DAVID HUME
1739-1740
TRAITE DE LA NATURE HUMAINE
Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets
moraux.
Traduction : Philippe Folliot, professeur
de philosophie au lycée Ango de Dieppe
philippefolio@wanadoo.fr
A partir
de :
A TREATISE of HUMAN NATURE
Being
An Attempt to introduce the
experimental Method of reasoning
into
MORAL SUBJECTS
By David Hume
London
Printed for John Noon, at the
White-Hart, near Mercer’s-Chapel, in Cheapfide.
First
edition : 1739
Traduction
commencée en décembre 2003 – Les chapitres seront téléchargés au fur et à
mesure qu’ils seront traduits.
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PARTIE II : DES IDES D’ESPACE ET DE TEMPS
Section I. De l’infinie divisibilité de nos idées
d’espace et de temps (livré en janvier 2004)
Section II : De l’infinie divisibilité de l’espace
et du temps (livré en janvier 2004)
Section III : Des autres qualités de nos
idées d’espace et de temps (livre én mars 2004)
Section IV : Réponses aux objections
(livré en mars 2004)
Section V : Suite du même sujet (livré
en juillet 2004)
Section VI : De l’idée d’existence et de
l’idée d’existence extérieure (livré en juillet 2004)
Partie II :
Des idées d’espace et de temps
SECTION I : De l’infinie
divisibilité de nos idées d’espace et de temps
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Tout ce qui a l’air d’un paradoxe, et qui est contraire aux notions premières et les plus exemptes de préjugés de l’humanité, est souvent embrassé avidement par les philosophes, comme montrant la supériorité de leur science, qui sut découvrir des opinions aussi éloignées de la conception vulgaire. D’autre part, toute chose qui, nous étant proposée, cause surprise et admiration, donne une telle satisfaction à l’esprit qu’il s’abandonne à ces émotions agréables, et qu’il ne se persuadera jamais que son plaisir est privé de fondement. De ces dispositions des philosophes et de leur disciples provient cette mutuelle complaisance qui existe entre eux, les premiers fournissant en tant abondance des opinions étranges et inexplicables, les seconds les croyant avec tant de facilité. De cette mutuelle complaisance, je ne peux donner un exemple plus évident que celui de la doctrine de la divisibilité infinie, par l’examen de laquelle je vais commencer à traiter de ce sujet des idées d’espace et de temps.
Il est universellement admis que la capacité de l’esprit est limitée et qu’elle ne saurait jamais parvenir à une conception pleine et adéquate de l’infini ; et si ce n’était pas admis, ce serait suffisamment évident par les plus manifestes observation et expérience. Il est également évident que tout ce qui peut être divisé in infinitum doit se composer d’un nombre infini de parties, et qu’il impossible de donner des limites au nombre de parties sans en même temps donner des limites à la division. C’est à peine s’il est besoin de faire une induction pour conclure de là que l’idée que nous formons d’une qualité finie n’est pas infiniment divisible, mais que, par des distinctions et des séparations appropriées, nous pouvons facilement ramener cette idée à des idées inférieures qui seront parfaitement simples et indivisibles. En rejetant la capacité infinie de l’esprit, nous supposons qu’il peut parvenir à un terme dans la division de ses idées, et il n’existe aucun moyen d’échapper à l’évidence de cette conclusion.
Il est donc certain que l’imagination atteint un minimum et peut se faire une idée dont elle ne peut concevoir aucune subdivision, et qui ne peut être diminuée sans s’anéantir totalement.. Quand vous me parlez de la millième et de la dix-millième partie d’un grain de sable, j’ai une idée distincte de ces nombres et de leurs différentes proportions, mais les images que je forme dans mon esprit pour représenter les choses elles-mêmes ne sont aucunement différentes l’une de l’autre, et elles ne sont pas inférieures à l’image par laquelle je représente le grain de sable lui-même, qui est supposée les dépasser si largement. Ce qui est composé de parties peut se diviser en ces parties, et ce qui est divisible est séparable. Mais, quoique nous puissions imaginer de la chose, l’idée d’un grain de sable n’est ni divisible, ni séparable en vingt, encore moins en mille, en dix mille, ou en un nombre infini d’idées différentes.
C’est la même chose pour les impressions des sens que pour les idées de l’imagination. Faites une tache d’encre sur du papier, fixez vos yeux sur cette tache, et reculez à une distance telle qu’à la fin, vous la perdez de vue. Il est vrai qu’au moment qui précède son évanouissement, l’image ou l’impression était parfaitement indivisible. Ce n’est pas faute de rayons de lumière frappant nos yeux que les petites parties des corps éloignés ne communiquent pas d’impression sensible, mais c’est parce qu’elles se trouvent au-delà de la distance à laquelle leurs impressions étaient réduites à un minimum, et n’étaient plus susceptibles d’une diminution. Un microscope ou un télescope, qui les rend visibles, ne produit pas de nouveaux rayons de lumière, mais ne fait que révéler ceux qui en ont toujours émané ; et, par ce moyen, en même temps, il donne des parties aux impressions qui, à l’œil nu, apparaissaient simples et non composées, et atteint un minimum qui était auparavant imperceptible.
Par là, nous pouvons découvrir l’erreur de l’opinion courante selon laquelle la capacité de l’esprit est limitée dans les deux sens, et selon laquelle il est impossible pour l’imagination de former une idée adéquate de ce qui dépasse un certain degré de petitesse, aussi bien que de grandeur. Rien ne peut être plus petit que certaines idées que nous formons dans l’imagination et certaines images qui apparaissent aux sens, puisque ce sont des idées et des images parfaitement simples et indivisibles. Le seul défaut de nos sens est qu’ils nous donnent des images disproportionnées des choses, et représentent comme petit et non composé ce qui, en réalité, est grand et composé d’un nombre immense de parties. Cette erreur, nous n’en avons pas conscience, mais nous considérons les impressions de ces petits objets qui apparaissent aux sens comme égales ou presque égales aux objets, et, trouvant par raison qu’il existe d’autres objets largement plus petits, nous concluons trop hâtivement qu’ils sont inférieurs à toute idée de notre imagination ou toute impressions de nos sens. Quoi qu’il en soit, il est certain que nous pouvons former des idées qui ne seront pas plus grandes que le plus petit atome des esprits animaux d’un insecte mille fois plus petit qu’une mite ; et nous devons plutôt conclure que la difficulté se trouve dans l’élargissement suffisant de nos conceptions pour former une juste notion d’une mite, ou même d’un insecte mille fois plus petit qu’une mite. En effet, pour former une juste notion de ces animaux, nous devons avoir une idée distincte qui représente chacune de leurs parties, ce qui, selon le système de l’infinie divisibilité, est totalement impossible, et, selon le système des parties indivisibles ou atomes, est extrêmement difficile, en raison du nombre immense et de la multiplicité de ces parties.
SECTION II : De l’infinie
divisibilité de l’espace et du temps
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Toutes les fois que des idées sont des représentations adéquates d’objets, les relations, contradictions et accords des idées sont tous applicables aux objets ; et c’est là, nous pouvons l’observer en général, le fondement de toute connaissance humaine. Mais nos idées sont d’adéquates représentations des plus petites parties de l’étendue ; et quelles que soient les divisions et les subdivisions que nous puissions supposer, par lesquelles nous parvenons à ces parties, celles-ci ne peuvent jamais devenir inférieures à certaines idées que nous formons. La conséquence manifeste est que tout ce qui paraît impossible et contradictoire quand on compare ces idées doit être réellement impossible et contradictoire, sans aucune exception ni échappatoire.
Toute chose susceptible d’être infiniment divisée contient un nombre infini de parties ; autrement, la division s’arrêterait net aux parties indivisibles où nous arriverions rapidement. Si donc une étendue finie est infiniment divisible, il n’est pas contradictoire de supposer qu’une étendue finie contient un nombre infini de parties ; et vice versa, s’il est contradictoire de supposer qu’une étendue finie contient un nombre infini de parties, aucune étendue finie ne peut être infiniment divisible. Mais que cette dernière supposition soit absurde, je m’en convainc aisément en considérant mes idées claires. Je prends d’abord la plus petite idée que je puisse former d’une partie de l’étendue, et étant certain qu’il n’existe rien de plus petit que cette idée, je conclus que tout ce que je découvre par son moyen doit être une qualité réelle de l’étendue. Je répète alors cette idée une fois, deux fois, trois fois, etc., et je m’aperçois que l’idée composée d’étendue, qui provient de sa répétition, augmente toujours, et devient double, triple, quadruple, etc., pour finalement enfler jusqu’à une masse considérable, plus grande ou plus petite, selon que je répète plus ou moins la même idée. Quand je m’arrête dans l’addition des parties, l’idée d’étendue cesse d’augmenter, et si je continuais l’addition in infinitum, je perçois clairement que l’idée d’étendue devrait aussi devenir infinie. En somme, je conclus que l’idée d’un nombre infini de parties est identiquement la même idée que celle d’une étendue infinie, et qu’aucune étendue finie n’est susceptible de contenir un nombre infini de parties, et que, par conséquent, aucune étendue finie n’est infiniment divisible [1].
Je peux ajouter un autre argument, proposé par un auteur célèbre [2], argument qui me semble très fort et très beau. Il est évident que l’existence en soi n’appartient qu’à l’unité, et qu’elle n’est jamais applicable au nombre que par égard aux unités dont le nombre est composé. On peut dire que vingt hommes existent, mais c’est seulement parce qu’un homme, deux hommes, trois hommes, quatre hommes, etc. sont existants ; et si vous niez l’existence de ces derniers, il va sans dire que vous niez celle des premiers. Il est donc totalement absurde de supposer qu’un nombre existe, et de nier cependant l’existence des unités ; et comme l’étendue est toujours un nombre selon le sentiment courant des métaphysiciens, et qu’elle ne se résout jamais en une unité ou une quantité indivisible, il s’ensuit que l’étendue ne peut absolument jamais exister. C’est en vain qu’on répond qu’une quantité déterminée d’étendue est une unité, mais telle qu’elle admet un nombre infini de fractions et est inépuisable en ses subdivisions. En effet, selon la même règle, ces vingt hommes peuvent être considérés comme une unité. Tout le globe terrestre, mieux, tout l’univers, peut être considéré comme une unité. Ce terme d’unité n’est qu’une dénomination fictive, que l’esprit peut appliquer à toute quantité d’objets qu’il rassemble ; et une telle unité n’existe pas plus seule que ne le peut un nombre, car elle est en réalité un véritable nombre. Mais l’unité, qui peut exister seule, et dont l’existence est nécessaire à celle de tout nombre, est d’un autre genre, et elle doit être parfaitement indivisible, et n’être pas susceptible de se résoudre en une unité moindre.
Tout ce raisonnement est valable pour le temps, en ajoutant un argument supplémentaire qu’il est peut-être bon de prendre en compte. C’est une propriété inséparable du temps, et qui, d’une certaine manière, en constitue l’essence, que chacune de ses parties succède à une autre, et qu’aucune d’elle ne peut jamais coexister avec une autre, si contiguës que soient ces deux parties. Pour la même raison que l’année 1737 ne peut coïncider avec la présente année 1738, chaque moment doit être distinct d’un autre, et lui être postérieur ou antérieur. Il est donc certain que le temps, tel qu’il existe, doit être composé de moments indivisibles. En effet, si, dans le temps, nous ne pouvions jamais atteindre un terme de la division, et si chaque moment, en tant que succédant à un autre, n’était pas parfaitement simple et indivisible, il y aurait un nombre infini de moments coexistants, ou de parties coexistantes du temps, ce qui est, je crois qu’on l’admettra, une contradiction flagrante.
L’infinie divisibilité de l’espace implique celle du temps, comme il est évident par la nature du mouvement. Si donc la seconde est impossible, la première doit l’être également.
Je ne doute pas qu’il soit facilement admis par les défenseurs les plus obstinés de la doctrine de l’infinie divisibilité que ces arguments sont de [véritables] difficultés, et qu’il est impossible de leur donner une réponse qui soit parfaitement claire et satisfaisante. Mais nous pouvons ici observer que rien ne peut être plus absurde que cette coutume d’appeler difficulté ce qui prétend être une démonstration, et de s’efforcer par ce moyen d’en éluder la force et l’évidence. Il n’en est pas des démonstrations comme des probabilités, où des difficultés peuvent se trouver et où un argument peut en contrebalancer un autre et en diminuer l’autorité. Une démonstration, si elle est juste, n’admet aucune difficulté opposée ; et si elle n’est pas juste, elle n’est qu’un sophisme, et elle ne peut jamais être par conséquent une difficulté. Ou elle est irréfutable, ou elle n’a aucune espèce de force. Donc, parler d’objections et de réponses, et balancer des arguments dans une question telle que celle-ci, c’est avouer, soit que la raison humaine n’est rien qu’un jeu de mots, soit que la personne elle-même, qui parle ainsi, n’est pas capable de traiter de tels sujets. Des démonstrations peuvent être difficiles à comprendre à cause de l’abstraction de leur sujet, mais, une fois qu’elles sont comprises, elles ne sauraient jamais avoir des difficultés qui affaiblissent leur autorité.
Il est vrai que les mathématiciens ont l’habitude de dire qu’il y a des arguments aussi forts de l’autre côté de la question, et que la doctrine des points indivisibles est également sujette à des objections sans réponse. Avant d’examiner ces arguments et ces objections en détail, je les prendrai ici en bloc et m’efforcerai, par un raisonnement bref et décisif, de prouver d’un coup qu’il est totalement impossible qu’ils puissent avoir un juste fondement.
C’est une maxime établie en métaphysique que tout ce que l’esprit conçoit clairement renferme l’idée d’existence possible, ou en d’autres termes, que rien de ce que nous imaginons n’est absolument impossible. Nous pouvons former l’idée de montagne d’or, et, de là, conclure qu’une telle montagne peut actuellement exister. Nous ne pouvons former aucune idée d’une montagne sans vallée, et nous la regardons donc comme impossible.
Or il est certain que nous avons une idée d’étendue, car, autrement, pourquoi en parlons-nous et raisonnons-nous sur elle ? Il est de même certain que cette idée, en tant que conçue par l’imagination, quoique divisible en parties ou idées inférieures, n’est pas infiniment divisible, et n’est pas composée d’un nombre infini de parties ; car cela est au-delà de la compréhension de nos capacités limitées. Voici donc une idée d’étendue, qui se compose de parties ou d’idées inférieures qui sont parfaitement indivisibles. Par conséquent, cette idée n’implique aucune contradiction, et par conséquent, il est possible que l’étendue existe conformément à cette idée ; et, par conséquent, tous les arguments employés contre la possibilité des points mathématiques sont de simples arguties scolastiques, indignes de notre attention.
Nous pouvons aller plus loin dans ces conséquences, et conclure que toutes les prétendues démonstrations de la divisibilité infinie de l’étendue sont également sophistiques, puisqu’il est certain qu’elles ne peuvent être justes sans prouver l’impossibilité des points mathématiques, preuve à laquelle il est à l’évidence absurde de prétendre.
Livre I, Partie II.
SECTION III : Des autres qualités de nos idées
d’espace et de temps
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Aucune découverte n’aurait pu être faite avec plus de bonheur pour trancher toutes les controverses sur les idées, que celle ci-dessus mentionnée, que les impressions précèdent toujours les idées, et que toute idée dont est pourvue l’imagination fait d’abord son apparition dans une impression correspondante. Ces dernières perceptions sont toutes si claires et si évidentes qu’elles n’admettent aucune controverse, alors que beaucoup de nos idées sont si obscures qu’il est presque impossible, même à l’esprit qui les forme, de dire exactement quelle est leur nature et quelle est leur composition. Appliquons ce principe pour aller plus loin dans la découverte de la nature de nos idées d’espace et de temps.
En ouvrant les yeux et en les tournant vers les objets environnants, je perçois de nombreux corps visibles ; et en les fermant et considérant la distance qui se trouve entre ces corps, j’acquiers l’idée d’étendue. Comme toute idée est dérivée d’une impression qui lui est exactement semblable, les impressions semblables à l’idée d’étendue doivent être soit des sensations dérivées de la vue, soit des impressions internes qui naissent de ces sensations.
Nos impressions internes sont nos passions, émotions, désirs et aversions ; et je crois que personne n’affirmera jamais que l’une de ces impressions soit le modèle à partir duquel l’idée d’espace est dérivée. Il ne reste donc rien que les sens qui puissent nous transmettre cette impression originelle. Or quelle impression nos sens nous transmettent-ils ici ? C’est la question principale, qui décide sans appel de la nature de l’idée.
La table qui se trouve devant moi suffit seule, par le fait de la voir, à me donner l’idée d’étendue. Cette idée est donc empruntée à quelque impression, et elle la représente, impression qui, à ce moment, apparaît aux sens. Mais mes sens me transmettent seulement les impressions de points colorés, disposés d’une certaine manière. Si l’œil est sensible à quelque chose d’autre, je désire qu’on me l’indique. Mais s’il est impossible de montrer quelque chose d’autre, nous pouvons conclure avec certitude que l’idée d’étendue n’est rien qu’une copie de ces points colorés et de leur manière d’apparaître.
Supposez que, dans l’objet étendu, ou composé de points colorés, d’où nous avons d’abord reçu l’idée d’étendue, les points soient de couleur pourpre. Il s’ensuit qu’à chaque répétition de cette idée, non seulement nous placerions les points dans le même ordre les uns par rapport aux autres, mais encore nous leur donnerions cette couleur précise, qui nous est seule connue. Mais ensuite, ayant l’expérience des autres couleurs, le violet, le vert, le rouge, le blanc, le noir, et de tous leurs différents mélanges, et trouvant une ressemblance dans la disposition des points colorés dont ces couleurs sont composées, nous négligeons les particularités de couleur, dans la mesure du possible, et formons une idée abstraite seulement à partir de cette disposition de points, cette manière d’apparaître par laquelle ils s’accordent. Mieux : même quand la ressemblance s’étend au-delà des objets d’un seul sens, et que les impressions du toucher se révèlent semblables à celles de la vue dans la disposition de leurs parties, cela n’empêche pas l’idée abstraite de les représenter les unes et les autres en raison de leur ressemblance. Toutes les idées abstraites ne sont en réalité rien que des idées particulières, considérées sous un certain jour ; mais étant jointes à des termes généraux, elles sont capables de représenter une grande diversité, et de comprendre des objets qui, s’ils sont semblables sur certains points, sont sur d’autres points largement différents les uns des autres.
L’idée de temps, tirant son origine de la succession de nos perceptions de tout genre, les idées aussi bien que les impressions, et les impressions de réflexion aussi bien que les impressions de sensation, nous fournira l’exemple d’une idée abstraite qui comprend une diversité encore plus grande que celle d’espace, et qui, pourtant, est représentée dans la fantaisie par une idée individuelle particulière d’une quantité et d’une qualité déterminées.
De même que, de la disposition des objets visibles et tangibles, nous recevons l’idée d’espace, de même, de la succession des idées et des impressions, nous formons l’idée de temps, et il n’est pas possible que le temps, seul, fasse jamais son apparition, ou que l’esprit en ait [de cette façon] connaissance. Un homme, dans un sommeil profond, ou fortement occupé par une pensée, est insensible au temps ; et, selon que ses perceptions se succèdent plus ou moins rapidement, la même durée semble plus longue ou plus brève à son imagination. Il a été remarqué par un grand philosophe [3] que nos perceptions ont, sur ce point, certaines limites qui sont fixées par la nature et la constitution originelles de l’esprit, au-delà desquelles aucune influence des objets extérieurs sur les sens n’est jamais capable d’accélérer ou de ralentir nos pensées. Si vous faites tourner avec rapidité un charbon enflammé, il présentera aux sens l’image d’un cercle de feu, et il ne semblera y avoir aucune intervalle de temps entre ses révolutions, simplement parce qu’il est impossible pour nos perceptions de se succéder avec la même rapidité que le mouvement qu’il est possible de communiquer aux objets extérieurs. Toutes les fois que nous n’avons pas de perceptions successives, nous n’avons pas la notion du temps, même s’il y a une réelle succession dans les objets extérieurs. A partir de ces phénomènes, et de beaucoup d’autres, nous pouvons conclure que le temps ne peut faire son apparition à l’esprit soit seul, soit accompagné d’un objet fixe et invariable, mais qu’il est toujours découvert par une succession perceptible d’objets changeants.
Pour confirmer cela, nous pouvons ajouter l’argument suivant, qui me semble parfaitement décisif et convaincant. Il est évident que le temps, ou durée, se compose de différentes parties ; car, sinon, nous ne pourrions pas concevoir une durée plus longue ou plus courte. Il est aussi évident que ces parties ne sont pas coexistantes, car cette qualité de coexistence des parties appartient à l’étendue, et c’est ce qui la distingue de la durée. Or, puisque le temps est composé de parties qui ne sont pas coexistantes, un objet qui ne change pas, comme il ne produit que des impressions coexistantes, n’en produit aucune qui puisse nous donner l’idée de temps ; et, par conséquent, cette idée doit tirer son origine d’une succession d’objets changeants, et le temps, lors de sa première apparition, ne peut jamais être séparé d’une telle succession.
Ayant donc trouvé que le temps, lors de sa première apparition à l’esprit, est toujours joint à une succession d’objets changeants, et qu’autrement il ne peut jamais tomber sous notre connaissance, nous devons maintenant examiner s’il peut être conçu sans que nous concevions une succession d’objets, et s’il peut, seul, former une idée distincte dans l’imagination.
Pour savoir si des objets qui sont joints en impression sont séparables en idée, il nous faut seulement considérer s’ils sont différents l’un de l’autre ; auquel cas, il est clair qu’ils peuvent être conçus séparément. Toutes les choses différentes sont discernables, et toutes les choses discernables peuvent être séparées, selon les maximes expliquées ci-dessus. Si, au contraire, elles ne sont pas différentes, elles ne sont pas discernables, et si elles ne sont pas discernables, elles ne peuvent être séparées. Mais c’est précisément le cas pour le temps, comparé à nos perceptions successives. L’idée de temps ne tire pas son origine d’une impression particulière mêlée à d’autres, et qui en soit parfaitement discernable, mais elle naît entièrement de la manière dont les impressions apparaissent à l’esprit, sans faire partie du nombre. Cinq notes jouées sur une flûte nous donnent l’impression et l’idée de temps, bien que le temps ne soit pas une sixième impression qui se présente à l’ouïe ou à un autre sens. Ce n’est pas non plus une sixième impression que l’esprit trouve en lui-même par réflexion. Ces cinq sons, faisant leur apparition de cette manière particulière, n’excitent aucune émotion dans l’esprit, ni ne produisent aucune espèce d’affection qui, observée par lui, pourrait donner naissance à une nouvelle idée. Car c’est ce qui est nécessaire pour produire une nouvelle idée de réflexion ; l’esprit ne peut jamais, en repassant mille fois toutes ses idées de sensation, en extraire une nouvelle idée originale, à moins que la nature n’ait ainsi formé ses facultés qu’il sente une nouvelle impression originale naître d’une telle contemplation. Mais ici, l’esprit ne connaît que la manière dont les différents sons font leur apparition, manière qu’il peut ensuite considérer sans considérer ces sons particuliers, et qu’il peut joindre à d’autres objets. Il doit certainement avoir les idées de certains objets, et il n’est jamais possible pour lui, sans ces idées, d’arriver à une conception du temps, lequel, puisqu’il n’apparaît pas en tant qu’impression primaire distincte, ne peut évidemment consister qu’en différentes idées, ou impressions, ou objets disposés d’une certaine manière c’est-à-dire se succédant les uns aux autres.
Je sais que certains prétendent que l’idée de durée est applicable, au sens propre, aux objets qui sont parfaitement immuables, et je suis porté à penser que c’est là l’opinion courante des philosophes aussi bien que du vulgaire. Mais, pour être convaincu de sa fausseté, il suffit de réfléchir à la conclusion précédente, que l’idée de durée tire toujours son origine d’une succession d’objets changeants et qu’elle ne peut jamais être transmise à l’esprit par quelque chose de fixe et d’immuable. En effet, il suit inévitablement de là que, puisque l’idée de durée ne peut pas venir d’un tel [type d’] objet, elle ne peut jamais avec propriété et exactitude lui être appliquée, et aucune chose immuable ne peut être dite avoir une durée. Les idées représentent toujours les objets ou impressions dont elles proviennent, et jamais, sans fiction, elles ne peuvent en représenter d’autres ou leur être appliquées. Par quelle fiction appliquons-nous l’idée de temps même à ce qui est immuable, et supposons-nous, comme on le fait couramment, que la durée est une mesure du repos aussi bien que du mouvement, nous le verrons [4] par la suite.
Il existe un autre argument très décisif qui établit la présente doctrine sur nos idées d’espace et de temps, et qui est uniquement fondé sur le simple principe que nos idées d’espace et de temps sont composées de parties indivisibles. Cet argument vaut peut-être qu’on l’examine.
Toute idée discernable étant aussi séparable, prenons l’une de ces idées simples indivisibles dont l’idée composée d’étendue est formée, et, la séparant de toutes les autres, et la considérant à part, formons un jugement de sa nature et de ses qualités.
Il est clair que ce n’est pas l’idée d’étendue, car l’idée d’étendue est composée de parties ; et cette idée, selon l’hypothèse, est parfaitement simple et indivisible. N’est-elle donc rien ? C’est absolument impossible. En effet, puisque l’idée composée d’étendue, qui est réelle, est composée de telles idées, si celles-ci étaient autant de non-entités, il y aurait une existence réelle composée de non-entités, ce qui est absurde. Ici donc, je dois demander : quelle est notre idée d’un point simple et indivisible ? Rien d’étonnant si ma réponse semble quelque peu nouvelle, puisque, jusqu’ici, on n’a guère pensé à cette question. Nous avons l’habitude de disputer sur la nature des points mathématiques, mais rarement sur la nature de leurs idées.
L’idée d’espace est transmise à l’esprit par deux sens, la vue et le toucher : rien ne peut jamais paraître étendu qui ne soit visible ou tangible. Cette impression composée, qui représente l’étendue, se compose de plusieurs impressions moindres, qui sont indivisibles à l’œil ou au toucher, et qui peuvent être appelées impressions d’atomes ou de corpuscules doués de couleur et de solidité. Mais ce n’est pas tout. Il n’est pas seulement requis que ces atomes soient colorés ou tangibles pour qu’ils se découvrent à nos sens ; il est aussi nécessaire que nous conservions l’idée de leur couleur ou de leur tangibilité pour que nous les comprenions par notre imagination Il n’y a que l’idée de leur couleur ou de leur tangibilité qui peut les rendre concevables par l’esprit. Si l’on écarte les idées de ces qualités sensibles, ils sont entièrement anéantis pour la pensée, ou imagination.
Or telles sont les parties, tel est le tout. Si un point n’est pas considéré comme coloré ou tangible, il ne peut nous transmettre aucune idée ; et, par conséquent, l’idée d’étendue, qui est composée des idées de ces points, ne saurait jamais exister. Mais si l’idée d’étendue peut réellement exister (et nous sommes conscients qu’elle existe), ses parties doivent aussi exister, et, pour cela, il faut les considérer comme colorés ou tangibles. Nous n’avons donc d’idée d’espace ou d’étendue que quand nous considérons cet espace comme un objet, soit de notre vue, soit de notre toucher.
Le même raisonnement prouvera que les moments indivisibles du temps doivent être remplis par quelque objet réel ou quelque existence réelle, dont la succession forme la durée, et la rend concevable par l’esprit.
SECTION IV : Réponses aux
objections
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Notre système sur l’espace et le temps se compose de deux parties qui sont intimement liées entre elles. La première repose sur cette chaîne de raisonnement : la capacité de l’esprit n’est pas infinie, et, par conséquent, il n’existe aucune idée d’étendue ou de durée composée d’un nombre infini de parties ou d’idées inférieures, mais ces idées se composent d’un nombre fini de parties ou d’idées inférieures, et elles sont simples et indivisibles. Il est donc possible que l’espace et le temps existent conformément à cette idée, puisque leur infinie divisibilité est entièrement impossible et contradictoire.
L’autre partie de notre système est une conséquence de cette [autre chaîne de raisonnement] : les parties en lesquelles se résolvent les idées d’espace et de temps deviennent à la fin indivisibles, et ces parties indivisibles, n’étant rien en elles-mêmes, sont inconcevables quand elles ne sont pas remplies de quelque chose de réel et d’existant. Les idées d’espace et de temps ne sont donc pas des idées séparées et distinctes, elles sont tout bonnement les idées de la manière, ou ordre, dans lequel des objets existent ; ou, en d’autres termes, il est impossible de concevoir soit un vide et une étendue sans matière, soit un temps sans succession ni changement en aucune existence réelle. L’intime connexion entre les parties de notre système est la raison pour laquelle nous allons examiner ensemble les objections qui ont été alléguées contre les deux, en commençant par celles qui s’opposent à la divisibilité finie de l’étendue.
I. Parmi ces objections, la première que je retiendrai est plus propre à prouver cette connexion et cette dépendance de l’une des parties avec l’autre, qu’à détruire l’une d’elles. Il a souvent été soutenu dans les écoles que l’étendue doit être divisible in infinitum parce que le système des points mathématiques est absurde ; et ce système est absurde parce qu’un point mathématique est une non-entité qui, par conséquent, ne peut jamais, par sa conjonction avec d’autres points, former une existence réelle. Cette objection serait parfaitement décisive s’il n’y avait pas de milieu entre la divisibilité infinie de la matière et la non-entité des points mathématiques. Mais il y a évidemment un milieu, qui consiste à accorder à ces points une couleur, ou une solidité ; et l’absurdité des deux extrêmes est une démonstration de la vérité et de la réalité de ce milieu. Le système des points physiques, qui est un autre milieu, est trop absurde pour qu’il soit nécessaire de le réfuter. Une étendue réelle, tel qu’un point physique est supposé être, ne peut jamais exister sans parties différentes les unes des autres ; et toutes les fois que des objets sont différents, ils sont discernables et séparables par l’imagination.
II. La seconde objection est tirée de la nécessité qu’il y ait une pénétration si l’étendue se compose de points mathématiques. Un atome simple et indivisible, qui en touche un autre, doit nécessairement le pénétrer, car il est impossible qu’il puisse le toucher par ses parties extérieures, selon l’hypothèse même de sa parfaite simplicité qui exclut toutes parties. Il doit donc le toucher intimement, et dans toute son essence, secundum se, tota, et totaliter, ce qui est la définition même de la pénétration. Mais la pénétration est impossible : les points mathématiques sont donc également impossibles.
Je réponds à cette objection en substituant [à cette idée] une idée plus juste de la pénétration. Supposez que deux corps, qui ne contiennent aucun vide à l’intérieur de leur circonférence, s’approchent l’un de l’autre et s’unissent de telle manière que le corps qui résulte de leur union ne soit pas plus étendu que l’un ou l’autre des deux. C’est ce que nous devons entendre quand nous parlons de pénétration. Mais il est évident que cette pénétration n’est rien que l’annihilation de l’un de ces corps et la conservation de l’autre, sans que nous soyons capables de distinguer en particulier lequel est conservé et lequel est annihilé. Avant que ces corps ne se rapprochent, nous avons l’idée de deux corps. Après, nous n’avons l’idée que d’un corps. Il est impossible pour l’esprit de conserver une notion de différence entre deux corps de la même nature existant au même lieu en même temps.
Prenant donc la pénétration en ce sens – l’annihilation d’un corps quand il s’approche d’un autre – je demande à tout le monde si l’on voit une nécessité à ce qu’un point coloré ou tangible soit annihilé quand il s’approche d’un autre point coloré ou tangible. Au contraire, n’aperçoit-on pas évidemment que, de l’union de ces points, résulte un objet qui est composé et divisible, et en lequel on peut distinguer deux parties, donc chacune conserve son existence distincte et séparée, malgré sa contiguïté avec l’autre ? Que l’on vienne en aide à la fantaisie en concevant que ces points sont de couleurs différentes, ce qui est le mieux pour prévenir leur coalescence et leur confusion. Un point bleu et un point rouge peuvent certainement rester contigus sans pénétration ni annihilation. En effet, s’ils ne le peuvent pas, que peut-il advenir de ces points ? Lequel, du rouge ou du bleu, sera annihilé ? Ou si ces couleurs s’unissent en une seule, quelle nouvelle couleur produiront-elles par leur union ?
Ce qui donne surtout naissance à ces objections, et qui, en même temps, rend si difficile de leur donner une réponse satisfaisante, c’est l’infirmité et l’instabilité naturelles aussi bien de notre imagination que de nos sens, quand on les emploie sur de si petits objets. Faites une tache d’encre sur du papier, et éloignez-vous à une distance telle que la tache devienne complètement invisible ; vous trouverez que, quand vous revenez et vous rapprochez, la tache, dans un premier temps, devient visible à de brefs intervalles, et que, ensuite, elle devient constamment visible, et ensuite acquiert seulement une nouvelle force de coloration sans augmenter de dimension ; et, ensuite, quand elle a grandi au point d’être réellement étendue, il est encore difficile pour l’imagination de la diviser en ses parties composantes, à cause de la gêne qu’elle rencontre à concevoir un objet aussi petit qu’un simple point. Cette infirmité affecte la plupart de nos raisonnements sur le présent sujet, et fait qu’il est presque impossible de répondre de manière intelligible, et avec les expressions qui conviennent, à de nombreuses questions qui peuvent s’élever.
III. De nombreuses objections ont été tirées des mathématiques contre l’indivisibilité des parties de l’étendue, quoique, à première vue, cette science semble plutôt favorable à cette présente doctrine ; et si elle lui est contraire dans ses démonstrations, elle s’y conforme parfaitement dans ses définitions. Ma présente tâche doit donc consister à défendre les définitions, et à réfuter les démonstrations.
Une surface est définie comme étant une longueur et une largeur sans profondeur ; une ligne comme étant une longueur sans largeur ni profondeur ; un point comme étant ce qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur. Il est évident que tout cela est parfaitement inintelligible selon toute autre supposition que celle de la composition de l’étendue de points indivisibles ou atomes. Sinon, comment quelque chose pourrait-il exister sans longueur, sans largeur, ni profondeur ?
Je constate que deux réponses différentes ont été faites à cet argument, et aucune d’elle, selon moi, n’est satisfaisante. La première est que les objets de la géométrie, ces surfaces, lignes et points, dont elle examine les proportions et les positions, sont de pures idées dans l’esprit, et non seulement n’ont jamais existé dans la nature, mais encore ne peuvent jamais y exister. Ils n’ont jamais existé car personne ne prétendra tirer une ligne ou former une surface entièrement conforme à la définition. Ils ne peuvent jamais exister car, à partir de ces idées mêmes, nous pouvons produire des démonstrations qui prouvent leur impossibilité.
Mais peut-on imaginer quelque chose de plus absurde et de plus contradictoire que ce raisonnement ? Tout ce qui peut être conçu par une idée claire et distincte implique nécessairement la possibilité d’existence ; et celui qui prétend prouver l’impossibilité de son existence par un argument tiré de l’idée claire, en réalité, affirme que nous n’en avons pas d’idée claire parce que nous avons une idée claire. Il est vain de chercher une contradiction dans quelque chose qui est conçu distinctement par l’esprit. Si cela impliquait contradiction, il serait impossible de le concevoir.
Il n’y a donc pas de milieu entre admettre au moins la possibilité de points indivisibles et en nier l’idée ; et c’est sur ce dernier principe que la seconde réponse à l’argument précédent est fondée. On a prétendu [5] que, quoiqu’il soit impossible de concevoir une longueur sans largeur, pourtant, par une abstraction sans séparation, nous pouvons considérer l’une sans tenir compte de l’autre ; de la même manière que nous pouvons penser à la longueur du chemin qui est entre deux villes, et négliger sa largeur. La longueur est inséparable de la largeur aussi bien dans la nature que dans nos esprits, mais cela n’exclut pas une considération partielle, et une distinction de raison, de la manière expliquée ci-dessus.
En réfutant cette réponse, je n’insisterai pas sur l’argument que j’ai déjà suffisamment expliqué, que s’il est impossible pour l’esprit d’arriver à un minimum dans ses idées, sa capacité doit être infinie, afin de comprendre le nombre infini de parties dont son idée d’une quelconque étendue se composerait. Je m’efforcerai ici de trouver quelques nouvelles absurdités dans ce raisonnement.
Une surface termine un solide, une ligne termine une surface, un point termine une ligne ; mais j’affirme que, si les idées d’un point, d’une ligne ou d’une surface n’étaient pas indivisibles, il serait impossible que nous puissions concevoir ces limites. En effet, supposons ces idées infiniment divisibles ; que la fantaisie s’efforce alors de se fixer sur l’idée de la dernière surface, de la dernière ligne, ou du dernier point ; elle constate immédiatement que l’idée se divise en parties, et quand elle saisit la dernière de ces parties, elle lâche prise à cause d’une nouvelle division, et ainsi de suite in infinitum, sans aucune possibilité de parvenir à une idée concluante. Quel que soit le nombre de fractionnements, elle ne se rapproche pas plus de la dernière division que ne le faisait la première idée qu’elle formait. Chaque particule se soustrait à la prise par un nouveau fractionnement, comme le vif-argent, quand nous essayons de le saisir. Mais, comme en fait, il faut qu’il y ait quelque chose qui termine l’idée de toute quantité finie, et comme cette idée-terme ne peut pas elle-même se composer des parties ou idées inférieures – sinon, ce serait la dernière de ses parties qui terminerait l’idée et ainsi de suite - c’est la preuve claire que les idées de surfaces, de lignes et de points n’admettent aucune division, celles de surfaces en profondeur, celles de lignes en largeur et profondeur, et celles de points en aucune dimension.
Les scolastiques étaient si sensibles à la force de cet argument que certains d’entre eux soutenaient que la nature a mêlé, parmi ces particules de matière qui sont divisibles in infinitum, un nombre de points mathématiques, afin de donner une limite aux corps ; et d’autres éludaient la force de ce raisonnement par un tas d’arguties et de distinctions inintelligibles. Ces adversaires, de la même façon, se cédaient la victoire. Un homme qui se cache avoue aussi évidemment la supériorité de son ennemi, qu’un autre qui rend loyalement les armes.
Il apparaît ainsi que les définitions des mathématiques détruisent les prétendues démonstrations, et que si nous avons l’idée de points, de lignes et de surfaces indivisibles conformes à la définition, leur existence est certainement possible, mais si nous n’avons pas une telle idée, il est impossible que nous puissions jamais concevoir la limite d’aucune figure, conception sans laquelle il ne peut y avoir de démonstration géométrique.
Mais je vais plus loin, et je soutiens qu’aucune de ces démonstrations ne peut avoir un poids suffisant pour établir un principe tel que celui de l’infinie divisibilité, et cela parce que pour de si petits objets, il n’y a pas de démonstrations appropriées, les démonstrations étant bâties sur des idées qui ne sont pas exactes et sur des maximes qui ne sont pas d’une vérité précise. Quand la géométrie porte un jugement sur des rapports de quantité, nous ne devons pas attendre la plus parfaite précision et la plus parfaite exactitude. Aucune de ses preuves n’atteint un tel niveau. Elle prend les dimensions et les rapports des figures justement, mais grossièrement et avec une certaine liberté. Ses erreurs ne sont jamais considérables, et elle ne se tromperait pas du tout si elle n’aspirait à une telle perfection absolue.
Je demande d’abord aux mathématiciens ce qu’ils entendent quand ils disent qu’une ligne ou une surface est EGALE, ou PLUS GRANDE, ou PLUS PETITE qu’une autre. Que chacun donne une réponse, à quelque secte qu’il appartienne, qu’il soutienne que l’étendue est composée de points indivisibles ou qu’il soutienne qu’elle est composée de quantités divisibles in infinitum. Cette question les embarrassera tous.
Il y a peu ou pas de mathématiciens qui défendent l’hypothèse des points indivisibles, et pourtant, ce sont eux qui répondent le plus volontiers et de la façon la plus juste à la présente question. Il suffit qu’ils répondent que les lignes ou les surfaces sont égales quand le nombre de points de chacune est égal, et que, puisque varie la proportion des nombres, la proportion des lignes et des surfaces varie aussi. Mais, quoique cette réponse soit juste, autant qu’évidente, je peux cependant affirmer que ce critère de l’égalité est complètement inutile, et que ce n’est jamais à partir d’une telle comparaison que nous déterminons l’égalité ou l’inégalité des objets entre eux. En effet, comme les points qui entrent dans la composition d’une ligne ou d’une surface, qu’ils soient perçus par la vue ou par le toucher, sont si petits et si confondus les uns avec les autres qu’il est absolument impossible à l’esprit d’en calculer le nombre, un tel calcul ne nous donnera jamais un critère par lequel nous puissions juger des proportions. Personne ne sera jamais capable de déterminer par une numération exacte qu’un pouce a moins de points qu’un pied, ou un pied moins de points qu’une aune ou toute autre mesure plus grande ; et c’est la raison pour laquelle nous considérons rarement, ou jamais, ce calcul comme le critère de l’égalité ou de l’inégalité.
Quant à ceux qui imaginent que l’étendue est divisible in infinitum, il leur est impossible d’utiliser cette réponse, ni de fixer l’égalité d’une ligne ou d’une surface par une numération des parties qui la composent. En effet, puisque, selon leur hypothèse, les plus petites comme les plus grandes figures contiennent un nombre infini de parties, et puisque des nombres infinis, à proprement parler, ne peuvent être ni égaux ni inégaux entre eux, l’égalité ou l’inégalité de portions quelconques de l’espace ne peut jamais dépendre d’une proportion dans le nombre de leurs parties. Il est vrai, peut-on dire, que l’inégalité d’une aune et d’un yard consiste dans la différence du nombre de pieds dont ils sont composés, et que celle d’un pied et d’un yard dans le nombre de pouces. Mais comme cette quantité que nous appelons un pouce en l’un est supposée égale à celle que nous appelons un pouce en l’autre, et comme il est impossible à l’esprit de trouver cette égalité en continuant in infinitum en se rapportant à des quantités inférieures, il est évident que, finalement, nous devons fixer un critère de l’égalité différent de celui d’énumération des parties.
Il en est certains [6] qui prétendent que l’égalité est mieux définie par la congruence, et que deux figures quelconques sont égales quand, placées l’une sur l’autre, toutes leurs parties se correspondent et se touchent. Pour juger de cette définition, considérons que, puisque l’égalité est une relation, elle n’est pas, à strictement parler, une propriété des figures elles-mêmes, mais elle provient simplement de la comparaison que l’esprit fait entre elles. Si elle consiste donc dans cette application imaginaire et dans ce mutuel contact des parties, nous devons du moins avoir une notion distincte de ces parties et devons concevoir leur contact. Or il est clair que, dans cette conception, nous remonterions de ces parties jusqu’aux plus petites parties qu’il est possible de concevoir, puisque le contact des grandes parties ne rendrait jamais les figures égales. Mais les plus petites parties que nous puissions concevoir sont des points mathématiques, et, par conséquent, ce critère de l’égalité est le même que celui qui est tiré de l’égalité du nombre de points qui est, comme nous l’avons déjà déterminé, un critère juste mais inutile. Nous devons donc chercher de quelque autre côté une solution à la présente difficulté.
Il [7] y a beaucoup de philosophes qui refusent de fixer un critère de l’égalité et qui affirment qu’il est suffisant de présenter deux objets égaux pour nous donner une juste notion de cette proportion. Toutes les définitions, disent-ils, sont stériles sans la perception de tels objets, et quand nous percevons de tels objets, nous n’avons plus besoin d’aucune définition. Je suis entièrement d’accord avec ce raisonnement et j’affirme que la seule notion utile d’égalité, ou d’inégalité, est tirée de l’apparence globale et de la comparaison d’objets particuliers.
Il est évident que l’œil, ou plutôt l’esprit, est souvent capable, d’un seul regard, de déterminer les proportions des corps et de déclarer qu’ils sont égaux entre eux, plus grands ou plus petits les uns que les autres, sans examiner ni comparer le nombre de leurs petites parties. De tels jugements sont non seulement courants, mais aussi dans de nombreux cas certains et infaillibles. Quand la mesure d’un yard et celle d’un pied sont présentées, l’esprit ne peut pas plus douter que la première est plus longue que la seconde, qu’il ne peut douter des principes les plus clairs et les plus évidents en soi.
Il y a donc trois proportions que l’esprit distingue dans l’apparence générale de ses objets, et qu’il désigne par les expressions plus grand, plus petit, et égal. Mais, quoique ses jugements sur ces proportions sont parfois infaillibles, ils ne le sont pas toujours ; et nos jugements de ce genre ne sont pas plus exempts de doute ni d’erreur que ceux qui concernent d’autres sujets. Nous corrigeons fréquemment notre première opinion par une révision et une réflexion, et nous déclarons égaux des objets que nous avions dans un premier temps estimés inégaux, et nous considérons qu’un objet est plus petit qu’un autre alors qu’il nous était apparu plus grand auparavant. Ce n’est pas la seule correction que subissent ces jugements de nos sens, mais, souvent, nous découvrons notre erreur par une juxtaposition des objets, ou, quand cela est impraticable, par l’usage d’une mesure commune et invariable qui, appliquée successivement à chacun des objets, nous informe de leurs proportions différentes. Et cette correction est même susceptible d’une nouvelle correction et de différents degrés d’exactitude, selon la nature de l’instrument par lequel nous mesurons les corps et selon le soin dont nous faisons preuve dans la comparaison.
Quand donc l’esprit est accoutumé à ces jugements et à leurs corrections, et qu’il trouve que la même proportion qui fait que deux figures ont à l’œil cette apparence que nous appelons égalité les fait aussi se correspondre l’une à l’autre, et à une commune mesure avec laquelle nous les comparons, nous formons une notion mixte d’égalité, tirée à la fois de la méthode plus lâche et de la méthode plus stricte de comparaison. Mais nous ne nous contentons pas de cela. En effet, comme la saine raison nous concainc qu’il y a des corps immensément plus petits que ceux qui apparaissent aux sens, et comme une fausse raison voudrait nous persuader qu’il y a des corps infiniment plus petits, nous percevons clairement que nous ne possédons aucun instrument, aucune technique de mesure qui puisse nous mettre à l’abri de toute erreur et incertitude. Nous sommes conscients que l’addition ou la soustraction d’une de ces petites parties n’est discernable ni à l’apparence, ni à la mesure ; et comme nous imaginons que deux figures qui étaient antérieurement égales ne peuvent pas être égales après cette soustraction ou cette addition, nous supposons donc quelque critère imaginaire d’égalité par lequel les apparences et les mesures sont exactement corrigées, et les figures entièrement ramenées à cette proportion. Ce critère est manifestement imaginaire. En effet, comme l’idée même d’égalité est celle d’une apparence particulière corrigée par juxtaposition ou par une commune mesure, l’idée d’une correction allant au-delà ce que nous faisons avec nos intruments et notre technique est une pure fiction de l’esprit, aussi inutile qu’incompréhensible. Mais, quoique ce critère soit simplement imaginaire, la fiction est cependant très naturelle ; et rien n’est plus habituel pour l’esprit de continuer de cette manière une action, même après qu’a cessé la raison qui l’avait d’abord déterminé à la commencer. Cela paraît très visible en ce qui concerne le temps : quoiqu’il soit évident que nous n’ayons aucune méthode exacte pour déterminer les proportions ou parties – même pas une méthode aussi exacte que pour l’étendue – pourtant, les diverses corrections de nos mesures et leurs différents degrés d’exactitude nous ont donné une idée obscure et implicite d’une parfaite et entière égalité. Il en est de même pour de nombreux autres sujets. Un musicien, trouvant que son oreille devient chaque jour plus délicate, et faisant lui-même des corrections par réflexion et attention, utilise le même acte de l’esprit, même quand le sujet lui fait défaut, et il conçoit l’idée d’une tierce parfaite ou d’un octave parfait, sans être capable de dire d’où il tire son critère. Un peintre forme la même fiction à l’égard des couleurs, un mécanicien à l’égard du mouvement. L’un imagine que la lumière et l’ombre, l’autre que le rapide et le lent sont susceptibles d’une exacte comparaison et d’une exacte égalité qui iraient au-delà du jugement des sens.
Nous pouvons appliquer le même raisonnement aux lignes COURBES et aux lignes DROITES. Rien n’est plus manifeste aux sens que la distinction entre une ligne courbe et une ligne droite, et il n’existe pas d’idées que nous puissions former plus aisément que les idées de ces objets. Mais si aisément que nous formions ces idées, il est impossible d’en produire une définition qui fixe entre elles des limites précises. Quand nous traçons des lignes sur du papier ou sur quelque surface continue, il y a un certain ordre selon lequel les lignes se prolongent d’un point à un autre, si bien qu’elles produisent l’impression d’ensemble d’une ligne courbe ou d’une ligne droite; mais cet ordre est parfaitement inconnu, et on n’observe que l’apparence globale. Ainsi, même selon le système des points indivisibles, nous ne pouvons nous former qu’une notion éloignée de quelque critère inconnu de ces objets. Selon le système de la divisibilité infinie, nous ne pouvons même pas aller jusque-là, mais nous sommes réduits à la simple apparence générale comme règle par laquelle nous déterminons si des lignes sont courbes ou droites. Mais, quoique nous ne puissions donner aucune définition parfaite de ces lignes, ni produire aucune méthode très exacte de distinguer les unes des autres, cela ne nous empêche pourtant pas de corriger la première apparence par un examen plus précis, et par une comparaison avec quelque règle dont la rectitude nous est plus grandement assurée par des essais répétés. Et c’est par ces corrections, et en poursuivant la même action de l’esprit, même quand nous n’avons plus de raisons de le faire, que nous formons la vague idée d’un critère parfait de ces figures, sans être capable de l’expliquer ni de le comprendre.
Les mathématiciens, il est vrai, prétendent donner une définition exacte d’une ligne droite, quand ils disent que c’est le plus court chemin entre deux points. Mais, en premier lieu, je remarque que c’est là plus proprement la découverte de l’une des propriétés d’une ligne droite qu’une juste définition de celle-ci. En effet, je demande si, quand on parle d’une ligne droite, on ne pense pas immédiatement à telle apparence particulière, et si ce n’est pas seulement par accident que l’on considère cette propriété ? Une droite peut se comprendre seule ; mais cette définition est inintelligible sans une comparaison avec d’autres lignes, que nous concevons comme plus étendues. Dans la vie courante, il est établi comme une maxime que le chemin le plus droit est toujours le plus court ; ce qui serait aussi absurde que de dire que le plus court chemin est toujours le plus court, si notre idée d’une ligne droite n’était pas différente de celle du plus court chemin entre deux points.
En second lieu, je répète ce que j’ai déjà établi, que nous n’avons aucune idée précise d’égalité et d’inégalité, de plus court et de plus long, pas plus que de ligne droite ou de ligne courbe ; et, par conséquent, que l’un des deux ne peut pas nous offrir un critère parfait pour l’autre. Une idée exacte ne peut jamais être construite sur des idées vagues et indéterminées.
L’idée d’une surface plane est aussi peu susceptible d’un critère précis que celle d’une ligne droite, et n’avons pas d’autre moyen de distinguer une telle surface que son apparence générale. C’est en vain que les mathématiciens représentent une surface plane comme produite par le déplacement d’une ligne droite. On objectera immédiatement que notre idée de surface est aussi indépendance de cette méthode de former une surface que notre idée d’une ellipse l’est de celle d’un cône ; que l’idée d’une ligne droite n’est pas plus précise que celle d’une surface plane ; qu’une ligne droite peut se déplacer irrégulièrement, et, par ce moyen, former une figure entièrement différente d’un plan ; et que nous devons donc supposer qu’elle se déplace le long de deux lignes droites parallèles l’une à l’autre ; et c’est [là] une description qui explique la chose par elle-même : cette description est circulaire.
Il apparaît donc que les idées qui sont les plus essentielles à la géométrie, à savoir celles d’égalité et d’inégalité, de ligne droite et de surface plane, sont loin, selon notre méthode courante de les concevoir, d’être exactes et déterminées. Non seulement nous sommes incapables de dire, si le cas est en quelque degré douteux, quand telles figures particulières sont égales, quand telle ligne est une droite, et quand telle surface un plan, mais, [de plus], nous ne pouvons former aucune idée de cette proportion ou de ces figures, qui soit ferme et invariable. Nous en appelons toujours à notre faible et faillible jugement, et corrigeons par un compas ou une commune mesure, et si nous ajoutons la supposition d’une correction qui aille plus loin, c’est celle d’une correction soit inutile, soit imaginaire. C’est en vain que nous aurions recours à un lieu commun et emploierions la supposition d’un dieu, que son omipotence rend capable de former une parfaite figure géométrique et de tracer une ligne droite sans aucune courbe ni inflexion. Comme le critère ultime des ces figures n’est tiré de rien d’autre que des sens et de l’imagination, il est absurde de parler d’une perfection au-delà de ce que peuvent juger ces facultés, puisque la véritable perfection d’une chose consiste en sa conformité avec son critère.
Or, puisque ces idées sont aussi vagues et incertaines, je demanderais volontiers à un mathématicien quelle assurance infaillible il a, non seulement des propositions les plus embrouillées et les plus obscures de sa science, mais [aussi] des principes les plus communs et les plus évidents. Comment peut-il me prouver, par exemple, que deux lignes droites ne peuvent avoir un segment commun, ou qu’il est impossible de tirer plus d’une ligne droite entre deux points ? S’il me disait que ces opinions sont à l’évidence absurdes et qu’elles contredisent nos idées claires, je répondrais que je ne nie pas, si deux lignes droites dévient l’une de l’autre en formant un angle perceptible, qu’il est absurde d’imaginer qu’elles aient un segment commun. Mais, en supposant que ces deux lignes se rapprochent à raison d’un pouce par vingt lieues, je vois aucune absurdité à affirmer que, lors de leur contact, elles ne forment qu’une [seule] ligne. En effet, je vous prie, par quelle règle, par quel critère, jugez-vous quand vous affirmez que la ligne, en laquelle j’ai supposé qu’elles coïncidaient, ne peut devenir la même ligne droite que ces deux droites qui forment entre elles un angle si petit ? Vous devez certainement avoir une certaine idée d’une ligne droite avec laquelle cette ligne ne s’accorde pas. Voulez-vous donc dire qu’elle ne prend pas les points dans le même ordre et selon la même règle qui sont propres et essentiels à une ligne droite ? Si c’est ainsi, je dois vous informer, outre qu’en jugeant de cette manière, vous admettez que l’étendue est composée de points indivisibles (ce qui dépasse peut-être votre intention), outre cela, dis-je, je dois vous informer que ce n’est pas [là] le critère à partir duquel nous formons l’idée d’une ligne droite ; et si c’était le cas, y a-t-il assez de fermeté dans nos sens ou notre imagination pour déterminer quand un tel ordre est violé ou préservé ? Le critère originel d’une ligne droite n’est en réalité rien d’autre qu’une certaine apparence générale ; et il est évident qu’on peut faire en sorte que des lignes droites coïncident l’une avec l’autre et correspondent pourtant avec ce critère, fût-il corrigé par tous les moyens praticables ou imaginables.
De [8] quelque côté que les mathématiciens se tournent, ils rencontrent toujours ce dilemme. S’ils jugent de l’égalité, ou de toute autre proportion par le critère précis et exact, à savoir l’énumération des petites parties indivisibles, ils emploient un critère qui est inefficace dans la pratique, et, à la fois, ils établissement effectivement l’indivisibilité de l’étendue qu’ils s’efforcent de réfuter. Ou, s’ils emploient, comme d’habitude, le standard imprécis tiré d’une comparaison des objets d’après leur apparence générale, corrigé par la mesure et la juxtaposition, leurs premiers principes, quoique certains et infaillibles, sont trop grossiers pour fournir des inférences aussi subtiles que celles qu’ils en tirent couramment. Les premiers principes sont fondés sur l’imagination et les sens : la conclusion ne peut donc pas aller au-delà de ces facultés, encore moins les contredire.
Cela peut nous ouvrir un peu les yeux, et nous faire voir qu’aucune démonstration géométrique en faveur de la divisibilité infinie de l’étendue ne peut avoir autant de force que nous en attribuons naturellement à tout argument soutenu par de telles prétentions magnifiques. En même temps, nous pouvons apprendre la raison pour laquelle la géométrie manque d’évidence sur ce seul point, alors que tous ses autres raisonnements commandent au plus point notre plein assentiment et notre pleine approbation. Et, en vérité, il semble plus nécessaire de donner la raison de cette exception que de montrer que nous devons réellement faire une exception et considérer tous les arguments mathématiques en faveur de l’infinie divisibilité comme entièrement sophistiques. En effet, il est évident que, comme aucune idée de quantité n’est infiniment divisible, on ne peut donc imaginer une absurdité plus éclatante que de tenter de prouver que la quantité elle-même admet une telle division ; et de prouver cela au moyen d’idées qui sont directement opposées sur ce point. Et, de même que cette absurdité est en elle-même très éclatante, de même il ne saurait y avoir un argument fondé sur elle qui ne s’acompagne d’une nouvelle absurdité et ne comporte une évidente contradiction.
Je peux donner comme exemples ces arguments en faveur de l’infinie divisibilité, qui sont tirés du point de contact. Je sais qu’il n’existe aucun mathématicien qui accepterait d’être jugé par les figures qu’il décrit sur le papier, ces figures n’étant que de vagues esquisses, dirait-il, servant seulement à transmettre avec une plus grande facilité certaines idées qui sont le véritable fondement de tout notre raisonnement. Je me contente de cette explication et je veux bien faire reposer la controverse sur ces idées. Je désire donc que notre mathématicien forme, aussi précisément que possible, les idées d’un cercle et d’une ligne droite ; et je lui demande alors si, quand il conçoit leur contact, il peut les concevoir comme se touchant en un point mathématique, ou s’il doit nécessairement imaginer qu’ils coïncident sur quelque espace. Quelque parti qu’il choisisse, il tombe dans d’égales difficultés. S’il affirme qu’en traçant ces figures dans son imagination, il peut imaginer qu’elles se touchent seulement en un point, il admet la possibilité de cette idée, et par conséquent de la chose. S’il dit que, quand il conçoit le contact de ces lignes, il doit les faire coïncider, il reconnaît par là la fausseté des démonstrations géométriques quand on les pousse au-delà d’un certain degré de petitesse, car il est certain qu’il a de telles démonstrations contre la coïncidence d’un cercle et d’une ligne droite ; ce qui veut dire, en d’autres termes qu’il peut prouver qu’une idée, à savoir celle de coïncidence, est incompatible avec deux autres idées, à savoir celles de cercle et de ligne droite, quoiqu’en même temps il reconnaisse que ces idées sont inséparables.
SECTION V : Suite du même sujet
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Si la seconde partie de mon système est vraie, que l’idée d’espace ou d’étendue n’est rien que l’idée de points visibles ou tangibles distribués dans un certain ordre, il s’ensuit que nous ne pouvons former aucune idée d’un vide, ou d’un espace où il n’y ait rien de visible ou de tangible. Cela fait naître trois objections que j’examinerai ensemble parce que la réponse que je donnerai à l’une est une conséquence de celle dont je ferai usage pour les autres.
Premièrement, on peut dire que les hommes ont débattu pendant de nombreux siècles sur le vide et le plein sans être capables de conduire l’affaire jusqu’à une décision définitive ; et les philosophes, même à ce jour, se croient libres de prendre parti pour un côté ou un autre, comme leur fantaisie les [y] pousse. Mais quel que puisse être le fondement d’une controverse sur les choses elles-mêmes, on peut prétendre que le débat même est décisif pour l’idée, et qu’il est impossible qu’on ait pu raisonner aussi longtemps sur le vide, soit pour refuser, soit pour soutenir [son existence] sans avoir une notion de ce vide.
Deuxièmement, si cet argument est contesté, la réalité, ou au moins la possibilité de l’idée de vide peut être prouvée par le raisonnement suivant. Toute idée qui est une conséquence nécessaire et infaillible d’idées possibles est une idée possible. Or, encore que nous admettions que le monde soit à présent plein, nous pouvons aisément le concevoir comme privé de mouvement, et on admettra certainement que cette idée est possible. Il faut aussi admettre comme possible de concevoir l’annihilation d’une partie de la matière par la toute-puissance de la divinité, alors que les autres parties demeurent en repos. En effet, comme toute idée qui est discernable est séparable par l’imagination, et comme toute idée qui est séparable par l’imagination peut être conçue comme existant séparément, il est évident que l’existence d’une particule de matière n’implique pas plus l’existence d’une autre, que la forme carrée d’un corps n’implique la forme carrée de tous les corps. Cela étant accordé, je demande maintenant ce qui résulte du concours de ces deux idées possibles de repos et d’annihilation, et ce que nous devons concevoir ce qu’entraînerait l’annihilation dans la chambre de tout l’air et de toute la matière subtile, en supposant que les murs demeurent les mêmes, sans aucun mouvement ni altération. Certains métaphysiciens répondent que, puisque la matière et l’étendue sont la même chose, l’annihilation de l’une implique nécessairement celle de l’autre, et que, puisqu’il n’y a plus de distance entre les murs de la chambre, ils se touchent, tout comme une main touche le papier qui est juste devant moi. Mais, quoique cette réponse soit très courante, je défie ces métaphysiciens de concevoir la chose selon leur hypothèse, ou d’imaginer que le plancher et le plafond, ainsi que tous les côtés opposés de la chambre, se touchent les uns les autres tout en demeurant en repos et en conservant la même position. En effet, comment les deux murs orientés sud-nord peuvent-ils se toucher l’un l’autre, alors qu’ils touchent les extrémités opposées des deux murs orientés est-ouest ? Et comment le plancher et le plafond peuvent-ils jamais se toucher, alors qu’ils sont séparés par les quatre murs qui se trouvent dans une position contraire ? Si vous changez leur position, vous supposez un mouvement. Si vous concevez quelque chose entre eux, vous supposez une nouvelle création. Mais, à s’en tenir strictement aux deux idées de repos et d’annihilation, il est évident que l’idée qui en résulte n’est pas celle d’un contact de parties, mais quelque chose d’autre que l’on conclut être l’idée d’un vide.
La troisième objection va encore plus loin, et affirme non seulement que l’idée d’un vide est réelle est possible, mais [encore] qu’elle est aussi nécessaire et inévitable. Cette assertion est fondée sur le mouvement que nous observons dans les corps qui, soutient-on, serait impossible et inconcevable sans un vide dans lequel il faut qu’un corps se meuve pour laisser place à un autre. Je ne m’étendrai pas sur cette objection parce qu’elle appartient surtout à la philosophie naturelle, qui se trouve hors de notre sujet actuel.
Pour répondre à ces objections, nous devons prendre la question assez profondément, et considérer la nature et l'origine de plusieurs idées, de peur de discuter sans comprendre parfaitement le sujet de la controverse. Il est évident que l'idée d'obscurité n'est pas une idée positive, mais simplement la négation de la lumière, ou, pour parler plus proprement, des objets colorés et visibles. Un homme qui jouit de la vue ne reçoit pas d'autre perception, en tournant les yeux de tout côté quand il est entièrement privé de lumière, que celle qui lui est commune avec un aveugle-né; et il est certain qu'un tel individu n'a aucune idée de lumière ni d'obscurité. La conséquence de cela, c'est que ce n'est pas de la simple suppression des objets visibles que nous recevons l'impression d'étendue sans matière, et que l'idée d'obscurité totale ne saurait être la même que l'idée d'un vide.
En outre, supposez qu'un homme soit soutenu en l'air et qu'il soit doucement transporté par quelque pouvoir invisible. Il est évident qu'il ne se rend compte de rien, et que jamais il ne reçoit, de ce mouvement invariable, l'idée d'étendue, ni, en vérité, aucune idée. Même en supposant qu'il remue ses membres par un va-et-vient, cela ne saurait lui transmettre cette idée. Il éprouve, dans ce cas, une certaine sensation ou impression, dont les parties sont successives les unes aux autres, et qui peuvent lui donner l'idée de temps; mais qui, certainement, ne sont pas disposées d'une manière telle qu'il est nécessaire pour lui communiquer l'idée d'espace ou d'étendue.
Donc, puisqu'il apparaît que l'obscurité et le mouvement, avec la totale suppression de toutes les choses visibles et tangibles, ne peuvent jamais nous donner l'idée d'étendue sans matière, ou de vide, la question suivante est : peuvent-ils nous communiquer cette idée lorsqu'ils se mêlent à quelque chose de visible et de tangible?
Il est communément admis par les philosophes que tous les corps qui se découvrent aux yeux apparaissent comme s'ils étaient peints sur une surface plane, et que leurs différents degrés d'éloignement par rapport à nous sont découverts par le raisonnement plus que par les sens. Quand je lève la main devant moi et que j'écarte les doigts, ils sont aussi parfaitement séparés par la couleur bleue du ciel qu'ils pourraient l'être par quelque objet visible que je pourrais placer entre eux. Afin donc de savoir si la vue peut transmettre l'impression et l'idée d'un vide, nous devons supposer qu'au milieu d'une entière obscurité, des corps lumineux se présentent à nous, dont la lumière découvre seulement ces corps eux-mêmes, sans nous donner aucune impression des objets environnants.
Nous devons former une supposition parallèle pour les objets de notre toucher. Il ne convient pas de supposer une complète suppression de tous les objets tangibles : nous devons admettre que quelque chose est perçu par le toucher; et qu'après un intervalle et un mouvement de la main, ou d'un autre organe de la sensation, un autre objet du toucher est à rencontrer; et, l'ayant quitté, un autre, ainsi de suite, aussi souvent qu'il nous plaît. La question est de savoir si ces intervalles ne nous offrent pas l'idée d'étendue sans corps.
Pour commencer par le premier cas, il est évident, quand seulement deux corps lumineux apparaissent à l'oeil, que nous pouvons percevoir s'ils sont conjoints ou séparés; s'ils sont séparés par une petite ou une grande distance; et si cette distance varie, nous pouvons percevoir son augmentation ou sa diminution, en même temps que le mouvement des corps. Mais comme la distance n'est pas, dans ce cas, quelque chose de coloré et de visible, on peut penser qu'il y a ici un vide, ou étendue pure, non seulement intelligible à l'esprit, mais [aussi] évident aux sens mêmes.
C'est notre façon naturelle de penser et la plus familière, mais que nous apprendrons à corriger avec un peu de réflexion. Nous pouvons observer que, quand deux corps se présentent là où il y avait avant une entière obscurité, le seul changement qui peut être découvert est dans l'apparition de ces deux objets, et tout le reste continue à être comme avant une parfaite négation de lumière, et de tout objet coloré ou visible. Ce n'est pas seulement vrai de ce qui peut être dit distant de ces corps, mais c'est aussi vrai de la distance même qui s'interpose entre eux, celle-ci n'étant rien que de l'obscurité, ou négation de lumière, sans parties, sans composition, invariable et indivisible. Or, puisque cette distance ne cause aucune perception différente de celle qu'un aveugle reçoit de ses yeux, ou de celle qui nous est transmise par la nuit la plus obscure, elle doit partager les mêmes propriétés; et, comme la cécité et l'obscurité ne nous offrent aucune idée d'étendue, il est impossible que la distance obscure et indiscernable entre deux corps puisse jamais produire cette idée.
La seule différence entre une obscurité absolue et l'apparition de deux objets lumineux visibles, ou davantage, consiste, comme je l'ai dit, dans les objets eux-mêmes et dans la manière dont ils affectent nos sens. Les angles que les rayons de lumière qui en émanent forment entre eux, le mouvement de l'oeil requis pour passer de l'un à l'autre, et les différentes parties des organes qui sont affectées par eux, c'est [là] ce qui produit les seules perceptions à partir desquelles nous pouvons juger de la distance. Mais comme chacune de ces perceptions est simple et indivisible, ces perceptions ne peuvent jamais nous donner l'idée d'étendue.
Nous pouvons illustrer cela en considérant le sens du toucher et la distance imaginaire, l'intervalle imaginaire interposé entre des objets tangibles ou solides. Je suppose deux cas, à savoir celui d'un homme soutenir dans l'air, qui bouge ses membres par un va-et-vient sans rencontrer rien de tangible, et celui d’un homme qui, sentant quelque chose de tangible, le laisse et, après un mouvement dont il est conscient, perçoit un autre objet tangible. Je demande alors en quoi consiste la différence entre ces deux cas. Personne ne fera scrupule pour affirmer qu'elle ne consiste que dans la perception de ces objets, et que la sensation qui résulte du mouvement est dans les deux cas la même. Et, comme cette sensation n'est pas capable de nous communiquer une idée d'étendue quand elle n'est pas accompagnée de quelque autre perception, elle ne peut davantage nous donner cette idée quand elle est mêlée aux impressions des objets tangibles, puisque ce mélange ne produit en elle aucune altération.
Mais, quoique le mouvement et l'obscurité, soit seuls, soit accompagnés d'objets tangibles et visibles, ne nous communiquent aucune idée d'un vide ou d'étendue sans matière, ils sont pourtant les causes qui nous font faussement imaginer que nous pouvons former une telle idée; car il y a une étroite relation entre ce mouvement et cette obscurité et une étendue réelle ou une composition d'objets visibles et tangibles.
Premièrement, nous pouvons observer que deux objets visibles, qui apparaissent au milieu d'une totale obscurité, affectent les sens de la même manière, et qu'ils forment, par les rayons qui en émanent et se rencontrent dans l'oeil, le même angle que si la distance entre eux était remplie d'objets visibles, ce qui nous donne une véritable idée d'étendue. La sensation de mouvement est également la même quand rien de tangible n'est interposé entre deux corps que quand nous touchons un corps composé dont les différentes parties sont placées les unes à côté des autres.
Deuxièmement, nous trouvons par expérience que deux corps, qui sont placés tels qu'ils affectent les sens de la même manière que deux autres qui ont une certaine étendue d'objets visibles interposés entre eux, sont susceptibles de recevoir la même étendue sans impulsion ni pénétration sensibles, et sans aucun changement de cet angle sous lequel ils apparaissent aux sens. De la même manière, quand il y a un objet que nous ne pouvons toucher après un autre sans un intervalle et la perception de cette sensation que nous appelons mouvement de notre main, ou de notre organe de sensation, l'expérience nous montre qu'il est possible que le même objet soit touché avec la même sensation de mouvement et avec l'impression interposée d'objets solides et tangibles accompagnant la sensation. Ce qui veut dire, en d'autres termes, qu'une distance invisible et intangible peut se convertir en une distance visible et tangible, sans aucun changement des objets distants.
Troisièmement, nous pouvons observer, comme autre relation entre ces deux sortes de distance, qu'elles ont à peu près les mêmes effets sur tous les phénomènes naturels. En effet, comme toutes les qualités telles que la chaleur, le froid, la lumière, l'attraction, etc, diminuent en proportion de la distance, peu de différence est observé, que cette distance se distingue par des objets composés et sensibles, ou qu'elle soit connue seulement par la manière dont les objets distants affectent les sens.
Voici donc trois relations entre cette distance qui communique l'idée d'étendue et cette autre qui n'est remplie par aucun objet coloré ou solide. Les objets distants affectent les sens de la même manière, qu'ils soient séparés par une distance ou par l'autre. On constate que la seconde espèce de distance est susceptible de recevoir la première; et toutes deux diminuent également la force de toutes les qualités.
Ces relations entre les deux sortes de distance nous offrent facilement la raison pour laquelle l'une a si souvent été prise pour l'autre, et la raison pour laquelle nous nous imaginons avoir une idée d'étendue sans l'idée d'aucun objet, soit de la vue, soit du toucher. Car nous pouvons établir comme une maxime générale en cette science de la nature humaine que, chaque fois qu'il y a une relation étroite entre deux idées, l'esprit est très porté à les confondre, et, dans ses discours et raisonnements, à utiliser l'une pour l'autre. Ce phénomène se produit en de si nombreuses occasions, et est d'une telle conséquence que je ne peux m'empêcher d'arrêter un moment pour en examiner les causes. Je poserai seulement en principe que nous devons exactement distinguer entre le phénomène lui-même et les causes que je lui assignerai, et nous ne devons pas imaginer, à partir d'une incertitude dans ces causes, une incertitude également du phénomène. Le phénomène peut être réel, même si mon explication est chimérique. La fausseté de l'un n'est pas la conséquence de celle de l'autre, quoique, en même temps, nous puissions remarquer qu'il nous est très naturel de tirer une telle conséquence; ce qui est un exemple évident de ce principe même que je m'efforce d'établir.
Quand j'ai admis les relations de ressemblance, de contiguïté et de causalité comme principes d'union sans en examiner les causes, c'était plus pour suivre ma première maxime (que nous devons finalement nous contenter de l'expérience) que par défaut de quelque chose de spécieux et de plausible que j'aurais pu exposer sur ce sujet. Il aurait été facile de faire une dissection imaginaire du cerveau, et de montrer pourquoi, quand nous concevons une idée, les esprits animaux se jettent dans toutes les traces contiguës et éveillent les autres idées en rapport avec cette idée. Mais, quoique j'aie négligé tout avantage que j'aurais pu tirer de cet argument pour expliquer les relations d'idées, je crains d'y avoir ici recours pour rendre compte des méprises qui proviennent de ces relations. J'observerai donc que, comme l'esprit est doté du pouvoir d'éveiller toute idée qu'il lui plaît, chaque fois qu'il envoie les esprits dans cette région du cerveau où l'idée est placée, ces esprits éveillent toujours l'idée lorsqu'ils se jettent précisément dans les traces appropriées et fouillent cette cellule qui appartient à l'idée. Mais, comme leur mouvement est rarement direct et qu'il dévie naturellement d'un côté ou de l'autre, à cause de cela, les esprits animaux, tombant dans les traces contiguës, présentent d'autres idées qui ont un rapport au lieu de celle que l'esprit désirait d'abord examiner. Nous ne sommes pas toujours conscients de ce changement mais, continuant encore le même train de pensée, nous utilisons l'idée en rapport qui se présente à nous et l'employons dans notre raisonnement comme si c'était la même que celle que nous demandions. C'est là la cause de nombreuses méprises et de nombreux sophismes en philosophie, comme on l'imaginera naturellement et comme il sera aisé de le montrer à l'occasion.
Des trois relations ci-dessus mentionnées, celle de ressemblance est la source la plus féconde d'erreurs, et, en vérité, il existe peu d'erreurs de raisonnement qui ne soient largement dues à cette origine. Les idées ressemblantes sont non seulement en rapport les unes avec les autres, mais les actions de l'esprit que nous employons pour les considérer sont si peu différentes que nous ne sommes pas capables de les distinguer. Cette dernière circonstance est de grande conséquence; et nous pouvons en général observer que, chaque fois que les actions de l'esprit pour former deux idées sont identiques ou ressemblantes, nous sommes très susceptibles de confondre ces idées et de prendre l'une pour l'autre. De cela, nous verrons de nombreux exemples dans la suite de ce traité. Mais, quoique la ressemblance soit la relation qui produise le plus aisément une erreur dans les idées, cependant, les autres relations de causalité et de contiguïté peuvent aussi concourir à la même influence. Nous pourrions produire les figures des poètes et des orateurs comme des preuves suffisantes de cela, s'il était aussi habituel que raisonnable, pour des sujets métaphysiques, de tirer nos arguments de ce domaine. Mais, de peur que les métaphysiciens ne jugent cela au-dessous de leur dignité, j'emprunterai une preuve à une observation qui peut être faite sur la plupart de leurs propres discours, à savoir que les hommes ont l'habitude d'utiliser les mots pour les idées, et de parler au lieu de penser dans leurs raisonnements. Nous utilisons les mots pour les idées parce qu'ils sont si couramment étroitement liés que l'esprit les confond. Et c'est également la raison pour laquelle nous substituons l'idée d'une distance qui n'est pas considérée comme visible ou tangible à celle d'étendue qui n'est rien qu'une composition de points visibles ou tangibles disposés dans un certain ordre. Les relations de causalité et de ressemblance concourent toutes les deux à causer cette erreur. Comme on trouve que la première espèce de distance peut se convertir en la seconde, elle est à cet égard une sorte de cause; et la similitude dans leur manière d'affecter les sens et de diminuer toutes les qualités forme la relation de ressemblance.
Après cette chaîne de raisonnement et cette explication de mes principes, je suis maintenant prêt à répondre à toutes les objections qui se sont présentées, qu'elles soient tirées de la métaphysique ou de la mécanique. Les débats fréquents sur le vide, ou étendue sans matière, ne prouvent pas la réalité de l'idée sur laquelle roule la discussion, rien n'étant plus courant que de voir les hommes se tromper sur ce point, spécialement quand, par quelque relation étroite, une autre idée se présente qui peut être l'occasion de leur erreur.
Nous pouvons presque faire la même réponse à la seconde objection tirée de la conjonction des idées de repos et d'annihilation. Quand toute chose est annihilée dans la chambre et que les murs demeurent immobiles, la chambre doit être conçue de la même manière qu'à présent, quand l'air qui la remplit n'est pas un objet des sens. Cette annihilation laisse à l'oeil cette distance fictive qui se découvre par les différentes parties de l'organe qui sont affectées et par les degrés de lumière et d'ombre; et au toucher, celle qui consiste en une sensation de mouvement dans la main ou dans toute autre partie du corps. En vain chercherions-nous quelque chose de plus. De quelque côté que nous retournions ce sujet, nous trouverons que ce sont [là] les seules impressions qu'un tel objet puisse produire après l'annihilation supposée; et l'on a déjà remarqué que des impressions ne peuvent faire naître aucune [autre] idée que celles qui leur ressemblent.
Puisqu'un corps interposé entre deux autres peut être supposé annihilé sans produire aucun changement en ceux qui se trouvent de chaque côté, on conçoit facilement comment il peut être à nouveau créé, et pourtant produire aussi peu de changement. Or le mouvement d'un corps a bien le même effet que sa création. Les corps distants ne sont pas plus affectés dans un cas que dans l'autre. Cela suffit à satisfaire l'imagination et prouve qu'il n'y a aucune contradiction dans un tel mouvement. Ensuite, l'expérience entre en jeu pour nous persuader que deux corps situés de la même manière ci-dessus décrite ont réellement cette capacité de recevoir un corps entre eux, et qu'il n'y a pas d'obstacle à la conversion de la distance invisible et intangible en celle qui est visible et tangible. Quelque naturelle que semble cette conversion, nous ne pouvons être sûrs qu'elle est praticable avant d'en avoir eu l'expérience.
Ainsi, j'ai répondu, semble-t-il, aux trois objections ci-dessus mentionnées, quoique, en même temps, je sois conscient que peu seront satisfaits de ces réponses et que de nouvelles objections seront immédiatement proposées. On dira probablement que mon raisonnement ne fait rien à l'affaire, et que j'explique seulement la manière dont les objets affectent les sens, sans tenter de rendre compte de leur nature et de leurs opérations réelles. Quoique rien de visible ou de tangible ne s'interpose entre deux corps, nous trouvons pourtant par expérience que les corps peuvent être placés de la même manière par rapport à l'oeil et requérir le même mouvement de la main, pour passer de l'un à l'autre, que s'ils étaient séparés par quelque chose de visible et de tangible. On trouve aussi par expérience que cette distance invisible et intangible possède la capacité de recevoir un corps ou de devenir visible et tangible. C'est là tout mon système, et, nulle part dans ce système, je ne tente d'expliquer la cause qui sépare les corps de cette manière et qui leur donne la capacité d'en recevoir d'autres entre eux sans aucune impulsion ni pénétration.
Je réponds à cette objection en plaidant coupable et en avouant que mon intention n'a jamais été de pénétrer la nature des corps ou d'expliquer les causes secrètes de leurs opérations. En effet, outre que cela n'appartient pas à mon présent dessein, je crains qu'une telle entreprise soit au-delà de la portée de l'entendement humain et que nous ne puissions jamais prétendre connaître un corps autrement que par les propriétés externes qui se révèlent aux sens. Quant à ceux qui tentent d'aller plus loin, je ne peux approuver leur ambition tant que je ne les vois pas, ne serait que dans un cas, rencontrer le succès. Mais, pour l'instant, je me contente de connaître parfaitement la manière dont les objets affectent mes sens, et leurs connexions les uns avec les autres, dans la mesure où mon expérience m'en informe. Cela suffit pour la conduite de la vie, et aussi pour ma philosophie qui prétend seulement expliquer la nature et les causes de nos perceptions, impressions et idées. [9]
Je conclurai ce sujet de l'étendue par un paradoxe qui s'expliquera facilement par le précédent raisonnement. Ce paradoxe est celui-ci : s'il vous plaît de donner à la distance invisible et intangible ou, en d'autres termes, à la capacité de devenir une distance visible et tangible, le nom de vide, étendue et matière sont la même chose, et pourtant il y a du vide. Si vous ne voulez pas lui donner ce nom, le mouvement est possible dans le plein sans impulsion in infinitum, sans tourner en cercle et sans pénétration Mais, quelle que soit la façon dont nous puissions nous exprimer, nous devons toujours avouer que nous n'avons aucune idée d'une étendue réelle sans la remplir d'objets sensibles, sans en concevoir les parties comme visibles ou tangibles.
Quant à la doctrine qui affirme que le temps n'est rien que la manière dont certains objets réels existent, nous pouvons remarquer qu'elle est sujette aux mêmes objections que la doctrine semblable sur l'étendue. Si c'est une preuve suffisante que nous avons l'idée du vide parce que nous discutons et raisonnons sur lui, nous devons avoir pour la même raison l'idée de temps sans aucune existence changeante, puisqu'il n'est pas de sujet de discussion plus fréquent et plus courant. Mais que nous n'ayons pas réellement une telle idée, c'est certain. En effet, d'où serait-elle tirée? Naît-elle d'une impression de sensation ou d'une impression de réflexion? Montrez-la nous distinctement, que nous puissions connaître sa nature et ses qualités. Mais si vous ne pouvez pas nous montrer une telle impression, vous pouvez être certain que vous vous trompez quand vous imaginez avoir une telle idée.
Mais,
quoiqu'il soit impossible de montrer l'impression d'où dérive l'idée de temps
sans existence changeante, nous pouvons cependant aisément montrer les
apparences qui nous font imaginer que nous avons cette idée. En effet, nous
pouvons observer qu'il y a dans notre esprit une continuelle succession de
perceptions, de telle sorte que, l'idée de temps nous étant toujours présente,
quand nous considérons un objet qui ne change pas à cinq heures, et le
regardons à six, nous sommes portés à lui appliquer cette idée de la même
manière que si chaque moment était distingué par une position différente ou un
changement de l'objet. La première et la seconde apparitions de l'objet, étant
comparées à la succession de nos perceptions, semblent aussi éloignées que si
l'objet avait réellement changé. Nous pouvons ajouter à cela ce que
l'expérience nous montre, que l'objet était susceptible d'un tel nombre de
changements entre ces apparitions; et aussi, que la durée invariable, ou plutôt
fictive, a le même effet sur toutes les qualités, par augmentation ou
diminution, que la succession qui se manifeste aux sens. Par suite de ces trois
relations, nous sommes portés à confondre nos idées et à imaginer que nous
pouvons former l'idée de temps et de durée sans changement ni succession.
SECTION VI : De l’idée d’existence
et de l’idée d’existence extérieure
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Il n’est peut-être pas mauvais, avant de quitter ce sujet, d’expliquer les idées d’existence et d’existence extérieure, qui ont leurs difficultés, tout comme les idées d’espace et de temps. De cette façon, nous serons mieux préparés à l’examen de la connaissance et de la probabilité quand nous comprendrons parfaitement toutes ces idées particulières qui peuvent entrer dans notre raisonnement.
Il n’est aucune impression ni idée d’aucune sorte, dont nous ayons conscience ou mémoire, qui ne soit conçue comme existante ; et il est évident que, de cette conscience, sont tirées la plus parfaite idée et la plus parfaite assurance de l’être. A partir de là, nous pouvons former un dilemme, le plus clair et le plus concluant qui puisse être imaginé, à savoir que, puisque jamais nous ne nous souvenons d’une idée ou d’une impression sans lui attribuer l’existence, l’idée d’existence doit soit être tirée d’une impression distincte jointe à toute perception, ou objet de notre pensée, soit être tout à fait la même chose que l’idée de la perception ou de l’objet.
De même que ce dilemme est une conséquence évidente du principe selon lequel toute idée naît d’une impression semblable, de même notre choix entre les propositions du dilemme ne fait pas plus de doute. Loin qu’il y ait une impression distincte accompagnant toute impression et toute idée, je ne pense pas qu’il y ait deux impressions distinctes inséparablement jointes. Quoique certains sensations puissent être unies pour un temps, nous trouvons rapidement qu’elles admettent une séparation et peuvent se présenter séparément. Et ainsi, quoique toute impression et toute idée dont nous nous souvenions soient considérées comme existantes, l’idée d’existence n’est dérivée d’aucune impression particulière.
L’idée d’existence est donc exactement la même chose que l’idée de ce que nous concevons comme existant. Réfléchir simplement à quelque chose ou y réfléchir comme existant, ce ne sont pas deux choses différentes l’une de l’autre. Cette idée, quand elle est jointe à l’idée d’un objet, ne lui ajoute rien. Tout ce que nous concevons, nous le concevons comme existant. Toute idée qu’il nous plaît de former est l’idée d’un être, et l’idée d’un être est toute idée qu’il nous plaît de former.
Quiconque s’oppose à cela doit nécessairement indiquer cette impression distincte dont est tirée l’idée d’entité, et doit prouver que cette impression est inséparable de toute perception que nous croyons existante. C’est impossible, nous pouvons le conclure sans hésitation.
Notre précédent raisonnement [10] sur la distinction des idées, sans aucune différence réelle, ne nous sera ici d’aucune utilité. Cette sorte de distinction est fondée sur les différentes ressemblances que la même idée simple peut avoir avec plusieurs idées différentes. Mais aucun objet ne peut se présenter qui ressemble à quelque objet en ce qui concerne l’existence et diffère des autres sur le même point, puisque tout objet qui se présente doit nécessairement être existant.
Un raisonnement semblable rendra compte de l’idée d’existence extérieure. Nous pouvons remarquer que les philosophes admettent universellement, et c’est d’ailleurs en soi assez évident, que rien n’est jamais réellement présent à l’esprit que ses perceptions, impressions et idées, et que les objets extérieurs ne nous sont connus que par les perceptions qu’ils occasionnent. Haïr, aimer, penser, toucher, voir, tout cela n’est rien que percevoir.
Or, puisque rien n’est jamais présent à l’esprit que des perceptions, et puisque toutes les idées dérivent de quelque chose qui a été antérieurement présent à l’esprit, il s’ensuit qu’il nous est impossible de parvenir à concevoir ou former une idée de quelque chose de spécifiquement différent des idées et des impressions. Fixons notre attention hors de nous autant que possible ; lançons notre imagination jusqu’au ciel ou aux limites extrêmes de l’univers ; en réalité, jamais nous n’avançons d’un pas au-delà de nous-mêmes, ni ne saurions concevoir aucune sorte d’existence que les perceptions qui sont apparues dans ces étroites limites. C’est l’univers de l’imagination, et les seules idées sont celles qui s’y produisent.
Le plus loin
que nous puissions aller vers une
conception des objets extérieurs, si nous les supposons spécifiquement
différents de nos perceptions, c’est d’en former une idée relative sans
prétendre comprendre les objets relatifs. Généralement parlant, nous ne les
supposons pas spécifiquement différents, nous ne faisons que leur attribuer
différentes relations, connexions et durées. Mais il en sera traité plus
complètement ci-après [11].
[1] Note de Hume : « On m’a objecté que l’infinie divisibilité suppose seulement un nombre infini de parties proportionnelles, non de parties aliquotes, et qu’un nombre infini de parties proportionnelles ne forme pas une étendue infinie. Mais cette distinction est totalement frivole. Que ces parties soient appelées aliquotes ou proportionnelles, elles ne peuvent être inférieures à ces petites parties que nous concevons, et elles ne peuvent donc former une étendue moindre par leur conjonction. »
[2] Note de Hume : « Monsieur Malezieu ».
[3] Note
de Hume : « Mr Locke »
[3] Note
de Hume : « Mr Locke »
[4] Note
de Hume : « Sect.5 »
[5] L’Art
de penser [Arnold et Nicole, La logique, ou l’Art de penser (Paris, 1662)].
[6] Voir
Dr Barrow’s mathematical lectures [Isaac Barrow, Lectiones Mathematicae (Londres,
1685)]
[7] Ce
paragraphe est ajouté dans l’Appendice.
[8] Le paragraphe suivant est ajouté dans l’appendice.
[9]
« Note ajoutée par Hume à l'appendice au livre III : Aussi longtemps que
nous bornons nos spéculations aux apparences des objets à nos sens, sans entrer
dans des développements sur leur nature et leurs opérations réelles, nous
sommes à l'abri de toutes les difficultés et jamais nous ne saurions être
embarrassés par aucune question. Ainsi, si l'on demande si la distance
invisible et intangible qui s'interpose entre deux objets est quelque chose ou
rien, il est facile de répondre que c'est quelque
chose, à savoir une propriété des objets qui affectent les sens de telle manière particulière. Si l'on demande si deux objets, ayant entre
eux une telle distance, se touchent ou non, on peut répondre que cela dépend de
la définition de l'expression se toucher. Si l'on dit que deux objets se
touchent quand leurs images frappent des parties contiguës de l'oeil et quand
la main touche les deux objets successivement,
sans aucun mouvement intermédiaire, ces objets ne se touchent pas. Les
apparences des objets à nos sens s'accordent toutes; et aucune difficulté ne
peut s'élever, si ce n'est de l'obscurité des termes que nous employons.
Si nous portons notre enquête au-delà des
apparences des objets à nos sens, je crains que la plupart de nos conclusions
ne soient pleines de scepticisme et d'incertitude. Ainsi, si l'on dermande si,
oui, ou non, la distance invisible et intangible est toujours remplie de corps,
ou de quelque chose qui, grâce à un perfectionnement de nos organes, pourrait
devenir visible ou tangible, je dois reconnaître que je ne trouve aucun
argument décisif, ni pour un côté, ni pour l'autre, quoique j'incline à
l'opinion contraire, comme étant plus conforme aux notions vulgaires et
populaires. Si la philosophie newtonienne
est correctement comprise, on trouvera qu'elle ne signifie rien de plus. Le
vide est affirmé, c'est-à-dire qu'elle
dit que les corps sont placés de telle manière qu'ils reçoivent des corps entre
eux sans impulsion ni pénétration. La nature réelle de cette position des corps
est inconnue. Nous ne connaissons que
ses effets sur les sens et son pouvoir de recevoir des corps. Rien n'est plus
conformes à cette philosophie qu'un scepticisme modeste jusqu'à un certain
degré et un bel aveu d'ignorance dans les sujets qui dépassent toute capacité
humaine. »
[10] 1ère partie, section VII.
[11] 4ème partie, section II.