. Tels étaient l’ancienne
charité païenne et les devoirs sacrés envers toute l’humanité, aussi bien
envers les hommes des différentes nations qu’envers les hommes des différents
cultes. »
[109] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[110] Cette phrase a été négligée par Klein. (NdT)
[111] Klein propose « lively » là où Ayres et Den Uyl notent « great ». (NdT)
[112] Allusion évidente à Hobbes qui confondrait l’homme naturel et l’homme dénaturé. (NdT)
[113] Pas de retour à la ligne dans l’édition Klein. (NdT)
[114] Entre virgules et non entre parenthèses dans l’édition Klein. ( NdT)
[115] Entre virgules dans l’édition Klein et l’édition Den Uyl. (NdT)
[116] Traduction possible mais incertaine de « united ». (NdT)
[117]
Remarquez qu’il est question
ici de la Religion en général. Si le Christianisme était un culte
universellement embrassé, quand on assurerait d’un homme qu’il est un bon
Chrétien, peut-être serait-il absurde de demander, s’il est honnête
homme ; parce qu’il n’y a point, dira-t-on, de Christianisme réel sans
probité. Mais il y a presque autant de cultes différents que de Gouvernements ;
& si nous en croyons les Histoires, leurs préceptes croisent souvent les
principes de la morale : ce qui suffit pour justifier ma pensée. Mais afin
de lui donner toute l’évidence possible, supposez que, dans un besoin pressant
de secours, on vous adressât à quelque Juif opulent : vous savez que sa
religion permet l’usure avec l’Etranger ; espéreriez-vous donc traiter à
des conditions plus favorables, parce qu’on vous assurerait que cet homme est
un des Sectateurs les plus zélés de la Loi de Moïse ? & tout bien
considéré, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux pour vos intérêts qu’il passât
pour un fort mauvais Juif, & qu’il fût même soupçonné dans la Synagogue
d’être un peu Chrétien ? (Note du Trad.)
[118] Partout où ce mot se prend en mauvaise
part, il faut entendre, comme dans la Bruyère & la Rochefoucault, faux
dévot ; sens auquel une longue & peut-être odieuse prescription l’a
déterminé. (Note du Trad.)
[119] Je me suis demandé quelquefois
pourquoi tous ces Ecrits dont la fin dernière est proprement de procurer aux
hommes un bonheur infini, en les éclairant sur des vérités surnaturelles, ne
produisent pas autant de fruits qu’on aurait lieu d’en attendre. Entre
plusieurs causes de ce triste effet, j’en distinguerai deux, la méchanceté du
Lecteur & l’insuffisance de l’Ecrivain. Le Lecteur, pour juger sainement de
l’Ecrivain, devrait lire son ouvrage dans le silence des passions ;
l’Ecrivain, pour arriver à la conviction du Lecteur, devrait par une entière
impartialité, réduire au silence les passions dont il a plus à redouter que des
raisonnements. Mais un ecrivain impartial, un Lecteur équitable sont presque
deux Etres de raison, dans les matières dont il s’agit ici. Je dirais donc à
tous ceux qui se préparent d’entrer en lice contre le vice &
l’impiété : Examinez-vous, avant que d’écrire. Si vous vous déterminez à
prendre la plume, mettez dans vos Ecrits le moins de bile & le plus de sens
que vous pourrez. Ne craignez point de donner trop d’esprit à votre
Antagoniste. Faites-le paraître sur le champ de bataille avec toute la force,
toute l’adresse, tout l’art dont il est capable. Si vous voulez qu’il se
confesse vaincu, ne l’attaquez point en lâche : saisissez-le corps à
corps ; prenez-le par les endroits les plus inaccessibles. Avez-vous de la
peine à la terrasser ? n’en accusez que vous-même : si vous avez fait
les mêmes provisions d’armes qu’Abbadie, & Ditton, vous ne risquez rien à
montrer sur l’arêne la même franchise qu’eux. Mais si vous n’avez ni les nerfs
ni la cuirasse de ces athlètes, que ne demeurez-vous en repos ?
Ignorez-vous qu’un sot Livre en ce genre fait plus de mal en un jour, que le
meilleur Ouvrage ne fera jamais de bien. Car tel est la méchanceté des hommes,
que, si vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause, en vous
faisant l’honneur de croire qu’il n’y avait rien de mieux à dire. J’avouerai
cependant qu’il y a des hommes assez déréglés pour affecter l’Athéisme &
l’irréligion, à qui par conséquent il vaudrait mieux faire honte de leur vanité
ridicule, que de les combattre en forme. Car pourquoi chercherait-on à les
convaincre ? Ils ne sont pas proprement incrédules. Si l’on en croyait
Montagne, il faudrait en renvoyer la conversion au Médecin : l’approche du
danger leur fera perdre contenance. S’ils sont assez fous, dit-il, ils
ne sont pas assez forts. Ils ne lairront de joindre leurs mains vers le Ciel,
si vous leur attachez un bon coup d’épée dans la poitrine ; & quand la
crainte & la maladie aura appesanti cette licencieuse ferveur d’humeur
volage, ils ne lairront de se revenir & laisser manier tout discrètement
aux créances & exemples publics. Autre chose est un dogme sérieusement
digéré ; autre chose, ces impressions superficielles, lesquelles nées de
la débauche d’un esprit démanché, vont nageant témérairement & incertainement
dans la fantaisie. Hommes bien misérables & écervelés, qui tâchent d’être
pires qu’ils ne peuvent. On ne peut s’empêcher de reconnaître dans cette
peinture un très grand nombre d’impies, & il serait peut-être à souhaiter
qu’elle convint à tous. Mais s’il y a quelques impies de bonne foi, comme la
multitude des ouvrages dogmatiques lancés contre eux ne permet pas d’en douter,
il est essentiel à l’intérêt & même à l’honneur de la Religion, qu’il n’y
ait que les esprits supérieurs qui se chargent de les combattre. Quant aux
autres qui peuvent avoir autant & quelquefois plus de zèle avec moins de
lumières, ils devraient se contenter de lever leurs mains vers le Ciel pendant
l’action, & c’est le parti que j’aurais pris sans doute, si je ne regardais
l’Auteur dont je m’appuie à chaque pas, comme un de ces hommes extraordinaires
& proportionnés à la dignité de la cause qu’ils ont à soutenir. (Note du Trad.)
(*) Pene moti funt pedes mei, pacem
peccatorum videns. David in Pfal.
(*) Le Théisme avec le Démonisme. Le Démonisme
avec le Polythéisme. Le Déisme avec l’Athéisme. Le Démonisme avec l’Athéisme.
Le Polythéisme avec l’Athéisme. Le Théisme avec le Polythéisme. Le Théisme ou
le Polythéisme avec le Démonisme, ou avec le Démonisme et l’Athéisme. Ce qui
arrive, lorsqu’on admet.
Un Dieu dont la nature est bonne &
mauvaise, ou deux principes, l’un pour le bien & l’autre pour le mal.
Ou plusieurs Intelligences suprêmes &
mauvaises, ce que l’on pourrait proprement appeler Polydémonisme.
Ou lorsque Dieu & le hasard partagent
l’empire de l’Univers.
Ou lorsque l’Univers est gouverné par le
hasard & par un mauvais Génie.
Ou lorsqu’on admet plusieurs Intelligences
mauvaises, sans exclure le hasard.
Ou lorsqu’on suppose le Monde fait &
gouverné par plusieurs Intelligences toutes bienfaisantes.
Ou lorsqu’on admet plusieurs Intelligences
suprêmes tant bonnes que mauvaises.
Ou lorsqu’on suppose que l’administration
des choses est partagée entre plusieurs Intelligences tant bonnes que
mauvaises, & le hasard.
[120] Divin Anachorète, suspendez la
profondeur de vos méditations, & daignez détromper un pauvre Mondain,
& qui fait gloire de l’être. J’ai des passions, & je serais bien fâché
d’en manquer : c’est très passionnément que j’aime mon Dieu, mon Roi, mon
Pays, mes Parents, mes Amis, ma Maîtresse & moi-même.
Je fais un grand cas des richesses ;
j’en ai beaucoup, & j’en désire encore : un homme bienfaisant en
a-t-il jamais assez ? Qu’il me serait doux de pouvoir animer ce talent qui
languit sous mes yeux, unir ces Amants que l’indigence retient dans le célibat,
venger par mes (16) largesses ce laborieux commerçant des revers de la
fortune ! Je ne fais chaque jour qu’un ingrat ; que ne puis-je en
faire un cent ! C’est à mon aisance, Religieux fanatique, que vous devez
le pain que votre quêteur vous apporte.
J’aime les plaisirs honnêtes : je les
quitte le moins que je peux ; je les conduis d’une table moins somptueuse
que délicate, à des jeux plus amusants qu’intéressés que j’interromps pour
pleurer les malheurs d’Andromaque, ou rire des boutades du Misanthrope :
je me garderai bien de les exiler par de noires réflexions ; que
l’épouvante & le trouble poursuivent sans cesse le crime ! l’espoir
& la tranquillité, compagnes inséparables de la justice, me conduiront par
la main jusqu’au bord du précipice que le sage Auteur de mes jours m’a dérobé
par les fleurs dont il l’a couvert ; & malgré le soin avec lequel vous
vous préparez à un instant que je laisse venir, je doute que votre fin soit
plus douce & plus heureuse que la mienne. En tout cas, si la conscience
reproche à l’un de nous deux d’avoir été inutile à sa Patrie, à sa Famille
& à ses Amis, je ne crains point que ce soit à moi. (Note du Trad.)
(*) Dans l’Univers tout est uni. Cette
vérité fut un des premiers pas de la Philosophie, & ce fut un pas de Géant.
Ac mihi quidem veteres illi majus quiddam animo complexi, multo plus etiam
videsse videntur, quam quantum nostrorum acies intueri potest ; qui omnia
hoec quae supra & subter, unum esse & una vi, atque una consensione
Naturae constricta esse dixerunt. Nullum est enim genus rerum, quod aut avulsum
a coeteris per seipsum constare, aut quo coetera si careant, vim suam atque
oeternitatem conservare possint Cic. Lib. 3. de Orat. Toutes les
découvertes des Philosophes modernes se réunissent pour constater la même
proposition. Tous les Auteurs de système, sans en excepter Epicure, la
supposaient, lorsqu’ils ont considéré le Monde comme une Machine dont ils
avaient à expliquer la formation & à développer les ressorts secrets. Plus
on voit loin dans la Nature, plus on y voit d’union. Il ne nous manque qu’une
intelligence & des expériences proportionnées à la multitude des Parties
& à la grandeur du Tout, pour parvenir à la démonstration. Mais si le Tout
est immense ; si le nombre des Parties est infini, devons-nous être
surpris que cette union nous échappe souvent ? Quelle raison a-t-on d’en
conclure qu’elle ne subsiste pas ? Je ne vois pas comment ce phénomène
fatal à cette espèce est, par une suite de l’ordre universel des choses,
avantageux à une autre espèce ; donc l’ordre universel est une chimère.
Voilà le raisonnement de ceux qui attaquent la nature. Voici maintenant la
réponse & le raisonnement de ceux qui la défendent : je suis en état
de démontrer que ce qui fait en mille occasions le mal d’un système, se tourne,
par une suite merveilleuse de l’ordre universel, à l’avantage d’un autre ;
donc lorsque je n’ai pas la même évidence par rapport à d’autres phénomènes
semblables, ce n’est point altération dans l’ordre ; mais insuffisance
dans mes lumières ; donc l’ordre universel des choses n’en est pas moins
réel & parfait. Entre la présomption raisonnable de ceux-ci et l’ignorante
témérité de leurs Antagonistes, il n’est pas difficile de prendre partie. (Note
du Trad.)
6 Que
deviennent donc les Manichéens avec la nécessité prétendue de leurs
principes ? Où aboutissent les reproches que les Athées font à la
Nature ? On dirait à les entendre dogmatiser, qu’ils sont initiés dans
tous ses desseins, qu’ils ont une connaissance parfaite de ses ouvrages, &
qu’ils seraient en état de se mettre au gouvernail & de manœuvrer à sa
place ; & ils ne veulent pas s’apercevoir qu’ils sont, par rapport à
l’univers, dans un cas plus désavantageux qu’un de ces Mexicains ; qui ne
connaissant ni la navigation, ni la nature de la Mer, ni les propriétés des
vents & des eaux, s’éveillerait au milieu d’un vaisseau, arrêté en plein
Océan par un calme profond. Que penserait-il en considérant cette pesante
machine suspendue sur un Elément sans consistance ? Et que penserait-on de
lui, s’il venait à traiter de poids incommodes et superflus, les ancres, les
voiles, les mats, les échelles, mes vergues & tout cet attirail de cordages
dont il ignorerait l’utilité ? En attendant qu’il fût mieux instruit,
(dût-il ne l’être jamais parfaitement,) ne lui siérait-il pas mieux de juger,
sur les proportions qu’il remarque dans le petit nombre des parties qui sont à
sa portée, plus avantageusement de l’Ouvrier & du Tout ? (Note du
Trad.)
7 Tous les Livres de Morale sont
pleins de déclamations vagues contre l’intérêt. On s’épuise en détails, en
divisions et en subdivisions pour en venir à cette conclusion énigmatique, que
quel que soit le désintéressement spécieux, quelle que soit le générosité
apparente dont nous nous parions, au fond, l’intérêt & l’amour-propre sont
les seuls principes de nos actions. Si au lieu de courir après l’esprit
& d’arranger des phrases, ces Auteurs, partant de définitions exactes,
avaient commencé par nous apprendre ce que c’est qu’Intérêt ; ce qu’ils
entendent par Amour-propre ; leurs Ouvrages avec cette clef pourraient
servir à quelque chose. Car nous sommes tous d’accord que la Créature peut
s’aimer, peut tendre à ses intérêts, & poursuivre son bonheur temporel, sans
cesser d’être vertueuse. La question n’est donc pas de savoir, si nous avons
agi par amour-propre ou par intérêt ; mais de déterminer quand ces deux
sentiments concouraient au but que tout homme se propose, c’est-à-dire, à son
bonheur. Le dernier effort de la prudence humaine, c’est de s’aimer, c’est
d’entendre ses intérêts, c’est de connaître son bonheur comme il faut. (Note du
Trad.)
(*) On
considère ici l’Homme dans l’état de pure nature. & il n’est pas question
de ces Hommes saints qui se sont éloignés du Sexe, par un esprit de continence
qu’on se garde bien de blâmer. Il est évident que cet endroit ne leur convient
en aucune façon ; car on ne peut assurément les accuser d’aversion pour
les Femmes ou de dépravation dans le tempérament. (Note du Trad.)
8 Il y a trois espèces de bonté. Une
Bonté d’être c’est une certaine convenance d’attributs qui constitue une chose
ce qu’elle est. Les Philosophes l’appellent Bonitas Entis.
Une bonté animale ; c’est une
économie dans les passions que toute Créature sensible & bien constituée
reçoit de la Nature. C’est en ce sens qu’on dit d’un chien de chasse, lorsqu’il
est bon, qu’il n’est ni lâche ni opiniâtre, ni lent, ni emporté, ni timide, ni
indocile, mais ardent, intelligent & prompt.
Une bonté raisonnée propre à l’Etre
pensant, qu’on appelle Vertu ; qualité qui est d’autant plus méritoire en
lui qu’étaient grandes les mauvaises dispositions qui constituent la méchanceté
animale, & qu’il avait à vaincre pour parvenir à la Bonté raisonnée.
Exemple.
Nous naissons tous plus ou moins
dépravés ; les uns timides, ambitieux & colères ; les autres
avares, indolents et téméraires : mais cette dépravation involontaire du
tempérament ne rend point par elle-même, la Créature vicieuse ; au
contraire, elle sert à relever son mérite, lorsqu’elle en triomphe. Le sage
Socrate naquit avec un penchant merveilleux à la luxure. Pour juger combien on
est éloigné du sentiment impie & bizarre de ceux qui donnent tout au
tempérament, vices & vertus, on n’a qu’à lire l’Article suivant, & surtout
le commencement de l’Article quatrième. (Note du Trad.)
9 En effet, n’est-ce pas une puérilité
que de nier ce dont on est évidemment soi-même affecté ? Lorsque
quelques-uns de nos Dogmatistes modernes nous assurent de la meilleure foi du
monde, disent-ils, « que la divinité n’est qu’un vain fantôme ; que
le vice & la vertu sont des préjugés d’éducation ; que l’immortalité
de l’âme; que la crainte des peines & l’espérance des récompenses à venir
sont chimériques » ne sont-ils pas actuellement sous le charme? Le
plaisir de paraître sincère n’agit-il pas en eux ? Ne sont-ils pas
affectés du decorum & dulce ? Car enfin leur intérêt privé
demanderait qu’ils se réservassent toutes ces rares connaissances : plus
elles seront divulguées, moins elles leur seront utiles. Si tous les hommes
sont une fois persuadés que les Lois divines & humaines sont des barrières
qu’on a tort de respecter lorsqu’on peut les franchir sans danger, il n’y aura
plus de dupes que les sots. Qui peut donc les engager à parler, à écrire &
à nous détromper même au péril de leur vie ? car ils n’ignorent pas que
leur zèle est assez mal récompensé par le gouvernement : il me semble que
j’entends M. S. qui dit à un de ces Docteurs, « La Philosophie que vous
avez la bonté de me révéler, est tout à fait extraordinaire : Je vous suis
obligé de vos lumières : mais quel intérêt prenez-vous à mon
instruction ? Que vous suis-je ? êtes-vous mon père ? quand je
serais votre fils, me devriez-vous quelque chose en cette qualité ? Y
aurait-il en vous quelque affection naturelle, quelque soupçon qu’il est
doux, qu’il est beau de détromper à ses risques & fortunes, un indifférent,
sur des choses qui lui importent? Si
vous n’éprouvez rien de ces sentiments, vous prenez bien de la peine, &
vous courez de grands dangers pour un homme qui ne sera qu’un ingrat, s’il suit
exactement vos principes : que ne gardez-vous votre secret pour
vous ? Vous en perdez tout l’avantage en le communiquant. Abandonnez-moi à
mes préjugés : il n’est bon ni pour vous ni pour moi que je sache que la
nature m’a fait Vautour, & que je peux demeurer en conscience tel que je
suis. (Note du Trad.)
10 S’il n’y
a ni beau, ni grand, ni sublime dans les choses, que deviennent l’amour, la
gloire, l’ambition, la valeur ? à quoi bon admirer un Poème ou un Tableau,
un Palais ou un Jardin, une belle taille ou un beau visage ? Dans ce
système flegmatique, l’héroïsme est une extravagance. On ne fera pas plus de
quartier aux Muses : le Prince des Poètes ne sera qu’un Ecrivain
suffisamment insipide. Mais cette Philosophie meurtrière se dément à chaque
moment ; & ce Poète qui a employé tous les charmes de son art pour
décrier ceux de la Nature, s’abandonne plus que personne aux transports, aux
ravissements et à l’enthousiasme ; & à en juger par la vivacité de ses
descriptions, qui que ce soit ne fut plus sensible que lui aux beautés de
l’Univers. On pourrait dire que la Poésie fait plus de tort à l’hypothèse des
Atomes que tous les raisonnements ne lui donnent de vraisemblance. Ecoutons-le
chanter un moment,
Alma Venus, Coeli subter labentia signa
Quoe mare naviguerum, quoe terras frugiferentes
Concelebras . . . . . . . . . .
Quoe, quoniam rerum naturam
sola gubernas,
Nec sine te quicquam Dias in luminis oras
Exoritur ; neque sit loetum, neque amabile quicquam ;
Te fociam studeo scribundis versibus esse.
Quand
on a senti toute la grâce de cette invocation, tout ce qu’on peut alléguer
contre la beauté, ne doit faire qu’une impression bien légère.
Et
ailleurs :
Belli sera munera mavors
Armipotens regit, in gremium qui soepe tuum se
Rejicit oeterno devinctus vulnere amoris . . .
Pascit amore avidos inhians te, Dea, vifus
Eque tuo pendet resupini spiritus ore . . . .
Hunc tu, Diva, tuo recubantem corpore sancto
Circumsusa super, suaves ex ore loquelas
Funde.
Je
conviens que ces Vers sont d’une grande beauté, dira-t-on. Il n’y a donc quelque chose de beau ? Sans
doute ; mais ce n’est pas dans la chose écrite, c’est dans la
description : il n’est point de monstre odieux, qui par l’art imité, ne
puisse plaire aux yeux : quelque difforme que soit un Etre, (si toutefois
il y a difformité réelle,) il plaira, pourvu qu’il soit bien représenté. Mais
cette représentation qui me ravit, ne suppose aucune beauté dans la
chose : ce que j’admire, c’est la conformité de l’Objet & de la
Peinture. La Peinture est belle ; mais l’Objet n’est ni beau ni laid.
Pour
satisfaire à cette objection, je demanderai ce qu’on entend par un Monstre.
Si l’on désigne par ce terme un composé de parties assemblées au hasard, sans
liaison, sans ordre, sans harmonie, sans proportion, j’ose assurer que la
représentation de cet Etre ne sera pas moins choquante que l’Etre lui-même. En
effet, si dans le dessin d’une Tête, un Peintre s’était avisé de placer les
dents au-dessous du menton, les yeux à l’occiput, & la langue au
front ; si toutes ces parties avaient encore entre elles des grandeurs
démesurées ; si les dents étaient trop grandes & les yeux trop petits,
relativement à la Tête entière, la délicatesse du pinceau ne nous fera jamais
admirer cette figure. Mais, ajoutera-t-on, si nous ne l’admirons pas,
c’est qu’elle ne ressemble à rien. Cela supposé, je refais la même
question : qu’entendez-vous donc par un Monstre ? Un Etre qui
ressemble à quelque chose, tel que la Sirène, l’Hippogriffe, le Faune, le
Sphinx, la Chimère, & les Dragons ailés. Mais n’apercevez-vous pas que ces
Enfants de l’imagination des Peintres & des Poètes n’ont rien d’absurde
dans leur conformation ; que, quoiqu’ils n’existent pas dans la Nature,
ils n’ont rien de contradictoire aux idées de liaison, d’harmonie, d’ordre
& de proportion : il y a plus ; n’est-il pas constant qu’aussitôt
que ces figures pécheront contre ces idées, elles cesseront d’être
belles ? Cependant, puisque ces Etres n’existent point dans la Nature, qui
est-ce qui a déterminé la longueur de la queue de Sirène, l’étendue des ailes
du Dragon, la position des yeux du Sphinx, & la grosseur de la cuisse velue
& du pied fourchu des Sylvains ? car ces choses ne sont pas
arbitraires. On peut répondre que pour appeler beaux, ces Etres possibles,
nous avons désiré sans fondement que la Peinture observât en eux-mêmes les mêmes rapports que ceux que
nous avons trouvé établis dans les Etres existants, & que c’est encore ici
la ressemblance qui produit notre admiration. La question se réduit donc
enfin à savoir si c’est raison ou caprice qui nous a fait exiger l’observation
de la loi des Etres réels dans la Peinture des Etres imaginaires ;
question décidée, si l’on remarque que dans un Tableau, le Sphinx, l’Hippogriffe,
& le Sylvain sont en action ou sont superflus : s’ils agissent, les
voilà placés sur la toile, de même que l’Homme, la Femme, le Cheval & les
autres Animaux sont placés dans l’Univers : or, dans l’Univers les devoirs
à remplir déterminent l’organisation : l’organisation est plus ou moins
parfaite selon le plus ou le moins de facilité que l’Automate en reçoit pour
vaquer à ses fonctions : car qu’est-ce qu’un bel Homme ? si ce n’est
celui dont les membres bien proportionnés conspirent de la façon la plus
avantageuse à l’accomplissement des fonctions animales. Mais cet avantage de
conformation n’est point imaginaire : les formes qui le produisent ne sont
pas arbitraires, ni par conséquent la beauté qui est une suite de ces formes.
Tout cela est évident pour quiconque connaît un peu les proportions
géométriques que doivent observer les parties du corps entre elles pour
constituer l’économie animale. (Note du Trad.)
11 Les erreurs particulières engendrent
les erreurs populaires, & alternativement : on aime à persuader aux
autres ce que l’on croit, & l’on résiste difficilement à ce dont on voit
les autres persuadés. Il est presque impossible de rejeter les opinions qui
nous viennent de loin & comme de main en main ; le moyen de donner un
démenti à tant d’honnêtes gens qui nous ont précédés ! Les temps écartent
d’ailleurs une infinité de circonstances qui nous enhardiraient : ceux qui
se sont abreuvés successivement de ces étrangetés, dit Montagne, ont senti par
les oppositions qu’on leur a faites, où logeait la difficulté de la persuasion,
& ils ont calfeutré ces endroits de pièces nouvelles ; ils n’ont point
craint d’ajouter de leur invention autant qu’ils le croyaient nécessaire pour
suppléer à la résistance & au défaut qu’ils pensaient être en la conception
d’autrui. Histoire fidèle & naïve de l’origine & du progrès des erreurs
populaires. (Note du Trad.)
12 Domptez vos passions, dit la
Religion : conservez-vous, dit la Nature. Il est toujours possible de
satisfaire à l’une & à l’autre ; du moins il faut le supposer, car il
serait bien singulier qu’il y eût un cas où l’on serait forcé de devenir
homicide de soi-même, pour être vertueux. C’est ce que les Piétistes outrés ne
manqueraient pas d’apercevoir, s’ils osaient consulter la Raison. Celui qui,
fatigué de lutter contre lui-même, finirait la querelle d’un coup de pistolet,
serait un enragé, leur dirait-elle. Mais celui qui, révolté de ce procédé
brusque, prendrait par amour de Dieu & pour le bien de son âme, chaque
jour, une dose légère d’un poison qui le conduirait insensiblement au tombeau,
serait-il moins fou ? non, sans doute. Si le crime est dans le suicide,
qu’importe qu’on se tue par des jeûnes & des veilles de l’arsenic ou du
sublimé ? dans un instant ou dans l’espace de dix années ? avec un
cilice & des fouets, un pistolet ou un poignard ? C’est disputer sur
la forme du crime ; c’est s’excuser sur la couleur du poison. Telle était
la pensée de saint Augustin. Ceux qui croient honorer Dieu par ces excès, sont
dans la même superstition que ces Païens dont il dit dans son Traité
merveilleux de la Cité de Dieu, tantus est pertubatae mentis & fedibus
suis pulsoe furor, ut sic dii placentur, quemadmodum ne homines quidem
saeviunt. (Note du Trad.)
13 La hardiesse d’un Egyptien, esprit
fort, qui, bravant la doctrine du sacré Collège, eût refusé de porter son
hommage à des Etres destinés à la nourriture, & d’adorer un Chat, un
Crocodile, un Oignon, eût été pleinement justifiée par l’absurdité de cette
croyance. Tout dogme qui conduit à des infractions grossières de la Loi
naturelle, ne peut être respecté en sûreté de conscience. Lorsque la Nature
& la Morale se récrient contre la voix des Ministres, l’obéissance est un
crime. Qui niera que le crédule Egyptien, qui pour donner du secours à son
Dieu, eut laissé périr son père, n’eût été un vrai parricide ? Si l’on me
dit jamais, trahis, vole, pille, tue , c’est ton Dieu qui te
l’ordonne ; je répondrais sans examen : trahir, voler, piller, tuer,
sont des crimes ; donc Dieu ne me l’ordonne pas. La pureté de la Morale
peut faire présumer la vérité d’un culte ; mais si la Morale est
corrompue, le culte qui préconise cette dépravation, est démontré faux. Quel
avantage cette réflexion seule ne donne-t-elle pas au Christianisme, sur toutes
les autres Religions ! Quelle Morale comparable à celle de Jésus
Christ ! (Note du Trad.)
14 Sans entrer dans un long détail sur
cette matière, je citerai seulement deux exemples qu’on lit Chap. 2. Sect. 9.
page 29. de l’Essai Philosophique sur l’entendement humain : il est
difficile de se refuser au témoignage d’un Voyageur, lorsqu’il est scellé de
l’autorité d’un écrivain tel que Locke. Les Topinambours ne connaissent pas de
meilleurs moyens pour aller au Paradis, que de se venger cruellement de leurs
ennemis, & d’en manger le plus qu’ils peuvent. Ceux que les Turcs
canonisent & mettent au nombre des Saints, mènent une vie qu’on ne peut
rapporter sans blesser la pudeur. Il y a sur ce sujet un endroit fort
remarquable dans le voyage de Baum-Garten. Comme ce Livre est assez rare, je
transcrirai ici le passage tout au long dans la même langue qu’il a été publié.
Ibi (scil, prope Bebles in Aegypto) vidimus sanctum enum Saracenicum inter
arenarum cumulos, ita ut ex utero matris prodiit, nudum sedentem. Mos est, ut
didicimus, Mahometistis, ut eos qui amentes & sine ratione sunt, pro
sanctis colant & venerentur. In super & eos qui, cum diu vitam egerint
inquinatissimam, voluntariam demum poenitentiam & paupertatem, sactitate
venerandos deputant. Ejusmodi vero genus hominum libertatem quamdam effroenem
habent, domos quas volunt intrandi, ebendi, bibendi, & quod majus est
concumbendi : ex quo concubitu si proles secuta sucrit, sancta similiter
habetur. His ergo hominibus dum vivunt, magnos exihbent honores, mortuis vero
vel templa vel monumenta exstruunt amplissima, eosque sepelire vel contingere
maximae fortunae ducunt loco. Audivimus haec dicta & dicenda per
interpretem a Mureclo nostro. Insuper sanctum illum, quem eo loci vidimus,
publicitus apprime commendari, eum esse hominem sanctum, divinum ac integritate
praecipuum, eo quod nec faeminarum unquam esset nec puerorum, sed tantummodo
asellarum concubitor atque mularum. On peut voir encore au sujet de cette
espèce de Saints si fort respectés par les Turcs, ce qu’en a dit Pietro della
Valle, dans une Lettre du 25 Janvier 1616. (Note du Trad.)
15 Faites
rougir ces Dieux qui vous ont condamnée. Rac. Iph. Act. 4. scen. 4. (Note du Trad.)
16 Exprimer les sentiments & les
mœurs d’un Peuple dans sa conduite ordinaire & familière, c’est le propre de
la Comédie, & dans Térence surtout. Or, voici ce que ce Poète fait dire à
un jeune Libertin, qui se sert de l’exemple de ses Dieux pour justifier une
vile métamorphose, & s’encourager à une action infâme.
Dum apparatur,
virgo in conclavi sedet.
Suspectans tabulam
quamdam pictam, ubi inerat picture
Haec; Jovem
Quo pacto Danaae
misisse, aiunt, quondam in gremium
imbrem aureum.
Egomet quoque id
spectare coepi, & quia consimilem luserat
Jam olim ille
ludum, impendio magis animum gaudebat mihi,
Deum sese in hominem
convertisse, atque per alienas tegulas
Venisse clanculùm
per impluvium, fucum factum mulieri.
At quem
Deum ! qui templa Coeli summa sonitu concutit ;
Ego homuncio hoc non facerem ? ego vero illud
feci & lubens.
Terent, Eun. Act. 3.
scen. 5.
Et Pétrone, l’Auteur de son temps qui
connaissait le mieux les hommes, & qui en a peint le plus vivement les
moeurs, a dit: Ne bonam quidem mentem aut
bonam valetudinem petunt : fed statim, antequam limen Capitolii tangunt,
alius donum promittit, si propinquum divitem extulerit ; alius, si ad
trecenties H. S. salvus pervenerit. Ipse senatus recti bonique praeceptor,
mille pondo auri Capitolio promittere solet ; & ne quis dubitet
pecuniam concupiscere, Jovem quoque peculio exorat.
17 Qu’une société d’Hommes n’ait eu ni
Dieux, ni Autels, ni même de nom dans sa langue pour désigner un Etre
suprême ; qu’un Peuple entier ait croupi dans l’Athéisme longtemps après
avoir été policé ; c’est ce qui est arrivé. « La réalité de
l’Athéisme spéculatif négatif, (dit M. l’Abbé De la Chambre dans son Traité
de la véritable Religion, Tome 1. page 7.) n’est ni moins certaine ni moins
incontestable : combien y a-t-il encore de Peuples sur la Terre qui n’ont
aucune idée d’une Divinité souveraine, soit parce qu’ils sont stupides &
incapables de tout raisonnement, soit parce qu’ils n’ont jamais pensé à
réfléchir sur ce point ? » C’est ce qui est arrivé, dis-je, & ce
qui ne doit pas extrêmement surprendre. Les miracles de la Nature sont exposés
à nos yeux longtemps avant que nous ayons assez de raison pour en être
éclairés. Si nous arrivons dans ce monde avec cette raison que nous portâmes
dans la Salle de l’Opéra, la première fois que nous y entrâmes ; & si
la toile se levait brusquement ; frappés de la grandeur, de la
magnificence & du jeu des Décorations, nous n’aurions pas la force de nous
refuser à la connaissance de l’Ouvrier éternel qui a préparé le
Spectacle : mais qui s’avise de s’émerveiller de ce qu’il voit depuis
cinquante ans ? Les uns occupés à leurs besoins, n’ont guère eu le temps
de se livrer à des spéculations Métaphysiques : le lever de l’Astre du
jour les appelait au travail : la plus belle nuit, la nuit la plus
touchante était muette pour eux, ou ne leur disait autre chose, sinon qu’il
était l’heure du repos. Les autres moins occupés, ou n’ont jamais eu l’occasion
d’interroger la Nature, ou n’ont pas eu l’esprit d’entendre sa réponse. La
génie Philosophe dont la sagacité secouant le joug de l’habitude, s’étonna le
premier des prodiges qui l’environnaient, descendit en lui-même, se demanda
& se rendit raison de tout ce qu’il voyait, a pu se faire attendre
longtemps, & mourir sans avoir accrédité ses opinions. (Note du Trad.)
18 Voilà ce qui constitue proprement la
Bigoterie ; car la vraie Piété, qualité presque essentielle à l’héroïsme,
étend le cœur & l’esprit. (Note du Trad.)
19 Tous les Moralistes ne sont pas de
cet avis. « Telle est, dit un d’entre eux dans son Projet pour
l’avancement de la Religion, la perversité des hommes, que le seul exemple
d’un Prince vicieux entraînera bientôt la masse générale de ses Sujets, &
que la conduite exemplaire d’un Monarque vertueux n’est pas capable de les
réformer, si elle n’est soutenue par d’autres expédients. Il faut donc que le
Souverain, en exerçant avec vigueur l’autorité que les Lois & son Sceptre
lui donnent, fasse en sorte qu’il soit de l’intérêt de chacun de s’attacher à
la Vertu, en privant les vicieux de toutes espérance d’avancement. » Il
est clair que ce savant Auteur donne la préférence aux avantages d’une bonne
administration sur ceux d’un bon exemple. (Note du Trad.)
20 On peut conclure de cette réflexion
que le Christianisme a peut-être été le seul culte établi dans le monde, qui ai
proposé aux hommes des récompenses à venir dignes d’eux. Le Juif content du
bonheur temporel ne connaissait guère d’autres espérances. L’Egyptien se
promettait à force de bien vivre, de devenir un jour Eléphant blanc. Le Païen
comptait se promener dans les Champs Elysées, boire le Nectar & se repaître
d’Ambroise. Le Mahométan privé de Vin par sa Loi, & voluptueux par le
tempérament, espère s’enivrer éternellement entre des Houris grises, rouges,
vertes & blanches. Mais le Chrétien jouira de son Dieu. (Note du Trad.)
21 L’Athéisme laisse la probité sans
appui. Il fait pire, il pousse indirectement à la dépravation. Cependant Hobbes
était bon Citoyen, bon parent, bon ami, & ne croyait point en Dieu. Les
hommes ne sont pas conséquents : on offense un Dieu dont on admet
l’existence : on nie l’existence d’un Dieu dont on a bien mérité ;
& s’il y avait à s’étonner, ce ne serait pas d’un Athée qui vit bien, mais
d’un Chrétien qui vit mal. (Note du Trad.)
22 Si dès ce Monde la Vertu porte avec
elle sa récompense, & le Vice son châtiment, quel motif d’espérance pour le
Théiste ? N’aura-t-il pas raison de croire que l’Etre suprême qui exerce
dans cette vie une justice distributive entre les bons & les méchants,
n’abandonnera pas cette voie consolante dans l’autre ? Ne pourra-t-il pas
regarder les biens passagers dont il jouit comme des arrhes du bonheur éternel
qui l’attend ? Car si la Vertu a des avantages actuels, toutefois il en
coûte pour être vertueux : si l’état de l’honnête homme ici bas n’est pas
déplorable, il s’en faut bien que sa félicité soit complète : il lui reste
toujours des désirs ; & ces désirs, preuves incontestables de
l’insuffisance de sa récompense actuelle, ne conspirent-ils pas avec la
révélation qu’il est prêt d’admettre, pour l’assurer d’une vie à venir ?
Mais si l’on supposait au contraire que l’honnête homme ne peut être que
malheureux en ce Monde, & que la félicité temporelle est incompatible avec
la Vertu, l’économie singulière qui régnerait dans l’Univers, ne le
porterait-elle pas à se méfier de l’ordre qui régnera dans l’autre vie ?
Décrier la Vertu, n’est-ce donc pas prêter main forte à l’Athéisme ?
Amplifier les désordres apparents dans la Nature, n’est-ce pas ébranler
l’existence d’un Dieu, sans fortifier la croyance d’une vie à venir ? Un
fait vrai, c’est que ceux qui ont la meilleure opinion des avantages de la
Vertu dans ce Monde, ne sont pas les moins fermes dans l’attente de l’autre.
Une proposition vraisemblable, c’est qu’il est aussi naturel aux Défenseurs de
la Vertu d’assurer l’immortalité de l’Ame, qu’ils ont raison de souhaiter,
qu’aux Partisans du Vice de combattre ce sentiment, dont ils ont lieu de
craindre la vérité. (Note du Trad.)
(*) Est
enim animorum ingeniorumque naturale quoddam quasi pabulum consideratio,
contemplatioque naturae. Erigimur, elatiores fieri videmur, humana
despicimus ; cogitantesque supera atque coelestia, haec nostra ut exigua
& minima, contemnimus. Indagatio ipsa rerum tum maximarum, tum
occultissimarum habet delectationem. Si vero aliquid occurrat, quod verisimile
videatur, humanissimâ completur animus voluptate. A mesure que l’Univers
s’étend aux yeux d’un Philosophe, tout ce qui l’environne se rapetisse. La
Terre s’évanouit sous ses pieds. Lui-même que devient-il ? Cependant il
ressent un doux frémissement dans cette contemplation qui l’anéantit ;
après s’être vu noyé, pour ainsi dire, & perdu dans l’immensité des Etres,
il éprouve une satisfaction secrète à se retrouver sous les yeux de la
Divinité. (Note du Trad.)
23 On pourrait ajouter à cela que, nous sommes, chacun, dans la Société, ce qu’est une partie relativement à un Tout organisé. La mesure du temps est la propriété essentielle d’une Montre ; le bonheur des particuliers est la fin principale de la Société. Ces effets, ou ne se produiront point, ou ne se produiront qu’imparfaitement, sans une conspiration mutuelle des parties dans la Montre, & des membres dans la Société. Si quelque roue se dérange, la mesure du temps sera suspendue, ou troublée. Si quelque particulier occupe une place qui n’était point faite pour lui, le bien général en souffrira, ou même s’anéantira, & la Société ne sera plus que l’image d’une Montre détraquée.
24 On se pique de connaître les qualités d’un bon Cheval, d’un bon Chien & d’un bon Oiseau. On est parfaitement instruit des affections, du tempérament, des humeurs & de la forme convenable à chacune de ces espèces. Si par hasard un Chien décèle quelque défaut contraire à sa nature ; « cet animal, dit-on incontinent, est vicieux ; » & fortement persuadé que ce vice le rend moins propre aux services qu’on en doit attendre, on met tout en œuvre pour le corriger. Il y a peu de jeunes gens qui n’entendent plus ou moins cette discipline. Suivons cet écervelé, qui, pour quelque ordre futile, & peut être déshonnête, différé ou maladroitement exécuté, ferait périr un Domestique sous le bâton ; suivons-le dans ses écuries, & demandons-lui pourquoi ce Cheval est séparé de la société des autres : « Il a la jambe fine, il porte noblement sa tête, il est en apparence plein d’âme & de feu : » Vous avez raison, vous répondra-t-il ; « mais il est excessivement fougueux ; on n’en approche pas sans danger, son ombre l’effarouche ; une mouche lui fait prendre mords aux dents ; il faut que je m’en défasse. » De-là passant à ses Chiens : « Voyez-vous, ajoutera-t-il, tout de suite, (car vous avez touché la corde,) voyez-vous cette petite Chienne noire & blanche ? elle est assez mal coiffée ; son poil & sa taille ne sont pas avantageux ; elle paraît manquer de jarret ; mais elle a l’odorat exquis : pour la sagacité, je ne connais pas sa pareille ; & de l’ardeur, hélas ! elle n’en a que trop pour sa force. Si j’avais le malheur de la perdre, je donnerais pour la retrouver tous ces grands Chiens de parade qui m’embarrassent plus qu’ils ne me servent. Fainéants, lâches & gourmands, mon Piqueur a pris des peines infinies pour n’en rien faire qui vaille : ils ont tellement dégénéré ; (car Finaude, leur mère, était admirable !) qu’il faut que par la négligence de ces coquins à rouer de coups de barre (ce sont ses valets d’écurie) elle ait été couverte par quelque Matin de ma basse-cour. » C’est ainsi que ceux qui ont le moins étudié la Nature dans leur espèce, distinguent à merveille & les défauts qui lui sont étrangers, & les qualités qui lui conviennent, en d’autres Créatures. C’est ainsi que la bonté qui les affecte si peu en eux-mêmes & dans leurs semblables, surprend ailleurs leur hommage ; tant est naturel le sentiment que nous en avons. (Note du Trad.)
25 Le Chirurgien habile s’exerce longtemps sur les morts avant que d’opérer sur les vivants : il s’instruit le scalpel à la main, de la situation, de la nature & de la configuration des parties : il avait exécuté cent fois sur le Cadavre les opérations de son art avant que de les tenter sur l’Homme. C’est un exemple que nous devrions tous imiter : Te ipsum concute. Rien n’est plus ressemblant à ce que l’Anatomiste appelle un Sujet, que l’âme dans un état de tranquillité : il ne faut alors pour opérer sur elle ni la même adresse ni le même courage que, quand les passions l’échauffent & l’animent. On peut sonder ses blessures & parcourir ses replis, sans l’entendre se plaindre, gémir, soupirer ; au contraire, dans le tumulte des passions, c’est un malade pusillanime & sensible que le moindre appareil effraie ; c’est un Patient intraitable qu’on ne peut résoudre. Dans cet état, quel espoir de guérison, surtout si le Médecin est un ignorant ! (Note du Trad.)
(*) Insani
sapiens nomen ferat, oequus iniqui,
Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam.
Horat. Satyr.
26 Nous ressemblons à de vrais Instruments dont les passions sont les cordes. Dans le fou, elles sont trop hautes, l’instrument crie ; elles sont trop basses dans le stupide, l’instrument est sourd. Un homme sans passions est donc un instrument dont on a coupé les cordes ou qui n’en eut jamais. C’est ce qu’on a déjà dit. Mais il y a plus. Si quand un instrument est d’accord, vous en pincez une corde, le son qu’elle rend occasionne des frémissements, & dans les instruments voisins, si leurs cordes ont une tension proportionnellement harmonique avec la corde pincée, & dans ses voisines sur le même instrument, si elles gardent avec elle la même proportion. Image parfaite de l’affinité, des rapports & de la conspiration mutuelle de certaines affections dans le même caractère, & des impressions gracieuses & du doux frémissement que les belles actions excitent dans les autres, surtout lorsqu’ils sont vertueux. Cette comparaison pourrait être poussée bien loin ; car le son excité est toujours analogue à celui qui l’excite. (Note du Trad.)
27 Les Arabes pour décider plus souverainement que dans les Ecoles, si les attributs de Dieu étaient ou réellement ou virtuellement distingués, se sont livrés des batailles sanglantes (Herbelot, Bibl. Orient.). Celles dont l’Angleterre a été quelquefois déchirée, n’avaient guère de fondement plus solide. (Note du Trad.)
28 Qui prendra la peine de lire avec soin l’Histoire du Genre humain, & d’examiner d’un œil indifférent la conduite des Peuples de la terre, se convaincra lui-même, qu’excepté les devoirs qui sont absolument nécessaires à la conservation de la Société humaine (qui ne sont même que trop souvent violés par des sociétés entières à l’égard des autres sociétés) on ne saurait nommer aucun principe de Morale ni imaginer aucune règle de Vertu, qui dans quelque endroit du monde ne soit méprisée ou contredite par la pratique générale de quelques Sociétés entières qui sont gouvernées par des maximes, & dirigées par des règles tout à fait opposées à celles de quelque autre Société. Des Nations entières, & mêmes des plus policées, ont cru qu’il leur était aussi permis d’exposer leurs enfants & de les laisser mourir de faim, que de les mettre au monde. Il y a des contrées à présent où l’on ensevelit les enfants tout vifs, avec leurs mères, s’il arrive qu’elles meurent dans leurs couches. On les tue, si un Astrologue assure qu’ils sont nés sous une mauvaise étoile. Ailleurs, un enfant tue, ou expose son père & sa mère, lorsqu’ils sont parvenus à un certain âge. Dans un canton de l’Asie, dès qu’on désespère de la santé d’un malade, on le met dans une fosse creusée en terre, & là exposé au vent & aux injures de l’air, on le laisse périr impitoyablement. Il est ordinaire parmi les Mingreliens qui font profession de Christianisme, d’ensevelir leurs enfants tout vifs. Les Caribes les mutilent, les engraissent & les mangent. Garcilasso de la Vega, rapporte que certains Peuples du Pérou font des concubines de leurs prisonnières, nourrissent délicieusement les enfants qu’ils en ont, & s’en repaissent ainsi que de leur mère, lorsqu’elle devient stérile. Les Usages, les Religions & les Gouvernements divers qui partagent l’Europe, nous fourniraient une multitude d’actions moins barbares en apparence, mais aussi déraisonnables au fond, & peut être plus dangereuses dans les conséquences. (Note du Trad.)
29 Toute cette Doctrine répond exactement à la conduite de nos Directeurs éclairés, qui savent parfaitement, selon les tempéraments & les dispositions diverses des Fidèles, leur présenter un Dieu vengeur ou miséricordieux. Faut-il effrayer un Scélérat ? ils ouvrent sous ses pieds les gouffres infernaux. Est-il question de rassurer une âme timorée ? c’est un Dieu mourant pour son salut, qu’ils exposent à ses yeux. Une conduite opposée acheminerait l’un à l’impénitence, & l’autre à la folie. (Note du Trad.)
30 Cette proposition ne contredit point l’omnis homo mendax ; elle ne signifie autre chose que s’il y avait quelque homme assez juste pour n’avoir aucun reproche à se faire, ses frayeurs seraient injurieuses à la Divinité. Quoiqu’il en soit, je demanderais volontiers, si les inégalités dans la dévotion peuvent s’accorder avec des notions constantes de la Divinité. Si votre Dieu ne change point, pourquoi n’êtes-vous pas ferme dans la même assiette d’esprit ? Je ne sais, dites-vous, s’il me pardonnera les fautes passées, & j’en fais tous les jours de nouvelles. Etes-vous encore méchant ? j’approuve vos alarmes, & je suis étonné qu’elles ne soient pas continuelles. Mais n’êtes-vous plus injuste, menteur, fourbe, avare, médisant, calomniateur ? qu’avez-vous donc à craindre ? Si quelque ami comblé de vos bienfaits, vous avait offensé, la sincérité de son retour vous laisserait-elle des sentiments de vengeance ? Point du tout. Or, celui que vous adorez est-il moins bon que vous ? votre Dieu est-il rancunier ? Non… Mais je vois à votre peu de confiance que vous n’avez pas encore une juste idée de ce qui est moralement excellent : vous ne connaissez pas ce qui convient ou ne convient pas à un Etre parfait. Vous lui prêtez des défauts dont l’honnête homme tâche de se défaire, & dont il se défait effectivement à mesure qu’il devient meilleur ; & vous risquez de l’injurier dans l’instant même où vous avez dessein de lui rendre hommage. (Note du Trad.)
(*) Le crime….est le premier Bourreau
Qui dans un sein coupable enfonce le couteau.
Racin. Poèm. sur la Relig.
31 Les Potentats Orientaux renfermés dans l’intérieur de leur Sérail, se montrent rarement à leurs Sujets, & jamais qu’avec une suite & un appareil propres à imprimer la terreur. Plongés dans les voluptés, à qui livrent-ils leur confiance ? à un Eunuque, ministre de leurs plaisirs, à un flatteur, à un vil Officier que la bassesse de la naissance ou de son emploi dispense d’avoir des sentiments. Il n’est pas rare de voir un Valet du Sérail passer de dignités en dignités, jusqu’à celle de Vizir, devenir le fléau des Peuples, & finir par une mort tragique dans ces révoltes ordinaires à Constantinople, où le Ministre est aussi lâchement abandonné par son Maître & sacrifié à la fureur des rebelles, qu’il en fut aveuglément élevé à une place où l’on ne devrait jamais faire asseoir que le Mérite & la Vertu. (Note du Trad.)
(*) Nam vera voces tum demum pectore ab ime Eliciuntur. Lucr.
(*) Hoe nugoe in feria ducent mala. Horat.
32 On trouve dans la vie de Caligula des exemples presque uniques de cette passion. Jaloux d’immortaliser le mémoire par de vastes calamités, il enviait à Auguste le bonheur d’une Armée entière massacrée sous son règne, & à Tibère la chute de l’amphithéâtre sous lequel cinquante mille âmes périrent. S’étant avisé à la représentation de quelque Pièce de Théâtre, d’applaudir mal à propos un Acteur que le Peuple siffla : Ah ! si tous ces gosiers, s’écria-t-il, étaient sous une tête ! … Voilà ce qu’on pourrait appeler le sublime de la cruauté. (Note du Trad.)
33 Je ne crois pas qu’on trouve jamais l’Histoire en contradiction avec cette conclusion de notre Philosophe. Ouvrons les Annales de Tacite, ces fastes de la méchanceté des hommes ; parcourons les règnes de Tibère, de Claude, de Caligula, de Néron, de Galba, & le destin rapide de tous leurs Courtisans, & renonçons à nos principes, si dans la foule de ces Scélérats indignes qui déchirèrent les entrailles de leur patrie, & dont les fureurs ont ensanglanté toutes les pages, toutes les lignes de cette histoire, nous rencontrons un heureux. Choisissons entre eux tous. Les délices de Caprée nous font-elles envier la condition de Tibère ? Remontons à l’origine de sa grandeur, suivons sa fortune, considérons le dans sa retraite, appuyons sur sa fin ; & tout bien examiné, demandons-nous, si nous voudrions être à présent ce qu’il fut autrefois, le tyran de son pays, le meurtrier des siens, l’esclave d’une troupe de prostituées, & le protecteur d’une troupe d’esclaves ? … Point de milieu, il faut ou accepter le sort de ce Prince, s’il fut heureux, ou conclure avec son Historien. « Qu’en sondant l’âme des Tyrans, on y découvre des blessures incurables, & que le corps n’est pas déchiré plus cruellement dans la torture, que l’esprit des méchants par les reproches continuels du crime. Si recludantur tyrannorum mentes, posse aspici laniatus & ictus ; quando ut corpora vulneribus, ita saevitia, libidibe, malis consultis animus dilaceretur. » Ce n’est pas tout. Si l’on parcourt les différents ordres de méchants qui remplissent la distance morale de Sénèque à Néron, on distinguera de plus la misère actuelle dans une proportion constante avec la dépravation. Je m’attacherai seulement aux deux extrémités. Néron fait périr Britannicus son frère, Agrippine sa mère, sa femme Octavie, sa femme Poppée, Antonia sa belle-sœur, le Consul Vestinus, Rufus-Crispinus son beau-fils, & ses instituteurs Sénèque, & Burrhus ; ajoutez à ces assassinats, une multitude d’autres crimes de toute espèce ; voilà sa vie. Aussi n’y rencontre-t-on pas un moment de bonheur : on le voit dans d’éternelles horreurs : ses transes vont quelquefois jusqu’à l’aliénation d’esprit ; alors il aperçoit le Ténare entr’ouvert, il se croit poursuivi des furies ; il ne sait où, ni comment, échapper à leurs flambeaux vengeurs ; & toutes ces fêtes monstrueusement somptueuses qu’il ordonne, sont moins des amusements qu’il se procure, que des distractions qu’il cherche. Sénèque chargé par état de braver la mort, en présentant à son Pupille les remontrances de la Vertu ; le sage Sénèque, plus attentif à entasser des richesses qu’à remplir ce périlleux devoir, se contente de faire diversion à la cruauté du Tyran en favorisant sa luxure : il souscrit par un honteux silence à la mort de quelques braves Citoyens qu’il aurait dû défendre : lui-même, présageant sa chute prochaine par celle de ses amis, moins intrépide avec tout son stoïcisme que l’Epicurien Pétrone, ennuyé d’échapper au poison en vivant des fruits de son jardin & de l’eau d’un ruisseau, va misérablement proposer l’échange de ses richesses pour une vie qu’il n’eût pas été fâché de conserver, & qu’il ne put racheter par elles ; châtiment digne des soins avec lesquels il les avait accumulées. On trouvera que je traite ce Philosophe un peu durement : mais il n’est pas possible sur le récit de Tacite, d’en penser plus favorablement ; & pour dire ma pensée en deux mots, ni lui ni Burrhas, ne sont pas aussi honnêtes gens qu’on les fait. Voyez l’Historien. (Note du Trad.)
34 A quoi bon me prescrire des règles de conduite, dira peut-être un Pyrrhonien, si je ne suis pas sûr de la succession de mon existence. Peut-on me démontrer quelque chose pour l’avenir, sans supposer que je continue d’être moi ? Or, c’est ce que je nie. Moi qui pense à présent, est-ce moi qui pensait il y a quatre jours ? Le souvenir est la seule preuve que j’en aie. Mais cent fois, j’ai cru me souvenir de ce que je n’avais jamais pensé : j’ai pris pour fait constant ce que j’avais rêvé : que sais-je encore si j’avais rêvé ? Me l’a-t-on dit ? d’où cela me vient-il ? l’ai-je rêvé ? ce sont des discours que je tiens & que j’entends tous les jours : quelle certitude ai-je donc de mon identité ? Je pense, donc je suis. Cela est vrai. J’ai pensé, donc j’étais. C’est supposer ce qui est en question. Vous étiez sans doute, si vous avez pensé ; mais quelle démonstration avez-vous, que vous ayez pensé ? ... aucune, il faut en convenir » : cependant on agit, on se pourvoit, comme si rien n’était plus vrai : le Pyrrhonien même laisse ces subtilités à la porte de l’école & suit le train commun. S’il perd au jeu ; il paie comme si c’était lui qui eût perdu. Sans avoir plus de foi à ses raisonnements que lui, je tiendrai donc pour assuré que j’étais, que je suis & que je continuerai d’être moi ; & conséquemment qu’il est possible de me démontrer quel je dois être pour mon bonheur. (Note du Trad.)